Lombard Street San Francisco, septembre 2010 J'ai

vu vu sur ma carte que cette ligne remonte vers le ​Golden Gate Bridge. ​. , puis redescend à travers le. Presidio et le ​Golden Gate Park. ​. , avant de ...
78KB taille 2 téléchargements 371 vues
Lombard Street

San Francisco, septembre 2010 J’ai passé la journée avec Valentina, une russe de 21 ans que j’ai rencontrée ce matin même par l’intermédiaire de ​Couch​ Surfing, et qui comme moi ne connait personne en Californie. Elle cherchait un peu de compagnie pour faire du tourisme, et un ami américain commun nous a proposé de nous conduire un peu partout dans San Francisco en voiture pendant deux heures, pour nous faire découvrir ses endroits préférés. Lorsqu’il nous quitte dans l’après-midi, Valentina et moi continuons à explorer San Francisco, marchant dans les quartiers les plus pittoresques et entreprenant l’ascension des rues aux pentes les plus abruptes de cette ville aux 50 collines. Valentina m’apprend une technique efficace pour gravir ces rues sans m’épuiser. Il s’agit de remonter le trottoir en zigzagant, de telle sorte que l’on ressent moins les effets de la pente. Elle m’explique qu’un guide de randonnée lui a appris cela un été en Russie, alors qu’elle marchait en montagne, et que depuis elle a appliqué cette méthode à chaque fois qu’elle doit marcher dans les rues vertigineuses de San Francisco. Nous marchons donc l’une derrière l’autre en zigzagant, sous le regard interloqué des riverains qui passent, eux, en voiture.



Lorsque je quitte Valentina vers 19h, je me trouve ​ sur ​Lombard Street, totalement épuisée par nos longues heures de marche. Le brouillard a commencé à envahir la ville et la température a chuté de manière spectaculaire. Je connais peu San Francisco où je ne suis que depuis quelques jours, et j’avais cru repérer, avant de partir pour cette journée d’excursion, un itinéraire en bus pour regagner mon appartement. Il s’avère que je me suis trompée et que je dois remonter ​Lombard Street, sans vraiment savoir où je vais, à la recherche d’une ligne de bus qui pourrait enfin me permettre de rentrer. Je suis perdue. Je ne comprends pas encore le réseau de bus et de trams appelé ​MUNI qui parcourt toute la ville, et qui ressemble sur le plan du réseau à un entrelacement confus de lignes colorées et tentaculaires, même pour la parisienne rompue à l’exercice des transports en commun que je suis. A l’Est, Lombard Street est située dans le magnifique ​ quartier de ​Russian Hill, l’un des plus cossus de la ville, qui surplombe la baie du haut de sa colline. Cette portion de la rue est l’un des endroits les plus fréquentés de San Francisco à cause des huit virages qui en font la route la plus tortueuse de la ville, et des magnifiques hortensias géants qui la bordent. Chaque jour, des centaines de touristes défilent, à pied ou en voiture, pour descendre cette rue mythique et admirer la vue imprenable que l’on a sur la baie. Mais l’endroit où je marche pour trouver un moyen de rentrer chez moi se trouve à l’Ouest de Lombard Street, et a davantage l’allure d’une grande artère bruyante et sinistre que d’un endroit où des milliers de touristes se ruent chaque année dans l’espoir d’une bonne photo. Après 20 minutes de marche, je repère enfin un arrêt de bus​ de la ligne 28. De ​Lombard Street, j’ai vu vu sur ma carte que cette ligne remonte ​ vers le ​Golden Gate Bridge, puis redescend à travers le Presidio et le ​Golden Gate Park, avant de s’arrêter à seulement deux ​blocks de chez moi, sur la 17ème ​ avenue. Je me sens soulagée, et pendant quelques minutes je m’imagine enfin de retour à mon appartement, trouvant Pamela, ma colocataire, lovée dans le canapé en train de regarder la télévision dans le noir, une belle odeur réconfortante de cuisine et d’épices flottant dans l’air. A chaque fois que je rentre tard le soir, je retire mes chaussures, mon blouson, et je laisse tomber sans bruit mon sac à dos sur la moquette moelleuse du couloir de la petite entrée. Je lui demande en chuchotant si je peux me joindre à elle. Elle me répond toujours par un signe de tête et un sourire, sans jamais parler, pour ne pas perdre le fil de son film. Je m’assois sans dire un mot en prêtant rarement attention à l’écran, mais plutôt à l'atmosphère du lieu, reposante. Les seules

