Rapport sur le Conseil de paix et de sécurité 111

12 mars 2019 - Les ministres demandent également à la CUA et aux ambassadeurs à Addis Abeba de s'accorder sur la mise en place de mécanismes qui ...
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INSTITUT D’ÉTUDES DE SÉCURITÉ

NUMÉRO 111 | MARS 2019

Rapport sur le Conseil de paix et de sécurité

Les efforts de l’UA et de l’ONU en Libye permettront-ils l’organisation d’élections en 2019 ? Rationaliser les capacités de réaction rapide de l’UA Les leçons des missions d’observation électorale de l’UA au Nigeria et au Sénégal Les défis de la restructuration des partenariats de l’Afrique Entretien avec le Rapport sur le CPS : « Les étrangers doivent s’abstenir de s’immiscer dans les affaires de l’Algérie »

Les efforts de l’UA et de l’ONU en Libye permettront-ils l’organisation d’élections en 2019 ? La situation désastreuse en Libye a poussé les dirigeants de l’Union africaine (UA) à aborder le sujet lors du récent 32e sommet de l’organisation qui s’est déroulé à Addis Abeba. Selon les estimations du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, il y aurait 170 490 personnes déplacées en Libye. La situation humanitaire reste critique tant pour les citoyens libyens que pour les migrants qui se trouvent dans le pays. Le sommet de l’UA a notamment demandé que la Commission de l’UA « prenne toutes les mesures nécessaires », en collaboration avec les Nations unies (ONU), pour organiser une conférence internationale sur la réconciliation en Libye en juillet 2019. Il a également demandé à la Commission de l’UA d’apporter son aide dans la préparation des élections présidentielles et législatives prévues en octobre 2019. Toutefois, certains estiment cette échéance trop proche. À l’issue du sommet, le Commissaire de l’UA chargé de la paix et de la sécurité, Smaïl Chergui, a rencontré le Premier ministre libyen, Fayez Mustafa al-Sarraj, la sous-secrétaire générale des Nations unies, Rosemary DiCarlo, et le représentant spécial et chef de la Mission d’appui des Nations unies en Libye (MANUL), Ghassan Salamé, pour examiner les modalités d’aide aux parties prenantes libyennes pour sortir de l’impasse. Selon certaines sources, l’UA a mis l’accent, dans tous ces efforts, sur l’importance d’une réconciliation qui soit inclusive.

Président actuel du CPS Son Excellence Madame Catherine Muigai Mwangi, ambassadrice du Kenya en Ethiopie et représentante permanente auprès de l’UA.

Les membres actuels du CPS sont l’Angola, Djibouti, l’Egypte, le Gabon, la Guinée Equatoriale, le Kenya, le Liberia, le Maroc, le Nigeria, la République du Congo, le Rwanda, la Sierra Leone, le Togo, la Zambie et le Zimbabwe

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Une délégation conjointe UA–ONU, conduite par DiCarlo et Chergui, s’est rendue en Libye les 12 et 13 mars 2019. Elle a rencontré plusieurs protagonistes libyens de premier plan, notamment le maréchal Khalifa Haftar, des groupes de la société civile et le président du Haut Conseil d’État libyen, Khaled al-Mechri. Cette visite visait à préparer le terrain pour la tenue d’une conférence internationale de réconciliation.

L’importance d’une visite conjointe Même si de nombreux acteurs doutent de l’impact de cette visite conjointe de haut-niveau compte tenu de la complexité de la situation libyenne, on ne saurait trop insister sur l’importance d’une telle initiative. Premièrement, cette collaboration avec l’ONU donne corps au récent appel de l’UA en faveur d’une « synergie d’action et d’efforts conjoints » dans le dossier libyen, en conformité avec le cadre commun ONU–UA de 2017 visant à renforcer le partenariat entre les deux organisations en matière de paix et sécurité. L’UA et l’ONU disposent de divers leviers pour influencer les protagonistes libyens et la mission conjointe pourrait renforcer leur impact. En travaillant de

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concert, l’UA et l’ONU peuvent inciter différents acteurs à s’asseoir à la table des négociations et ainsi relancer le processus de paix tout en s’apportant mutuellement un complément de légitimité. Cette visite atteste également du rôle de l’UA dans le processus de paix libyen, compte tenu des perceptions selon lesquelles l’organisation continentale, au mieux, se serait insuffisamment impliquée dans la crise libyenne ou, au pire, l’aurait carrément négligée. Ces impressions perdurent malgré les nombreuses initiatives de l’UA dans la recherche d’une solution politique au conflit. Le Comité de haut niveau de l’UA sur la Libye et le haut représentant de l’UA pour la promotion du dialogue et de la réconciliation dans le pays ont en effet tous deux multiplié les interactions avec les parties prenantes libyennes. Plus important encore, la visite a été l’occasion pour l’UA et l’ONU d’examiner les mesures qui pourraient être prises immédiatement pour relancer le processus de paix et inciter les principaux acteurs politiques à y adhérer.

Quelles priorités pour l’UA ? Le processus de paix en Libye devrait viser deux objectifs essentiels. Premièrement, il devrait faire en sorte que la conférence de réconciliation envisagée soit acceptée par les différents groupes régionaux, tribaux et linguistiques. Deuxièmement, il devrait identifier les principaux éléments à même de constituer un cadre qui satisfasse les divers intérêts sous-tendant les tensions actuelles en Libye. Ce cadre orienterait par la suite l’ordre du jour et l’approche de la conférence de réconciliation.

