Revue du Barreau - Automne 2016 - tome 75 - Barreau du Québec

11 avr. 2012 - l'Université de Montréal, les 9 et 10 novembre 1989, Nouvelles technologies et pro- .... large et flexible, surtout dans un contexte où les technologies, ...... Fondation pour la recherche juridique ainsi que le Conseil de Recherche en sciences ...... tique au Bénin et les apports de la convention 189 de l'OIT.
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L’égoportrait : chronique du réel en droit privé québécois Mariève LACROIX . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251 La situation juridique de l’aide médicale à mourir au Canada : évolution jurisprudentielle et régression législative Florence CHADRONNET . . . . . . . . . . . . . . . . . 279 De l’incohérence et de l’impossibilité d’application du régime dérogatoire en matière de preuve des documents technologiques Léo DUCHARME . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 319 La relation changeante entre la Cour suprême du Canada et la société civile : l’apport des acteurs sociaux à la production du droit Claude BOULAY . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 363 L’ère de la coopération procédurale et de la saine gestion de l’instance sous le nouveau Code de procédure civile du Québec Jean-François ROBERGE, S. Axel-Luc HOUNTOHOTEGBÈ et Tessa MANUELLO. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 391 Revue du Barreau/Tome 75/2016

I

Les sûretés sur dépôts bancaires et autres créances pécuniaires Michel DESCHAMPS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 433 CHRONIQUE Procédure civile. L’indépendance administrative de la Cour d’appel à l’égard de son règlement de procédure Luc HUPPÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 473 Liste des mémoires de maîtrise et thèses de doctorat déposés en 2015-2016 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 481 Index des auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 493 Index analytique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 495 Table de la jurisprudence commentée . . . . . . . . . . . . 507 Table de la législation commentée . . . . . . . . . . . . . . 509

II

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L’égoportrait : chronique du réel en droit privé québécois Mariève LACROIX

Résumé L’égoportrait, qui correspond au portrait que l’on prend de soi à l’aide d’un téléphone portable et diffusé sur les médias sociaux, sous-tend inévitablement des problèmes juridiques. De fait, à l’instant de la prise de photographie, le photographe a posé un fait juridique auquel la loi attache d’autorité des effets de droit. Si cela ne génère pas de difficulté en pratique lorsqu’une personne se photographie seule, l’égoportrait, qui met en présence plusieurs individus, commande une protection juridique. De ce point de vue, l’égoportrait relève du droit au respect de l’image, dérivé du droit à la vie privée. Cette prétention nécessite, dans une première partie, un rappel des caractéristiques du droit au respect de l’image et, dans une seconde partie, une analyse du consentement dans la prise de photographie et l’usage qui en est fait. À l’heure des réseaux sociaux, l’auteur d’un égoportrait aura bien souvent l’envie, sinon le réflexe, de mettre l’image sur les plateformes sociales sans avoir obtenu l’accord exprès des individus présents sur l’image, en présumant que ceux-ci ont consenti à la photographie. Cette situation met en relief l’importance de dissocier le consentement à la prise de photographie du consentement à publier et à diffuser l’image. MOTS CLÉS Consentement – Droit à l’image – Droit à la vie privée – Égoportrait

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L’égoportrait : chronique du réel en droit privé québécois Mariève LACROIX* INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 255 PARTIE I – L’ÉGOPORTRAIT : LA CAPTURE PAR LE DROIT AU RESPECT DE L’IMAGE. . . . . . . . . . . . . . . 258 PARTIE II – L’ÉGOPORTRAIT : LA PRISE DE CONSENTEMENT NÉCESSAIRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 266 A. Le principe d’un consentement nécessaire à la captation et à l’utilisation de l’égoportrait . . . . . 266 B. Les limites d’un consentement nécessaire à la captation et à l’utilisation de l’égoportrait . . . . . 270 CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 276

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Vice-doyenne aux études et professeure agrégée, Section de droit civil, Université d’Ottawa ; Avocate (LL.B. (Université de Montréal), LL.M. (Université de Montréal), Master 2 (Paris 1 – Panthéon-Sorbonne), LL.D. (Université Laval). L’auteure tient à remercier Alicia Mâzouz, Maître de conférences à la Faculté libre de Droit, Institut Catholique de Lille, pour les réflexions riches et stimulantes échangées sur le sujet.

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« Le souci de sa propre image, voilà l’incorrigible immaturité de l’homme. » Milan KUNDERA, L’immortalité

INTRODUCTION « Selfie or Not Selfie? Le selfie, autoportrait du XXIe siècle ? »1 La genèse du selfie2 correspond-elle à l’autoportrait ? Voici quelques questions liminaires, qui dérivent de l’exposition consacrée à Élisabeth Louise Vigée Le Brun, tenue à Ottawa, de juin à septembre 2016. Élisabeth Louise Vigée Le Brun, l’une des grandes portraitistes de son temps, à l’égal de Rembrandt, de Gauguin ou de van Gogh, utilisa l’autoportrait pour affirmer son statut et diffuser son image et devint le peintre officiel de la reine Marie-Antoinette. Le rapprochement postulé entre l’égoportrait, cette pratique photographique contemporaine, et l’autoportrait, irrigue les présents développements. L’égoportrait peut-il prétendre à une quelconque vocation artistique et être consacré comme une forme d’art3 ? En d’autres termes, peut-on encapsuler l’égoportrait dans cette idée qu’il ne serait qu’une pure émanation moderne de l’autoportrait artistique ? Certes, l’égoportrait doit revendiquer son usage amateur : il n’est pas imposé du haut vers le bas. C’est la capture de sa propre vie. Une chronique, voire une mise en scène du réel. La

1. En d’autres termes, dans quelle mesure cette pratique photographique se rapproche-t-elle de l’utilisation de l’autoportrait au temps d’Élisabeth Louise Vigée Le Brun ? Cette question fut posée à Olivier Tesquet, journaliste et spécialiste des nouveaux médias dans le cadre de l’exposition qui s’est tenue également au Grand Palais de Paris, du 23 septembre 2015 au 11 janvier 2016. 2. Au sein de la présente étude, en dépit de l’usage fréquent dans le langage courant de l’anglicisme « selfie », nous privilégierons l’expression française « égoportrait ». 3. En vertu de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42, l’article 2 sous « œuvre artistique » inclut les photographies comme suit : « Sont compris parmi les œuvres artistiques les peintures, dessins, sculptures, œuvres architecturales, gravures ou photographies, les œuvres artistiques dues à des artisans ainsi que les graphiques, cartes, plans et compilations d’œuvres artistiques. » Nous écartons de notre étude toute considération propre au droit d’auteur. À titre indicatif, voir Ysolde GENDREAU, La protection des photographies en droit d’auteur français, américain, britannique et canadien, coll. « Bibliothèque de droit privé », Paris, L.G.D.J., 1994.

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photographie associe « le documentaire à l’onirique, le social et l’individu, l’histoire et le fugace »4. Si les artistes n’ont pas imposé une nouvelle norme, ils peuvent néanmoins reprendre l’égoportrait à leur compte. L’égoportrait s’impose dans un usage de masse. Loin de se limiter à un usage figé narcissique, il embrasse des usages – même posthumes5 – multiples et recouvre de larges fonctions. L’égoportrait correspond au portrait que l’on prend de soi, à une image prise à l’aide d’un téléphone portable6. Cette image sociale est partagée par la suite sur les réseaux sociaux, notamment Facebook, Instagram ou Snapchat. Elle navigue par conséquent de la sphère privée à la sphère publique ou semi-publique des réseaux sociaux. L’égoportrait semble s’être imposé comme une véritable tendance. Nul signe de son évanescence, il règne plutôt sur les réseaux sociaux. Désigné par le prestigieux dictionnaire Oxford 4. Marc-André BLANCHARD, « Le droit à l’image en droit québécois : une critique de l’arrêt Aubry c. Vice-Versa », dans Barreau du Québec, Service de la formation permanente, vol. 111, Développements récents en droit du divertissement (1998), Montréal, Éditions Yvon Blais, 1998, p. 1, à la page 6 : « la photographie existe comme moyen d’enquête, comme mémoire collective et individuelle, ainsi que comme moyen d’interaction tant réel que virtuel, objectif que subjectif ». 5. La mode des égoportraits s’invite dans les salons funéraires du Québec à l’heure actuelle. De fait, avec les téléphones intelligents à portée de main, les endeuillés n’hésitent plus à immortaliser le dernier adieu d’un proche, voir Isabelle DUBÉ, « Les selfies funéraires gagnent le Québec », La Presse, publiée le 7 février 2017. Sur un plan juridique, il est possible de signaler l’article 43 du Règlement d’application de la Loi sur les laboratoires médicaux, la conservation des organes et des tissus et la disposition des cadavres, RLRQ, c. L-0.2, r. 1, qui prévoit ce qui suit : « Aucune photographie d’un cadavre humain ne peut être prise, sauf sous autorité du ministère de la Justice ou avec le consentement écrit du conjoint de la personne ou de l’un de ses plus proches parents. » Par ailleurs, il est intéressant de relever la teneur de l’article 35 C.c.Q. : « [t]oute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée. Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d’une personne sans que celle-ci y consente ou sans que la loi l’autorise », lequel a été modifié en 2002 en vertu du Projet de loi 50, Loi modifiant le Code civil et d’autres dispositions législatives, L.Q. 2002, c. 19, art. 2 : « L’article 35 de ce code est modifié par le remplacement, dans le deuxième alinéa, des mots « ou ses héritiers y consentent » par les mots « y consente ». Avant 2002, on reconnaissait ainsi aux héritiers le droit de protéger la vie privée du défunt. En doctrine, voir Nathalie CHALIFOUR, « Y a-t-il un droit à l’image après la mort ? », dans Barreau du Québec, Service de la formation permanente, vol. 192, Développements récents en droit du divertissement (2003), Montréal, Éditions Yvon Blais, 2003, p. 149. 6. Par voie de conséquence, nous mettons de côté l’image des choses de la présente réflexion. À titre indicatif, voir Elise CHARPENTIER, « Entre droits de la personnalité et droit de propriété : un cadre juridique pour l’image des choses ? », (2009) 43 R.J.T. 531.

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comme mot de l’année 2013, il reçoit une consécration matérialisée comme suit : « une photographie que la personne a pris elle-même, généralement avec un smartphone ou une webcam et téléchargée sur un média social »7. L’image statique captée par l’autre doit donc être distinguée de l’image statique captée par soi-même. C’est cette dernière qui nous intéresse. Nous évinçons de notre analyse par conséquent toute image en mouvement prise par vidéo par l’auteur lui-même. Simple passe-temps ou exacerbation de l’individualisme sociétal, la pratique de l’égoportrait, à l’instar de la photographie, sous-tend inévitablement des problèmes juridiques, lesquels n’ont pas trouvé un écho dans la doctrine québécoise8. Pourtant, dès l’instant de la prise de photographie – ce déclic désormais obsolète –, le photographe a posé un fait juridique auquel la loi attache d’autorité des effets de droit. Pour peu que l’on considère que l’identité de l’auteur de l’égoportrait relève d’une lapalissade – c’est le propriétaire de l’appareil qui capte sa photographie –, tout questionnement relatif au droit au respect de l’image, ainsi qu’à la qualité du consentement peut sembler anecdotique. Lorsqu’une personne se photographie seule, cela ne génère pas de difficulté en pratique : se confondent alors l’auteur de la photographie et le sujet de la photographie. Il serait paradoxal que l’auteur majeur et capable qui prend et diffuse une image de lui se plaigne par la suite que son image a été publiée. Nous pouvons ainsi postuler que l’égoportrait correspond à une manifestation de l’exercice de libre arbitre d’un individu qui décide volontairement de réaliser une image de sa personne et de la publier. En revanche, cette évidence cède lorsque l’égoportrait s’inscrit dans une démarche collective. Le 3 mars 2014, l’égoportrait capturé à partir du téléphone portable d’Ellen DeGeneres lors de la cérémonie des Oscars et diffusé sur internet obtenait un record de rediffusion sur twitter. Sur ce cliché figurait un grand nombre de vedettes américaines. Peut-on alors considérer que les personnes figurant sur l’égoportrait ont nécessairement consenti à la diffusion de leur image ? Cette question est fréquemment résolue 7. Définition du Oxford English Dictionary. 8. Au Canada, nous avons relevé l’ouvrage suivant Heidi R. BROWN, « Surveillance in the Selfie Generation », (2016) 45 Advocates’Q. 195.

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en présumant que les personnes présentes sur l’image ont consenti à la photographie. À l’heure des réseaux sociaux, l’auteur de l’égoportrait aura bien souvent l’envie, sinon le réflexe, de mettre l’image sur les plateformes sociales sans avoir obtenu l’accord exprès des individus. L’égoportrait commande ici une protection juridique. De ce point de vue, il relève du droit au respect de l’image, dérivé du droit à la vie privée. Une telle réflexion contemporaine en droit civil québécois commande de rappeler les caractéristiques du droit au respect de l’image9 (I), avant de sonder l’importance d’obtenir un consentement dans la prise de photographie et l’usage qui en est fait (II). La collectivité de certaines situations révèle dès lors le caractère complexe de ce fait juridique puisqu’elle met en relief la distinction qui prévaut entre le consentement à la prise de photographie et le consentement à la diffusion de l’image. PARTIE I –

L’ÉGOPORTRAIT : LA CAPTURE PAR LE DROIT AU RESPECT DE L’IMAGE

Nous nous concentrerons sur l’hypothèse d’un égoportrait où plusieurs personnes apparaissent sur le cliché. Dans cet « égoportrait collectif » (oxymore fort révélateur), les sujets qui s’y retrouvent – et son auteur sans conteste – pourraient revendiquer une protection par le biais du droit au respect de l’image10. Pour mieux cerner les contours de cette protection, il convient de s’arrêter sur la nature et la teneur du droit au respect de l’image. Si le droit à l’image oscillait entre deux acceptions – le droit à l’image correspond à une variante ou un attribut du droit au respect de la vie privée ; le droit à l’image constitue un droit autonome, fondé sur la notion de propriété11 – c’est la première acception qui prévaut au Québec. Le droit à l’image a été consacré 9.

Pour un traitement du droit à l’image en droit comparé, voir Louise POTVIN, La personne et la protection de son image : étude comparée des droits québécois, français et de la common law anglaise, Montréal, Éditions Yvon Blais, 1991. 10. Pour un exposé des jalons de l’évolution du droit à l’image, voir Patrick A. MOLINARI, « Observations sur la production des théories juridiques : les images floues du droit à l’image », dans Actes du colloque tenu à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, les 9 et 10 novembre 1989, Nouvelles technologies et propriété, Montréal, Thémis, 1990, p. 11, aux pages 17 et s. 11. Dans B. EDELMAN, « Esquisse d’une théorie du sujet : l’homme et son image », D. 1970, Chron. 119, no 5 : « le sujet est propriétaire de lui-même et [...] si on lui vole son reflet, on lui vole une partie de lui-même et on lui doit réparation ».

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en effet par la loi au chapitre du respect de la vie privée12. Il s’agit d’un droit extrapatrimonial qui relève du régime des droits de la personnalité13. En ce sens, le droit à l’image n’est pas une fin en soi, mais un moyen, parmi d’autres, d’assurer la protection de la personnalité14. Cette expression elliptique15 correspond ainsi à la « prérogative impartie à toute personne de régir la saisie et la circulation de son image »16. Les prérogatives qui se rattachent à la personnalité juridique sont également reflétées par la reconnaissance de droits fondamentaux subjectifs pour lesquels toute atteinte est sanctionnée par une contrainte juridique17. De tels droits sont extrapatrimoniaux (car dépourvus de valeur pécuniaire en soi), intransmissibles18, incessibles19, insaisissables et imprescriptibles20. Ces caractéristiques ne possèdent toutefois pas un caractère absolu et invitent à la nuance, puisque certains attributs de 12. Gazette (The) c. Goulet, 2012 QCCA 1085. 13. L’article 1 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, c. 64, qui reprend la lettre de l’article 18 du Code civil du Bas-Canada adopté en 1971, ne souffre d’aucune ambiguïté en ce sens. Il édicte : « Tout être humain possède la personnalité juridique ; il a la pleine jouissance des droits civils ». Il en va de même du Préambule et de l’article 1 de la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12 : « Tout être humain a droit à la vie, ainsi qu’à la sûreté, à l’intégrité et à la liberté de sa personne. Il possède également la personnalité juridique. » Pour une analyse des droits de la personnalité en France voir notamment H.-E. PERREAU, « Des droits de la personnalité », Revue trimestrielle de droit civil, 1909, p. 539 ; Raymond LINDON, Les droits de la personnalité, Paris, Dalloz, 1974 ; Pierre KAYSER, La protection de la vie privée par le droit, 3e éd., Paris, Economica, 1995. 14. Édith DELEURY et Dominique GOUBAU, Le droit des personnes physiques, 5e éd. par D. GOUBAU, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2014, no 182. Les auteurs signalent toutefois que cela ne signifie pas qu’en dehors de la protection de la vie privée, de la dignité, de l’honneur ou de la réputation, il n’y ait pas place pour une sanction indépendante du droit à l’image : « ce sont les intérêts pécuniaires résultant de l’exploitation lucrative de cet élément de sa personnalité qui sont alors en cause. L’image prend donc « la forme accessoire d’un droit patrimonial » se rapprochant des principes qui sous-tendent le droit d’auteur, sans cependant s’identifier totalement avec lui. » 15. Patrick A. MOLINARI, « Le droit de la personne sur son image : de la curiosité juridique à la théorie des droits fondamentaux », dans Gérald A. BEAUDOIN (dir.), Vues canadiennes et européennes des droits et libertés. Actes des Journées strasbourgeoises 1988, Montréal, Éditions Yvon Blais, 1989, p. 537, à la page 539. 16. Jean GOULET, Grand angle sur la photographie et la loi. Un précis sur le droit de la photographie au Québec et au Canada, Montréal, Wilson & Lafleur, 2010, no 38, p. 36. 17. Art. 49 de la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12 (ci après « Charte québécoise » ou « C.d.l.p. ») ; art. 1457 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, c. 64 (ci-après « C.c.Q. »). 18. Art. 625, al. 3 et 1610, al. 2 C.c.Q. 19. Art. 3, al. 2 C.c.Q. 20. Art. 2876 C.c.Q.

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ces droits peuvent, en diverses circonstances, faire l’objet de conventions à caractère patrimonial, dont l’exploitation commerciale de l’image21. * La question de la titularité du droit à l’image s’est posée récemment de manière paroxystique en présence de faits singuliers, voire extravagants. Il s’agissait de savoir si un macaque, Naruto, pouvait être l’auteur d’un égoportrait et donc titulaire des droits d’exploitation sur sa propre image. Cette question s’est posée aux États-Unis et le débat a été relevé par des journalistes au Québec22. En 2011, sur l’île indonésienne des Célèbes, le singe s’est emparé d’un appareil appartenant au photographe animalier britannique David Slater. Ce dernier effectuait alors un reportage photo, lorsqu’il s’est absenté quelques minutes après avoir installé son trépied. À son retour, il a trouvé le macaque en train de se photographier avec l’appareil. Dans cette affaire, M. Slater, qui a publié subséquemment un livre avec ses photos, incluant les deux égoportraits du macaque, arguait être propriétaire de ces photos. Il se plaignait notamment que leur large diffusion sur internet l’avait indûment privé de revenus. Au contraire, une association de défense des droits des animaux, People for the Ethical Treatment of Animals, avait décidé d’ester en justice pour faire valoir les droits du macaque qui, selon elle, serait auteur et propriétaire de ces égoportraits. En janvier 2016, William Orrick, juge au sein de la Cour fédérale de San Francisco, a estimé que le macaque qui avait pris deux égoportraits ne pouvait pas être titulaire des droits d’auteur, puisque la loi sur le copyright ne s’étend pas, selon lui, aux animaux. Si l’on se concentre sur le droit au respect de l’image – et que l’on évince toute considération relative au droit d’auteur – il est fort probable que les juges québécois auraient refusé de consacrer 21. Au sujet de la renonciation à l’exercice des droits de la personnalité, voir notamment Maxime LAMOTHE, La renonciation à l’exercice des droits et libertés garantis par les chartes, coll. « Minerve », Montréal, Yvon Blais, 2007. 22. AGENCE FRANCE-PRESSE, SAN FRANCISCO, « Un singe n’a pas de droits sur ses « selfies » », La Presse, publiée le 7 janvier 2016. En France également : Mathilde GOLLA, « Une association veut qu’un singe touche des droits d’auteur sur un selfie », Le Figaro, publié le 24 septembre 2015.

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un droit de l’animal sur son image. Le projet de loi no 54, présenté en juin 2015 et entré en vigueur le 4 décembre de la même année, portant désormais l’intitulé Loi visant l’amélioration de la situation juridique de l’animal23, modifie notamment le Code civil du Québec afin d’y prévoir de manière expresse que l’animal est un être doué de sensibilité ayant des impératifs biologiques et qu’il n’est pas considéré comme un bien24. En dépit des dispositions de lois particulières qui le protègent, il est également prévu que les dispositions du Code civil relatives aux biens lui sont néanmoins applicables. Dès lors, malgré ces modifications législatives, un animal n’est pas une personne. Il n’est donc pas doté d’un patrimoine et ne peut revendiquer un quelconque droit patrimonial, voire extrapatrimonial (droit à l’image ou à la vie privée). * Le droit à l’image participe plus particulièrement de la zone d’intimité et d’anonymat à laquelle toute personne a droit et que doit respecter autrui – dans une visée syncrétique du droit en tant que pouvoir (prérogative) et devoir (atteinte). Peut-on postuler pour autant une dissociation entre les sphères « intime » et « anonyme » ? Si l’intimité relève de la solitude, qui coexiste souvent avec un droit à l’isolement physique25, le droit à l’anonymat renvoie aux éléments qui permettent d’identifier une personne, c’est-à-dire des « signes distinctifs qui constituent en quelque sorte le reflet de la personne »26. On peut penser au nom, à la voix, mais aussi à la ressemblance.

23. L.Q. 2015, c. 35. 24. À l’article premier de la Loi visant l’amélioration de la situation juridique de l’animal, il est prévu que « Le Code civil du Québec est modifié par l’ajout, après l’intitulé du livre quatrième, de ce qui suit : « 898.1. Les animaux ne sont pas des biens. Ils sont des êtres doués de sensibilité et ils ont des impératifs biologiques. Outre les dispositions des lois particulières qui les protègent, les dispositions du présent code relatives aux biens leur sont néanmoins applicables. » 25. Voir notamment l’article 36(1o) C.c.Q. en lien avec l’inviolabilité du domicile. 26. Édith DELEURY et Dominique GOUBAU, Le droit des personnes physiques, 5e éd. par D. GOUBAU, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2014, no 180. Dans Trudeau c. AD 4 Distribution Canada inc., 2013 QCCS 2678 (requête en rejet d’appel rejetée, 2013 QCCA 1584 ; appel rejeté, 2014 QCCA 1740), la Cour supérieure précise que la seule référence au numéro « 728 » associé à un matricule ne permet pas de désigner, ni d’identifier une policière. Le numéro matricule 728 ne fait pas partie de la vie privée de la policière, mais bien de sa vie publique. Par conséquent, elle ne peut invoquer son droit à la vie privée pour empêcher la sortie d’un film pornographique qui fait référence à ce numéro.

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La personne n’est pas une valeur localisée, renfermée en elle-même. Elle s’étend notamment au-delà de son espace corporel limité : la personne imprime son être dans le monde extérieur27. Les représentations du corps humain peuvent exister dès lors à travers l’image ou la voix28 : « L’image peut se représenter mentalement comme une enveloppe immatérielle du corps, ou plutôt de sa rencontre avec un regard, vivant ou fixe, naturel ou artificiel »29. Le corps se projette et s’imprime dans le regard d’autrui. La personne est vivante ; elle a une vie privée, laquelle est érigée en tant que droit fondamental dans la Charte québécoise30 et consacrée comme un droit de la personnalité au Code civil du Québec31. Trait de la civilisation contemporaine32, le concept élastique de vie privée à haut contenu subjectif33 exige une interprétation large et flexible, surtout dans un contexte où les technologies, notamment Internet, évoluent à un rythme rapide34. De fait, les moyens de reproduction numérique de l’information logent la personne dans un univers technologique où l’accès, le traitement, la diffusion, la conservation ou la reproduction des informations 27. Isabelle MOINE, Les choses hors commerce. Une approche de la personne humaine juridique, coll. « Bibliothèque de droit privé », t. 271, Paris, L.G.D.J., 1997, no 13, p. 19. 28. Art. 36(3o) et (5o) C.c.Q. 29. Isabelle MOINE, Les choses hors commerce. Une approche de la personne humaine juridique, coll. « Bibliothèque de droit privé », t. 271, Paris, L.G.D.J., 1997, no 174, p. 120. 30. L’article 5 de la Charte québécoise renvoie à la vie privée. La teneur de cette disposition se formule comme suit : « Toute personne a droit au respect de sa vie privée. » 31. Les articles 3, al. 1, 35, 36 et 37 C.c.Q. en font mention. 32. Bernard BEIGNIER, Le droit de la personnalité, coll. « Que sais-je ? », Paris, P.U.F., 1995, p. 8, cité dans Édith DELEURY et Dominique GOUBAU, Le droit des personnes physiques, 5e éd. par D. GOUBAU, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2014, no 173. 33. Patrick A. MOLINARI, « Le droit de la personne sur son image : de la curiosité juridique à la théorie des droits fondamentaux », dans Gérald A. BEAUDOIN (dir.), Vues canadiennes et européennes des droits et libertés. Actes des Journées strasbourgeoises 1988, Montréal, Éditions Yvon Blais, 1989, p. 537, à la page 544. 34. Jean-Louis BAUDOUIN, Patrice DESLAURIERS et Benoît MOORE, La responsabilité civile, 8e éd., vol. 1 « Principes généraux », Montréal, Éditions Yvon Blais, 2014, no 1-269 ; Édith DELEURY et Dominique GOUBAU, Le droit des personnes physiques, 5e éd. par D. GOUBAU, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2014, no 173 ; Marie Annik GRÉGOIRE, « Atteinte à la vie privée et à la réputation », dans JurisClasseur Québec, Obligations et responsabilité civile, fascicule 4, Montréal, LexisNexis, mis à jour, no 13. Voir également Geneviève GRENIER et Nicolas SAPP, « Le droit à l’image et à la vie privée à l’ère des nouvelles technologies », dans Barreau du Québec, Service de la formation continue, vol. 314, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle (2009), Montréal, Éditions Yvon Blais, 2009 [en ligne].

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se produit de manière effrénée. La vie privée recouvre des aspects essentiels qui s’articulent autour de la personne, des lieux et de l’information relative à la personne35. La Cour d’appel du Québec, sous la plume du juge en chef Michaud, dans l’arrêt de principe, Gazette (The) (Division Southam inc.) c. Valiquette36, relève les composantes du droit au respect de la vie privée en ces termes : Il s’agit du droit à l’anonymat et à l’intimité ainsi que le droit à l’autonomie dans l’aménagement de sa vie personnelle et familiale ou encore le droit au secret et à la confidentialité [...] On inclut le droit à l’inviolabilité du domicile, à l’utilisation de son nom, les éléments relatifs à l’état de santé, la vie familiale et amoureuse, l’orientation sexuelle. En fait, la vie privée représente une « constellation de valeurs concordantes et opposées de droits solidaires et antagonistes, d’intérêts communs et contraires » évoluant avec le temps et variant d’un milieu culturel à un autre.37

Le droit à la vie privée a largement absorbé le droit à l’image38. L’image n’est pas un droit autonome, mais une composante ou encore un démembrement du droit plus général à la vie privée dans le panorama juridique québécois39. Tiraillée, voire coincée dans ce statut, la Cour suprême, dans l’arrêt de principe Aubry c. Éditions Vice-Versa Inc.40, qui ancre les jalons du droit 35. Au Québec, voir notamment la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé, RLRQ, c. P-39.1. De façon générale, voir Édith DELEURY et Dominique GOUBAU, Le droit des personnes physiques, 5e éd. par D. GOUBAU, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2014, no 176. 36. [1997] R.J.Q. 30 (C.A.). 37. Gazette (The) (Division Southam inc.) c. Valiquette, [1997] R.J.Q. 30 (C.A.). 38. Dans Perron c. Éditions des Intouchables inc., [2003] R.J.Q. 2560 (C.S.), la Cour supérieure précise que la protection du droit à l’image ne comprend pas la protection contre la caricature. De par sa nature, la caricature déforme ou exagère le modèle. Si le droit à l’image devait inclure la caricature, cela signifierait que le consentement devrait être obtenu de chacune des personnes caricaturées. Or, la jurisprudence a plutôt traité la caricature dans un contexte de diffamation et non dans celui du droit à l’image. 39. Aubry c. Éditions Vice-Versa Inc., [1998] 1 R.C.S. 591, par. 38 et 51 (j. L’HeureuxDubé et Bastarache). La Cour fonde son raisonnement sur une interprétation large donnée à la notion de vie privée, notamment aux arrêts Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844 ; R. c. Dyment, [1998] 2 R.C.S. 417. Voir également Laoun c. Malo, [2003] R.J.Q. 381 (C.A.). 40. [1998] 1 R.C.S. 591. Pour des commentaires, voir Marc-André BLANCHARD, « Le droit à l’image en droit québécois : une critique de l’arrêt Aubry c. Vice-Versa », dans Barreau du Québec, Service de la formation permanente, vol. 111, Développements récents en droit du divertissement (1998), Montréal, Éditions Yvon Blais,

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à l’image pour en stabiliser son évolution et en déterminer ses vecteurs d’application, écrit ce qui suit : Dans la mesure où le droit à la vie privée consacré par l’art. 5 de la Charte québécoise cherche à protéger une sphère d’autonomie individuelle, ce droit doit inclure la faculté de contrôler l’usage qui est fait de son image puisque le droit à l’image prend appui sur l’idée d’autonomie individuelle, c’est-à-dire sur le contrôle qui revient à chacun sur son identité. Nous pouvons aussi affirmer que ce contrôle suppose un choix personnel. [...] Puisque le droit à l’image fait partie du droit au respect de la vie privée, nous pouvons postuler que toute personne possède sur son image un droit qui est protégé.41

Il s’agissait d’une action en dommages-intérêts compensatoires et punitifs de 10 000 $, intentée par l’intimée Pascale Claude Aubry, qui avait alors 17 ans, contre les appelants, Gilbert Duclos et Les Éditions Vice-Versa inc., pour avoir pris et publié une photographie représentant l’intimée, assise sur un marchepied, devant un immeuble à Montréal. Il est admis que la photographie a été prise dans un lieu public et publiée sans le consentement de l’intimée. Selon la preuve, Gilbert Duclos a photographié l’intimée et cette photographie a été publiée par Les Éditions Vice-Versa inc. dans le numéro de juin de la revue Vice-Versa, une revue à vocation artistique dont le numéro en cause s’est vendu à 722 exemplaires. La photographie a été portée à l’attention de l’intimée par un ami qui a acheté un exemplaire de la revue42. L’intimée s’est plainte d’avoir été l’objet de railleries de la part de camarades. Le juge de première instance a reconnu que la publication non autorisée de la photographie constituait une faute et a condamné solidairement les appelants à payer 2 000 $. La Cour d’appel, à la majorité, a confirmé cette décision. La Cour suprême a rejeté le pourvoi, avec dissidence 43. 1998, p. 1 ; Pierre TRUDEL, « Commentaires d’arrêt. Droit à l’image ; la vie privée devient veto privé : Aubry c. Éditions Vice-Versa Inc., [1998] 1 R.C.S. 591 », (1998) 77 R. du B. can. 456. 41. Aubry c. Éditions Vice-Versa Inc., [1998] 1 R.C.S. 591, par. 52 et 53 (j. L’HeureuxDubé et Bastarache). 42. Aubry c. Éditions Vice-Versa Inc., [1998] 1 R.C.S. 591, par. 40 (j. L’Heureux-Dubé et Bastarache). 43. Sur la base du triptyque « faute, lien de causalité et dommage », nous concentrerons notre analyse sur la faute commise et évincerons toute considération relative aux dommages subis.

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À notre avis, il demeure regrettable que l’image ne bénéficie pas d’un statut juridique autonome. Affranchi de tout assujettissement à la vie privée, le droit à l’image est à géométrie variable44 et demeure tout aussi primordial que le droit au nom45 ou encore le droit au respect de l’honneur46. Sa reconnaissance est nécessaire à une protection véritable des droits de la personne47. Cette tendance s’inscrit dans un effort de morcellement de la personne juridique dans toutes ses composantes – incluant l’image dans ses intérêts patrimonial et extrapatrimonial – qui commandent une protection juridique par le biais des droits fondamentaux empruntant aux techniques de la supra-légalité pour en relever la supériorité48. Il convient néanmoins d’observer que le droit au respect de l’image peut faire l’objet d’une protection spécifique. Ainsi, de façon toute particulière, au Québec, l’image est protégée aux paragraphes 36(3) et (5) C.c.Q. qui se lisent ainsi : « Peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie privée d’une personne les actes suivants : 3o Capter ou utiliser son image ou sa voix lorsqu’elle se trouve dans des lieux privés ; [...] 5o Utiliser son nom, son image, sa ressemblance ou sa voix à toute autre fin que l’information légitime du public »49. C’est dans ce cadre juridique que s’inscrit inévitablement la question de la captation et l’utilisation d’un égoportrait. Mais afin de s’assurer que l’égoportrait ne porte pas atteinte au droit de la personne sur son image, il doit être capté et diffusé avec le consentement de celle-ci, qui seule détermine les usages de cette image qu’elle entend maintenir dans la sphère privée ou, au contraire, laisser circuler dans la sphère publique ou semi-publique. 44. Nathalie CHALIFOUR, « Droit à l’image : une amorce de protection de l’identité artistique ? », dans Congrès du Barreau du Québec 2000, p. 533, 549. 45. Le droit au nom a été codifié par le législateur québécois à l’article 3 C.c.Q. 46. Le droit à la sauvegarde du respect de l’honneur est protégé à l’article 4 de la Charte québécoise. 47. Nous partageons l’opinion de l’auteur Patrick A. Molinari exprimée dans Patrick A. MOLINARI, « Le droit de la personne sur son image en droit québécois et français », (1977) 12 R.J.T. 95. Voir également Patrick A. MOLINARI, « Observations sur la production des théories juridiques : les images floues du droit à l’image », dans Actes du colloque tenu à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, les 9 et 10 novembre 1989, Nouvelles technologies et propriété, Montréal, Thémis, 1990, p. 11. 48. Thierry REVET et Frédéric ZENATI-CASTAING, Manuel de droit des personnes, Paris, P.U.F., 2006. 49. On peut se demander si la diffusion d’un égoportrait sur les réseaux sociaux constitue une information légitime du public.

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PARTIE II – L’ÉGOPORTRAIT : LA PRISE DE CONSENTEMENT NÉCESSAIRE

De lege lata, l’égoportrait n’a fait l’objet d’aucun jugement québécois50. De lege ferenda, l’égoportrait, comme un type particulier de photographie, mérite-t-il un traitement juridique propre ? Correspond-il, en ce sens, à une catégorie juridique émergente qui exige un consentement spécifique et déroge à la liberté d’information ? Au contraire, doit-il y avoir assimilation de l’égoportrait avec toute photographie ? Reçoit-il mutatis mutandis le même traitement que l’image captée par autrui ? Pour répondre à ce questionnement, il convient de rappeler les principes directeurs relatifs au consentement à la captation et à l’utilisation de l’image (A), avant d’examiner les limites d’un tel consentement (B). A. Le principe d’un consentement nécessaire à la captation et à l’utilisation de l’égoportrait À titre liminaire, les particularités de l’égoportrait doivent être soulignées au regard du consentement requis. A priori, le consentement à la prise de la photographie ne devrait pas poser de difficulté particulière, l’égoportrait correspondant à la captation de sa propre image. Le consentement s’infère, nécessairement, et aucune autorisation n’est requise51. 50. À l’heure actuelle, aucune décision québécoise ne fait mention du terme « égoportrait ». En droit français toutefois, le terme « selfie » figure dans une décision récente rendue par le tribunal de grande instance de Paris. Deux anciens ministres, alors qu’ils se prêtaient à cet art, ignoraient que leur image était au même moment captée par un journaliste. Ils ont ainsi poursuivi le photographe pour avoir diffusé, sans leur accord, des photographies les représentant. Si cette décision n’apporte pas d’éclairage sur le cadre juridique de l’égoportrait, elle permet de confirmer que cette notion figure dorénavant dans le champ lexical des magistrats français, voir TGI Paris, 20 janv. 2016, no 14/14709. 51. Il n’y a pas lieu d’explorer le dilemme à savoir si la photo a été prise dans un lieu privé ou dans un lieu public. Alors que le fait de capter l’image d’une personne sans son consentement, dans un lieu privé, constitue indéniablement une faute, la question de la captation dans un lieu public n’est pas aussi clairement arrêtée par la jurisprudence québécoise. Les auteurs Baudouin, Deslauriers et Moore écrivent en ce sens : « selon une interprétation a contrario de l’art. 36, al. 3 C.c. on pourrait soutenir la position d’absence de faute. Considérant toutefois que la Cour d’appel [Gazette (The) c. Goulet, 2012 QCCA 1085] a décidé qu’une personne conserve une certaine expectative de vie privée même dans un lieu public, il peut être argué au contraire qu’il s’agit d’un comportement fautif », voir Jean-Louis BAUDOUIN, Patrice DESLAURIERS et Benoît MOORE, La responsabilité civile, 8e éd., vol. 1 « Principes généraux », Montréal, Éditions Yvon Blais, 2014, no 1-273.

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Bien que les dispositions juridiques protégeant le droit au respect de l’image de la personne doivent s’appliquer dès le stade de la captation de l’image, ce n’est généralement qu’au moment de la diffusion de l’image que les contestations interviennent. En effet, plus encore que la question de l’acceptation de la captation, à laquelle elle est incontestablement liée, c’est la question du consentement à l’utilisation de la photographie qui se pose. De fait, lorsque l’égoportrait intègre des personnes clairement identifiables, qui ont consenti à la captation, mais dont le consentement n’a pas été recueilli préalablement à la diffusion, qu’en est-il ? Devant la collectivité d’une situation, l’égoportrait permet de relever de façon patente la distinction entre le consentement à la captation et le consentement à la diffusion de l’image. Faut-il considérer que le droit applicable à l’égoportrait, en raison de sa nature particulière, doive déroger aux dispositions classiques du droit au respect de l’image ? La définition même de l’égoportrait telle que nous l’avons rappelée en introduction, semble impliquer la diffusion sur les réseaux sociaux. L’égoportrait ne pourrait donc se réduire à un simple portrait pour soi, mais serait nécessairement une image vouée à être diffusée, voire même largement partagée et menant parfois à des dérapages médiatiques. Si, de fait, les usages de cette image s’inscrivent bien dans cette logique, nous postulons que le droit doit refuser toute reconnaissance d’un consentement tacite de diffusion de l’image. Une telle consécration porterait une atteinte certaine au droit au respect de l’image de la personne. Elle créerait une distinction peu pertinente entre les égoportraits et les autres photographies. Une telle différenciation serait de surcroît très délicate à mettre en œuvre par le juge et opérerait un renversement du fardeau de la preuve qui repose sur une victime. Par conséquent, nous sommes d’avis que la question du consentement à l’égoportrait doit être envisagée au regard du droit commun. Les règles en la matière nécessitent un rappel afin d’attirer la vigilance des adeptes de la diffusion spontanée et rapide de clichés, pratiques qui peuvent porter une atteinte considérable au droit de la personne sur son image.

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Sous l’empire du Code civil du Bas Canada, le droit à l’image était déjà protégé par les tribunaux judiciaires52. En principe, sous le Code civil du Québec, toute personne doit autoriser l’utilisation et la publication de son image. Quelques précisions sur la teneur du consentement s’imposent. Il n’est pas nécessaire que l’image possède un caractère répréhensible, défavorable pour la personne qui s’en plaint ou encore suscite chez elle des sentiments néfastes. Il n’y a pas d’automatisme, sinon d’adéquation à faire, entre une atteinte au droit à l’image – qui participe en partie de la vie privée – et une atteinte au droit au respect de la réputation53. Le droit à la vie privée peut s’exercer même en public et commande qu’une certaine sphère d’intimité soit préservée y compris lorsque la personne se trouve à l’extérieur. En effet, le seul fait que la photographie ait été captée dans un lieu public n’est pas un motif suffisant pour justifier l’atteinte au droit à l’image lorsque « ce lieu sert simplement à encadrer une ou plusieurs personnes qui constituent l’objet véritable de la photographie »54. Le consentement à la prise de photographie ne constitue pas une autorisation d’en faire tout usage55. Et le consentement donné pour une diffusion déterminée de l’image ne vaut pas consentement pour toutes autres diffusions ; le consentement est donc ad hoc et jugé spécifique par les tribunaux56. Cela est justifié par le fait que la personne possède un contrôle sur sa propre identité, 52. Pour ne prendre que quelques illustrations jurisprudentielles, voir Field c. United Amusement Corp. Ltd., [1971] C.S. 283 ; Rebeiro c. Shawinigan Chemicals (1969) Ltd., [1973] C.S. 389 ; Cohen c. Queenswear International Ltd., [1989] R.R.A. 570 (C.S.). 53. Marie Annik GRÉGOIRE, « Atteinte à la vie privée et à la réputation », dans JurisClasseur Québec, Obligations et responsabilité civile, fascicule 4, Montréal, LexisNexis, mis à jour, no 16. 54. Aubry c. Éditions Vice-Versa Inc., [1998] 1 R.C.S. 591, par. 59 (j. L’Heureux-Dubé et Bastarache) ; Marie Annik GRÉGOIRE, « Atteinte à la vie privée et à la réputation », dans JurisClasseur Québec, Obligations et responsabilité civile, fascicule 4, Montréal, LexisNexis, mis à jour, no 16. 55. Jean-Louis BAUDOUIN, Patrice DESLAURIERS et Benoît MOORE, La responsabilité civile, 8e éd., vol. 1 « Principes généraux », Montréal, Éditions Yvon Blais, 2014, no 1-273. Voir également Journal de Québec (Le), division de Communications Quebecor inc. c. Beaulieu-Marquis, [2002] R.R.A. 797 (C.A.) ; Larente c. 9140-9599 Québec inc., 2011 QCCS 3430. 56. Marie Annik GRÉGOIRE, « Atteinte à la vie privée et à la réputation », dans JurisClasseur Québec, Obligations et responsabilité civile, fascicule 4, Montréal, LexisNexis, mis à jour, no 15.

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lequel sous-tend un choix personnel et des décisions fondamentalement privées. Selon Deleury et Goubau, une telle « faculté de contrôler l’usage, qui peut en être fait à l’insu de la personne, s’appuie sur l’idée d’autonomie individuelle »57. Soucieux du respect du consentement donné pour un usage et une finalité particulière, les tribunaux québécois précisent que le cliché doit faire l’objet d’une utilisation dans le contexte pour lequel l’autorisation a été consentie58. L’arrêt de principe, Laoun c. Malo59, renvoie à cette préoccupation. La Cour d’appel, sous la plume du juge Dussault, précise que l’utilisation de la photographie d’une comédienne sans son autorisation donne droit à une indemnisation pour perte de cachet, perte de chance d’obtenir d’autres contrats publicitaires dans le même domaine et préjudice moral pour un montant total de 30 000 $. Cet arrêt s’inscrit dans la tendance jurisprudentielle uniforme de condamner l’utilisation de l’image d’une personne à une fin autre que celle visée par le consentement, sous réserve qu’elle s’en infère clairement. À l’origine, l’intimée avait accepté que le fabricant de lunettes de luxe, Silhouette, utilise sa photographie dans sa campagne publicitaire annuelle. Or, un tel consentement n’emporte pas le consentement à toute publicité postérieure. De fait, quelques années plus tard, l’intimée découvre que cette photographie est reproduite sur la couverture d’un annuaire commercial et est associée à la publicité de l’appelant. Elle intente alors une action en 57. Édith DELEURY et Dominique GOUBAU, Le droit des personnes physiques, 5e éd. par D. GOUBAU, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2014, no 182 ; Marie Annik GRÉGOIRE, « Atteinte à la vie privée et à la réputation », dans JurisClasseur Québec, Obligations et responsabilité civile, fascicule 4, Montréal, LexisNexis, mis à jour, no 15. 58. L’obtention d’une autorisation est également impérative pour un enregistrement vidéo. Dans une décision récente, L.D. c. J.V., 2015 QCCS 1224, la Cour supérieure réprime fermement tout enregistrement vidéo de relations intimes entre les parties, lequel est fait non seulement sans le consentement de la demanderesse, mais à son insu et subrepticement. Selon la Cour, cela constitue une atteinte au droit à la vie privée, à l’honneur et à la dignité de la victime. Elle condamne le défendeur à verser à la demanderesse 29 000 $ pour l’atteinte à sa vie privée, à sa dignité, à sa réputation et à son honneur, ainsi que 3 000 $ en dommages punitifs. De plus, il est ordonné au défendeur de détruire, d’effacer et de rayer tout enregistrement vidéo, toute image ou toute photographie concernant la victime. Par ailleurs, dans V.B. c. M.S., 2012 QCCQ 6460, l’ex-conjoint de la demanderesse a porté atteinte à la vie privée de cette dernière en diffusant sur un site pornographique une bande vidéo la représentant, et ce, sans son autorisation. La demanderesse, dont les ébats sexuels avec son ex-conjoint ont été diffusés sur Internet par ce dernier, a droit à 2 400 $ à titre de dommages-intérêts moraux. 59. [2003] R.J.Q. 381 (C.A.). Pour un commentaire, voir Nathalie CHALIFOUR, « Droit à l’image : une amorce de protection de l’identité artistique ? », dans Congrès du Barreau du Québec 2000, p. 533.

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dommages-intérêts, qui sera accueillie par le Tribunal, invoquant l’utilisation de son image sans son autorisation60. Les limites du consentement à la captation et à l’utilisation de l’égoportrait commandent dès à présent une attention particulière. B. Les limites d’un consentement nécessaire à la captation et à l’utilisation de l’égoportrait Si l’égoportrait doit s’inscrire dans les règles classiques de protection de l’image, il est à notre sens également soumis aux tempéraments offerts par le droit lorsqu’il s’agit de recueillir le consentement de la personne à la diffusion de toute image. Certes, le consentement peut être implicite. Par exemple, dans Blanc c. Éditions Bang Bang inc.61, en 2011, la Cour supérieure considère que la photographie de la demanderesse, qui a servi à la chronique des défendeurs et qu’ils ont caricaturée, fait partie du domaine public. En l’espèce, la demanderesse est une femme d’affaires, chroniqueuse et auteure spécialisée dans le marketing Web, y compris les médias sociaux où elle a acquis une certaine notoriété. Son image est intrinsèquement liée à ses blogues et il y a eu consentement tacite de sa part à l’utilisation de celle-ci. Par conséquent, la Cour est d’avis que les défendeurs n’ont pas contrevenu à son droit à l’image en utilisant sa photographie. Ici, le Tribunal prend appui sur la présence d’un consentement tacite pour justifier l’atteinte au droit à l’image. En effet, l’utilisation d’une image que la personne a elle-même rendue publique sur Internet ne peut constituer une violation de son droit. De façon analogue, dans Amin c. Journal de Montréal62, en consentant à ce que les photographies prises de leurs enfants lors 60. Le Tribunal fonde son raisonnement sur trois motifs. Premièrement, le consentement donné à Silhouette n’entraîne pas un acquiescement à une utilisation de l’image de l’intimée par ses distributeurs. Deuxièmement, le principe de l’effet relatif des contrats prévoit qu’un contrat ne prend effet qu’entre les parties contractantes (art. 1440 C.c.Q.). Troisièmement, le droit à l’image est incessible, l’intimée n’ayant pu le céder. Par ailleurs, le droit à la protection de l’image n’est pas tributaire du statut de vedette ou de simple particulier. La bonne foi de l’appelant, qui se croyait autorisé à agir ainsi, ne peut servir de substitut au consentement. 61. 2011 QCCS 2624. Voir également Marie Annik GRÉGOIRE, « Atteinte à la vie privée et à la réputation », dans JurisClasseur Québec, Obligations et responsabilité civile, fascicule 4, Montréal, LexisNexis, mis à jour, no 15. 62. 2015 QCCQ 5799.

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d’un concours de mémorisation du Coran soient publiées sur le site Internet d’une mosquée, auquel le public a librement accès, et en permettant sans aucune réserve, mise en garde ou restriction, qu’elles puissent être transmises à des tiers, les parents, expressément ou tacitement, ont accepté que ces photographies se retrouvent dans le domaine public. La présence d’un tel consentement fait ainsi échec à toute prétention relative à la violation du droit à l’image. Le consentement peut être écarté lorsque l’identification de la personne est impossible, que l’individu se trouve de façon accessoire dans la photographie63 ou encore que la publication de l’image est justifiée par le droit à l’information du public. Quelques précisions doivent être apportées sur ces exceptions et, plus particulièrement, sur la dernière d’entre elles. L’affaire Aubry c. Éditions Vice-Versa inc.64 a « relancé le débat sur le fragile équilibre entre le droit à l’image d’un individu et le droit du public à l’information, corollaire du droit à la liberté d’expression »65. La Cour suprême opine que la responsabilité du photographe et de l’éditeur est engagée a priori puisqu’il y a eu publication de la photographie alors que l’intimée, qui se trouvait dans un lieu public, n’avait pas consenti. Elle était identifiable et correspondait au sujet principal sur la photographie. Suivant un exercice de pondération entre deux valeurs antagonistes, voire irréconciliables, qui se matérialisent dans les droits au respect de la vie privée et à la liberté d’expression66, en vertu de l’article 9.1 de la Charte québécoise67, la Cour suprême est d’avis que le droit de l’intimée à la protection de son image est plus important que le 63. Jean-Louis BAUDOUIN, Patrice DESLAURIERS et Benoît MOORE, La responsabilité civile, 8e éd., vol. 1 « Principes généraux », Montréal, Éditions Yvon Blais, 2014, no 1-272 et la jurisprudence y citée ; Édith DELEURY et Dominique GOUBAU, Le droit des personnes physiques, 5e éd. par D. GOUBAU, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2014, no 182. 64. [1998] 1 R.C.S. 591. Voir supra, partie I. 65. Jean-Louis BAUDOUIN, Patrice DESLAURIERS et Benoît MOORE, La responsabilité civile, 8e éd., vol. 1 « Principes généraux », Montréal, Éditions Yvon Blais, 2014, no 1-274. 66. La liberté d’expression est protégée expressément à l’article 3 de la Charte québécoise en ces termes : « Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association. » 67. L’article 9.1 de la Charte québécoise se lit comme suit : « Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec. La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l’exercice. »

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droit des appelants à publier la photographie de l’intimée sans avoir obtenu sa permission au préalable. Elle précise ici que la liberté d’expression comprend la liberté d’expression artistique et qu’il n’y a pas lieu de créer de catégories particulières d’expression. Le droit du public à l’information, soutenu par la liberté d’expression, impose des limites au droit au respect de la vie privée dans certaines circonstances. La pondération des droits en cause dépend essentiellement du contexte, que ce soit de la nature de l’information, mais aussi de la situation des intéressés. Elle formule son opinion comme suit : En l’espèce, la responsabilité des appelants est a priori engagée puisqu’il y a eu publication de la photographie alors que l’intimée était identifiable. Nous ne croyons pas que l’expression artistique de la photographie, dont on a allégué qu’elle servait à illustrer la vie urbaine contemporaine, puisse justifier l’atteinte au droit à la vie privée qu’elle comporte. L’intérêt dominant du public à prendre connaissance de cette photographie n’a pas été démontré. L’argument que le public a intérêt à prendre connaissance de toute œuvre artistique ne peut être retenu, notamment parce que le droit de l’artiste de faire connaître son œuvre, pas plus que les autres formes de liberté d’expression, n’est absolu. Il y a en effet lieu de rappeler ici le texte de l’art. 9.1 de la Charte québécoise, de même que le fait que notre Cour a affirmé à plusieurs reprises que la liberté d’expression doit être délimitée en tenant compte des autres valeurs en présence. [...] Le droit de faire connaître son œuvre ne saurait comprendre le droit pour l’artiste de porter atteinte, sans justification aucune, à un droit fondamental du sujet dont l’œuvre dévoile l’image. S’il faut tenir compte du droit de l’artiste, il faut aussi tenir compte des droits du sujet de la photographie. Si l’on accepte que faire connaître son œuvre est un exercice de la liberté d’expression, il faut aussi tenir compte du droit de l’intimée de refuser son consentement. [...]68

Bien qu’il suscita des critiques véhémentes (n’accorde-t-il pas un droit de veto au sujet photographié dans un lieu public, élevé à un rang supérieur à la liberté d’expression ?69 ne crée-t-il 68. Aubry c. Éditions Vice-Versa Inc., [1998] 1 R.C.S. 591, par. 62 et 63 (j. L’HeureuxDubé et Bastarache). 69. Pierre TRUDEL, « Commentaires d’arrêt. Droit à l’image ; la vie privée devient veto privé : Aubry c. Éditions Vice-Versa Inc., [1998] 1 R.C.S. 591 », (1998) 77 R. du B. can. 456, 457. On lui reproche essentiellement, d’une part, d’avoir envisagé le tout sous l’angle de la vie privée alors qu’il s’agissait d’une situation de vie publique, la victime se trouvant à l’extérieur de chez elle, et d’autre part d’avoir refusé de considérer la photographie purement artistique comme une information

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pas plus d’incertitudes qu’il n’en règle ?70), l’arrêt Vice-Versa reçut l’aval de certains auteurs. Selon Baudouin, Deslauriers et Moore, « la décision de la Cour suprême permet d’en arriver à un juste équilibre entre le droit des uns et des autres » 71. Par ailleurs, dans une affaire contemporaine, Pia Grillo c. Google inc.72, la Cour du Québec conclut que Google inc. a porté atteinte aux droits à l’image et à la vie privée de la demanderesse en publiant sa photographie sur son site Internet Google Maps sans son consentement73. À cet égard, Google inc. doit lui verser 2 250 $ à titre de dommages moraux. Réitérant le principe voulant que l’image soit considérée comme une composante du droit à la vie privée, le Tribunal précise ce qui suit : [...] il découle que l’image d’une personne se trouvant dans un lieu privé ne peut être captée et encore moins diffusée sans son consentement. Par ailleurs, l’image d’une personne photographiée alors qu’elle se trouve dans un lieu public ne peut être diffusée sans son consentement, exprès ou tacite, si elle est reconnaissable, sauf si le droit du public à l’information justifie que l’image soit reproduite ou diffusée ou, dans certains cas, si la personne représente uniquement

70.

71. 72. 73.

socialement utile. Voir Jean-Louis BAUDOUIN, Patrice DESLAURIERS et Benoît MOORE, La responsabilité civile, 8e éd., vol. 1 « Principes généraux », Montréal, Éditions Yvon Blais, 2014, no 1-274. Marc-André BLANCHARD, « Le droit à l’image en droit québécois : une critique de l’arrêt Aubry c. Vice-Versa », dans Barreau du Québec, Service de la formation permanente, vol. 111, Développements récents en droit du divertissement (1998), Montréal, Éditions Yvon Blais, 1998, p. 1, à la page 1. Voir également Marc-André BLANCHARD et Sophie DORMEAU, « L’équilibre entre le droit à la vie privée et le droit à l’information : droit à l’image versus l’image d’un droit », Congrès du Barreau du Québec 1999, p. 37. Jean-Louis BAUDOUIN, Patrice DESLAURIERS et Benoît MOORE, La responsabilité civile, 8e éd., vol. 1 « Principes généraux », Montréal, Éditions Yvon Blais, 2014, no 1-274. 2014 QCCQ 9394. En 2009, alors que la demanderesse consulte le site Internet Google Maps, exploité par la défenderesse, pour vérifier de quelle façon sa résidence y était exposée, elle constate qu’elle apparaît sur l’image. Elle était alors à l’extérieur de sa maison, assise sur la première marche de l’escalier, pieds nus et portant un vêtement sans manche de type débardeur ; une partie de sa poitrine était exposée. Outre l’adresse de sa résidence, son véhicule se trouvait aussi sur la photographie, et ce, sans que la plaque d’immatriculation soit camouflée. À la suite de la publication de cette photographie, la demanderesse affirme avoir été l’objet de plusieurs moqueries et commentaires désobligeants, en particulier au sujet de sa poitrine. Alléguant que la défenderesse a porté atteinte à son droit à la vie privée, à la protection de son image et à sa dignité, elle lui réclame 7 000 $ en dommages-intérêts.

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un élément secondaire d’un lieu ou événement public photographié légitimement.74

En l’espèce, la défenderesse ne peut prétendre que la demanderesse, parce qu’elle était assise sur une marche extérieure de sa maison, et donc qu’elle était visible de la rue publique, avait nécessairement ou tacitement, de ce seul fait, renoncé à la protection de sa vie privée et de son image75. De plus, elle n’a pas démontré que la diffusion de l’image de la demanderesse se justifiait par l’intérêt public ou le droit du public à l’information. Contrairement au droit américain, au Québec, le fait que la publication ou la diffusion d’une image soit socialement utile n’est pas suffisant pour justifier ou excuser une violation du droit à la vie privée ou à l’image76. En outre, la défenderesse n’a pas démontré que l’utilité ou la valeur informationnelle de ses services est à ce point déterminante qu’elle justifie un empiétement sur les droits à l’image et à la vie privée de la demanderesse. De même, la gratuité du moteur de recherche ou des services qu’elle offre ne constitue ni une excuse recevable, ni un élément pertinent en droit canadien et québécois77. Enfin, une personne ne devient pas méconnaissable du seul fait que son visage a été brouillé ; les autres informations ou données se trouvant sur l’image peuvent permettre de l’identifier78. Dans ces circonstances, la captation et la diffusion de l’image de la demanderesse sans son consentement ont constitué une atteinte à sa vie privée et à son image, soit une faute qui relève de la responsabilité civile extracontractuelle. La Cour conclut en ces termes : La preuve non contredite révèle que, sans son consentement, l’image de la demanderesse a été prise au moment où elle se trouvait sur son terrain, puis diffusée, alors qu’elle ne participait aucunement à une activité publique et qu’elle est une personne très soucieuse du caractère privé de sa vie. En s’appropriant et utilisant l’image de la demanderesse dans ce contexte, Google a commis une faute en droit civil québécois.79

74. 75. 76. 77. 78. 79.

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Pia Grillo c. Google inc., 2014 QCCQ 9394, par. 40 et 41. Pia Grillo c. Google inc., 2014 QCCQ 9394, par. 51. Pia Grillo c. Google inc., 2014 QCCQ 9394, par. 60-63. Pia Grillo c. Google inc., 2014 QCCQ 9394, par. 64. Pia Grillo c. Google inc., 2014 QCCQ 9394, par. 56-58. Pia Grillo c. Google inc., 2014 QCCQ 9394, par. 66.