sources de lumières viennent de l’écran de télévision, du lampadaire se trouvant devant la fenêtre de notre salon, et de l’aquarium aux reflets bleutés où nagent quelques poissons exotiques, slalomant doucement entre les branches des plantes en plastique portées gracieusement par le courant du filtre. J’écoute le bruit des bulles produites par une petite pompe remontant doucement vers la surface, et à chaque fois, je constate que les poissons effectuent en boucle le même petit circuit au milieu des décorations marines - un coffre fort, une ancre de bateau et quelques jarres de style antique - qui jonchent les graviers de leur aquarium. Mais à l’arrêt de bus, mon soulagement est de courte durée. Pamela et son aquarium sont chassés de mes pensées par une femme qui me parle, et me dit que si j’attends le n°28, personne ne sait quand est-ce qu’il passera, ni même si il passera du tout. Il y a un problème sur la ligne. A court d’idées et de ressources, je décide d’attendre malgré tout. C’est alors que je commence à me sentir submergée par un sentiment que j’ai déjà vaguement éprouvé lors de précédents voyages moins lointains et moins longs : un sentiment d’envie à l’égard de tous les gens qui m’entourent. Toutes ces personnes qui semblent savoir où elles vont, qui appartiennent à cette ville, et pour qui cette rue, cet arrêt de bus, la ligne 28 du MUNI sont familiers et qui, en descendant du bus, retrouveront le confort de leur appartement. Ces gens là ne sont pas loin de chez eux, ils semblent connaître San Francisco, connaître ces rues. Je suis à des milliers de kilomètres de chez moi, loin de tous les gens que j’aime, et même si je l’ai choisi et que je réalise mon rêve de découvrir les Etats-Unis, je me mets à souhaiter pouvoir ressentir ce sentiment rassurant d’être chez soi, dans un endroit familier. Mon premier vrai mal du pays depuis mon arrivée me frappe de plein fouet, comme une gifle. Je suis en train de vivre le rite de passage obligé du voyageur. Je sais que je me dois d’être là, qu’il s’agit de quelque chose que je désire plus que tout. En France, j’ai travaillé à temps plein comme vendeuse dans un grand magasin pendant plusieurs mois, économisant chaque centime, pour pouvoir me trouver ce soir à cet arrêt de bus californien. J’ai porté des colis pesant la moitié de mon poids, essuyé les commentaires agressifs de clientes parfois méprisantes, tenu debout parfois des journées de 10h auxquelles s’ajoutait mon trajet en RER, demandé à deux clientes différentes sorties de leur cabine d’essayage complètements nues pour me demander un renseignement de bien vouloir se rhabiller, sous les yeux effarés des autres clientes. J’ai vécu l’enfer du premier weekend des soldes, aux Galeries Lafayette du Boulevard Haussmann, pour lequel les vendeuses se préparent comme des athlètes : bouteilles d’eau à portée de main, baskets noires aux pieds et vêtements en coton ou lin seulement, pour ne pas étouffer sous la chaleur de la foule et des ampoules halogènes qui éclairent le stand. J’ai souffert physiquement, ​ et moralement aussi, dans la petite pièce au fond de notre ​corner qui faisait office de stock, où je m’isolais parfois, assise au milieu des boîtes à chaussures empilées jusqu’au plafond, comme engloutie dans les entrailles du grand magasin. J’en ai eu, des discussions avec mes collègues vendeuses devenues amies, à leur raconter comment j’irais à San Francisco pour écrire, une fois la somme nécessaire réunie. Je l’ai voulu, ce séjour à San Francisco, et je m’en suis donné les moyens. Mais je réalise à présent que ce rêve ne se vivra pas sans douleur, et qu’il fait naître en moi des angoisses profondes et nouvelles. Je comprends qu’il implique de moi des sacrifices de taille. Je suis partie seule pour trois mois, et j’envisage de tout quitter pour de bon pour aller m’installer aux Etats-Unis dans les mois qui suivront mon retour en France. A Paris, j’ai cette sensation insupportable de vivre dans l’attente de mon grand changement, de cette vie à l’étranger dont je sais qu’elle m’est nécessaire depuis des années déjà. Je ne vis jamais dans l’instant présent et ne pense qu’au futur, ce futur qui me permettra, enfin, de m’exiler, d’écrire, de réaliser de grandes choses. Maintenant, à cet arrêt de bus de San Francisco, je comprends à quel point il sera difficile de laisser derrière moi le confort d’un pays, d’une langue et d’une culture qui sont les miens, pour sauter dans le vide vers une vie dont je ne sais encore rien et que j’aurais à construire entièrement.

Je regarde passer un couple dans la rue. Main dans la main, je les entends discuter. J’ai tellement envie d’être à leur place à cet instant. Pouvoir être avec mon petit-ami que j’ai laissé à Paris, une autre concession que j’ai faite afin de pouvoir réaliser mon rêve de venir ici. J’ai mis notre relation entre parenthèse pour un projet de livre et de voyage qui semble m’appeler, au loin, depuis des années. Comme une sirène attirant les marins avec ses chants mélodieux, et qui meurent dès qu’ils atteignent son rocher. Dans mon cas, c'est le chant plaintif des sirènes des bateaux, grave et monotone, raisonnant dans la baie de San Francisco, qui m'envoute, comme s'il m'avait attirée d’Europe jusqu'à l’extrême Ouest des Etats-Unis. C’est alors qu’arrive, après une heure d’attente dans le brouillard et le vent, le bus n°28 dont je sais qu’il me ramènera au seul petit îlot familier que je possède à San Francisco - mon appartement sur la 17ème ​ avenue - et que je pourrais à nouveau ressentir ce sentiment délicieux de savoir où l’on va et ce que l’on va trouver au bout de la route, du moins pour les prochaines 30 minutes.

-Texte par Gabrielle Narcy. ©Toute reproduction interdite sans l'autorisation de l'auteur.