The fog San Francisco, Septembre 2010 Une après-midi

Je contemple, béate, le Golden Gate Bridge. Lorsque je décide qu'il est temps de retourner chez moi, je choisis de rentrer en marchant à travers le Golden Gate ...
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The fog



San Francisco, Septembre 2010

Une après-midi tranquille et bleue sur les côtes californiennes. La température est idéale, 25° et pas un nuage en vue. Le reste du monde est au travail, et je passe l’après-midi seule à Ocean Beach, la plus grande plage de la ville, presque vide en ce milieu de semaine. Les mouettes et moi avons l’endroit presque à nous, et savourons ensemble notre solitude balnéaire. Nous profitons de quelques heures de bain de soleil, bercées par le son des vagues et de l’écume qui fond doucement sur la rive lorsqu’elle s’échoue, disparaissant dans un crépitement léger, similaire à celui de cette poudre-bonbon en sachet qui pique la langue dont je raffolais petite. La sérénité du moment fait resurgir des souvenirs inattendus que je laisse aller et venir librement, sélectionnés par mon esprit parmi les archives de mon passé à cause de la similitude de l’émotion qu’ils engendrent : l’harmonie découlant d’un moment de bonheur évident. J’observe, comme au spectacle, un groupe d’amis jouer au football américain sur le sable, et quelques chiens à l’allure toute californienne - longs poils blonds et corps sveltes - courant inlassablement entre leurs maîtres, restés sur le sable, et l’eau, où ils sautent en éclaboussant à trois mètres à la ronde. A demi allongée sur le dos sur ma serviette de plage, appuyée sur mes coudes, je me sens comme un petit Buddha ayant atteint le Nirvana, paisible, presque seule face à l’océan Pacifique. Je contemple, béate, le Golden Gate Bridge.

Lorsque je décide qu’il est temps de retourner chez moi, je choisis de rentrer en marchant à travers le Golden Gate Park plutôt que de prendre le bus. Cela représente presque une heure de marche, mais peu importe. J’ai envie de sentir l’air de San Francisco sur ma peau, de percevoir toujours plus d’odeurs inédites qui ne peuvent appartenir qu’à cet endroit pour peut-être, enfin, réaliser que je suis arrivée en Californie. Je porte une robe de plage, mon appareil photo autour du cou et ma serviette sous le bras. Je prends mon temps et je savoure le fait de marcher à l’ombre des arbres, sur des sentiers sablonneux, au milieu de cette odeur de forêt et de pin qui me rappelle les colonies de vacances de mon enfance, dans le Sud-Ouest de la France. Le soleil perce légèrement à travers les branches. L’endroit semble calme, mais en m’arrêtant un instant je me rends compte que les arbres et les fourrés sont en pleine effervescence. Les écureuils gris sont partout, minuscules souverains aux allures de peluches, régnant sur ce parc et tous les espaces verts de la ville. Je peux les voir courir le long de la route, grimper aux arbres, parfois même s’approcher des gens qui lisent tranquillement sur un banc. J’en aperçois même un, plus téméraire encore que les autres, fourrer sa petite tête dans un sac laissé sans surveillance, à la recherche de quelque chose de comestible à y voler. Les gens du cru ne semblent pas leur prêter la moindre attention, tandis que les touristes s’approchent d’eux en s’esclaffant, utilisant le mot “mignon” à qui mieux mieux, chacun dans leur langue. Je suis la figure de proue des touristes transis d'admiration pour ces petits animaux, et ne peux m’empêcher d’initier un dialogue avec tous les écureuils croisant mon chemin. J’engage, à chaque fois, un début de discussion raisonné, promettant une gourmandise à celui qui acceptera de me laisser le toucher ou de prendre la pause pour l’une de mes photos-souvenirs. Je ne suis jamais entendue, mes petits interlocuteurs, après quelques secondes d’une immobilité transie d’effroi tandis qu’ils me regardent en coin de leurs petits yeux noirs ronds comme des billes, courant se réfugier dans les buissons. Les Américains ne comprennent pas mon amour pour ces animaux qu’ils considèrent comme de la vermine, des sacs à puces miniatures fouillant leurs poubelles. Je suis cependant confortée dans mon intérêt lorsque je vois une femme demander à son mari de prendre deux écureuils en photo pendant qu’elle cherche fébrilement, dans le fond de son sac à dos, un reste de sandwich oublié qui pourrait faire le bonheur de leurs nouveaux amis.