En travaillant de concert, l’UA et l’ONU peuvent inciter différents acteurs à s’asseoir à la table des négociations Afin d’y parvenir, il est important que les obstacles auxquels fait face la Libye soient bien compris. Selon M. Salamé, le pays serait actuellement confronté « à un réseau complexe d’intérêts restreints, à un cadre juridique défaillant et au pillage des nombreuses richesses ». Au cœur de cette réalité se trouvent trois défis devant être pris en considération. Le premier concerne l’absence d’une solution politique viable et acceptable pour les différentes factions, malgré les nombreuses tentatives de la communauté internationale pour amener les protagonistes à la table des négociations. L’échec des accords successifs s’explique en grande partie par l’incapacité des processus politiques à obtenir la participation de certains des principaux éléments politiques et militaires. Les divergences de vues concernant la mise en œuvre de l’Accord politique libyen de 2015 et les négociations en cours sur sa révision constituent des obstacles majeurs au processus de paix. La difficulté à trouver une issue politique au conflit résulte également de la prolifération des groupes armés et de l’absence de cohésion interne dans ces groupes. Même les deux factions les plus puissantes sont touchées par

12–13 mars 2019 UNE DÉLÉGATION CONJOINTE UA–ONU SE REND EN LIBYE

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des dissensions internes, ce qui complique la recherche d’un compromis politique à même de satisfaire les intérêts des principaux groupes et les intérêts secondaires des différents sous-groupes qui les composent. Les démêlés entre les différentes factions pour l’accès aux ressources naturelles constituent le second obstacle. La prise de contrôle du champ pétrolier d’Al-Sharara (situé à environ 900 km au sud de Tripoli) par les troupes de Haftar en décembre 2018 illustre bien la concurrence existant entre les groupes armés pour le contrôle de territoires riches en pétrole dont les revenus sont utilisés pour financer la guerre. Les accords de paix successifs n’ont pas réussi à trouver un cadre acceptable pour le partage des ressources, qui demeure un enjeu majeur. Le troisième défi concerne l’absence de volonté politique pour faire évoluer le statu quo qui favorise actuellement les différentes factions tirant profit de l’économie de guerre. Certains protagonistes se satisfont de la situation et ne souhaitent pas voir un État unitaire reprendre le contrôle, que ce soit au terme d’un processus de paix ou par la voie des urnes. À ces questions complexes s’ajoutent la présence de groupes extrémistes et les ingérences extérieures. La mise en place d’un cadre de discussion adéquat permettant d’aborder toutes ces questions et d’obtenir l’adhésion de toutes les parties prenantes est donc nécessaire.

La visite conjointe et les élections de 2019 Malgré les pressions internationales en faveur de l’organisation d’élections en 2019, celles-ci seront probablement reportées au vu de l’absence de consensus, de l’insécurité et des profondes divisions qui subsistent actuellement. Toutefois, la visite conjointe UA-ONU et la mise en œuvre d’une série d’actions pourraient permettre d’aplanir ces difficultés et d’organiser le forum de réconciliation prévu en 2019. Le succès potentiel de cette conférence pourrait à son tour déboucher sur un environnement plus propice à la tenue d’un processus électoral et au respect de toutes les étapes devant aboutir à ce scrutin.

Quelles options pour le CPS ?

2015 SIGNATURE DE L’ACCORD POLITIQUE LIBYEN

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La visite conjointe UA–ONU constitue une bonne occasion pour le Conseil de paix et de sécurité (CPS) de donner suite aux décisions du 32e sommet en demandant un exposé de la situation sur le terrain. Sur la base des informations obtenues de première main, le CPS pourrait envisager une discussion détaillée sur la Libye qui prenne en considération les processus menés par l’ONU et l’implication diplomatique des pays voisins. D’autres points importants tels que la révision de l’Accord politique libyen de 2015, le référendum constitutionnel et la nécessité pour les États membres de l’UA de parler d’une seule voix dans ce dossier pourraient également être abordés. En outre, le rôle de l’UA dans le processus de paix libyen et les mécanismes de collaboration avec l’ONU devraient être correctement définis. À la suite de ces discussions, le CPS resterait saisi de la situation en Libye plutôt que de simplement s’intéresser au sort des migrants.

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Rationaliser les capacités de réaction rapide de l’UA Au cours des cinq dernières années, la capacité de l’UA à déployer rapidement une force militaire dans des situations de crise a suscité beaucoup de débats. Aucun des deux dispositifs prévus à cet effet — la Capacité africaine de réponse immédiate aux crises (CARIC) et la Force africaine en attente (FAA) — n’a jamais été déployé. Cela soulève des questions essentielles quant à leur pertinence et à leur viabilité dans le contexte sécuritaire africain, lequel est en mutation constante. Le 9 janvier dernier, le CPS a adopté une matrice visant à « harmoniser » la CARIC et la FAA. Cette intégration tant attendue constitue un pas dans la bonne direction, mais elle pourrait ajouter à l’incompréhension et à l’incertitude existantes.

En concurrence pour l’obtention de ressources Ces deux mécanismes bien distincts de déploiement d’opérations de soutien à la paix, mais dont les rôles se recoupent à plusieurs égards, sont en compétition directe pour obtenir ressources, capacités et attention. Il faudra du temps et d’habiles négociations politiques pour les regrouper en une force efficace. L’un des principaux obstacles pour y parvenir réside pour l’heure dans la difficulté de convaincre les 14  États qui participent à la CARIC. Ceux-ci ne semblent pas du tout prêts à renoncer à l’initiative sans consultations approfondies. Trois États membres influents de la CARIC (l’Angola, l’Égypte et le Rwanda) siègent actuellement au CPS, qui doit se pencher à nouveau sur cette question le 26 mars prochain. Ces trois pays pourront faire le lien entre les discussions du CPS et celles des rencontres des États membres de la CARIC. Leur plus grand défi sera de convaincre le Nigeria, un opposant de la première heure à la CARIC. Créée par l’UA en 2003, la FAA a été conçue comme une force continentale composée de contingents en attente. Elle est censée être multidimensionnelle et comprend des composantes civile, policière et militaire prêtes à être déployées rapidement et à court terme. En 2013, l’UA a néanmoins créé la CARIC, en partie à cause de la frustration suscitée par les retards dans la mise en place de la FAA. La CARIC est également perçue comme une réponse à l’appel lancé à la France

début 2013 afin de stabiliser le Mali, à la suite de l’échec de la force régionale ouest-africaine.