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Une telle décision s’inscrit dans les traces de l’affaire Aubry : elle sous-tend une importance marquée du droit au respect de l’image lorsqu’il est confronté à la liberté d’information. Au regard de la pratique de l’égoportrait et si l’on se retranche derrière un droit à la liberté d’information, il est permis de se demander s’il est possible de présenter sa propre image au cœur de tous les événements d’actualité au mépris des droits d’autrui ? Il y a quelques mois, après une intervention, des soldats tunisiens posaient fièrement devant les corps sans vie de terroristes abattus et diffusaient des égoportraits d’un goût profondément macabre80. Ce type d’événements oblige ainsi à nous interroger sur les limites de l’égoportrait. Peut-on tout montrer sous prétexte que le sujet principal est notre propre image ? Une réponse négative s’impose, à notre avis. L’art de la photographie peut certes s’accommoder des dispositions générales de droit commun. S’il y a transgression du droit à la vie privée et à l’image, le recours au droit commun de la responsabilité civile extracontractuelle, en vertu de l’article 1457 C.c.Q., trouve application et justifie l’octroi de dommages-intérêts compensatoires en présence du triptyque « faute, lien de causalité, préjudice »81. Par ailleurs, sur la base d’une portée normative conférée à l’alinéa premier de l’article 49 de la Charte québécoise, la seule preuve d’une atteinte illicite au droit à l’image permettrait à une victime d’obtenir la cessation de cette atteinte82 et 80. Les observateurs, « Soldats tunisiens et cadavres de terroristes, le selfie qui dérange », 7 mars 2016, en ligne : . 81. Dans l’affaire Béliveau St-Jacques c. Fédération des employées et employés de services publics inc., [1996] 2 R.C.S. 345, la Cour suprême, sous la plume du juge Gonthier, réaffirmant l’importance de lire la Charte en adéquation avec le Code civil du Québec, a conclu à l’assimilation de l’atteinte illicite à la notion de faute en ces termes : « il est manifeste que la violation d’un droit protégé par la Charte équivaut à une faute civile » (par. 120, j. Gonthier). La Charte ne crée pas un régime distinct de responsabilité civile. Il n’y a pas de dualité de régimes : transgresser un droit protégé par la Charte correspond au manquement au devoir de respecter les règles de conduite à l’article 1457 C.c.Q. Dans le même sens, voir Aubry c. Éditions Vice-Versa Inc., [1998] 1 R.C.S. 591, par. 49. En 2010, dans l’arrêt de Montigny c. Brossard (Succession), [2010] 3 R.C.S. 64, la Cour suprême semble néanmoins remettre en question l’autonomie entre la Charte et le droit commun de la responsabilité civile. Elle favorise une certaine dissociation entre l’atteinte illicite et la faute en matière de responsabilité civile. Le juge LeBel distingue l’illicite de la faute en ces termes : « Le concept d’acte illicite, sur lequel repose l’art. 49, se confond souvent avec celui de faute civile. » (par. 44, j. LeBel). 82. Une exécution en nature, sous la forme d’un recours en injonction, peut être accordée, voir notamment art. 1590 et 1601 à 1603 C.c.Q. Voir également la Loi

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la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte. Détachée de la trilogie fondamentale qui conditionne la responsabilité civile, l’illicéité de l’atteinte au droit à l’image – dans une double acception de « coup porté » et de « coup reçu » – commanderait l’octroi de dommages-intérêts sans avoir à prouver une faute et un préjudice causé83. Au surplus, suivant l’alinéa second de l’article 49 de la Charte québécoise, l’auteur d’une atteinte illicite et intentionnelle au droit au respect de l’image peut être condamné à verser des dommages punitifs à la victime84. CONCLUSION Le législateur n’édicte que fort peu de normes spécifiques et la jurisprudence n’a pas (encore) été confrontée à l’égoportrait, au Québec. Pour autant, nous postulons qu’il ne s’agit pas là d’une lacune. Nous sommes d’avis que l’égoportrait commanderait mutatis mutandis le même traitement que toute image captée par autrui. Assujetti à la nécessité d’un consentement préalable à sa diffusion et infléchi à la liberté d’information, l’égoportrait devrait recevoir un traitement analogue à toute photographie. Bien qu’il ne soit pas opportun de l’ériger comme une catégorie juridique émergente, il revêt une certaine utilité : il renforce la distinction entre le consentement à la captation et le consentement à la diffusion de l’image. En effet, nous avons vu que, si la captation de sa propre image et celle des autres personnes impliquées dans une aventure égoportraitiste ne pose généralement pas problème, la diffusion d’un égoportrait collectif sur les réseaux sociaux est susceptible, en revanche, de transgresser le droit au respect de l’image en l’absence d’un consentement à son utilisation. L’importance d’obtenir un consentement spécifique à la diffusion de l’égoportrait doit être relevée ici avec une acuité particulière – et il faut réfuter corrélativement toute présomption de consentement de la part des personnes photographiées. sur la presse, RLRQ, c. P-19, où l’article 4 précise ce qui suit : « Si le journal, dans le numéro publié le jour ou le lendemain du jour qui suit la réception de cet avis, se rétracte d’une manière complète et justifie de sa bonne foi, seuls les dommagesintérêts en réparation du préjudice réellement subi peuvent être réclamés. » 83. Pour un traitement du concept d’illicéité, voir Mariève LACROIX, L’illicéité : essai théorique et comparatif en responsabilité civile extracontractuelle pour le fait personnel, coll. « Minerve », Montréal, Éditions Yvon Blais, 2013. En jurisprudence, voir notamment de Montigny c. Brossard (Succession), [2010] 3 R.C.S. 64, par. 44 (j. LeBel). 84. L’article 1621 C.c.Q. encadre l’attribution des dommages-intérêts punitifs, lesquels doivent tendre à un objectif de prévention.

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Chef d’œuvre qui enferme une parabole entre l’art et la vie, mais également entre l’art et la morale, The Picture of Dorian Gray d’Oscar Wilde, publié en 1890, traite de thèmes qui relèvent de l’esthétique, tels que l’art, la beauté, la jeunesse, la morale et l’hédonisme. Le portrait de Dorian Gray, peint par Basil Hallward, fait naître chez le premier une profonde jalousie à l’égard du tableau ; il formule alors le souhait que le tableau vieillisse à sa place pour pouvoir conserver lui-même sa beauté d’adolescent. Le portrait de Dorian Gray sera marqué néanmoins par le temps, les vices, les crimes, jusqu’au drame final. N’y a-t-il pas là assimilation de l’image avec la personne au point de s’y confondre ? Certes, l’égoportrait n’est pas qu’une projection esthétique et narcissique de l’être puisqu’il relève également de l’expérience collective, ancrée dans un espace. La pratique de nombreux touristes consistant, par le biais d’une envahissante perche, prolongement métallique du bras humain, à capturer à la fois leur image, mais aussi le lieu visité, témoigne assurément de cet ancrage particulier. Néanmoins, les accidents liés à des tentatives hasardeuses d’égoportrait se multiplient, à tel point que le ministère de l’intérieur russe a publié sur son site internet un guide « du selfie sans danger »85. À l’aide de pictogrammes explicites, il est ainsi recommandé de ne pas se prendre en photo devant un train arrivant à grande vitesse, une bête sauvage, en haut d’un pylône électrique, en équilibre sur une fenêtre, dans un escalier, agrippé à une antenne ou encore en équilibre sur un bateau. La quête de l’image conduit ainsi à rappeler des évidences. La recherche de l’immortalité ne doit certainement pas se faire au prix de la vie. Si l’auteur de la photographie peut être appréhendé comme un artiste, ce qui compte n’est pas toujours la dimension esthétique des photos, mais tel que l’écrit Pierre Bourdieu, « l’aventure singulière de celui qui les a prises »86.

85. Voir en ligne : . 86. Pierre BOURDIEU (dir.), Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Éditions de Minuit, 1965, p. 62.

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La situation juridique de l’aide médicale à mourir au Canada : évolution jurisprudentielle et régression législative Florence CHADRONNET

Résumé L’aide médicale à mourir suscite un grand intérêt médiatique et populaire depuis plusieurs mois au Canada. Il s’agit en effet d’un sujet de société extrêmement important que la Loi concernant les soins de fin de vie du gouvernement québécois, l’arrêt Carter de la Cour suprême, et la Loi modifiant le Code criminel et apportant des modifications connexes à d’autres lois (aide médicale à mourir) du gouvernement fédéral (anciennement connue sous le nom de projet de loi C-14), ont tour à tour mis au premier plan. Ce texte s’intéresse à la situation juridique actuelle de l’aide médicale à mourir au Canada, et plus particulièrement à la validité constitutionnelle des lois qui la régissent – en l’occurrence, la Loi québécoise et la Loi fédérale. Il vise aussi à démontrer les sérieuses lacunes de ces dernières. Pour procéder à l’analyse voulue, il convient de tracer l’historique de cette situation juridique afin d’en connaître les origines et la portée. Nous commencerons donc par nous pencher sur l’arrêt Rodriguez rendu en 1993 dans lequel le plus haut tribunal du pays a confirmé la constitutionnalité de la prohibition de l’aide au suicide, puis nous étudierons l’arrêt Carter rendu 21 ans plus tard dans lequel il a infirmé les dispositions du Code criminel prévoyant ladite prohibition. Cela nous permettra de comparer ces décisions phares et d’examiner l’évolution entre les deux. Ensuite, nous commenterons la Loi fédérale, qui fait suite à l’arrêt Carter, et nous évaluerons sa constitutionnalité à la lumière de celui-ci. Nous terminerons par une comparaison de la Loi québécoise à la fois avec ce jugement et avec la Loi fédérale, également dans l’optique d’analyser sa constitutionnalité. Revue du Barreau/Tome 75/2016

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La situation juridique de l’aide médicale à mourir au Canada : évolution jurisprudentielle et régression législative Florence CHADRONNET* I.

L’introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 283

II.

L’arrêt Rodriguez : la confirmation de la constitutionnalité de la prohibition de l’aide au suicide . . . . . . . 284 A. Les motifs d’une faible majorité, ou la justification discutable du maintien du statu quo . . . . . . . . 284 B. Les motifs forts d’une minorité, ou les précurseurs de l’arrêt Carter . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 294

III. L’arrêt Carter, ou la consécration unanime des droits individuels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 299 IV. Les lacunes constitutionnelles des lois régissant l’aide médicale à mourir au Canada . . . . . . . . . . . . . . 309 A. La Loi fédérale : une réponse erronée à l’arrêt Carter. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 309 B. La Loi québécoise, ou la conciliation difficile avec la Loi fédérale et avec l’arrêt Carter . . . . . . . . 314 V.

*

La conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 317

L’auteure tient à remercier Me Nicolas Bellemare et Me Frédéric Bérard, chargés de cours à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, pour leurs précieux conseils qui ont rendu possible cet article.

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I. L’introduction L’aide médicale à mourir suscite un grand intérêt médiatique et populaire depuis plusieurs mois au Canada. Il s’agit en effet d’un sujet de société extrêmement important que la Loi concernant les soins de fin de vie (ci-après « Loi québécoise »)1, l’arrêt Carter2, et la Loi modifiant le Code criminel et apportant des modifications connexes à d’autres lois (aide médicale à mourir) (ci-après « Loi fédérale »)3, ont tour à tour mis au premier plan. Les individus atteints de problèmes de santé graves et incurables, qui éprouvent des souffrances durables et intolérables, et qui souhaitent mettre fin à leurs jours, mais qui sont physiquement incapables de le faire sans assistance, devraient-ils pouvoir bénéficier de l’aide médicale qu’ils requièrent dans ce but ? C’est là la question fondamentale et épineuse qui se pose. Ce problème fait intervenir des valeurs opposées et a des implications considérables sur les plans culturel, religieux, politique, juridique, éthique et déontologique – pour n’en nommer que quelques-uns. En 1993, le plus haut tribunal du pays rend l’arrêt Rodriguez4, confirmant la constitutionnalité de la prohibition de l’aide au suicide ; en 2015, il rend le révolutionnaire arrêt Carter5, infirmant les dispositions du Code criminel interdisant l’aide médicale à mourir, et déterminant certains paramètres pour encadrer celle-ci. Or, la Loi fédérale (anciennement connue sous le nom de projet de loi C-14), qui fait suite à l’arrêt Carter6, est l’objet de nombreuses critiques, notamment de la part des acteurs politiques ainsi que des communautés juridique et médicale. Cette loi se conforme-t-elle réellement à la décision à laquelle elle répond ? Qu’en est-il de la Loi québécoise, qui est elle aussi controversée – est-elle conciliable, d’une part, avec la Loi fédérale, et, d’autre part, avec l’arrêt Carter7 ? Ce texte s’intéresse à la situation juridique actuelle de l’aide médicale à mourir au Canada, et plus particulièrement à la validité constitutionnelle des lois qui la régissent – en l’occurrence, la 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7.

RLRQ, c. S-32.0001. Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5. L.C. 2016, ch. 3. Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519. Carter c. Canada (Procureur général), préc., note 2. Ibid. Ibid.

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Loi fédérale et la Loi québécoise. Il vise aussi à démontrer les sérieuses lacunes de ces dernières. Pour procéder à l’analyse voulue, il convient de tracer l’historique de cette situation juridique afin d’en connaître les origines et la portée. Nous commencerons donc par nous pencher sur l’arrêt Rodriguez8, puis nous étudierons l’arrêt Carter9 ; cela nous permettra de les comparer et d’examiner l’évolution entre les deux. Ensuite, nous commenterons la Loi fédérale et évaluerons sa constitutionnalité à la lumière de l’arrêt Carter10. Nous terminerons par une comparaison de la Loi québécoise à la fois avec ce jugement et avec la Loi fédérale, également dans l’optique d’analyser sa constitutionnalité. II. L’arrêt Rodriguez : la confirmation de la constitutionnalité de la prohibition de l’aide au suicide A. Les motifs d’une faible majorité, ou la justification discutable du maintien du statu quo Dans l’arrêt Rodriguez11, l’appelante est une femme malade en phase terminale, Sue Rodriguez, qui vit en Colombie-Britannique, et qui demande de l’aide pour se donner la mort. Elle est plus précisément atteinte de sclérose latérale amyotrophique et a une expectative de survie se situant entre 2 et 14 mois, avec une détérioration rapide de son état. Cette détérioration se traduira sous peu par une incapacité à avaler, à parler, à marcher et à se mouvoir sans aide, puis par la perte de sa capacité à respirer sans respirateur et à manger sans subir de gastrotomie, pour enfin être alitée continuellement. L’appelante, qui est bien au fait de son état de santé, ne désire pas mourir tant qu’elle peut encore profiter de la vie ; néanmoins, lorsqu’elle ne sera plus capable d’en profiter – et, par le fait même, lorsqu’elle ne sera plus physiquement capable de se donner la mort sans assistance –, elle veut qu’un médecin qualifié soit habilité à mettre en place les moyens technologiques dont elle se servirait pour mettre fin à ses jours elle-même au moment de son choix. Ainsi, elle souhaite faire invalider l’alinéa 241b) du Code criminel – qui prohibe l’aide au suicide – en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits 8. 9. 10. 11.

284

Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), préc., note 4. Carter c. Canada (Procureur général), préc., note 2. Ibid. Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), préc., note 4.

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et libertés (ci-après « Charte canadienne »)12, au motif qu’il porte atteinte aux droits que lui garantissent les articles 7, 12 et 15(1) de la Charte canadienne, et qu’il est par conséquent inopérant aux termes du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 198213 dans la mesure où il interdit à un malade en phase terminale de s’ôter la vie avec une aide médicale14. La Cour suprême rejette son appel – à l’instar des tribunaux de première et de deuxième instance – par une faible majorité de cinq contre quatre dans ce jugement de 1993 en statuant que l’alinéa 241b) du Code criminel est constitutionnel. Sous la plume du juge Sopinka, les juges majoritaires affirment d’abord que la question centrale à trancher en l’espèce est celle de savoir si l’alinéa 241b) du Code criminel contrevient à l’article 7 en empêchant madame Rodriguez de décider du moment et des circonstances de son trépas15. Ils commencent donc leur analyse par cette disposition de la Charte canadienne, qui édicte que « [c]hacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne ; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale ». Pour sa part, l’article 241 est ainsi libellé : 241. Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans quiconque, selon le cas : a) conseille à une personne de se donner la mort ; b) aide ou encourage quelqu’un à se donner la mort, que le suicide s’ensuive ou non.

L’appelante avance que l’alinéa 241b) empiète sur la liberté et la sécurité de sa personne puisqu’il interdit à quiconque, sous peine de sanction criminelle, de l’aider à se donner la mort lorsqu’elle ne sera plus capable de le faire sans assistance en raison de la progression sa maladie. Madame Rodriguez dit baser sa demande à la fois sur le droit de vivre le reste de sa vie dans la dignité intrinsèque de l’être humain, sur le droit de déterminer ce qu’il advient de son corps au cours de son existence, et sur le droit d’être 12. Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.)]. 13. Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.). 14. Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), préc., note 4, p. 530 et 531. 15. Ibid., p. 583.

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exempte de toute ingérence du gouvernement dans ses choix personnels fondamentaux ayant trait aux étapes finales de sa vie16. Le juge Sopinka souligne que les droits à la liberté et à la sécurité de sa personne, dont elle allègue la violation, sont des intérêts indissociables du caractère sacré de la vie, qui constitue l’une des trois valeurs que protège l’article 7 – trois valeurs qui sont, a priori, d’égale importance17. Il refuse d’emblée l’argument selon lequel les difficultés de madame Rodriguez découlent des déficiences physiques engendrées par sa maladie plutôt que d’une action gouvernementale, de même que l’argument voulant qu’elle ne puisse invoquer l’article 7 puisqu’elle n’est pas, et ne sera sans doute jamais, aux prises avec le système de justice criminelle. Il leur préfère l’argument d’après lequel la sécurité de la personne, de par sa nature, ne saurait comprendre le droit de commettre un acte mettant fin à la vie de quelqu’un – la sécurité de la personne s’intéressant de façon inhérente au bien-être de l’individu vivant18. Le juge Sopinka soutient : [H]istoriquement, le principe du caractère sacré de la vie signifie l’exclusion du libre choix de s’infliger la mort et certainement l’exclusion de la participation d’autrui à l’exercice d’un tel choix. Tout au moins, il n’est apparu dans la société aucun consensus nouveau pour s’opposer au droit de l’État de réglementer la participation d’autrui en exerçant un pouvoir sur des personnes mettant fin à leur vie.19

Cependant, le juge Sopinka se penche sur les conséquences de l’interdiction prévue à l’alinéa 241b) pour l’appelante, et il mentionne au passage que la common law reconnaît depuis longtemps le droit de décider comment son propre corps sera traité ; il conclut que cette prohibition porte atteinte à la sécurité de sa personne en ce qu’elle la prive de son autonomie personnelle et lui occasionne des douleurs physiques ainsi qu’une tension psychologique considérables20. Conséquemment, le juge Sopinka doit examiner si la privation du droit de madame Rodriguez à la sécurité est conforme aux principes de justice fondamentale21. Il explique que les principes 16. 17. 18. 19. 20. 21.

286

Ibid. Ibid., p. 584. Ibid., p. 584 et 585. Ibid., p. 585. Ibid., p. 588 et 589. Ibid., p. 589.

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de justice fondamentale laissent beaucoup d’espace au jugement individuel et que la Cour doit s’assurer qu’ils ne deviennent pas des principes qui sont de justice fondamentale uniquement d’après l’intéressé – elle ne doit pas non plus usurper le rôle du législateur22. Le juge Sopinka rappelle qu’il n’est pas contesté, en l’espèce, que l’alinéa 241b) sert l’objectif gouvernemental de protection de la personne vulnérable ; le litige concerne plutôt la portée excessive de l’interdiction – dans la mesure où elle s’applique également à des individus dans la situation de l’appelante – de même que son caractère arbitraire et injuste – étant donné que le suicide lui-même n’est pas prohibé, et que la common law autorise le médecin à cesser ou à ne pas administrer un traitement maintenant ou préservant la vie et à donner des soins palliatifs ayant pour effet de hâter la mort si le patient en décide ainsi23. Pour identifier les principes de justice fondamentale qui régissent le cas en l’espèce, le juge Sopinka est d’avis qu’il faut forcément pondérer les intérêts de l’État et ceux du particulier, contrairement à la juge McLachlin (dissidente) qui avance plutôt que l’intérêt de l’État n’est pas à considérer lors de cet exercice24. Selon le juge Sopinka, en effet, il y a violation de la justice fondamentale dans le cas où la limitation du droit en question promeut peu ou pas l’intérêt de l’État ; cette limitation est alors arbitraire et injuste, n’ayant aucun lien ou étant incompatible avec l’objectif législatif25. Le juge Sopinka entreprend donc d’évaluer en l’espèce si l’interdiction totale du suicide assisté de l’alinéa 241b) est arbitraire ou injuste. Cet alinéa « vise à protéger la personne vulnérable qui, dans un moment de faiblesse, pourrait être incitée à se suicider »26, un objectif qui se base sur l’intérêt étatique de préservation de la vie et qui reflète la politique de l’État en vertu de laquelle il ne faut pas déprécier la vie humaine en permettant d’enlever la vie. Plus qu’une politique de l’État, il s’agit également d’une composante de notre conception fondamentale du caractère sacré de la vie humaine. Cela dit, il est admis que le principe du caractère sacré de la vie humaine ne commande pas que toute vie humaine soit préservée coûte que coûte, et qu’il peut être modulé et limité par des notions de qualité de la vie, d’autonomie et de dignité de la personne27 ; c’est ce qui fait dire au 22. 23. 24. 25. 26. 27.

Ibid., p. 589 et 590. Ibid., p. 590. Ibid., p. 592 et 593. Ibid., p. 594 et 595. Ibid., p. 595. Ibid., p. 595 et 596.

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juge Sopinka qu’« [i]l faut analyser notre politique législative et sociale dans ce domaine pour déterminer si les principes fondamentaux ont évolué au point d’entrer en conflit avec la validité de la pondération des intérêts par le Parlement » 28. Le juge Sopinka commence donc par dresser un historique des dispositions en matière de suicide ; il aborde la décriminalisation de la tentative de suicide, mais juge qu’elle est inutile dans son analyse parce que, contrairement à la décriminalisation partielle de l’avortement, elle n’est pas signe d’un consensus, chez le législateur ou la population canadienne en général, d’après lequel le droit à l’autonomie des personnes qui veulent se suicider prime l’intérêt de l’État de protection de la vie de ses citoyens29. Le juge Sopinka s’intéresse ensuite aux soins médicaux au terme de la vie, particulièrement à la position de la Chambre des lords et à celle de la Commission de réforme du droit du Canada sur le sujet : toutes deux compatissent avec les individus désirant se donner la mort pour éviter d’atroces souffrances, mais refusent d’admettre que l’aide active d’un tiers dans un tel projet devrait être tolérée, même dans la situation d’un malade en phase terminale. Effectivement, elles croient que la participation active d’une personne dans la mort d’une autre est fondamentalement répréhensible tant moralement que juridiquement, et qu’il n’existe aucune assurance qu’il soit possible de prévenir les abus autrement que par une interdiction complète30. Par la suite, le juge Sopinka se livre à un examen de la législation à l’étranger. La position des autres démocraties occidentales se rapproche généralement de la position canadienne ; le suicide assisté n’est expressément autorisé nulle part, et la majorité des pays ont des dispositions sur l’aide au suicide aussi strictes, sinon plus, que l’article 241. La disposition en vigueur au Royaume-Uni semble être la seule – avant le cas en l’espèce – à avoir été étudiée par les tribunaux relativement à ses effets sur les droits individuels ; malgré les différences factuelles avec la cause de madame Rodriguez, le juge Sopinka trouve révélateur que ni la Commission européenne des droits de l’homme ni aucun autre tribunal judiciaire n’en soient jamais venus à la conclusion qu’il est défendu à un État de criminaliser l’aide au suicide pour des raisons constitutionnelles ou se rapportant aux droits de la 28. Ibid., p. 596. 29. Ibid., p. 596-598. 30. Ibid., p. 598-601.

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personne. Par ailleurs, dans certains pays européens, la prohibition de l’aide au suicide est moins rigide31. Les Pays-Bas en sont un exemple : Aux Pays-Bas, bien que l’aide au suicide et l’euthanasie active volontaire soient officiellement illégales, aucune poursuite n’est intentée si les directives médicales établies sont respectées. Les critiques de la position néerlandaise signalent l’existence d’une preuve indiquant que l’euthanasie active involontaire (interdite par les directives) est pratiquée avec une fréquence croissante. Cette tendance inquiétante peut indiquer qu’un relâchement dans l’interdiction absolue confirmerait l’argument du « doigt dans l’engrenage ».32

Le juge Sopinka insiste également sur les tentatives récentes de deux États américains – à savoir l’État de Washington et la Californie – de légaliser l’aide médicale à mourir dans des circonstances rappelant celles du présent pourvoi, et qui ont été repoussées par les électeurs. Ces derniers redoutaient surtout que les garanties législatives ne soient insuffisantes contre les abus, et ce, même si les conditions incorporées dans la proposition californienne étaient plus rigides que celles qui ont été formulées en l’espèce par le juge Lamer et par la juge McLachlin dans leurs dissidences respectives, ainsi que par le juge McEachern en deuxième instance33. À l’issue de ce tour d’horizon de la législation étrangère, il appert qu’une prohibition totale de l’aide au suicide similaire à celle de l’article 241 est la norme pour les démocraties occidentales, et que l’échec des tentatives américaines de modifier le statu quo prouve qu’une telle prohibition est préférable à une loi éventuellement insuffisante contre les abus34. Toutefois, même si le Canada et d’autres démocraties occidentales érigent le caractère sacré de la vie en principe général, ils distinguent les formes passive et active d’intervention dans le processus de la mort, en cautionnant la première et en sanctionnant la seconde35. Le juge Sopinka prend notamment l’exemple des soins palliatifs que les médecins sont autorisés à administrer aux patients en phase terminale avec l’intention de calmer la douleur et qui ont pour effet de hâter le décès, et il marque une distinction 31. 32. 33. 34. 35.

Ibid., p. 601-603. Ibid., p. 603. Ibid., p. 604 et 605. Ibid., p. 605. Ibid.

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avec l’aide au suicide dont l’intention est de provoquer le décès ; il juge que les distinctions reposant sur l’intention sont capitales, car elles sont à la base du droit criminel canadien36. Il explique que, lorsque les principes de justice fondamentale ne concernent pas uniquement le processus, il faut se rapporter, pour les identifier, aux principes qui seraient généralement reconnus chez des individus raisonnables. Or, en l’espèce, il n’existe aucune unanimité, et les distinctions que le juge Sopinka mentionne – entre la cessation de traitement et les soins palliatifs versus l’aide au suicide – subsistent et peuvent objectivement être défendues de manière convaincante, le seul consensus étant finalement qu’il faut respecter la vie humaine et s’abstenir d’attaquer les institutions la protégeant37. Ce consensus se révèle dans notre système juridique : celui-ci prohibe la peine capitale, et ce, notamment parce que le fait d’autoriser l’État à tuer dévaluerait la vie humaine – par cette interdiction, donc, l’État sert en quelque sorte d’exemple pour ses citoyens. Le juge Sopinka affirme que le but de la prohibition de l’aide au suicide est similaire : elle préserve le respect de la vie et, par conséquent, peut dissuader du suicide. Selon lui, autoriser l’aide médicale à mourir reviendrait à dire qu’il y a des cas où l’État approuve le suicide. De surcroît, le juge Sopinka considère que le fait que différentes associations médicales se soient officiellement positionnées contre la décriminalisation de l’aide au suicide est éloquent. En somme, le juge Sopinka, prenant en considération les inquiétudes manifestées face à la possibilité d’abus et la difficulté importante que pose l’élaboration de garanties afin de les éviter, estime que l’interdiction complète de l’aide au suicide n’est pas arbitraire ou injuste, et qu’elle reflète les valeurs fondamentales de notre société ; il conclut que l’alinéa 241b) ne viole aucun principe de justice fondamentale ni, de ce fait, l’article 7 de la Charte canadienne38. Le juge Sopinka poursuit son analyse en étudiant l’article 12 de la Charte canadienne, en vertu duquel « [c]hacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités ». Pour invoquer valablement cet article, l’appelante doit établir que l’État lui impose un traitement ou une peine, et que ce traitement ou cette peine est cruel et inusité. Madame Rodriguez prétend que 36. Ibid., p. 607. 37. Ibid., p. 607 et 608. 38. Ibid., p. 608.

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l’effet qu’a l’interdiction du suicide assisté est de lui infliger un traitement cruel et inusité en prolongeant ses souffrances jusqu’à ce qu’elle meure naturellement ou, alternativement, en la forçant à se donner la mort prématurément tandis qu’elle peut encore le faire sans assistance. De l’avis du juge Sopinka, l’État n’impose pas, en l’espèce, une peine à l’appelante aux termes de l’article 1239. Néanmoins, il se penche sur la question de savoir s’il la soumet à un traitement. Le juge Sopinka accepte de présumer, pour les fins de son examen, que le traitement au sens de cet article peut comprendre ce que l’État impose dans des circonstances qui ne sont pas de nature pénale ou quasi pénale. Il juge cependant que la seule interdiction qu’impose l’État à l’égard d’une certaine action ne peut être considérée comme un traitement d’après l’article 12. Effectivement, madame Rodriguez est seulement assujettie, comme tous les citoyens, aux dispositions du Code criminel. À cause de sa situation personnelle, une interdiction spécifique l’atteint d’une manière lui occasionnant des souffrances, mais cela ne veut pas dire qu’elle est soumise à un traitement de l’État. Pour former un traitement aux termes de l’article 12, il est nécessaire que l’action de l’État – qui peut tout aussi bien être, d’ailleurs, une action positive qu’une inaction ou une interdiction – prenne part à un processus étatique plus actif, comprenant l’exercice d’un contrôle de l’État sur la personne40. Bref, d’après le juge Sopinka, « soutenir que l’interdiction prévue à l’al. 241b), sans que l’appelante soit d’aucune façon soumise au système administratif ou judiciaire de l’État, se situe dans les limites de l’art. 12, forcerait le sens ordinaire de l’expression «contre tous traitements» imposés par l’État »41. Il tranche donc que l’alinéa 241b) ne viole pas l’article 12. Le juge Sopinka passe ensuite à l’examen de l’article 15, le troisième et dernier article de la Charte canadienne invoqué en l’espèce, dont voici le paragraphe pertinent : 15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques. 39. Ibid., p. 608 et 609. 40. Ibid., p. 611 et 612. 41. Ibid., p. 612.

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Selon lui, statuer, comme le juge Lamer (dissident), que les personnes handicapées ne pouvant se donner la mort sans assistance sont victimes d’une discrimination contraire à l’article 15 parce qu’elles sont privées d’un avantage ou assujetties à un désavantage à cause de l’alinéa 241b), fait naître des questions importantes et sensibles. Celles-ci contraindraient le plus haut tribunal du pays à énoncer des conclusions essentielles au sujet de la portée de l’article 15. Or, le juge Sopinka étant convaincu que l’atteinte – si elle existe – est sauvegardée par l’article premier de la Charte canadienne, il choisit en l’espèce de garder le silence sur ces questions, préférant les étudier dans une situation où elles sont indispensables pour décider42. En vertu de l’article premier, « [l]a Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ». Ainsi, le juge Sopinka présume qu’il y a violation de l’article 15 afin d’analyser l’application de l’article premier. Il débute cette analyse en appuyant les propos du juge Lamer voulant que l’alinéa 241b) s’appuie sur un « objectif législatif manifestement urgent et réel »43 fondé sur le respect de la vie humaine, qui constitue une valeur primordiale de la Charte canadienne, et sur la volonté de la protéger. En ce qui a trait à la proportionnalité, le juge Sopinka est d’avis – tout comme le juge Lamer – que la prohibition de l’aide au suicide a un lien rationnel avec l’objectif de l’alinéa 241b). Le juge Sopinka remarque que cet alinéa fournit une protection aux individus contre le contrôle d’autrui sur leur vie, et que l’admission d’une exception à cette protection générale pour certains groupes engendrerait une inégalité44. Il explique : [C]ette protection trouve son fondement dans un consensus important, dans les pays occidentaux, dans les organisations médicales et chez notre propre Commission de réforme du droit, sur l’opinion que le meilleur moyen de protéger efficacement la vie et les personnes vulnérables de la société est d’interdire, sans exception, l’aide au suicide. Les tentatives qui ont été faites pour nuancer cette

42. Ibid., p. 612 et 613. 43. Ibid., p. 613. 44. Ibid.

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approche par l’introduction d’exceptions n’ont pas donné de résultats satisfaisants et tendent à étayer la théorie du « doigt dans l’engrenage ».45

Le juge Sopinka reprend ainsi essentiellement la même argumentation que dans le cadre de son étude de l’article 7. Il note aussi que la formulation de garanties dans le but d’empêcher les abus s’est avérée insuffisante pour écarter les appréhensions d’après lesquelles l’assouplissement d’une norme légale claire amoindrirait la protection de la vie et entraînerait l’usage excessif des exceptions. Dans le cas de la décriminalisation de l’aide au suicide pour le malade en phase terminale, il serait en outre ardu de déterminer la vraie motivation de l’auteur de l’acte. Pour ces raisons, le juge Sopinka considère également que la disposition litigieuse n’a pas une portée excessive : il n’y a pas d’entre-deux qui pourrait assurer, avec toutes les garanties voulues, la pleine réalisation de l’objectif législatif. Effectivement, cet objectif inclut la protection de la vie des malades en phase terminale, et il vise notamment à les décourager de choisir la mort au lieu de la vie. De plus, il n’est absolument pas certain que l’exception puisse être élaborée de manière à restreindre la suppression de la vie aux malades en phase terminale désirant véritablement mourir46. Pour ce qui est de l’atteinte minimale, le juge Sopinka est d’accord avec le juge Lamer pour dire que le Parlement doit bénéficier d’une certaine latitude pour s’occuper de cette question « controversée » et « chargée d’éléments moraux »47. Considérant l’appui important que reçoit le genre de législation contesté dans le présent pourvoi de même que la nature controversée et complexe des questions discutées, le juge Sopinka estime que « le gouvernement était raisonnablement fondé à conclure qu’il s’était conformé à l’exigence de l’atteinte minimale », ce qui répond aux conditions de cet aspect du critère de proportionnalité48. Il affirme également être persuadé du respect du dernier volet du critère de proportionnalité, c’est-à-dire l’équilibre entre la restriction et l’objectif gouvernemental. Le juge Sopinka tranche donc que, en l’espèce, toute violation de l’article 15, le cas échéant, est assurément justifiée en vertu de l’article premier de la Charte canadienne49.

45. 46. 47. 48. 49.

Ibid. Ibid., p. 613 et 614. Ibid., p. 614. Ibid., p. 614 et 615. Ibid., p. 615.

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B. Les motifs forts d’une minorité, ou les précurseurs de l’arrêt Carter Quant à lui, le juge Lamer, dans sa dissidence, en vient à la conclusion que l’alinéa 241b) viole le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne : les individus handicapés physiquement incapables de s’ôter la vie sans aide subissent une discrimination à cause de cet alinéa qui, de par son effet, les prive de la possibilité de choisir le suicide, contrairement aux individus capables de mettre fin à leurs jours50. L’alinéa 241b) n’est pas préservé par l’article premier de la Charte canadienne, car les moyens sélectionnés afin de mettre en œuvre l’objectif législatif de cette disposition, soit la protection des personnes vulnérables et la prévention de possibles abus, ne constituent pas une atteinte minimale au droit à l’égalité prévu au paragraphe 15(1)51. En effet, le juge Lamer n’est « pas convaincu par l’argument du gouvernement semblant indiquer qu’il est impossible de concevoir une disposition législative se situant entre la décriminalisation complète et la prohibition absolue [de l’aide au suicide] »52, et il croit qu’une interdiction totale, qui ne prend pas en considération l’individu ou les circonstances en question, ne peut remplir « l’obligation constitutionnelle du gouvernement de porter atteinte aussi peu que raisonnablement possible aux droits des handicapés physiques »53. Compte tenu de ses conclusions au sujet du paragraphe 15(1), le juge Lamer n’examine pas les articles 7 et 12 de la Charte canadienne. En ce qui concerne la réparation, étant donné que la disposition vise un objectif important, mais qu’elle a une portée excessive, le juge Lamer est d’avis de suspendre l’effet de la déclaration d’invalidité de l’alinéa 241b) pendant un an à compter de la date du jugement afin de donner le temps au Parlement d’étudier cette question sensible et d’établir, s’il y a lieu, la nature de la disposition qui devrait se substituer à cet alinéa54. Il estime également qu’il est approprié d’accorder à madame Rodriguez – et à tous les individus physiquement incapables de se suicider sans assistance – une exemption constitutionnelle (assortie de plusieurs conditions) pendant la période de suspension de la déclaration d’invalidité55. 50. 51. 52. 53. 54. 55.

294

Ibid., p. 544. Ibid., p. 544 et 561. Ibid., p. 569. Ibid. Ibid., p. 570. Ibid., p. 572 et 573, 577-580.

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Pour leur part, dans leurs motifs dissidents rendus par la juge McLachlin, les juges L’Heureux-Dubé et McLachlin considèrent que, dans le cas en l’espèce, il ne s’agit pas d’une discrimination en vertu de l’article 15, contrairement à ce qu’avance le juge Lamer. Elles pensent plutôt que c’est la manière dont l’État peut limiter le droit d’un individu de faire des choix relativement à sa personne aux termes de l’article 7 de la Charte canadienne qui est concernée56. La juge McLachlin souscrit en grande partie aux motifs du juge Sopinka ; elle croit elle aussi que l’alinéa 241b) viole le droit à la sécurité de la personne consacré à l’article 7. Toutefois, elle ne partage pas sa conclusion selon laquelle cette atteinte respecte les principes de justice fondamentale puisqu’elle est essentielle pour éviter la survenue de cas où la mort serait infligée sans véritable consentement. D’après la juge McLachlin, il est injustifiable de priver l’appelante d’un choix dont d’autres bénéficient57. Elle s’exprime ainsi : Les dispositions actuelles du Code criminel, accompagnées de l’exigence d’une autorisation judiciaire, et en fin de compte, faut-il espérer, une révision de la loi, suffisent amplement pour empêcher des abus éventuels. Je ne peux pas admettre que le simple fait que le Parlement n’ait pas traité du problème des malades en phase terminale soit déterminant dans le présent pourvoi. Je ne peux admettre non plus que le fait que le suicide avec assistance médicale ne soit pas largement accepté ailleurs soit un obstacle à la demande présentée par Sue Rodriguez.58

La juge McLachlin s’appuie largement sur l’arrêt Morgentaler59, dont le raisonnement de l’opinion majoritaire, soutient-elle, résout les questions qui se posent en l’espèce. Effectivement, le régime législatif fédéral en vigueur ne prohibe pas le suicide, mais il interdit l’aide au suicide. En conséquence, il retire à certains individus le droit de se donner la mort uniquement parce qu’ils en sont physiquement incapables. Ainsi, l’appelante est privée du droit à la sécurité de sa personne (le droit de faire des choix relatifs à son propre corps et qui touchent seulement son propre corps) d’une façon qui n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale et qui viole donc l’article 7 de la Charte canadienne. Cette violation ne passe pas le test de l’article premier. C’est la même logique qui a justement conduit la majorité de la Cour, dans l’arrêt 56. 57. 58. 59.

Ibid., p. 616. Ibid., p. 617. Ibid. R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30.

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Morgentaler60, à invalider les dispositions du Code criminel sur l’avortement61. Un régime législatif limitant le droit d’une personne de disposer de son corps comme elle l’entend peut être contraire aux principes de justice fondamentale selon l’article 7 si la restriction est arbitraire, c’est-à-dire sans lien ou incompatible avec l’objectif législatif poursuivi ; il s’agissait d’ailleurs du fondement de la décision des juges majoritaires dans cet arrêt62. En l’espèce, le régime législatif réglementant le suicide, qui prive madame Rodriguez du droit de s’enlever la vie à cause de son incapacité physique, est arbitraire et, de ce fait, contraire à l’article 7 ; car il est incompatible avec les principes de justice fondamentale de ne pas permettre à l’appelante ce qui est permis à d’autres, en raison seulement de la possibilité que d’autres individus, éventuellement, subissent, non pas ce qu’elle requiert, mais l’acte d’infliger la mort sans réel consentement63. Dans certains cas, il est possible que les principes de justice fondamentale reflètent un équilibre entre les intérêts individuels et ceux de l’État, en fonction de la nature du principe de justice fondamentale concerné. Cela dit, dans le cas d’un régime législatif arbitraire, c’est toujours l’État qui doit prouver l’opportunité de ce régime, une fois son caractère arbitraire démontré par le plaignant. L’État fait cette preuve à l’étape de l’article premier : c’est à ce moment que les considérations d’intérêt public susceptibles de légitimer le maintien du régime – en l’occurrence, la crainte d’abus possibles – sont appropriées. Encore une fois, c’est de cette manière que les juges majoritaires ont procédé dans l’arrêt Morgentaler64, et la juge McLachlin est d’avis d’adopter cette approche en l’espèce65. La juge McLachlin rejette aussi l’argument voulant que l’appelante doive « être privée du droit de faire de son corps ce que d’autres peuvent faire, parce que l’État a intérêt à formellement interdire à quiconque d’aider quelqu’un à se donner la mort »66 – cet argument se rapproche de l’opinion du juge Sopinka, qui consi60. Ibid. 61. Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), préc., note 4, p. 617 et 618. 62. Ibid., p. 619 et 620. 63. Ibid., p. 621. 64. R. c. Morgentaler, préc., note 59. 65. Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), préc., note 4, p. 622 et 623. 66. Ibid., p. 623.

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dère que la participation active d’un individu dans la mort d’un autre est fondamentalement répréhensible tant moralement que juridiquement. La juge McLachlin répond que le Parlement n’a pas montré de manière constante l’intention de prohiber les actes engendrant la mort d’autrui ; elle souligne que le droit admet depuis longtemps qu’une personne provoquant la mort d’autrui avec une justification valable n’en sera pas tenue criminellement responsable, et elle laisse entendre que cette justification existe dans le cas de madame Rodriguez67. La juge McLachlin refuse en même temps l’argument d’après lequel seule l’assistance passive devrait être autorisée, ne voyant pas de différence valable entre l’acte passif et l’acte actif. Bref, selon elle, la distinction que la loi fait entre le suicide et le suicide assisté est arbitraire ; la prohibition de l’alinéa 241b) enfreint les principes de justice fondamentale et, de ce fait, l’article 768. Par la suite, la juge McLachlin examine si cette disposition est sauvegardée par l’article premier. Selon son analyse, l’objectif que sert l’alinéa 241b) demeure de « protéger la personne vulnérable qui, dans un moment de faiblesse, pourrait être incitée à se suicider »69, une justification qui se rapporte à deux craintes différentes. D’un côté, il y a la crainte que l’aide au suicide, si elle n’est pas prohibée, puisse servir de couverture au meurtre. Envisagé de cette manière, le but de l’interdiction n’est pas de prohiber ce qu’il vise à prohiber, c’est-à-dire l’aide au suicide, mais bien de prohiber un autre crime, c’est-à-dire le meurtre. Or, la juge McLachlin « doute sérieusement qu’une disposition législative portant atteinte aux principes de justice fondamentale puisse être considérée comme raisonnable et se justifier pour le seul motif que des crimes autres que ceux qu’elle prohibe risquent de devenir plus fréquents si elle n’existe pas », et elle relève au passage que les infractions d’homicide coupable fournissent un recours convenable70. D’un autre côté, il y a la crainte que, même lorsque le consentement à la mort est donné, ce dernier ne soit pas réellement volontaire71. Cependant, la juge McLachlin réitère que les dispositions du Code criminel participent déjà fortement à écarter les craintes ayant trait à l’absence de consentement de même qu’au consentement obtenu de façon irrégulière. Elle ajoute que 67. 68. 69. 70. 71.

Ibid. Ibid., p. 624. Ibid., p. 595 et 625. Ibid., p. 625. Ibid., p. 626.

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ces dispositions peuvent être assorties, au moyen d’une réparation accordée en l’espèce, de conditions additionnelles requérant une ordonnance d’un tribunal pour permettre l’aide au suicide – le juge devra évaluer le consentement72. La juge McLachlin conclut que l’atteinte à l’article 7 par l’alinéa 241b) n’est pas justifiée en vertu de l’article premier. À propos des rôles respectifs du législateur et des tribunaux, et des allégations d’après lesquelles c’est le rôle du Parlement seulement de réglementer le suicide assisté et que la Cour suprême devrait donc rester silencieuse sur le sujet, la juge McLachlin fait valoir que, le Parlement ayant décidé de légiférer en matière de suicide en légalisant le suicide et en prohibant l’aide au suicide, il convenait d’évaluer si, ce faisant, le législateur avait agi équitablement envers tous, ou si la prohibition était arbitraire73. Finalement, la juge McLachlin est d’avis de répondre aux questions constitutionnelles de la même manière que le juge Lamer 74. De son côté, le juge Cory (dissident) appuie lui aussi la façon dont le juge Lamer suggère de trancher le pourvoi, notamment pour les motifs à la fois du juge Lamer et de la juge McLachlin75. Le juge Cory rappelle que le plus haut tribunal du pays a souvent témoigné de l’importance de la dignité humaine dans notre société lorsqu’il a examiné l’article 7 de la Charte canadienne. Par ailleurs, selon le juge Cory, la mort est un élément constituant essentiel de la vie ; à ce titre, elle bénéficie de la protection constitutionnelle de l’article 7. Partant, « le droit de mourir avec dignité devrait être aussi bien protégé que n’importe quel autre aspect du droit à la vie »76. Le juge Cory avance que des prohibitions de l’État, qui condamneraient un malade en phase terminale, handicapé et sain d’esprit, à une mort cruelle et pénible, bafoueraient la dignité humaine. Il constate aussi qu’un malade sain d’esprit a la possibilité de refuser un traitement, même si cela aura pour conséquence inéluctable le décès77. C’est ce qui fait dire au juge Cory la chose suivante : Je ne vois aucune différence entre le fait de permettre à un malade sain d’esprit de choisir de mourir avec dignité en refusant un traite72. 73. 74. 75. 76. 77.

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Ibid., p. 627. Ibid., p. 628 et 629. Ibid., p. 629. Ibid. Ibid., p. 630. Ibid.

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ment et le fait de permettre à un malade sain d’esprit mais physiquement en phase terminale de choisir de mourir avec dignité en arrêtant le traitement qui lui permet de survivre, même si, du fait de son incapacité physique, cette mesure doit matériellement être prise par quelqu’un d’autre selon ses instructions. De même, je ne vois aucune raison de ne pas permettre aussi qu’un malade en phase terminale et sur le point de mourir puisse mettre fin à ses jours par l’intermédiaire de quelqu’un, comme l’a suggéré Sue Rodriguez.78

En effet, les malades qui ne sont pas physiquement handicapés bénéficient du droit de choisir la mort ; le juge Cory soutient qu’il n’y a pas de raison de priver de ce choix ceux qui le sont. Il propose que ce choix, pour un malade en phase terminale, soit soumis à certaines conditions, et que l’article 7 soit utilisé afin de permettre à un tribunal d’octroyer le redressement suggéré par le juge Lamer. D’après le juge Cory, pour les mêmes motifs que le juge Lamer, il est également possible de recourir au paragraphe 15(1) pour octroyer ledit redressement au moins aux malades handicapés en phase terminale79. III. L’arrêt Carter, ou la consécration unanime des droits individuels Dans l’arrêt Carter80, la Cour suprême doit à nouveau examiner si l’interdiction de l’aide médicale à mourir porte atteinte aux droits prévus par la Charte canadienne aux articles 7 et 1581. Effectivement, comme l’explique le plus haut tribunal du pays, nonobstant l’arrêt Rodriguez82 rendu 21 ans auparavant, le débat concernant l’aide médicale à mourir a continué – notamment au sein de la Chambre des communes et de ses comités, ainsi que du Sénat83. Le contexte a changé ; le rapport sur la prise de décisions en fin de vie publié en 2011 par la Société royale du Canada et qui préconise la modification du Code criminel afin d’autoriser l’aide à mourir dans certaines circonstances, ainsi que la Loi québécoise qui fait de l’aide médicale à mourir un soin de fin de vie adéquat, en sont des exemples84. En outre, en 2010, huit endroits dans le 78. 79. 80. 81. 82. 83. 84.

Ibid., p. 630 et 631. Ibid., p. 631. Carter c. Canada (Procureur général), préc., note 2. Ibid., par. 1 et 2. Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), préc., note 4. Carter c. Canada (Procureur général), préc., note 2, par. 6. Ibid., par. 7.

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monde autorisaient une certaine forme d’aide à mourir, ce qui constitue une autre illustration claire de l’évolution du contexte – rappelons qu’en 1993, le juge Sopinka soulignait qu’aucune démocratie occidentale ne permettait de façon expresse l’aide à mourir85. Le litige en l’espèce a débuté quand Gloria Taylor a été informée qu’elle était atteinte de sclérose latérale amyotrophique – la même maladie neurodégénérative fatale dont souffrait Sue Rodriguez. Madame Taylor ne voulait pas elle non plus d’une mort lente et cruelle ni d’une mort prématurée (en mettant fin à sa vie alors qu’elle était encore physiquement capable de le faire) ; elle souhaitait décider du moment de sa mort et de la manière dont celle-ci se produirait. Ainsi, elle a formé une demande en justice devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique pour contester la constitutionnalité des dispositions du Code criminel interdisant l’aide à mourir, à savoir les articles 14, 21, 22, 222 et 241. Par la suite, se sont joints à sa demande, entre autres, Lee Carter et Hollis Johnson, qui avaient permis à la mère de madame Carter, Kathleen (« Kay ») Carter, de mourir dans la dignité conformément à son désir, en l’accompagnant en Suisse pour qu’elle puisse bénéficier des services d’une clinique d’aide au suicide86. Précisons que Kay souffrait, pour sa part, d’une sténose du canal rachidien lombaire, une maladie provoquant la compression progressive de la moelle épinière87. Dans une décision historique, les neuf juges accueillent le pourvoi à l’unanimité : L’alinéa 241b) et l’art. 14 du Code criminel portent atteinte de manière injustifiée à l’art. 7 de la [Charte canadienne] et sont inopérants dans la mesure où ils prohibent l’aide d’un médecin pour mourir à une personne adulte capable qui (1) consent clairement à mettre fin à sa vie ; et qui (2) est affectée de problèmes de santé graves et irrémédiables (y compris une affection, une maladie ou un handicap) lui causant des souffrances persistantes qui lui sont intolérables au regard de sa condition.88

Les appelants contestent la constitutionnalité des dispositions du Code criminel prohibant, d’après eux, l’aide à mourir, soit les articles 14, 21, 22, 222 et 241, tel que mentionné précédemment. Toutefois, la Cour suprême concentre son analyse sur 85. 86. 87. 88.

300

Ibid., par. 8. Ibid., par. 11-13. Ibid., par. 17. Ibid., par. 147.

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l’alinéa 241b) et l’article 14, en indiquant que ce sont ces deux dispositions qui, conjointement, érigent en crime la prestation de l’aide à mourir au Canada89. L’article 14 dispose que « [n]ul n’a le droit de consentir à ce que la mort lui soit infligée, et un tel consentement n’atteint pas la responsabilité pénale d’une personne par qui la mort peut être infligée à celui qui a donné ce consentement ». Notons qu’en l’espèce, l’aide médicale à mourir désigne « le fait, pour un médecin, de fournir ou d’administrer un médicament qui provoque intentionnellement le décès du patient à la demande de ce dernier »90. Néanmoins, avant d’entamer son analyse à proprement parler, la Cour suprême répond à deux questions préliminaires. D’une part, elle évalue si sa décision dans l’affaire Rodriguez91 peut être réexaminée. D’autre part, elle regarde si l’interdiction en litige excède la compétence du Parlement du fait que l’aide médicale à mourir se rapporte au contenu essentiel de la compétence provinciale en matière de santé – ce qui ne lui avait pas été demandé dans cette affaire92. La Cour répond à la première question par l’affirmative, en signalant que « [l]es juridictions inférieures peuvent réexaminer les précédents de tribunaux supérieurs dans deux situations : (1) lorsqu’une nouvelle question juridique se pose ; et (2) lorsqu’une modification de la situation ou de la preuve “change radicalement la donne” »93, deux conditions qui étaient satisfaites en l’espèce. Conséquemment, la juge de première instance n’était pas liée par l’arrêt Rodriguez94 ; elle l’a réexaminé en raison des changements à la fois dans le cadre juridique applicable à l’article 7 et dans la preuve concernant la maîtrise du risque d’abus lié à l’aide au suicide – les faits législatifs et sociaux en l’espèce sont « radicalement différents » des éléments de preuve présentés dans cette affaire95. Quant à la seconde question, la Cour y répond par la négative, en soulignant que la santé constitue un domaine de compétence concurrente, le Parlement et les provinces pouvant donc validement légiférer en cette matière. Il s’ensuit que « les deux ordres de gouvernement peuvent validement légiférer sur des aspects de l’aide médicale à mourir, en fonction du caractère et de l’objet du texte législatif »96.

89. 90. 91. 92. 93. 94. 95. 96.

Ibid., par. 19 et 20. Ibid., par. 40. Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), préc., note 4. Carter c. Canada (Procureur général), préc., note 2, par. 41. Ibid., par. 44. Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), préc., note 4. Carter c. Canada (Procureur général), préc., note 2, par. 45-48. Ibid., par. 53.

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La Cour suprême commence par étudier l’article 7 de la Charte canadienne. Elle reprend avec approbation les propos de la juge de première instance suivant lesquels l’interdiction de l’aide médicale à mourir contraint certains individus à mettre fin à leurs jours de façon prématurée, de peur de ne plus être en mesure de le faire quand leurs souffrances deviendront intolérables – le droit à la vie est donc concerné. Cette preuve de décès hâtif n’a pas été contredite devant la Cour suprême, qui juge que l’interdiction en question prive certains individus de la vie97. La Cour spécifie que le droit à la vie intervient quand une mesure ou une loi de l’État a pour résultat direct ou indirect d’infliger la mort à un individu ou de l’exposer à un risque accentué de mort ; les préoccupations liées à l’autonomie et à la qualité de vie sont plutôt des droits à la liberté et à la sécurité98. La Cour ajoute que le droit à la vie n’est pas une obligation de vivre : il ne requiert pas une interdiction totale de l’aide à mourir, et les individus peuvent « renoncer » à ce droit99. L’article 7 « englobe aussi la vie, la liberté et la sécurité de la personne durant le passage à la mort »100 – recoupant en substance l’affirmation du juge Cory (dissident) dans l’arrêt Rodriguez101 voulant que la mort, en tant qu’élément constituant essentiel de la vie, jouisse de la protection constitutionnelle de cette disposition. La volonté de préserver l’autonomie et la dignité individuelles est à la base des droits à la liberté et à la sécurité de la personne. La liberté assure le droit de prendre des décisions personnelles fondamentales sans immixtion de l’État ; la sécurité de la personne comporte une notion d’autonomie personnelle incluant la maîtrise de l’intégrité de sa personne, toujours sans ingérence étatique. Il s’agit d’intérêts distincts, mais la Cour choisit de les analyser conjointement en l’espèce102. Elle appuie la conclusion de la juge de première instance d’après laquelle l’interdiction de l’aide à mourir empiète sur les droits à la liberté et à la sécurité de la personne que garantit l’article 7 à madame Taylor – et à tous les autres individus affectés de problèmes de santé graves et irrémédiables. En effet, la loi leur enlève la possibilité de faire des choix personnels fondamentaux ayant trait à leur intégrité corporelle et aux soins médicaux, ce qui porte atteinte à leur liberté ; elle les laisse endurer des douleurs insupportables – physiques et psychologiques –, ce qui porte atteinte à 97. 98. 99. 100. 101. 102.

302

Ibid., par. 57 et 58. Ibid., par. 62. Ibid., par. 63. Ibid. Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), préc., note 4. Carter c. Canada (Procureur général), préc., note 2, par. 64.

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la sécurité de leur personne103. Souvenons-nous que les juges majoritaires, dans l’arrêt Rodriguez104, avaient eux aussi conclu que l’interdiction portait atteinte à la sécurité de la personne de l’appelante pour les mêmes raisons. En l’espèce, la Cour tranche que l’alinéa 241b) et l’article 14 du Code criminel, dans la mesure où ils interdisent l’aide médicale à mourir demandée par des adultes capables atteints de problèmes de santé graves et irrémédiables provoquant chez eux des souffrances durables et insupportables – comme madame Taylor –, violent le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne105. Il faut maintenant voir si cette privation s’accorde avec les principes de justice fondamentale. Comme le relève la Cour suprême, l’article 7 de la Charte canadienne n’énumère pas les principes de justice fondamentale auxquels il réfère. Cependant, les trois principes primordiaux suivants émanent de la jurisprudence récente concernant cette disposition : « les lois qui portent atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne ne doivent pas être arbitraires, avoir une portée excessive ou entraîner des conséquences totalement disproportionnées à leur objet »106. Pour évaluer le respect de ces principes, il faut tenir compte de l’objet que vise l’interdiction de l’aide à mourir107. La juge de première instance, en se basant sur l’arrêt Rodriguez108, a déterminé que l’objet de l’interdiction était d’éviter que les individus vulnérables soient poussés à s’enlever la vie dans un moment de faiblesse – ce que toutes les parties reconnaissent à l’exception du Canada109. En effet, le Canada admet que l’interdiction vise à protéger l’individu vulnérable, mais soutient que l’objet doit être défini plus globalement comme étant « la préservation de la vie »110. La Cour suprême rejette cette prétention en signalant, entre autres, qu’elle n’a pas retenu « la préservation de la vie » comme objet de la prohibition contestée dans l’arrêt Rodriguez111 ; elle réitère en l’espèce que l’objet est d’éviter que les individus vulnérables soient incités à mettre fin à leurs jours dans un moment de faiblesse112. 103. 104. 105. 106. 107. 108. 109. 110. 111. 112.

Ibid., par. 65 et 66. Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), préc., note 4. Carter c. Canada (Procureur général), préc., note 2, par. 58, 68 et 70. Ibid., par. 72. Ibid., par. 73. Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), préc., note 4. Carter c. Canada (Procureur général), préc., note 2, par. 74. Ibid., par. 75. Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), préc., note 4. Carter c. Canada (Procureur général), préc., note 2, par. 75, 76 et 78.

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Avant d’aborder l’analyse des principes de justice fondamentale en jeu, la Cour fait la remarque suivante : Lorsqu’ils déterminent si la privation du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne est conforme aux principes de justice fondamentale visés à l’art. 7, les tribunaux ne s’intéressent pas à des intérêts sociaux opposés ou aux avantages publics que procure la loi attaquée. Il convient plutôt d’étudier ces prétentions morales opposées et avantages généraux pour la société à l’étape de la justification au regard de l’article premier de la Charte [...].113

Soulignons que cette approche s’oppose diamétralement à celle qu’avaient adoptée les juges majoritaires dans l’arrêt Rodriguez114 : ces derniers, rappelons-le, avaient pondéré les intérêts de l’État et ceux du particulier à l’étape de leur examen des principes de justice fondamentale – contrairement à la juge McLachlin qui, dans sa dissidence, affirmait plutôt que l’intérêt de l’État n’était pas à considérer lors de cet exercice, rejoignant ainsi l’opinion actuelle unanime de la Cour. En l’espèce, la Cour évalue que l’interdiction complète de l’aide à mourir promeut manifestement la réalisation de l’objet de la loi : de ce fait, la limitation des droits individuels n’est pas arbitraire115. Par contre, la Cour juge que cette interdiction a une portée excessive. Effectivement, si l’objet visé est d’éviter que les individus vulnérables soient poussés à se donner la mort dans un moment de faiblesse, la loi touche des individus qui ne font pas partie de cette catégorie, comme l’a concédé le Canada – des individus capables, bien informés, sous l’emprise d’aucune coercition ni contrainte. En d’autres termes, la loi va trop loin en restreignant les droits de certaines personnes d’une manière n’ayant aucun lien avec son objet ; la prohibition générale s’attaque à une conduite qui est sans relation avec l’objectif législatif116. La Cour ne se prononce pas quant au caractère totalement disproportionné, vu sa conclusion sur la portée excessive de l’interdiction117. Bref, la prohibition de l’aide médicale à mourir prive madame Taylor et les individus dont la situation est similaire de leur droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de leur personne, et elle le fait en contravention aux principes de justice fondamentale, violant ainsi l’article 7. Notons que les juges majo-

113. 114. 115. 116. 117.

304

Ibid., par. 79. Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), préc., note 4. Carter c. Canada (Procureur général), préc., note 2, par. 84. Ibid., par. 86. Ibid., par. 90.

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ritaires, dans l’arrêt Rodriguez118, avaient plutôt conclu que l’interdiction en litige ne violait aucun principe de justice fondamentale ni, de ce fait, l’article 7 – principalement à cause de l’approche entièrement différente qu’ils avaient empruntée. Étant donné le résultat en l’espèce, la Cour ne se penche pas sur l’article 15 de la Charte canadienne119. Le plus haut tribunal du pays regarde donc si la violation de l’article 7 peut être justifiée en vertu de l’article premier. Cela requiert que le Canada fasse la preuve, d’un côté, que l’objet de la loi est urgent et réel et, d’un autre côté, que les moyens sélectionnés sont proportionnels à l’objet en question. Ce dernier volet exige que les moyens choisis soient rationnellement en lien avec l’objet de la loi, que la loi porte atteinte de manière minimale au droit concerné, et qu’il y ait proportionnalité entre les effets préjudiciables et les effets bénéfiques de la loi : la loi sera alors proportionnée à son objet120. En l’espèce, la restriction est prescrite par une règle de droit, et il n’est pas contesté que la loi poursuit un objectif urgent et réel ; c’est le caractère proportionné de l’interdiction qui est en jeu121. Il existe un lien rationnel entre l’interdiction absolue de l’aide médicale à mourir et l’objectif consistant à éviter que les individus vulnérables soient incités à mettre fin à leurs jours dans un moment de faiblesse : selon la Cour, l’interdiction d’une activité présentant certains risques est un moyen logique de diminuer les risques 122. En revanche, la prohibition totale de l’aide médicale à mourir n’est pas le moyen le moins préjudiciable de réaliser l’objectif législatif ; la limitation du droit n’est pas raisonnablement adaptée à l’objectif. Effectivement, après avoir pris connaissance des « témoignages de scientifiques, de praticiens de la santé et d’autres personnes qui connaissaient bien la prise de décisions concernant la fin de vie au Canada et à l’étranger »123, et après avoir étudié « une preuve abondante émanant de chacun des endroits où l’aide médicale à mourir est légale ou réglementée »124, la juge de première instance a constaté qu’un régime moins atten118. 119. 120. 121. 122. 123. 124.

Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), préc., note 4. Carter c. Canada (Procureur général), préc., note 2, par. 93. Ibid., par. 94. Ibid., par. 96. Ibid., par. 99 et 100. Ibid., par. 104. Ibid.