Malgré ce spectacle distrayant, je commence à avoir un peu froid. Je sens le fond de l’air se rafraîchir, et je n’ai pas pris de pull avec moi. Je marche dans le parc depuis environ 20 minutes lorsque j’aperçois de la fumée venir de ma gauche et courir tout le long de l’allée dans laquelle je me trouve. Je me dis que des jardiniers doivent faire brûler des feuilles dans un coin du parc. Je continue à marcher quelques minutes, toujours entourée d’une fumée de plus en plus épaisse. En moins d’une demie heure, l’atmosphère a changé du tout au tout. Comme si j’avais été téléportée dans une saison différente. Lorsque j’ai quitté la plage, il faisait très chaud, le ciel d’un azur sans nuage faisant honneur aux clichés de la météo californienne. J’évolue à présent dans des allées sombres, sous un ciel gris, et ce qui était auparavant une brise agréable se transforme en un vent qui me glace le sang. J’ai la sensation déplaisante de me trouver dans la scène d’ouverture d’un film d’horreur dans laquelle une écervelée est poursuivie par un fou surgit des buissons, des crochets à la place des mains. C’est en sortant du parc et en m’apercevant que les rues de la ville sont elles aussi envahies de cette étrange fumée que je comprends enfin. Il ne s’agit pas de fumée, ni d’un feu, mais du fameux fog de San Francisco, son brouillard légendaire qui caractérise le micro-climat de ce petit bout de territoire californien. Jamais de ma vie je n’ai vu un brouillard pareil. Bien sûr, j’ai déjà vu du brouillard auparavant. Mais jamais je ne l’ai vu venir par nappes de fumées entières, envahissant une ville en quelques minutes. J’observe ces traînées grisâtres et vaporeuses courir doucement dans les rues, à travers les arbres, glisser devant les maisons, les voitures, les réverbères, et peu à peu tout envahir, silencieusement.





Le Golden Gate Bridge dans le brouillard, San Francisco. Illustration par Pauline Bé.



Toujours, avec le brouillard, vient le froid, parce qu’il est si dense que les rayons du soleil ne peuvent pas le pénétrer. C’est pourquoi il ne fait jamais très chaud à San Francisco. Les habitants aiment répéter à qui veut l’entendre ce que Mark Twain a écrit : « L’hiver le plus froid que j’ai jamais connu était un été à San Francisco ». Comme je le comprends. Lorsque le brouillard et le froid envahissent

soudainement la ville, je peux voir les passants, surpris par la brusque chute de température, se recroqueviller sur eux-mêmes, tenter par tous les moyens de se réchauffer en croisant les bras contre leurs poitrines et en pressant le pas pour parvenir plus rapidement chez eux, à l’abri de ces épaisses nappes de fumée qui semblent vouloir les faire disparaître. En règle générale, le fog est là le matin, puis disparaît dans l’après midi pour revenir le soir. Mais parfois, il reste sur la ville une journée entière et recouvre tout. Même la silhouette rouge du Golden Gate Bridge n’est pas visible ces jours-là, et les rues des quartiers résidentiels, parcourues de petites formes fantomatiques noyées dans le brouillard, sont alors chargées d’une atmosphère mystérieuse, révélant l’autre facette de San Francisco la belle, la hippie, la marginale, la californienne. Dans le brouillard, la ville devient San Francisco la ténébreuse, la réservée, la mélancolique, coupée du reste de la Californie par cette baie qui lui fait subir un climat qui l’isole. Dans le brouillard, peut-être redevient-elle alors un peu plus comme le territoire qu’elle devait être il y a quelques centaines d’années, lorsque les premiers colons ont pénétré sur ce territoire embrumé et venteux. Sans les buildings, les réseaux de bus, les magasins, sans la ville, avant qu’elle n’appartienne à la civilisation occidentale, quand elle était la propriété des natives, des indiens, cette terre devait être un endroit sauvage, encore plus soumis aux forces de la nature et au brouillard qu’elle ne l’est aujourd’hui.

Je viens de faire la connaissance du fameux fog, et j’en suis tombée amoureuse. Je lui trouve quelque chose d’extrêmement beau et romantique, et me dit que décidément, ce brouillard peu ordinaire va à ravir à cette ville peu banale qu’est San Francisco, qui se drape parfois dans des nappes de fumée. Cette ville-là ne se laisse pas admirer si facilement, contrairement à tous les paradis ensoleillés qu’abrite la Californie et qui détiennent des records de beau temps. Pour admirer San Francisco, il faut être patient et se plier au climat capricieux de la belle. Cela me plait. San Francisco et moi sommes faites pour nous entendre.



-- Texte par Gabrielle Narcy. ©Toute reproduction interdite sans l'autorisation de l'auteur.