Un mécanisme palliatif basé sur un engagement volontaire La CARIC est une initiative de l’Afrique du Sud à laquelle se sont joints des pays comme le Sénégal, le Rwanda et l’Angola. Rassemblant des États volontaires, elle a été conçue comme une solution provisoire en attendant la pleine opérationnalisation de la FAA. Mais au lieu de demeurer un mécanisme provisoire, la CARIC s’est développée de manière autonome, détournant l’attention des débats de la mise en œuvre par l’UA de ses opérations de soutien à la paix. La CARIC a généré de la confusion à un moment où des décisions rapides et fortes devaient être prises. Selon la nouvelle matrice du CPS, l’intégration de la CARIC à la FAA doit être achevée en février 2020. Le document définit les étapes logistiques, juridiques, opérationnelles et tactiques nécessaires à cette fusion, sans toutefois définir le concept d’« harmonisation ». Ainsi, selon la matrice, « la structure de la FAA au sein du Département paix et sécurité doit être redynamisée par une dotation accrue en personnel et la réalisation des descriptifs de poste appropriés d’ici au 31 mai 2019 ». Cela signifie-t-il que le personnel du quartier général de la CARIC sera transféré afin de pourvoir les postes vacants du Département paix et sécurité de l’UA ?

Des précisions s’imposent Le financement et la viabilité de la fusion de la FAA et de la CARIC doivent également être clarifiés. Comme d’autres entités de l’UA, elles dépendent de donateurs extérieurs pour leur développement et leur mise en œuvre. La majorité du personnel du quartier général de la CARIC est financée par la Facilité de soutien à la paix pour l’Afrique de l’Union européenne (UE). L’UE a également

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subventionné plusieurs exercices continentaux de la FAA. La CARIC est critiquée à juste titre pour avoir détourné une partie des ressources de l’UE destinées à la FAA, dont l’échéance est prévue à plus long terme, pour une initiative dont les fonctions et les efforts constituent un double-emploi inutile. Dans le cadre du rapprochement des deux mécanismes, l’UA doit également se questionner sur le choix réitéré des États africains de déployer leurs propres coalitions plutôt que de faire appel à la FAA ou à la CARIC. La Force multinationale mixte (FMM) de lutte contre Boko Haram en est un bon exemple. Dans le cas de la FMM, « le Nigeria n’était disposé à céder le commandement et le contrôle opérationnel d’une opération militaire qu’à sa propre armée », estime Stephanie Wolters, chercheuse principale à l’Institut d’études de sécurité (ISS). « Aujourd’hui encore, la FMM est principalement dirigée par le Nigeria, les autres pays fournisseurs de troupes ayant une influence et un contrôle bien moindres sur cette force », précise-t-elle. En 2016, Liesl Louw-Vaudran, également chercheuse principale à l’ISS, a déclaré, sur le site Internet DefenceWeb, spécialisé dans l’actualité militaire, que le déploiement de la CARIC n’avait même pas été envisagé lors de la mise sur pied de la FMM et de la Force de protection régionale au Soudan du Sud. La FAA n’a d’ailleurs pas non plus été sollicitée à l’occasion de ces deux déploiements, bien qu’elle ait été déclarée opérationnelle en 2015. L’UA doit mener une réflexion critique sur le rôle que doit jouer la FAA et les circonstances de son utilisation.

Les dynamiques régionales Le cas de la FMM montre l’importance cruciale des dynamiques et des capacités régionales pour le soutien à la paix de l’UA. La FAA a été conçue depuis le début de manière à intervenir par l’intermédiaire de ses forces régionales en attente. Alors que certaines régions, comme la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), ont été assez tôt en mesure de les déployer efficacement, il est apparu très clairement que d’autres brigades régionales comme celle d’Afrique du Nord, accusaient un retard important. Que l’harmonisation de la CARIC et de la FAA soit couronnée de succès ou non, l’UA se doit de revoir plus largement son approche des opérations de paix. Plus de 15 ans se sont écoulés depuis la création de la FAA, et l’environnement dans lequel elle est appelée à intervenir a considérablement changé. Le déploiement rapide de composantes civiles, policières et militaires est désormais requis. Des compétences et des équipements spécialisés sont nécessaires pour contrer la criminalité transnationale, le terrorisme et les opérations anti-insurrectionnelles.

2013 CRÉATION DE LA CARIC

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À l’échelle mondiale, les opérations de paix sont remodelées pour mieux répondre aux menaces et aux risques de notre époque. Il s’agit d’une occasion unique pour l’UA d’affiner son approche du soutien à la paix. Si la CARIC est effectivement intégrée à la FAA, l’UA devra unir deux structures considérablement différentes. Ce défi devra toutefois être relevé. Afin que l’UA soit en mesure de faire face de manière prompte et efficace aux conflits en Afrique, la fusion de ces deux mécanismes est une nécessité.

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Les leçons des missions d’observation électorale de l’UA au Nigeria et au Sénégal L’Afrique connaît une année bien remplie sur le plan électoral. Deux scrutins importants se sont déroulés le mois dernier, au Nigeria et au Sénégal, sous l’œil attentif des missions d’observation électorale de l’Union africaine (MOEUA). L’UA, qui est chargée de veiller à ce que ses États membres respectent les principes démocratiques devant permettre la tenue d’élections libres et régulières — conformément à la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance — a déployé des missions d’observation électorale dans les deux pays.

La CENI est parvenue à convaincre la MOEUA et les autres missions d’observation que le scrutin se déroulerait comme prévu. Toutefois, cette décision a mis en évidence les lacunes des MOEUA, tant dans leurs méthodes de travail que dans le chronogramme de leur déploiement.

Dans l’idéal, les MOEUA évaluent la transparence et l’équité des processus électoraux, afin de veiller à la crédibilité des résultats annoncés. Les rapports rédigés par ces missions sont censés confirmer les résultats et proposer certaines améliorations. Cependant, par le passé, les missions d’observation de l’UA ont souvent manqué de crédibilité.