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tatoire à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne était à même de contrer les risques liés à l’aide médicale à mourir. Elle en est venue à la conclusion qu’un régime permissif assorti de garanties soigneusement conçues et scrupuleusement appliquées pouvait protéger les individus vulnérables contre les abus et les erreurs125. La juge de première instance a déterminé que les médecins étaient aptes à évaluer avec certitude le consentement libre et éclairé des patients demandant l’aide à mourir, « et elle a ajouté la mise en garde suivante : les médecins devraient s’assurer que les patients sont informés comme il se doit de leur diagnostic et de leur pronostic ainsi que des soins médicaux qu’ils peuvent recevoir, y compris les soins palliatifs visant à calmer la douleur et à leur éviter la perte de leur dignité »126. Elle a également jugé qu’aucune preuve convaincante ne démontrait que l’établissement d’un régime permissif au Canada mènerait à un « dérapage »127 – contrairement à ce qu’écrivait la Cour suprême dans l’affaire Rodriguez128, où la preuve tendait alors à étayer la théorie du « doigt dans l’engrenage » s’il n’y avait pas une prohibition absolue de l’aide au suicide. En l’espèce, la Cour ne voit aucune raison de refuser les conclusions auxquelles est parvenue la juge de première instance129. Mentionnons au passage le nouvel élément de preuve que le Canada a obtenu l’autorisation de présenter, soit un affidavit d’Etienne Montero, un professeur en bioéthique et spécialiste de la pratique de l’euthanasie en Belgique130 : Dans son affidavit, le professeur Montero passe en revue plusieurs cas récents, controversés et médiatisés d’aide à mourir en Belgique auxquels ne s’appliqueraient pas les paramètres proposés dans les présents motifs, tels que l’euthanasie pour les mineurs ou pour les personnes affectées de troubles psychiatriques ou de problèmes de santé mineurs. Selon le professeur Montero, ces cas démontrent que la Belgique s’est engagée dans un dérapage. À son avis, [TRADUCTION] « [u]ne fois l’euthanasie permise, il devient très difficile de s’en tenir à une interprétation stricte des conditions prévues par la loi ».131 125. 126. 127. 128. 129. 130. 131.

306

Ibid., par. 103 et 105. Ibid., par. 106. Ibid., par. 107. Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), préc., note 4. Carter c. Canada (Procureur général), préc., note 2, par. 109. Ibid., par. 110. Ibid., par. 111.

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Nous y reviendrons plus tard – signalons par ailleurs que la Cour suprême considère que cette preuve ne sape pas les conclusions de fait de la juge de première instance132. Le Canada insiste sur les risques que pose l’aide médicale à mourir, notamment ceux liés à la capacité décisionnelle et à la vulnérabilité ; or, la Cour observe que ces risques sont déjà présents dans tous les cas de décisions de fin de vie – les blessés, les malades et les handicapés peuvent, par exemple, refuser un traitement vital ou demander une sédation palliative, et dans ces cas le Canada ne prétend pas qu’il faut une interdiction complète, ou même une quelconque réglementation. La Cour répète qu’elle donne son aval à la conclusion de la juge de première instance voulant que les médecins soient en mesure d’évaluer la capacité décisionnelle avec la diligence nécessaire et en tenant compte de l’importance de la décision à prendre133. En somme, la Cour juge qu’il n’y a aucune erreur dans l’analyse effectuée par la juge de première instance à l’étape de l’atteinte minimale, et elle confirme que la prohibition générale de l’aide médicale à mourir n’est pas une atteinte minimale134. Notons que, dans l’arrêt Rodriguez135, le juge Lamer (dissident) avait également considéré qu’il ne s’agissait pas d’une atteinte minimale, n’étant pas persuadé – même avec la situation et la preuve d’alors – qu’il était impossible d’élaborer une disposition législative se situant entre la décriminalisation totale et l’interdiction complète de l’aide au suicide. Étant donné la conclusion en l’espèce, la Cour considère superflu de mettre en balance les effets préjudiciables de la loi sur les droits protégés et les effets bénéfiques de la loi au niveau de l’intérêt supérieur du public136. L’alinéa 241b) et l’article 14 du Code criminel ne sont pas préservés par l’article premier de la Charte canadienne137. Par la suite, la Cour suprême doit déterminer la réparation appropriée. Elle juge que l’exemption constitutionnelle autonome que lui proposait d’accorder la Cour d’appel est inadéquate, car elle créerait de l’incertitude, minerait la primauté du droit et correspondrait à une usurpation de la fonction du législateur138. 132. 133. 134. 135. 136. 137. 138.

Ibid., par. 112. Ibid., par. 114-116. Ibid., par. 121. Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), préc., note 4. Carter c. Canada (Procureur général), préc., note 2, par. 122. Ibid., par. 123. Ibid., par. 124 et 125.

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Le plus haut tribunal du pays statue que les dispositions interdisant l’aide médicale à mourir (l’alinéa 241b) et l’article 14 du Code criminel), dans la mesure où elles violent les droits que garantit l’article 7 aux individus tels que madame Taylor, sont nulles en vertu de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Le paragraphe 52(1) dispose effectivement que « [l]a Constitution du Canada est la loi suprême du Canada ; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit ». La Cour signale par la même occasion qu’« [i]l appartient au Parlement et aux législatures provinciales de répondre, si elles choisissent de le faire, en adoptant une loi compatible avec les paramètres constitutionnels énoncés dans les présents motifs »139 (nos soulignements). Ainsi, elle décide de prononcer une déclaration d’invalidité : La réparation appropriée consiste donc en un jugement déclarant que l’al. 241b) et l’art. 14 du Code criminel sont nuls dans la mesure où ils prohibent l’aide d’un médecin pour mourir à une personne adulte capable qui (1) consent clairement à mettre fin à sa vie ; et qui (2) est affectée de problèmes de santé graves et irrémédiables (y compris une affection, une maladie ou un handicap) lui causant des souffrances persistantes qui lui sont intolérables au regard de sa condition. Il convient d’ajouter que le terme «irrémédiable» ne signifie pas que le patient doive subir des traitements qu’il juge inacceptables. Cette déclaration est censée s’appliquer aux situations de fait que présente l’espèce. Nous ne nous prononçons pas sur d’autres situations où l’aide médicale à mourir peut être demandée.140

Il y a suspension de la prise d’effet de la déclaration d’invalidité durant douze mois, et la Cour refuse de créer une procédure d’exemption lors de cette période, compte tenu du décès de madame Taylor et du fait qu’aucune des autres parties en l’espèce ne requiert une exemption personnelle141. Mentionnons que, dans l’arrêt Rodriguez142, le juge Lamer (dissident) était lui aussi d’avis de suspendre l’effet de la déclaration d’invalidité de l’alinéa 241b) pendant un an, mais il aurait accordé à l’appelante – et à tous les individus dans une situation similaire – une exemption constitutionnelle.

139. 140. 141. 142.

308

Ibid., par. 126. Ibid., par. 127. Ibid., par. 128 et 129. Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), préc., note 4.

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Par ailleurs, en l’espèce, la Cour précise que cette déclaration d’invalidité n’oblige d’aucune manière les médecins à dispenser une aide à mourir ; elle invalide seulement la prohibition criminelle, laissant la suite entre les mains des collèges des médecins, du Parlement et des législatures provinciales. La Cour met toutefois l’accent sur la nécessité, dans la réponse législative ou réglementaire, d’harmoniser les droits reconnus par la Charte canadienne aux patients et aux médecins, le choix des médecins de participer à l’aide à mourir faisant intervenir leur liberté de conscience et de religion143. IV. Les lacunes constitutionnelles des lois régissant l’aide médicale à mourir au Canada A. La Loi fédérale : une réponse erronée à l’arrêt Carter La Loi fédérale constitue la réponse du Parlement à l’arrêt Carter144. Bien qu’elle s’y conforme généralement, nous sommes d’avis qu’elle s’écarte de cet arrêt sur certains points primordiaux. L’article 3 de la Loi fédérale prévoit, entre autres, les « [c]ritères d’admissibilité relatifs à l’aide médicale à mourir » : 241.2 (1) Seule la personne qui remplit tous les critères ci-après peut recevoir l’aide médicale à mourir : a) elle est admissible – ou serait admissible, n’était le délai minimal de résidence ou de carence applicable – à des soins de santé financés par l’État au Canada ; b) elle est âgée d’au moins dix-huit ans et est capable de prendre des décisions en ce qui concerne sa santé ; c) elle est affectée de problèmes de santé graves et irrémédiables ; d) elle a fait une demande d’aide médicale à mourir de manière volontaire, notamment sans pressions extérieures ; e) elle consent de manière éclairée à recevoir l’aide médicale à mourir après avoir été informée des moyens disponibles pour soulager ses souffrances, notamment les soins palliatifs.

143. 144.

Carter c. Canada (Procureur général), préc., note 2, par. 132. Ibid.

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Retranscrivons la conclusion de la Cour suprême en vertu de laquelle l’aide médicale à mourir est permise s’il s’agit d’« une personne adulte capable qui (1) consent clairement à mettre fin à sa vie ; et qui (2) est affectée de problèmes de santé graves et irrémédiables (y compris une affection, une maladie ou un handicap) lui causant des souffrances persistantes qui lui sont intolérables au regard de sa condition »145. À première vue, ces critères semblent tous se retrouver dans le paragraphe 241.2(1) que la Loi fédérale ajoute au Code criminel. Effectivement, la personne doit être un adulte capable, une condition qui est énoncée à l’alinéa 241.2(1)b). De plus, les conditions relatives au consentement à l’aide médicale à mourir sont présentes aux alinéas 241.2(1)d) et e). Enfin, la personne doit être atteinte de problèmes de santé graves et irrémédiables, une condition qu’établit l’alinéa 241.2(1)c). Néanmoins, l’article 3 de la Loi fédérale définit comme suit les problèmes de santé graves et irrémédiables : 241.2 [...] (2) Une personne est affectée de problèmes de santé graves et irrémédiables seulement si elle remplit tous les critères suivants : a) elle est atteinte d’une maladie, d’une affection ou d’un handicap graves et incurables ; b) sa situation médicale se caractérise par un déclin avancé et irréversible de ses capacités ; c) sa maladie, son affection, son handicap ou le déclin avancé et irréversible de ses capacités lui cause des souffrances physiques ou psychologiques persistantes qui lui sont intolérables et qui ne peuvent être apaisées dans des conditions qu’elle juge acceptables ; d) sa mort naturelle est devenue raisonnablement prévisible compte tenu de l’ensemble de sa situation médicale, sans pour autant qu’un pronostic ait été établi quant à son espérance de vie.

Ce paragraphe soulève de sérieuses difficultés au niveau constitutionnel. En effet, souvenons-nous que le plus haut tribunal du pays signalait dans l’arrêt Carter que le Parlement, s’il décidait de 145.

310

Ibid., par. 147.

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répondre, devait adopter « une loi compatible avec les paramètres constitutionnels énoncés dans les présents motifs »146. Or, ce n’est pas du tout le cas ici. D’abord, la Cour suprême parle dans ce jugement de « problèmes de santé graves et irrémédiables (y compris une affection, une maladie ou un handicap) »147 (nos soulignements). En utilisant la locution « y compris », elle indique que la liste qui y est rattachée n’est pas exhaustive. Les problèmes de santé graves et irrémédiables peuvent donc correspondre à autre chose qu’une affection, une maladie ou un handicap. Toutefois, à l’alinéa 241.2(2)a), la liste est exhaustive : les problèmes de santé graves et irrémédiables se limitent à une maladie, une affection ou un handicap, restreignant ainsi les individus admissibles à l’aide médicale à mourir. Ensuite, les alinéas 241.2(2)b) et c) traitent d’un « déclin avancé et irréversible [des] capacités », un critère complètement absent de l’arrêt Carter148. La preuve présentée dans cette affaire était même plutôt à l’effet contraire : les personnes affectées de problèmes de santé graves et irrémédiables souhaitaient avoir accès à l’aide médicale à mourir avant un déclin avancé de leurs capacités, car elles demandaient cette aide dans le but justement d’échapper à une détérioration prononcée de leur état. De surcroît, la condition de mort naturelle raisonnablement prévisible de l’alinéa 241.2(2)d) n’apparaît pas non plus dans le jugement de la Cour suprême, et elle ne peut s’en déduire d’aucune manière. Les problèmes de santé doivent bien sûr être graves et irrémédiables, mais cela ne signifie pas nécessairement qu’ils doivent avoir pour conséquence une mort naturelle raisonnablement prévisible ; ils doivent seulement causer des souffrances durables et subjectivement insupportables. En d’autres termes, la mort naturelle raisonnablement prévisible est une possibilité, et non pas un impératif. Par ailleurs, cette condition est préoccupante pour les médecins. En effet, si un médecin fournit l’aide à mourir à une personne, notamment parce qu’il évalue qu’elle mourra de mort naturelle dans un avenir raisonnablement prévisible, mais qu’il s’avère qu’il se trompe dans son évaluation, il pourra être accusé au criminel ; il ne pourra invoquer une erreur 146. 147. 148.

Ibid., par. 126. Ibid., par. 147. Ibid.

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sur la portée de la loi puisqu’il s’agirait d’une erreur de droit, ce qui n’est pas admissible149. Bref, le médecin ferait face à des accusations criminelles pour une erreur de diagnostic, ce qui ne pouvait être le cas avant l’entrée en vigueur de la Loi fédérale. En outre, d’après nous, la condition de mort naturelle raisonnablement prévisible viole l’article 7 de la Charte canadienne en privant de leur droit à la liberté et à la sécurité les adultes capables qui sont atteints de problèmes de santé graves et irrémédiables leur causant des souffrances persistantes qui leur sont intolérables au regard de leur condition, mais dont la mort naturelle n’est pas raisonnablement prévisible. Effectivement, elle leur enlève la possibilité de faire des choix personnels fondamentaux concernant leur intégrité corporelle et les soins médicaux, et elle les laisse endurer des douleurs insupportables. Nous estimons que cette privation n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale en raison du caractère arbitraire de la Loi fédérale : il ne semble y avoir aucune raison logique pour laquelle les individus dont la mort naturelle n’est pas raisonnablement prévisible seraient plus vulnérables que les autres, et aucune preuve dans l’arrêt Carter150 ne soutenait cette prétention. Le préambule de la Loi fédérale fait également mention de la mort naturelle raisonnablement prévisible, en tentant de justifier cette condition : « Attendu : [...] que [...] le fait de permettre l’accès à l’aide médicale à mourir aux adultes capables dont la mort est raisonnablement prévisible établit l’équilibre le plus approprié entre, d’une part, l’autonomie des personnes qui demandent cette aide et, d’autre part, les intérêts des personnes vulnérables qui ont besoin de protection et ceux de la société ;

Bref, l’alinéa 241.2(2)d) restreint grandement la classe des personnes ayant droit à l’aide médicale à mourir au motif que la condition de mort raisonnablement prévisible incarne le moyen d’« établi[r] l’équilibre le plus approprié » entre les intérêts du particulier et ceux de l’État. Cependant, nous soumettons que cet équilibre avait déjà été établi par la Cour suprême dans l’arrêt 149. 150.

312

R. c. Jorgensen, [1995] 4 R.C.S. 55. Carter c. Canada (Procureur général), préc., note 2.

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Carter151 à l’étape de son analyse de l’article premier, et que cet équilibre était reflété par les conditions pour se prévaloir de l’aide médicale à mourir qu’elle avait édictées dans sa conclusion. Par ailleurs, nous jugeons utile de formuler une autre remarque à propos de l’extrait suivant du préambule de la Loi fédérale : Attendu : [...] que le gouvernement du Canada s’est engagé [...] à explorer d’autres situations – chacune ayant des incidences qui lui sont propres – où une personne peut demander l’aide médicale à mourir, à savoir les cas de demandes faites par les mineurs matures, de demandes anticipées et de demandes où la maladie mentale est la seule condition médicale invoquée, (nos soulignements)

Nous souhaitons rappeler que l’arrêt Carter152 ne s’applique à aucune de ces trois situations, et surtout pas aux « demandes où la maladie mentale est la seule condition médicale invoquée ». À ce sujet, citons de nouveau les commentaires de la Cour par rapport à l’affidavit du professeur Montero : Dans son affidavit, le professeur Montero passe en revue plusieurs cas récents, controversés et médiatisés d’aide à mourir en Belgique auxquels ne s’appliqueraient pas les paramètres proposés dans les présents motifs, tels que l’euthanasie pour les mineurs ou pour les personnes affectées de troubles psychiatriques ou de problèmes de santé mineurs.153 (nos soulignements)

Bien sûr, cela n’empêche pas le législateur d’autoriser l’aide médicale à mourir pour les personnes affectées uniquement d’une maladie mentale. Cela dit, s’il souhaite légiférer en ce sens, nous émettons la réflexion suivante : la conciliation entre, d’une part, le consentement éclairé requis d’une personne pour un acte d’une si grande importance, et, d’autre part, des problèmes de santé mentale d’une gravité telle qu’elle justifierait d’accorder l’aide médicale à mourir à cette personne, nous apparaît impossible. Il est certain que lesdits problèmes de santé mentale constitueraient un obstacle insurmontable au consentement solide, indubitable, qui est exigé. 151. 152. 153.

Ibid. Ibid. Ibid., par. 111.

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B. La Loi québécoise, ou la conciliation difficile avec la Loi fédérale et avec l’arrêt Carter La Loi québécoise présente des similitudes avec la Loi fédérale et, à ce titre, elle partage quelques-unes de ses lacunes. Voici les conditions qu’elle détermine pour qu’une personne puisse obtenir l’aide médicale à mourir : 26. Seule une personne qui satisfait à toutes les conditions suivantes peut obtenir l’aide médicale à mourir : 1o elle est une personne assurée au sens de la Loi sur l’assurance maladie (chapitre A-29) ; 2o elle est majeure et apte à consentir aux soins ; 3o elle est en fin de vie ; 4o elle est atteinte d’une maladie grave et incurable ; 5o sa situation médicale se caractérise par un déclin avancé et irréversible de ses capacités ; 6o elle éprouve des souffrances physiques ou psychiques constantes, insupportables et qui ne peuvent être apaisées dans des conditions qu’elle juge tolérables. La personne doit, de manière libre et éclairée, formuler pour elle-même la demande d’aide médicale à mourir [...].

Rappelons que les législatures provinciales, si elles décident de légiférer sur l’aide médicale à mourir, doivent, tout comme le Parlement, adopter une loi s’accordant avec les paramètres constitutionnels exposés dans les motifs de l’arrêt Carter154 – évidemment, le fait que la Loi québécoise ait été adoptée avant qu’il ne soit rendu ne change rien à cette obligation. Ainsi, conformément à cet arrêt, l’individu qui désire se prévaloir de l’aide médicale à mourir, en vertu de l’article 26 de la Loi québécoise, doit être un adulte capable (le deuxième paragraphe du premier alinéa énonce cette exigence) qui consent clairement à mettre fin à ses jours (cette exigence est écrite au deuxième alinéa) et qui éprouve « des souffrances persistantes qui lui sont intolérables au regard de sa condition »155 (le sixième paragraphe du premier alinéa renferme 154. 155.

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Ibid., par. 126. Ibid., par. 147.

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cette exigence). Par contre, la Cour suprême spécifie que ces souffrances doivent être causées par des « problèmes de santé graves et irrémédiables (y compris une affection, une maladie ou un handicap) »156, tandis que l’article 26 nomme seulement la « maladie grave et incurable » (au quatrième paragraphe du premier alinéa), excluant par le fait même l’affection ou le handicap. En outre, le critère selon lequel la personne doit être en fin de vie (au troisième paragraphe du premier alinéa) est assimilable au critère de mort naturelle raisonnablement prévisible de la Loi fédérale ; et le cinquième paragraphe est parfaitement identique à l’article 241.2(2)b) compris dans la Loi fédérale, posant donc les mêmes problèmes quant au critère de déclin avancé et irréversible des capacités. Néanmoins, nous observons deux différences considérables entre la Loi québécoise et la Loi fédérale. Premièrement, aux termes de la Loi québécoise, l’aide médicale à mourir est « un soin consistant en l’administration de médicaments ou de substances par un médecin à une personne en fin de vie, à la demande de celle-ci, dans le but de soulager ses souffrances en entraînant son décès »157. Autrement dit, c’est le médecin qui doit lui-même administrer l’aide à mourir158. La Loi fédérale en donne plutôt la définition suivante à son troisième article : 241.1 [...] aide médicale à mourir Selon le cas, le fait pour un médecin ou un infirmier praticien : a) d’administrer à une personne, à la demande de celle-ci, une substance qui cause sa mort ; b) de prescrire ou de fournir une substance à une personne, à la demande de celle-ci, afin qu’elle se l’administre et cause ainsi sa mort. (medical assistance in dying)

Le médecin n’est donc pas contraint d’administrer lui-même l’aide à mourir ; il peut simplement prescrire ou fournir une substance à la personne pour qu’elle se l’administre – ou alors un infirmier praticien peut la lui prescrire, la lui fournir ou la lui administrer. Souvenons-nous qu’en vertu de l’arrêt Carter, l’aide médicale à mourir désigne « le fait, pour un médecin, de fournir ou 156. 157. 158.

Ibid. Loi québécoise, art. 3, par. 6. Loi québécoise, art. 30.

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d’administrer un médicament qui provoque intentionnellement le décès du patient à la demande de ce dernier »159. Par conséquent, en forçant le médecin à administrer lui-même l’aide à mourir, la Loi québécoise est trop restrictive et elle ne respecte pas cet arrêt ; elle devrait aussi permettre au médecin de seulement fournir le médicament. Toutefois, la Cour suprême ne fait jamais mention de l’infirmier praticien, et en ce sens la Loi fédérale semble trop large. Deuxièmement, la Loi fédérale ne se prononce pas sur les directives anticipées, à l’inverse de la Loi québécoise à son article 51 : 51. Toute personne majeure et apte à consentir aux soins peut, au moyen de directives médicales anticipées, indiquer si elle consent ou non aux soins médicaux qui pourraient être requis par son état de santé au cas où elle deviendrait inapte à consentir aux soins. Elle ne peut toutefois, au moyen de telles directives, formuler une demande d’aide médicale à mourir. (nos soulignements)

À ce stade, nous jugeons à propos de citer l’extrait suivant du préambule de la Loi fédérale : Attendu : [...] qu’il est souhaitable d’adopter une approche cohérente dans tout le pays en matière d’aide médicale à mourir, tout en reconnaissant la compétence des provinces en ce qui a trait à différentes questions liées à l’aide médicale à mourir, notamment la prestation de services de soins de santé, la réglementation des professions de la santé, les contrats d’assurance ainsi que les coroners et les médecins légistes ;

De même que l’extrait suivant de l’article 3 de la Loi fédérale : 241.2 [...] (7) L’aide médicale à mourir est fournie [...] en conformité avec les lois, règles ou normes provinciales applicables.

Il est patent qu’à certains égards, la coexistence entre les régimes d’aide médicale à mourir instaurés par la Loi québécoise et par la Loi fédérale est pratiquement impossible. Bien que cette dernière reconnaisse la compétence des provinces sur divers aspects de l’aide médicale à mourir, nous avons déjà exposé que la Loi québécoise régit en partie les mêmes aspects que la Loi fédérale, ce qui 159.

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Carter c. Canada (Procureur général), préc., note 2, par. 40.

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est véritablement problématique. Nous avons dit précédemment que la Cour suprême précisait que « les deux ordres de gouvernement peuvent validement légiférer sur des aspects de l’aide médicale à mourir, en fonction du caractère et de l’objet du texte législatif »160 (nos soulignements). Cela implique que les deux ordres de gouvernement ne peuvent pas validement légiférer sur les mêmes aspects de l’aide médicale à mourir, à moins de légiférer dans le même sens, de manière cohérente, voire identique ; autrement, ils doivent légiférer sur des aspects différents de l’aide médicale à mourir, de manière complémentaire. V. La conclusion En somme, il existe à présent un certain consensus au Canada selon lequel les individus atteints de problèmes de santé graves et incurables, qui éprouvent des souffrances persistantes et intolérables, et qui veulent se donner la mort, mais qui sont physiquement incapables de le faire sans assistance, devraient pouvoir obtenir l’aide médicale qu’ils requièrent à cette fin – un consensus totalement absent à l’époque de l’arrêt Rodriguez161. Rappelons que, dans celui-ci, la Cour suprême tranche que la prohibition de l’aide au suicide prive l’appelante du droit à la sécurité de sa personne, mais que cette privation est conforme aux principes de justice fondamentale, respectant donc l’article 7 ; la prohibition en cause ne viole pas non plus l’article 12, et même en supposant qu’il y a violation de l’article 15, l’article premier la justifie. À l’inverse, dans l’arrêt Carter162, le plus haut tribunal du pays statue que l’interdiction de l’aide médicale à mourir porte atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne de madame Taylor – et des autres individus dans un état similaire –, en contravention aux principes de justice fondamentale, violant ainsi l’article 7 ; cette violation n’est pas sauvegardée en vertu de l’article premier. Ces conclusions contrastantes s’expliquent, entre autres, par la conception juridique de l’article 7 qui a changé dans l’intervalle – une différence qui se révèle particulièrement dans notre comparaison de l’examen que fait la Cour des principes de justice fondamentale dans chacune des deux décisions. Présentement, les gouvernements fédéral et québécois, au moyen de leurs lois respectives, tentent de restreindre les droits 160. 161. 162.

Ibid., par. 53. Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), préc., note 4. Carter c. Canada (Procureur général), préc., note 2.

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constitutionnels reconnus dans l’arrêt Carter163 aux personnes dans une situation comme celle de madame Taylor, notamment en élaborant des critères d’admissibilité à l’aide médicale à mourir qui vont totalement à l’encontre de l’esprit du jugement. Le critère de déclin avancé et irréversible des capacités, de même que celui de mort naturelle raisonnablement prévisible, constituent les principales lacunes de la Loi fédérale – qui n’est certainement pas une réponse appropriée à l’arrêt Carter164. La Loi québécoise comporte aussi ces critères problématiques, en plus de limiter à la maladie les problèmes de santé dont la personne doit être affectée pour bénéficier de l’aide médicale à mourir, excluant par conséquent l’affection ou le handicap – contrairement à ce qu’énonçait expressément la Cour suprême. Ajoutons que la Loi québécoise est incompatible avec la Loi fédérale et qu’elle excède la compétence provinciale. Bref, la validité constitutionnelle de l’une comme de l’autre est plus que douteuse, et toutes deux sont de nature à faire régresser la situation juridique de l’aide médicale à mourir au Canada – au détriment de l’évolution entraînée par l’arrêt Carter165, après le statu quo qu’avait maintenu l’arrêt Rodriguez166. D’après la famille de Kay Carter, le projet de loi C-14 (qui est devenu la Loi fédérale) aurait même empêché cette dernière de bénéficier de l’aide médicale à mourir en raison de ses conditions d’admissibilité trop sévères, comme elle l’a déclaré dans les médias167. Effectivement, si le droit et les faits présentés en preuve dans cette cause étayent amplement les critères fixés par la Cour suprême, les critères divergents qu’édictent tant le Parlement que le gouvernement québécois ne reposent sur aucune justification rationnelle solide. Partant, il est urgent de rectifier la situation au niveau législatif afin, d’une part, d’éviter que davantage de personnes soient privées injustement de l’aide médicale à mourir, et, d’autre part, de prévenir des contestations judiciaires qui ne feront que retarder la reconnaissance d’un droit qu’elles possèdent déjà. L’arrêt Carter168 doit s’appliquer pleinement ; or, dans l’état actuel des choses, nous ne semblons pas encore tout à fait libérés de l’arrêt Rodriguez169. 163. 164. 165. 166. 167.

168. 169.

Ibid. Ibid. Ibid. Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), préc., note 4. Mélanie MARQUIS, « La famille Carter taille en pièces le projet de loi sur l’aide à mourir », La Presse, 21 avril 2016, en ligne : (consulté le 28 juillet 2016). Carter c. Canada (Procureur général), préc., note 2. Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), préc., note 4.

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De l’incohérence et de l’impossibilité d’application du régime dérogatoire en matière de preuve des documents technologiques Léo DUCHARME

Résumé Avant l’adoption, en 2001, de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, les documents technologiques étaient soumis aux mêmes règles de preuve que celles applicables aux documents sur support papier. Cette loi est venue briser cette parfaite symétrie en instaurant pour les documents technologiques un régime de preuve dérogatoire de celui régissant les documents sur support papier. La présente étude vise à démontrer, dans une première partie, que ce régime dérogatoire est incohérent et, dans une deuxième partie, qu’il est inapplicable. La première partie porte sur l’identification des règles dérogatoires qui font partie de ce régime d’exception et à en démontrer l’incohérence et, quant à certaines de ces règles, les raisons pour lesquelles elles sont inapplicables. L’étude attribue au premier chef l’incohérence du régime d’exception, au fait que la loi, après avoir posé, à l’article 2837 C.c.Q., comme principe, celui de la neutralité technologique, un principe qui aurait dû exiger que les documents sur un support faisant appel aux technologies de l’information demeurent soumis aux mêmes règles de preuve que les documents sur support papier, a, au contraire, assujetti, à l’article 2838 C.c.Q., la recevabilité en preuve de ces documents à une exigence qui ne s’applique pas aux documents sur support papier, soit celle que leur intégrité soit assurée. En toute logique, cette exigence aurait dû avoir pour conséquence d’imposer à celui qui invoque un document technologique d’avoir à démontrer qu’il respecte cette exigence pour pouvoir faire preuve. Au contraire, la loi, à l’article

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2840 C.c.Q., l’a dispensé d’avoir à faire cette démonstration, à moins que celui à qui il est opposé ne conteste son admissibilité et n’établisse par prépondérance de preuve qu’il y a eu atteinte à son l’intégrité. De ce fait, la loi s’est trouvée à affirmer une chose et son contraire. Or, c’est sur la base de cette contradiction qu’ont été formulées les règles dérogatoires suivantes : (1) la règle énoncée à l’article 89 A.C.p.c. assujettissant la contestation de la recevabilité des documents technologiques pour cause d’atteinte à leur intégrité aux formalités prévues à cet article ; (2) la règle énoncée à l’article 2839 C.c.Q., alinéa 2, visant à soustraire les documents technologiques aux règles ordinaires en matière de fardeau de la preuve afin qu’un document technologique puisse être reçu à titre de témoignage ou d’élément matériel de preuve ou servir de commencement de preuve, lorsque le support ou la technologie utilisée ne permet ni d’affirmer ni de dénier que son intégrité est assurée ; (3) les modifications apportées aux articles 2855 et 2874 C.c.Q. ayant pour objet d’exempter les documents technologiques qui sont des éléments matériels de preuve de l’obligation d’en prouver l’authenticité par une preuve distincte ; et (4) la règle énoncée à l’article 2860 C.c.Q., alinéa 3, ayant pour objet d’assujettir à des formalités particulières les documents technologiques pour qu’ils puissent remplir la fonction d’original, ou de copie en tenant lieu, d’un acte authentique ou semi-authentique. Chacune de ces règles fait l’objet d’une analyse afin d’en démontrer l’incohérence et, dans le cas des règles (3) et (4), d’énoncer les raisons pour lesquelles elles sont inapplicables. La deuxième partie vise à démontrer l’impossibilité d’application des règles suivantes : (1) la règle qui fait de l’intégrité assurée une exigence pour qu’un document technologique puisse faire preuve ; (2) la règle qui dispense d’établir, par une preuve distincte, l’authenticité d’un document technologique qui est un élément matériel de preuve ; et (3) le régime spécial de contestation de l’intégrité des documents technologiques. Dans ce dernier cas, comme ce régime, lors de l’adoption de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, relevait à la fois de l’article 2840 C.c.Q. et d’un article de l’ancien Code de procédure civile, l’article 89, auquel le nouveau Code de procédure a porté réforme, par l’article 262 N.C.p.c., l’étude, dans un premier temps, expose les raisons pour lesquelles, sous l’ancien Code de procédure, ce régime était inapplicable et, dans un deuxième temps, procède à vérifier s’il en est de même en vertu du nouveau Code de procédure. Aux fins de cette vérification, l’étude procède à une analyse de l’article 262 N.C.p.c. afin de déterminer quel en est l’objet. Sur la base que c’est le Code

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civil qui détermine les cas dans lesquels une contestation en la manière prévue au Code de procédure civile s’impose, l’étude considère que l’article 262 N.C.p.c., malgré qu’il soit rédigé en termes généraux, ne peut s’appliquer que dans les mêmes cas que ceux prévus à l’article 89 A.C.p.c., à savoir : dans le cas d’un acte sous seing privé qui est opposé à une partie qui paraît l’avoir signé ou à ses héritiers, comme l’exige l’article 2828 C.c.Q., alinéa 2 ; dans le cas d’un acte semi-authentique dont l’authenticité est contestée, comme l’exige l’article 2825 C.c.Q. ; et lorsque l’intégrité d’un document technologique est contestée, comme l’exige l’article 2840 C.c.Q. Il s’ensuit que l’article 262 N.C.p.c. se limite à régir les formalités de la contestation dans ces seuls cas. Une autre constatation qui se dégage de cette analyse, c’est que, dans les cas visés aux articles 2828 C.c.Q., alinéa 2, et 2825 C.c.Q., l’obligation imposée par l’article 262 N.C.p.c., à celui qui conteste l’origine ou l’intégrité du document, d’avoir à présenter une demande pour qu’il soit déclaré irrecevable est un non-sens vu que, dans ces cas, c’est à celui qui invoque le document qu’incombe le fardeau d’en établir l’authenticité. L’étude démontre, par ailleurs, que même si, en théorie, l’article 262 N.C.p.c. entend régir la contestation de l’intégrité d’un document technologique, en pratique, tel ne peut être le cas, et ce, pour la même raison que celle qui rendait inapplicable ce régime sous l’ancien Code de procédure. En effet, pour que ce régime soit applicable, il faudrait que ce soit le document technologique même qui soit produit. Or, comme, en pratique, pour des raisons de nécessité ou de commodité, c’est toujours par une copie sur support papier que le document technologique est prouvé, la preuve ne reposant plus alors sur un document technologique, le régime spécial régissant la contestation de l’intégrité d’un tel document ne peut s’appliquer. Deux conclusions se dégagent de l’étude, à savoir la nécessité d’abroger le régime dérogatoire en matière de preuve des documents technologiques et celle d’amender l’article 262 N.C.p.c., d’une part, pour que les cas dans lesquels cet article s’applique y soient mieux définis et, d’autre part, pour que les formalités qui doivent être respectées dans les cas en question redeviennent celles qui étaient prévues à l’article 89 A.C.p.c.

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De l’incohérence et de l’impossibilité d’application du régime dérogatoire en matière de preuve des documents technologiques Léo DUCHARME* Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 327 Section 1I-

De l’incohérence du régime de preuve distinct des documents technologiques . . . . . . . . . 328 De l’incohérence en tant que telle de la nécessité pour les documents technologiques que leur intégrité soit assurée . . . . . . . . . . . . . . . . 329 A- L’intégrité assurée est une exigence qui est en contradiction avec le principe de la neutralité technologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 329 B- L’intégrité assurée est une exigence qui n’a pas sa raison d’être . . . . . . . . . . . . . . . 330

II-

De l’incohérence du régime d’exception en matière de preuve adopté pour donner effet aux règles contradictoires des articles 2838 et 2840 C.c.Q. . . 332 A- De l’incohérence du régime spécial de contestation de l’intégrité des documents technologiques . . . . . . . . . . . . . . . . . 332 B- De l’incohérence de la règle d’exception visant à soustraire les documents technologiques du régime ordinaire de la charge de la preuve . . 334

*

Avocat au Barreau du Québec et professeur émérite de la Section de droit civil de l’Université d’Ottawa.

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1) De l’impossibilité d’application de la règle d’exception de l’alinéa 2 de l’article 2839 C.c.Q. . . . . . . . . . . . . . . . . . 335 2) La règle d’exception du deuxième alinéa de l’article 2839 C.c.Q. si elle était applicable ne s’appliquerait qu’aux documents technologiques qui sont des témoignages, des éléments matériels de preuve et des commencements de preuve . . . . . . . . 335 C- De l’incohérence de la règle d’exception qui dispense d’avoir à prouver par une preuve distincte l’authenticité des documents technologiques qui sont des éléments matériels de preuve . . . . . . . . . . . . . . 336 D- De l’incohérence des conditions qui ont été définies pour qu’un document technologique puisse remplir la fonction d’original ou de copie d’un document authentique ou semi-authentique . . . . . . . . . . . . . . . . 338 1) De l’incohérence des conditions requises pour qu’un document technologique puisse remplir la fonction d’original d’un acte authentique ou semi-authentique . . . . . 339 2) De l’incohérence des conditions requises pour qu’un document technologique puisse remplir la fonction d’une copie qui tient lieu de l’original d’un acte authentique ou semi-authentique . . . . . . . . . . . . 341 Section 2-

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De l’impossibilité d’application du régime spécial en matière de preuve des documents technologiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . 343

I-

De l’impossibilité d’application de l’exigence de l’intégrité assurée et des règles dérogatoires découlant de cette exigence . . . . . . . . . . . . 343

II-

De l’impossibilité d’application de la dispense de preuve de l’authenticité d’un document technologique qui est un élément matériel de preuve . . . . . . 344

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III- De l’impossibilité d’application du régime spécial de contestation de l’intégrité des documents technologiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 347 A- De l’impossibilité d’application des règles concernant la contestation de l’intégrité d’un document technologique sous l’ancien Code de procédure civile . . . . . . . . . . . . . . . 347 1) De l’impossibilité d’application du régime spécial de contestation de l’intégrité des documents technologiques aux documents technologiques qui sont des actes authentiques ou semi-authentiques . . . . 348 2) De l’impossibilité d’application du régime spécial de contestation de l’intégrité des documents technologiques aux documents technologique qui sont des actes de nature privée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 348 a) De la dualité de régimes concernant la contestation de l’authenticité des documents technologiques qui sont des actes de nature privée sous l’ancien Code de procédure civile . . . . . . . . 349 b) De la nécessité de produire l’original même du document technologique pour que la contestation de son origine ou de son intégrité soit régie par l’article 89 A.C.p.c. . . . . . . . . . . . . . . . 350 c) De l’impossibilité d’application du régime spécial de contestation de l’intégrité des documents technologiques aux documents technologiques qui sont des acte de nature privée . . . . . . . . . . . . . . . . . . 352 B- De l’impossibilité d’application du régime spécial de contestation de l’intégrité des documents technologiques prévu au nouveau Code de procédure civile . . . . . . . . . . . . 356

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1) Du régime spécial de la contestation de l’intégrité des documents technologiques en vertu du nouveau Code de procédure civile . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 357 2) De l’impossibilité d’application du régime spécial de la contestation de l’intégrité des documents technologiques en vertu du nouveau Code de procédure civile . . . . . 360 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 361

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INTRODUCTION 1. Avant l’adoption, en 2001, de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information1 (ci-après la Loi concernant le cadre juridique), il n’existait aucune réglementation particulière concernant la preuve de l’authenticité des documents technologiques. Mais, comme c’est le contenu d’un document, mais non son support, qui en détermine la nature, les distinctions que le Code civil fait entre les documents instrumentaires et les documents non instrumentaires s’appliquaient à ces documents. Dans le cas où le document technologique participait de la nature d’un écrit instrumentaire, les distinctions que le Code civil fait entre les actes authentiques, les actes semi-authentiques, les actes sous seing privé, les écrits instrumentaires non signés s’appliquaient également. De plus, dans le cas où le document technologique consistait en la représentation sensorielle d’un objet, d’un fait ou d’un lieu, il pouvait être qualifié d’élément matériel de preuve et être recevable en vertu de l’article 2855 C.c.Q. 2. De ce fait, les documents technologiques, en ce qui concerne la preuve de leur authenticité, étaient soumis aux mêmes règles que celles qui régissaient les documents sur support papier. L’application de ces règles ne posait aucun problème en ce qui concerne un document technologique ayant la qualité d’acte authentique du fait que l’original d’un tel acte doit demeurer en la possession d’un officier public et que la preuve ne peut en être faite qu’au moyen d’une copie attestée conforme à cet original par l’officier public qui en est le dépositaire, tel qu’il appert de l’article 2815 C.c.Q. Parce que l’original d’un acte authentique demeure inaccessible et que la copie sur support papier qui émane de l’officier public qui en est le dépositaire ne contient aucune information sur la nature du support de l’original qu’elle reproduit, il n’y avait pas lieu de faire de distinction entre une copie d’un acte authentique sur support papier et celle d’un acte authentique sur un support faisant appel aux technologies de l’information. 3. Les remarques que nous venons de faire à propos des actes authentiques s’appliquaient à plus forte raison à un document 1. Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, RLRQ, c. C-1.1.

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technologique ayant la qualité d’acte semi-authentique. En effet, pour qu’il ait cette qualité, il fallait que l’original de cet acte fût en la possession d’un officier public étranger, ce qui le rendait, pratiquement, inaccessible. De plus, cet acte, tout comme dans le cas de l’acte authentique, ne pouvait être prouvé que par une copie attestée conforme à l’original par l’officier public étranger qui en était le dépositaire. 4. L’attribution de la qualification d’écrit sous seing privé à un document technologique présentait toutefois plus de difficultés du fait qu’il est de l’essence d’un tel acte de porter la signature des parties. Toutefois, un document technologique par lequel une personne a exprimé son consentement à un acte juridique, à défaut de pouvoir être considéré comme un écrit sous seing privé, pouvait être considéré comme un écrit instrumentaire non signé faisant preuve contre celui qui l’avait émis, à condition d’en faire la preuve, comme l’exige l’article 2835 C.c.Q. 5. En vertu de l’article 2854 C.c.Q., une représentation sensorielle d’un objet, d’un fait ou d’un lieu constitue un moyen de preuve qui permet au juge de faire directement ses propres constatations. Comme cet article ne fait aucune distinction fondée sur la technique utilisée pour l’obtention de cette représentation, celle-ci pouvait certes être obtenue par un procédé faisant appel aux technologies de l’information, mais à la condition d’en établir l’authenticité en vertu de l’article 2855 C.c.Q. 6. Avant l’adoption de la Loi concernant le cadre juridique, les documents technologiques étaient soumis aux mêmes règles de preuve que celles régissant les documents sur support papier. Cette loi est venue briser cette parfaite symétrie en créant, pour ce qui est des documents technologiques, un régime spécial qui non seulement est incohérent, mais qui de surcroît est inapplicable. SECTION 1- DE L’INCOHÉRENCE DU RÉGIME DE PREUVE DISTINCT DES DOCUMENTS TECHNOLOGIQUES

7. Pour une raison qui demeure inconnue, la Loi concernant le cadre juridique, après avoir posé comme principe, celui de la neutralité technologique, un principe qui aurait dû commander que les documents sur un support faisant appel aux technologies de l’information soient soumis aux mêmes règles de preuve que les documents sur support papier, a assujetti la recevabilité en

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preuve de ces documents à une exigence particulière, soit l’exigence que l’intégrité de ces documents en soit assurée. En soi, cette exigence est une incohérence, mais, de plus, elle a été à l’origine de l’adoption de toute une série de règles propres aux documents technologiques dont l’incohérence est également manifeste. I- De l’incohérence en tant que telle de la nécessité pour les documents technologiques que leur intégrité soit assurée 8. Cette exigence est incohérente à la fois parce qu’elle est en contradiction avec le principe de la neutralité technologique et parce qu’elle n’a pas sa raison d’être. A- L’intégrité assurée est une exigence qui est en contradiction avec le principe de la neutralité technologique 9. Le principe de la neutralité technologique est affirmé à l’article 2837 C.c.Q. en ces termes : 2837. L’écrit est un moyen de preuve quel que soit le support du document, à moins que la loi n’exige l’emploi d’un support ou d’une technologie spécifique.

10. Selon ce principe, un document, qu’il soit sur support papier ou sur un support faisant appel aux technologies de l’information, devrait être régi par les mêmes règles et avoir la même valeur probatoire. Or, ce principe de neutralité technologique est immédiatement contredit par l’article 2838 C.c.Q. qui soumet les documents technologiques à une exigence non requise des documents sur support papier, à savoir l’exigence de l’intégrité assurée. Cet article s’énonce ainsi : 2838. Outre les autres exigences de la loi, il est nécessaire, pour que la copie d’une loi, l’acte authentique, l’acte semi-authentique ou l’acte sous seing privé établi sur un support faisant appel aux technologies de l’information fasse preuve au même titre qu’un document de même nature établi sur support papier, que son intégrité soit assurée.

11. Quant à la condition de l’intégrité assurée, elle est définie en ces termes par l’article 2839 C.c.Q., alinéa 1 :

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2839. L’intégrité d’un document est assurée, lorsqu’il est possible de vérifier que l’information n’en est pas altérée et qu’elle est maintenue dans son intégralité, et que le support qui porte cette information lui procure la stabilité et la pérennité voulue.

12. Il y a tout d’abord lieu de relever qu’en vertu de l’article 2838 C.c.Q., la condition de l’intégrité assurée telle que définie à l’article 2839 C.c.Q. ne s’appliquerait qu’aux documents suivants : une copie d’une loi, un acte authentique, un acte semi-authentique et un acte sous seing privé, à l’exclusion d’un acte instrumentaire non signé, d’un acte non instrumentaire et d’une représentation sensorielle puisque cet article n’en fait pas mention, mais nous verrons que tel n’est pas le cas et que l’exigence de l’intégrité assurée s’impose à tous les documents technologiques sans distinction. B- L’intégrité assurée est une exigence qui n’a pas sa raison d’être 13. Si les conditions énoncées par l’article 2839 C.c.Q. sont certes de nature à assurer l’intégrité des documents dont le support satisfait à ces conditions, en revanche, l’imposition de cette exigence n’a pas sa raison d’être. En effet, le fait qu’un acte se trouve sur un support dont la technologique n’empêche pas qu’il puisse être altéré rend seulement possible qu’il puisse l’être, mais ne peut faire présumer qu’il le sera et, s’il ne l’a pas été, pourquoi ne pourrait-il pas faire preuve ? La preuve de l’authenticité d’un document comporte deux volets : la preuve de son origine et celle de son intégrité. Tout comme dans le cas des documents sur support papier, la preuve de l’origine et celle de l’intégrité auraient dû être soumises aux mêmes règles. Aussi, n’y avait-il aucune raison d’exiger que l’intégrité d’un document technologique soit garantie pour qu’il puisse faire la même preuve qu’un document de même nature sur support papier. 14. En toute logique l’imposition de la condition de l’intégrité assurée pour qu’un document technologique puisse faire preuve aurait dû entraîner l’obligation pour celui qui invoque un tel document de démontrer qu’il respecte cette exigence, ainsi que la possibilité pour celui à qui ce document est opposé d’en contester l’admissibilité pour défaut de respecter cette exigence. Or, au lieu de cela, la loi a dispensé celui qui invoque un document technologique d’établir qu’il respecte l’exigence de l’intégrité assurée, à

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moins que celui à qui il est opposé fasse la démonstration, par prépondérance de preuve, qu’il y a eu atteinte à son intégrité, tel qu’il appert de l’article 2840 C.c.Q. qui s’énonce ainsi : 2840. Il n’y a pas lieu de prouver que le support du document ou que les procédés, systèmes ou technologies utilisés pour communiquer au moyen d’un document permettent d’assurer son intégrité, à moins que celui qui conteste l’admissibilité du document n’établisse, par prépondérance de preuve, qu’il y a eu atteinte à l’intégrité du document.

15. Comment ne pas constater, à la lecture de cet article, que la loi au sujet de l’intégrité assurée se trouve à affirmer une chose et son contraire. Par l’article 2838 C.c.Q., elle fait de l’intégrité assurée une exigence et, par l’article 2840 C.c.Q., elle déclare admissible tout document technologique, sauf si l’on démontre, par prépondérance de preuve, qu’il y a eu atteinte à son intégrité et, donc, sans égard au fait que son intégrité soit assurée ou non. De ce fait, la loi se trouve à reconnaître que ce qui importe, ce n’est pas qu’un document technologique soit inaltérable, mais qu’il n’ait pas été altéré. Ce qui est inconcevable, toutefois, c’est que la loi, au lieu de mettre à la charge de celui qui invoque un document technologique de prouver qu’il n’a pas été altéré, présume, au contraire, qu’il ne l’a pas été et impose à celui à qui un tel document est opposé, de prouver, par prépondérance de preuve, qu’il a été altéré. De plus, ce qui est encore plus inconcevable, c’est que l’article 2840 C.c.Q. prévoit qu’une fois qu’il aura été établi par prépondérance de preuve qu’il y a eu atteinte à l’intégrité d’un document technologique, celui qui l’invoque pourra démontrer qu’il était inaltérable. C’est méconnaître que l’établissement d’un fait par prépondérance de preuve présuppose qu’un jugement a été rendu à ce sujet à la suite d’un débat contradictoire. L’autorité de la chose jugée fait échec à ce qu’il soit possible d’établir que l’intégrité d’un document technologique était assurée après qu’il a été jugé qu’il y a eu atteinte à son intégrité. 16. D’où l’on voit que la loi affirme une chose et son contraire. Après avoir fait, à l’article 2838 C.c.Q., de l’intégrité assurée une condition pour qu’un document technologique puisse faire preuve, non seulement la loi n’a pas fait du respect de cette exigence, une condition pour qu’un document technologique soit admissible en preuve, elle est allée jusqu’à interdire, à l’article 2840 C.c.Q., que l’admissibilité d’un document technologique puisse être contestée

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sur la base du non-respect de cette condition en retenant, comme seul motif d’exclusion, une démonstration, par prépondérance de preuve, d’une atteinte à son intégrité. Comme c’est pour donner effet à ces règles contradictoires qu’a été élaboré le régime d’exception en matière de preuve des documents technologiques, il n’est pas étonnant que ce régime soit constitué de règles toutes aussi incohérentes les unes que les autres, comme nous allons maintenant le démontrer. II- De l’incohérence du régime d’exception en matière de preuve adopté pour donner effet aux règles contradictoires des articles 2838 et 2840 C.c.Q. 17. Aux fins de donner effet aux règles contradictoires des articles 2838 et 2840 C.c.Q., des règles dérogatoires ont été adoptées aux fins : (1) de soumettre la contestation de l’intégrité des documents technologiques aux formalités de l’article 89 A.C.p.c. ; (2) de soustraire les documents technologiques aux règles ordinaires en matière de fardeau de la preuve ; (3) de dispenser les documents technologiques qui sont des éléments matériels de preuve de l’exigence d’avoir à établir leur authenticité par une preuve distincte ; et (4) de déterminer les conditions requises pour qu’un document technologique puisse tenir lieu d’original ou de copie d’un acte authentique ou semi-authentique. Pour les raisons que nous allons voir, toutes ces règles s’avèrent aussi incohérentes que celles qu’elles avaient pour objet de mettre en œuvre. A- De l’incohérence du régime spécial de contestation de l’intégrité des documents technologiques 18. Pour donner effet à l’article 2840 C.c.Q. qui dispense celui qui invoque un document technologique d’avoir à prouver qu’il respecte cette exigence, à moins que celui qui conteste l’admissibilité du document n’établisse, par prépondérance de preuve, qu’il y a eu atteinte à son intégrité, on a jugé à propos de soumettre la contestation de l’intégrité d’un document technologique aux formalités de l’article 89 A.C.p.c. À cette fin, un quatrième paragraphe a été ajouté à cet article. Après cette modification, cet article se lisait ainsi : 89. Doivent être expressément alléguées et appuyées d’un affidavit :

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1. La contestation de la signature ou d’une partie importante d’un écrit sous seing privé, ou celle de l’accomplissement des formalités requises pour la validité d’un écrit ; 2. La prétention des héritiers ou représentants légaux du signataire d’un des écrits visés par le paragraphe 1, qu’ils ne connaissent pas l’écriture ou la signature de leur auteur ; 3. La contestation d’un acte semi-authentique ; 4. La contestation d’un document technologique fondée sur une atteinte à son intégrité. Dans ce cas, l’affidavit doit énoncer de façon précise les faits et les motifs qui rendent probable l’atteinte à l’intégrité du document. À défaut de cet affidavit, les écrits sont tenus pour reconnus ou les formalités pour accomplies, selon le cas.

19. Ce qui a, semble-t-il, échappé à l’attention du législateur c’est que la contestation exigée par l’article 2840 C.c.Q. n’est pas de la même nature que celle exigée dans les trois cas sur lesquels portait initialement l’article 89 A.C.p.c. En effet, dans ces trois cas, la formalité de la contestation était requise pour empêcher que l’authenticité des documents concernés ne soit tenue pour reconnue ou présumée et pour contraindre en conséquence celui qui les invoquait à faire la preuve de leur authenticité. Or, tel n’est pas l’objet de la contestation exigée par l’article 2840 C.c.Q. puisque celle-ci est requise pour que la preuve qu’il y a eu atteinte à l’intégrité du document soit admissible. Aussi, la sanction prévue au dernier alinéa de l’article 89 A.C.p.c. au cas de non-respect des formalités qui y étaient prescrites était-elle pour ce motif inapplicable dans le cas du défaut de contester la recevabilité d’un document technologique pour cause d’atteinte à son intégrité. 20. Comme la loi, par l’article 2840 C.c.Q. et la modification apportée à l’article 89 A.C.p.c., n’a porté réforme que des règles concernant la preuve de l’intégrité des documents en établissant une présomption en ce sens, la preuve de l’origine de ces documents est demeurée soumise aux mêmes règles que celles applicables aux documents sur support papier. D’où une dichotomie de régimes faisant en sorte que, dans le cas d’un document technologique qui était un écrit visé par le paragraphe 1, la contestation de son origine devait se faire en vertu de celui-ci, mais la contestation de son intégrité, en vertu du paragraphe 4. Dans le cas d’un acte

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semi-authentique, la contestation de son origine devait se faire en vertu du paragraphe 3, et la contestation de son intégrité en vertu du paragraphe 4. De plus, sur la base d’une interprétation purement littérale des articles 2840 C.c.Q. et 89 A.C.p.c., on aurait pu conclure que, dans le cas d’un document technologique qui est un acte authentique, la contestation de son origine devait se faire par inscription de faux, mais celle de son intégrité, par une contestation en vertu de l’article 89 A.C.p.c., paragraphe 4. Mais il s’agit là des effets que la réforme des règles de la contestation des documents technologiques aurait produits si cette réforme avait été applicable, mais, tel n’a pas été le cas comme nous en ferons la démonstration ci-après2. B- De l’incohérence de la règle d’exception visant à soustraire les documents technologiques du régime ordinaire de la charge de la preuve 21. Tel qu’il résulte des articles 2803 et 2804 C.c.Q., celui qui veut faire valoir un droit doit prouver les faits qui soutiennent sa prétention par une preuve qui rend l’existence de ce fait plus probable que son inexistence, à moins que la loi n’exige une preuve plus convaincante. Il s’ensuit que si la preuve ne permet ni d’affirmer ni de dénier l’existence du fait en question, celui sur qui repose la charge de la preuve doit succomber. Par dérogation à cette règle, l’article 2839 C.c.Q., alinéa 2, énonce ce qui suit lorsque la preuve ne permet ni d’affirmer ni de dénier que l’intégrité d’un document technologique est assurée : 2839. [...] Lorsque le support ou la technologie utilisé ne permet ni d’affirmer ni de dénier que l’intégrité du document est assurée, celui-ci peut, selon les circonstances, être reçu à titre de témoignage ou d’élément matériel de preuve et servir de commencement de preuve.

22. Cette règle dérogatoire est incohérente pour deux motifs : premièrement, parce qu’elle est impossible d’application et, deuxièmement, parce que, si elle l’était, elle ne s’appliquerait qu’aux documents technologiques qui sont des témoignages, des éléments matériels de preuve et des commencements de preuve. 2. Infra, par. 49 et s.

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1) De l’impossibilité d’application de la règle d’exception de l’alinéa 2 de l’article 2839 C.c.Q. 23. Pour que la règle d’exception de l’article 2839 C.c.Q., alinéa 2, puisse s’appliquer, il faudrait que la question de savoir si un document technologique respecte l’exigence de l’intégrité assurée puisse être débattue en justice. Or, comme nous venons de le voir3, tel n’est pas le cas, puisque l’article 2840 C.c.Q., non seulement dispense celui qui invoque un document technologique d’avoir à faire la preuve qu’il satisfait à cette exigence, mais, de plus, empêche celui à qui il est opposé d’en contester l’admissibilité au motif qu’il ne respecte pas cette exigence. Du fait qu’en vertu de cet article l’admissibilité d’un document technologique ne peut être contestée que pour cause d’atteinte à son intégrité, c’est donc seulement cette question qu’un tribunal peut être appelé à trancher. Or, c’est une règle fondamentale du droit judiciaire qu’un juge ne peut adjuger au-delà de ce qui lui est demandé. Puisque la loi interdit qu’un document technologique puisse être contesté au motif qu’il ne satisfait pas à la condition de l’intégrité assurée, il s’ensuit qu’il est impossible qu’un tribunal puisse avoir l’occasion d’appliquer la règle d’exception de l’article 2839 C.c.Q., alinéa 2. 2) La règle d’exception du deuxième alinéa de l’article 2839 C.c.Q. si elle était applicable ne s’appliquerait qu’aux documents technologiques qui sont des témoignages, des éléments matériels de preuve et des commencements de preuve 24. En vertu de l’article 2839 C.c.Q., alinéa 2, lorsque le support ou la technologie utilisé ne permet ni d’affirmer ni de dénier que son intégrité est assurée, celui-ci peut, selon les circonstances, être reçu à titre de témoignage ou d’élément matériel de preuve et servir de commencement de preuve. Or, contrairement à ce qui semble avoir été le but recherché par cette règle, à savoir celui de pouvoir s’appliquer à tout document technologique, tel n’aurait pas été le cas si cette règle avait été applicable. En effet, ce n’est pas le support, mais le contenu d’un document qui en détermine la nature. Il s’ensuit que pour qu’un document technologique dont le support ou la technologie utilisé ne permet ni d’affirmer ni de dénier que son intégrité est assurée puisse être reçu à titre de témoignage, d’un commencement de preuve ou d’un élément matériel de preuve, il faut, au préalable, qu’il soit le support d’un 3. Supra, par. 13 et s.

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témoignage, d’un commencement de preuve ou d’un élément matériel de preuve. D’où l’on voit que si la règle de l’article 2839 C.c.Q., alinéa 2, était susceptible d’application, ce qui n’est toutefois pas le cas pour les raisons que nous avons vues, cela aurait pour seul résultat de créer, sans aucune justification, en ce qui concerne l’exigence de l’intégrité assurée, un régime d’exception au seul bénéfice des documents technologiques qui sont le support d’un témoignage, d’un commencement de preuve ou d’un élément matériel de preuve. C- De l’incohérence de la règle d’exception qui dispense d’avoir à prouver par une preuve distincte l’authenticité des documents technologiques qui sont des éléments matériels de preuve 25. L’exigence de principe d’établir, par une preuve distincte, l’authenticité d’un élément matériel pour qu’il puisse faire preuve est énoncée en premier lieu à l’article 2855 C.c.Q. en ces termes : 2855. La présentation d’un élément matériel, pour avoir force probante, doit au préalable faire l’objet d’une preuve distincte qui en établisse l’authenticité.

26. L’article 2874 C.c.Q. fait le rappel de cette exigence pour qu’une déclaration enregistrée sur ruban magnétique ou par une autre technique d’enregistrement à laquelle on peut se fier puisse être admise à titre de témoignage en ces termes : 2874. La déclaration qui a été enregistrée sur ruban magnétique ou par une autre technique d’enregistrement à laquelle on peut se fier, peut être prouvée par ce moyen, à la condition qu’une preuve distincte en établisse l’authenticité.

27. Or, comme composante du régime d’exception propre aux documents technologiques, les articles 2855 et 2874 C.c.Q. ont été modifiés pour soustraire les éléments matériels et les enregistrements de déclarations qui sont des documents technologiques à l’obligation d’en établir l’authenticité par une preuve distincte, sauf dans le cas des documents dont le support ou la technologie utilisé ne permet ni d’affirmer ni de dénier que leur intégrité est assurée. Cette exception a été créée par l’ajout à l’article 2855 C.c.Q. du texte suivant et à l’article 2874 C.c.Q d’un texte similaire :

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Cependant, lorsque l’élément matériel est un document technologique au sens de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, cette preuve n’est requise que dans le cas visé au troisième alinéa de l’article 5 de cette loi.

Quant au troisième alinéa de l’article 5 de la Loi concernant le cadre juridique auquel il est fait référence, il s’énonce ainsi : Le document dont le support ou la technologie ne permettent ni d’affirmer, ni de dénier que l’intégrité en est assurée peut, selon les circonstances, être admis à titre de témoignage ou d’élément matériel de preuve et servir de commencement de preuve, comme prévu à l’article 2865 du Code civil.

28. Comme on peut le constater, les modifications apportées aux articles 2855 et 2874 C.c.Q. visent à attribuer à tous les documents technologiques qui sont des éléments matériels de preuve une dispense d’en établir l’authenticité par une preuve distincte, à l’exclusion des documents technologiques dont le support ou la technologie ne permet ni d’affirmer, ni de dénier que leur intégrité en est assurée. Relevons, tout d’abord, que cette exclusion ne peut fonctionner du fait de l’impossibilité, comme nous l’avons vu4, de pouvoir établir que le support d’un document technologique ou la technologie utilisée ne permet ni d’affirmer ni de dénier que son intégrité est assurée. Ne peuvent non plus être exclus de cette dispense, les documents technologiques dont l’intégrité n’en est pas assurée, du fait que l’article 2840 C.c.Q., comme nous l’avons vu également5, permet seulement de contester l’admissibilité d’un document technologique pour cause d’atteinte à son intégrité, rendant impossible qu’il puisse être contesté pour cause de nonrespect de l’exigence de l’intégrité assurée. De ce fait, la loi se trouve à dispenser d’avoir à démontrer, par une preuve distincte, l’authenticité de tout document technologique qui est une photographie, un enregistrement vidéo ou un enregistrement sonore. 29. Comment expliquer que la loi ait pu attribuer à ces documents technologiques une telle dispense ? Cela est sans doute dû à une méprise quant aux effets de l’application de l’article 2840 C.c.Q. à ces documents. L’article 2840 C.c.Q., en effet, repose implicitement sur une présomption de conservation de tout document technologique en son état original, présomption qui ne peut 4. Supra, par. 23. 5. Supra, par. 13 et s.

