Le blues du chercheur San Francisco, octobre 2010 Pour tous ...

premier livre de Sarah Palin, ​Going Rogue. ​ . Tout d'abord, je l'ai trouvé très instructif. Il m'a permis de m'introduire dans la tête d'une conservatrice de ...
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Le blues du chercheur

San Francisco, octobre 2010 Pour tous les sociologues, anthropologues, journalistes et tout autre individu dont la profession consiste à décortiquer et à rendre compte de phénomènes humains, il est une question cruciale qui vient à se poser : celle de la distance entre eux-même et leur objet d’étude. Il s’agit de réussir à rester suffisamment neutre et objectif dans leurs recherches et observations, dans le but de rendre une analyse la plus objective possible. L’idée est donc de ne pas être trop impliqué émotionnellement dans ce qu’ils étudient, ou si ils le sont, de prendre en compte ce facteur dans leur travail. Une telle objectivité n’existe pas, même en essayant du plus profond de son âme de chercheur ou d’enquêteur. Admettons que certaines personnes possèdent en effet ce don incroyable, après des années de pratique, d’être devenues des virtuoses de l’objectivité scientifique et de recherche. Même s'ils parviennent à cacher leur subjectivité sur le papier, comment est-il possible de réfréner des opinions et jugements personnels en son fort intérieur ? Où peut-être que certaines le peuvent, et que c’est pour ça que j’ai décidé que je ne deviendrais pas sociologue. Car je viens de franchir cette étape fatale où mon objet d’étude me fait souffrir. Ici, à San Francisco, territoire démocrate américain par excellence, les républicains m’ont giflé de ce soufflet dont on ne se remet pas. Cette question de mon engagement émotionnel est revenue souvent lorsque je parlais de mes recherches, notamment à des américains. Je n’ai jamais caché mes idées politiques progressistes et libérales, pour employer la terminologie politique américaine. Logiquement, on me demandait souvent, surtout aux Etats-Unis, comment je pouvais garder du recul et lire autant de livres sur les conservateurs : j’ai lu, entre autres, les livres de Sarah Palin, de Georges W. Bush et des biographies de Ronald Reagan. J’ai parlé avec des républicains zélés et moins zélés, passer des heures à les écouter, bien que certains des américains auxquels je parlais me disaient “ces gens-là représentent le visage le plus sombre des Etats-Unis”. Jimmy, un Couch Surfer de San Francisco, m’a demandé comment je me sentirai si j’étudiais le Front National ou les conservateurs en France. Je lui ai répondu que je ne pourrais pas, que cela me serait impossible parce que je n’ai pas le recul émotionnel suffisant par rapport à ces groupes politiques qui affectent directement mes proches et mon pays. Concernant les Etats-Unis, bizarrement, la chose était différente. Le fait qu’il ne s’agisse pas de mon pays, de ma culture d’origine, me donnait jusqu'à présent cette habilité à me distancer et à observer ces personnes comme des sujets d’étude, et à ne pas me sentir personnellement touchée par leurs propos ultra conservateurs. Mais cela n’a pas duré. Insidieusement, les choses ont changé au cours de mon séjour actuel à San Francisco, soit deux ans après avoir commencé à étudier les républicains. J’ai commencé à ressentir un agacement grandissant dès que j’entendais ou lisais un discours ultra conservateur. Je lisais à ce moment là le premier ​ livre de Sarah Palin, ​Going Rogue. Tout d’abord, je l’ai trouvé très instructif. Il m’a permis de m’introduire dans la tête d’une conservatrice de premier plan comme celle de l’ancienne gouverneur d’Alaska, et de comprendre de l’intérieur leur système de pensée. Puis, parallèlement, j’ai commencé à lire des livres sur la campagne de Barack Obama, des ouvrages de chercheurs libéraux de Berkeley, et je me suis aperçue que cela me faisait beaucoup de bien d’entendre des discours auxquels je pouvais enfin adhérer. Comme si je passais un baume apaisant sur mon esprit après avoir lu et écouté exclusivement des discours conservateurs durant près de deux ans dans le cadre de mes recherches. Je m’étais enfermée dans une bulle républicaine, et les conservateurs américains sont une espèce bien différente que ceux que l’on trouve chez nous, sur le vieux continent.

Tous ces conservateurs ont fini par franchement m’agacer, et j’en suis même arrivée à redouter l’interview que j’avais réussi à obtenir avec la « chef » du Tea Party de la région de San Francisco, interview que j’avais pourtant tant espérée. Le fait est qu’à la veille du « jour J », je redoutais de lui parler et de devoir écouter son discours qui, selon moi, faisait ressortir le visage le moins enviable de l’Amérique. J’ai perdu ce recul, les conservateurs m’énervent et je n’arrive plus à me dire qu’ils ne sont qu’une tribu que j’étudie avec recul et objectivité. A mes yeux, ils ne sont plus à présent qu’un groupe d’individus haineux qui saccage la politique américaine et qui divise toujours plus le pays. Cette idée me déprime profondément, parce qu’elle questionne mon rêve même de vivre un jour aux Etats-Unis, et d’aller au Texas et dans le Colorado pour étudier de plus près l’Amérique conservatrice. Et si je ne pouvais pas supporter cette partie du pays, ses habitants, son mode de vie, ses idées ? Je me suis sentie peu à peu mangée par mon objet d’étude, soumise à lui dans le sens le plus négatif du terme, comme une relation exclusive que l’on développe avec quelque chose ou quelqu’un alors même que l’on sait qu’elle n’est pas bonne pour soi. Cela remet en question toute ma recherche, tout mon projet, ma quête en quelque sorte, la seule chose dont j’étais jusque là certaine concernant ce que je suis supposée faire de ma vie. Après cette discussion avec la directrice du Tea Party de San Francisco il y a quelques jours, mon sentiment de blues a été encore plus profond. J’ai eu envie de claquer la porte, d’enfermer ces conservateurs dans une boite et de la jeter très loin, de ne plus jamais entendre parler d’eux. Si je ne peux plus prendre de recul, je ne pourrais plus être une bonne chercheuse. Et c’est ainsi qu’après deux années de travail sur les ultra conservateurs américains, j’ai décidé que notre histoire fusionnelle s’arrêterait là. Il ne s’agit pas que d’un au revoir, mais bel et bien d’un adieu. Et d’une porte ouverte à de nouveaux rêves.

-Texte par Gabrielle Narcy. ©Toute reproduction interdite sans l'autorisation de l'auteur.