Un rapport préliminaire ambigu

Un report surprise au Nigeria En réponse à une demande du gouvernement nigérian et de la Commission électorale nationale indépendante (CENI), l’UA a déployé une mission d’observation de court terme au Nigeria du 9 au 28 février dernier. Cette MOEUA, dirigée par l’ancien Premier ministre éthiopien Hailemariam Desalegn, avec le soutien de Minata Samate Cessouma, commissaire aux affaires politiques de l’UA, était composée de quatre membres principaux et de 50 observateurs à court terme venant d’États membres et d’institutions de l’UA. Quelques heures à peine avant l’ouverture des bureaux de vote, prévue le matin du 16 février, la CENI nigériane a annoncé à la surprise générale le report du scrutin d’une semaine, jetant le doute sur la crédibilité du processus électoral. La CENI a néanmoins indiqué qu’elle reportait les élections précisément pour s’assurer de leur crédibilité. La MOEUA s’est montrée aussi surprise par cette décision que toutes les autres missions d’observation déployées au Nigeria. Cela n’aurait pas été le cas si, conformément à son mandat, l’UA avait collaboré étroitement avec la CENI.

La déclaration préliminaire de la MOEUA a été critiquée pour ses imprécisions et ses contradictions manifestes. Le rapport préliminaire évoque des violences liées aux élections, y compris des attentats à la bombe dans les régions du Nord-Est, du Sud-Sud et la Ceinture centrale, ainsi que la destruction de matériel électoral. Toutefois, le document conclut que le processus électoral s’est déroulé dans son ensemble « sans violence », même si plus de 50 personnes auraient perdu la vie à la suite de violences liées aux élections.

La déclaration préliminaire de la MOEUA a été critiquée pour ses imprécisions et ses contradictions manifestes La question est donc de savoir à partir de quel niveau de violence un processus électoral peut être qualifié de « violent ». Lors des élections nigérianes de 2011, les troubles postélectoraux ont causé la mort de 800 personnes, alors qu’en 2015, l’estimation la plus prudente faisait état de quelque 160 victimes. Il est également évident que les observateurs électoraux sont impuissants à prévenir les violences électorales ; leur tâche est d’observer et de signaler les éventuels incidents. Dans la plupart des cas, le mandat d’une MOEUA est défini par l’UA et l’État membre organisateur du scrutin et ne permet pas à l’UA d’intervenir à moins de violations sévères de la législation. Encore une fois, la sévérité des violations est sujette à interprétation. Lors

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d’exemples de violences électorales, l’intervention de l’UA s’est en tout état de cause limitée à la publication de déclarations et, dans de rares cas, à la désignation d’un envoyé pour gérer la crise postélectorale. Une autre contradiction du rapport concerne les droits des électeurs. La MOEUA déclare que « les libertés fondamentales d’association, d’expression et de réunion » ont été respectées. Le rapport contredit toutefois cette affirmation en indiquant que certains opposants politiques ont été la cible d’actes d’intimidation pendant la campagne électorale. Le rapport semble tenter de répondre aux préoccupations de toutes les parties prenantes, celles-ci pouvant l’interpréter, selon leur bon vouloir, comme une approbation pour certaines ou comme un désaveu pour les autres.

Le déploiement des MOEUA : un problème de calendrier Les missions de long terme et de court terme de l’UA sont généralement déployées respectivement un mois et demi et une semaine avant les élections. Ces délais posent la question de la connaissance réelle des MOEUA de la situation sur le terrain, la préparation électorale des candidats sortants, des partis d’opposition et des institutions électorales débutant souvent un an ou deux avant la date prévue du scrutin. La mise en place d’un plan de suivi et d’un programme d’action annuels, aurait peut-être été plus indiquée et aurait pu permettre de relever les défis auxquels la CENI a affirmé avoir été confrontée au Nigeria avant le 16 février.

La mise en place d’un plan de suivi et d’un programme d’action annuels aurait peut-être été plus indiquée L’observation électorale de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et du Réseau ouest-africain pour l’édification de la paix (WANEP) est plus étendue et plus détaillée, car elle repose notamment sur un suivi annuel de la situation politique dans les pays concernés. Ces observateurs électoraux ont également une connaissance approfondie de la situation politique du pays. Ils savent quelles sont les zones sensibles potentielles et ont accès aux régions les plus reculées grâce à leurs contacts avec les réseaux de la société civile sur le terrain.

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Cette situation tranche avec celle des observateurs de l’UA, qui proviennent de toute l’Afrique et peuvent participer à une mission en leur qualité de représentant permanent de leur pays auprès de l’UA, à titre de représentant d’un des nombreux organes de l’UA (Parlement panafricain, etc.) ou en tant que membre du personnel de l’UA. Bien qu’ils suivent une formation de prédéploiement, il est possible que ces observateurs ne saisissent pas toutes les subtilités de la situation politique du pays. Les membres d’une MOEUA restent peu de temps sur le terrain (y compris les observateurs de long terme) et se contentent généralement de cocher des cases. Une autre difficulté majeure réside dans le fait que les observateurs électoraux ne peuvent pas contrôler entièrement les systèmes électoraux numérisés. Cette situation a suscité des inquiétudes au Nigeria, où des problèmes techniques sont survenus et où le personnel des bureaux de vote n’avait qu’une compréhension limitée des technologies utilisées. Des dysfonctionnements du système ont également entravé le vote dans certaines zones.

La coordination entre l’UA et les CER En dépit de la déclaration commune de la mission d’observation électorale de la CEDEAO et de la MOEUA au sujet du report des élections, il apparaît que les deux missions ont fonctionné indépendamment l’une de l’autre, chacune ayant été dirigée par un ancien chef d’État ou de gouvernement. L’étendue de la coordination entre l’UA et la CEDEAO dans les efforts déployés n’est donc pas claire. Les deux organisations ont également publié des rapports préliminaires distincts rédigés par leur MOE respective.