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être combattue que par une preuve prépondérante qu’il y a eu atteinte à son intégrité. C’est cette présomption qui, dans le cas des documents technologiques qui sont des représentations sensorielles, a vraisemblablement été confondue avec une présomption d’authenticité. Mais, pour qu’une telle présomption puisse s’appliquer, il faudrait qu’un document technologique qui est une représentation sensorielle puisse, par lui-même, faire preuve de son authenticité, sans la nécessité d’une preuve distincte, car, autrement, comment pourrait-il faire preuve ? Or, tel que nous verrons ci-après6, il est impossible qu’un document technologique qui est une représentation sensorielle puisse faire preuve par lui-même de son authenticité, de sorte que contrairement à ce que les articles 2855 et 2874 C.c.Q. affirment, l’obligation d’en prouver l’authenticité par une preuve distincte demeure. D- De l’incohérence des conditions qui ont été définies pour qu’un document technologique puisse remplir la fonction d’original ou de copie d’un document authentique ou semi-authentique 30. Ce qui caractérise les documents authentiques et semiauthentiques, c’est que, à la différence de tout autre document, ce n’est pas par la production de l’original qu’ils peuvent faire preuve, mais par la production d’une copie qui en tient lieu, comme l’énonce l’article 2860 C.c.Q., alinéa 1, en ces termes : 2860. L’acte juridique constaté dans un écrit ou le contenu d’un écrit doit être prouvé par la production de l’original ou d’une copie qui légalement en tient lieu.

31. Afin de rendre cette règle applicable aux documents technologiques qui sont des actes authentiques et semi-authentiques, on a jugé à propos d’ajouter un troisième alinéa à cet article, ayant pour objet de préciser à quelles conditions un document technologique peut remplir la fonction d’original ou celle de copie qui en tient lieu. Cet alinéa s’énonce ainsi : À l’égard d’un document technologique, la fonction d’original est remplie par un document qui répond aux exigences de l’article 12 de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information et celle de copie qui en tient lieu, par la copie d’un document certifié qui satisfait aux exigences de l’article 16 de cette loi. 6. Infra, par. 45 et s.

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32. Même si cet alinéa omet de le mentionner, il est évident qu’il vise à définir les conditions requises d’un document technologique pour qu’il puisse remplir la fonction d’original ou celle de copie d’un acte authentique ou semi-authentique puisqu’il s’agit des seuls actes qui peuvent être prouvés au moyen d’une copie qui en tient lieu. Or, dans l’un et l’autre cas, les conditions en question sont incohérentes. 1) De l’incohérence des conditions requises pour qu’un document technologique puisse remplir la fonction d’original d’un acte authentique ou semi-authentique 33. En vertu de l’article 2860 C.c.Q., alinéa 3, un document technologique pour pouvoir remplir la fonction d’original d’un acte authentique ou semi-authentique doit satisfaire aux conditions de l’article 12 de la Loi concernant le cadre juridique qui s’énonce ainsi : 12. Un document technologique peut remplir la fonction d’un original. À cette fin, son intégrité doit être assurée et, lorsque l’une de ses fonctions est d’établir que le document : 1o est source première d’une reproduction, les composantes du document source doivent être conservées de sorte qu’elles puissent servir de référence ultérieurement ; 2o présente un caractère unique, les composantes du document ou de son support sont structurées au moyen d’un procédé de traitement qui permet d’affirmer le caractère unique du document, notamment par l’inclusion d’une composante exclusive ou distinctive ou par l’exclusion de toute forme de reproduction du document ; 3o est la forme première d’un document relié à une personne, les composantes du document ou de son support sont structurées au moyen d’un procédé de traitement qui permet à la fois d’affirmer le caractère unique du document, d’identifier la personne auquel le document est relié et de maintenir ce lien au cours de tout le cycle de vie du document. Pour l’application des paragraphes 2o et 3o du premier alinéa, les procédés de traitement doivent s’appuyer sur des normes ou standards techniques approuvés par un organisme reconnu visé à l’article 68.

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34. Quant à l’article 68 de la Loi concernant le cadre juridique, il prévoit ce qui suit : 68. Lorsque la présente loi exige qu’un procédé, une norme ou un standard techniques soit approuvé par un organisme reconnu, pour établir qu’il est susceptible de remplir une fonction spécifique, la reconnaissance peut en être faite par : 1o la commission électrotechnique internationale (CEI), l’Organisation internationale de normalisation (ISO) ou l’Union internationale des télécommunications (UIT) ; 2o le conseil canadien des normes et ses organismes accrédités ; 3o le Bureau de normalisation du Québec. La reconnaissance peut également inclure la référence à un procédé établi ou à la documentation élaborée par un groupement d’experts, dont l’Internet Engineering Task Force ou le World Wide Web Consortium.

35. De l’article 2860 C.c.Q., il ressort que, pour qu’un document technologique puisse remplir la fonction d’original d’un acte authentique ou semi-authentique, il faut qu’il respecte les conditions énoncées aux articles 12 et 68 de la Loi concernant le cadre juridique. C’est dire que son intégrité devra être garantie par l’usage d’un support conforme à une norme ou à un standard technique approuvé par l’un des organismes mentionnés à l’article 68 de la Loi concernant le cadre juridique. Dans le cas d’un acte authentique, l’incohérence de cette règle est évidente. En effet, dans le cas d’un acte authentique sur support papier, c’est l’officier public qui en a la garde qui est le garant de son intégrité, mais ce ne serait pas le cas lorsqu’il s’agit d’un document technologique. Dans ce cas, c’est la technologie utilisée qui devrait impérativement en garantir l’intégrité. Pour pouvoir remplir cette fonction, il faudrait que cette technologie respecte une norme ou un standard technique approuvé par l’un des organismes énumérés à l’article 68 de la Loi concernant le cadre juridique. 36. Cette règle est toutefois impossible d’application du fait que l’article 2840 C.c.Q., comme nous l’avons vu précédemment7, dispense celui qui invoque un document technologique d’avoir à prouver qu’il respecte l’exigence de l’intégrité assurée et empêche 7. Supra, par. 13 et s.

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celui à qui il est opposé de le contester pour défaut de respecter cette exigence. Il s’ensuit que les conditions posées par l’article 2860 C.c.Q. pour qu’un document technologique puisse remplir la fonction d’original d’un acte authentique ou semi-authentique sont impossibles d’application. De ce fait, tout acte reçu par un officier public en vertu des lois du Québec, du Canada ou d’un pays étranger sur un support faisant appel aux technologies de l’information peut être prouvé par une copie qui en tient lieu, et ce, que ce support respecte ou non les formalités prévues à l’article 2860 C.c.Q. 37. D’ailleurs, s’il est au pouvoir de la législature du Québec de légiférer en ce qui concerne les formalités exigées des actes authentiques reçus par ses propres officiers publics, il n’en est pas de même en ce qui concerne les formalités des actes reçus par des officiers publics en vertu des lois du Canada ou d’un pays étranger. La législature du Québec usurpe donc un pouvoir qu’elle n’a pas en voulant régir les formalités des actes reçus par ces officiers publics. 2) De l’incohérence des conditions requises pour qu’un document technologique puisse remplir la fonction d’une copie qui tient lieu de l’original d’un acte authentique ou semi-authentique 38. L’article 2860 C.c.Q., alinéa 3, issu de l’adoption de la Loi concernant le cadre juridique ne fixe pas seulement les formalités exigées d’un document technologique pour qu’il puisse remplir la fonction de document source d’un acte authentique ou semiauthentique, il entend également régir les formalités que les copies de tels documents doivent respecter pour en tenir lieu. À ce sujet, cet article prescrit qu’à l’égard d’un document technologique, la fonction de copie qui en tient lieu est remplie par un document certifié qui satisfait aux exigences de l’article 16 de la Loi concernant le cadre juridique qui s’énonce ainsi : 16. Lorsque la copie d’un document doit être certifiée, cette exigence peut être satisfaite à l’égard d’un document technologique au moyen d’un procédé de comparaison permettant de reconnaître que l’information de la copie est identique à celle du document source.

39. Comme on peut le constater, l’article 2860 C.c.Q., alinéa 3, se trouve apparemment à rendre impérative, dans le cas des

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copies d’un acte authentique ou semi-authentique sur un support faisant appel aux technologies de l’information, une formalité qui, en vertu de l’article 16 de la Loi concernant le cadre juridique, est seulement facultative. Or, il n’est pas possible qu’il en soit ainsi, tant une telle interprétation est impensable. Le fait que l’original d’un acte authentique ou semi-authentique soit sur un support qui fait appel aux technologies de l’information ne peut pas rendre impossible l’émission, par l’officier public qui en est dépositaire, d’une copie sur support papier certifiée conforme à l’original. Aussi, est-il inconcevable qu’une telle copie ne puisse pas tenir lieu de l’original. 40. De ce fait, la formalité prévue à l’article 2860 C.c.Q., alinéa 3, n’est donc susceptible d’application que dans le cas d’une copie sur un même support que le document source. Or, la formalité en question qui consiste en un procédé de comparaison n’en est pas vraiment une. Une formalité est une opération imposée par la loi lors de la confection d’un acte pour la validité de cet acte. Le procédé de comparaison dont il est question à l’article 16 de la Loi concernant le cadre juridique ne peut survenir qu’après la confection de la copie. Dans le cas d’une copie sur support papier, la certification constitue bien une formalité puisqu’elle doit être effectuée lors de l’émission de la copie en vue d’en garantir la conformité au document source. 41. Or, l’article 2860 C.c.Q., alinéa 3, vise à dispenser une copie sur un même support d’un document technologique de la formalité de la certification, lorsqu’il est possible, au moyen d’un procédé de comparaison, de reconnaître qu’elle porte la même information que le document source. Mais comment une telle comparaison entre la copie et le document source peut-elle être possible puisque normalement l’accès au document source est impossible ? Pour que cette comparaison soit possible, il faut nécessairement que le document source soit accessible par Internet. Cette condition s’impose, car autrement toute comparaison entre la copie et le document source est impossible. De plus, la copie doit être sur le même support que le document source, car s’il s’agit d’une copie sur support papier, il ne s’agit plus d’un document technologique auquel l’article 16 de la Loi concernant le cadre juridique pourrait s’appliquer. Comme il existe très peu de cas où cette double condition pourra être satisfaite, c’est très exceptionnellement qu’un document technologique va pouvoir remplir la fonction d’une

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copie tenant lieu de l’original. C’est dire qu’en pratique, c’est par une copie sur support papier dûment certifiée par l’officier public dépositaire de l’original que la preuve d’un document technologique qui est un acte authentique ou semi-authentique doit être faite. SECTION 2- DE L’IMPOSSIBILITÉ D’APPLICATION DU RÉGIME SPÉCIAL EN MATIÈRE DE PREUVE DES DOCUMENTS TECHNOLOGIQUES

42. Comme nous venons de le voir, le régime d’exception en matière de preuve des documents technologiques s’avère complètement incohérent du fait qu’il a été élaboré sur la base de deux règles contradictoires, soit l’exigence, d’une part, que l’intégrité des documents technologiques soit assurée pour qu’ils puissent faire preuve et l’interdiction, d’autre part, que l’admissibilité d’un document technologique puisse être contestée sur la base que cette condition n’a pas été respectée. Ce régime est non seulement incohérent, il est également inapplicable, comme nous allons le démontrer pour ce qui est : (1) de l’exigence de l’intégrité assurée et des règles dérogatoires adoptées comme conséquence de cette exigence ; (2) de la dispense d’avoir à prouver, par une preuve distincte, l’authenticité des documents technologiques qui sont des éléments matériels de preuve ; et (3) du régime spécial de contestation de l’intégrité des documents technologiques. I- De l’impossibilité d’application de l’exigence de l’intégrité assurée et des règles dérogatoires découlant de cette exigence 43. L’exigence de l’intégrité assurée comme condition de recevabilité en preuve des documents technologiques est affirmée à l’article 2838 C.c.Q. et une définition en termes généraux de cette exigence se trouve à l’article 2839 C.c.Q., alinéa 1, selon laquelle « [l]’intégrité d’un document est assurée, lorsqu’il est possible de vérifier que l’information n’en est pas altérée et qu’elle est maintenue dans son intégralité, et que le support qui porte cette information lui procure la stabilité et la pérennité voulue ». Toutefois, dans le cas des documents technologiques qui sont des actes authentiques ou semi-authentiques, cela n’est pas suffisant puisqu’en vertu de l’article 2860 C.c.Q. le document devrait de plus respecter les exigences de l’article 12 de la Loi concernant le cadre

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juridique. Or, ces règles sont inapplicables parce qu’elles sont dépourvues de sanction, la loi n’exigeant pas, d’une part, que l’intégrité assurée d’un document technologique soit démontrée pour qu’il puisse faire preuve et prohibant, d’autre part, qu’une partie puisse s’opposer à ce qu’il soit recevable en démontrant que cette exigence n’a pas été respectée, comme nous l’avons vu précédemment8. Comme l’intégrité assurée d’un document technologique est un fait dont l’existence ne peut faire l’objet d’un débat judiciaire, il est donc impossible qu’un tribunal puisse donner effet à l’article 2839 C.c.Q., alinéa 2, qui prévoit que lorsque le support ou la technologie utilisée ne permet ni d’affirmer ni de dénier que son intégrité est assurée, celui-ci peut, selon les circonstances, être reçu à titre de témoignage ou d’élément matériel de preuve et servir de commencement de preuve. 44. Par ailleurs, comme l’établissement d’un fait par prépondérance de preuve nécessite un jugement rendu en ce sens, il est donc absolument impossible qu’une fois qu’il a été établi par prépondérance de preuve qu’il a eu atteinte à l’intégrité d’un document technologique que celui qui l’invoque puisse être admis à faire la preuve que l’intégrité de ce document est assurée, comme le prévoit l’article 2840 C.c.Q. II- De l’impossibilité d’application de la dispense de preuve de l’authenticité d’un document technologique qui est un élément matériel de preuve 45. Comme nous l’avons vu précédemment9, des modifications ont été apportées aux articles 2855 et 2874 C.c.Q., pour que, dans le cas des éléments matériels de preuve qui sont des documents technologiques, il ne soit pas nécessaire pour qu’ils puissent faire preuve qu’une preuve distincte en établisse l’authenticité. Cette exemption profite aux représentations sensorielles, tels les photographies, les vidéos et les enregistrements sonores qui sont sur un support faisant appel aux technologies de l’information. Comment expliquer une telle dérogation à la règle de principe qui exige, dans le cas de la présentation d’un élément matériel de preuve, qu’une preuve distincte en établisse l’authenticité ? La seule explication possible, c’est qu’on a confondu la présomption d’intégrité assurée conférée implicitement aux documents 8. Ibid. 9. Supra, par. 25 et s.

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technologiques par l’article 2840 C.c.Q. avec une présomption d’authenticité. Parce qu’il est impossible qu’un document technologique qui est une représentation sensorielle puisse avoir force probante sans qu’une preuve distincte n’en établisse l’authenticité, la dispense d’avoir à faire cette preuve ne peut pas s’appliquer. 46. En effet, pour que cette dispense puisse s’appliquer, il faudrait que les documents technologiques qui consistent en des photographies, des enregistrements sonores ou des vidéos puissent faire preuve, par eux-mêmes, de leur authenticité. À cette fin, il faudrait qu’ils puissent faire preuve, par eux-mêmes, de toutes les circonstances dans lesquelles les photos ou les enregistrements ont été effectués, tels la date, l’heure, le lieu, le genre d’appareil utilisé, son positionnement. Dans le cas d’enregistrements sonores, il faudrait qu’ils puissent faire preuve par eux-mêmes de l’identité des locuteurs. Dans le cas d’enregistrements vidéo, ou de photographies, il faudrait qu’ils puissent faire preuve, par eux-mêmes, de l’identité des personnes et des lieux qui y sont représentés. Or, il est manifestement impossible que des représentations sensorielles, du seul fait qu’elles soient sur un support faisant appel aux technologies de l’information, puissent faire preuve, par elles-mêmes, de tous ces faits en l’absence d’une preuve indépendante et, notamment, en l’absence d’une preuve testimoniale. 47. C’est ce que démontre d’ailleurs la jurisprudence relative à la recevabilité en preuve d’un enregistrement sonore ou d’un enregistrement vidéo. Dans les instances où un enregistrement audio a été invoqué en preuve, dans un cas, le tribunal a jugé qu’un tel enregistrement n’était pas un document technologique et que son admissibilité exigeait qu’une preuve distincte en établisse l’authenticité10. Dans plusieurs autres cas, un enregistrement audio a été jugé admissible à la suite d’une preuve indépendante qui en démontrait l’authenticité, sans que n’ait été soulevée la question de savoir si cet élément de preuve constituait ou non un document technologique11. Le problème de l’admissibilité d’une 10. Benisty c. Kloda, 2015 QCCS 3391, EYB 2015-254979. 11. Dans la situation de : X., 2008 QCCQ 3542, EYB 2008-133195, J.E. 2008-1171 ; Bellefeuille c. Morisset, 2007 QCCA 535, EYB 2007-117913, J.E. 2007-899, D.T.E. 2007T-394, [2007] R.J.Q. 796, [2007] R.J.D.T. 365 ; Dans la situation de C. (M.-P.), EYB 2005-99608, J.E. 2006-28 (C.Q.) ; Arcand c. Cayer, REJB 2004-80648, J.E. 2005-793 (C.S.).

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copie d’un enregistrement audio sur un même support n’a vraiment été abordé que dans deux affaires, à savoir : L. (B.) c. Maison sous les arbres12 et Levy c. Levy13. Dans la première affaire, même si le tribunal a conclu que cette copie satisfaisait aux conditions requises tant par le Code civil que par la Loi concernant le cadre juridique pour être admissible en tant que copie sur un même support d’un document technologique jouissant d’une présomption d’authenticité, il a quand même tenu à faire état que les deux interlocuteurs avaient reconnu qu’il s’agissait de leur voix respective dans l’extrait de l’enregistrement entendu en audience et qu’aucun d’entre eux n’avait contesté la fiabilité ou l’authenticité des propos tenus dans cet extrait. Peut-on concevoir que le tribunal aurait pu conclure à l’admissibilité de cette copie en l’absence de toute preuve quant à l’identité des interlocuteurs et aux circonstances de l’enregistrement ? D’autre part, dans l’affaire Levy c. Levy, le tribunal a refusé de se prononcer sur la recevabilité de la copie, au motif que son contenu démontrait à l’évidence qu’il n’y avait pas eu d’entente entre les parties, et ce, contrairement à ce que la partie qui l’invoquait entendait prouver par ce moyen.

48. La situation n’apparaît pas différente en ce qui concerne l’admissibilité d’une preuve vidéo. Dans deux cas, une telle preuve a été jugée recevable sur preuve de leur authenticité et sans référence aux règles concernant les documents technologiques14. Il y a toutefois une affaire où le tribunal a fait référence au défaut de la partie défenderesse d’avoir contesté, en conformité avec le paragraphe 4 de l’article 89 A.C.p.c., l’intégrité d’une preuve par vidéo qui lui était opposée, pour conclure à son admissibilité, mais il a fait cette remarque seulement après avoir entendu la preuve de chacune des parties à ce sujet et avoir conclu que la preuve de la partie défenderesse était insuffisante pour soulever un doute à ce sujet15.

12. L. (B.) c. Maison sous les arbres, 2013 QCCAI 150, EYB 2013-225379. 13. Levy c. Levy, 2012 QCCS 2408, EYB 2012-207264. 14. P. (G.) c. Drouin Gagnon, 2015 QCCS 3913, EYB 2015-255904, J.E. 2015-1495 ; Thibault c. Walker, 2012 QCCS 1916, EYB 2012-206070. 15. Gabriel Lalemant (Municipalité de) c. Caouette, 2015 QCCS 1948, EYB 2015251816, J.E. 2015-1167.

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III- De l’impossibilité d’application du régime spécial de contestation de l’intégrité des documents technologiques 49. Comme nous l’avons vu précédemment16, la composante majeure du régime d’exception en matière de preuve des documents technologiques a consisté à soumettre la contestation de l’intégrité de ces documents à des règles distinctes de celles de la contestation de leur origine. Lors de l’adoption de la Loi concernant le cadre juridique, cette réforme s’est opérée, par une dispense accordée, par l’article 2840 C.c.Q., à celui qui invoque un document technologique, d’avoir à démontrer qu’il respecte l’exigence de l’intégrité assurée à moins que celui à qui ce document est opposé ne prouve par prépondérance de preuve qu’il y a eu atteinte à son intégrité et en soumettant de plus cette contestation aux formalités prévues à l’article 89 A.C.p.c., paragraphe 4. Comme le nouveau Code de procédure civile a porté réforme des formalités concernant la contestation de l’origine et de l’intégrité des documents, nous traiterons d’abord de l’impossibilité d’application des règles spéciales concernant la contestation de l’intégrité d’un document technologique sous l’ancien Code avant de faire la démonstration que cette situation est demeurée la même en vertu du nouveau Code. A- De l’impossibilité d’application des règles concernant la contestation de l’intégrité d’un document technologique sous l’ancien Code de procédure civile 50. Par suite de l’instauration d’un régime distinct de contestation de l’intégrité des documents technologiques, il s’en est suivi qu’en principe la contestation de l’origine des documents technologiques devait obéir aux mêmes règles que les documents sur support papier, mais que la contestation de leur intégrité devait se faire selon les formalités prescrites par l’article 89 A.C.p.c., paragraphe 4 et l’article 2840 C.c.Q. Mais, pour les raisons que nous allons exposer, ce régime d’exception était inapplicable, tant en ce qui concerne (1) les documents technologiques qui étaient le support d’actes authentiques et semi-authentiques que (2) ceux qui étaient le support d’actes de nature privée, à savoir d’actes sous seing privé, d’actes instrumentaires non signés et d’écrits non instrumentaires. 16. Supra, par. 18 et s.

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1) De l’impossibilité d’application du régime spécial de contestation de l’intégrité des documents technologiques aux documents technologiques qui sont des actes authentiques ou semi-authentiques 51. Ce qui distingue les documents authentiques et semiauthentiques des autres documents, c’est que leur preuve doit se faire, non pas par la production de l’original, mais par la production d’une copie qui émane de l’officier public qui en a la garde. Même si, par suite d’une modification à l’article 2860 C.c.Q., il est prévu qu’une telle copie peut être sur un support faisant appel aux technologies de l’information, les conditions exigées pour qu’il en soit ainsi, sont telles, comme nous l’avons vu précédemment17, qu’elles peuvent difficilement être satisfaites. En pratique, c’est donc par une copie sur support papier, attestée conforme au document source, qu’ils pouvaient être prouvés et, de ce fait, le régime spécial de contestation de l’intégrité des documents technologiques ne pouvait pas s’appliquer. 52. Dans le cas des documents technologiques qui sont des actes authentiques, l’impossibilité d’application du régime dérogatoire de l’article 2840 C.c.Q. et de l’article 89 A.C.p.c., paragraphe 4, résultait également de la règle selon laquelle les lois générales ne dérogent pas aux lois particulières. En effet, il est de l’essence d’un document authentique de faire preuve tant de son origine que de son intégrité. La conservation de l’original d’un acte authentique en l’état où il a été constitué fait partie de la mission qui incombe à l’officier public qui en a la garde, de sorte qu’en vertu de l’article 2821 C.c.Q., c’est uniquement, par inscription de faux que l’intégrité d’un document authentique pouvait être contestée. Cette loi particulière avait donc préséance sur le régime général applicable aux documents technologiques. 2) De l’impossibilité d’application du régime spécial de contestation de l’intégrité des documents technologiques aux documents technologiques qui sont des actes de nature privée 53. Comme nous l’avons mentionné précédemment18, l’institution d’un régime d’exception pour ce qui est de la contestation de l’intégrité des documents technologiques a introduit une dicho17. Supra, par. 38 et s. 18. Supra, par. 20.

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tomie dans les règles concernant la contestation de l’authenticité de ces documents puisque cela a eu pour résultat de soumettre la contestation de l’intégrité de ces documents à des règles différentes de celles applicables à la contestation de leur origine. Mais pour que ces règles régissant la contestation de l’origine ou de l’intégrité des documents technologiques puissent s’appliquer, encore fallait-il que ce soit l’original même du document qui soit produit. Or, comme cette exigence, pour des raisons de nécessité ou de commodité, n’était jamais respectée, ces règles ne pouvaient s’appliquer. a) De la dualité de régimes concernant la contestation de l’authenticité des documents technologiques qui sont des actes de nature privée sous l’ancien Code de procédure civile 54. Sous l’ancien Code de procédure civile, en vertu du principe de la neutralité technologique affirmé à l’article 2837 C.c.Q., les documents technologiques qui sont des actes de nature privée sont devenus assujettis aux mêmes règles de preuve que les documents sur support papier à moins qu’il n’y soit dérogé. Or, les seules dérogations prévues par la loi en ce qui concerne la contestation de l’authenticité de ces documents concernent, d’une part, la dispense accordée à celui qui invoque un tel document d’avoir à prouver qu’il respecte l’exigence de l’intégrité assurée à moins que celui qui en conteste l’admissibilité n’établisse, par prépondérance de preuve, qu’il y a eu atteinte à son intégrité et, d’autre part, que cette contestation respecte la formalité prévue à l’article 89 A.C.p.c., paragraphe 4. Du fait qu’aucune dérogation n’est prévue pour ce qui est de la preuve de l’origine de ces documents, cette preuve demeure régie par les mêmes règles que celles applicables aux mêmes documents sur support papier. En conséquence, le régime spécial de contestation de l’intégrité d’un document technologique ne peut s’appliquer qu’une fois que son origine est reconnue ou établie. 55. En principe, dans le cas des documents technologiques qui sont des actes de nature privée, la preuve de leur origine incombe à la partie qui les invoque. Il n’existe que deux exceptions à cette règle, soit celles prévues à l’article 2828 C.c.Q., alinéa 2, concernant le cas de l’écrit sous seing privé qui est opposé à une personne qui paraît l’avoir signé ou à ses héritiers ou représentants. Dans le cas où il est opposé à un signataire apparent, l’origine du docu-

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ment doit être tenue pour reconnue, à moins que celle-ci ne soit contestée en conformité avec l’article 89 A.C.p.c., paragraphe 1 et il en est de même dans le cas où le document est opposé aux héritiers ou représentants, si son origine n’est pas contestée en conformité avec l’article 89 A.C.p.c., paragraphe 2. Dans l’un et l’autre cas, c’est seulement en conformité avec les articles 2840 C.c.Q. et 89 A.C.p.c., paragraphe 4, que l’intégrité du document peut être contestée. Il s’agit des deux seules situations où l’origine d’un document technologique de nature privée peut être tenue pour reconnue. Dans tous les autres cas, c’est à celui qui invoque le document qu’il incombe de faire la preuve de son origine. Cette règle s’applique à un document technologique qui est un écrit sous seing privé lorsqu’il est opposé à un tiers. Elle s’applique également lorsque le document technologique est un écrit instrumentaire non signé et un écrit non instrumentaire. Dans tous ces cas, c’est également en conformité avec les articles 2840 C.c.Q. et 89 A.C.p.c., paragraphe 4, que l’intégrité de ces documents peut être contestée. 56. Mais pour que le régime de la contestation de l’origine et de l’intégrité des documents prévu aux articles 2840 C.c.Q. et 89 A.C.p.c. puisse s’appliquer aux documents technologiques, encore faut-il que ce soit l’original de ces documents qui soit produit et non une copie sur support papier, comme nous allons maintenant le démontrer. b) De la nécessité de produire l’original même d’un document technologique pour que la contestation de son origine ou de son intégrité soit régie par l’article 89 A.C.p.c. 57. Cette nécessité s’impose en vertu de la règle de la meilleure preuve énoncée à l’article 2860 C.c.Q. qui s’applique tant aux documents technologiques qu’aux documents sur support papier. Une copie n’est qu’une preuve secondaire qui, dans le cas d’un document de nature privée, ne peut faire preuve ni de l’existence de l’original, ni de sa conformité à celui-ci, à moins que la partie qui l’invoque ne rapporte la preuve non seulement de l’existence de l’original, mais également de l’impossibilité de le produire, malgré sa bonne foi et sa diligence, ainsi que de sa conformité à l’original. 58. La dispense accordée, par l’article 2840 C.c.Q., à celui qui invoque un document technologique d’avoir à prouver qu’il res-

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pecte l’exigence de l’intégrité assurée repose sur une présomption que les caractéristiques techniques de son support empêchent que son contenu puisse être modifié. Il va de soi que ces caractéristiques techniques ne peuvent pas rendre impossible la fabrication d’une copie non conforme au document source ou, encore, empêcher qu’on puisse fabriquer de toutes pièces une copie d’un document qui n’existe pas. De plus les copies des documents technologiques, quant à leur conformité à l’original, n’offrent pas plus de garanties d’exactitude que les copies de documents sur support papier. Parce que les copies de documents technologiques, tout comme les copies de documents sur support papier, constituent des preuves secondaires, elles sont de droit inadmissibles en preuve, sauf du consentement de la partie adverse ou sur preuve qu’elles respectent les conditions requises pour être admissibles à titre de preuve secondaire.

59. L’affaire Tessier c. Sauriol (Érablière d’Oka enr.)19 illustre bien que les formalités de la contestation de l’authenticité des documents prévues à l’article 89 A.C.p.c. ne peuvent pas s’appliquer lorsque ce n’est pas l’original, mais une copie qui est invoquée en preuve. Dans cette affaire, la demanderesse entendait produire à titre de preuve de l’endettement du défendeur à son endroit, non pas l’original, mais une photocopie d’une reconnaissance de dette portant apparemment la signature du défendeur. En défense, celui-ci invoquait n’avoir jamais signé un tel acte. Lors de l’enquête, il a invoqué l’article 2860 C.c.Q. pour s’opposer à ce que la photocopie en question soit produite. Le tribunal a rejeté cette opposition, jugeant, à bon droit, que cette photocopie pouvait être produite afin que puisse être débattue la question de son admissibilité à titre de preuve secondaire. Bien que la signature apparaissant sur la photocopie ait été authentifiée par un expert, le tribunal a jugé cette preuve insuffisante pour accorder une valeur probante à cette photocopie au motif que cette signature avait pu être importée d’un autre document par un moyen technologique simple. Puis, le tribunal, après avoir jugé nébuleuses les explications de la demanderesse quant à son impossibilité de produire l’original de la reconnaissance qu’elle invoquait, a jugé irrecevable comme preuve de cette reconnaissance, la photocopie qu’elle avait produite.

19. Tessier c. Sauriol (Érablière d’Oka enr.), 2015 QCCQ 7272, EYB 2015-255754.

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60. Même s’il n’est pas possible de savoir si, dans cette affaire, le défendeur a appuyé ou non d’un affidavit sa contestation de la reconnaissance de dette qu’on lui opposait, il apparaît évident qu’il n’avait pas à le faire tellement il va de soi qu’une partie ne peut être contrainte de dénier sous serment l’authenticité de sa signature sur un titre dont l’existence reste à démontrer, sous peine que ce titre soit tenu pour reconnu. c) De l’impossibilité d’application du régime spécial de contestation de l’intégrité des documents technologiques aux documents technologiques qui sont des actes de nature privée 61. Comme nous venons de le démontrer, pour que, sous l’ancien Code de procédure civile, les formalités prévues aux articles 2840 C.c.Q. et 89 A.C.p.c., paragraphe 4, aient pu s’appliquer à la contestation de l’intégrité d’un document technologique qui était un acte nature privée, il aurait fallu que ce fût l’original même de ce document qui eût été invoqué en preuve et non une copie sur support papier. Mais, comme pour des raisons de nécessité ou de commodité, ce fut toujours une copie sur support papier qui a été offerte en preuve au lieu de l’original, ce régime a été rendu, de ce fait, inapplicable. 62. Il y a lieu de reconnaître que, dans de très nombreuses décisions, le tribunal a tenu pour acquis que le régime spécial de contestation de l’intégrité des documents technologiques prévu à l’article 89 A.C.p.c., paragraphe 4, s’appliquait aux copies sur support papier de documents technologiques de nature privée, telles des copies de courriels20, de commentaires exprimés sur Facebook21 et de documents publiés sur le site Internet d’une entreprise22. Mais, comme, dans tous ces cas, l’authenticité des documents technologiques ne faisait aucun doute, le tribunal n’avait vraiment pas à se prononcer sur le sujet, ce qui prive ces décisions de toute autorité en la matière.

20. Fortin c. Mercier, 2013 QCCS 5890, EYB 2013-229823 ; Vandal c. Salvas, B.E. 2006BE-13, (2005) R.L.587 (C.Q.). 21. Imbeault c. Lejeune, 2013 QCCQ 15218, EYB 2013-230583 ; Landry et Provigo Québec inc. (Maxi & Cie), EYB 2011-194706 (C.L.P.). 22. Fortin c. Mercier, 2013 QCCS 5890, EYB 2013-229823, J.E. 2013-2132, [2013] R.J.Q. 1969.

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63. En revanche, dans une affaire où c’est l’existence même du document technologique qui était niée, le tribunal a clairement affirmé que la copie sur support papier de ce document ne pouvait pas être considérée comme un document technologique dont la contestation serait régie par l’article 89 A.C.p.c., paragraphe 4. Il s’agit de l’affaire Sécurité des Deux-Rives ltée c. Groupe Meridian contruction restauration inc.23. Dans cette affaire, une agence de sécurité réclamait à une entreprise de nettoyage industrielle après sinistre, le paiement des services de surveillance qu’elle avait effectués sur les lieux d’un sinistre du 7 avril 2011 au 7 mai 2011. Comme motif pour refuser de payer cette réclamation, la défenderesse invoquait avoir envoyé un courriel à la demanderesse, le 11 avril 2011, l’avisant que les services en question n’étaient plus requis à compter d’aujourd’hui, le 11 avril 2011. Comme preuve de ce fait, la défenderesse a produit ce qui apparaissait une copie sur support papier de ce courriel portant comme date d’envoi : « Avril-11-11 12:25 PM ». Selon le directeur de la demanderesse, aucun tel courriel ne lui aurait été adressé et la copie produite serait un faux. L’enquête sur cette question s’est déroulée sans qu’aucune des parties ne fît référence aux règles de la Loi concernant le cadre juridique. 64. Malgré ce fait, le tribunal a considéré qu’il devait néanmoins s’interroger pour savoir si la contestation de l’authenticité de la copie sur support papier du courriel était recevable vu que les formalités prévues à l’article 89 A.C.p.c., paragraphe 4, n’avaient pas été respectées. Pour le tribunal, la principale raison qui rendait inapplicables ces formalités était le fait que le transfert du document original sur un support papier lui avait fait perdre son caractère technologique. Voici ce qu’il a affirmé à ce sujet : 73 La raison principale expliquant l’inapplicabilité du mécanisme prévu à l’article 89 A.C.p.c. réside dans le fait que ce que tente d’introduire en preuve la défenderesse n’est pas le document comme tel, mais une copie. Le transfert du document original aurait ainsi fait perdre le caractère technologique audit document puisque la feuille de papier produite telle quelle ne révèle aucune information permettant à l’autre partie d’en contester l’intégrité, fardeau extrêmement élevé et contestable prévu aux articles 2840 C.c.Q. et 7 de la Loi concernant le cadre juridique.24 23. Sécurité des Deux-Rives ltée c. Groupe Meridian contruction restauration inc., 2013 QCCQ 1301, EYB 2013-218819, J.E. 2013-552. 24. Ibid., par. 73.

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65. Le tribunal a donc jugé qu’il revenait à la défenderesse de faire la preuve de l’existence et de l’envoi du courriel. Après analyse de la preuve offerte de part et d’autre, il en est venu à la conclusion qu’elle ne s’était pas déchargée de ce fardeau et il a accueilli en conséquence l’action de la demanderesse. 66. Il y a lieu de souligner que le tribunal, dans cette affaire, a préfacé son analyse du régime d’exception en matière de preuve des documents technologiques, d’un jugement très sévère à son sujet qui va dans le sens de notre propre critique. Voici ce qu’il a affirmé à ce sujet : 44 Les règles contenues au Code civil, au Code de procédure civile et à la Loi concernant le cadre juridique donnent un ensemble difficile à saisir, ponctué d’enchevêtrements, parfois de répétitions, parfois d’omission ; ce domaine a, semble-t-il, fait l’objet de peu de jurisprudence mais, heureusement, a été développé par la doctrine.

67. Dans deux autres affaires, le tribunal aurait eu l’occasion de s’interroger sur l’application du régime d’exception à des copies de courriels invoquées en preuve, mais il ne l’a pas fait. Ce silence s’explique, sans doute, par le fait que les parties avaient ellesmêmes omis d’y faire référence. Comme, dans chaque cas, ce régime ne s’appliquait pas, pour les raisons que nous verrons, cette omission n’a pas prêté à conséquence. Dans l’une de ces affaires, l’affaire George c. Montréal (Ville de)25, c’est d’une demande de rétractation d’un jugement rendu par défaut, le 16 février 2015, qu’il s’agissait. Comme motif de rétractation, le demandeur invoquait qu’il avait été induit en erreur quant à la date d’audition par l’avis que le greffe lui avait transmis à ce sujet qui mentionnait, comme date d’audition, le 23 février 2015. Comme preuve de ce fait, il a produit une copie papier du courriel en question sur laquelle apparaissait comme date d’audition, le 23 février 2015. La défenderesse a contesté la recevabilité en preuve de cette copie au motif qu’elle n’était pas conforme à l’original transmis par le greffe. Lors de l’enquête, il a été démontré que, bien qu’au départ l’audition devait avoir lieu le 23 février 2015, la date définitive dont avaient convenu les parties avait été le 16 février 2015 tel qu’il apparaissait de la copie des courriels émanant du greffe. Le tribunal a trouvé très troublante cette différence de date. Selon lui, tout portait à croire que les courriels avaient été manipulés 25. George c. Montréal (Ville de), 2015 QCCQ 4314, EYB 2015-255891.

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par le demandeur et qu’aucune crédibilité ne devait leur être accordée. 68. Cette affaire illustre bien le fait que la présomption d’intégrité assurée attribuée aux documents technologiques ne peut s’appliquer à une copie papier de ces documents, car toute copie peut faire l’objet d’une manipulation. De plus, comme nous l’avons démontré précédemment26, une copie constitue une preuve secondaire dont l’admissibilité nécessite la démonstration de l’existence de l’original ainsi que de l’impossibilité de le produire malgré la bonne foi et la diligence de la partie qui l’invoque. C’est pourquoi, en l’espèce, les formalités prévues à l’article 89 A.C.p.c., paragraphe 4, ne s’appliquaient à la contestation, par la défenderesse, de la conformité de la copie papier à l’original du courriel transmis par le greffe. 69. Dans la seconde affaire, l’affaire Richard c. Gougoux27, le problème soulevé concernait l’origine d’une « pléthore de courriels » transmis aux défendeurs, à leurs proches et à leurs collaborateurs, comme preuve qu’ils avaient fait l’objet de harcèlement et de menaces de la part du demandeur. À titre de preuve de l’existence de ces courriels, les défendeurs entendaient produire un imprimé papier de chacun. Quant au demandeur, il ne reconnaissait être l’auteur que d’un seul de ces courriels, mais, pour ce qui était des autres, il prétendait qu’ils avaient fait l’objet de manipulations par les défendeurs. Le tribunal, après avoir entendu une preuve d’expertise à ce sujet, en est venu à la conclusion qu’il est très difficile scientifiquement de retracer l’auteur d’un courriel. Voici ce qu’il affirme à ce sujet : 75 À cet égard, le tribunal a pris connaissance d’une preuve d’expertise exhaustive qui lui permet de conclure qu’il est scientifiquement difficile de retracer l’auteur réel d’un courriel. L’auteur peut facilement modifier, altérer et falsifier un courriel et on ne peut simplement pas se fier aux informations qui apparaissent à la face du document. 76 Ainsi, MM Kalid Nazine et Stéphane Bourbonnière, expert en informatique, informent le tribunal qu’à défaut d’apposer une signature électronique, il est impossible d’établir la paternité d’un courriel de façon certaine puisqu’il est toujours loisible à quiconque 26. Supra, par. 57 et s. 27. Richard c. Gougoux, 2009 QCCS 2301, EYB 2009-159360, J.E. 2009-1231.

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ayant une connaissance poussée de l’informatique d’en intercepter un de le modifier et de le transmettre au nom d’autrui. 77 Dans son rapport d’expertise, M. bourbonnière s’exprime comme suit : Ainsi, soumettre un imprimé papier d’un courriel qui inclut les métadonnées ne prouve en rien à lui seul ni le contenu du courriel ni l’intégrité des métadonnées. Les courriels en question sont stockés sur l’ordinateur en tant que documents textes, qui peuvent être édités dans n’importe quelle application de texte-rédacteur, telle que Microsoft Word. Ni Outlook, ni Outlook Exresss ne permettent l’impression des métadonnées.

70. Le tribunal en est néanmoins venu à la conclusion qu’il y avait suffisamment de présomptions graves précises et concordantes pour conclure que le demandeur était l’auteur de tous les courriels dont il niait la paternité. Même si, dans cette affaire, la contestation portait sur l’authenticité de documents technologiques, cette contestation n’était pas assujettie aux formalités de l’article 89 A.C.p.c., paragraphe 4, parce que c’est de l’origine et non de l’intégrité de ces documents qu’il s’agissait et que, pour ce qui était de l’allégation de manipulation, celle-ci se rapportait, non pas aux originaux, mais aux imprimés de ceux-ci. 71. L’analyse que nous venons de faire démontre bien l’impossibilité d’application, sous l’ancien Code de procédure civile, des règles régissant la contestation de l’intégrité des documents technologiques prévues aux articles 2840 C.c.Q. et 89 A.C.p.c., paragraphe 4. Comme le nouveau Code de procédure a porté réforme de l’article 89 A.C.p.c., il y a lieu de s’interroger sur les effets de cette réforme en ce qui concerne la contestation de l’intégrité des documents technologiques. Nous verrons que ce nouveau régime est tout aussi inapplicable que l’ancien, et ce, pour les mêmes raisons. B- De l’impossibilité d’application du régime spécial de contestation de l’intégrité des documents technologiques prévu au nouveau Code de procédure civile 72. Il y a lieu, tout d’abord, de voir quelles sont, sous le nouveau Code, les règles qui régissent la contestation de l’intégrité des documents technologiques avant d’en démontrer l’impossibilité d’application.

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1) Du régime spécial de la contestation de l’intégrité des documents technologiques en vertu du nouveau Code de procédure civile 73. Par suite de l’entrée en vigueur du nouveau Code de procédure civile, la contestation de l’intégrité des documents technologiques est maintenant régie, d’une part, par l’article 2840 C.c.Q. qui dispense celui qui invoque un document technologique d’avoir à prouver que l’intégrité de ce document est assurée à moins que son admissibilité ne soit contestée pour cause d’atteinte à son intégrité et que cette atteinte soit prouvée par prépondérance de preuve, et, d’autre part, par l’article 262 N.C.p.c. qui porte réforme de l’article 89 A.C.p.c. pour ce qui est des formalités requises d’une contestation de l’origine ou de l’intégrité d’un document dans les cas où le Code civil exige une telle contestation sous peine que ces faits soient tenus pour reconnus. Cet article s’énonce ainsi : 262. Une partie peut, au plus tard avant l’inscription pour instruction et jugement, demander qu’une pièce ou un autre document ne puisse être reçu en preuve si les formalités requises pour établir sa validité n’ont pas été accomplies. Elle le peut également si elle le dénie ou ne reconnaît pas son origine ou si elle conteste l’intégrité de l’information qu’il porte. La partie qui entend contester l’origine ou l’intégrité d’un document précise, dans une déclaration sous serment, les faits et les motifs qui fondent sa prétention et la rendent probable.

74. Même si cet article énonce en termes généraux les cas dans lesquels les formalités qui y sont prescrites s’appliquent, au lieu d’en donner une énumération comme le faisait l’article 89 A.C.p.c., il ne fait aucun doute que cet article n’est susceptible de s’appliquer que dans les mêmes cas que ceux énumérés à ce dernier article. Cette interprétation s’impose parce que c’est au Code civil, et non au Code de procédure civile, qu’il revient de déterminer dans quels cas l’authenticité d’un document devra être présumée ou tenue pour reconnue à défaut d’être contestée en la manière prévue au Code de procédure civile. Or, en vertu du Code civil, cette obligation ne s’impose que dans les cas suivants : dans le cas d’un acte semi-authentique dont l’authenticité, en vertu de l’article 2825 C.c.Q., se présume sauf si elle est contestée en la manière prévue au Code de procédure civile et dans le cas d’un acte sous seing privé qui est opposé à celui qui paraît l’avoir signé ou à

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ses héritiers dont l’authenticité, en vertu de l’article 2828 C.c.Q., alinéa 2, doit être tenue pour reconnue, à moins qu’elle ne soit contestée en la manière prévue au Code de procédure civile ; et, lorsqu’une partie s’oppose à la recevabilité d’un document technologique pour cause d’atteinte à son intégrité, l’article 2840 C.c.Q. exigeant, dans ce cas, que l’admissibilité du document soit contestée pour que cette partie soit admise à faire la preuve du fait qu’elle invoque. 75. Dans l’ancien Code de procédure, l’article 89 A.C.p.c. laissait clairement voir que son application se limitait aux seuls cas où en vertu du Code civil l’origine ou l’intégrité d’un document devait se présumer ou être tenue pour reconnue à défaut de contestation, par une référence expresse qu’il faisait à chacun d’eux. Les paragraphes 1 et 2 de cet article faisaient référence aux écrits sous seing privé visés à l’article 2828 C.c.Q., alinéa 2 ; le paragraphe 3, aux actes semi-authentiques visés à l’article 2825 C.c.Q. ; et le paragraphe 4, aux documents technologiques visés à l’article 2840 C.c.Q. Parce que la détermination du fardeau de la preuve relève du Code civil et non du Code de procédure civile, c’est donc au Code civil qu’il revient de déterminer dans quels cas l’origine ou l’intégrité d’un document doit faire l’objet d’une contestation en la manière prévue au Code de procédure civile sous peine que cette origine ou cette intégrité soit présumée ou tenue pour reconnue. L’article 262 N.C.p.c. doit donc être interprété comme portant réforme uniquement des formalités requises d’une contestation de documents lorsque le Code civil l’exige. 76. Comme l’entrée en vigueur du nouveau Code de procédure civile n’a entraîné aucune modification des cas dans lesquels, en vertu du Code civil, l’authenticité d’un document doit faire l’objet d’une contestation en la manière prévue par le Code de procédure, ces cas sont demeurés les mêmes. En conséquence, l’article 262 N.C.p.c. doit être interprété comme s’appliquant exclusivement aux mêmes cas que ceux qui étaient régis par l’article 89 A.C.p.c., à savoir : le cas de la contestation de l’authenticité d’un acte sous seing privé qui est opposé à une personne qui paraît l’avoir signé ou à ses héritiers, tel qu’il appert de l’article 2828 C.c.Q., alinéa 2 ; le cas de la contestation de l’authenticité d’un acte semi-authentique, tel qu’il appert de l’article 2825 C.c.Q. ; et le cas de la contestation d’un document technologique pour cause d’atteinte à son intégrité, tel qu’il appert de l’article 2840 C.c.Q.

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77. L’exigence d’une contestation en la manière prévue au Code de procédure n’est imposée, par le Code civil, dans aucun autre cas que ceux que nous venons d’énumérer. Notamment, il n’existe aucune disposition au Code civil qui imposerait une telle exigence lorsqu’une partie entend contester la recevabilité en preuve d’un document ou d’une pièce parce que les formalités prévues pour sa validité n’ont pas été respectées. Aussi, même si l’article 262 N.C.p.c., alinéa 1, fait référence à une contestation de cette nature comme étant l’une de celles qu’il entend régir, tel ne peut être le cas. Pour que cet article puisse s’appliquer à une telle contestation, il faudrait qu’il y ait au Code civil une disposition en ce sens, ce qui n’est pas le cas. 78. En effet, pour les motifs que nous venons d’énoncer, l’article 262 N.C.p.c. doit être interprété comme portant uniquement réforme des formalités de la contestation dans les cas où une telle contestation est exigée par une disposition du Code civil. Sous l’ancien Code de procédure, l’article 89 A.C.p.c. exigeait comme formalité que la contestation soit alléguée et appuyée d’un affidavit. Sous le nouveau Code, la partie qui entend contester un document doit faire deux choses : elle doit, premièrement, en vertu de l’article 262 N.C.p.c., alinéa 2, préciser dans une déclaration sous serment, les faits et les motifs qui fondent sa prétention et la rendent probable et, deuxièmement, elle doit, en vertu de l’article 262 N.C.p.c., alinéa 1, demander au tribunal, au plus tard avant l’inscription pour instruction et jugement, que le document ne puisse être reçu en preuve. 79. La première exigence ne pose aucune difficulté puisqu’elle s’apparente à celle qui était prévue à l’article 89 A.C.p.c. Il en va tout autrement de la seconde. Cette formalité est un non-sens lorsque la contestation porte sur l’authenticité d’un document sur support papier qui est un acte sous seing privé ou un acte semiauthentique puisque dans ces cas la contestation a pour effet d’empêcher l’authenticité du document d’être tenue pour reconnue ou présumée et de mettre à la charge de celui qui l’invoque d’en apporter la preuve. Il en est de même lorsque l’origine d’un document technologique qui est un acte sous seing privé ou un acte semi-authentique est contestée. Comment, dans ces cas, peut-il être justifié d’imposer à celui qui est en droit d’exiger que la preuve de l’authenticité ou de l’origine d’un document qui lui est opposé soit faite par celui qui l’invoque puisse être déchu de ce

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droit, s’il fait défaut de présenter une demande au tribunal pour que ce document soit déclaré irrecevable ? C’est seulement dans le cas où la contestation porte sur l’intégrité d’un document technologique qu’une telle demande peut avoir un sens, puisque, dans ce cas, le fardeau de la preuve incombe au contestant. Mais comme, en pratique, il est impossible qu’un document technologique puisse faire l’objet d’une telle contestation, il s’ensuit que l’article 262 N.C.p.c., alinéa 1, ne va s’appliquer que dans les cas où la procédure prévue n’a aucun sens. 2) De l’impossibilité d’application du régime spécial de la contestation de l’intégrité des documents technologiques en vertu du nouveau Code de procédure civile 80. Sous le nouveau Code de procédure civile, le régime spécial de contestation de l’intégrité des documents technologiques prévu aux articles 2840 C.c.Q. et 262 N.C.p.c. est tout aussi inapplicable que celui qui était en vigueur sous l’ancien Code de procédure civile, et ce, pour les même motifs. Dans le cas des documents technologiques qui sont des actes authentiques et semi-authentiques, pour que ce régime puisse s’appliquer, il faudrait que la copie produite pour en tenir lieu soit sur un même support. Comme, en pratique, c’est par une copie sur support papier émanant de l’officier public dépositaire de l’original que ces documents sont prouvés, le régime spécial de contestation de l’intégrité des documents technologiques est rendu de ce fait inapplicable. 81. Dans le cas des documents technologiques qui sont des actes de nature privée, l’application de ce régime nécessiterait que ce soit l’original même de ces documents qui soit produit en justice et non une copie sur support papier. Or, comme, pour des raisons de nécessité ou de commodité, c’est toujours par la production d’une copie sur support papier que ces documents sont prouvés, de ce fait, le régime spécial de contestation de l’intégrité des documents technologiques est rendu inapplicable, en vertu de l’article 2860 C.c.Q.28. D’où l’on voit que c’est à la nature même du support d’un document technologique qu’il faut attribuer l’impossibilité d’application de ce régime spécial.

28. Supra, par. 57 et s.

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CONCLUSION 82. De l’analyse que nous venons de faire, deux conclusions ressortent, à savoir la nécessité de supprimer le régime d’exception en matière de preuve institué en faveur des documents technologiques et celle de modifier l’article 262 N.C.p.c. qui a porté réforme de l’article 89 A.C.p.c. Du fait que le régime d’exception en matière de preuve des documents technologiques est à la fois incohérent et inapplicable, sa suppression s’impose afin de donner plein effet au principe de la neutralité technologique et d’assujettir les documents technologiques aux mêmes règles de preuve que les documents sur support papier. Cela exigerait la suppression de l’exigence de l’intégrité assurée pour qu’un document technologique puisse faire preuve, l’abrogation des articles 2839 et 2840 C.c.Q., la suppression de la présomption d’authenticité accordée par les articles 2855 et 2874 C.c.Q. aux documents technologiques qui sont des éléments matériels de preuve et l’abrogation du troisième alinéa de l’article 2860 C.c.Q. 83. Il y aurait lieu, par ailleurs, de modifier l’article 262 N.C.p.c. afin, d’une part, de mieux préciser dans quels cas cet article doit recevoir application et, d’autre part, de revoir les formalités requises en cas de contestation. Cette précision s’impose du fait que le titre qui coiffe cet article s’intitule : « La contestation d’autres documents » afin qu’on puisse savoir de quels documents il s’agit. Comme il ne peut s’agir que des documents dont il est question aux articles 2825 C.c.Q. et 2828 C.c.Q., alinéa 2, il conviendrait de le préciser comme le faisait l’article 89 A.C.p.c. 84. Par ailleurs, il ne fait aucun sens que, dans ces cas, l’article 262 N.C.p.c., alinéa 1, impose, à celui qui conteste l’authenticité du document, l’obligation de présenter, avant l’inscription pour instruction et jugement, une demande pour qu’il soit déclaré irrecevable, sous peine qu’il soit présumé authentique ou tenu pour reconnu. Si l’on veut absolument que la question de l’authenticité du document soit décidée avant le procès, c’est à celui qui invoque le document qu’il devrait incomber de former une demande pour qu’il soit déclaré recevable. Mais qu’est-ce qui peut bien justifier une telle scission d’instance qui va nécessairement conduire à faire décider du sort du litige préalablement à l’instruction ? En effet, il est difficile de concevoir que, lorsqu’il y contestation de l’authenticité d’un écrit sous seing privé ou d’un acte semi-

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authentique, le sort du litige ne dépende pas de l’issue du débat à ce sujet. Aucune raison ne justifie qu’on fasse un procès avant le procès pour décider de l’authenticité d’un écrit qui fait l’objet d’une contestation. 85. Si le nouveau Code de procédure civile a porté réforme de l’article 89 A.C.p.c., c’est sans doute parce que les formalités qui y était prévues, à savoir que la contestation soit alléguée et appuyée d’un affidavit, ne peuvent s’appliquer dans les instances sujettes à contestation orale. Mais pour obvier à cette difficulté, il suffirait que loi prévoie que le tribunal doit ordonner sur demande qu’une instance soit contestée par écrit lorsque cette demande a pour objet de permettre à une partie de contester en la manière prévue au Code de procédure l’authenticité d’un acte sous seing privé ou d’un document semi-authentique.

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La relation changeante entre la Cour suprême du Canada et la société civile : l’apport des acteurs sociaux à la production du droit Claude BOULAY

Résumé Postulant que la société civile canadienne manifeste de plus en plus le désir de s’exprimer dans les débats publics et de se faire entendre par les gouvernements, cet article soutient que ce phénomène se transpose devant les tribunaux et qu’il se traduit par un changement d’attitude de la part du pouvoir judiciaire. Plus spécifiquement, l’auteur fait le constat de l’accroissement significatif de la participation des acteurs sociaux dans les dossiers de la Cour suprême traitant des droits fondamentaux depuis 2010 (Partie A) et explique comment cette présence accrue se matérialise sur le plan de la fabrication des normes (Partie B). À cette deuxième étape, l’auteur décrit certaines approches et stratégies utilisées par les acteurs sociaux pour influencer la construction du droit substantif et présente un nouveau modèle d’analyse servant à mesurer leur apport aux décisions judiciaires.

Abstract Starting from the premise that the Canadian civil society is increasingly involved in the public debate and is taking more and more steps to be heard by governments, this article argues that this phenomenon is also happening in courts, which results in a change of attitude on the part of the judiciary branch. More specifically, the author shows that the participation of the social actors in the Supreme Court’s human rights litigation has significantly

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increased since 2010 (Part A) and explains the impact of such presence on the creation of legal norms (Part B). In this second part, the author describes some of the approaches and strategies adopted by the social actors to influence the shaping of the law and presents a new analysis model for assessing their contribution to the judicial opinions.

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La relation changeante entre la Cour suprême du Canada et la société civile : l’apport des acteurs sociaux à la production du droit Claude BOULAY* Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 367 A.

L’accroissement de la participation des acteurs sociaux dans les dossiers de la Cour suprême du Canada en matière de droits fondamentaux . . . . . . . . . . . . 378

B.

L’apport des acteurs sociaux dans les dossiers de la Cour suprême en matière de droits fondamentaux . . . . . . 380

*

1.

L’approche argumentative distincte des acteurs sociaux agissant comme intervenants, par rapport aux parties directement impliquées . . . . . . . . 380

2.

L’influence des acteurs sociaux sur la « rhétorique constitutive » de la Cour suprême du Canada . . . 383

3.

Élaboration d’un nouveau modèle d’analyse de l’apport des acteurs sociaux à la production des normes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 384

Avocat, docteur en droit et membre du Barreau du Québec. Le présent article est un abrégé d’une thèse de doctorat soutenue avec succès à la Faculté de Droit de l’Université de Montréal en mai 2016, avec une mention d’excellence. Outre la question de l’apport des acteurs sociaux à la production du droit, cette thèse analysait également leur influence dans les dossiers de la Cour suprême, vu sous l’angle de l’accès à la justice. Des remerciements particuliers sont adressés au professeur Jean Leclair et au doyen Jean-François Gaudreault-DesBiens, pour leurs judicieux conseils et commentaires.

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4.

Les acteurs sociaux comme « courroies de transmission » de la société civile . . . . . . . . . 387

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 388

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Introduction Car une justice doit toujours s’interroger sur elle-même, tout comme une société ne peut vivre que du travail qu’elle exerce sur elle-même et sur ses institutions. Michel Foucault1

L’institution judiciaire, comme toutes les autres institutions, se trouve parfois confrontée à des défis de taille et, à chaque fois, il semble que la société civile s’y retrouve mêlée de près ou de loin. Au cours des dernières années, un des défis les plus préoccupants pour les tribunaux canadiens est certainement d’avoir à composer avec le contexte changeant qui prévaut dans la société contemporaine, tout en conservant la confiance, le respect et la légitimité que commande l’autorité judiciaire. À ce sujet, dans une allocution prononcée en 2007, la juge en chef de la Cour suprême du Canada déclarait que [...] comme toute autre institution humaine, la justice est un processus en constante évolution : elle n’est jamais parfaitement réalisée. Chaque décennie, chaque année, chaque mois, chaque jour même, apportent de nouveaux défis à relever. La société canadienne change plus rapidement que jamais auparavant. Il en va de même de la technologie au moyen de laquelle nous gérons ces changements. Rien d’étonnant donc à ce que le système de justice canadien doive relever certains défis en 2007. Dans certains cas, il s’agit de problèmes bien connus, que nous ne sommes pas encore parvenus à résoudre. Alors que dans d’autres, les difficultés découlent de situations nouvelles, qui exigent de nouvelles réponses. 2

Essentiellement, ce défi est lié à la capacité des juges à statuer sur les litiges qui leur sont soumis, en tenant compte d’une réalité sociale marquée par le changement des mœurs, le développement rapide de nouvelles technologies et le pluralisme moral, culturel et religieux. Dans un tel contexte, l’une des tâches princi1. Michel FOUCAULT, Dits et écrits, 1954-1988, Tome IV : 1980-1988, Paris, Éditions Gallimard, 1994, p. 522. 2. Beverley MCLACHLIN, Les défis auxquels nous faisons face, Allocution de la très honorable Beverley McLachlin, C.P., juge en chef du Canada, devant l’Empire Club of Canada, Toronto, le 8 mars 2007, .

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pales des juges est de faire tout en leur pouvoir pour préserver leur légitimité, ce qui, selon d’éminents auteurs, passe surtout par la confiance des citoyens, puisque ces derniers considèrent les tribunaux comme le dernier rempart contre l’exercice arbitraire d’autres formes de pouvoir et d’autorité : Dans le contexte de la société démocratique, l’exercice du pouvoir judiciaire tire sa légitimité de la confiance des citoyens : le consentement est au fondement de l’idéal démocratique. La force du droit n’y réside pas dans l’exercice de la puissance publique mais dans le sentiment d’obligation qui habite chacun de nous. L’activité des tribunaux est, pour cette raison, le siège d’attentes extrêmement élevées, parce qu’elle constitue, dans beaucoup de cas, le dernier recours des citoyens contre l’exercice arbitraire d’autres formes de pouvoir et d’autorité. Il s’ensuit que l’activité judiciaire est une nécessité de la vie démocratique. Cette situation privilégiée place cependant chaque juge, et la magistrature dans son ensemble, dans une situation complexe. Dernier recours contre l’arbitraire, la justice ne doit pas être elle-même le lieu d’un exercice arbitraire du pouvoir. On reconnaît au juge le pouvoir de décider des litiges et d’imposer une limite aux comportements considérés indésirables, en regard du droit, des faits et des valeurs dominantes. Mais l’exercice de cette forme particulière de l’autorité publique doit également connaître une limite. Il ne saurait y avoir de pouvoir absolu.3

En lien avec ce sujet, le professeur et doyen Jean-François Gaudreault-DesBiens affirme, à juste titre, que le droit est un phénomène social qui tente tant bien que mal de répondre aux besoins changeants de la société dans laquelle il s’inscrit et que, dans cette optique, il doit « se préoccuper de l’état de cette société ainsi que des perceptions et attentes que les individus qui la composent ont à cet égard ». Partant de ce propos, il ajoute que les décisions judiciaires poursuivent une véritable « mission pédagogique », pour éviter qu’un fossé trop grand ne se creuse entre le droit et la société ou, à tout le moins, pour s’assurer que les motifs fournis par les juges soient assez convaincants pour expliquer un tel décalage4. D’autres juristes de renom ont émis des opinions du 3. Pierre NOREAU et Emmanuelle BERNHEIM, La déontologie judiciaire appliquée, 3e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2013, p. 11. 4. Jean-François GAUDREAULT-DESBIENS, « Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit dans les sociétés hypermodernes », Jean-François GAUDREAULTDESBIENS (dir.), « Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit dans les sociétés hypermodernes », dans Institut canadien d’études juridiques supérieures, Droits de la personne. Éthique et droit : nouveaux défis, Actes des Journées strasbourgeoises de l’Institut canadien d’études juridiques supérieures 2008, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2009, p. 555-622, à la p. 571.

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même ordre. Par exemple, le professeur Pierre Noreau soutient que d’une certaine manière, le juge sert de « marqueur culturel », puisque son rôle ne se limite plus à protéger les droits démocratiques, mais à « rendre le droit au justiciable » et à en faire « un bien commun, une expression de notre dialogue avec nous-mêmes »5. Dans la même veine, Shalin M. Sugunarisi souligne que le juge doit désormais être perçu comme un interlocuteur qui engage une conversation complexe avec son auditoire sur les meilleures façons de concilier le présent avec le passé et le futur 6. En somme, ces différents auteurs développent l’idée que le statut institutionnel ne représente plus le fondement exclusif de la légitimité judiciaire et que les tribunaux doivent recourir à d’autres sources génératrices d’acceptabilité sociale, notamment en portant une attention particulière à leur relation avec les citoyens. Bien sûr, il ne faut pas perdre de vue que cette relation entre le juge et le citoyen comporte un aspect unique en son genre, puisque, comme l’écrivait Chaïm Perelman il y a presque quatre décennies, « le droit est simultanément acte d’autorité et œuvre de raison et de persuasion »7. La tâche du juge est donc orientée vers la recherche d’équilibre, puisqu’il doit exercer son autorité avec fermeté, tout en soignant l’image publique qu’il projette, cette dernière devant être préservée, « non pas pour elle-même mais plutôt parce que la légitimité de l’institution est fondée sur la confiance du public »8. La problématique afférente à cette « mission pédagogique » des juges possède une longue histoire. Déjà au XVIe siècle, Rabelais racontait facétieusement que les antinomies et contradictions des lois rendaient la tâche des hommes de robe si complexe que son pauvre juge Bridoie, ami et compère de Pantagruel, préférait s’en remettre aux « Intelligences motrices », en réglant le sort des 5. Pierre NOREAU, « L’acte de juger et son contexte : éléments d’une sociologie politique du jugement » (2001) 3 Éthique Publique 17, 20-21. 6. Shalin M. SUGUNASIRI, « Contextualism: The Supreme Court’s New Standard of Judicial Analysis and Accountability », (1999) 22 Dalhousie L.J. 126, 175. On peut aussi consulter les travaux portant sur les concepts de « cour constitutionelle délibérative » et de « dialogue constitutionnel », voir Conrado H. MENDES, Constitutional Courts and Democrative Deliberations, Oxford, Oxford University Press, 2013 ; Neal DEVINS et Louis FISHER, The Democratic Constitution, Oxford, Oxford University Press, 2004. 7. Chaïm PERELMAN, « La motivation des décisions de justice, essai de synthèse », dans Chaïm PERELMAN et Paul FORIER (dir.), La motivation des décisions de justice, Bruxelles, Émile Bruylant, 1978, p. 415-426, à la p. 425. 8. P. NOREAU et E. BERNHEIM, La déontologie judiciaire appliquée, préc., note 3, p. 14.

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procès par le hasard des dés9. Vers la même époque, Montaigne, de façon beaucoup plus sérieuse, avait élaboré sa propre théorie du jugement, basée sur l’équilibre fragile entre la stabilité nécessaire au pouvoir décisionnel et les variations de perception auxquelles il était inévitablement soumis10. Le passage du temps n’a pas modéré les discussions ni les critiques vis-à-vis du pouvoir décisionnel des juges, bien au contraire. Par exemple, le professeur Jean Leclair expliquait que, dans la France de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe, le climat de méfiance à l’endroit des juges était si intense que les régimes politiques avaient obligé le Tribunal de Cassation à surseoir à toute décision et à référer au corps législatif lorsque la loi concernée s’avérait obscure ou insuffisante11. Sur notre continent, l’arrêt Marbury c. Madison, décidé par la Cour suprême des États-Unis en 180312, a propulsé cette méfiance vers de nouveaux sommets et conduit à la création de la célèbre métaphore du « gouvernement des juges »13. Par la suite, après les reproches sévères adressés à cette même Cour suprême par les présidents américains Thomas Jefferson en 183014 et Franklin D. Roosevelt un siècle plus tard15, cette diatribe s’est poursuivie sans répit 9. 10.

11. 12. 13.

14. 15.

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François RABELAIS, Le Tiers-Livre (1546), Paris, Éditions du Seuil, 1997, Chap. 39, p. 371-377 et 407-411. Le professeur Paul Mathias, spécialiste de Montaigne, écrivait ceci : « La théorie montaignienne du jugement concerne au premier chef le balancement incessant de la délibération, et la difficulté qu’il y a de s’arrêter en ce qu’il faut bien reconnaître comme une succession de décisions épistémiques : « savoir », c’est arrêter son jugement, dans un contexte qui interdit une stabilisation du regard et implique d’incessantes variations de la perception. La difficulté du connaître réside donc dans le fait qu’il faut satisfaire à une exigence de stabilité du jugement en même temps que de consentir à la réalité du mouvement incessant auquel il est soumis. Une théorie du jugement est dans ces conditions moins une théorie de ses normes qu’une description de ses difficultés, moins une conception de la place privilégiée de l’esprit que l’aveu d’un lien inextricable attachant le percevant à l’ensemble du perçu. » Paul MATHIAS, Montaigne ou l’usage du monde, Paris, Vrin, 2006, p. 85. Jean LECLAIR, « L’avènement du constitutionnalisme en Occident : fondements philosophiques et contingences historiques », (2011) 41 R.D.U.S. 159, 203-204. Marbury c. Madison, (1803) 5 U.S. 137. Sur la notion de « gouvernement des juges » et son historique, voir L.B. BOUDIN, « Government by Judiciary », (1911) 26 Polit. Sci. Quart. 238 ; Walter CLARK, Government by Judges, Cooper Union, New York City, Washington Government Printing Office, 27 janvier 1914 ; Édouard LAMBERT, Le gouvernement des juges et la lutte contre la législation sociale aux États-Unis, Paris, Dalloz, c1921, 2005 ; Burt NEUBORNE, « Judicial review and separation of powers in France and the United States », (1982) 57 N.Y. U. L. Rev. 363. Wallace MENDELSON, « Jefferson on Judicial Review : Consistency through Change », (1962) 29 Univ. Chi. L. Rev. 327. Jeff SHESOL, Supreme Power: Franklin Roosevelt vs. the Supreme Court, New York, W.W. Norton, 2010.

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durant le XXe siècle, popularisée en grande partie par les expressions « difficulté anti-majoritaire »16 et « activisme judiciaire »17, pour traduire l’image péjorative d’une magistrature non élue et non imputable qui « ose » invalider des lois adoptées démocratiquement, sur la base des convictions personnelles des juges. Deux hypothèses sous-jacentes au défi des juges d’appliquer le droit de façon évolutive et l’ouverture affichée par l’institution judiciaire De nos jours, l’adjudication selon un modèle évolutif et l’exercice « abusif » du pouvoir judiciaire sont non seulement devenus des sujets de prédilection de la doctrine juridique, mais des thèmes fréquemment abordés par les médias à travers le monde, incluant ceux du Canada18. Ce regard élargi posé sur le travail de la magistrature place les juges sous les feux de la rampe et leur accorde une publicité qu’ils n’avaient pas auparavant. Pourquoi en est-il ainsi ? Deux hypothèses peuvent être formulées. La première hypothèse a trait à l’appétit grandissant de la population en général, des médias et de la société civile à l’égard de la chose judiciaire. En effet, on remarque la présence d’un citoyen plus curieux vis-à-vis des décisions des tribunaux, lesquelles peuvent avoir des répercussions sur son environnement social 16. Alexander M. BICKEL, The Least Dangerous Branch : The Supreme Court at the Bar of Politics, 2nd ed., New Haven, Yale University Press, 1986, [1962] ; voir aussi Kenneth D. WARD et Cecilia R. CASTILLO (dir.), The Judiciary and American Democracy – Alexander Bickel, the Countermajoritarian Difficulty and Contemporary Constitutional Theory, Albany, State University of New York Press, 2005. 17. Craig GREEN, « An Intellectual History of Judicial Activism », (2009) 58 Emory L.J. 1195. 18. Barry FRIEDMAN, « The Birth of an Academic Obsession: The History of the Countermajoritarian Difficulty, Part Five », (2002) 112 Yale L.J. 153 ; Barry FRIEDMAN, « The Countermajoritarian Problem and the Pathology of Constitutional Scholarship », (2001) 95 Nw. U. L. Rev. 933 ; Philippe BLACHÈR, « Le Conseil constitutionnel en fait-il trop ? », (2013) 105 Pouvoirs, revue française d’études constitutionnelles et politiques 17 ; Laurence DE CHARRETTE, « Les juges européens de la CEDH sous le feu des critiques », Le Figaro, 29 janvier 2012 ; Owen BOWCOTT, « Stop deferring to human rights courts, says senior judge », The Guardian, 27 novembre 2013 ; Steve DOUGHTY, « Why our meddling judges have never been so powerful », The Daily Mail, 24 juin 2015 ; Adam LIPTAK, Michael D. SHEAR, « Republicans Turn Judicial Power Into a Campaign Issue », New York Times, 23 octobre 2011 ; Grant HUSCROFT, « Yes, the Charter of Rights has given too much power to the judges », Globe & Mail, 19 avril 2012 ; Rainer KNOPFF, « Using Charter hyperbol to further political ends », National Post, 17 avril 2012.

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et politique. D’autre part, cette curiosité à l’égard des décisions judiciaires découle aussi de l’omniprésence des médias écrits et parlés, qui scrutent de fond en comble toute question touchant le domaine public, à l’aide d’outils technologiques plus performants. Enfin, et peut-être surtout, cet intérêt plus grand pour les affaires judiciaires résulte également de la participation accrue des acteurs de la société civile dans l’espace public19. Sur ce point, on observe que ces acteurs sociaux sont mieux informés, organisés et financés que par le passé et qu’ils s’immiscent de plus en plus dans les débats publics, notamment en faisant valoir leurs points de vue à l’égard de questions soumises aux tribunaux. De façon manifeste, leur mode de communication privilégié afin de véhiculer leur message et rallier les citoyens à leur cause est aussi la voie médiatique, ce qui expose davantage le juge à la critique. La deuxième hypothèse sous-jacente au défi actuel des juges d’appliquer le droit de façon évolutive est reliée au fait qu’une des caractéristiques inhérentes de leurs fonctions est justement de trancher certaines questions épineuses et controversées, surtout en matière constitutionnelle. En effet, il arrive souvent que les juges doivent se prononcer sur des sujets hautement polarisés, qu’on pense aux décisions touchant la place de la religion dans la sphère sociale, les limites imposées à la liberté d’expression, l’aide au suicide assisté, le contrôle du terrorisme, le droit des accusés, la protection de la vie privée ou les peines d’emprisonnement imposées aux jeunes délinquants. La situation est donc inévitable : appelés à résoudre des litiges à saveur polémique, les juges ne peuvent d’aucune façon s’esquiver et, en adjugeant, ils s’exposent inexorablement à la critique, ce qui accentue leur devoir d’objectiver et de justifier leurs décisions. Ajoutons que ce rôle s’avère encore plus exigeant dans une société de droit marquée par le contexte pluraliste et multiculturel. 19. La définition de « société civile » retenue dans cet article est celle d’un « espace politique où des associations bénévoles cherchent à modeler les règles (des politiques spécifiques aux normes générales et aux structures sociales les plus profondes) qui régissent tel ou tel aspect de la vie sociale », cf. Jan Aart SCHOLTE, « La société civile et la démocratie dans la gouvernance mondiale », dans Jules DUCHASTEL et Raphaël CANET (dir.) Crise de l’État, revanche des sociétés, Outremont, Québec, Athéna, 2006, p. 271-292, à la p. 274. En fonction de cette définition, les expressions « acteurs de la société civile » ou « acteurs sociaux » utilisées dans ce texte réfèrent donc essentiellement à des regroupements tels que les associations non gouvernementales (ONG), les organisations confessionnelles, les syndicats, les représentants des populations autochtones, les groupes communautaires, les entités caritatives et sans but lucratif et certaines entités issues des milieux universitaire, technologique, environnemental, philanthropique ou linguistique.

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Cette intensité de l’attention accordée à l’activité des tribunaux a amené l’institution judiciaire à poser des gestes concrets pour mieux se faire comprendre des médias et du public. Pour citer des exemples au Canada, on peut souligner quelques initiatives de la Cour suprême, telles que la publication des jugements écrits sur son site internet, l’instauration d’un service de webdiffusion permettant de visionner les auditions tenues dans sa salle d’audience, la mise en place d’un comité de relation avec les médias et l’embauche de personnel pour faciliter la compréhension des jugements par les journalistes20. On peut également mentionner certaines allocutions publiques de la juge en chef, dont l’objectif évident est d’améliorer les relations entre l’institution judiciaire et la presse écrite et parlée 21. Toutes ces démarches visent clairement à jeter les bases d’une nouvelle relation avec les médias écrits et parlés, sans provocation et en respectant le devoir de réserve de la fonction judiciaire22, mais on constate en même temps que la Cour cherche aussi à rejoindre la société civile. Par exemple, dans une entrevue accordée deux mois après sa nomination à la Cour suprême en 2012, le juge Richard Wagner discutait de la perte de confiance du public envers le système de justice canadien et de l’incompréhension des décisions et du travail des juges. Selon lui, il fallait « démystifier le juge » et « expliquer aux citoyens comment ça fonctionne... on ne vit pas en vase clos, on évolue avec la société », soulignait-il23. Lors de son discours devant le comité de nomination, le juge Wagner avait franchi un pas de plus en suggérant que la magistrature devait non seulement s’assurer du support des citoyens, mais aussi de leur implication : La magistrature n’a de comptes à rendre qu’aux justiciables ... elle requiert le soutien et l’engagement de tous les acteurs de la société 20. Pour une revue plus exhaustive de ces démarches, voir Florian SAUVAGEAU, David SCHEIDERMAN et David TARAS, La Cour suprême du Canada et les médias : à qui le dernier mot ?, Québec, Presses de l’Université Laval, 2006. 21. Voir notamment Beverley MCLACHLIN, Les rapports entre les tribunaux et les médias, allocution prononcée à l’Université Carleton, Ottawa, 31 janvier 2012, reproduit à . 22. Pierre NOREAU, « Légitimité du juge contemporain et image publique de la magistrature : ambiguïté et mutation d’une figure d’autorité », dans Quel juge pour quelle société ?, Actes du congrès de la Magistrature, 2008, p. 99-106. 23. « Le juge Wagner s’inquiète pour le système judiciaire canadien », Radio-Canada, 12 décembre 2012, .

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civile, sinon, elle risque de perdre, petit à petit et de façon insidieuse, son indépendance et sa capacité de rendre justice. 24

À la lumière de ce qui précède, on note donc l’existence d’une relation changeante entre la Cour suprême du Canada et la société civile : d’une part, les acteurs sociaux s’intéressent de plus en plus à la chose judiciaire, ce qui accentue les critiques à l’égard des juges, alors que d’autre part, la magistrature pose des gestes concrets pour tenter de pallier ces critiques, en se rapprochant des médias et de la société civile et en sollicitant leur collaboration. C’est dans cet esprit que nous avons choisi d’examiner de plus près les interactions entre la Cour suprême du Canada et la société civile, en mettant l’accent sur la participation concrète des acteurs sociaux dans les dossiers en matière de droits fondamentaux et sur leur apport potentiel à la production du droit. Le dynamisme de la société civile canadienne et ses implications sur le système judiciaire Le point de départ de notre étude est le constat que, depuis une vingtaine d’années, la société civile canadienne est dynamique et qu’elle manifeste davantage le désir de se faire entendre par les gouvernements. Pour le prouver, une étude réalisée en 2005 dans le cadre d’un projet d’analyse comparative de l’Université John Hopkins nous apprend notamment que, parmi trente-sept pays ayant participé à un sondage relatif aux organisations civiles, le Canada se classe au deuxième rang en termes d’emplois créés par des organismes sans but lucratif par rapport à sa population active, avec un nombre nettement au-dessus de la moyenne internationale25. Dans le même esprit que cette étude, mais en adoptant une perspective québécoise, le professeur de sociologie Jean-Marc Fontan écrivait ceci : Le Québec dispose d’une société civile dynamique qui est devenue un acteur important sur la scène politique nationale. Ses organisa24. Comité Spécial des Nominations des juges de la Cour suprême du Canada, 4 octobre 2012, , par. 1600-1605. La juge Andromache Karakatsanis tenait un discours similaire lors de sa nomination en 2011, voir Comité Spécial des Nominations des juges de la Cour suprême du Canada, 19 octobre 2011, , par. 1705. 25. Michael H. HALL, Cathy W. BARR, M. EASWARAMOORTHY, S. Wojciech SOKOLOWSKI et Lester M. SALAMON, Analyse comparative du secteur sans but lucratif et bénévole du Canada, Imagine Canada, 2005, p. 10-11.

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tions sont présentes dans différents lieux de concertation. Ses représentants sont consultés sur de multiples enjeux. Aucune grande décision ne se prend présentement sans que des acteurs de la société civile participent d’une façon ou d’une autre (en appui ou par la contestation) au processus décisionnel. Cette situation est à l’image de ce qui se passe à l’échelle internationale.26

Avant d’examiner ses répercussions sur le système judiciaire canadien, il est intéressant d’examiner brièvement comment cette origine de la montée en puissance de la société civile a été théorisée par la doctrine. À cet égard, une des analyses qui apparaît particulièrement éclairante est celle qu’en a faite Pierre Rosanvallon, laquelle, bien qu’inspirée par la situation française et européenne, décrit de façon convaincante la dynamique qui traverse l’ensemble des sociétés occidentales 27. Essentiellement, cet historien français attribue cette émergence des acteurs sociaux sur la scène publique à la méfiance et au désenchantement du citoyen à l’égard de la classe politique, lesquels, à son avis, font poindre de nouvelles formes de participation qui se détournent de la relation gouvernants/gouvernés, dans le but avoué de combler les lacunes de la démocratie représentative. Cela dit, même si ce phénomène se construit à partir de l’insatisfaction de la population envers les représentants élus et qu’il s’alimente des critiques à l’endroit de la machine gouvernementale, Rosanvallon soutient qu’il ne constitue pas une attaque frontale contre la démocratie, puisqu’au contraire, il crée des modèles de participation parallèles qui tentent de pallier les hésitations et insuffisances de l’appareil public. Ainsi, en unissant leurs idées, leurs forces et leurs voix par toutes sortes de moyens participatifs (associations, mouvements, groupes, pétitions, recours collectif ou d’intérêt public, etc.), les citoyens échafaudent leur propre « univers de défiance », lequel opère en marge du modèle tradition-

26. Jean-Marc FONTAN, « Un portrait de la société civile : réalité québécoise », dans Miriam FAHMY (dir.), L’état du Québec – Tout ce qu’il faut savoir sur le Québec d’aujourd’hui, Institut du Nouveau Monde, Montréal, Éditions Fides, 2008, p. 354-358, à la p. 354. Pour d’autres ouvrages traitant du dynamisme de la société civile canadienne, voir Rudyard GRIFFITHS, Who we are – A citizen’s manifesto, Vancouver, Toronto, D&M Publishers Inc., 2009 ; Alain FAURE et Robert GRIFFITHS (dir.), La société canadienne en débats: what holds Canada together ?, Paris, L’Harmattan, 2008. 27. Pierre ROSANVALLON, La contre-démocratie, La politique à l’âge de la défiance, Paris, Éditions du Seuil, 2006 ; Pierre ROSANVALLON, La légitimité démocratique : impartialité, réflexivité, proximité, Paris, Éditions du Seuil, 2008.

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nel de la démocratie représentative, sans le renier complètement28. Plus spécifiquement, Rosanvallon explique que cette montée du pouvoir social loge à trois enseignes distinctes, qu’il conceptualise comme étant (1) la « démocratie d’expression », qui correspond aux revendications et à la prise de parole par la société civile sous de multiples formes (2) la « démocratie d’implication », qui englobe différents moyens de concertation pour l’amélioration du vivre-ensemble et (3) la « démocratie d’intervention », laquelle se révèle sous diverses formes d’actions collectives et de mobilisation aux fins de participer activement au débat public. Comme évoqué plus haut, ces trois nouvelles facettes de la démocratie n’ont pas pour objectif de contrecarrer l’exercice du pouvoir législatif, mais de le complémenter et de refonder un modèle collectif plus élaboré et plus stimulant pour l’ensemble des citoyens. Au Canada, ces trois images alternatives et complémentaires de la démocratie discutées par Rosanvallon ne sont pas des concepts abstraits, mais une réalité bien concrète. Certes, il est difficile de déterminer le point de départ exact de ce mouvement, mais il est possible d’identifier certains repères. Par exemple, au début des années 2000, le philosophe canadien Daniel Weinstock s’exprimait sur la question en parlant de « l’expansion assez remarquable de la société civile qui manifeste le désir de se faire entendre par les gouvernements à travers un réseau d’associations et d’organismes qui relient librement les individus les uns aux autres en fonction d’intérêts communs ou de convictions partagées »29. On peut également souligner quelques moments marquants de notre histoire récente où la société civile a été à l’avant-plan, comme les consultations publiques tenues par la Commission Romanow tenues en 2001 et 2002, alors que des centaines d’organisations et citoyens inquiets pour la survie de leur système de santé publique ont volontairement fourni temps et énergie pour faire connaître leurs points de vue sur les façons de 28. Voir aussi Pierre ROSANVALLON, La société des égaux, Paris, Les Livres du Nouveau Monde, 2011 ; Pierre ROSANVALLON, La crise de l’État providence, Paris, Seuil, 1992 ; Pierre ROSANVALLON, La nouvelle question sociale : repenser l’État-providence, Paris, Éditions du Seuil, 1995 ; Pierre ROSANVALLON, La démocratie inachevée : histoire de la souveraineté du peuple en France, Paris, Gallimard, 2000. 29. Daniel WEINSTOCK, « La citoyenneté en mutation », dans Yves BOISVERT, Jacques HAMEL et Marc MOLGAT (dir.), Vivre la citoyenneté – Identité, appartenance et participation, Montréal, Liber, 2000, p. 15-26, à la p. 23.

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l’améliorer30. Par la suite, plusieurs autres luttes ont été portées à bras-le-corps par les Canadiens, telles que l’indemnisation des victimes du sang contaminé, le mariage entre conjoints de même sexe, la réforme de l’assurance-emploi et l’équité salariale31. Sur le plan provincial, les auditions de la Commission Bouchard/ Taylor tenues au Québec en 2008 sont un autre excellent exemple démontrant l’implication citoyenne32. Dans les autres provinces canadiennes, des assemblées de citoyens traitant de projets de société sont aussi monnaie courante33. En somme, si l’on se fie à un rapport réalisé en 2009 par l’Institut du Mieux-être, organisme créé sous l’égide de l’Université de Waterloo, une majorité de Canadiens (55 %) serait impliquée d’une manière ou d’une autre dans un projet impliquant une politique sociale, que ce soit dans un mouvement, une manifestation ou une organisation34. En outre, un autre facteur servant à souligner le dynamisme actuel de la participation citoyenne au Canada est le constat de l’implication grandissante des jeunes, ce qui, comme le mentionnait le sociologue Guy Rocher, atteste de leur désir de participer au débat public et de faire valoir leurs points de vue quant à la réforme de certaines conceptions sociales35. En plus d’observer clairement cette volonté de la société civile de s’impliquer, il faut aussi constater que les gouvernements y trouvent leur compte. À ce propos, utilisant l’expression « État-stratège », certains auteurs québécois soumettent que l’appareil étatique voit effectivement ce phénomène d’un bon œil, 30. Rapport sur le dialogue entre Canadiens sur l’avenir des soins de santé au Canada, Guidé par nos Valeurs : L’avenir des soins de santé au Canada, Commission sur l’avenir des soins de santé au Canada, juin 2002, ISBN 0-662, 87955-4. 31. Pour d’excellents rapports faisant état de ces mouvements, voir les travaux du Centre de Recherche sur les innovations sociales (CRISES), regroupant une soixantaine de chercheurs universitaires affiliés à huit institutions, lesquels sont publiés sur le site . 32. Gérard BOUCHARD et Charles TAYLOR, Rapport de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, Fonder l’avenir – Le temps de la conciliation, Gouvernement du Québec, 22 mai 2008. 33. On peut notamment consulter différents sites relatifs à la création et au fonctionnement des assemblées de citoyens en Ontario et en Colombie-Britannique, par exemple : et . 34. Kelley MOORE et Lenore SWYSTUN, Democratic Engagement, A report of the Canadian Index of Wellbeing (CIW), Institute of Wellbeing, January 2009. 35. Guy ROCHER, « Les droits de scolarité à l’université : « Juste part » ou « Lutte juste » ? », Lettre ouverte au Journal Le Devoir, 11 avril 2012 ; Lisa-Marie GERVAIS, « La lutte des étudiants est juste, dit Guy Rocher », Le Devoir, 11 avril 2012.

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puisqu’il lui sert à légitimer ses actions et lui enlève la responsabilité d’être le maître d’œuvre exclusif des politiques sociales36. Ces remarques introductives étant faites, et prenant comme postulat cette volonté de la société civile canadienne de s’exprimer, de s’impliquer et d’intervenir dans le débat public, l’objectif principal de cet article consiste donc à examiner si ce phénomène se transpose dans l’arène judiciaire et, dans l’affirmative, d’en mesurer certaines répercussions quant à la production du droit. Dans un premier temps, nous ferons le constat de la présence accrue des acteurs de la société civile dans les dossiers de la Cour suprême traitant des droits fondamentaux (Partie A). Par la suite, nous verrons comment cette présence accrue se matérialise sur le plan de la fabrication des normes (Partie B). À cette deuxième étape, l’accent sera mis sur l’apport des acteurs sociaux à la construction du droit substantif et sur l’influence qu’ils peuvent exercer sur la rhétorique des décisions judiciaires. A. L’accroissement de la participation des acteurs sociaux dans les dossiers de la Cour suprême du Canada en matière de droits fondamentaux Disons quelques mots sur la méthodologie utilisée. Tout d’abord, au niveau de la période sélectionnée pour notre étude, les dossiers de la Cour suprême que nous avons examinés se rattachent aux décisions finales prononcées au cours des sept années et demie comprises entre le 1er janvier 2008 et le 30 juin 2015 (509 dossiers au total). Ce choix de dates visait à se servir des années 2008 et 2009 comme périodes de référence afin d’évaluer si la participation des acteurs sociaux en Cour suprême depuis 2010 était stagnante, à la baisse ou la hausse37. Comme deuxième 36. Joseph Yvon THÉRIAULT, « L’État stratège ou les enjeux d’une nouvelle socialdémocratie québécoise, », dans Benoît LÉVESQUE, Guy MORNEAU et Louis CÔTÉ (dir.), État Stratège et Participation citoyenne, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2009, p. 73-90 ; Yves VAILLANCOURT, « Vers un État stratège partenaire de la société civile », dans Benoît LÉVESQUE, Guy MORNEAU et Louis CÔTÉ (dir.), État Stratège et Participation citoyenne, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2009, p. 235-274. Pour une perspective européenne de cette notion, voir Philippe BEZES, « Le modèle de « l’État-stratège » : genèse d’une forme organisationnelle dans l’administration française », (2005) 4 Sociologie du travail 431. 37. Les statistiques analysées par certains auteurs pour la première décennie des années 2000 montrent que la participation citoyenne dans les dossiers de la Cour suprême en matière de droits fondamentaux était alors faible, voir Benjamin ALARIE et Andrew J. GREEN, « Interventions at the Supreme Court of Canada: Accuracy, Affiliation and Acceptance », (2010) 48 Osgoode Hall L.J. 381 ; Sanda RODGERS, « Getting Heard: Leave to Appeal, Interveners and Procedural

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étape, nous avons réduit notre échantillonnage aux dossiers qui concernaient au moins une question touchant les droits fondamentaux (184 dossiers). Par la suite, nous avons parcouru les bulletins de la Cour suprême afin d’identifier les demandes d’intervention déposées par les acteurs sociaux dans chacun de ces dossiers et le sort qui leur a été réservé par la Cour. Une fois cette tâche complétée, nous avons compilé nos données et préparé les statistiques pertinentes à notre sujet, ce qui nous a permis de démontrer un accroissement significatif de la présence des acteurs de la société civile dans les dossiers de la Cour suprême traitant des droits fondamentaux depuis 2010. De façon sommaire, nos analyses quantitatives peuvent se résumer ainsi, en rappelant qu’elles se limitent aux décisions du plus haut tribunal traitant des droits fondamentaux : – Le nombre de demandes d’interventions par les acteurs sociaux affiche une progression constante et significative depuis 2010, avec un taux de croissance excédant 300 %, passant graduellement d’une quarantaine de demandes annuelles en 2008 et 2009 à plus de cent cinquante demandes annuelles en 2014 et 2015. Cet accroissement n’est pas dû à un plus grand volume de dossiers, puisque le nombre d’instances traitant des droits fondamentaux demeure stable d’année en année.

– Les statistiques relatives à l’accueil réservé par la Cour suprême aux demandes d’interventions par les acteurs sociaux affichent le même type de courbe ascendante, alors que le nombre annuel moyen d’acteurs de la société civile autorisés à participer aux débats devant la Cour est en croissance constante et qu’il a presque doublé de 2010 à 2015, passant de 3,11 à 6,13 acteurs sociaux par dossier.

– Au-delà des statistiques, l’analyse de l’identité des acteurs sociaux qui s’impliquent dans les débats judiciaires de la Cour suprême révèle une plus grande diversité d’intervenants que par le passé, alors que l’espace délibératif qui leur est accordé n’est plus monopolisé par les grandes organisations nationales, ce qui avait fait l’objet de critiques sévères durant les années quatre-vingt-dix et au tournant du siècle actuel38. Ainsi, on constate qu’au cours des cinq dernières années, une Barriers to Social Justice in the Supreme Court of Canada », dans Sanda RODGERS et Sheila McINTYRE (dir.), The Supreme Court of Canada and Social Justice, Markham, Ont., LexisNexis, 2010, p. 1-40. 38. Voir, par exemple, F.L. MORTON et Rainer KNOPFF, « The Supreme Court as the Vanguard of the Intelligentsia: The Charter Movement as Postmaterialist Politics », dans J. AJZENSTAT (dir.), Canadian Constitutionalism. 1791-1991, Ottawa, Canadian Study of Parliament Group, 1992, p. 54-78, à la p. 63 ; Charles

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variété impressionnante de regroupements provenant de toutes les sphères de la société civile expriment le désir de s’impliquer dans le forum judiciaire et que la Cour répond favorablement à ce souhait. Ces acteurs sociaux désireux de participer dans le forum judiciaire sont notamment issus des milieux économique, syndical, professionnel, technologique, environnemental, académique et linguistique et pour plusieurs d’entre eux, il s’agit de leur première expérience en tant que participants dans un dossier de la Cour suprême.

B. L’apport des acteurs sociaux dans les dossiers de la Cour suprême en matière de droits fondamentaux À la suite du constat quantitatif de l’accroissement de la participation des acteurs sociaux sur la scène judiciaire, il convient de se questionner sur l’influence potentielle des acteurs de la société civile dans les débats judiciaires de la Cour suprême en matière de droits fondamentaux, afin de voir si leur présence s’avère figurative ou, à l’inverse, s’ils sont des parties prenantes au processus de production du droit. Bien entendu, il va de soi que le nombre limité de décisions analysées de manière exhaustive dans le cadre du présent texte ne saurait mettre à jour des pratiques généralisables ouvrant la porte à l’élaboration d’une quelconque « loi présidant à l’influence des tiers dans les décisions judiciaires ». Cela dit, il est quand même possible de documenter de façon plausible une hypothèse voulant que les acteurs sociaux apportent une certaine contribution à la fabrication des normes. Ces enseignements permettent même de soutenir une sous-hypothèse selon laquelle les acteurs sociaux participent à l’objectivation du droit, à différents degrés. Aux fins du présent texte, nous nous limiterons à présenter ces hypothèses à travers quatre grands thèmes. 1. L’approche argumentative distincte des acteurs sociaux agissant comme intervenants, par rapport aux parties directement impliquées Comme il apparaîtra au fil de cet article, les méthodes nous ayant servi à analyser l’influence des acteurs sociaux sur la production du droit puisent au courant doctrinal des théories de R. EPP, The Rights Revolution: Lawyers, Activists and Supreme Court in Comparative Perspective, Chicago, The University of Chicago Press, 1998 ; F.L. MORTON et R. KNOPFF, The Charter Revolution and the Court Party, Peterborough, Broadview, 2000 ; Ian Ross BRODIE, Friends of the Court: The Privileging of Interest Group Litigants in Canada, Albany NY, State University of New York Press, 2002.

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l’argumentation et de la rhétorique, lequel constitue un champ disciplinaire en pleine croissance, tant dans la littérature académique qu’au cursus de certaines universités américaines39. Ces théories, notamment celles qui préconisent un retour en force des travaux de Chaïm Perelman, mettent en lumière différentes techniques discursives formulées par les acteurs sociaux pour convaincre les juges40. Elles servent tout autant à décortiquer les procédés argumentatifs utilisés par les juges pour convaincre leurs auditoires. Ainsi, l’analyse de l’influence des acteurs sociaux sur la production du droit comporte deux volets distincts, puisqu’il s’agit d’examiner les discours contenus aux mémoires et décisions judiciaires et d’observer si on peut faire des parallèles entre les deux. De façon plus spécifique, une analyse de discours à l’aide des théories de l’argumentation et de la rhétorique nous permet de voir certaines variations dans les procédés discursifs utilisés par les différents acteurs sociaux qui sont présents au dossier. Ainsi, on constate que les techniques argumentatives des participants sont modulées en fonction des intérêts et objectifs poursuivis par chacun, lesquels peuvent être passablement différents, même s’ils soutiennent ultimement les mêmes conclusions. Par exemple, on remarque de façon bien compréhensible qu’un acteur social agissant à titre de partie directement impliquée au litige oriente son raisonnement en fonction de ses intérêts personnels, ce qui l’amène souvent à proposer une argumentation à prédominance 39. Stephan GOLTZBERG, Perelman, L’argumentation juridique, Paris, Michalon, 2013 ; Ruth AMOSSY, L’argumentation par le discours, Paris, A. Colin, 2013 ; Benoît FRYDMAN et Michel MEYER (éd.), Chaïm Perelman (1912-2012). De la nouvelle rhétorique à la logique juridique, Paris, Presses Universitaires de France, 2012 ; Christopher W. TINDALE, Rhetorical Argumentation, Thousand Oaks, CA, Sage Publications, 2004 ; Linda L. BERGER, « Studying and Teaching “Law as Rhetoric”, A Place to Stand », (2010) 16 Journal of the Legal Writing Institute 3. 40. Désigné sous le nom de « nouvelle rhétorique », l’enseignement de Perelman s’organise entièrement autour des notions d’auditoire et se définit comme « l’étude des techniques discursives permettant de provoquer ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses qu’on présente à leur assentiment », Chaïm PERELMAN et Lucie OLBRECHT-TYTECA, Traité de l’argumentation : La nouvelle rhétorique, 3e éd., Bruxelles, Université de Bruxelles, 1976, c1970, p. 5. Comme il l’expliquera quelques années suivant ce Traité de l’argumentation, la question fondamentale que s’est posée Perelman fut de savoir « par quels procédés intellectuels le juge arrive-t-il à considérer telle décision comme équitable, raisonnable ou acceptable, alors qu’il s’agit de notions éminemment controversées. » Chaïm PERELMAN, Logique juridique – Nouvelle Rhétorique, 2e éd., Paris, Dalloz, 1979, p. 102. De façon plus générale, voir aussi Chaïm PERELMAN, De la Justice, Bruxelles, Université Libre de Bruxelles, 1945.

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conséquentialiste. En revanche, nous observons que les acteurs sociaux agissant comme intervenants ne se soucient pas (ou très peu) de la situation factuelle prévalant dans un dossier, ni du sort particulier qui sera réservé aux parties directement impliquées, puisque leur objectif est de faire évoluer le droit, selon la perception qu’ils en ont. Cette approche fait en sorte que leur raisonnement comporte souvent un caractère déontologique plus prononcé que l’argumentation d’une partie directement impliquée. Leur raisonnement apparaît alors sous une perspective plus globale qui sert à décrire la réalité dans laquelle nous vivons et à la distinguer des apparences41. Vu cette différence d’approche, il arrive donc que, dans certains cas, un acteur social agissant à titre d’intervenant contribue à faire modifier des normes par la Cour suprême, alors que la partie qu’il appuie n’a pas gain de cause42. Inévitablement, cette variation entre les types d’argumentation se répercute sur la façon dont le dossier est traité par la Cour et, par voie de conséquence, sur la décision judiciaire. En effet, la perspective déontologique et globale présentée par les acteurs sociaux intervenants apporte souvent des éléments contextuels plus élaborés que ceux fournis par le justiciable directement impliqué, possiblement du fait que ce dernier ne bénéficie pas nécessairement des mêmes expertises et ressources pour discuter du sujet traité. De toute évidence, ce genre d’approche s’avère utile pour un tribunal de dernier ressort comme la Cour suprême, puisqu’une de ses tâches principales consiste justement à décider si les changements sociaux doivent engendrer une modification des normes. Par exemple, dans le dossier Caron décidé en 2011, l’approche déontologique et contextuelle adoptée par les intervenants a incité la Cour à créer une nouvelle norme permettant à un citoyen ordinaire, en certaines circonstances, de demander que son recours soit financé par le trésor public43. Un autre exemple où la perspective présentée par les acteurs sociaux a joué 41. C. PERELMAN et L. OLBRECHT-TYTECA, Traité de l’argumentation, préc., note 40, p. 556-557. 42. Par exemple, en 2014, les acteurs sociaux s’étant impliqués dans l’arrêt R. c. Spencer, [2014] 2 R.C.S. 212, ont contribué à moderniser la notion d’anonymat au sens de l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés, alors que l’issue du litige s’est avérée un échec complet pour l’accusé, qui a vu son acquittement annulé par la Cour suprême. À ce sujet, voir CANADIAN CIVIL LIBERTIES ASSOCIATION, A Win at the Supreme Court on Internet Policy, 13 juin 2014 ; Michael GEIST, Supreme Court delivers huge victory for Internet Privacy and blows away government plans for reform, 13 juin 2014, . 43. R. c. Caron, [2011] 1 R.C.S. 78.

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un rôle important fut le dossier Bragg décidé en 2012, alors que la Cour suprême a créé une nouvelle norme permettant aux jeunes victimes de cyber-intimidation d’intenter un recours judiciaire en utilisant un pseudonyme44. 2. L’influence des acteurs sociaux sur la « rhétorique constitutive » de la Cour suprême du Canada L’analyse du discours judiciaire peut également tirer profit du concept de « rhétorique constitutive », développé par le professeur américain James Boyd White à partir du milieu des années quatre-vingt. Dans une certaine mesure, ce concept complète et améliore l’enseignement de Perelman, puisqu’il transcende l’idée de persuasion de l’auditoire, en soutenant que pour être convaincant, l’orateur (l’acteur social et le juge dans notre cas) doit aussi intégrer cet auditoire à son discours, à titre de participant. En d’autres termes, Boyd White suggère que le langage utilisé ne sert plus seulement à convaincre le lecteur de la justesse d’un argument, mais à lui présenter une « vision du monde » et un « univers social » dont il fait ou devrait faire partie45. Bien sûr, dans le contexte d’un discours tenu dans un cadre judiciaire, le droit constitue toujours une partie importante de la vision ou de l’univers qui est décrit. Pour définir ce concept de façon un peu plus détaillée, disons d’abord qu’on accole le qualificatif de « constitutive » à ce genre de rhétorique (terme ici utilisé de façon éminemment positive et non péjorative), parce qu’elle vise à donner une identité à l’auditoire et à l’interpeller. Le concept prévoit donc que la personne qui s’exprime cherche à « constituer » l’identité collective de son auditoire (celle qu’il perçoit et celle qu’il souhaite), afin que le lecteur se reconnaisse et accepte le raisonnement proposé dans le discours. Pour ce faire, l’orateur se présentera généralement comme un membre de la collectivité qu’il décrit et fera référence à ce qui unit ou définit l’auditoire. Par la suite, il exprimera sa conception 44. A.B. c. Bragg Communications Inc., [2012] 2 R.C.S. 567. 45. James Boyd WHITE, When Words Lose their Meaning – Constitutions and Reconstitutions of Language, Character and Community, Chicago and London, The University of Chicago Press, 1984 ; James Boyd WHITE, Justice as Translation: An Essay in Cultural and Legal Criticism, Chicago, University of Chicago Press, 1990 ; James BOYD WHITE, Heracles’ Bow: Essays on the Rhetoric and Poetics of the Law, Madison, Wis., University of Wisconsin Press, 1985 ; James BOYD WHITE, « Imagining the Law », dans Austin SARAT, Thomas R. KEARNS (dir.), The Rhetoric of Law, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1994, p. 29-55.

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de « l’univers social » dans lequel nous vivons, de même que celui qu’il envisage pour l’avenir. Une fois cet univers « constitué », l’orateur interpellera son auditoire à adopter cette conception du monde46. On aura deviné de cette courte description que la rhétorique constitutive fait partie de l’arsenal dont disposent les acteurs sociaux pour tenter de convaincre les juges et que ces derniers utilisent ce même type de procédé pour justifier leurs décisions. Ainsi, pour le chercheur qui se spécialise dans ce genre d’analyse, il devient possible de détecter la rhétorique constitutive contenue aux mémoires et aux décisions des tribunaux et de faire des liens entre les deux. Bien sûr, ce genre d’exercice ne constitue pas une science exacte, mais il représente un outil très précieux pour évaluer l’apport des acteurs sociaux à la production du droit, puisqu’il permet de tracer des rapprochements entre leurs argumentaires et les raisons invoquées aux décisions judiciaires. C’est ainsi qu’il nous a été possible de constater que la conception de « l’univers social » présentée par les acteurs sociaux dans certains dossiers a définitivement influencé celle retenue par les juges de la Cour suprême47. 3. Élaboration d’un nouveau modèle d’analyse de l’apport des acteurs sociaux à la production des normes Le discours judiciaire peut également être analysé à l’aide des théories de l’argumentation basées sur le concept de « bonne justification », lesquelles font des distinctions entre les raisonnements fondés sur la rationalité et ceux fondés sur la légitimité48. 46. Pour une définition plus approfondie de la rhétorique constitutive, voir Maurice CHARLAND, « Constitutive rhetoric », dans Thomas O. SLOANE (dir.), Encyclopedia of Rhetoric, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 616-619. 47. Notamment dans l’arrêt PHS Community prononcé en 2012 (Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, [2011] 3 R.C.S. 134) où « l’univers social » présenté par les acteurs sociaux fut fondé sur trois grandes caractéristiques, soit celle du besoin de tenir compte de l’extrême vulnérabilité des toxicomanes, celle de la nécessité de trouver des solutions novatrices pour contrer le fléau de la drogue et celle d’un monde meilleur où des organismes aidants et compétents doivent avoir une certaine liberté d’action. Le même genre d’analyse a été effectué dans des dossiers tels que R. c. Tessling, [2004] 3 R.C.S. 67 ; R. c. Gomboc, [2010] 3 R.C.S. 211 et R. c. Spencer, préc., note 42. 48. Voir les travaux du professeur Luc B. Tremblay, lequel soutient qu’une « bonne justification » doit comporter trois principaux éléments, soit le caractère suffisant des prémisses, leur acceptabilité par l’auditoire et le fait que les jugements de faits ou de valeurs doivent atteindre un degré élevé de probabilité pour résister à un examen critique par des personnes compétentes, Luc B. TREMBLAY,

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Cette doctrine s’avère particulièrement utile pour créer une grille d’évaluation des niveaux d’apport des acteurs sociaux à la production des normes. Essentiellement, le modèle proposé est construit autour de huit éléments empiriquement observables, lesquels servent à assigner le degré d’influence correspondant aux « points » marqués par l’acteur social ciblé. Sur le plan méthodologique, il s’agit donc d’analyser et de juxtaposer les motifs de la Cour aux raisonnements des intervenants, ce qui, sans prétendre à l’objectivité absolue, permet d’attribuer un degré d’influence spécifique à la performance de l’acteur social sous étude. Une fois ces huit critères compilés, le modèle suggère six niveaux distincts d’influence, oscillant entre les degrés « inexistant » et « majeur ». De façon concrète, l’exercice consiste à faire l’agrégation des différentes références faites par la Cour aux arguments, auteurs, rapports, autorités jurisprudentielles, contexte social ou rhétorique constitutive soumis par l’acteur social. En outre, il s’agit également d’évaluer la nature et le poids des arguments de l’acteur social qui ont été retenus par la Cour, pour voir s’ils se sont distingués de ceux soumis par les parties directement impliquées ou, encore mieux, s’ils se sont avérés déterminants sur l’issue du litige ou sur la fabrication d’une règle de droit. Il peut également arriver des cas où la Cour réfère spécifiquement à l’acteur social ou qu’elle utilise un vocabulaire distinctif suggéré à son mémoire. Schématiquement, ces huit critères et six niveaux d’apport ont été regroupés dans le tableau suivant :

« La justification de la législation comme jugement pratique », (2001) 47 R.D. McGill 59 ; Luc B. TREMBLAY, « La justification des restrictions aux droits constitutionnels : la théorie du fondement rationnel », (1999) 44 R.D. McGill 39 ; Luc B. TREMBLAY, « La justification des restrictions aux droits constitutionnels : la théorie du fondement légitime », (2001-2002) 47 R.D. McGill 271.

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MODÈLE D’ANALYSE DE L’APPORT DES ACTEURS SOCIAUX À LA DÉCISION JUDICIAIRE ET À LA PRODUCTION DES NORMES Critères d’analyse : Référence(s) par la Cour ....

Niveau d’influence de l’acteur social (AS) Inexistant

Faible

Modéré

Significatif

Élevé

Majeur

x

x

x

x

x

y

y

y

y

y

y

y

y

y

... à un argument distinctif de l’AS

x

x

x

... à un argument de l’AS, déterminant sur l’issue du litige (ou une façon d’aborder le litige)

x

y

y

x

x

...aux arguments de l’AS ...aux auteurs, rapports ou autorités jurisprudentielles soumis par l’AS ...au contexte social décrit par l’AS ou à sa « rhétorique constitutive » ... à l’AS lui-même

... à un argument de l’AS, déterminant sur la fabrication de la règle de droit

x (un ou l’autre)

y

... au vocabulaire distinctif utilisé par l’AS

x

x = critère obligatoire pour que l’argumentation de l’AS se classe selon ce niveau d’influence y = critère non obligatoire, mais important à considérer puisque révélateur d’influence

Bien que les limites d’espace imposées par le présent article ne permettent pas d’élaborer trop longuement sur cette grille de lecture, il est utile de fournir quelques explications sur son fonctionnement. En bref, il faut voir que l’analyse débute selon un axe horizontal, où chacun des huit critères est analysé et noté. Une fois cet exercice complété, il s’agit ensuite de faire l’agrégation de nos résultats selon un axe vertical et d’attribuer un degré d’apport à la performance de l’acteur social. Par exemple, si on prend un cas où la Cour ne fait que référer aux arguments de l’acteur social (1er critère indiqué au tableau), sans plus, son niveau d’influence sera qualifié de « faible ». Par ailleurs, si la Cour fonde sa décision sur des auteurs, rapports et autorités jurisprudentielles proposés

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par l’acteur social (2e critère) ou qu’elle fait référence au contexte social ou à la rhétorique constitutive qu’il a utilisé à son mémoire (3e critère) ou à l’acteur social lui-même (4e critère), il pourra alors être considéré comme ayant eu une influence modérée. Si, en plus, la décision de la Cour retient un de ses arguments qui s’avère distinctif par rapport aux autres participants (5e critère) et déterminant sur l’issue de la décision ou sur la façon d’aborder le litige (6e critère), on pourra alors lui attribuer le niveau d’influence « significatif ». Enfin, si le motif de la Cour fait référence à un de ses arguments s’étant avéré déterminant sur la fabrication de la règle de droit (7e critère) ou au vocabulaire distinctif qu’il a utilisé (8e critère), on pourra dire qu’il a fourni un apport « élevé » ou même « majeur ». On comprend donc que l’objectif de ce modèle est d’évaluer le niveau d’apport d’un acteur social particulier par rapport à une décision judiciaire individuelle. Mais, de façon encore plus instructive, ce modèle permet aussi d’examiner l’influence progressive d’un acteur (ou groupe d’acteurs) sur le développement d’un champ particulier du droit, à travers une série de décisions. Par exemple, en appliquant ce modèle à l’étude d’un certain nombre de dossiers de la Cour suprême traitant de l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés entre 2004 et 2014, nous avons pu déterminer de façon assez claire que certains acteurs sociaux y ayant participé comme intervenants ont eu une influence progressive sur le développement des normes touchant le droit à la vie privée. Plus spécifiquement, l’application de notre modèle a montré que des regroupements tels que l’Association Canadienne des Libertés Civiles, l’Association des Libertés Civiles de la ColombieBritannique et la Criminal Lawyers Association ont eu un degré d’influence significatif, élevé et parfois même majeur sur les normes édictées en matière de saisies, fouilles et perquisitions, ainsi que celles applicables à la surveillance de domicile49. 4. Les acteurs sociaux comme « courroies de transmission » de la société civile Le quatrième thème choisi pour ce texte est celui voulant que certains acteurs sociaux qui participent aux dossiers de la Cour 49. Les décisions analysées furent R. c. Tessling, [2004] 3 R.C.S. 67 ; R. c. A.M., [2008] 1 R.C.S. 569 ; R. c. Kang-Brown, [2008] 1 R.C.S. 456 ; R. c. Patrick, [2009] 1 R.C.S. 579 ; R. c. Gomboc, [2010] 3 R.C.S. 211 ; R. c. Vu, [2013] 3 R.C.S. 657 et R. c. Spencer, préc., note 42.

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suprême à titre d’intervenants réussissent à faire changer le droit en se présentant comme des vecteurs ou des porte-paroles de la société civile. Cette méthode est différente des procédés argumentatifs ci-haut exposés en ce que les acteurs sociaux se servent d’études, rapports, consultations et autres documents émanant de la société civile pour appuyer leurs points de vue. Leur stratégie consiste donc à présenter leur position quant aux règles de droit et politiques sociales devant être prises en considération par la Cour et, de façon complémentaire, à documenter leur raisonnement par des études, rapports et consultations émanant de la sphère publique. En d’autres mots, ils tentent de convaincre les juges à l’aide des membres de la société civile qui se sont exprimés hors de l’enceinte des tribunaux. En portant attention à ce genre de technique discursive, on observe donc que les acteurs sociaux agissant comme intervenants tentent d’exercer une influence sur les juges en se présentant comme des « courroies de transmission » de la société civile. On réalise aussi que ce genre de stratégie permet aux membres de la société civile d’avoir une voix devant les tribunaux. De surcroît, lorsque les acteurs sociaux parviennent à faire modifier le droit à l’aide de ces outils, il est plausible de soutenir que, dans une certaine mesure, l’expression citoyenne contenue à ces documents a contribué à la production des normes, puisqu’elle a servi aux juges à justifier leurs décisions50. Conclusion Prenant comme postulat que la société civile canadienne manifeste de plus en plus le désir de s’exprimer, de s’impliquer et d’intervenir dans le débat public, l’objectif principal du présent article fut d’examiner si ce phénomène se transposait dans l’arène judiciaire et, dans l’affirmative, d’en mesurer certaines répercussions par rapport au défi qu’ont les juges de la Cour suprême d’élaborer des normes qui tiennent compte de la réalité changeante dans laquelle nous vivons. En se concentrant sur les dossiers de la Cour suprême en matière de droits fondamentaux, 50. À titre d’exemple, dans le dossier A.B. c. Bragg Communications Inc., préc., note 44, les rapports et études introduits par les acteurs sociaux Jeunesse J’écoute et UNICEF ont servi à convaincre la Cour suprême que la cyber-intimidation à caractère sexuel occasionnait un « préjudice objectivement discernable » aux jeunes victimes et que le système de justice devait leur permettre de procéder de façon anonyme.

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notre objectif visait plus particulièrement à étudier les interactions entre le plus haut tribunal et les acteurs sociaux et de présenter certaines techniques et stratégies utilisées par ces derniers pour influencer la production du droit. Notre analyse a d’abord pris une tournure quantitative, ce qui a révélé un revirement de situation assez spectaculaire à partir de 2010 quant à la participation des acteurs de la société civile dans les dossiers de la Cour suprême. Par la suite, à travers quatre thèmes, nous avons montré comment certains acteurs sociaux réussissent à s’imposer et à influencer les juges. Tout d’abord, nous avons sommairement illustré que les acteurs sociaux adoptent souvent une perspective plus large que les parties directement impliquées et qu’ils utilisent une stratégie argumentative à prédominance déontologique pour convaincre les juges qu’il y a lieu de moderniser le droit. Deuxièmement, nous avons brièvement présenté le concept de « rhétorique constitutive », lequel permet de voir comment les acteurs sociaux et les juges exposent leur « vision du monde » et leur conception de « l’univers social », en toile de fond de leur raisonnement. Troisièmement, nous avons présenté un nouveau modèle d’analyse servant à mesurer plus objectivement l’apport des acteurs sociaux aux décisions judiciaires et à la fabrication des normes. Finalement, nous avons tracé les grandes lignes d’une autre technique utilisée par les acteurs sociaux pour influencer les juges, laquelle consiste à se servir de travaux émanant de la société civile, ce qui sert indirectement à des personnes qui ne participent pas physiquement aux dossiers à faire entendre leurs voix devant les tribunaux. Tenant compte des résultats de notre étude et des réflexions qu’elle suscite au niveau de l’apport des acteurs sociaux à la production du droit, le présent texte offre certaines réponses aux critiques (parfois sévères) adressées à la Cour suprême, qui suggèrent que les juges logent dans une tour d’ivoire, qu’ils sont insensibles aux changements sociétaux et que l’adjudication en matière de droits fondamentaux constitue ni plus ni moins qu’un exercice fondé sur l’arbitraire, comme cette image du pauvre juge Bridoie de Rabelais. Au contraire, le phénomène que nous avons décrit présente plutôt la Cour suprême comme une institution qui se montre de plus en plus ouverte à l’implication des citoyens et qui encourage leur participation à l’élaboration du droit. Dans cette optique, bien qu’elle ne constitue pas la solution à tous les

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maux, la relation changeante entre les acteurs de la société civile et la Cour suprême est certainement un gage d’espoir pour l’objectivation des décisions, puisqu’elle élargit le cadre des débats judiciaires. En outre, et c’est une excellente nouvelle, il y a tout lieu de croire que cette bonne relation se poursuivra, au bénéfice du droit et de tous ceux qui s’en préoccupent.

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L’ère de la coopération procédurale et de la saine gestion de l’instance sous le nouveau Code de procédure civile du Québec Jean-François ROBERGE, S. Axel-Luc HOUNTOHOTEGBÈ et Tessa MANUELLO

Résumé À l’ère du nouveau Code de procédure civile, la coopération est un principe directeur au service de la saine gestion de l’instance judiciaire. Les parties doivent être transparentes et coopérer activement en vue de faciliter le règlement de leur litige. Les juges ont le devoir de s’assurer que les parties coopèrent pour préserver le bon déroulement de l’instance et favoriser une saine administration de la justice. Cette évolution de la culture de traitement des litiges s’inscrit dans une vision du « meilleur intérêt de la justice civile » qui recherche un équilibre entre les intérêts privés des parties en litige et l’intérêt public de rendre accessible à tous les autres citoyens un service public de justice civile de qualité à coûts et délais raisonnables. Notre article présente un cadre de référence pour les praticiens du droit qui cherchent à définir le principe directeur de la coopération. Nous explorons également l’interprétation et la sanction par les tribunaux du principe de coopération entre les parties en litige. Notre article pourrait contribuer à donner une impulsion à la coopération comme levier autonome et complémentaire aux autres principes directeurs de la procédure civile en vue de favoriser un meilleur accès à la justice.

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L’ère de la coopération procédurale et de la saine gestion de l’instance sous le nouveau Code de procédure civile du Québec Jean-François ROBERGE*, S. Axel-Luc HOUNTOHOTEGBÈ** et Tessa MANUELLO*** Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 395 1.

Définition du principe de coopération . . . . . . . . . . 402

2.

Architecture du principe de coopération . . . . . . . . 409

3.

Coopération par la transparence . . . . . . . . . . . . 411

4.

Coopération par la proportionnalité et la bonne foi . . 419

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 430

*

Jean-François Roberge est professeur et dirige les programmes en prévention et règlement des différends (PRD) de la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke. Il est cofondateur du Groupe de recherche pour la prévention et le règlement des différends (G-PRD). ** S. Axel-Luc Hountohotegbè est professeur à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke. Il est chercheur associé au G-PRD. *** Tessa Manuello est candidate à la Maîtrise en prévention et règlement des différends. Elle est chercheuse associée au G-PRD. Elle est aussi cofondatrice de Neojustice. Nous remercions Samuel Grondin, candidat à la maîtrise en prévention et règlement des différends, pour son aide précieuse à la recherche. Nous remercions également la Fondation pour la recherche juridique ainsi que le Conseil de Recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) (Projet Accès au Droit et Accès à la Justice – ADAJ) pour leur soutien financier à la réalisation de cet article.

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Introduction Assurer la primauté du droit par un réel accès à la justice pour tous est un enjeu à l’échelle mondiale1. Au Canada, la Cour suprême estime qu’il s’agit d’une priorité2. Les travaux canadiens appellent à l’action3. Les ressources judiciaires doivent être utilisées efficacement afin d’assurer que le service public de justice 1. Voir, notamment, WJP Rule of Law Index, World Justice Project, en ligne : ; Organisation de Coopération et de Développement Économique (OECD), 1re réunion d’expert sur l’égalité d’accès à la justice, Paris (7 octobre 2015), en ligne : ; Maurits Barendrecht et al., Towards Basic Justice Care for Everyone, La Haye, Hague Institute for the Internationalisation of Law (HIIL), 2012, en ligne : ; Vivek Maru, « Access to Justice and Legal Empowerment: A Review of World Bank Practice » (2010) 2:2 Hague Journal on the Rule of Law 259-281 ; OECD « Enhancing the Delivery of Justice and Security. Governance, Peace and Security », Paris (2007), en ligne : . Des rapports de plusieurs juridictions à travers le monde font l’état des lieux de la qualité des systèmes judiciaires, identifient les enjeux d’accès à la justice et proposent des recommandations. Aux États-Unis, voir The Permanent Commission on Access to Justice, Report to the Chief Judge of the State of New York, New York (novembre 2015), en ligne : . En Europe, voir Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ), « Systèmes judiciaires européens – Édition 2014 (2012) : efficacité et qualité de la justice », Bruxelles (2014), en ligne : . En Angleterre, voir Lord Woolf, Access to Justice: Interim Report to the Lord Chancellor on the Civil Justice System in England and Wales (London, Her Majesty’s Stationary Office, 1995) ; Lord Woolf, Access to Justice: Final Report to the Lord Chancellor on the Civil Justice System in England and Wales (London, Her Majesty’s Stationary Office, 1996) ; Lord Woolf, « Access to justice final report: overview » dans C. Campbell-Holt, éd., The pursuit of justice, Oxford, Oxford University Press, 2008. En Australie, voir « A Strategic Framework for Access to Justice in the Federal Civil Justice System. A guide for future action », Access to Justice Taskforce, AttorneyGeneral’s Department, (septembre 2009), en ligne : . 2. Voir Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87, par. 1 : « [1] De nos jours, garantir l’accès à la justice constitue le plus grand défi à relever pour assurer la primauté du droit au Canada. » Voir aussi la très honorable Beverley McLachlin, « Chief Justice Beverley McLachlin on Making Access to Justice a Public Priority », Conférence présentée au Canadian Bar Association Council Meeting, 17 août 2013, en ligne : National Magazine . Le juge Thomas Cromwell de la Cour suprême a piloté un comité dont le rapport final en vient également à cette conclusion. 3. Voir Canada, Comité d’action national sur l’accès à la justice en matière civile et familiale, L’accès à la justice en matière civile et familiale. Une feuille de route pour le changement, octobre 2013 ; Association du Barreau Canadien, Atteindre l’égalité devant la justice : une invitation à l’imagination et à l’action, 2013.