Une observation de long terme s’impose au Sénégal La MOE de l’UA au Sénégal a quant à elle été dirigée par l’ancien Premier ministre du Tchad, Albert Pahimi Padacké. La mission, forte de 50 observateurs provenant de 26 pays africains, était surtout composée d’experts techniques et de fonctionnaires de l’UA. Elle a été déployée du 17 au 28 février 2019. Pendant le processus électoral, des retards dans la distribution des cartes d’électeur ont été constatés. Puisque seules les cartes d’identité biométriques de la CEDEAO pouvaient être utilisées, comme le prévoit la loi, certains ont remis en cause l’indépendance de la Commission électorale nationale et du Conseil national

de régulation de l’audiovisuel, chargé de la distribution desdites cartes. Il est donc possible que les problèmes de gestion du processus électoral aient été plus fréquents et plus étendus que l’on pense, la MOEUA n’ayant pas eu les moyens nécessaires pour parvenir à les cerner. Outre le déroulement du scrutin, beaucoup se sont plaints, plus d’un an avant les élections, que le paysage politique au Sénégal avait été « nettoyé » pour favoriser la réélection du président sortant Macky Sall. Deux de ses principaux opposants — Karim Wade et Khalifa Sall — ont en effet été condamnés pour corruption lors de procès que la CEDEAO et les Nations unies ont estimé comme contrevenant aux procédures établies, et n’ont pas pu se présenter à ces élections. Après sa victoire dès le premier tour, avec 58 % des voix, Macky Sall a appelé à la reprise du dialogue politique. Les mesures prises par Macky Sall avant les élections, notamment les modifications apportées au code électoral, ont également exacerbé les tensions. Cette question n’a pas été abordée par la MOEUA, car la mission n’a été déployée qu’après coup. Le désir de Macky Sall d’engager un dialogue politique après s’être assuré de sa victoire est perçu comme une manifestation du malaise politique qui règne dans le pays.

Quels changements à adopter pour les prochaines MOEUA ? Il est évident que les rapports des MOEUA doivent être rédigés de manière à éviter de déclencher d’autres violences. Ils devraient néanmoins tenir les partis politiques responsables des mesures qu’ils prennent à la suite de l’annonce des résultats électoraux. Si les MOEUA se sont beaucoup perfectionnées depuis la première mission déployée en 1989 en Namibie, d’autres améliorations sont encore possibles. L’UA devrait contribuer à renforcer les capacités des institutions électorales nationales et à améliorer les lois électorales dans ses États membres en s’impliquant plus tôt dans les processus électoraux. Cela permettrait d’assurer une concurrence plus équitable et de renforcer la crédibilité des élections. Madagascar pourrait être un exemple à suivre, où le départ du président sortant et son renoncement au contrôle des ressources publiques trois mois avant les élections semblent avoir eu l’effet escompté. Un autre enseignement clé tiré des récentes élections au Nigeria et au Sénégal est que l’UA devrait collaborer étroitement avec les communautés économiques régionales, en particulier celles qui, comme la CEDEAO, ont des capacités accrues pour assurer l’observation des élections. De même, l’UA pourrait impliquer davantage les organisations locales de la société civile dans ses MOEUA, car elles peuvent être d’excellentes sources d’information. Enfin, l’UA doit parvenir à faire en sorte que les acteurs coupables de manipulation d’un processus électoral et de violences répondent de leurs actes. L’organisation continentale doit également veiller à l’adoption de mesures pratiques pour que les recommandations des MOEUA soient mises en œuvre après chaque élection. Cela pourrait se faire en collaboration avec le Mécanisme africain d’évaluation par les pairs ou d’autres organes de l’UA dotés des capacités requises pour en assurer le suivi.

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NOMBRE D’OBSERVATEURS DÉPLOYÉS PAR L’UA AU SÉNÉGAL

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Les défis de la restructuration des partenariats de l’Afrique Les dirigeants africains sont à nouveau invités à se rendre dans un pays « partenaire » en octobre prochain pour assister à Sotchi à un sommet inaugural entre la Russie et l’Afrique. Ce sommet a été annoncé l’année dernière par le ministre russe des Affaires étrangères, Sergey Lavrov, lors d’une visite au Rwanda. L’organisation de ce sommet intervient à un moment où l’Union africaine (UA) s’efforce de mieux coordonner les engagements de l’Afrique avec ses partenaires. Plutôt que d’inviter tous les dirigeants africains dans un pays partenaire, la Commission de l’UA souhaite prendre l’initiative de représenter l’ensemble du continent. La décision a été prise tout récemment au niveau des ministres, lors du 32e sommet de l’UA à Addis Abeba, de procéder au réexamen de tous les « partenariats stratégiques » et d’élaborer des directives sur les interactions du continent avec ses partenaires. Ce chantier fait partie des réformes en cours de l’UA visant à faire en sorte que l’Afrique « parle d’une seule voix » sur la scène mondiale.

Les principes de dignité et de respect devraient guider les États membres de l’UA dans leur participation aux réunions de partenariat

Turquie Inde Corée du Sud PAYS AYANT ORGANISÉ DES SOMMETS AVEC L’AFRIQUE

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Au fil des ans, l’Afrique est devenue une cible privilégiée de telles initiatives de la part de partenaires non africains. Les sommets France– Afrique, qui avait lieu à l’origine chaque année, ont été institués par la France en 1973. On leur a reproché avec une insistance grandissante d’être le symbole de la Françafrique, c’est-à-dire de la politique menée par Paris pour maintenir un certain contrôle sur ses anciennes colonies. Les présidents des États-Unis convoquent aussi parfois des sommets avec des dirigeants africains, très souvent en choisissant ceux qu’ils veulent mettre en valeur. Il s’agit néanmoins le plus souvent de rencontres ponctuelles sans grand suivi. Le Forum sur la coopération sino-africaine (FOCAC), plus institutionnalisé, et la Conférence internationale de Tokyo sur le développement de l’Afrique (TICAD) sont quant à eux dans une catégorie à part, avec un certain niveau d’implication entre les sommets et des feuilles de route détaillées sur la mise en œuvre des divers accords signés lors de ces rencontres. Il n’est pas encore clair quant à savoir qui présiderait les sommets au nom de l’Afrique et pourquoi les dirigeants africains devraient tous être

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mobilisés lorsque leurs homologues turc, indien, sudcoréen ou autre souhaiteraient engager un dialogue avec le continent. L’ordre du jour de ces sommets est aussi le plus souvent déterminé par le pays hôte ou encore est dominé par des questions représentant un intérêt primordial pour une partie du continent, mais pas pour l’ensemble de l’Afrique.