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soit accessible à tous4. Au Québec, le nouveau Code de procédure civile5 poursuit clairement l’objectif de favoriser l’accessibilité, la célérité et la qualité de la justice civile6. La jurisprudence québécoise reconnaît que la justice civile est un service public7 aux ressources limitées dont il ne faut pas abuser. La saine administration de la justice doit assurer un équilibre entre les intérêts privés des parties en litige et l’intérêt collectif concernant l’accès de tous les citoyens à un système judiciaire à coûts et délais raisonnables8. D’ailleurs, le nouveau Code de procédure civile exige des parties qu’elles exercent leurs droits dans un « esprit de coopération et d’équilibre »9.

4. Marcotte c. Longueuil (Ville), 2009 CSC 43, [2009] 3 R.C.S. 65, par. 43 : « Le principe de la proportionnalité qu’énonce l’article 4.2 C.p.c. n’est pas entièrement nouveau. Toute bonne procédure devrait le respecter. L’exigence de proportionnalité dans la conduite de la procédure reflète d’ailleurs la nature de la justice civile qui, souvent appelée à trancher des litiges privés, remplit des fonctions d’État et constitue un service public. Ce principe veut que le recours à la justice respecte les principes de la bonne foi et de l’équilibre entre les plaideurs et n’entraîne pas une utilisation abusive du service public que forment les institutions de la justice civile. ». 5. Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25.01. 6. Voir disposition préliminaire, al. 2 du nouveau Code de procédure civile (ci-après « du N.C.p.c. »). 7. Les décisions suivantes démontrent une tendance jurisprudentielle quant au fait que le système judiciaire est conçu comme un service public. Voir les arrêts de la Cour d’appel du Québec : Charland c. Lessard, 2015 QCCA 14, J.E. 2015-139, par. 196 ; Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam) c. Québec (Procureure générale), 2014 QCCA 2193, J.E. 2014-2192, par. 55 à 70 ; Groupe Conseil Cerca inc. c. Entreprises Richard Normand inc., 2014 QCCA 1927, [2014] J.Q. no 11422, par. 7 à 10 ; Corporation Sun Media c. Gesca ltée, 2012 QCCA 682, J.E. 2012-848, par. 8 ; Cosoltec inc. c. Structure Laferté inc., 2010 QCCA 1600, J.E. 2010-1659, par. 49 ; Vergers Leahy inc. c. Fédération de l’UPA de St-Jean-Valleyfield, 2009 QCCA 2401, J.E. 2010-104, par. 42. Voir aussi les jugements rendus par la Cour supérieure : Marcotte c. Lévesque, 2016 QCCS 1254, [2016] J.Q. no 2382, par. 32 ; Entreprises ALM inc. c. Placements Nord-Côtiers inc., 2016 QCCS 1787, [2016] J.Q. no 3434, par. 22 ; Dunn c. Wightman, 2006 QCCS 5142, J.E. 2006-2091, par. 67 ; M.P. c. G.G., 2014 QCCS 4929, [2014] J.Q. no 11352, par. 34 ; Conseil québécois sur le tabac et la santé c. JTI-MacDonald Corp., 2007 QCCS 645, J.E. 2007-940, par. 20. Voir aussi les jugements rendus par la Cour du Québec : Parent c. Richer, 2016 QCCQ 2468, [2016] J.Q. no 3452, par. 15 ; Lepointdevente.com c. Festival de jazz de Québec, 2016 QCCQ 1573, [2016] J.Q. no 2617, par. 58. 8. Voir les commentaires de la ministre de la Justice sur le nouveau Code aux p. XII et XV : « Outre la modernisation, l’enjeu le plus important de cette réforme est, comme le recommandait le comité de révision de la procédure civile dans son rapport de 2001, d’arriver à insuffler un changement de culture chez tous les intervenants et utilisateurs du système judiciaire civil, de façon à ce que les citoyens puissent avoir accès à la justice dans des délais plus courts et surtout à coûts moindres. » « Le justiciable est placé au cœur de cette grande réforme qui vise à lui rendre plus accessible la justice civile, et ce, dans des délais plus courts. » (Québec, Ministère de la justice, Commentaires de la ministre de la Justice : Le Code de procédure civile, Montréal, Wilson & Lafleur, 2015). 9. Disposition préliminaire, al. 2 du N.C.p.c.

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En corollaire, les juges ont la « mission d’assurer la saine gestion des instances en accord avec les principes et les objectifs de la procédure »10. Dans le meilleur intérêt de la justice, les juges ont le mandat d’apprécier le déséquilibre procédural entre les parties en litige par rapport à leurs ressources privées11 de même que de prendre en considération le déséquilibre social que peut causer l’accaparement des ressources judiciaires par les parties en litige12. Prendre en considération le déséquilibre assure une équité13. Dans le meilleur intérêt de la justice, les juges ont également le mandat de favoriser la coopération des parties entre elles à la fois par un rôle de conciliateur en vue d’un règlement à l’amiable14, et par un rôle de gestionnaire veillant au bon dérou10. Art. 9, al. 2 du N.C.p.c. 11. Commentaires de la ministre de la Justice sur le nouveau Code à l’article 18 : « La situation financière des parties ou leur inégalité de fait ne sont pas des considérations habituelles du système de justice, mais ce sont néanmoins souvent des déterminants majeurs dans le déroulement des affaires. Cela ne devrait pas être passé sous silence dans la gestion des instances, comme ne doit pas l’être non plus la nécessité de maintenir une certaine équité entre les parties dans une affaire. Le principe d’égalité est formellement acquis dans notre droit, mais il doit s’inscrire adéquatement dans l’administration de la justice. » (Québec, Ministère de la justice, Commentaires de la ministre de la Justice : Le Code de procédure civile, Montréal, Wilson & Lafleur, 2015). 12. Voir Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam) c. Québec (Procureure générale), 2014 QCCA 2193, par. 57. Voir aussi Conseil québécois sur le tabac et la santé c. JTI-MacDonald Corp., 2007 QCCS 645, par. 20 (« Le Tribunal réitère les principes de sa gestion dans une perspective d’anticipation des étapes ultérieures de la mise en état, et ce, tel que dit au jugement du 9 juin 2006 »), citant 2006 QCCS 7251, par. 26 : « Lorsque les enjeux financiers sont extraordinaires et que les ressources financières des parties le sont aussi, il existe un danger certain que le système de justice soit monopolisé par elles sans égard à l’utilité réelle des moyens procéduraux utilisés. La conséquence immédiate d’une telle attitude serait de restreindre l’accès à la justice pour les autres justiciables. La gestion du recours inclut l’utilisation appropriée des ressources judiciaires. ». 13. Commentaires de la ministre de la Justice sur le nouveau Code à l’article 18 : « Le principe [de proportionnalité] a été inséré au Code afin de bien marquer le fait que le système de justice civile doit être accessible et, autant que possible, qu’il doit assurer une certaine équité entre les personnes. ». (Québec, Ministère de la justice, Commentaires de la ministre de la Justice : Le Code de procédure civile, Montréal, Wilson & Lafleur, 2015). 14. Article 9 du N.C.p.c. En ce qui concerne la doctrine québécoise sur le sujet, nous vous référons notamment aux sources suivantes : Jean-François Roberge, « Sense of Access to Justice as a Framework for Civil Procedure Reform. An empirical assessment of Judicial Settlement Conferences in Quebec (Canada) » (2016) 17 Cardozo Journal of Conflict Resolution 323-361, Suzanne Courteau. « La conférence de règlement à l’amiable ». Dans P.-C. Lafond, dir., Régler autrement les différends, Montréal, LexisNexis, 2015 aux pp 165-204. Jean-Francois Roberge, « Emerging Trends in Access to Justice and Dispute Resolution in Canada » (2014) 4:2 RAMJAM 67-88 ; Jean-François Roberge et Elvis Grahovic, « L’accès à la justice et le succès en conférence de règlement à l’amiable (CRA) : mythes et réalités » (2014) 73 Revue du Barreau 437-469 ; Alexandre Désy, L’efficacité de la médiation judiciaire, Montréal, Wilson & Lafleur, 2014 ; Jean-François Roberge, « The

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lement de l’instance15. Cette évolution de la fonction du juge s’inscrit dans une tendance mondiale16. Au Québec, le rôle de juge gestionnaire s’est affirmé avec la mise en vigueur du Code de procédure civile de 2003 (ci-après le « C.p.c. »). Cette réforme se fonde notamment sur le rapport « La révision de la procédure civile : Une nouvelle culture judiciaire » publié en 200117. Ce rapport s’inspirait lui-même notamment des

Future of Judicial Dispute Resolution: A Judge Who Facilitates Participatory Justice » dans T. Sourdin et A. Zariski, éd., The Multi-Tasking Judge. Comparative Judicial Dispute Resolution, Australia, Thomson Reuters, 2013 aux p. 21-32 ; Ginette Latulippe, La médiation judiciaire : un nouvel exercice de justice, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2012 ; Jean-François Roberge, La justice participative. Changer le milieu juridique par une culture intégrative de règlement des différends, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2011 ; Jean-François Roberge. « Could Judicial mediation deliver a better justice ? Supposing we trained judges as expats ? » (2010) 1:1 RAMJAM, 1-46 ; Louise Otis et Eric H. Reiter, « Judicial Mediation in Quebec » dans Nadja Alexander, éd., Global Trends in Mediation, 107 2d ed., 2006 ; Louise Otis et Eric H. Reiter, « A New Phenomenon in the Transformation of Justice » (2006) 6 Pepperdine Dispute Resolution Law Journal 351 ; Jean-François Roberge, « La conférence de règlement à l’amiable. Les enjeux du raisonnement judiciaire et du raisonnement de résolution de problème » (2005) 3:1 R.P.R.D. 25-50 ; Suzanne Courteau, « La conciliation judiciaire à la Cour supérieure » (2005) 3:1 R.P.R.D. 51-64. 15. Art. 9 et 19 du N.C.p.c. Voir notamment les commentaires de la ministre de la Justice sur le nouveau Code à l’article 9 : « Le deuxième alinéa reconnaît l’importance pour les tribunaux d’assurer la saine gestion des instances afin de favoriser l’atteinte des objectifs de la procédure. Introduite en 2002 comme une responsabilité des tribunaux, il est vite apparu que cette règle s’intégrait à la mission publique des tribunaux, lesquels doivent veiller au respect du principe de la proportionnalité dans l’ensemble des affaires dont ils sont saisis. » (Québec, Ministère de la justice, Commentaires de la ministre de la Justice : Le Code de procédure civile, Montréal, Wilson & Lafleur, 2015). En ce qui concerne la doctrine québécoise sur le sujet du juge gestionnaire, nous vous référons notamment aux sources suivantes : Pierre Noreau et Mario Normandin. « L’autorité du juge au service de la saine gestion de l’instance. » (2012) 71 Revue du Barreau 207-248 ; Catherine Piché, « La proportionnalité procédurale : une perspective comparative » (2009) 40 Revue de droit de l’Université de Sherbrooke 551 ; Yves-Marie Morissette, « Gestion d’instance, proportionnalité et preuve civile. État provisoire des questions » (2009) 50:2 Cahiers de Droit 381-413 ; Denis Ferland, « La transformation de la justice civile : la « nouvelle culture judiciaire » du juge et des avocats » dans Louis LeBel et Pierre Verge, dir., L’oreille du juge. Études à la mémoire de Me Robert P. Gagnon, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2007. 16. Voir notamment Fabien Gélinas et al., Foundations of Civil Justice. Toward A Value-Based Framework for Reform, Springer, 2015 aux p. 81-104. 17. Rapport du Comité de révision de la procédure civile, La révision de la procédure civile : Une nouvelle culture judiciaire, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2001 aux p. 1-4, en ligne : . Ce rapport est aussi appelé Rapport Ferland du nom de son auteur principal, le professeur Denis Ferland de la faculté de droit de l’Université Laval.

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rapports britanniques sur l’accès à la justice18 de 199519 et 199620. Le juge devient plus actif par l’entremise des principes directeurs prévus aux articles 4.1 du C.p.c. (maîtrise des parties de leur dossier, obligation de bonne foi chez les parties, devoir du tribunal d’assurer la saine gestion de l’instance), 4.2 du C.p.c. (proportionnalité) et 4.3 du C.p.c. (mission de conciliation des tribunaux). Les conférences de gestion de l’instance sont créées et consacrées aux articles 151.1 à 151.13 du C.p.c. et confirment la volonté législative de donner au juge le rôle de gestionnaire du bon déroulement de l’instance. Les nouvelles orientations du C.p.c. ont été évaluées empiriquement par un comité de suivi21 et les résultats ont été publiés en 2006 dans le « Rapport d’évaluation de la Loi portant réforme du Code de procédure civile »22. Essentiellement, le rapport conclut que les principes directeurs du C.p.c. doivent être maintenus et que des modifications législatives sont nécessaires pour les renforcer23. L’entrée en vigueur du nouveau Code de procédure civile en janvier 201624 poursuit ce virage et va plus loin. Il invite à un changement de culture chez tous les acteurs impliqués dans un différend, autant les juges que les parties et les avocats25. 18. Pour une analyse de la filiation entre les deux rapports, voir Denis Ferland, « La transformation de la justice civile : la « nouvelle culture judiciaire » du juge et des avocats » dans Louis LeBel et Pierre Verge, dir., L’oreille du juge. Études à la mémoire de Me Robert P. Gagnon, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2007 à la p. 25 ; Yves-Marie Morissette, « Gestion d’instance, proportionnalité et preuve civile. État provisoire des questions » (2009) 50:2 Cahiers de Droit 381-413, et plus particulièrement aux p. 388-394 ; Denis Ferland, « La réforme de la procédure civile au Québec – Origine et évolution de la Loi portant réforme (2002) vers le nouveau Code de procédure civile (2014) » dans Sylvette Guillemard, dir., Le Code de procédure civile: quelles nouveautés?, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2016, p. 1-25. 19. Lord Woolf, Access to Justice: Interim Report to the Lord Chancellor on the Civil Justice System in England and Wales (London, Her Majesty’s Stationary Office, 1995). 20. Lord Woolf, Access to Justice : Final Report to the Lord Chancellor on the Civil Justice System in England and Wales (London, Her Majesty’s Stationary Office, 1996). Voir aussi Lord Woolf, « Access to justice final report: Overview » dans C. Campbell-Holt, éd., The pursuit of justice, Oxford, Oxford University Press, 2008. 21. Le « Comité sur l’identification des indicateurs servant à l’évaluation de ces changements majeurs » a été créé en 2002 en vertu de l’article 180 de la Loi portant réforme du Code de procédure civile, L.Q. 2002, c. 7. 22. Ministère de la Justice du Québec, Rapport d’évaluation de la Loi sur la réforme du Code de procédure civile, Québec, Publications du Québec, mars 2006. 23. Ministère de la Justice du Québec, Rapport d’évaluation de la Loi sur la réforme du Code de procédure civile, Québec, Publications du Québec, mars 2006, p. 73. 24. D. 1066-2015, (2016) G.O.Q. II, 4709. 25. Pour l’opinion du ministère de la Justice, voir notamment les commentaires de la ministre de la Justice du Québec sur le nouveau Code à la p. XV : « Pour atteindre ces objectifs, le nouveau code exige des changements de comportement importants

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L’objectif clairement affirmé dès la disposition préliminaire est de favoriser « l’accessibilité, la célérité et la qualité de la justice civile ». Le système de justice civile, on le sait, traverse une période très critique de « décrochage judiciaire »26. Les justiciables estiment que le système de justice n’est pas adapté à leurs besoins en étant trop long, trop coûteux et insatisfaisant27. L’enjeu est celui de rétablir la confiance du public à l’égard des institutions de justice. En adéquation avec l’orientation prise par la Cour suprême du Canada28, le nouveau Code de procédure civile porte une vision renouvelée de l’accès à la justice qui valorise autant le règlement à l’amiable que le règlement juridictionnel du litige pour favoriser la recherche et la reconnaissance de la justice comme élément afin qu’une nouvelle culture judiciaire, souhaitée depuis plus d’une décennie, s’installe. Cela nécessitera la collaboration étroite de tous les intervenants du milieu judiciaire, juges, avocats, notaires, huissiers, greffiers. » (Québec, Ministère de la justice, Commentaires de la ministre de la Justice : Le Code de procédure civile, Montréal, Wilson & Lafleur, 2015). Pour connaître l’opinion du Barreau du Québec, voir notamment les propos de la bâtonnière Me Claudia P. Prémont dans le Journal du Barreau. Emmanuelle Gril, « Entrée en vigueur du nouveau Code de procédure civile. Le Barreau du Québec est fin prêt ! », Journal du Barreau (décembre 2015 et janvier 2016), aux p. 1 et 3, en ligne : . 26. Entre 2013 et 2016, la perte de confiance du public envers les institutions et, notamment, les institutions juridiques est la tendance du secteur du droit qui est le plus susceptible d’affecter la profession d’avocat. L’activité judiciaire au Québec a diminué de 32,5 pourcent entre 2001 et 2011/2012. Voir Barreau du Québec, Barreau-mètre 2015 La profession en chiffres, janvier 2015 aux p. 41 et 43. Voir aussi Ministère de la Justice du Québec, Enquête sur le sentiment d’accès et la perception de la justice, avril 2016. Pour un portrait général sur les enjeux d’accès à la justice au Québec et le « décrochage judiciaire », voir Pierre-Claude Lafond, L’accès à la justice civile au Québec : portrait général, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2012 aux p. 33-47. Voir aussi Pierre Noreau, « La confiance du public : fondement de l’activité judiciaire », Conférence prononcée lors du Colloque pour l’accès à la justice, organisé par la clinique juridique Juripop, Montréal, 4 mai 2012. 27. Pierre-Claude Lafond, L’accès à la justice civile au Québec : portrait général, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2012, p 7. Voir Barreau du Québec, Barreau-mètre 2015 La profession en chiffres, janvier 2015, et mise à jour, décembre 2015, en ligne : , à la p. 29 : Les trois phénomènes les plus significatifs en lien avec les attentes de la clientèle sont la pression sur les coûts et les délais, davantage de résultats et plus de services de la part de l’avocat. 28. Voir Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87, par. 2 : « On reconnaît de plus en plus qu’un virage culturel s’impose afin de créer un environnement favorable à l’accès expéditif et abordable au système de justice civile. Ce virage implique que l’on simplifie les procédures préalables au procès et que l’on insiste moins sur la tenue d’un procès conventionnel et plus sur des procédures proportionnées et adaptées aux besoins de chaque affaire. L’équilibre entre la procédure et l’accès à la justice qu’établit notre système de justice doit en venir à refléter la réalité contemporaine et à reconnaître que de nouveaux modèles de règlement des litiges peuvent être justes et équitables. ».

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fondamental de la société29. Certains principes directeurs sont communs aux procédés de justice civile privée et étatique : la coopération et la transparence30, la bonne foi31 la proportionnalité32. La liberté des parties à l’égard de leurs choix procéduraux et liés aux moyens de preuve s’exerce « sous réserve du devoir des tribunaux d’assurer la saine gestion des instances et de veiller à leur bon déroulement »33. De plus, la partie doit exercer ses droits « dans le respect des principes, des objectifs et des règles de la procédure »34. Le nouveau Code de procédure civile encadre donc les choix des parties davantage qu’auparavant au nom du « meilleur intérêt de la justice »35. Plusieurs questions sont soulevées par ce droit nouveau. Notre article se penche sur l’une des questions les plus ambiguës pour les praticiens du droit : comment le principe de coopération pourrait-il être défini, appliqué et sanctionné36 ? L’objectif de 29. Voir Commentaires de la ministre de la Justice sur le nouveau Code, article 1 à la p. 19 : « Cet article établit dès le départ que les modes privés de prévention et règlement des différends sont inclus dans la notion de justice civile. Ils ont donc pour vocation de favoriser la recherche et la reconnaissance de la justice comme élément fondamental de la société. [...] » (Québec, Commentaires de la ministre de la Justice : Le Code de procédure civile, Montréal, Wilson & Lafleur, 2015). 30. Art. 2 et 20 du N.C.p.c. 31. Art. 2 et 19, al. 2 du N.C.p.c. 32. Art. 3 et 18 du N.C.p.c. 33. Art. 19, al. 1 du N.C.p.c. 34. Art. 19, al. 1 du N.C.p.c. 35. Art. 9 du N.C.p.c. Catherine Piché, « Un juge extraordinaire » dans Sylvette Guillemard, dir., Le Code de procédure civile : quelles nouveautés ?, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2016 aux p. 223-244 ; Pierre E. Audet, « La maîtrise de leur dossier par les parties et le rôle de gestion du juge, au nom d’une saine administration de la justice : où est le juste équilibre ? » dans Sylvette Guillemard, dir., Le Code de procédure civile : quelles nouveautés ?, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2016 aux p. 245-252 ; Robert Pidgeon, « La gestion d’instance – Le point de vue d’un magistrat » dans Sylvette Guillemard, dir., Le Code de procédure civile : quelles nouveautés ?, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2016 aux p. 315-325. 36. Le principe de coopération est mentionné à la disposition préliminaire sous le vocable « esprit de coopération et d’équilibre ». À son article 2, le Code invite les parties à « coopérer activement dans la recherche d’une solution » et il précise à l’article 20 que « [l]es parties se doivent de coopérer » notamment en étant transparentes par rapport à l’information favorisant un débat loyal. Très peu de littérature a été écrite à ce jour sur le principe de coopération procédurale en lien avec le Nouveau Code de procédure civile du Québec. Pour une analyse du principe de coopération sous un angle complémentaire au nôtre, voir Anne A. Laverdure, « La coopération au cœur du Code de procédure civile », [2015] no AZ-40024528. Voir aussi Catherine Piché, « La disposition préliminaire du Code de procédure civile » (2014) 73 Revue du Barreau 135, qui traite du principe de coopération aux p. 169 et suivantes. Jacinthe Plamondon, « Les principes directeurs et le nouveau Code de procédure civile (art. 17 à 24 C.p.c.) » dans Sylvette Guillemard, dir., Le Code de procédure civile: quelles nouveautés ?, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2016, p. 27-47 à la p. 31.

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notre article est de soumettre une réponse à cette question. Dans la première partie de notre article, nous proposerons une définition générale au principe de coopération. Qu’est-ce que la coopération procédurale dans le contexte de la justice civile comme service public ? Dans la deuxième partie, nous explorerons les règles de coopération prévues au nouveau Code de procédure civile et nous proposerons un cadre de référence au principe de coopération procédurale. Dans les troisième et quatrième parties de notre article, nous analyserons les décisions des tribunaux québécois ayant appliqué le principe de la coopération et nous explorerons son interaction avec les autres principes directeurs de la procédure civile que sont la transparence, la proportionnalité et la bonne foi. Comment les juges ont-ils interprété le principe de coopération des parties ? Comment les juges ont-ils appliqué la coopération procédurale et sanctionné son manquement pour assurer une saine gestion de l’instance ? Notre article peut être vu comme une proposition pour un « cadre de référence de la coopération » ou une maquette en construction de « l’architecture de la coopération ». Notre article sera utile autant pour les juges que pour les avocats. Afin de rétablir la confiance du public à l’égard du système judiciaire, le juge bénéficiera d’un cadre pour garantir une saine gestion de l’instance et l’avocat pourra protéger les droits et intérêts de son client confronté à un vis-à-vis qui ne coopère pas au bon déroulement de l’instance. Grâce à la coopération de tous, le processus judiciaire sera plus rapide et gagnera en qualité. Le service public de la justice civile s’en portera mieux et ce sont tous les justiciables qui en profiteront. 1. Définition du principe de coopération Quelle définition peut-on donner au principe de coopération ? Dans son sens commun, la coopération correspond à « l’action de participer à une œuvre commune »37. Coopérer correspond à « agir, travailler conjointement avec quelqu’un à quelque chose »38. Coopérer consiste également à « prendre part, concourir, contribuer, participer à une œuvre commune »39. Coopérer a comme famille étymologique « œuvre »40. En ce qui concerne la collaboration, synonyme de la coopération, elle se définit comme 37. Le Petit Robert et Le Larousse, 2016 en ligne, ont la même définition de coopération. 38. Le Petit Robert 2016 en ligne. 39. Le Larousse 2016 en ligne. 40. Le Petit Robert 2016 en ligne.

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un « travail en commun41, l’action de participer à une œuvre avec d’autres »42. Nous retenons que trois notions clés semblent fondamentales pour comprendre le sens de ces expressions soit la « participation par une contribution », à une « œuvre commune » à « plusieurs personnes ». Dans le contexte du nouveau Code de procédure civile du Québec, quelle pourrait être « l’œuvre commune » ? À la lecture de la disposition préliminaire du nouveau Code de procédure civile, nous sommes portés à voir cette œuvre à construire en commun comme étant la recherche de l’accessibilité, la célérité et la qualité de la justice civile43. La justice civile est un service public44 qui a pour mission de prévenir et régler les différends et les litiges45. « La qualité de la justice est une question d’intérêt public »46. Assurer une saine administration du service public de justice bénéficiera aux intérêts privés, citoyens comme aux personnes morales, qui désirent y recourir pour régler leurs conflits et favorisera la confiance dans le maintien de la primauté du droit dans une perspective plus large liée à l’intérêt public.

41. Le Petit Robert 2016 en ligne. 42. Le Larousse 2016 en ligne. 43. Disposition préliminaire : « Le Code vise à permettre, dans l’intérêt public, la prévention et le règlement des différends et des litiges, par des procédés adéquats, efficients, empreints d’esprit de justice et favorisant la participation des personnes. Il vise également à assurer l’accessibilité, la qualité et la célérité de la justice civile, l’application juste, simple, proportionnée et économique de la procédure et l’exercice des droits des parties dans un esprit de coopération et d’équilibre, ainsi que le respect des personnes qui apportent leur concours à la justice. » Les objectifs d’accessibilité, de célérité et de qualité de la justice civile inscrit au N.C.p.c. sont également poursuivis par les récentes réformes concernant la procédure civile de plusieurs juridictions à travers le monde. En Grande Bretagne, par exemple, dont la réforme a suivi les rapports du Lord Woolf qui ont pu servir de modèle ailleurs dans le monde, les Règles de procédure civile énoncent au point 1.1 l’objectif commun supérieur (« overriding objective »), celui de permettre aux tribunaux de traiter les affaires de manière juste et à un coût proportionné. Cet objectif supérieur implique cinq éléments à prendre en considération par le juge : (1) s’assurer que les parties sont sur un pied d’égalité, (2) limiter les frais, (3) s’assurer que la proportionnalité est observée par rapport au montant en litige, à l’importance du dossier, à la complexité des enjeux et à la situation financière de chacune des parties, (4) s’assurer que le dossier est traité de manière rapide et équitable, (5) dédier au dossier une part appropriée des ressources de la cour, tout en prenant en considération le besoin d’allouer des ressources aux autres dossiers. Voir Civil Procedure Rules (CPR), r. 1.1. 44. Marcotte c. Longueuil (Ville), 2009 CSC 43, [2009] 3 R.C.S. 65. 45. Disposition préliminaire, al. 2 du N.C.p.c. 46. Jean-Guy Belley, « Une justice de la seconde modernité : proposition de principes généraux pour le prochain code de procédure civile » (2001) 46 McGill L.J. 317 à la p. 364.

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Afin de comprendre le sens du principe de coopération du Nouveau Code, il est pertinent de savoir qui sont les personnes qui peuvent participer et offrir une contribution à « l’œuvre commune de justice ». Trois acteurs sont concernés : le juge, les parties et leurs avocats. En ce qui concerne les juges, il entre dans « leur mission d’assurer la saine gestion des instances en accord avec les principes et les objectifs de la procédure »47. Ils ont le devoir d’assurer la saine administration de la justice48. Administrer peut se définir comme étant « l’[a]ction de gérer des biens, de diriger des affaires publiques et privées »49. La contribution du juge à « l’œuvre commune de justice » pourrait donc être celle d’agir en prenant en considération « le meilleur intérêt de la justice ». En ce qui concerne les parties, la disposition préliminaire du Code reconnaît l’importance de favoriser leur participation dans la prévention et le règlement des différends et des litiges. Maintenir l’équilibre entre la protection de leurs intérêts privés et l’accessibilité aux institutions de justice civile exigera une collaboration active. De manière cohérente, une obligation de considérer les modes privés de prévention et règlement des différends avant de s’adresser aux tribunaux est prévue à l’article 1 du nouveau Code de procédure civile. Le principe directeur historiquement reconnu de la maîtrise par les parties de leur dossier demeure50, responsabilisant ainsi les parties à surmonter leur fardeau de preuve pour faire reconnaître leurs droits tout en permettant une défense pleine et entière. Ce principe est relatif, et non absolu, puisqu’il incombe aux parties « d’agir selon les exigences de la bonne foi, sans nuire à autrui, ni d’une manière excessive ou déraisonnable »51. Rappelons que les tribunaux ont le devoir de veiller à une saine gestion de l’instance52. Les parties ont la res47. Art. 9, al. 2 du N.C.p.c. 48. Art. 9, 18 et 19 du N.C.p.c. 49. Hubert Reid, Dictionnaire de droit québécois et canadien. 5e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2015. 50. Art. 19 du N.C.p.c. 51. Denis Ferland et Benoît Emery, Précis de procédure civile, 5e éd., Montréal, Éditions Yvon Blais, 2015 à la p. 60. Concernant l’obligation de bonne foi, voir par exemple, Jacques c. Ultramar ltée, 2011 QCCS 6020, J.E. 2011-2070. Concernant l’obligation de ne pas nuire à autrui, voir par exemple, Chabot c. Construction CAL inc., 2012 QCCA 387, [2012] J.Q. no 1665. Concernant l’obligation de ne pas agir de manière excessive ou déraisonnable, voir par exemple Charland c. Lessard, 2015 QCCA 14, [2015] J.Q. no 51 ; Pelletier c. Canada (Procureur général), J.E. 2005-1608 (C.S.) ; Onyx Industries inc. c. Alcan inc., J.E. 2005-1037 (C.S.), [2005] J.Q. no 2872. 52. Art. 9 du N.C.p.c.

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ponsabilité de choisir le procédé de justice adéquat et efficient à leur situation. Dans cet encadrement procédural, la contribution des parties à « l’œuvre commune de justice » pourrait être celle d’exercer leurs droits « dans un esprit de coopération et d’équilibre ». En ce qui concerne les avocats, leur contribution « au meilleur intérêt de la justice »53 peut se déduire de leur Code de déontologie. « L’avocat sert la justice et soutient l’autorité des tribunaux »54. L’avocat doit s’inspirer en toutes circonstances de valeurs et principes communs à la profession, notamment : « le respect des règles de droit et le maintien d’un État de droit (par. 1), l’accessibilité à la justice (par 2.), [...] la collaboration à une saine administration de la justice et le soutien à l’accessibilité des tribunaux (par 6), [...] le respect des membres de la profession de même que toute autre personne avec qui il coopère dans l’exercice de ses activités professionnelles (par. 8), la prise en considération du contexte social dans lequel le droit évolue (par. 9) »55. L’avocat a des devoirs envers l’administration de la justice, ce qui inclut le tribunal, les parties et leurs avocats, les témoins et les jurés56. Le Code de déontologie des avocats dispose dans ce sens : « L’avocat sert la justice et soutient l’autorité des tribunaux. Il ne peut agir de manière à porter préjudice à l’administration de la justice. Il favorise le maintien du lien de confiance entre le public et l’administration de la justice. »57. Nous en concluons que les avocats sont conviés à coopérer afin de favoriser un service public de justice civile accessible, rapide et de qualité58. Selon cet encadre53. 54. 55. 56.

Ibid. Code de déontologie des avocats, RLRQ, c. B-1, r. 3.1, art. 111, al. 1. Ibid., préambule. Voir les articles 111 à 128 du Code déontologie des avocats sur les devoirs de l’avocat envers l’administration de la justice. Voir, par exemple, Robert W. Gordon, « Why Lawyers Can’t Just Be Hired Guns » dans Ethics in Practice. Lawyers’ Roles, Responsibilities, and Regulation. Robert W. Gordon de l’Université de Yale a écrit il y a quelques années déjà que les avocats jouent un rôle trop important dans la société moderne pour se penser comme étant seulement redevables envers leurs clients. Gordon met en garde contre les plaidoyers zélés qui ne devraient avoir de sens que dans la mesure où ils permettent de soutenir le système de justice dans lequel une telle défense finit par être constructive. Les rôles que jouent les individus dans des structures sociales importantes comme le système de justice doivent être examinés avec attention, tout comme les rôles que jouent ces structures dans la société dans son ensemble. Voir également généralement Deborah L. Rhode, éd., Oxford University Press, 2003. Voir aussi Christine Parker, Just Lawyers. Regulation and Access to Justice, Oxford University Press, 1999. 57. Code de déontologie des avocats, art. 111. 58. Voir Fortin c. Chrétien, [2001] R.C.S. 45, par. 49 : « En ce sens, on ne saurait trop insister sur le rôle essentiel que l’avocat est appelé à jouer dans notre société.

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ment éthique, la contribution des avocats à « l’œuvre commune de justice » pourrait être celle de maintenir le lien de confiance entre le public et l’administration de la justice59. Sur le plan philosophique, une société démocratique, et ses institutions, dont celle de la justice civile, peut être vue comme un système de coopération sociale60. Selon John Rawls, l’un des philosophes du droit les plus influents, un système de coopération sociale juste comporte quatre caractéristiques essentielles. Premièrement, les citoyens engagés dans la coopération doivent être libres et égaux entre eux61. Cela signifie que chaque citoyen a la capacité pour estimer ce qui peut procurer un sentiment de justice62. Cela implique également que chaque citoyen a la capacité pour estimer rationnellement ce qu’il est bon d’atteindre comme finalités dans l’intérêt commun, ce qui a de la valeur pour la vie humaine63. Deuxièmement, ces citoyens doivent adhérer à des principes et des procédures publiquement reconnus comme étant adéquats pour réguler leurs comportements64. Troisièmement, les modalités de la coopération doivent pouvoir être raisonnablement acceptées par les citoyens engagés dans la coopération et respectés dans la mesure où tous y adhèrent65. Des modalités

59. 60. 61. 62. 63. 64. 65.

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L’avocat est un officier de justice. Par son serment d’office, il affirme solennellement qu’il remplira les devoirs de sa profession avec honnêteté, fidélité et justice et qu’il se conformera aux diverses dispositions législatives qui régissent son exercice et dont j’ai largement fait mention dans la première partie de ces motifs. L’article 2 L.B. consacre cette fonction publique qu’il exerce auprès du tribunal. En vertu de l’article 2.06 de son Code de déontologie des avocats, il a le devoir de servir la justice et de soutenir l’autorité des tribunaux. Il doit donc s’acquitter de ses obligations professionnelles avec intégrité et préserver l’impartialité et l’indépendance du tribunal. » Voir aussi M.P. c. G.G., 2014 QCCS 4929, où la Cour rappelle la décision de la Cour suprême dans l’affaire Marcotte c. Longueuil (Ville), 2009 CSC 43, [2009] 3 R.C.S. 65, qui convie tous les intervenants du système de justice (administrateurs, avocats, juges et parties) à atteindre l’objectif d’efficacité et de bonne gestion de l’appareil judiciaire concernant la réduction des délais, la réduction des coûts et la réduction du temps d’audition de la gestion des ressources judiciaires. Code de déontologie des avocats, art. 111, al. 2 : « Il favorise le maintien du lien de confiance entre le public et l’administration de la justice. » John Rawls, Justice as Fairness. A Restatement, Cambridge, Belknap Press, 2001 à la p. 6. John Rawls, A Theory of Justice, Belknap Press, 1971 aux pages 131-132 ; John Rawls, Justice as Fairness. A Restatement, Cambridge, Belknap Press, 2001 aux pages 18-24 (« Free and Equal persons »). John Rawls, Justice as Fairness. A Restatement, Cambridge, Belknap Press, 2001 aux p. 18-19 (« Capacity for a sense of justice »). Ibid., p. 19 (« Capacity for a conception of the good »). Ibid., p. 6. Ibid., p. 6 (« Fair terms of cooperation »).

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équitables de coopération impliquent une réciprocité et un partage mutuel pour que chaque comportement posé contribue à l’atteinte des principes reconnus comme étant adéquats afin de réguler les comportements sociaux au sein de cette société. Quatrièmement, la coopération doit aussi procurer à chacun des citoyens interdépendants un avantage rationnel, c’est-à-dire un bénéfice par rapport à leurs propres intérêts privés 66. Pour que le système de coopération soit efficient, l’enjeu qui se posera est celui de l’équilibre entre la rationalité qui incite à privilégier l’intérêt privé par rapport à la raisonnabilité qui incite à privilégier le maintien d’un système de coopération dans l’intérêt public67. Par exemple, il serait rationnel pour la personne ayant davantage de pouvoir dans la situation de profiter de son statut pour faire valoir ses intérêts privés. Par ailleurs, il serait raisonnable pour cette personne de respecter les modalités de coopération publiquement convenues entre personnes libres et égales ayant pour but de procurer un sentiment de justice et visant l’atteinte d’un bien commun à tous ayant de la valeur pour la vie humaine. Nous pouvons donc mesurer le dilemme posé par le potentiel et les impacts de prendre une décision « rationnelle » par rapport à une décision « raisonnable ». Relever le défi de la coopération impliquera de surmonter ce dilemme social opposant la maximisation de l’intérêt individuel par rapport à la maximisation de la cohésion sociale. Ce survol philosophique de la vision de Rawls sur la justice possède une résonance avec le principe directeur de coopération au cœur de la réforme de la procédure civile actuelle. Coopérer afin de favoriser un service public de justice civile accessible, rapide et de qualité implique que le justiciable y trouve rationnellement un bénéfice et qu’il adhère raisonnablement aux modalités de coopération nécessaires à l’atteinte d’un bien commun pouvant procurer un sentiment de justice. Cette vision philosophique de la coopération est cohérente avec la jurisprudence de la Cour suprême qui appelle à un usage efficace des ressources judiciaires 66. Ibid., p. 6. 67. Ibid., p. 6-7. Nous attirons l’attention du lecteur sur la distinction entre rationalité et raisonnabilité faite ici qui est fidèle à la conception développée par John Rawls dans l’ouvrage cité et à la langue anglo-saxonne. Cette distinction est moins évidente en français car ces termes ont une étymologie commune qui est le mot latin ratio qui signifie raison et sont souvent dans cette langue considérés comme des quasi-synonymes. À tout le moins, ils présentent des liens étroits.

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dans l’intérêt de tous68, ce qui a également été admis par la jurisprudence québécoise69. Par son devoir d’assurer la saine gestion de l’instance, le juge devient garant de cet équilibre entre la rationalité de la partie au litige qui tentera de maximiser son intérêt privé par l’utilisation de son pouvoir (économique, moral, intellectuel, etc.) par rapport à la raisonnabilité qui doit animer chacune des parties dans une coopération qui bénéficiera à l’ensemble des justiciables en favorisant un accès, à coûts et délais raisonnables, à une justice de meilleure qualité.

En conclusion de notre proposition de définition du principe de coopération procédurale, nous avançons que l’œuvre commune à tous les intervenants à un différend ou un litige est d’assurer l’accessibilité, la célérité et la qualité du service public de la justice civile70. La contribution de chacun sera différente et complémentaire à la fois. La contribution des parties sera celle d’exercer leurs droits « dans un esprit de coopération et d’équilibre »71. L’enjeu étant l’équilibre entre les intérêts privés et l’intérêt public. La contribution du juge correspondra à « prendre en considération le meilleur intérêt de la justice »72. L’enjeu étant la saine administration de la justice et le bon déroulement de l’instance. La contribution de l’avocat consistera à maintenir le lien de confiance entre le public et l’administration de la justice73. L’enjeu étant l’équilibre entre la loyauté à l’égard du client et la responsabilité d’agir à titre d’officier de justice.

68. La Cour suprême affirme Marcotte c. Longueuil (Ville), 2009 CSC 43, [2009] 3 R.C.S. 65, que le recours à la justice doit respecter les principes de la bonne foi et de l’équilibre entre les plaideurs d’une part et ne pas entraîner une utilisation abusive des institutions de la justice civile en tant que service public d’autre part (par. 43). 69. Corporation Sun Media c. Gesca ltée, 2012 QCCA 682, par. 8 : « La « justice » dont parle cet article [l’article 511 C.p.c.] n’est pas une justice absolue mesurée à l’aune du seul intérêt de la partie requérante, mais une justice pratique, tenant compte des intérêts de toutes les parties en cause et tenant compte aussi de la bonne marche et de l’économie du système judiciaire, qui accorde une importance désormais capitale à la proportionnalité, principe consacré par l’article 4.2 C.p.c. et qui s’applique également au stade de l’appel. » 70. Disposition préliminaire du N.C.p.c. 71. Ibid. 72. Art. 9 du N.C.p.c. 73. Code de déontologie des avocats, art. 111 : « L’avocat sert la justice et soutient l’autorité des tribunaux. Il ne peut agir de manière à porter préjudice à l’administration de la justice. Il favorise le maintien du lien de confiance entre le public et l’administration de la justice. ».

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2. Architecture du principe de coopération L’architecture du principe de coopération comporte un volet explicite par l’entremise des règles de coopération nommées dans le nouveau Code de procédure civile et une dimension implicite qui se manifeste dans l’esprit de coopération et d’équilibre attendu des parties quant à l’exercice de leurs droits et obligations74. Le pouvoir de saine gestion de l’instance du juge vise notamment à encadrer la coopération nécessaire pour assurer l’accessibilité, la célérité et la qualité du service public de justice civile. Ces règles de coopération encadrent la conduite des parties dans trois circonstances. Premièrement, certaines règles de coopération sont prévues en vue de favoriser le règlement amiable des litiges. L’obligation de considérer les modes privés et juridictionnels, la médiation ou la conférence de règlement à l’amiable par exemple, en vue d’un règlement négocié du litige doit se faire en continu. Cette obligation existe avant même de s’adresser aux tribunaux75 et se poursuit ensuite pendant toute l’instance76. Deuxièmement, certaines règles de coopération encadrent l’introduction de l’instance et plus précisément la rédaction en commun du protocole qui régira le déroulement de l’instance77. Le contenu du 74. Voir Commentaires de la ministre de la Justice sur le nouveau Code à la p. XII : « Il [Le Code] énonce un devoir de coopération entre les parties et, en application de celui-ci, il prévoit des règles sur la communication de la preuve qui obligent les parties à faire montre d’ouverture et à s’informer mutuellement et il fixe des délais pour ce faire. » Voir aussi l’article 20 : « Cet article [l’article 20] exprime une autre facette du devoir de coopération ; il reprend une règle actuellement implicite du droit procédural qui fonde plusieurs dispositions relatives à la communication de la preuve. Il illustre également l’esprit de coopération favorisé par la disposition préliminaire comme étant nécessaire à l’atteinte des objectifs de la procédure. » (Québec, Commentaires de la ministre de la Justice : Le Code de procédure civile, Montréal, Wilson & Lafleur, 2015). 75. Art. 1 du N.C.p.c. 76. Art. 19, 25, 147, 156, 158 par. 1 du N.C.p.c. Sur la notion d’obligation continue par rapport au règlement à l’amiable, voir Jean-François Roberge, Article 1, dans Luc Chamberland, dir., Le Grand collectif : Le nouveau Code de procédure civile. Commentaires et annotations, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2015, 5 à la p. 6. 77. Art. 146, 147, 148, 150, 152, 156 du N.C.p.c. Voir les commentaires de la ministre de la Justice sur le nouveau Code, article 148 : « L’axe central de cet article repose, d’une part, sur le devoir de coopération que le Code impose aux parties et qui ressort tant de la disposition préliminaire que de l’article 20 et d’autre part, sur le respect par les parties et par le tribunal, du principe de la proportionnalité posé par l’article 18. L’établissement d’un protocole plus précis sur la considération portée aux modes privés de prévention et de règlement des différends, sur les étapes à suivre, sur la manière dont le dossier doit se dérouler, sur la durée réelle ou estimée des opérations et sur les coûts prévisibles des frais de justice s’inscrit dans la ligne de ces principes. De même, cet exercice permet de mettre en œuvre d’autres devoirs que l’article 19 impose aux parties : ceux de veiller à limiter l’affaire à ce qui est nécessaire pour résoudre le litige et agir suivant les exigences

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protocole sera déterminé entre les parties qui devront discuter et parvenir à un accord notamment sur les aspects suivants : la considération portée aux modes privés de règlement des différends et la possibilité d’un règlement à l’amiable, les modalités par rapport aux interrogatoires préalables, les modalités par rapport aux expertises, procéder par une défense orale, les modalités de communication de la preuve avant l’instruction, les coûts prévisibles des frais de justice78. Troisièmement, certaines règles de coopération sont prévues pour faciliter les communications préalables à l’instruction en vue d’un débat loyal et qui fait ressortir la vérité sur le plan judiciaire. Une coopération est attendue dans la mise en œuvre des interrogatoires préalables79 et dans l’usage des expertises80. Une transparence mutuelle est attendue des parties en ce qui concerne les faits sur lesquels elles fondent leurs prétentions et les éléments de preuve qu’elles entendent produire81. Au-delà des règles, les parties sont tenues d’agir dans un esprit de coopération et d’équilibre qui prend ainsi le relais, notamment par rapport à l’exécution du protocole d’instance82. Cet ensemble de règles impose aux parties de coopérer et encadre la manière dont les parties maîtrisent leur dossier. Le non-respect de ces règles peut être sanctionné soit à titre préventif

78. 79. 80. 81.

82.

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de la bonne foi. » (Québec, Commentaires de la ministre de la Justice : Le Code de procédure civile, Montréal, Wilson & Lafleur, 2015). Art. 148 du N.C.p.c. Art. 221, 229 par. 2 du N.C.p.c. Art. 233 par. 1, 239 par. 2, 240 par. 2 du N.C.p.c. Luc Chamberland, Article 20, dans Luc Chamberland, dir., Le Grand collectif : Le nouveau Code de procédure civile. Commentaires et annotations, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2015 à la p. 203 : « Elles ont aussi l’obligation de s’informer des faits sur lesquels reposent leurs prétentions et de préserver les éléments de preuve pertinents, lesquels pourraient comprendre les éléments de preuve favorables à la partie adverse. Bref, un sérieux devoir de diligence en matière de preuve s’impose. ». Luc Chamberland, Article 20, dans Luc Chamberland, dir., Le Grand collectif : Le nouveau Code de procédure civile. Commentaires et annotations, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2015 à la p. 203 : « On impose également une obligation mutuelle de s’informer, en tout temps, non seulement des faits au dossier, mais de tout autre élément susceptible de favoriser un débat loyal. Cette obligation continue devrait contribuer à réduire les surprises entre les parties. » Voir aussi Denis Ferland et Benoît Emery, Précis de procédure civile du Québec, Vol. 1, 5e éd., Montréal, Éditions Yvon Blais, 2015, no 1-183 : « Ce devoir de coopération et de transparence des parties est en outre susceptible d’influer sur le protocole de l’instance, la conférence de gestion, les mesures de gestion, la nécessité, la pertinence et la porte des demandes préliminaires de précisions et des interrogatoires préalables à l’instruction, et de favoriser une reconsidération de la jurisprudence classique en ces matières, contribuant ainsi à réduire les coûts et les délais de l’administration de la justice civile. »

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par des mesures procédurales encourageant la coopération dans le bon déroulement de l’instance83, soit à titre curatif pour compenser le préjudice subi par le défaut de coopération84. Rappelons que la coopération a un statut de principe directeur et que par conséquent tout comportement déraisonnable peut être sanctionné par le juge dont le mandat est d’assurer la saine gestion de l’instance. Les juges pourront sanctionner le principe de coopération de la même manière qu’ils garantissent le respect des autres principes directeurs, tels que la transparence, la proportionnalité et la bonne foi, afin de contribuer à une saine administration de la justice. Si le défi de la coopération procédurale est au cœur du « changement de culture » de la réforme de la procédure civile comme nous le proposons, les tribunaux l’appliqueront certainement pour réaliser leur mission d’assurer la saine gestion des instances. Quelle est l’application du principe de coopération dans la jurisprudence québécoise actuelle ? Comment les juges ont-ils appliqué et sanctionné ce principe ? Est-ce que les juges ont reconnu l’autonomie de ce principe de coopération ? Quels autres principes directeurs ont été utilisés en complémentarité avec celui de la coopération ? Comme nous le verrons dans les parties 3 et 4, les tribunaux n’ont pas hésité à sanctionner, à la fois sur le plan procédural et économique, les parties qui démontrent une attitude de non-coopération dans la manière dont elles mènent leurs dossiers. En nous fondant sur l’état de la jurisprudence, nous proposons un cadre de référence pour que la coopération soit au service de la saine gestion de l’instance. L’exercice des droits des parties dans un esprit de coopération et d’équilibre se mesure par leur respect des principes de transparence, de proportionnalité et de bonne foi selon les décisions rendues à ce jour par les tribunaux. Le juge exerce son pouvoir de saine gestion par des mesures procédurales et économiques visant le respect de ces principes directeurs de la procédure civile. Le principe de coopération vise le meilleur intérêt de la justice. 3. Coopération par la transparence Dans cette partie, nous effectuons une revue de la jurisprudence afin de préciser le sens et la portée du principe de coopéra83. Art. 169 du N.C.p.c. 84. Art. 341 et 342 du N.C.p.c.

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tion notamment à travers l’application que les tribunaux en font. Certains constats peuvent être faits. À ce jour, les principes de la coopération et de la transparence ont été le fondement de décisions judiciaires qui ont ordonné la transmission d’informations pertinentes entre les parties à un litige, la mise à disposition de documents ou encore la communication d’éléments matériels de preuve. Les tribunaux ont appliqué des sanctions soit de nature procédurale ou pécuniaire selon la gravité des actes reprochés constituant des manquements au principe de coopération. Une certaine idée du principe de coopération était déjà existante en procédure civile québécoise même avant qu’il soit explicitement consacré à l’article 20 du nouveau Code de procédure civile. Les décisions judiciaires suivantes illustrent plusieurs facettes du principe de coopération entre les parties. Une première illustration du principe de coopération sous l’angle de la transparence nous est fournie par le jugement de la Cour supérieure du 31 mars 2016 dans Droit de la famille – 16795. Une ex-conjointe veut faire payer par son ex-époux des frais particuliers qu’elle estime devoir être supportés par lui. Pour ce faire, elle procède sur la base d’un jugement datant de plusieurs années sans aucune démarche antérieure à une saisie sur salaire d’un montant de 4 831,63 $ auprès de l’employeur de son ancien conjoint. Le défendeur pour sa part réclame au tribunal l’annulation de la saisie en mains tierces pratiquée sur son salaire en date du 5 février 2016 par son ex-femme. Le tribunal commence par relever des irrégularités dans la procédure de saisie sur salaire opérée. Il écrit : [13] Un jugement n’est susceptible d’exécution que lorsqu’il statue précisément sur le montant à payer. Ce n’est pas le cas dans cette affaire puisque les frais particuliers, en plus de n’avoir jamais été revendiqués ou dénoncés, n’ont jamais été quantifiés si ce n’est qu’au bénéfice de l’huissier pour procéder à la saisie.85

Le jugement constate également que la question des frais particuliers avait été vidée par un jugement de novembre 2015 et n’avait donc plus lieu d’être. La cour affirme :

85. Droit de la famille – 16795, 2016 QCCS 1554, [2016] J.Q. no 2951, par. 13.

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[15] De l’avis du Tribunal, la question des frais particuliers prévus au jugement de 2006 a été purgée en novembre 2015 et aucun n’ont été prévus pour le futur. Il n’y a donc pas de conclusion de jugement justifiant la saisie en mains tierces et celle-ci doit être annulée.86

Finalement, le jugement annule et accorde mainlevée de la saisie pratiquée, notamment pour un défaut flagrant de coopération de la part de la défenderesse. Pour illustrer les manquements au principe de coopération, les quelques passages suivants de la décision de l’honorable Sandra Bouchard nous semblent utiles. La Cour relève que : « [10] Jamais la demanderesse n’a informé ou avisé auparavant le défendeur de cette réclamation ou de ses intentions à cet égard. »87. Par ailleurs, la Cour note encore que : [11] Lors de son témoignage, la demanderesse reconnaît n’avoir jamais transmis au défendeur les factures réclamées pour des frais particuliers, de sorte que celui-ci en ignorait même l’existence jusqu’à la saisie.88

Au-delà du fait que le caractère exécutoire du jugement sur lequel se fondait la saisie sur salaire est critiqué par la Cour supérieure, c’est à notre sens ici le principe de coopération qui lui sert de base au-delà des autres motifs au soutien de la décision. Que penser d’une saisie sur salaire sans aucune démarche préalable de la part du saisissant, sans que le saisi ne soit même informé de l’existence de la créance réclamée ? Il apparaît que c’est véritablement le manque de coopération de la demanderesse par rapport à ses réclamations et ses intentions procédurales à leur égard que cette décision sanctionne. Une deuxième illustration du principe de coopération est mise en exergue par une décision de la Cour supérieure89 rendue le 24 février 2016 donc après la mise en vigueur du nouveau Code de procédure civile. Le tribunal devait se prononcer sur une procédure en divorce et décider des mesures accessoires. Les ex-époux dans le dossier se sont mariés le 19 janvier 2002 et ont eu 86. 87. 88. 89.

Ibid., par. 15. Ibid., par. 10. Ibid., par. 11. Droit de la famille – 16721, 2016 QCCS 1376, J.E. 2016-650.

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ensemble une fille. Leur séparation date du 1er septembre 2014. À l’audience, le tribunal relève le désaccord des parties sur les revenus de monsieur. Le défendeur déclare un revenu annuel de 30 000 $ alors que la demanderesse prétend que ses revenus pour l’année 2014 seraient de 114 000 $ et de 86 000 $ pour 2015. C’est précisément au moment de trancher la question de la pension alimentaire que le tribunal analyse l’absence de coopération du défendeur notamment dans la communication des éléments permettant d’établir ses revenus afin de fixer la pension alimentaire qu’il devra verser à la demanderesse qui a la garde de leur enfant commun. L’honorable Steve J. Reimnitz relève alors soigneusement le manque de coopération du défendeur et les conséquences d’une telle attitude qui n’a pas favorisé un règlement en amont par rapport à cet aspect du dossier. À ce sujet, la décision expose : [30] Il est beaucoup plus difficile d’établir les revenus de monsieur. Ce dernier possède sa propre compagnie, dont il est le seul actionnaire et administrateur. [31] Madame voudrait lui voir attribuer des revenus de plus de 100 000 $. C’est avec les documents déposés par monsieur qu’on peut avoir une idée de ses revenus. [32] En début d’audition, il soutient que le revenu qui devrait lui être attribué est de 30 000 $ par année. Lors de son témoignage, il change de position et témoigne qu’il accepte que son revenu soit déterminé à 45 000 $. [33] Il est toujours surprenant de voir un tel changement de position. Entre le début du procès le matin et le témoignage de monsieur en début d’après-midi, ses revenus n’ont tout de même pas fluctué. [34] Monsieur connaît très bien ses revenus et au début du procès, il soutenait une position déraisonnable et insoutenable. Il savait que ses revenus devaient être plus élevés que 30 000 $. Son repositionnement à ce sujet permet de se questionner sur sa crédibilité. [35] Sans compter que s’il avait admis des revenus de 45 000 $ lors des négociations le matin du procès, les discussions auraient peut-être été plus productives et auraient permis un règlement. Ces commentaires sont faits selon l’article 20 C.p.c qui impose aux

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parties de coopérer en s’informant mutuellement, en tout temps, des faits et éléments susceptibles de favoriser un débat loyal. En soutenant une information qu’il savait fausse, monsieur a fait défaut de respecter cette obligation. [36] D’autant plus que la semaine avant l’audition, l’avocate de madame a reçu des documents demandés depuis novembre 2014. Un subpœna avait été transmis en décembre 2015. [37] Ce manque de collaboration de monsieur sera pris en considération dans l’examen des questions soumises au tribunal notamment relativement à la détermination de son revenu. [38] Ces informations sont d’autant plus importantes dans un dossier où la partie qui les retient possède une compagnie, dont elle est seule actionnaire et administratrice et de laquelle elle retire certains avantages. Si dans un tel contexte on refuse de collaborer, il est pratiquement impossible à la partie adverse d’obtenir l’information. La partie qui retient l’information bénéficie d’un avantage stratégique injuste.90

À la suite de ces constatations, le tribunal ordonne expressément aux parties de collaborer dans divers aspects de ce dossier91 et condamne le défendeur à payer une provision pour frais de 5 000 $ à la demanderesse92. Cette décision rendue après l’entrée en vigueur du nouveau Code de procédure civile s’inscrit dans l’orientation de la jurisprudence antérieure de la Cour supérieure dans l’affaire Droit de la famille – 1376793 concernant également une demande de provision pour frais et de fixation de pension alimentaire dans le cadre d’un divorce. Dans ce jugement rendu en 2013, la Cour supérieure critiquait déjà les manquements des parties au principe de coopération. Voici ce que relève en substance le jugement : [3] À la lecture du volumineux dossier, le tribunal a constaté que le demandeur a refusé systématiquement de fournir les documents nécessaires pour établir ses revenus et actifs véritables, engendrant ainsi à la défenderesse des coûts importants pour que ses procureurs puissent les obtenir, et ce, avec succès mitigé. 90. 91. 92. 93.

Ibid., par. 30 à 38. Ibid., par. 171. Ibid., par. 175. Droit de la famille – 13767, 2013 QCCS 1472, [2013] J.Q. no 3387.

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[4] Même durant l’audition sur ces requêtes, le tribunal a pu constater l’attitude de non-coopération du demandeur et de son procureur qui sont arrivés à la Cour avec seulement une partie des documents demandés par subpœna et sans aucune copie de cette pile importante de documents. [...]94 [Nos soulignements]

Le tribunal ne va pas par quatre chemins pour qualifier le refus systématique par une partie de fournir les documents nécessaires à l’autre partie pour l’établissement de sa demande d’« attitude de non-coopération »95. Toujours analysant le comportement de la partie demanderesse dans cette instance c’est encore un manquement au principe de coopération que la Cour relève lorsqu’elle fustige le manque de diligence du demandeur et de son procureur qui au mépris des règles de pratique n’ont pas produit le Formulaire III requis dans ce genre de procédure 96. Cette affaire est intéressante, car nul besoin de lire entre les lignes pour en saisir la portée tant le tribunal prend la peine d’énumérer et d’étayer les actes de non-coopération du demandeur. En effet, quelques paragraphes plus tard, c’est encore pour illustrer l’état d’esprit du demandeur peu enclin à la coopération que le juge relève qu’interrogé sur les revenus mentionnés dans son Formulaire III le demandeur semblait ne pas savoir la source des chiffres indiqués97. L’honorable Sylviane Borenstein pointe alors le fait que les explications du demandeur furent longues et pénibles et que c’est essentiellement grâce au rapport de l’expert de la défenderesse que quelques explications ont fini par être trouvées aux chiffres avancés sous serment par le demandeur dans son Formulaire III98. Le tribunal constate alors que cette attitude d’obstruction, de non-coopération au cours de la procédure, a exigé un travail additionnel à la défenderesse et des frais encourus tout comme le tribunal reconnaît que l’expert de la défenderesse a dû faire face aux mêmes obstacles. Ces raisons ont fondé la condamnation du demandeur à payer à la défenderesse 300 265 $ comme provision pour frais, incluant les frais d’expertise, des honoraires encourus 94. 95. 96. 97. 98.

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Ibid., par. 3 et 4. Ibid., par. 4. Ibid., par. 5. Ibid., par. 6. Ibid., par. 7 et 8.

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et des frais pour la préparation du procès99. Le tribunal sanctionne clairement et fermement le manque de coopération des parties. Une autre illustration du principe de coopération est présente dans le dossier Association des juristes de l’état c. Godbout100. La Cour supérieure a rendu jugement le 11 juillet 2014 sur une demande de communication de documents et d’un élément de preuve. Dans cette affaire, l’Association des juristes de l’état demande la destitution de Me Godbout à titre de vice-présidente et administratrice pour les manquements graves et répétés à diverses obligations allégués contre elle. Dans le cadre de l’instance, Me Godbout requiert la communication de certains documents aux fins de préparer les interrogatoires préalables, dont la copie des procès-verbaux des délibérations de l’association et d’un élément de preuve concernant l’enregistrement d’une délibération. L’association s’oppose à cette demande de communication, ce qui amène la demanderesse à saisir la Cour supérieure pour faire trancher les objections. Ce jugement éclaire sur la manière dont les tribunaux entendent faire application de leur pouvoir de saine gestion des instances au nouveau Code de procédure civile et sur les retombées concrètes du principe de coopération. En l’espèce, les parties ont mené un débat à l’audience de gestion sur la question de savoir si la défense et la demande reconventionnelle qui ont été signifiées après l’avis de gestion d’instance doivent être prises en compte par le juge pour évaluer la pertinence des documents que Me Godbout demande à obtenir. En réponse, l’honorable Michel Beaupré note : [15] Une saine gestion de l’instance commande de répondre affirmativement à cette question. Le Tribunal voit mal en quoi la position étonnante de l’Association est conforme à ces impératifs de saine gestion, d’efficacité et d’économie que posent les articles 4.1 et 4.2 du Code de procédure civile et qu’accentue la Loi instituant le nouveau Code de procédure civile pour le traitement des documents aux fins des interrogatoires préalables. [Nos soulignements] [16] Une réponse négative à la question posée dénoterait quant à elle un formalisme rigide et n’aurait vraisemblablement pour conséquence que de reporter un débat qu’une saine gestion de 99. 100.