Des partenariats de continent à continent Le partenariat UA-Union européenne (UE), désigné dans un rapport présenté à la Conférence de l’UA comme un partenariat de continent à continent (C2C) par le président de la Commission de l’UA, Moussa Faki Mahamat, et également considéré comme tel par le Rapport sur le CPS, est jusqu’ici le seul dans lequel la CUA est partie intégrante du processus de planification et de définition de l’ordre du jour. Certains estiment néanmoins que l’accent mis sur les migrations lors du sommet UA-UE de 2017 à Abidjan démontre que les priorités sont surtout fixées par les Européens. Certains commentateurs considèrent ces sommets et ces partenariats comme une course lancée par des grandes puissances avides d’exploiter les ressources africaines et de tirer profit de l’expansion du marché africain de consommation. Le sommet organisé en 2017 par le président américain Donald Trump, par exemple, est considéré comme une riposte au renforcement des liens de la Chine avec le continent, institutionnalisés par le FOCAC. Il en résulte le sentiment que l’Afrique n’a que peu d’influence sur l’orientation de ces initiatives. Les ministres de l’UA, qui en sont conscients, soulignent dans leur projet de décision que « les principes de dignité et de respect devraient guider les États membres de l’UA dans leur participation aux réunions de partenariat ». La décision « réaffirme également la nécessité d’aborder les partenariats stratégiques de l’UA selon une approche résolument axée sur les objectifs et les résultats et qui privilégie les intérêts communs de l’Afrique ». La CUA propose qu’à l’avenir l’Afrique soit représentée aux réunions de partenariat par une troïka composée du président en exercice de l’UA, de son prédécesseur et de son successeur, à laquelle se joindront les présidents des communautés économiques régionales (CER) et le président de l’agence du NEPAD. Certains suggèrent également un

élargissement de la troïka afin d’y inclure le Bureau de l’UA, composé de représentants des cinq régions de l’organisation continentale. La décision mentionne six partenariats en cours impliquant l’UE, la Ligue des États arabes, l’Amérique du Sud, l’Inde, la Corée et la Turquie. Les ministres demandent également à la CUA et aux ambassadeurs à Addis Abeba de s’accorder sur la mise en place de mécanismes qui viseraient à approfondir l’implication de l’UA dans le FOCAC et la TICAD.

Des divergences sur les négociations post-Cotonou Toutefois, ces propositions n’ont pas encore abouti. La confusion et les désaccords entre les États membres concernant l’accord post-Cotonou sont révélateurs des obstacles que leurs partisans devront surmonter. En juillet 2018, les pays africains ont convenu dans un premier temps d’autoriser la CUA à négocier un nouvel accord avec l’UE au terme de l’accord ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) en 2020. L’argument avancé entre autres par M. Mahamat et le président rwandais Paul Kagame était qu’une nouvelle relation avec l’Europe devait être négociée par l’Afrique en tant que continent et que le cadre ACP, qui exclut les pays d’Afrique du Nord, était désormais dépassé.

Des divisions sont apparues entre les États membres et il a été décidé que le cadre ACP serait maintenu Cependant, lors du sommet de l’UA en novembre 2018, des divisions sont apparues entre les États membres et il a été décidé que le cadre ACP serait maintenu dans les négociations avec l’UE. Dans un rapport présenté lors de la 32e session de la Conférence de l’UA, Mahamat a déclaré qu’un accord avait été conclu sur une double approche des relations entre l’Afrique et l’UE pour la période post-2020. Le cadre ACP–UE sera ainsi complété par le cadre UA–UE, lequel se basera sur les précédents sommets Afrique-UE et sur le sommet UA–UE de novembre 2017. Mahamat a souligné que les futures négociations C2C se concentreraient sur des questions telles que la paix

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et la sécurité, le commerce (dans le cadre de la zone de libreéchange continentale africaine), les migrations et la promotion du multilatéralisme. À cet égard, les pays africains devront élaborer des stratégies et convenir de positions communes avant chaque sommet afin que le continent puisse véritablement « parler d’une seule voix ». Les différences de trajectoires de développement, d’intérêts et de liens historiques entre les 55 États membres rendront cette tâche extrêmement difficile.

Une politique étrangère commune À long terme, pour que la stratégie sur les partenariats porte ses fruits, un accord devra être trouvé au sein du continent sur une politique étrangère commune. Dans un environnement mondial en constante évolution, les pays africains devront s’entendre sur les principes qui guideront leurs interactions avec le reste du monde. Si plusieurs États membres s’opposent à la mise en place d’un certain partenariat, le sujet devra-t-il être abordé au sein de l’UA ? Et sur quelle base ?

La régulation des partenariats stratégiques de l’Afrique est une nécessité évidente qui requiert de surmonter des défis colossaux Les efforts d’Israël, par exemple, pour organiser un sommet Israël-Afrique au Togo en 2017 ne se sont pas concrétisés, en apparence à cause de la crise politique interne qu’affrontait le Togo, mais aussi en raison de la posture traditionnellement pro-palestinienne de l’UA en tant qu’institution et de celle de nombre de ses États membres. En lien avec les partenariats stratégiques, qui ne sont pas restreints aux seules questions commerciales et économiques, la présence d’un nombre croissant de troupes étrangères sur le continent est source d’inquiétudes. Il s’agit-là d’un point sur lequel l’UA devra se prononcer. Cette présence n’est pas anodine, car elle touche directement à la souveraineté de nombreux États membres de l’UA. En effet, la souveraineté politique, économique et militaire des pays demeure le principal obstacle à l’unité d’expression et d’action du continent.

LE PROJET DE SOMMET ENTRE L’AFRIQUE ET ISRAËL NE S’EST PAS CONCRÉTISÉ

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La régulation des partenariats stratégiques de l’Afrique est une nécessité évidente pour garantir la paix, la prospérité et le développement à travers le continent. Pour y parvenir, d’importants défis devront toutefois être surmontés. Des discussions urgentes sur cette question devront être menées lors du prochain sommet semestriel de l’UA qui réunira les dirigeants de l’UA et les CER afin que le continent puisse progresser vers son objectif d’établir les bases d’une politique étrangère commune.