Ibid., par. 24. Association des juristes de l’état c. Godbout, 2014 QCCS 4931, J.E. 2014-2025.

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l’instance et l’intérêt même des parties commandent de trancher dès maintenant.101

La Cour établit la portée « accentuée » qu’il convient de donner à la saine gestion des instances selon le nouveau Code de procédure civile et ses retombées sur la coopération entre les parties à une instance. En se fondant sur les articles 4.1 et 4.2 du C.p.c. interprétés à la lumière du nouveau Code de procédure civile, à sa disposition préliminaire102 et à son article 221103, le juge Beaupré considère les documents pertinents au vu de l’ensemble du dossier et ordonne la communication préalable d’une copie des documents et de l’élément de preuve. L’ordonnance a été rendue pour atteindre plusieurs objectifs qui sont, d’éviter de reporter un débat104, de permettre à la défenderesse de préparer une défense pleine et entière105, d’assurer l’efficience des interrogatoires préalables106 et de veiller à une bonne administration de la justice dans l’intérêt des parties107. Nous remarquons que ce jugement précise la portée du devoir de transparence, en admettant la communication au préalable non seulement des éléments matériels de preuve, mais aussi de documents qui bénéficient des privilèges implicites de confidentialité. La Cour note au sujet des privilèges : [42] Enfin, malgré le privilège implicite de confidentialité rattaché aux documents communiqués au stade préalable, cette communication sera au surplus assujettie à l’engagement de confidentialité que Me Godbout a pris à l’audience, confirmé par une lettre de ses procureurs le 4 juin 2014.

Nous remarquons que le jugement s’appuie uniquement sur le pouvoir de saine gestion des tribunaux pour ordonner la communication préalable. À notre avis, le principe de coopération aurait aussi pu être invoqué expressément en complément. Rap101. 102. 103. 104. 105. 106. 107.

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Ibid., par. 15 et 16. Ibid., par. 21. Ibid., par. 22. Ibid., par. 23. Ibid., par. 39. Ibid., par. 23. Ibid., par. 16.

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pelons cependant que ce jugement a été rendu le 11 juillet 2014, soit après l’adoption en février 2014 du nouveau Code de procédure civile, mais tout de même un an et demi avant son entrée en vigueur. En résumé, la recension de jurisprudence permet de relever l’application que font les tribunaux du principe de coopération en rapport à la transparence attendue des parties dans le cadre de la saine gestion des instances. Le principe de coopération implique de transmettre au moment adéquat les documents utiles à l’autre partie dans l’objectif d’un déroulement efficient de l’instance. Il exige aussi de manière plus générale de coopérer dans le déroulement de l’instance en communiquant avec la partie adverse. Le respect du devoir de transparence est surveillé par les tribunaux afin de permettre la qualité et la célérité de la justice. Veiller à la transparence entre les parties favorise le règlement éventuel du litige, l’efficience des témoignages, la diminution du nombre de débats, la préparation d’une défense pleine et entière et la réduction des coûts et des délais des instances en fonction de l’objet du litige et en considération des ressources limitées de la justice. Le principe de coopération a été appliqué pour sanctionner les parties qui refusaient de communiquer des pièces et certains éléments concernant la manière dont ils entendent mener leur affaire. En conclusion, les juges ont fait usage de leur pouvoir de gestion d’instance pour sanctionner les parties qui ne coopèrent pas sur le plan de la transparence. 4. Coopération par la proportionnalité et la bonne foi Les principes directeurs de la procédure civile ne sont pas isolés les uns des autres, ils présentent au contraire des liens étroits entre eux. Dans l’objectif, ou l’œuvre commune, de favoriser l’accessibilité, la célérité et la qualité de la justice civile, la violation d’un principe directeur sera rarement sans conséquence sur un ou plusieurs autres principes. Dans leur mission d’assurer une saine gestion de l’instance, les tribunaux doivent avoir une interprétation et une application cohérente du Nouveau Code108. Les décisions recensées que nous explorerons dans les prochains paragraphes nous confirment la présence d’une certaine cohérence. Les tribunaux favorisent une application complémentaire et même combinée des différents principes dans une même instance. 108.

Disposition préliminaire, al. 3 et art. 9 du N.C.p.c.

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Les tribunaux lieront régulièrement dans leurs décisions par exemple le principe de proportionnalité au principe de coopération, la bonne foi au principe de coopération ou encore interpréteront le comportement des parties pendant l’instance comme devant respecter un esprit de coopération et d’équilibre. Nous retenons certaines décisions judiciaires qui démontrent cette interaction entre la coopération, la bonne foi et la proportionnalité, la première ayant été rendue en 2016 alors que les autres l’ont été sous l’ancien Code de procédure civile. La décision de la Cour supérieure rendue le 16 mars 2016 dans l’affaire Tremblay c. Bergeron109 illustre l’importance de la contribution du principe de coopération sous l’angle de la bonne foi à une saine administration de la justice110. Les faits sont les suivants. Un couple décide de se séparer après 11 années de vie commune. Monsieur Tremblay, le demandeur, prétend être copropriétaire de la résidence familiale bien que seul le nom de madame Bergeron, la défenderesse, apparaisse à l’acte de vente du 26 février 2003. Madame Bergeron conteste la demande principale et reconventionnellement réclame au demandeur des sommes qu’elle prétend qu’il lui doit ainsi que des dommages et intérêts, dont les honoraires payés à son avocate au motif que les procédures judiciaires du demandeur seraient abusives. La défenderesse soutient à ce propos : 27. Elle plaide qu’à la face même de la requête introductive d’instance, il n’existe aucune assise juridique qui permet d’accueillir la demande. 109. 110.

Tremblay c. Bergeron, 2016 QCCS 1199, [2016] J.Q. no 2302. Relevons ici que bien que complémentaire le principe de coopération en procédure civile ne doit pas être confondu avec celui de coopération contractuelle. Ce dernier est évidemment plus étendu que la coopération procédurale. Un auteur, François Diesse définit ainsi la coopération contractuelle : « [L]a coopération limitée à la forme contractuelle est, quant à elle, plutôt une expression de la solidarité entre les parties, cristallisée par une sorte « d’affectio contractus » ou de « jus fraternitatis » qui constituent la détermination des contractants à s’engager dans une œuvre plus ou moins commune ». Voir François Diesse, « Le devoir de coopération comme principe directeur du contrat » (1999) 43 Arch. phil. Droit 259 et 265. La coopération contractuelle est en lien étroit avec le paradigme du solidarisme contractuel qui dans un article éclairant est présenté par l’auteur Ghislain Tabi Tabi comme une doctrine qui « prend le contre-pied de la philosophie libérale en soutenant que dans une relation contractuelle, chacune des parties œuvre à la satisfaction des attentes légitimes de l’autre. Les vulnérabilités respectives des parties au contrat ne peuvent être ignorées. Nul ne doit utiliser les faiblesses de l’autre pour tirer injustement un avantage quelconque de la relation contractuelle. » (Voir Ghislain Tabi Tabi, « Ajustement nécessaire du volontarisme contractuel : du volontarisme au solidarisme ? » (2014) 44 R.D.U.S. 71 et 73).

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28. La défenderesse demande au Tribunal de déclarer la requête introductive d’instance abusive en vertu des articles 51 et suivants du C.p.c. [note omise] puisque manifestement mal fondée. 29. Elle avance qu’étant la seule propriétaire aux termes d’un acte de vente notarié (pièce D-1), le demandeur ne peut d’aucune façon administrer une preuve visant à le contredire vu les articles 2862, 2863 et 2865 C.c.Q. [note omise] Ainsi, toute procédure prise visant à établir son droit de copropriété dans la résidence est manifestement mal fondée et constitue un abus de la procédure.111

Dans sa décision, le tribunal condamne monsieur Tremblay à verser 6 814,89 $ représentant le remboursement d’honoraires et des dommages et intérêts, avec application du taux d’intérêt au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue par la loi112. Toutefois, la Cour ne justifie pas sa décision sur les prétentions de la défenderesse. L’honorable Sylvain Provencher affirme ici que la réclamation pécuniaire du demandeur fondée sur la notion d’enrichissement injustifié n’est pas abusive113. Il invoque plutôt des manquements à l’obligation de bonne foi prévue aux articles 6 et 7 C.c.Q. de même qu’au principe de coopération désormais affirmé à l’article 20 du nouveau Code de procédure civile. Le tribunal considère notamment qu’il ne faut pas agir de manière déraisonnable dans une instance judiciaire et que la bonne foi impose aux justiciables un comportement moins équivoque et plus transparent que celui adopté par le demandeur, monsieur Tremblay. Au surplus de ces éléments, selon notre analyse, il semble bien que ce soit surtout le principe de coopération qui constitue le fondement principal de la condamnation du demandeur. En effet, la motivation essentielle du jugement, le reproche principal fait au demandeur est de ne s’être « pas présenté à l’instruction »114, et ce, sans en avoir informé la défenderesse. Celle-ci et son avocate ont donc préparé un procès de plusieurs jours pour finalement constater que le demandeur, non représenté par avocat, ne s’est pas présenté à l’audience. Ce que suggère la décision de la Cour supérieure, c’est que le principe de coopération oblige désormais une partie à une instance judiciaire dans une telle situation à communiquer à l’autre partie dans les meilleurs délais son inten111. 112. 113. 114.

Tremblay c. Bergeron, 2016 QCCS 1199, [2016] J.Q. no 2302, par. 27, 28 et 29. Ibid., par. 60 et 62. Ibid., par. 39 et 40. Ibid., par. 41.

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tion de ne pas se présenter à l’instruction115. À défaut d’un comportement aussi diligent, la partie qui aurait dû poser l’acte et qui s’abstient de le faire commet « une faute civile qui engage sa responsabilité pour les dommages ainsi causés »116. Dans l’affaire Emballages 2M inc. c. Multi-Portions inc., dont le jugement a été rendu le 7 décembre 2015117, la Cour supérieure a eu à répondre à une requête en rejet d’action afin de faire déclarer la procédure abusive selon l’article 54.1 C.p.c. Dans cette affaire, 2M poursuit Multi pour une somme de 359 083,65 $ réduite à 117 057,76 $ par requête amendée visant à compenser la perte de profit causée par le défaut de Multi de se conformer à une entente d’approvisionnement exclusif tant que les boîtes d’emballage de 2M sont offertes à un prix « considéré comme compétitif sur le marché ». Multi reproche le caractère abusif de la requête introductive d’instance aux motifs que celle-ci s’appuie uniquement sur le caractère compétitif des prix sans qualifier cette notion et sur une perte de profits bruts alors qu’il devrait s’agir d’une perte de profit net seulement. Multi reproche à 2M son refus injustifié de lui transmettre une copie de ses états financiers afin de déterminer la perte du profit net résultant du défaut allégué. Ce jugement nous éclaire sur les applications complémentaires des principes de proportionnalité, de maîtrise du dossier dans le cadre d’une saine gestion des instances et de coopération tels qu’ils existent dans le nouveau Code de procédure civile. Dans l’esprit de ces principes et sur la base de l’article 54.3(3) du C.p.c., la Cour ordonne à 2M de transmettre copie des états financiers pour les années concernées. Pour ordonner la transmission des documents, l’honorable juge Nicole-M. Gibeau se réfère à la nouvelle culture judiciaire portée par le nouveau Code de procédure civile de la manière suivante : [30] Le législateur introduit une nouvelle culture judiciaire en mettant de l’avant les principes directeurs suivants : • La proportionnalité des démarches et des actes de procédure [Article 18 N.C.p.c.] ; 115. 116. 117.

Art. 20 du N.C.p.c. Tremblay c. Bergeron, 2016 QCCS 1199, [2016] J.Q. no 2302, par. 46. Emballages 2M inc. c. Multi-Portions inc., 2015 QCCS 5751, [2015] J.Q. no 13673.

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• La nécessité de limiter l’affaire à ce qui est nécessaire pour résoudre le litige [Article 19 N.C.p.c.] ; • La coopération visant l’échange mutuel entre les parties des faits et éléments susceptibles de favoriser un débat loyal tout en s’assurant de préserver les éléments de preuve pertinents [Article 20 N.C.p.c.].

2M prétend qu’elle est maître de sa preuve et qu’elle a le droit de mener son dossier comme elle l’entend. La juge énonce qu’elle « ne partage pas cette vision »118, du fait de la nouvelle culture judiciaire voulue par le législateur et des principes qu’il met de l’avant au nouveau Code de procédure civile. Le tribunal, en se référant à l’esprit du nouveau Code de procédure civile qui entrera en vigueur quelques semaines plus tard, mais en appliquant l’art. 54.3(3) de l’ancien C.p.c. en vigueur alors affirme : [32] Dans l’esprit du nouveau Code de procédure civile et en application de l’article 54.3(3) C.p.c. actuel, le Tribunal ordonnera à 2M de transmettre à Multi une copie de ses états financiers pour les années 2012 jusqu’à 2016 inclusivement et de coopérer avec cette dernière afin de lui permettre d’être en mesure d’établir, s’il y a lieu, les dommages réclamés sur la base des profits nets perdus.

Bien que le nouveau Code de procédure civile n’était pas en vigueur au moment du jugement, le tribunal anticipant son entrée en vigueur qui sera effective quelques semaines après le jugement s’inspire de son esprit pour faire une application judicieuse de l’art. 54.3(3) de l’ancien C.p.c. C’est, entre autres, sous cet éclairage qu’il faut comprendre la décision de la juge qui ordonne à la demanderesse 2M de transmettre aux défendeurs une copie de ses états financiers entre 2012 et 2016119. Ce jugement éclaire sur les applications concrètes des principes directeurs énoncés au nouveau Code de procédure civile, et en particulier sur la coopération procédurale qui ne consisterait pas seulement en la transmission d’informations, mais en une coopération plus poussée, comme ici dans l’établissement du quantum. Cela est cohérent avec l’article 20 du nouveau Code de procédure civile qui n’est pas limité seulement à un devoir de transparence 118. 119.

Ibid., par. 28. Ibid., par. 36.

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portant sur les faits et éléments de preuve120. Ce jugement démontre clairement que la maîtrise du dossier par les parties est sujette au respect des objectifs, principes directeurs et règles du Nouveau Code et n’est pas un argument valable pour justifier la non-coopération. Cette maîtrise du dossier est encadrée par les principes de proportionnalité, de coopération et le mandat des juges d’assurer la saine gestion des instances121. Une illustration du principe de coopération en complémentarité avec la proportionnalité nous est fournie par la Cour supérieure dans un jugement rendu le 22 octobre 2015 soit trois mois avant l’entrée en vigueur du nouveau Code de procédure civile. L’affaire 9125-2833 Québec inc. c. École de musique Orphéus inc.122 concernait une demande de communication de documents. À la suite d’un incendie qui a causé d’importants dommages à un immeuble à Québec, l’une des défenderesses éprouve de sérieuses difficultés à obtenir de son propre expert les photographies de l’installation qui aurait été à l’origine de l’incendie. L’École de musique Orphéus inc. souhaite obtenir de l’un des experts en demande une copie des autres photographies que celui-ci a prises des installations. Face à son refus, l’École de musique Orphéus inc. introduit une requête devant le tribunal pour la communication de ces documents. Le tribunal ordonne la communication préalable des éléments de preuve en se référant au principe de coopération prévu à l’article 20 du nouveau Code de procédure civile, cela afin de favoriser le principe de proportionnalité. En l’espèce, il s’agit de communiquer une copie de la totalité des photographies que l’expert 120.

121. 122.

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Voir, dans le même sens, le jugement Envac Systèmes Canada inc. c. Montréal (Ville de), 2016 QCCS 1931, EYB 2016-265068, dans cette décision le juge Lukasz Granosik de la Cour supérieure casse une décision précédente du greffier en chef qui faisait sienne une interprétation restrictive de la coopération procédurale en la limitant notamment à certains types de documents et en la modulant en fonction de l’étape du processus judiciaire où le litige est situé. Cette approche est critiquée par le juge Lukasz Granosik qui affirme au paragraphe 20 : « [...] Le développement y effectué frappe par le souci du détail et par la recherche de l’intention du législateur. Cependant, le Greffier spécial fait défaut d’appliquer la méthode moderne d’interprétation et se limite à la méthode littérale, afin d’adjuger de la demande de Montréal. Il omet surtout de prendre en considération le changement de paradigme accompagnant la mise en œuvre de la nouvelle procédure civile. » Art. 9, 18 et 19 du N.C.p.c. 9125-2833 Québec inc. c. École de musique Orphéus inc., 2015 QCCS 5015, [2015] J.Q. no 11339, par. 15.

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en demande a prises au lendemain du sinistre et qu’il a en sa possession dans le cadre de son mandat d’expertise123. La Cour commence son analyse en énonçant très clairement que « [c]e passé de ne pas collaborer entre procureurs est révolu »124. La Cour relève en effet : [8] Aujourd’hui, afin de favoriser la proportionnalité, non pas seulement en fonction des coûts en regard de l’objet du litige, mais aussi en regard du temps par rapport aux ressources limitées de la justice, ce qui peut être perçu comme étant des questions valables lors d’un procès au mérite et emmener la communication de documents pertinents devrait être communiqué au préalable. [9] Bien qu’il ne soit pas en vigueur, mais qu’il le sera certainement dans 70 jours, l’esprit du nouveau Code de procédure civile oblige les parties et leurs procureurs à collaborer.125

En se référant ensuite à l’article 20 du nouveau Code de procédure civile que l’honorable Clément Samson cite in extenso, la Cour met de l’avant que « cette volonté de collaborer [est] établie » et précise la portée du principe de coopération au stade préalable de l’instruction126. Ce jugement nous renseigne qu’en application du principe de coopération et afin de favoriser le principe de proportionnalité, les parties doivent se transmettre au préalable les éléments matériels qui ne sont pas couverts par les privilèges, telles des photographies prises par l’expert d’une des parties au lendemain d’un sinistre. Le principe de coopération implique donc un devoir de transparence qui oblige les parties et leurs procureurs à communiquer au préalable les documents qui portent sur ce qui peut être perçu comme étant des questions valables lors d’un procès au mérite. Ce jugement éclaire sur l’importance pour le tribunal de favoriser la communication préalable des éléments matériels pour favoriser la proportionnalité, dans le meilleur intérêt des parties et des ressources publiques. Dès lors que les parties ne coopèrent pas spontanément en ne s’échangeant pas au préalable 123. 124. 125. 126.

Ibid., par. 15. Ibid., par. 7. Ibid., par. 8 et 9. Ibid., par. 10.

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les éléments matériels de preuve, le juge pourra se fonder sur l’article 20 du nouveau Code de procédure civile qui est désormais applicable afin de veiller au respect par les parties du devoir de transparence et d’ordonner la communication des éléments matériels. Ce jugement est d’autant plus intéressant qu’il précise également la portée du principe de coopération, en y apportant quelques limites127. Le jugement énonce : [14] Avant de conclure, le Tribunal tient à distinguer toutefois ces éléments matériels de preuve des notes, brouillons et versions préparatoires d’un rapport d’expertise déposé au Tribunal, tout comme les rapports d’expertise transmis par un expert à l’assureur qui lui a donné mandat. Ce sont là des documents notamment protégés par la relation professionnel-client dans la préparation d’un litige.128

Dans la cause Droit de la famille – 083386 datant de 2008 qui opposait J... A... (Demanderesse) à S... D... (Défendeur), la Cour avait à prononcer le divorce des protagonistes et à fixer les mesures accessoires à propos de celui-ci. C’est au moment de disposer d’une réclamation de 5 000 $ de provision pour frais que la Cour critique le manque de confiance et de coopération des deux parties. Il est affirmé : [69] Il est clair, aux yeux du Tribunal, que ce dossier judiciaire a été alourdi, ralenti, prolongé à cause du manque de confiance et de coopération entre les parties.129

Plus précisément, l’honorable Pierre Dallaire considère que le fait pour une partie à l’instance de s’opposer à la nomination rapide d’un procureur pour les enfants tout comme le fait de rejeter ou de ne pas considérer des possibilités de régler le différend plus rapidement, à l’amiable, traduisent un manque de coopération de même qu’un non-respect du principe de proportionnalité. La Cour relève à ce propos : 127.

128. 129.

Il est opportun comme le fait d’ailleurs très justement la Cour supérieure dans son jugement de préciser que le principe de coopération n’est pas sans limites au niveau des implications concrètes qu’il peut engendrer pour les parties dans une instance judiciaire. Les tribunaux entendent contrôler et préciser au cas par cas sa portée. Celle-ci sera entre autres fonction du contexte du litige et des éléments précis qu’une partie demande à se faire communiquer sur le fondement juridique du principe de coopération. Ibid., par. 14. Droit de la famille – 083386, 2008 QCCS 6336, [2008] J.Q. no 14030, par. 69.

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[70] En particulier, le Tribunal s’interroge sur la prise de position de Madame contre la nomination rapide d’un procureur pour les enfants. Il en est de même en ce qui concerne la possibilité de régler ce dossier plus rapidement, à l’amiable. [71] Madame a reconnu, en contre-interrogatoire, avec réticence, que Monsieur lui avait probablement fait des offres en vue de régler le dossier, ce qu’elle nie au départ en affirmant que c’est elle qui avait fait des offres de règlement.130

Toutefois, le manque de coopération dans ce dossier n’est pas du fait d’un seul des protagonistes puisque la Cour relève en évitant de donner plus de détails par égard pour les parties que la défenderesse a dû subir son divorce « dans des circonstances extrêmement pénibles »131. Ceci expliquant sans doute en partie son manque de coopération. Il n’est pas anodin de noter à travers cette décision que tous les manquements aux principes de coopération et de proportionnalité ne sont pas sanctionnés. Parfois, un simple rappel à l’ordre sera suffisant. En effet, sans sanctionner ni sur le plan procédural, ni sur le plan financier les entorses de chacune des parties à l’instance au principe de coopération, le tribunal souhaite à l’avenir qu’elles aient pour le bien de tous et en premier pour le bien de leurs enfants des rapports apaisés, empreints du principe de coopération. Il conclut dans ce sens : [73] Il faut souhaiter que, suite à ce jugement, elle réussisse à trouver la paix intérieure et la sérénité qui lui permettront d’établir avec Monsieur des rapports courtois et respectueux, de part et d’autre, dans le meilleur intérêt de X et Y.132

Une autre illustration du principe de coopération est fournie par une décision de la Cour supérieure de 2004 dont les parties sont la Société d’hypothèques CIBC, Demanderesse-Défenderesse reconventionnelle, Majdeline Bouchebel, DéfenderesseDemanderesse reconventionnelle, et Najib A. Jabre, Mis-encause. Il est ici question d’un litige en délaissement forcé ainsi que d’une demande reconventionnelle opposant une institution de crédit à deux de ses clients, la Cour supérieure saisit cette occa130. 131. 132.

Ibid., par. 69 à 71. Ibid., par. 72. Ibid., par. 73.

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sion pour fournir des indices précieux relativement à la portée de la coopération. Les faits de la cause peuvent être ainsi résumés, le 10 juin 1994 la défenderesse et le mis en cause contractent un emprunt hypothécaire auprès de la demanderesse. L’échéance de ce premier contrat de prêt hypothécaire est le 1er juillet 2000. Bien que cette première relation contractuelle ait été émaillée de plusieurs incidents la défenderesse et le mis en cause concluent une nouvelle entente avec la même institution de crédit, semble-t-il, à cause des conditions avantageuses offertes par la demanderesse. Le litige sous analyse naîtra de cette seconde entente. Lors de la conclusion du nouveau contrat de prêt hypothécaire, la défenderesse et le mis en cause omettent de joindre aux différents formulaires un spécimen de chèque, tel que requis afin de mettre en place les prélèvements automatiques des remboursements de la créance. Deux semaines après la date à laquelle le premier versement aurait dû être prélevé, soit le 15 août 2000, constatant que le premier versement du 1er août 2000 n’avait pas été retiré dans son compte bancaire auprès de la Caisse populaire Saint-Laurent, le mis en cause informe la demanderesse de ce fait. Il précise en outre qu’en cas de tout malentendu futur ou confusion future, la défenderesse ne saurait être tenue responsable de quelques frais, judiciaires ou autres, que ce soit. Ce courrier signalant l’incident et comportant une mise en garde restera sans réponse de la part de demanderesse. D’autres échanges eurent lieu entre les parties dans les mois qui ont suivi. De ces faits, il ressort qu’entre les mois d’août 2000 et janvier 2001 plusieurs prélèvements en remboursement du prêt hypothécaire n’ont pas eu lieu à cause notamment de l’absence d’instauration des prélèvements préautorisés en raison de l’omission par la défenderesse et le mis en cause au moment du renouvellement de la convention hypothécaire de fournir un spécimen de chèque. Sur le comportement des parties au litige, la Cour commence par relever quelques négligences de la part de l’institution de crédit demanderesse. Elle écrit à ce propos : [52] Il est indéniable que la demanderesse, jusqu’au 11 janvier, date à laquelle elle a entrepris sérieusement de mettre le prêt à jour, a fait preuve de négligence. Il a été prouvé que les renseigne-

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ments fournis par la défenderesse à l’occasion du renouvellement de son prêt hypothécaire auraient dû suffire à la demanderesse dans l’instauration des prélèvements préautorisés, même en l’absence du spécimen de chèque.133

Le tribunal poursuivant sa critique du comportement des parties à l’instance fait cependant reposer l’essentiel du litige et des torts sur le manque de coopération de la défenderesse et du mis en cause. Le principe de coopération entre gens en affaires implique qu’on fournisse les renseignements nécessaires à son partenaire, qu’on se comporte de manière loyale et diligente. L’honorable Israel S. Mass affirme : [54] Toutefois, nous soulignons que la défenderesse avait également une obligation de coopération afin de faciliter la tâche de la demanderesse. [...]134

Mieux encore, l’on est en droit de se demander si la véritable portée de cette décision ne réside pas dans l’idée que le principe de coopération n’est pas simplement un principe entre parties en litige dans l’instance judiciaire, mais constitue davantage un principe général du droit sous-jacent à toute l’architecture d’une société fondée sur la primauté du droit. L’esprit de coopération doit alors gouverner les relations entre les membres de la société, il pourra en cas de conflit judiciarisé être apprécié, contrôlé et sanctionné le cas échéant par les tribunaux. C’est en tout cas une interprétation qui peut être tirée de l’extrait suivant la décision commentée : [55] Or, je suis d’avis que la défenderesse et le mis en cause ne pouvait [sic] passivement se contenter de regarder la demanderesse s’embourber et devaient agir dans un esprit de coopération et de bonne foi. [...] Raisonnablement, ils auraient dû faire le nécessaire pour permettre à la demanderesse d’effectuer ses prélèvements et informer cette dernière pour obtenir un tel résultat. Ainsi, ce n’est qu’à la réception d’une deuxième mise en demeure, que le mis en cause communiqua avec les procureurs de la demanderesse pour indiquer que les sommes dues étaient disponibles.135

En résumé, la recension de jurisprudence permet de relever l’application que font les tribunaux du principe de coopération en 133. 134. 135.

La Société d’hypothèques CIBC c. Majdeline Bouchebel et Najib A. Jabre, J.E. 2004-1538, par. 52. Ibid., par. 54. Ibid., par. 55.

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complémentarité et combiné avec d’autres principes directeurs de la procédure civile. En retenant le principe de coopération de concert avec le principe de proportionnalité et de bonne foi, le juge veille à ce que les parties soient plus transparentes dans le déroulement de l’instance procédurale. Cela implique une diligence accrue dans leurs communications mutuelles, une transmission préalable des éléments de preuve et de poser divers actes de coopération. L’application combinée des principes directeurs entraînerait donc une coopération procédurale plus poussée qui implique une obligation positive de poser divers gestes coopératifs. Appliquer l’article 20 du nouveau Code de procédure civile dans un esprit de coopération et d’équilibre suppose aussi que les parties prennent l’initiative de coopérer sans attendre l’intervention du juge, à défaut elles pourraient se voir sanctionnées de manière procédurale ou pécuniairement. Coopérer avec l’autre dans l’instance judiciaire, c’est aussi agir avec prudence et faire preuve de diligence dans la manière dont on utilise les ressources limitées du service public de justice civile. C’est ce que nous enseigne la recension de jurisprudence et en particulier la décision Tremblay c. Bergeron136. Les comportements démontrant non seulement la non-coopération envers l’autre partie, mais aussi le manque de diligence dans l’instance appellent une sanction. Cela est cohérent pour tendre vers l’œuvre commune recherchée pour l’accessibilité, la célérité et la qualité de la justice civile. En sanctionnant la non-coopération, les juges ne font que veiller à la bonne utilisation des ressources limitées de la justice civile et favoriser l’accès à la justice pour l’ensemble des justiciables. Conclusion Avec cet article, nous avons voulu définir le principe de coopération procédurale du nouveau Code de procédure civile afin de mieux comprendre sa contribution à l’administration de la justice. Cet objectif implique plusieurs questions sous-jacentes auxquelles nous avons répondu. Quelles sont les limites de la maîtrise du dossier judiciaire par les parties ; ou si l’on préfère le reformuler positivement quel est le potentiel de la maîtrise du dossier par les parties lorsque celles-ci coopèrent ? Comment les juges peuventils utiliser la coopération procédurale pour réaliser leur mission 136.

Tremblay c. Bergeron, 2016 QCCS 1199. Rappelons que le N.C.p.c. n’est en vigueur que depuis quelques mois et que d’autres décisions pourront suivre en ce sens afin de réparer les préjudices subis par les justiciables qui ont à faire face à des parties manifestement non-coopératives.

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d’assurer une saine gestion de l’instance ; ou reformulé autrement que peuvent faire les juges pour favoriser une coopération qui profitera aux parties en facilitant la célérité et la qualité de la justice civile ? Quelle est la tendance jurisprudentielle émergente par rapport à la coopération procédurale depuis la première phase de la réforme de la procédure civile de 2003 ; ou reformulé autrement comment les juges ont-ils jusqu’à présent interprété l’exercice des droits par les parties dans un esprit de coopération et d’équilibre ? L’état des connaissances sur le sujet de la coopération procédurale n’est pas encore bien développé. Nous reconnaissons que le principe de coopération aurait pu être exploré sous un angle différent et reposer sur des prémisses différentes. Dans un souci de transparence et pour contribuer à un débat loyal sur ce sujet qui fera probablement couler beaucoup d’encre dans les prochaines années, nous avons voulu que les prémisses sur lesquelles repose notre article soient claires dès le premier paragraphe. La justice civile est un service public. Dans un État de droit, il est légitime que les citoyens veuillent régler leur différend à des coûts et délais raisonnables par la voie d’un système judiciaire efficient. Or les institutions de justice ont des ressources limitées. Cela a toujours été le cas et ce le sera encore demain. Prenons acte et osons espérer un réinvestissement public en justice tout en ne baissant pas les bras. Recherchons des solutions pratiques. La saine gestion de l’instance nous semble à nous comme à d’autres, ici au Québec et ailleurs dans le monde, une clé pour favoriser cet accès institutionnel à la justice qui préoccupe tous les acteurs du milieu juridique, incluant la Cour suprême du Canada. Le principe directeur de coopération nous semble être un pivot facilitant la contribution des juges, des parties et des avocats à l’œuvre commune qui est celle de viser le meilleur intérêt de la justice. L’exercice de ses droits dans un esprit de coopération et d’équilibre met sur la balance deux enjeux : (1) celui de l’équité entre les parties en litige entre elles, et (2) celui de l’équité entre les parties en litige par rapport aux autres citoyens qui ont autant droit à avoir accès à un système judiciaire de qualité à des coûts et délais raisonnables. Sur le plan philosophique, la coopération appelle autant à la rationalité individuelle visant la maximisation des intérêts privés qu’à la raisonnabilité dans une perspective d’interdépendance sociale visant l’atteinte d’un bien commun

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dans l’intérêt public. Autrement dit, le défi est de maintenir la primauté du droit par un système de coopération sociale auquel les citoyens adhèrent et qui leur procure un sentiment d’accès à la justice.

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Les sûretés sur dépôts bancaires et autres créances pécuniaires Michel DESCHAMPS

Résumé Le 1er janvier 2016 entrait en vigueur au Québec un nouveau régime de sûretés sur des créances pécuniaires. Une créance pécuniaire est définie comme étant essentiellement une créance monétaire autre qu’un titre négociable ou une valeur mobilière. Le dépôt bancaire est donc une créance pécuniaire et le nouveau régime sera fréquemment utilisé pour l’obtention d’une sûreté sur le solde créditeur d’un compte en banque. Ce régime permet de constituer une hypothèque avec dépossession (à savoir, un gage) sur des créances pécuniaires, ce qui n’était généralement pas possible auparavant. En effet, la dépossession requise à l’octroi d’un gage doit normalement être matérielle et une créance pécuniaire n’est pas susceptible d’une telle dépossession. Selon le nouveau régime, la dépossession d’une créance pécuniaire peut s’opérer en accordant au titulaire de l’hypothèque la « maîtrise » de la créance. De plus, une telle hypothèque avec dépossession sur une créance pécuniaire prend rang avant une hypothèque sans dépossession antérieurement rendue opposable aux tiers à l’égard de la même créance. On s’éloigne ici du principe général selon lequel les hypothèques prennent rang selon la date de leur opposabilité aux tiers, qu’elles soient avec ou sans dépossession. L’approche adoptée par le législateur québécois pour permettre le gage de créances pécuniaires est semblable à celle que l’on retrouve depuis 2009 aux articles 2714.2 à 2714.7 du Code civil en matière de gage sur des titres intermédiés ou des valeurs mobilières non représentées par des certificats. Cette approche s’inspire aussi du droit en vigueur aux États-Unis depuis 2001 en matière de sûretés sur des dépôts bancaires.

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Les sûretés sur dépôts bancaires et autres créances pécuniaires Michel DESCHAMPS INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 437 1. LA NOTION DE CRÉANCE PÉCUNIAIRE . . . . . . . 441 2. LA CONSTITUTION ET L’OPPOSABILITÉ AUX TIERS DE L’HYPOTHÈQUE . . . . . . . . . . . . . . . 444 2.1 Le régime général du Code civil . . . . . . . . . . . 444 2.1.1 Constitution . . . . . . . . . . . . . . . . . . 444 2.1.2 Opposabilité aux tiers. . . . . . . . . . . . . 446 2.2 Règles particulières du nouveau régime . . . . . . 447 2.2.1 Rapport bilatéral . . . . . . . . . . . . . . . 449 2.2.2 Rapport tripartite . . . . . . . . . . . . . . . 452 2.2.3 Gage en faveur d’un fondé de pouvoir . . . . 456 2.2.4 Gage par une personne physique . . . . . . . 458 3. LE RANG DE L’HYPOTHÈQUE . . . . . . . . . . . . . 459 3.1 La régime général du Code civil . . . . . . . . . . . 459 3.2 Règles particulières du nouveau régime . . . . . . 459 4. LES RECOURS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 462 4.1 Le régime général du Code civil . . . . . . . . . . . 462

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4.2 Application aux créances pécuniaires . . . . . . . . 464 4.2.1 Application des règles de l’hypothèque sur créances . . . . . . . . . . . . . . . . . . 464 4.2.2 Exception . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 465 5. LOI APPLICABLE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 466 5.1 Conflits de lois . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 466 5.2 Droit transitoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 470

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INTRODUCTION Le 1er janvier 2016 entrait en vigueur au Québec un nouveau régime applicable à l’hypothèque sur certaines créances pécuniaires. Comme le désigne le titre, cet article met l’accent sur les dépôts bancaires car c’est dans ce contexte que le nouveau régime sera souvent utilisé. Les modifications au Code civil du Québec (le « Code civil ») introduisant ce régime le décrivent toutefois de façon plus générale comme portant « sur certaines créances pécuniaires »1. Comme on le verra plus loin, la notion de créance pécuniaire comprend le dépôt bancaire. Résumé de façon sommaire, le régime nouvellement mis en place permet de constituer une hypothèque avec dépossession sur des créances pécuniaires, ce qui n’était généralement pas possible auparavant. Cette dépossession s’opère par maîtrise, concept relativement nouveau en matière de sûretés dans le Code civil. De plus, une telle hypothèque avec dépossession sur une créance pécuniaire prend rang avant une hypothèque sans dépossession antérieurement rendue opposable aux tiers à l’égard de la même créance. On s’éloigne ici du principe général selon lequel les hypothèques prennent rang selon la date de leur opposabilité aux tiers, qu’elles soient avec ou sans dépossession2. Rappelons ici qu’une hypothèque avec dépossession est aussi appelée « gage » par l’article 2665 du Code civil. Ce terme sera fréquemment utilisé dans cet article par souci de concision et afin de bien marquer la distinction entre le gage et l’hypothèque sans dépossession. Les dispositions du Code civil sur le gage de certaines créances pécuniaires s’inspirent du droit en vigueur aux États-Unis depuis 2001 en matière de sûretés sur des dépôts bancaires. Les dispositions américaines se retrouvent à l’article 9 du Uniform Commercial Code (« UCC »)3. Le UCC a été adopté par tous les 1. Voir le titre précédant les nouveaux articles 2713.1 à 2713.9 du Code civil. Ces articles contiennent les principales dispositions du nouveau régime. 2. L’article 2941 du Code civil énonce que la « publicité » rend les droits opposables aux tiers et établit leur rang. Les modes de publication sont principalement l’inscription au registre approprié ou la dépossession. 3. Uniform Commercial Code – Official Text and Comments, édition de 2016, Thomson Reuters/West.

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états américains, avec quelques variantes non pertinentes aux sûretés sur les dépôts bancaires. L’Association du Barreau canadien (division de l’Ontario) a déposé auprès du gouvernement ontarien une proposition allant dans le même sens4 ; cette proposition était encore à l’étude au moment où le présent article a été écrit. Il faut souligner que les règles particulières du nouveau régime québécois portent sur une catégorie plus vaste de créances pécuniaires que les règles particulières équivalentes du UCC et de la proposition ontarienne. Ces règles particulières se limitent, dans le UCC, aux dépôts bancaires et, dans la proposition ontarienne, aux dépôts bancaires et à certaines autres créances monétaires dont le créancier ou le débiteur est une institution financière. Par ailleurs, la Commission des Nations Unies sur le droit commercial international a adopté en juillet 2016 une loi-type sur les sûretés mobilières qui comporte en matière de dépôts bancaires des règles particulières semblables à celles que l’on retrouve maintenant dans le Code civil5. Tant le nouveau régime québécois que la proposition ontarienne ont été élaborés en réaction à la décision de la Cour suprême du Canada dans Caisse populaire de l’Est de Drummond c. Canada6 (l’arrêt « Drummond »). Avant cette décision, la compensation dite conventionnelle était souvent utilisée comme mécanisme de garantie, de façon à produire le même résultat pratique qu’une sûreté de premier rang sur une créance. L’arrêt Drummond a mis en doute l’efficacité de cette technique. Dans un obiter7 très élaboré, la Cour a considéré qu’une convention de compensation à des fins de garantie pouvait en substance être qualifiée de sûreté et ainsi être assujettie au régime du droit des sûretés. Il découlait de cette qualification que la convention est alors inopposable aux tiers si son bénéficiaire n’a pas accompli les formalité d’opposabilité aux tiers prescrites par le droit des sûretés. Le présent article ne discute pas les critères selon lesquels une convention de compensation pourrait être qualifiée de sûreté selon l’arrêt Drummond. Le lecteur intéressé par la question pourra toutefois consulter les commentaires publiés sur cette 4. Cette proposition (intitulée « Cash Collateral – Details of Proposal for Amendments to Ontario PPSA ») ainsi que des notes explicatives sont disponibles à . 5. Cette loi-type est disponible sur le site Internet de la Commission et elle est également contenue dans une brochure publiée par l’Organisation des Nations Unies (Vienne, 2016). 6. [2009] 2 R.C.S. 94. 7. Par. 41, 42 et 46 de l’arrêt Drummond, [2009] 2 R.C.S. 94.

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question8, y compris les commentaires approuvant cet obiter9 et critiquant son bien-fondé10 ; l’arrêt contenait aussi une dissidence à l’effet que la compensation conventionnelle échappe à la notion de sûreté. Les questions soulevées par l’arrêt Drummond restent d’actualité lorsque des parties souhaitent encore utiliser la compensation conventionnelle à des fins de garantie, mais sans être assujetties au régime des sûretés. Ces questions ont toutefois moins d’importance au Québec depuis l’entrée en vigueur du régime du gage sur les créances pécuniaires. De façon générale, ce régime atteint le même but que celui qui était recherché par une convention de compensation à des fins de garantie. On remarquera que l’approche adoptée par le législateur québécois pour permettre le gage de créances pécuniaires est semblable à celle que l’on retrouve aux articles 2714.2 à 2714.7 du Code civil en matière de gage sur des actifs financiers consistant en des titres intermédiés ou des valeurs mobilières non représentées par des certificats11. Ces articles ont été ajoutés au Code civil lors de l’entrée en vigueur au Québec le 1er janvier 2009 de la Loi sur le transfert de valeurs mobilières et de titres intermédiés12 (la 8.

Pour une analyse générale, voir le JurisClasseur Québec (« Droit bancaire », Fascicule 6 par M. Deschamps, nos 140 à 168). 9. L. Payette, Les sûretés réelles dans le Code civil du Québec, 4e éd., Montréal, Éditions Yvon Blais, 2010, no 135. L’auteur souligne qu’une telle entente portant sur un dépôt bancaire ne se distingue pas vraiment d’une sûreté que voudrait accorder un déposant à une banque sur le dépôt dû par celle-ci au déposant. 10. R.J. Wood, « Journey to the outer limits of secured transaction law: Caisse populaire Desjardins de l’Est de Drummond », (2010) 48 Canadian Business Law Journal 482, p. 495 ; I.V. Binnie, « Comment on Caisse populaire de l’Est de Drummond v. Canada », (2011) 26 Banking & Finance Law Review 327 ; B. Geva, « Rights in Bank Deposits and Account Balances in Common Law Canada », (2012) 28 BFLR 1 ; S. Dietze, « Is Cash Collateral King Again in Quebec ? », (2012) 28 BFLR 277 ; Goode on Legal Problems of Credit and Security, 5e éd., par L. Gullifer, London, Thomson Reuters, 2013, L. Gullifer exprime l’avis que la solution de l’arrêt Drummond ne serait pas retenue en Angleterre. 11. Le gage de tels actifs financiers fait l’objet de plusieurs études dont notamment les suivantes : A. Benadiba, « La Loi sur le transfert des valeurs mobilières et l’obtention des titres intermédiés ou les excès d’un régime d’exception en matière de sûretés mobilières », (2012) 53 C. de D. 303 ; M. Boudreault, « L’hypothèque portant sur des valeurs mobilières ou des titres intermédiés : une garantie efficace ou aux risques et périls du créancier ? », (2010) C.P. du N. 311 ; M. Deschamps, « Le nouveau régime québécois des sûretés sur les valeurs mobilières », (2009) 68 R. du B. 541 ; M. Deschamps, « Sûretés et ventes portant sur des valeurs mobilières », (2010) 1 C.P. du N. 179 ; L. Payette, Les sûretés dans le Code civil du Québec, 5e éd., Montréal, Éditions Yvon Blais, 2015, p. 457 et s. ; D. Pratte, Priorités et Hypothèques, 4e éd., Éditions Revue de Droit de l’Université de Sherbrooke, 2015, p. 162. 12. L.Q. 2008, c. 20.

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« LTVM »). En 2001, lors de l’adoption aux États-Unis des dispositions sur les sûretés sur dépôts bancaires, le UCC avait également utilisé certaines des règles applicables aux sûretés sur des actifs financiers. Des règles similaires à ces dernières sont en vigueur non seulement au Québec mais dans toutes les autres provinces canadiennes. Il faut ici indiquer que le régime des créances pécuniaires ne touche pas à la compétence fédérale exclusive sur les banques et les opérations bancaires, même s’il comprend notamment les sûretés sur les dépôts bancaires. Le droit des sûretés relève en principe de la compétence des provinces. Une banque qui souhaite obtenir une sûreté ne peut normalement le faire autrement qu’en se prévalant du droit provincial applicable. Le Parlement du Canada, dans l’exercice de sa compétence, peut bien sûr légiférer de façon accessoire sur des matières attribuées aux provinces par la Constitution. Les dispositions des articles 427 et suivants de la Loi sur les banques13 en sont un exemple : ces dispositions prévoient une sûreté de nature spéciale (et réservée aux banques) sur certaines catégories de biens. En cas de conflit entre des dispositions relatives à cette sûreté et une loi provinciale, les dispositions fédérales prévaudront selon la doctrine constitutionnelle de la prépondérance fédérale14 : la Cour suprême du Canada a ainsi écarté l’application aux banques d’une loi provinciale dont l’effet aurait été d’encadrer l’exercice de la sûreté de l’article 427 de la Loi sur les banques d’une manière contraire à l’objectif de cette sûreté. Il n’en est rien en matière de sûretés sur des dépôts bancaires et aucune législation fédérale ne porte sur de telles sûretés. On n’a d’ailleurs jamais contesté que le droit des sûretés du Code civil et des provinces de common law s’applique aux dépôts bancaires15. La première partie de cet article portera sur la notion de créance pécuniaire. La deuxième partie exposera les dispositions maintenant applicables à la constitution et à l’opposabilité aux tiers d’une hypothèque avec dépossession visée par le nouveau régime. La troisième partie traitera des règles déterminant le 13. L.C. 1991, ch. 46. 14. Banque de Montréal c. Hall, [1990] 1 R.C.S. 121. 15. Voir le JurisClasseur Québec (« Droit bancaire », Fascicule 1 par M. Deschamps, nos 5 à 32) pour un survol de l’application du droit provincial en matière d’opérations bancaires.

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rang d’une telle hypothèque. La quatrième partie fera état des recours du créancier hypothécaire. Enfin, la cinquième partie résumera les règles de conflits de lois régissant dorénavant une sûreté sur des créances pécuniaires ainsi que les principes de droit transitoire applicables au sort des sûretés sur de telles créances consenties avant le 1er janvier 201616. Pour alléger le texte, toute référence ci-dessous à un article sans autre mention doit se lire comme référant à un article du Code civil, y compris dans les notes infrapaginales17. 1. LA NOTION DE CRÉANCE PÉCUNIAIRE Le second alinéa de l’article 2173.1 définit une « créance pécuniaire » (monetary claim dans la version anglaise) comme suit : On entend par une créance pécuniaire toute créance obligeant le débiteur à rembourser, rendre ou restituer une somme d’argent ou à faire tout autre paiement ayant pour objet une somme d’argent, à l’exception : 1o d’une créance représentée par un titre négociable ; 2o d’une créance qui est une valeur mobilière ou un titre intermédié visés par la Loi sur le transfert de valeurs mobilières et l’obtention de titres intermédiés (chapitre T-11.002) ; 3o d’une créance résultant de la remise d’espèces individualisées dont le paiement, suivant l’intention manifeste des parties, doit être fait par la restitution de ces mêmes espèces.

Sauf les trois exclusions ci-dessus, toute créance portant sur une somme d’argent est une créance pécuniaire. Un dépôt bancaire est évidemment une telle créance car la banque a une obligation de rembourser ou restituer le dépôt (d’ailleurs qualifié en 16. Le nouveau régime a déjà fait l’objet de commentaires élaborés par L. Payette, Les sûretés dans le Code civil du Québec, 5e éd., Montréal, Éditions Yvon Blais, 2015, aux nos 976 et suivants. Voir aussi : S. Brunelle, « Encore et toujours les sûretés... Du nouveau en matière d’hypothèque des créances », (2016) 1 C.P. du N. 59 ; D. Pratte, Priorités et Hypothèques, 4e éd., Éditions Revue de Droit de l’Université de Sherbrooke, 2015, p. 176. 17. On pourra consulter l’ouvrage suivant pour des commentaires relatifs à toutes les dispositions du Code civil citées dans le présent article : Code civil du Québec, Annotations – Commentaires, par É. Charpentier, S. Lanctôt, B. Moore et A. Roy, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2016.

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général par la jurisprudence de prêt du client à la banque et non pas de dépôt au sens du Code civil18). L’expression dépôt bancaire n’est pas nommément utilisée car le législateur, dans les dispositions portant spécifiquement sur des créances de ce type, a voulu qu’elles s’appliquent non seulement à un dépôt auprès d’une banque mais aussi auprès d’une autre institution recevant des dépôts d’argent du public (par exemple, une coopérative de services financiers comme une caisse Desjardins). Ainsi, une créance résultant d’un tel dépôt est décrite par l’article 2713.4 comme étant une « créance portant sur le solde créditeur d’un compte financier ». L’expression « compte financier » est elle-même définie à l’article 2713.6 : Un compte financier est un compte, autre qu’un compte de titres au sens de la Loi sur le transfert de valeurs mobilières et l’obtention de titres intermédiés (chapitre T-11.002), au crédit duquel des sommes d’argent sont ou peuvent être portées et dont le teneur, étant débiteur du solde créditeur, s’engage à considérer le titulaire du compte comme étant autorisé à exercer les droits afférents à ce solde. Outre les banques et les coopératives de services financiers, sont teneurs de comptes financiers les courtiers, les sociétés de fiducie, les sociétés d’épargne et les personnes qui, dans le cours normal de leurs activités, tiennent des comptes financiers pour autrui.

Par souci de concision, l’expression « dépôt bancaire » sera utilisée ci-dessous pour désigner de façon générique toute créance résultant d’un dépôt à un compte financier. Bien sûr, comme on l’a déjà souligné, la notion de créance pécuniaire ne se limite pas au dépôt bancaire et, sous réserve des exclusions de l’article 2713.1 cité ci-dessus, elle englobe toute autre créance portant sur une somme d’argent. Il pourra notamment s’agir d’une créance résultant d’un prêt, d’une vente de marchandises ou de services rendus, 18. Voir l’analyse contenue au JurisClasseur Québec (« Droit bancaire », Fascicule 6 par M. Deschamps, nos 1 à 18). Voir aussi les décisions suivantes : Corporation Agencies Ltd. c. Home Bank of Canada, [1925] R.C.S. 706, confirmé par [1927] A.C. 318 (C.P.) ; Attorney-General for Canada c. Attorney-General for the Province of Quebec and Attorneys-General for Saskatchewan, Alberta and Manitoba, [19471 A.C. 33 (C.P.) ; Banque Royale du Canada c. Tremblay, [1968] B.R. 729 ; Dame B. c. Banque Royale du Canada [1970] C.S. 227 ; St-Gelais c. Banque d’Économie de Québec, [1971] C.S. 96, confirmé par [1972] C.A. 894 ; In re Hil-A-Don Limited, [1975] C.A. 157 ; Laviolette c. Mercure, [1975] C.A. 599 ; Greichgauer Inc. c. Kunzi, J.E. 79-616 (C.A.) ; Fortin c. Banque Nationale, J.E. 86-455 (C.S.) ; Harp Investments Inc. (Syndic de), [1992] R.J.Q. 1581 ; Porterlane Investments c. Chambre des notaires, 2010 QCCA 813.

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ou même d’un dépôt de garantie versé par un locataire à un locateur ou par un soumissionnaire à un donneur d’ouvrage. Un dépôt de garantie est d’ailleurs visé – tout comme le dépôt bancaire – par des règles spéciales analysées plus loin. On fera aussi une distinction entre un dépôt de garantie et un paiement effectué à l’avance sur une obligation non encore exigible. En vertu de l’article 2713.1, trois catégories de créances sont exclues de la notion de créance pécuniaire. Le nouveau régime du gage sur des créances pécuniaires porte sur des créances qui ne pouvaient pas jusque-là faire l’objet d’un gage. Il en était la plupart du temps ainsi parce qu’une créance – un bien incorporel – ne peut faire l’objet d’une dépossession matérielle (on ne peut remettre la possession « physique » d’une créance à un créancier, ce qui est le propre du gage traditionnel19). Les exclusions visent précisément des créances à l’égard desquelles une dépossession était déjà admise par le Code civil, soit en raison des règles du gage traditionnel ou de celles du gage sur certains actifs financiers introduites dans le Code civil par la LTVM en 2009. Il fallait donc exclure de la notion de créance pécuniaire les créances dont la mise en gage obéissait déjà à des règles contenues au Code civil. La première exclusion porte sur les titres négociables, comme par exemple un billet au sens de la Loi sur les lettres de change20. Un billet est un document incorporant la créance qu’il constate, avec comme conséquence que la remise du billet par son détenteur opère dépossession de la créance. Le billet est assimilé à un bien corporel, de sorte qu’il peut faire l’objet d’une dépossession matérielle aux fins d’un gage. L’article 2709 du Code civil reconnaît ceci, de même que le droit en vigueur ailleurs au Canada21 et aux États-Unis22. La deuxième exclusion concerne une valeur mobilière ou un titre intermédié (security entitlement dans la version anglaise). Cette exclusion se justifie par l’existence dans le Code civil depuis le 1er janvier 2009 de dispositions particulières (introduites par la LTVM) permettant déjà le gage d’une telle créance, même lorsqu’elle n’est pas susceptible d’une dépossession matérielle23. On a 19. Art. 2702. 20. L.R.C. (1985), ch. B-4. 21. Voir, à titre d’exemple, l’article 22 de la Loi sur les sûretés mobilières de l’Ontario, S.R.O. 1990, c. P-10. 22. Voir l’article 9-313 du UCC. 23. Art. 2714.2 à 2714.7.

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d’ailleurs déjà souligné que ces dispositions ont inspiré le législateur dans la rédaction du nouveau régime sur le gage des créances pécuniaires. Une créance résultant de la remise d’espèces fait l’objet de la troisième exclusion lorsque le paiement de cette créance doit être effectué par la restitution des mêmes espèces. On peut penser à une personne qui confierait à un dépositaire la garde de billets de banque identifiés par leurs numéros de série avec l’entente que les mêmes billets (et non un montant d’argent équivalent) devront être remis au déposant. La monnaie, lorsque représentée par des espèces, est considérée comme un bien corporel et peut donc faire l’objet d’une dépossession matérielle. Le gage de la monnaie étant déjà possible par dépossession matérielle, il n’était donc pas nécessaire d’inclure une créance portant sur des espèces individualisées dans le régime du gage sur les créances pécuniaires. Ainsi, dans l’exemple ci-dessus, le déposant pourrait, subséquemment au dépôt, contracter un emprunt auprès du dépositaire et convenir que ce dernier détiendra dorénavant les espèces pour garantir le remboursement de l’emprunt. La troisième exclusion recevra peu d’application en pratique car il est très rare que des espèces soient remises avec l’intention que leur restitution devra être effectuée au moyen des mêmes espèces. 2. LA CONSTITUTION ET L’OPPOSABILITÉ AUX TIERS DE L’HYPOTHÈQUE 2.1 Le régime général du Code civil 2.1.1 Constitution Selon le Code civil, une hypothèque mobilière sans dépossession doit être constituée par écrit24. Cet écrit doit décrire les biens grevés et indiquer la somme pour laquelle l’hypothèque est consentie25. Quant à l’hypothèque avec dépossession (ou gage), elle n’exige pas d’écrit26. En pratique, les parties à un gage consigneront néanmoins leur entente par écrit. Par ailleurs, lors de l’entrée en vigueur de la LTVM le 1er janvier 2009, l’article 2702 a été modifié pour prévoir que la dépossession nécessaire à la constitution d’un gage doit être en principe « matérielle » (physical dans 24. Art. 2696. 25. Art. 2689 et 2697. 26. Art. 2702.

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la version anglaise). Depuis cette modification, cet article 2702 se lit comme suit : L’hypothèque mobilière avec dépossession est constituée par la remise matérielle du bien ou du titre au créancier ou, si le bien est déjà entre ses mains, par le maintien de la détention matérielle, du consentement du constituant, afin de garantir sa créance.27

L’effet combiné de cette modification et de l’article 2714.728 (également entré en vigueur le 1er janvier 2009) établissait qu’un gage ne peut être créé selon le régime général que si le créancier est en mesure de détenir matériellement (physiquement) le bien : on a voulu que cette détention dépossède effectivement la personne qui veut constituer le gage. Le législateur a par là écarté la conclusion de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Caisse populaire de Val-Brillant c. Blouin29 (l’arrêt « Val-Brillant ») en matière de gage sur créances. La Cour suprême avait jugé qu’une créance non susceptible d’être détenue physiquement pouvait néanmoins faire l’objet d’un gage en droit québécois. Les articles pertinents du Code civil sur l’hypothèque furent interprétés comme permettant que la dépossession puisse alors s’opérer par la notification du gage au débiteur de la créance mise en gage30. La Cour a estimé que cette notification procurait au gagiste la « détention » de la créance mise en gage. Ce raisonnement a aussi amené la Cour suprême à énoncer que même une créance pour laquelle aucun titre n’existe pouvait faire l’objet d’un gage31. 27. Le soulignement indique la modification apportée à l’article 2702 ; on a tout simplement ajouté le mot « matérielle » après les mots « remise » et « détention ». Le même ajout n’a pas été fait aux autres articles du Code qui traitent du gage, présumément parce que cela aurait été superflu : la détention dont il est question à ces autres articles doit nécessairement être celle visée à l’article 2702. 28. Cet article 2714.7, lu a contrario, implique en effet que des titres non négociables ne peuvent faire l’objet d’un gage que s’ils représentent des valeurs mobilières au sens de la LTVM. 29. [2003] 1 R.C.S. 666. 30. D’une certaine façon, le raisonnement de la Cour était circulaire puisqu’un gage peut difficilement être constitué par la notification de ce même gage ; conceptuellement, un gage encore inexistant ne peut être notifié. 31. Les solutions de l’arrêt Val-Brillant furent sévèrement critiquées par une partie de la doctrine : P. Ciotola et A. Leduc, « Arrêt Val-Brillant : évolution ou régression de l’hypothèque mobilière avec dépossession en droit civil québécois ? », (2006) 40 R.J.T. 5 ; D. Pratte, « L’hypothèque avec dépossession de créances non représentées par un titre négociable ou le retour à une fiction accommodante », dans Mélanges François Frenette : Études portant sur le droit patrimonial, Les Presses de l’Université Laval, 2006, 421 ; M. Cantin Cumyn et M. Cumyn, « La notion de biens », dans Mélanges François Frenette : Études portant sur le droit patrimonial, Les Presses de l’Université Laval, 2006, 127, aux pp. 147-148. Ces solutions furent cependant approuvées par L. Payette, Les sûretés réelles dans le Code civil

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Le texte actuel de l’article 2702 écarte la conclusion de l’arrêt Val-Brillant ; il établit qu’une simple créance ne peut normalement faire l’objet d’un gage car elle n’est pas susceptible d’appropriation matérielle32. Dans Val-Brillant, la Cour suprême avait d’ailleurs reconnu qu’une telle créance (c’est-à-dire, une créance non représentée par un titre négociable) ne peut être matériellement détenue ; la Cour avait souligné qu’un titre de créance doit être négociable pour que sa détention matérielle soit suffisante aux fins du gage33. L’ajout au Code civil en 2009 des dispositions sur la maîtrise comme mode de dépossession d’actifs financiers visés par la LTVM mais non susceptibles de détention matérielle confirmait aussi l’intention du législateur d’encadrer la maîtrise et de limiter ce mode de dépossession à ces actifs financiers. Cette intention a été reconfirmée par les dispositions de 2016 sur la maîtrise des créances pécuniaires. Les dispositions sur la maîtrise de tels biens incorporels auraient été inutiles si le résultat qu’elles produisent pouvait déjà être atteint selon le droit commun du gage. Ces considérations n’affectent toutefois pas la possibilité selon le régime général de mettre en gage une créance représentée par un titre négociable ; comme on l’a souligné, le droit au paiement est alors incorporé dans le titre constatant la créance de sorte que la possession du titre équivaut à une détention matérielle de cette créance. Étant assimilé à un bien corporel, un titre négociable est susceptible d’appropriation matérielle et il a déjà été expliqué que c’est la raison pour laquelle la définition de créance pécuniaire exclut les titres négociables. 2.1.2 Opposabilité aux tiers Une hypothèque est sans grande valeur si elle n’est pas opposable aux tiers. Les tiers peuvent notamment être un autre créancier (hypothécaire ou non), un acquéreur subséquent des biens hypothéqués ou encore un syndic à la faillite du constituant. Le du Québec, 3e éd., Montréal, Éditions Yvon Blais, 2006, nos 806 et s. (ce dernier faisant notamment remarquer que ces solutions respectaient l’objectif recherché par la dépossession). 32. L. Payette, Les sûretés dans le Code civil du Québec, 5e éd., Montréal, Éditions Yvon Blais, 2015, nos 837 et 838. Dans l’arrêt Drummond, [2009] 2 R.C.S. 94, discuté en introduction, l’opinion de la minorité mentionne, en obiter, que tel était depuis 2009 l’état du droit au Québec. La majorité a considéré que l’affaire ne requérait pas la Cour de se prononcer sur l’effet de la modification à l’article 2702. 33. [2003] 1 R.C.S. 666, par. 14.