RAPPORT SUR LE CONSEIL DE PAIX ET DE SÉCURITÉ

Entretien avec le Rapport sur le CPS : « Les étrangers doivent s’abstenir de s’immiscer dans les affaires de l’Algérie » Depuis plusieurs semaines, les Algériens descendent dans la rue pour protester contre une éventuelle reconduction du mandat du président Abdelaziz Bouteflika, qui souffre de sérieux problèmes de santé. L’impact de ces manifestations sera considérable tant pour l’Algérie, un important producteur de pétrole, que pour la région. Le Rapport sur le CPS s’entretient avec Matt Herbert sur les répercussions de ce mouvement de protestation en Algérie. Matt Herbert est consultant principal de recherche pour l’ISS en Tunisie et associé au sein de la société de consultance Maharbal.

Pourquoi ces protestations sont-elles considérées comme sans précédent dans l’histoire récente de l’Algérie ? Ces dernières années, des manifestations localisées se sont régulièrement déroulées dans différentes régions du pays sur des questions telles que l’emploi, l’éducation ou encore le logement qui est un énorme problème en Algérie. Il n’est pas rare de voir des jeunes dans la trentaine, voire la quarantaine, vivre avec leurs parents en raison du manque de logements. Dans ce cas-ci, les protestations sont cependant beaucoup plus étendues sur le plan géographique. Ce mouvement est également parti des citoyens et n’est dirigé par aucun parti politique, mouvement syndical ou organisation de la société civile. Enfin, ce qui donne à cet événement son caractère historique, c’est sa durée. Les gens continuent chaque semaine de descendre dans la rue.

Pourquoi les concessions consenties par Bouteflika concernant le report des élections et le retrait de sa candidature pour un cinquième mandat ne sont-elles pas parvenues à mettre fin aux protestations ? Les manifestants sont convaincus qu’il ne s’agit là que d’une stratégie de sa part et de ceux qui le soutiennent pour se maintenir au pouvoir. Après une brève nuit d’euphorie, ils ont pris conscience que le report des élections d’un an, jusqu’à ce qu’un dialogue national soit censé conclure ses travaux, ressemblait beaucoup à une offre qu’il avait proposée dans une lettre quelques semaines auparavant. Les « concessions » de Bouteflika ne répondent pas vraiment aux griefs sous-jacents, et les manifestants n’ont donc aucune raison de rentrer chez eux. Il ne faut pas oublier qu’il ne s’agit pas seulement de Bouteflika. Il est surtout question de se départir de toute une structure de pouvoir clanique qui s’est construite autour de lui et qui profite d’un accès privilégié à la présidence

4 NOMBRE DE MANDATS CONSÉCUTIFS DU PRÉSIDENT BOUTEFLIKA

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et aux pouvoirs qu’elle concentre. Les dirigeants actuels sont vieillissants et sont beaucoup plus âgés que la majorité des gens qui manifestent. L’une des raisons pour lesquelles Bouteflika est toujours au pouvoir, c’est qu’il représente en quelque sorte le dernier lien avec la légitimité tirée de la guerre d’indépendance contre les Français. Mais quel type de légitimité la génération de l’indépendance laisse-t-elle en héritage ? Difficile à dire, mais cette question est essentielle pour le pays. Ce que les gens veulent, c’est un système plus équitable qui prenne en considération les besoins et les aspirations de tous les Algériens.

Jusqu’à présent, la communauté internationale est restée relativement silencieuse. Pourquoi ? Il y a eu quelques déclarations. Le président français, Emmanuel Macron, s’est félicité de la décision de M. Bouteflika de ne pas se présenter pour un cinquième mandat, tandis que les États-Unis ont affirmé soutenir les initiatives fondées sur le dialogue pour « tracer la voie à suivre ». Mais la communauté internationale a été en grande partie silencieuse parce qu’elle ne sait pas vraiment ce qui se profile. Je crois que personne ne le sait.

Toute perception d’ingérence étrangère, même rhétorique, risquerait de nuire au mouvement Mais ce silence n’est pas une mauvaise chose. L’Algérie est un pays fier, quasi insulaire, doté d’une identité forte, très attaché à sa souveraineté, et toute perception d’ingérence étrangère, même rhétorique, risquerait de nuire au mouvement, aux manifestants et à une éventuelle transition vers un régime plus équitable et plus démocratique.

Vous avez déclaré que ceux qui craignaient que ces protestations n’entraînent un afflux d’émigrants algériens se faisaient une idée erronée de la situation. Pourquoi ? Une telle lecture suppose que ce flux migratoire n’est pas déjà en hausse, alors qu’il a fortement augmenté au cours des trois dernières années. La presse algérienne en a très largement fait état, notamment tout au long de l’année 2018. Il n’y a pas que les jeunes hommes qui émigrent, il y a aussi des familles entières, ce qui provoque une profonde consternation sociale en Algérie. Les gens disent que le statu quo ne peut plus durer. Les protestations ne vont pas encourager les Algériens qui en ressentent le besoin de quitter le pays. Elles peuvent au contraire leur donner l’espoir que la situation est en train de changer.

2018

AUGMENTATION DE L’ÉMIGRATION EN ALGÉRIE

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Deuxièmement, les craintes que les lacunes sécuritaires n’entraînent une augmentation des migrations ne sont pas vraiment fondées. Le nombre d’arrestations effectuées par les garde-côtes et la gendarmerie algérienne ne représente que 30 % du nombre total d’Algériens appréhendés pour avoir tenté de traverser illégalement la Méditerranée. Cela est dû en partie à des

RAPPORT SUR LE CONSEIL DE PAIX ET DE SÉCURITÉ

problème de capacités (en effet, le littoral algérien est étendu) bien que, comme je l’ai fait valoir dans un article publié en février pour le compte de l’ISS, le nombre d’arrestations soit aussi probablement limité pour des raisons politiques. En raison du taux relativement faible d’arrestations, même un scénario catastrophe dans lequel les forces de sécurité algériennes réduiraient drastiquement leurs efforts d’endiguement du flux migratoire ne devrait pas avoir un grand impact sur celui-ci. Enfin, les manifestations et la migration ont en grande partie les mêmes causes. Comme dans toute l’Afrique du Nord, les gouvernements de la région ferment discrètement les yeux sur la migration clandestine de leurs ressortissants afin de limiter les soubresauts du mécontentement. Cela signifie que certaines réponses politiques aux frustrations sociales en Afrique du Nord pourraient avoir un impact significatif sur la migration. Ce dont nous avons donc besoin en Algérie, c’est d’une situation politique et économique porteuse d’espoir et d’opportunités, afin de lutter contre ce qui pousse les gens à descendre dans la rue et à monter dans des embarcations de fortune pour traverser la Méditerranée.

Certains craignent toutefois que l’instabilité n’entraîne une recrudescence de la violence et du terrorisme. Pensez-vous que ces inquiétudes sont justifiées ? La peur d’un glissement vers de nouvelles violences est palpable, mais je pense qu’une telle évolution est peu probable. Les groupes terroristes [qui sévissaient dans les années 1990 et] qui subsistent n’ont que peu de membres et font face à d’énormes pressions. Leur capacité d’action est très limitée, voire inférieure à celle de groupes présents dans des pays comme la Tunisie. Il est donc improbable que les événements dont nous sommes actuellement témoins augmentent la possibilité pour ces groupes terroristes de développer leurs activités.

Mais, si l’arène politique venait à s’ouvrir, pourrait-on assister à une victoire électorale des partis islamistes, comme cela a été le cas en Égypte, et à une réaction musclée de la part des militaires ? C’est une bonne question, car les mentalités concernant une éventuelle entrée des islamistes au gouvernement

ont changé de façon spectaculaire en Algérie et en Afrique du Nord depuis le début des années 1990. En Tunisie, le parti Ennahda a participé à une coalition gouvernementale avec des partis laïques. Bien que cette situation ait dans un premier temps suscité une certaine inquiétude au sein des forces de sécurité en Algérie, les craintes se sont en grande partie apaisées, puisqu’aucune révolution à grande échelle n’a eu lieu dans les affaires sociétales ou politiques. En Algérie, depuis quelques temps, les activités d’un certain nombre de partis islamistes sont tolérées par le gouvernement. Le rôle qu’ils peuvent potentiellement jouer en tant qu’opposition populaire a grandement diminué depuis l’émergence des partis islamiques dans les années 1990. Ils constituaient alors une force nouvelle et exempte de tout passif sur la scène politique algérienne.

Selon vous, sur quoi déboucheront les manifestations ? Je suis optimiste quant au mouvement en cours. Les Algériens ont toujours été très directs sur les questions de politique et ils n’hésitent pas à s’exprimer lorsqu’ils considèrent une situation comme injuste et problématique. Cela se reflète dans ce que nous voyons actuellement dans les rues. Cela augure bien pour l’avenir et pour la démocratie, si c’est dans cette voie que le pays finit par s’engager. Mais je pense que le caractère pacifique de ces manifestations constitue le signe le plus encourageant. Les jeunes ont le sentiment d’être enfin entendus. Leur voix a été longtemps étouffée, mais leurs besoins et leurs opinions semblent avoir été entendus par la société algérienne. Cela est extrêmement important. Beaucoup de bonnes choses découleront de tout cela, quelle que soit la direction que prendra le pays. À ce stade, nous ne pouvons pas faire de prédictions sur ce qui se passera dans les semaines à venir. L’Algérie nous surprend constamment et la meilleure chose que les observateurs internationaux puissent faire à ce stade, c’est simplement suivre les évènements et ne pas énoncer d’idées préconçues, que ce soit la peur d’un afflux migratoire ou une recrudescence du terrorisme. Je pense que nous assistons certainement à l’une des évolutions les plus marquantes en Afrique du Nord depuis le coup d’État d’Abdel Fattah al-Sissi en Égypte, il y a cinq ans.

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INSTITUT D’ÉTUDES DE SÉCURITÉ

À propos du Rapport sur le Conseil de paix et de sécurité  Le Rapport sur le Conseil de paix et de sécurité analyse les évolutions et les décisions du Conseil de paix et de sécurité (CPS) de l’Union africaine. Cette publication mensuelle est la seule à offrir une analyse sur l’actualité des travaux du CPS. Le rapport est rédigé par une équipe d’analystes de l’ISS basée à Addis Abeba.

À propos de l’ISS L’Institut d’études de sécurité (ISS) établit des partenariats pour consolider les savoirs et les compétences en vue d’un meilleur futur pour l’Afrique. L’ISS est une organisation africaine nonlucrative dont les bureaux sont situés en Afrique du Sud, au Kenya, en Éthiopie et au Sénégal. Grâce à ses réseaux et à son influence, l’ISS propose aux gouvernements et à la société civile des analyses pertinentes et fiables, ainsi que des formations pratiques et une assistance technique.

Les personnes qui ont contribué à ce numéro Mohamed Diatta, chercheur, ISS Addis Abeba Liesl Louw-Vaudran, consultante principale de recherche, ISS Andrews Attah-Asamoah, attaché principal de recherche, ISS Shewit Woldemichael, chercheuse, ISS Addis Abeba Gustavo de Carvalho, chercheur principal, Division opérations de paix et consolidation de la paix, ISS Annette Leijenaar, responsable de la Division opérations de paix et consolidation de la paix, ISS Damien Larramendy, traducteur Anne-Claire Gayet, réviseure

Contact Liesl Louw-Vaudran Consultante pour le Rapport sur le CPS ISS Pretoria Courriel: [email protected]

Les bailleurs de fonds

Ce rapport est publié grâce au soutien de la Fondation Hanns Seidel et des gouvernements des Pays-Bas et du Danemark. L’ISS souhaite également remercier les membres suivants de son Forum des partenaires pour leur appui : l’Union européenne, la Fondation Hanns Seidel et les gouvernements de l’Australie, du Canada, du Danemark, de la Finlande, de l’Irlande, des Pays-Bas, de la Norvège, de la Suède et des États-Unis. © 2019, Institut d’études de sécurité Les droits des auteurs de l’ensemble de ce volume appartiennent à l’Institut d’études de sécurité et à ses auteurs, et aucune partie ne peut être reproduite, en tout ou en partie, sans l’autorisation expresse, par écrit, des auteurs et des éditeurs. Les opinions exprimées ne reflètent pas nécessairement celles de l’Institut, de ses fiduciaires, des membres du Conseil consultatif ou des donateurs. Les auteurs contribuent aux publications de l’ISS à titre personnel.