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droit québécois, comme plusieurs autres systèmes juridiques, prévoit des exigences à remplir pour qu’une sûreté devienne opposable aux tiers. Selon le régime général, une hypothèque mobilière peut être rendue opposable aux tiers par la détention matérielle du bien par le créancier34 ; comme on l’a déjà dit l’hypothèque est alors qualifiée d’hypothèque avec dépossession (ou de gage). La dépossession résulte de la remise du bien (exigence de constitution) qui en donne la détention au créancier ; cette détention entraîne automatiquement l’opposabilité du gage aux tiers. En matière de gage, les exigences de constitution et d’opposabilité aux tiers de la sûreté se confondent en effet puisque la dépossession remplit ces deux fonctions. L’opposabilité aux tiers peut aussi résulter d’une inscription au Registre des droits personnels et réels mobiliers (« RDPRM ») du Québec35 ; l’hypothèque ainsi rendue opposable aux tiers est alors une hypothèque sans dépossession. L’inscription au RDPRM est un mode d’opposabilité applicable à toute espèce de bien corporel ou incorporel. Une hypothèque sur une créance (y compris une créance pécuniaire), comme toute autre hypothèque, peut donc être rendue opposable aux tiers par une inscription au RDPRM. 2.2 Règles particulières du nouveau régime Les dispositions générales du Code civil sur l’hypothèque continuent de s’appliquer à l’hypothèque des créances pécuniaires et de certains actifs financiers (soit des valeurs mobilières et titres intermédiés au sens de la LTVM). On peut donc toujours obtenir une hypothèque sans dépossession sur des créances pécuniaires. Il en va de même pour l’obtention d’un gage traditionnel sur des créances lorsque ces dispositions générales s’appliquent. Si toutefois ces créances sont « pécuniaires » le gage traditionnel n’est pas possible précisément parce qu’elles ne sont pas susceptibles d’une dépossession matérielle. On fait donc exception dans le nouveau régime à la règle générale voulant que la dépossession requise pour créer un gage doive s’opérer par une remise matérielle. Le Code civil contient déjà depuis le 1er janvier 2009 une exception à 34. Art. 2702. 35. Art. 2663, 2934 et 2941.

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cette règle générale : la dépossession peut aussi être effectuée en procurant au créancier la « maîtrise » des actifs financiers visés par la LTVM36. Depuis le 1er janvier 2016, le Code civil prévoit donc en matière de créances pécuniaires que la dépossession requise aux fins du gage peut s’effectuer par maîtrise. Le premier alinéa de l’article 2713.1 se lit comme suit : La remise et la détention nécessaires à la constitution et à l’opposabilité d’une hypothèque mobilière avec dépossession sur une créance pécuniaire peuvent, dans les cas visés par les dispositions prévues ci-après, s’opérer par la maîtrise de cette créance qu’obtient le créancier conformément à ces dispositions.

Les « dispositions ci-après » dont il est question dans cet alinéa sont celles qui indiquent la méthode par laquelle la maîtrise d’une créance pécuniaire peut être obtenue. Cette maîtrise produit le même objectif que la dépossession matérielle d’un bien corporel, c’est-à-dire, d’accorder au gagiste le contrôle de la créance pécuniaire concernée. Le gagiste est alors dans une situation semblable à celle d’un gagiste d’un bien corporel. D’ailleurs, dans leur version anglaise, les articles pertinents du Code civil rendent le mot « maîtrise » par control. Le terme control est aussi celui qui est utilisé par le UCC dans les dispositions sur les sûretés sur les dépôts bancaires. Il n’y a pas lieu dans l’examen du régime du gage sur les créances pécuniaires de faire une distinction entre la constitution du gage et son opposabilité aux tiers. Comme on l’a déjà mentionné, en matière de gage, la dépossession est le mécanisme qui à la fois constitue et rend opposable un gage. Pour une créance pécuniaire la maîtrise accomplit ces deux objectifs. La méthode d’obtention de la maîtrise varie selon que l’on se trouve dans un rapport bilatéral ou tripartite. Ces deux scénarios seront maintenant examinés et ils permettront d’observer que dans un rapport tripartite seules certaines créances pécuniaires peuvent faire l’objet d’un gage. On discutera ensuite du cas particulier d’un gage en faveur d’un fondé de pouvoir puisqu’il y a alors lieu de s’interroger quant à savoir si le rapport est bilatéral ou 36. Art. 2714.1.

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tripartite. L’hypothèque d’une universalité de créances pécuniaires par une personne physique fera finalement l’objet de commentaires. 2.2.1 Rapport bilatéral Il existe un rapport bilatéral lorsque la créance destinée à être mise en gage par le constituant est due par le titulaire éventuel du gage. Par exemple, le client d’une banque et cette dernière sont dans un rapport bilatéral si le gage doit porter sur un dépôt du client auprès de la banque et doit garantir un prêt consenti par cette dernière au client. Une autre situation de rapport bilatéral se présentera lorsqu’une partie à un contrat verse une somme d’argent à l’autre partie pour garantir une obligation due à cette autre partie au contrat (par exemple, un dépôt de garantie versé par un locataire à son locateur). Ces exemples ne sont bien sûr pas limitatifs et un tel rapport peut exister dans de nombreuses autres circonstances. Dans un rapport bilatéral, la maîtrise du gagiste est obtenue du seul fait que le créancier (le constituant) de la créance devant faire l’objet du gage consent à ce que cette créance garantisse une obligation due au gagiste. L’article 2713.3 énonce en effet : Un créancier obtient la maîtrise d’une créance pécuniaire détenue par le constituant contre lui si le constituant a consenti à ce que cette créance garantisse l’exécution d’une obligation envers le créancier.

Ainsi, dans un rapport bilatéral, les deux parties sont à la fois débitrices et créancières. Le consentement du constituant à l’effet que sa créance contre le débiteur de celle-ci garantisse une obligation due à ce dernier est à lui seul suffisant pour accorder à ce débiteur la maîtrise de la créance (et donc à créer un gage en faveur du débiteur de cette créance, qui devient ainsi gagiste). Cette règle est exprimée de façon assez abstraite par l’article 2713.3. Elle peut être illustrée par le scénario suivant, assez courant. A, un commerçant, est client de la banque B, auprès de qui il a un dépôt à terme de 50 000 $. Après avoir effectué le dépôt, A obtient de B une ouverture de crédit destinée à lui procurer les liquidités nécessaires à l’exploitation de son entreprise. Au moment de l’octroi de l’ouverture de crédit, A consent à ce que le dépôt à terme serve à garantir le remboursement des avances qui pourront lui

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être faites par la banque B. Cette dernière, du seul fait du consentement alors donné par A, aura obtenu la maîtrise du dépôt à terme et un gage aura été constitué en faveur de la banque B et sera devenu opposable aux tiers. Une variante de ce scénario permet de bien comprendre la justification de l’article 2713.7. Cet article énonce que la « maîtrise n’est pas affectée, le cas échéant, par le fait que le constituant conserve le droit de donner des instructions relativement à cette créance ». Supposons que A, lors de l’octroi de l’ouverture de crédit, a aussi ouvert auprès de la banque B un compte courant devant servir à encaisser les revenus et à acquitter les dépenses de son entreprise. A pourrait accorder à la banque B un gage sur tout solde créditeur à son compte courant. Dans un tel cas, la banque permettra normalement à A, tant qu’il ne sera pas en défaut aux termes du contrat d’ouverture de crédit, de continuer à utiliser le compte courant et à y faire des dépôts ou des retraits. L’article 2713.7 établit que l’efficacité du gage sur le solde créditeur du compte ne sera pas affectée par la permission accordée à A d’utiliser ce solde créditeur. Le gage du solde créditeur d’un compte bancaire soulève une question conceptuelle : une hypothèque sur tout solde créditeur actuel et futur d’un compte bancaire devrait-elle être considérée comme une hypothèque sur une seule créance (soit le solde pouvant être dû de temps à autre par la banque) ? Devrait-elle plutôt être qualifiée d’hypothèque sur une universalité (car le solde résultera normalement de plusieurs dépôts ou encore parce qu’il pourra y avoir dans le compte une succession de soldes créditeurs et débiteurs) ? Il est probablement plus juste de considérer qu’un tel solde créditeur constitue une seule créance. En France, on conclut généralement ainsi37. Ainsi, la maîtrise serait obtenue par le créancier (la banque B) dès l’instant où le client A aurait consenti à ce que le solde créditeur du compte garantisse l’exécution de ses obligations. Le gage serait donc créé à cette date. Si l’on retenait toute37. Voir notamment D. Legeais, Sûretés et garanties du crédit, 7e éd., Paris, L.G.D.J., 2009, no 512 ; voir aussi par analogie l’article 2292 du Code civil français sur l’engagement d’une caution lorsque l’obligation cautionnée porte sur le solde débiteur d’un compte courant ; il s’agira du solde définitif du compte après avoir tenu compte des opérations effectuées au moyen du compte (Code civil annoté, Dalloz, 2017, sous l’article 2292, à la note 18 intitulée « Compte courant »).

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fois l’approche voulant que l’on se trouve alors en présence de plusieurs créances successives, un nouveau gage serait créé lors de la naissance de chacune de ces créances. Cette seconde approche ne signifierait cependant pas que le débiteur A devrait chaque fois réitérer son consentement. L’article 2713.3 n’empêche pas que le consentement requis pour l’obtention de la maîtrise soit donné avant la naissance de la créance concernée. Par ailleurs, le gage ne serait alors créé qu’au moment où la créance naîtra ; le concept de maîtrise ne permet probablement pas d’obtenir un gage d’une créance qui n’existe pas encore38. On verra dans la troisième partie (Rang de l’hypothèque) que l’approche préconisant une succession de gages n’affectera pas le rang de ces gages successifs. Ainsi, la réponse à la question conceptuelle ci-dessus a généralement peu d’importance. Bien sûr, la pratique bancaire n’est pas seule à donner lieu à des situations où un gage sera constitué sur une créance dans un rapport bilatéral. On peut penser à un entrepreneur en construction accordant au donneur d’ouvrage un gage sur les créances à devenir dues à l’entrepreneur en raison des travaux de construction, et ce, afin d’assurer le remboursement d’avances que le donneur d’ouvrage pourrait faire à l’entrepreneur avant l’échéance de ces créances39. Un autre exemple a été évoqué précédemment : un locataire versant un dépôt de garantie à son locateur. Un tel dépôt constitue une créance du locataire contre le locateur comme le reconnaît expressément l’article 2713.4 (qui sera examiné plus loin). Un dépôt de garantie par un locataire est une créance du locataire car le locataire est créancier d’une obligation du locateur de restituer le dépôt à la fin du bail si le locataire a accompli ses obligations en vertu du bail. Il faut par ailleurs souligner qu’un dépôt de garantie ne doit pas être confondu avec un paiement à l’avance. Un tel paiement ne donne pas lieu à l’application des règles du Code civil sur l’hypothèque (y compris celles relatives aux créances pécuniaires). Si un locataire payait à l’avance les trois derniers mois de loyer de son 38. Voir l’article 2670 sur l’hypothèque d’un « bien à venir ». 39. La protection ici recherchée par le donneur d’ouvrage pouvait être obtenue auparavant par une convention de compensation ; l’arrêt Drummond n’écartait probablement pas l’efficacité d’une telle convention.

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bail, il ne s’agirait pas d’un dépôt de garantie ; le droit des sûretés ne recevrait pas alors application. La question de savoir si le versement de fonds à un créancier constitue un dépôt de garantie ou un paiement à l’avance peut toutefois dans certaines circonstances donner lieu à des débats40. On doit alors se reporter à l’intention des parties : notamment, ont-elles dans leur contrat qualifié le versement des fonds comme paiement anticipé ou une garantie. Deux autres remarques s’imposent au sujet d’un gage constitué dans le contexte d’un rapport bilatéral. Premièrement, le consentement du constituant nécessaire à l’octroi de la maîtrise n’a pas à être constaté par écrit. On écarte ainsi l’idée selon laquelle les articles du Code civil sur les hypothèques devant être constituées par écrit s’appliqueraient41. De toute façon, ce n’est pas ce consentement qui crée le gage, mais plutôt la dépossession résultant de l’octroi de la maîtrise. Deuxièmement, il n’est pas requis pour la constitution d’un gage dans un rapport bilatéral que l’obligation garantie par le gage soit une obligation due par le constituant. L’article 2713.3 n’impose pas une telle exigence et il pourrait aussi s’agir d’une obligation due au gagiste par un tiers. 2.2.2 Rapport tripartite Si toute créance pécuniaire peut faire l’objet d’un gage dans un rapport bilatéral, il n’en est pas ainsi dans le contexte d’un rapport tripartite. Il y a rapport tripartite lorsque la créance pécuniaire est due par une personne autre que celle à qui le gage est accordé. L’article 2713.4 énonce les catégories de créances à l’égard desquelles et par quelle méthode la maîtrise peut être obtenue dans un rapport tripartite : Un créancier obtient la maîtrise d’une créance pécuniaire détenue par le constituant contre un tiers si les conditions suivantes sont réunies : 1o la créance porte sur le solde créditeur d’un compte financier tenu par le tiers pour le constituant ou sur une somme d’argent versée par le constituant à un tiers pour garantir l’exécution d’une obligation envers le créancier ; 40. Voir L. Payette, Les sûretés dans le Code civil du Québec, 5e éd., Montréal, Éditions Yvon Blais, 2015, no 846. La même question se soulève dans les autres provinces du Canada, comme en témoigne la décision de la Cour d’appel de l’Alberta dans Alignvest Private Debt v. Surefire Industries, 2015 ABQB 148. 41. Voir notamment les articles 2689 et 2697.

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2o le créancier a conclu avec le tiers et le constituant un accord, appelé accord de maîtrise, aux termes duquel le tiers convient, relativement au solde créditeur ou à la somme d’argent, de se conformer aux instructions du créancier sans le consentement additionnel du constituant. Un créancier obtient aussi la maîtrise d’une créance pécuniaire portant sur le solde créditeur d’un compte financier s’il devient titulaire de ce compte.

Ainsi, seuls un dépôt bancaire et un dépôt de garantie peuvent faire l’objet de la maîtrise lorsque le rapport est tripartite. Il en découle que des créances pécuniaires d’une catégorie différente ne pourront être mises en gage dans l’hypothèse d’un tel rapport. À titre d’exemple, un vendeur à qui un solde de prix de vente est dû par un acheteur ne pourra accorder à un prêteur un gage sur la créance découlant de ce solde ; une hypothèque sans dépossession devra donc être constituée pour permettre au prêteur d’obtenir une sûreté sur cette créance. Tant pour un dépôt bancaire que pour un dépôt en garantie, la maîtrise peut être obtenue dans le cadre d’un rapport tripartite au moyen d’un accord de maîtrise entre le constituant, le titulaire du gage et la tierce-personne débitrice du dépôt. Cette tiercepersonne sera la banque dépositaire du dépôt bancaire ou le tiers à qui le dépôt de garantie aura été confié. Dans ce dernier cas, il pourrait s’agir par exemple d’un notaire ou d’une société de fiducie à qui une somme d’argent aura été remise par un vendeur envers un acheteur pour garantir certains engagements du vendeur dans le contrat de vente. L’accord de maîtrise visé par l’article 2713.4 est semblable à celui prévu aux articles 56 et 113 de la LTVM, auxquels réfère l’article 2714.1 régissant le gage sur certains actifs financiers. Par cet accord, le gagiste acquiert la faculté d’exercer les droits découlant du dépôt bancaire ou du dépôt de garantie, comme s’il en était lui-même titulaire. On doit également rappeler qu’en vertu de l’article 2713.7 un accord de maîtrise conférera la maîtrise à son bénéficiaire, même si la personne ayant octroyé la maîtrise conserve le pouvoir de donner des instructions à la banque dépositaire ou au tiers à qui le dépôt de garantie a été confié. Par exemple, tel qu’évoqué à la section 2.2.1 ci-dessus, la maîtrise n’empêche pas les parties de convenir que le client qui détient un compte auprès d’une banque conservera le pouvoir

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d’utiliser les sommes se trouvant dans le compte, et ce, jusqu’à avis contraire donné par le gagiste à la banque. Bien sûr, dans cette hypothèse, l’accord de maîtrise ne conférera pas au gagiste une protection aussi étendue que si, dès le départ, il avait été le seul autorisé à donner des instructions de disposition des fonds ; le gagiste court le risque que le client de la banque dispose des fonds avant le moment où le gagiste se prévaudra du gage. Il faut par ailleurs souligner que dans un rapport tripartite c’est au moment où le créancier acquiert vis-à-vis le tiers le pouvoir de disposer de la créance que la maîtrise est obtenue. Si ce pouvoir est soumis par l’accord à la survenance d’un événement subséquent, ce sera au moment où cet événement se produira que la maîtrise sera obtenue. Par exemple, si un accord de maîtrise portant sur un dépôt détenu par A auprès de la banque B ajoute que le créancier C ne pourra donner des instructions à la banque B qu’après avoir donné à B un avis à l’effet que A est en défaut envers C, ce dernier n’acquerra la maîtrise qu’à cette date. Ainsi, dans l’hypothèse d’un accord de maîtrise contenant l’exigence d’un tel avis, la sûreté recherchée par le créancier C ne serait pas opposable à un autre créancier de A qui aurait pratiqué une saisie avant que C ne donne cet avis. Cet exemple se distingue toutefois de l’hypothèse discutée précédemment : le gagiste obtenait alors dès la conclusion de l’accord le pouvoir de donner des instructions à la banque dépositaire mais autorisait cette banque à donner suite jusqu’à avis contraire à des instructions du titulaire du compte. La maîtrise est alors acquise par le gagiste à la date de l’accord et l’on se trouve en présence de la situation envisagée par l’article 2713.7 : cette maîtrise n’est pas affectée par l’autorisation donnée à la banque dépositaire. Une banque ou le dépositaire d’un dépôt de garantie n’est jamais tenu de conclure un accord de maîtrise42. Ainsi, le titulaire d’un compte de banque ne pourrait forcer sa banque à accepter qu’un tiers acquière la maîtrise des fonds au crédit de son compte. Au cas de refus de sa banque de conclure un accord de maîtrise, le titulaire du compte qui voudrait accorder à un tiers la maîtrise des fonds se devrait alors de transférer ses fonds à un compte ouvert auprès d’une autre banque ; il faudrait bien sûr que l’autre banque 42. Art. 2713.5.

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soit quant à elle consentante à devenir partie à un accord de maîtrise au bénéfice du tiers concerné. Une personne peut également obtenir la maîtrise d’un dépôt bancaire en devenant titulaire du compte bancaire. L’article 2713.4 s’inspire ici du UCC43. L’article 113 de la LTVM applicable en matière d’hypothèque sur des titres intermédiés permet également à un créancier d’obtenir la maîtrise de titres intermédiés en devenant titulaire du compte de titres. La possibilité d’obtenir la maîtrise en devenant titulaire du compte bancaire concerné appelle deux commentaires. Premièrement, on semble seulement viser une situation comme celle où A est titulaire d’un compte auprès de la banque B et où C (le gagiste) deviendrait ensuite le titulaire du compte. Les mots « s’il devient » du second alinéa de l’article 2713.4 semblent confirmer cette interprétation. Ainsi, la maîtrise par titularité du compte n’envisagerait pas le scénario par lequel A conviendrait avec C de lui verser un dépôt de garantie en transférant les fonds à un compte de C auprès de la banque B. Dans un tel scénario, la créance pécuniaire mise en gage est le dépôt en garantie ainsi effectué à C au moyen d’un transfert de fonds, et non un solde créditeur du compte bancaire de C auprès de B44. Deuxièmement, la maîtrise par titularité d’un compte bancaire soulève une difficulté conceptuelle. Le titulaire d’un tel compte est en principe le créancier de la banque. Ainsi, dans le scénario A-B-C où C deviendrait titulaire du compte de A auprès de la banque B, C deviendrait du même coup le créancier du solde créditeur du compte. Or, puisque le transfert de la titularité du compte a ici pour but d’en accorder la maîtrise à C, ce dernier ne devrait pas, malgré ce principe, être considéré comme le « propriétaire » véritable de la créance. Un gage ne transfère pas le droit de propriété du bien gagé45. Force est donc de conclure que l’effet de cette opération (transfert de la titularité du compte sans transfert de la « propriété » véritable du dépôt) s’apparente à une sûreté de common law comme le mortgage traditionnel : un mortgage transfère au créancier la propriété légale (legal title), mais le 43. Voir l’article 9-104 du UCC. 44. Voir L. Payette, Les sûretés dans le Code civil du Québec, 5e éd., Montréal, Éditions Yvon Blais, 2015, no 1013 ; voir aussi au no 996. 45. Art. 2733.

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constituant conserve un droit de propriété véritable (beneficial ownership), qu’il pourra perdre advenant défaut de respecter ses obligations. Transposée en droit civil, l’opération par laquelle le gagiste devient titulaire d’un compte du constituant comporte une certaine analogie avec le mécanisme du prête-nom : une personne peut être créancière d’un débiteur à titre de mandataire non déclaré (soit un prête-nom) ; cette personne (le prête-nom) possède tous les attributs du créancier à l’égard du débiteur. Les rapports entre le prête-nom et le mandant sont quant à eux régis par les termes du mandat ; ceux-ci ont pour effet que, dans le cadre de ces rapports, la créance détenue par le prête-nom appartient au mandant46. 2.2.3 Gage en faveur d’un fondé de pouvoir Il existe des circonstances où il n’est pas évident à première vue de déterminer si le rapport est bilatéral ou tripartite et, en conséquence, si les règles applicables sont celles régissant un rapport bilatéral ou tripartite. La question se pose lorsque dans un rapport apparemment bilatéral le titulaire du gage n’est pas réellement la personne à qui est due l’obligation garantie par le gage. Selon le Code civil, un créancier hypothécaire (et donc un gagiste) doit normalement être le créancier de l’obligation garantie par l’hypothèque47. Une hypothèque suppose en principe qu’une obligation est ou peut être dans l’avenir due à la personne à qui l’hypothèque est accordée ; ainsi, une hypothèque ne peut normalement pas être consentie par A à B pour garantir une dette de A envers C. Le mécanisme du fondé de pouvoir constitue cependant une exception importante à ce principe. Cette exception se retrouve à l’article 2692, qui se lit comme suit depuis le 21 avril 201548 : L’hypothèque qui garantit l’exécution d’obligations d’une personne morale, d’une société ou d’un fiduciaire peut être constituée en faveur du fondé de pouvoir de tous les créanciers actuels ou futurs 46. Voir par analogie la situation où un prêteur agit comme prête-nom ; L. Payette, Les sûretés dans le Code civil du Québec, 5e éd., Montréal, Éditions Yvon Blais, 2015, no 606. Voir aussi Harp Investments Inc. (Syndic de), [1992] R.J.Q. 1581. 47. Art. 2660. 48. La citation omet le troisième paragraphe de cet article, non pertinent à nos fins.

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de ces obligations. Le fondé de pouvoir peut être l’un des créanciers, voire le seul créancier des obligations ; il peut aussi être un tiers. Le fondé de pouvoir est nommé par le débiteur ou le constituant ou par l’un ou l’autre des créanciers. Il est le titulaire de l’hypothèque et il a le pouvoir d’exercer tous les droits conférés par celle-ci, y compris celui d’en donner mainlevée et de consentir à la radiation de son inscription, s’il en est, sur les registres de la publicité des droits ; dans l’exercice de ces droits, il lie les créanciers envers les tiers. [...] À moins qu’il ne s’agisse d’une hypothèque mobilière avec dépossession, l’hypothèque en faveur du fondé de pouvoir doit, à peine de nullité absolue, être constituée par acte notarié en minute, quelle que soit la nature des obligations dont elle garantit l’exécution.

On a recours à l’institution du fondé de pouvoir lorsqu’une pluralité de créanciers est envisagée et qu’il ne serait pas pratique d’accorder une hypothèque à chacun d’eux. On peut penser à une société par actions émettant sur le marché des titres d’emprunt destinés à être garantis par une hypothèque. Il serait contraire au but recherché qu’une hypothèque distincte doive être accordée à chacun des détenteurs de ces titres et que chacun de ceux-ci puisse exercer séparément les recours résultant de l’hypothèque. L’institution du fondé de pouvoir permet à ce dernier d’exercer des recours hypothécaires au bénéfice de tous les détenteurs présents et futurs des titres d’emprunt. En pareil cas, le titulaire de l’hypothèque (le fondé de pouvoir) sera souvent une personne qui n’est pas créancière de l’obligation garantie par cette hypothèque. Dans cette situation, il faut se demander si un dépôt bancaire du constituant de l’hypothèque auprès d’une banque agissant à titre de fondé de pouvoir peut être mis en gage selon les règles du rapport bilatéral (art. 2713.3). Si l’article 2713.3 s’applique, le gage sera automatiquement constitué du seul fait que l’hypothèque portera sur le dépôt bancaire. Ce sera notamment le cas lorsque l’hypothèque affecte tous les biens meubles présents et futurs du constituant, ce qui comprend toutes ses créances et donc toute créance résultant d’un dépôt bancaire. Toutefois, lu strictement, l’article 2713.3 exige que dans un rapport bilatéral le titulaire de l’hypothèque soit le créancier des obligations garanties par l’hypothèque. Or, ceci ne sera pas le cas lorsque le titulaire de

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l’hypothèque est un fondé de pouvoir (ou, à tout le moins, lorsque le fondé de pouvoir sera l’un des créanciers de ces obligations, mais sans en être le seul). Cette interprétation restrictive de l’article 2713.3 conduirait à l’application de l’article 2713.4 (exigence d’un accord de maîtrise). Ainsi, un accord de maîtrise devrait être conclu entre le constituant, la banque agissant à titre de fondé de pouvoir et la même banque agissant à titre de dépositaire du dépôt bancaire. L’article 2713.3 devrait être lu de façon libérale puisque, lorsqu’un fondé de pouvoir exerce une hypothèque, il cherche nécessairement à obtenir paiement de l’obligation garantie par cette hypothèque. Le fondé de pouvoir est alors habilité à exiger et à recevoir paiement de cette obligation. Ceci étant, les praticiens voudront généralement éviter toute controverse en insérant un accord de maîtrise dans un acte d’hypothèque en faveur d’un fondé de pouvoir. 2.2.4 Gage par une personne physique L’entrée en vigueur de la LTVM en 2009 a donné lieu à un assouplissement des contraintes du droit québécois applicables à l’hypothèque mobilière consentie par une personne physique n’exploitant pas une entreprise. Avant 2009, un tel particulier ne pouvait accorder une hypothèque sans dépossession sur un bien incorporel et ne pouvait pas non plus accorder une hypothèque sur une universalité de biens. Le Décret 30-2009, adopté au début de 2009 en vertu de l’article 2683, a permis à un particulier d’accorder une hypothèque sans dépossession sur tout bien incorporel (sauf un bien inscrit dans un régime d’épargne retraite ou dans certains autres régimes faisant l’objet d’un traitement fiscal particulier). L’article 2684.1 entré en vigueur le 1er janvier 2009 lui a de plus permis de consentir une hypothèque sur une universalité d’actifs financiers visés par la LTVM. Lors de l’adoption des dispositions sur le gage des créances pécuniaires, le législateur a élargi la portée de l’article 2684.1 pour inclure les dépôts bancaires présents et futurs parmi les biens pouvant faire l’objet d’une hypothèque sur une universalité par une personne physique n’exploitant pas une entreprise. Par conséquent, même si le gage du solde créditeur d’un compte ban-

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caire était analysé comme le gage d’une universalité de créances, cette analyse ne ferait pas obstacle à la capacité d’un particulier de consentir un tel gage. 3. LE RANG DE L’HYPOTHÈQUE 3.1 La régime général du Code civil En général, selon le Code civil, la date de la publication de l’hypothèque établit son rang, et ce, quel que soit le mode de publicité retenu (inscription ou dépossession)49. Par exemple, si une compagnie consent à un premier créancier une hypothèque sans dépossession sur l’universalité des biens de son entreprise, cette hypothèque prendra rang à la date de son inscription au RDPRM. Si, après cette inscription, la compagnie accorde un gage à un second créancier sur l’un des biens déjà visés par l’hypothèque universelle, le second créancier prendra rang en second lieu, même s’il a obtenu la possession du bien. En droit québécois, la dépossession n’entraîne généralement pas automatiquement une superpriorité : une hypothèque publiée par inscription prend rang normalement avant une autre hypothèque subséquemment publiée (même par dépossession)50. 3.2 Règles particulières du nouveau régime Les régimes mis en place en 2009 sur le gage de certains actifs financiers et en 2016 sur le gage des créances pécuniaires modifient considérablement l’ordre de priorité traditionnel. Le rang des hypothèques portant sur des actifs financiers consistant en des valeurs mobilières ou titres intermédiés a déjà été examiné par la doctrine51. Quant au rang des hypothèques sur créances pécuniaires, il obéit maintenant à une hiérarchie déterminée selon les règles suivantes52 : 49. Art. 2663, 2941 et 2945 Code civil. 50. Le droit québécois diffère à cet égard du droit des provinces de common law. Les lois sur les sûretés mobilières de ces provinces prévoient depuis longtemps pour certaines catégories de biens (par exemple, un chattel paper) que le titulaire d’une sûreté avec dépossession peut obtenir un rang supérieur à celui du titulaire d’une sûreté sans dépossession inscrite antérieurement au registre des sûretés mobilières. Pour l’exemple du chattel paper, voir R. Cuming, C. Walsh et R. Wood, Personal Property Security Law, Irving Law Inc., 2012, p. 408. 51. Voir les publications citées à la note 11. 52. Art. 2713.8 Code civil.

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1o le créancier qui a obtenu une dépossession par maîtrise (soit un gagiste) prend rang avant tout autre créancier qui n’a pas la maîtrise ; 2o entre deux gagistes ayant chacun obtenu la maîtrise de la même créance au moyen d’un accord de maîtrise (soit dans le contexte d’un rapport tripartite), le gagiste ayant obtenu la maîtrise en premier lieu a priorité de rang ; 3o un gagiste qui obtient la maîtrise dans un rapport bilatéral a priorité de rang sur un autre créancier ayant obtenu la maîtrise de la même créance au moyen d’un accord de maîtrise ; 4o un gagiste ayant obtenu la maîtrise d’un dépôt bancaire en devenant titulaire du compte bancaire a priorité sur tout autre créancier ayant obtenu antérieurement la maîtrise de ce dépôt. En d’autres mots, dans le premier scénario, la maîtrise prime le mode de publicité par l’inscription sans égard au moment où la maîtrise a été obtenue. Ainsi, dans l’hypothèse où un constituant accorderait une hypothèque mobilière sans dépossession (inscrite au RDPRM) sur le solde créditeur d’un compte financier et un gage sur le même solde créditeur à un second créancier obtenant la maîtrise du compte, le créancier ayant obtenu la maîtrise aurait préséance. Le fait que le second créancier ait pu consulter le RDPRM pour découvrir l’existence de l’hypothèque antérieure n’a aucun effet quant au rang de son droit53. L’ordre temporel conserve cependant son importance dans plusieurs circonstances ; entre deux titulaires d’une hypothèque mobilière sans dépossession sur une créance pécuniaire publiée uniquement par inscription au RDPRM, la règle générale du Code civil s’applique et le créancier dont l’hypothèque a été inscrite en premier lieu aura priorité. Qu’en est-il cependant si deux créanciers hypothécaires ont chacun obtenu la maîtrise de la même créance ? Il serait à première vue surprenant que plusieurs personnes aient en même temps la maîtrise de la même créance. Cela est néanmoins possible et le conflit de priorité entre les différents gagistes sera résolu par les règles énoncées à 2 o, 3o et 4o ci-dessus. 53. Cette observation vaut aussi dans le cas du gage d’actifs financiers mais elle est renforcée par les articles 27, 109 et 110 de la LTVM.

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La seconde règle vise un rapport tripartite. Comme on l’a vu, dans un tel rapport, les seules catégories de créances pécuniaires pouvant faire l’objet de la maîtrise sont un dépôt bancaire ou un dépôt de garantie ; la maîtrise doit alors être obtenue par un accord de maîtrise. Le conflit tranché par cette règle surviendrait si une banque concluait un accord de maîtrise avec un créancier du titulaire d’un compte bancaire et subséquemment concluait un second accord de maîtrise avec un second créancier du titulaire du compte : le premier créancier aura alors priorité sur le second. Cette priorité accordée au premier créancier ne dégagerait toutefois pas la banque de sa responsabilité contractuelle envers le second créancier si la banque avait reconnu dans l’accord de maîtrise avec le second créancier que seul ce dernier pouvait donner des instructions relatives au compte. La troisième règle peut être expliquée par l’exemple suivant. Un créancier C obtient de A un gage sur un dépôt bancaire de A auprès de la banque B. Comme il s’agit ici d’un rapport tripartite, le gage de C doit nécessairement avoir été obtenu au moyen d’un accord de maîtrise entre A, B et C. Si toutefois, avant (ou après) la conclusion de l’accord de maîtrise, la banque B avait obtenu (ou obtient) un gage sur le même dépôt, le gage de la banque B aura priorité sur le gage de C. Cette règle de priorité diminue de beaucoup la protection espérée par C au moyen de son gage. En effet, le gagiste est en quelque sorte à la merci d’un autre gage pouvant être accordé à la banque B. Pour cette raison, C exigera que l’accord de maîtrise en sa faveur comporte une renonciation par la banque B à la priorité de rang que celle-ci aurait en vertu de cette règle. Les accords de maîtrise conclus au Québec et aux États-Unis avec une banque dépositaire comportent généralement une telle renonciation. Il en est de même pour les accords de maîtrise conclus avec un courtier dans le cadre d’une sûreté accordée à un prêteur par le client d’un courtier sur son compte de titres auprès du courtier. Une règle semblable à celle ici expliquée se retrouve en effet à l’article 2714.3 en matière de gage consenti à un courtier sur un compte en titres de son client. Quant à la quatrième règle, son application concrète nécessite aussi d’être illustrée, mais cette fois par un exemple comportant deux variantes. Dans la première variante, A accorde à son créancier C un gage sur un dépôt de A auprès de la banque B. Ici encore, il s’agit d’un rapport tripartite et un accord de maîtrise doit avoir été

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conclu entre A, B et C. Subséquemment, A convient avec D (un autre de ses créanciers) de lui accorder un gage sur le même dépôt. Pour exécuter son engagement, A donne une instruction à la banque B de rendre D titulaire du compte auquel le dépôt était crédité. La banque B acquiesce et D devient titulaire du compte. La quatrième règle a ici pour effet que le gage de D aura priorité sur le gage que C avait avant le changement dans la titularité du compte. Ce scénario est également peu susceptible de se présenter : il faudrait qu’une banque, après avoir conclu un accord de maîtrise avec un premier créancier, acquiesce à la demande de son client de transférer le compte au nom d’un second créancier. Le transfert ne libérerait toutefois pas la banque de sa responsabilité contractuelle envers le premier créancier si l’accord de maîtrise prévoyait que seul le premier créancier pouvait donner à la banque des instructions de transfert. La seconde variante suppose aussi que la banque B est dépositaire d’un dépôt de A mais avec la nuance qu’un gage a été constitué par A en faveur de la banque B, et non d’un tiers. B jouit alors de la priorité de rang énoncée à la troisième règle. Si toutefois A accorde à D un gage sur le même dépôt et que la banque B accepte que D devienne titulaire du compte concerné, D obtiendra un rang supérieur à celui de B. Ce survol des dispositions sur le rang du gage sur les créances pécuniaires ne peut passer sous silence le fait que le gage, comme l’hypothèque mobilière sans dépossession, est soumis au principe général à l’effet que les « créances prioritaires » du Code civil prennent rang « avant les hypothèques »54. Il en est de même lorsque des lois particulières, comme les lois fiscales, prévoient des priorités ayant préséance sur les sûretés 55. 4. LES RECOURS 4.1 Le régime général du Code civil Selon le régime général de l’hypothèque, un créancier hypothécaire ne peut réaliser sa sûreté qu’au moyen des recours hypothécaires prévus par le Code civil et en respectant les formalités 54. Art. 2657 Code civil. Voir en général L. Payette, Les sûretés dans le Code civil du Québec, 5e éd., Montréal, Éditions Yvon Blais, 2015, p. 91 à 146. 55. Sur les superpriorités des lois fiscales, voir P. Bélanger, « Droits, priorités et superpriorités des ministères du revenu », (2001) 35 R.J.T. 85.

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alors prescrites56. Ces recours hypothécaires sont au nombre de quatre57 : la prise de possession à des fins d’administration, la prise en paiement, la vente par le créancier et la vente sous contrôle de justice. L’exercice de chacun de ces recours doit être précédé d’un préavis et une ordonnance judiciaire est requise si le débiteur ne « délaisse » pas le bien à l’expiration du délai prévu par le préavis58. Si le recours envisagé est la vente sous contrôle de justice, l’intervention du tribunal sera toujours requise, que le débiteur ait ou non délaissé volontairement le bien. Ainsi, un créancier hypothécaire ne peut normalement réaliser sans formalité des biens hypothéqués en sa faveur. Il doit avoir donné le préavis requis par le Code civil et avoir obtenu le délaissement des biens ; l’intervention du tribunal sera requise si le débiteur, après avoir reçu le préavis, ne consent pas à délaisser le bien. De plus, le pouvoir de vendre de gré à gré n’est accordé au créancier que si l’hypothèque porte sur des « biens d’une entreprise ». Si les biens hypothéqués ne sont pas des « biens d’une entreprise », la vente de gré à gré par le créancier n’est pas permise ; les seuls recours du créancier sont alors la prise en paiement ou la vente sous contrôle de justice 59. Le régime général des recours hypothécaires est en principe applicable à l’hypothèque sur une créance (y compris pécuniaire). L’exercice de l’un ou l’autre des recours hypothécaires ci-dessus est cependant très peu pratique. Il s’agit probablement de l’une des raisons pour lesquelles le Code civil reconnaît que le titulaire d’une hypothèque sur une créance peut de plus percevoir cette créance. L’article 2743 se lit comme suit : Le créancier titulaire d’une hypothèque sur une créance perçoit les revenus qu’elle produit, ainsi que le capital qui échoit durant l’existence de l’hypothèque ; il donne aussi quittance des sommes qu’il perçoit. À moins d’une stipulation contraire, il impute les sommes perçues au paiement de l’obligation, même non encore exigible, suivant les règles générales du paiement. 56. 57. 58. 59.

Art. 2758 et s. Art. 2773 et s. Art. 2765. Le délai d’un préavis visant la vente d’un bien meuble est de 20 jours. La prise de possession pour fins d’administration est également réservée à des biens d’entreprise et, de toute façon, n’est pas un recours utile dans le cas de créances.

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Il est par ailleurs évident à la lecture des articles pertinents du Code civil que ce pouvoir du titulaire d’une hypothèque de percevoir une créance hypothéquée ne constitue pas l’exercice d’un recours hypothécaire. L’article 2743 ne fait pas partie des dispositions relatives aux recours hypothécaires et ceux-ci ne comprennent que les quatre recours énumérés précédemment. De plus, cet article 2743 de même que l’article 2744 établissent que ce pouvoir de perception est accordé au titulaire de l’hypothèque dès l’octroi de celle-ci (par conséquent, même avant un défaut du constituant). 4.2 Application aux créances pécuniaires Les dispositions spéciales sur l’hypothèque des créances s’appliquent aux créances pécuniaires, mais avec une nuance. Cette application générale sera dans un premier temps examinée et la nuance à y apporter sera ensuite soulignée. 4.2.1 Application des règles de l’hypothèque sur créances Le titulaire d’une hypothèque sur une créance pécuniaire pourra la percevoir comme le permet l’article 2743 cité ci-dessus. Si l’on se trouve dans un rapport tripartite, un accord de maîtrise aura été conclu et cet accord obligera d’ailleurs le tiers à accéder à la demande de paiement qui lui sera faite par le gagiste. Dans le cas d’un rapport bilatéral où le constituant a mis en gage une créance lui étant due par le gagiste, ce dernier percevra la créance en la compensant avec l’obligation garantie par le gage. Cette obligation sera généralement une obligation du constituant envers le gagiste, auquel cas les dispositions du Code civil sur la compensation s’appliquent naturellement60. On sait que la compensation est considérée comme un moyen d’obtenir paiement. Si toutefois l’obligation garantie est due par un tiers, le gagiste pourra également imputer la créance sur l’obligation car il se trouve par là à percevoir cette créance. L’effet sera le même que si les dispositions sur la compensation s’étaient appliquées. Le troisième scénario possible est celui où le gagiste est devenu titulaire du compte bancaire auquel est crédité un dépôt mis en gage. Étant face à la banque le créancier du dépôt, le 60. Art. 1672 à 1682.

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gagiste n’aura bien sûr aucune difficulté à obtenir le paiement de la créance. 4.2.2 Exception L’article 2744 prévoit que le titulaire d’une hypothèque sur créances peut autoriser le constituant à percevoir les créances hypothéquées. Un exemple courant est le cas d’une société par actions qui accorde à son banquier, pour garantir un crédit d’exploitation, une hypothèque sur l’ensemble des créances présentes et futures dues à la société par les clients de cette dernière. Les parties conviendront que la société sera autorisée à percevoir les créances hypothéquées tant que le banquier n’aura pas retiré cette autorisation, à la suite du défaut de la société aux termes du contrat de crédit. L’article 2745 règlemente cependant ce retrait d’autorisation : Le créancier peut, à tout moment, retirer l’autorisation de percevoir qu’il a donnée au constituant. Il doit alors notifier le constituant et le débiteur des droits hypothéqués qu’il percevra désormais luimême les sommes exigibles. Le retrait d’autorisation doit être inscrit.

S’il était appliqué au gage des créances pécuniaires, cet article 2745 assujettirait le gagiste à des formalités n’ayant vraisemblablement pas été conçues pour viser un tel gage. Pensons à un accord de maîtrise entre un gagiste, une banque et un constituant permettant à ce dernier d’utiliser jusqu’à avis contraire du gagiste le solde créditeur du compte bancaire affecté par le gage. Les articles 2744 et 2745 pourraient être lus comme régissant une telle situation, avec comme conséquence que l’avis contraire du gagiste serait traité comme un retrait d’autorisation devant être inscrit au RDPRM. On voit mal ici l’utilité d’une telle inscription. Le second alinéa de l’article 2713.7 écarte cependant tout doute quant à l’application au gage des créances pécuniaires de la règle obligeant normalement le titulaire d’une hypothèque sur créances à inscrire au RDPRM un retrait d’autorisation. Ce second alinéa établit que l’avis contraire du gagiste évoqué dans l’exemple ci-dessus n’est soumis à aucune formalité : La maîtrise d’une créance pécuniaire n’est pas affectée, le cas échéant, par le fait que le constituant conserve le droit de donner des instructions relativement à cette créance.

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Le créancier peut, à tout moment, retirer ce droit au constituant. Ce retrait n’est assujetti à aucune formalité de notification ou d’inscription à des fins de publicité.

5. LOI APPLICABLE 5.1 Conflits de lois Les dispositions étudiées jusqu’ici reçoivent application dans la mesure où le droit québécois régit effectivement la situation considérée. Au départ, il y a donc lieu de déterminer la loi applicable à cette situation ; cette question se soulève naturellement si l’on est en présence d’un élément de rattachement à un autre système juridique. Si une personne domiciliée en Alberta a loué un espace commercial au Québec et verse un dépôt de garantie à son locateur en vertu d’un bail régi par le droit québécois, doit-on appliquer le droit québécois ou le droit albertain ? Si une société par actions fédérale dont le siège social est au Nouveau-Brunswick accorde à un prêteur en Ontario une sûreté sur un compte de banque auprès d’une succursale bancaire au Québec, quelle est la loi qu’un tribunal québécois devrait appliquer pour décider de la validité, de l’opposabilité aux tiers et du rang de la sûreté ? S’agira-t-il de la loi du Québec, de l’Ontario, ou encore de la loi du NouveauBrunswick ? Les règles de conflits de lois ont pour but de fournir des réponses à ces questions et d’indiquer la loi qui sera applicable à la validité, à l’opposabilité aux tiers et au rang d’une sûreté. Au Québec, les règles de conflits de lois en matière de sûretés renvoient en général à la loi de la situation du bien ou à la loi du domicile du constituant61. 61. Art. 3102 et 3105. Pour des développements sur ces questions, voir notamment, J. Talpis et C. Troulis, « Conflicts of Laws Rules under the Civil Code of Quebec relating to Security », dans Développements récents sur l’hypothèque, Montréal, Éditions Yvon Blais, 1977, p. 187 ; G. Goldstein et E. Groffier, Droit international privé, tome II, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2003, p. 355 et s. ; M. Deschamps, « Les conflits de lois en droit des sûretés au Canada et aux États-Unis – Comparaison entre le Code civil du Québec, les PPSAs et le UCC », dans Service de la formation permanente du Barreau du Québec, Développements récents en droit bancaire, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2003, p. 135 et 147 ; L. Payette, Les sûretés dans le Code civil du Québec, 5e éd., Montréal, Éditions Yvon Blais, 2015, notamment aux nos 368 à 406 ; R. Cuming, C. Walsh et R. Wood, Personal Property Security Law, Irving Law Inc., 2012, au chapitre 3.

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En matière de biens incorporels, le principe général est énoncé à l’article 3105 : la validité, l’opposabilité aux tiers et le rang d’une sûreté sur un tel bien sont régis par la loi du domicile du constituant. Si le constituant est une personne morale, son domicile est au lieu de son siège social62. Le siège social d’une personne morale est situé à l’endroit indiqué par celle-ci dans des registres publics prévus par les lois lui étant applicables. Il arrivera souvent, au Canada ou aux États-Unis, que l’établissement principal de la personne morale soit situé dans une province ou un état différent du lieu de son siège social. Le 1er janvier 2009, la LTVM, à l’instar des autres lois semblables au Canada et aux États-Unis, a introduit dans le Code civil des règles de conflits de lois particulières pour des sûretés sur des valeurs mobilières et titres intermédiés63. Des règles particulières sont également entrées en vigueur au Québec en 2016 en matière de créances pécuniaires64. Ces dernières se trouvent à l’article 3106.1 : À moins qu’un acte juridique régissant une créance pécuniaire visée à l’article 2713.1 portant sur le solde créditeur d’un compte financier ou sur une somme d’argent versée pour garantir l’exécution d’une obligation envers le créancier ne désigne expressément la loi qui leur est applicable, la validité d’une sûreté grevant une telle créance, de même que la publicité de la sûreté et les effets de cette publicité, sont régies par la loi désignée expressément dans l’acte juridique régissant la créance comme étant la loi applicable à cet acte, déterminée, quant à la validité de la sûreté, au moment de la constitution de celle-ci. En l’absence de toute désignation dans un acte juridique régissant la créance, la loi applicable est : 1o dans le cas d’une créance portant sur le solde créditeur d’un compte financier, celle de l’État de la situation de l’établissement mentionné expressément dans l’acte régissant le compte financier comme étant l’établissement où est tenu le compte ou, si cet établissement n’y est pas expressément mentionné, de l’établissement où, selon un relevé de compte, se trouve le compte du titulaire ; si le relevé de compte ne permet pas de la déterminer, la loi applicable est celle de l’État dans lequel est situé le centre de décision du teneur de compte ; 62. Art. 307. 63. Art. 3108.8. 64. Ces règles de conflits de lois sont quasi-identiques à celles en vigueur aux États-Unis en matière de sûretés sur un dépôt bancaire.

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2o dans le cas d’une créance portant sur une somme d’argent versée pour garantir l’exécution d’une obligation envers le créancier, celle de l’État dans lequel est situé le centre de décision de la personne à qui cette somme d’argent a été versée ou, si cette personne est une personne physique, celle de l’État de son domicile. La publicité de la sûreté au moyen de l’inscription est, dans tous les cas, régie par la loi de l’État du domicile du constituant.

Lorsque la sûreté porte sur un dépôt bancaire ou un dépôt de garantie, la loi applicable sera celle qui aura été désignée par les parties dans leur convention comme devant régir une sûreté sur le dépôt (ou à défaut d’une telle désignation, devant régir le dépôt). Par exemple, lorsque la banque et le client dans la convention de compte ont choisi le droit du Québec pour régir leurs relations contractuelles, la sûreté sera aussi régie par le droit québécois, même si le domicile du constituant se trouve ailleurs qu’au Québec. On déroge donc à la règle générale de l’article 3105 qui renvoie à la loi du domicile du constituant en matière de biens incorporels et donc de créances. L’absence de désignation de la loi applicable dans la convention régissant le dépôt déclenche l’application des autres règles de détermination de la loi applicable prévues à l’article 3106.1. Toutefois, la loi de l’État du domicile du constituant régit par exception la question de savoir si la sûreté sur le dépôt bancaire ou le dépôt de garantie a été rendue opposable aux tiers par inscription65. Si par exemple une sûreté mobilière sans dépossession est accordée par un constituant domicilié au Québec sur un compte à l’égard duquel les parties ont choisi le droit de l’Alberta, la validité et le rang de la sûreté seront régis par le droit albertain, mais son opposabilité aux tiers sera régie par le droit du Québec ; il faudra donc se référer au droit du Québec pour savoir si la sûreté a été adéquatement publiée par inscription. Deux remarques s’imposent au sujet des nouvelles règles de conflit de lois de l’article 3106.1. En premier lieu, ces règles visent uniquement des créances pécuniaires qui sont des dépôts bancaires ou des dépôts de garantie. La règle générale de l’article 3105 (loi du domicile du 65. Voir le dernier alinéa de l’article 3106.2.

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constituant) continue de s’appliquer à toutes les autres créances pécuniaires. En second lieu, l’article 3106.1 détermine la loi applicable à une sûreté sur un dépôt bancaire ou un dépôt de garantie que cette sûreté soit avec ou sans dépossession. La portée de cet article n’est donc pas limitée à un gage. S’il en était autrement, la loi applicable à un gage sur un dépôt bancaire aurait pu être par exemple la loi régissant le compte de dépôt alors que la loi applicable à une sûreté sans dépossession sur le même compte aurait été selon l’article 3105 la loi du domicile du constituant. Il serait alors impossible de déterminer les priorités de rang d’un gagiste et du titulaire d’une sûreté sans dépossession du même compte si les deux lois menaient à des résultats différents. L’article 3106.1 réfère donc à la même loi pour la détermination des rangs respectifs d’un gage et d’une sûreté sans dépossession sur une même créance. Le rôle accordé à la loi régissant le compte bancaire a soulevé la question de savoir si cette nouvelle règle de conflit de lois amènera certaines banques à proposer que les conventions de compte avec leurs clients soient régies par le droit ontarien, et ce, en raison de la force d’attraction du droit ontarien ; le droit de l’Ontario s’appliquerait alors aux sûretés portant sur des soldes créditeurs dans ces comptes66. Lorsque le titulaire du compte est une personne physique n’exploitant pas une entreprise qui réside au Québec, l’on devra toutefois déterminer si un tribunal québécois donnerait effet au choix de la loi ontarienne comme étant la loi régissant le compte. Le droit international privé du Québec n’est pas clair sur cette question, en raison de la difficulté de concilier l’article 3117 du Code civil avec l’article 19 de la Loi de la protection du consommateur (« LPC »). Le premier alinéa de l’article 3117 du Code civil se lit comme suit : Le choix par les parties de la loi applicable au contrat de consommation ne peut avoir pour résultat de priver le consommateur de la protection que lui assurent les dispositions impératives de la loi de l’État où il a sa résidence si la conclusion du contrat a été précédée, 66. Cette question restera cependant en bonne partie théorique tant que l’Ontario n’aura pas à son tour transposé dans sa Loi sur les sûretés mobilières le régime du UCC.

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dans ce lieu, d’une offre spéciale ou d’une publicité et que les actes nécessaires à sa conclusion y ont été accomplis par le consommateur, ou encore, si la commande de ce dernier y a été reçue.

On pourrait penser que l’article 3117 du Code civil aurait pour effet de reconnaître le choix de la loi ontarienne pour régir les droits et obligations du client et de la banque, sauf si la loi ontarienne produisait pour le consommateur un résultat moins favorable que le droit québécois. L’article 19 de la LPC mène toutefois à première vue à une solution différente, car il paraît écarter la loi étrangère en toutes circonstances lorsqu’un contrat visé par la LPC est conclu entre un commerçant et un consommateur 67 : Une clause d’un contrat assujettissant celui-ci, en tout ou en partie, à une loi autre qu’une loi du Parlement du Canada ou de la Législature du Québec est interdite.

Bien sûr, pour que l’article 19 LPC s’applique, encore faut-il qu’il s’agisse au départ d’un contrat régi par la LPC68. De plus, malgré son caractère impératif, comme il est antérieur au Code civil, l’article 19 ne devrait pas être interprété de façon à priver d’effet l’article 3117. Comme la LPC ne contient aucune disposition traitant de cette question, il faudrait normalement s’en rapporter aux règles de conflits de lois du Code civil pour déterminer si la LPC s’applique ou non. Or, dans le cas qui nous occupe, la règle pertinente est précisément celle de l’article 3117. Ainsi, l’article 19 LPC devrait être lu comme prescrivant tout simplement que, lorsque les règles de conflits de lois du Code civil conduisent à l’application obligatoire de la LPC, les parties ne peuvent contractuellement décider que leur contrat sera régi par une autre loi69. En ce sens cet article 19 ne ferait qu’exprimer différemment un principe dont la mise en œuvre fut articulée en 1994 par l’article 3117 du Code civil. 67. La LPC, selon son article 2, s’applique à « tout contrat conclu entre un consommateur et un commerçant dans le cours de son activité et ayant pour objet un bien ou un service ». 68. Nous tenons pour acquis pour les fins de la discussion relative au conflit apparent entre l’article 3117 et la LPC que cette loi s’applique à un contrat régissant un dépôt bancaire. On peut cependant penser qu’il ne s’agit pas d’un contrat portant sur un bien ou un service au sens de l’article 2 de la LPC ou, alternativement, qu’un dépôt bancaire étant une forme d’investissement mentionnée à la Loi sur les valeurs mobilières est exclu de l’application de la LPC par son article 6. 69. G. Goldstein et E. Groffier, Droit international privé, tome II, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2003, note 61, semblent soutenir cette approche (no 410). Voir aussi Nicole L’Heureux, Droit de la consommation, 5e éd., Montréal, Éditions Yvon Blais, 2000, no 32.

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5.2 Droit transitoire Lors de changements législatifs en matière de sûretés, on considère généralement que la validité de la sûreté restera régie par la loi en vigueur au moment de sa constitution mais que son opposabilité aux tiers et son rang seront régis par la loi en vigueur au moment où ces questions se soulèvent (par exemple, au moment de la faillite du constituant)70. Le législateur a cependant adopté en matière de gage sur créances pécuniaires une disposition de droit transitoire qui atténue la portée de ces principes. Ainsi, on reconnaît les effets de l’octroi à un créancier, avant 2016, du contrôle d’une créance pécuniaire au moyen d’une méthode qui constitue une maîtrise depuis le 1er janvier 201671. Cette règle transitoire a de toute évidence pour but de dissiper le doute qui se serait soulevé quant à l’efficacité après le 1er janvier 2016 d’un accord de maîtrise intervenu à une époque où la maîtrise ne bénéficiait pas d’une reconnaissance législative en matière de sûreté sur créances. Des accords semblables ont en effet pu être conclus dans le passé, soit pour des raisons purement pratiques ou encore pour chercher à obtenir en s’inspirant de l’arrêt Val-Brillant72 un résultat fonctionnellement équivalent à une dépossession. Une convention de compensation à des fins de garantie intervenue avant 2016 constitue en effet un exemple d’un accord pouvant souvent se qualifier aujourd’hui d’accord de maîtrise. le 1er janvier

Les règles transitoires québécoises ne préservent pas un premier rang obtenu avant 2016 selon le droit antérieur. Ainsi, un créancier ayant obtenu la maîtrise d’une créance pécuniaire prendra rang avant le titulaire d’une hypothèque sans dépossession inscrite avant l’obtention de cette maîtrise, et ce, même si l’inscription a eu lieu avant l’entrée en vigueur du nouveau régime québécois. Le titulaire d’une hypothèque mobilière sans dépossession qui détenait un premier rang avant le 1er janvier 2016 sur une créance pécuniaire perdra donc ce rang si, après cette date, le constituant a accordé sur la même créance une autre hypothèque à un tiers, cette fois avec dépossession. 70. Les articles 3102 et 3105 Code civil sous-entendent ces principes ; la même solution découle des articles 2, 3, 157 et 157.1 de la Loi sur l’application de la réforme du Code civil, L.Q. 1992, c. 57. 71. L.Q. 2015, c. 8, art. 372. 72. Voir la section 2.1.1.

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CHRONIQUE PROCÉDURE CIVILE Luc HUPPÉ L’indépendance administrative de la Cour d’appel à l’égard de son règlement de procédure Une idée nouvelle a été avancée par la Cour d’appel lors de l’adoption de son récent Règlement de procédure civile1. L’article premier de ce Règlement énonce ce qui suit : 1. Habilitation. Le règlement est adopté en vertu des pouvoirs dont la Cour est investie en raison de son indépendance administrative (Renvois relatifs aux juges, [1997] 3 R.C.S. 3), conformément à l’article 63 du Code de procédure civile (C.p.c.).

Si la référence à un arrêt de la Cour suprême du Canada2 peut

surprendre dans un texte de cette nature, c’est bien plutôt en affirmant explicitement son indépendance que la Cour d’appel innove. Ni les Règles3 remplacées par ce Règlement, ni les règlements de procédure respectivement adoptés par la Cour du Québec4, puis par la Cour supérieure5, en raison de l’entrée en vigueur d’un nouveau Code de procédure civile6 le 1er janvier 20167, ne contiennent de disposition semblable. Les articles 63 à 65 du Code de procédure civile consacrent l’autonomie des tribunaux à l’égard de

1. Règlement de procédure civile (Cour d’appel), RLRQ, c. C-25.01, r. 10, publié le 30 décembre 2015 : (2015) 147 G.O.Q. II, 5010 (appelé le « Règlement » dans le présent texte). 2. C’est sans doute pour éviter une surcharge du texte que le Règlement n’utilise pas la référence officielle de cet arrêt : Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard ; Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3 (appelé les « Renvois relatifs aux juges » dans le présent texte, afin de maintenir l’uniformité avec le Règlement). 3. Règles de la Cour d’appel du Québec en matière civile, RLRQ, c. C-25, r. 14. 4. Règlement de la Cour du Québec, RLRQ, c. C-25.01, r. 9, publié le 16 décembre 2015 : (2015) 147 G.O.Q. II, 4803. 5. Règlement de la Cour supérieure du Québec en matière civile, RLRQ, c. C-25.01, r. 4, publié le 1er juin 2016 : (2016) 148 G.O.Q. II, 2763. 6. RLRQ, c. C-25.01. L’article 63 de ce Code énonce que « les tribunaux peuvent adopter des règlements pour déterminer leurs règles de fonctionnement ou celles d’une de leurs chambres et pour assurer, dans le respect du Code, la bonne exécution de la procédure établie par ce code ». 7. Décret 1066-2015 du 2 décembre 2015 : (2015) 147 G.O.Q. II, 4709.

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leurs règlements de procédure8. Il incombe à la majorité des juges d’un tribunal de les adopter, selon un mode de consultation déterminé par le juge en chef. Un projet en est transmis au ministre de la Justice du Québec pour qu’il puisse présenter des observations sur les dispositions ayant des incidences financières, tant pour l’État que pour les parties à une instance. Après avoir considéré ces observations, le juge en chef du tribunal publie le projet de règlement à la Gazette officielle avant son adoption et indique dans un avis que toute personne peut le commenter 9 . Le règlement entre en vigueur sans devoir être approuvé ou autorisé par le gouvernement10. Pour les institutions judiciaires, une marge de liberté substantielle résulte de ces dispositions législatives, en ce qui a trait au cadre procédural dans lequel elles exercent leurs fonctions. Mais le Règlement ne se satisfait pas de ce fondement législatif. Il invoque

aussi l’indépendance garantie à la Cour d’appel – comme aux autres tribunaux judiciaires – par la Constitution. L’état actuel du droit permet-il de soutenir cette proposition ? Le fondement législatif L’autorité des tribunaux québécois de régir certains aspects de la procédure applicable aux dossiers dont ils sont saisis est ancienne. Elle remonte à une période au cours de laquelle une législation relativement sommaire encadrait le déroulement des instances judiciaires. Une ordonnance de 178711 accorde ainsi au tribunal d’appel de la colonie « l’autorité de faire des règles et ordres pour établir et accélérer les procédures dans les causes en appel, pour l’avancement de la justice, et pour empêcher les délais et dépenses inutiles ». Une quinzaine d’années plus tard, le pouvoir d’adopter des règles de pratique est étendu à l’ensemble des tribunaux judiciaires du Bas-Canada12.

8.

Le précédent Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25, n’élaborait pas autant à ce sujet. L’article 47 spécifiait simplement que « la majorité des juges de chaque cour, soit à une assemblée convoquée à cette fin par le juge en chef, soit par voie de consultation par courrier tenue et certifiée par celui-ci, peuvent adopter, pour un ou plusieurs districts judiciaires, les règles de pratique jugées nécessaires à la bonne exécution des dispositions du présent Code ». 9. La faculté accordée à toute personne de commenter le projet de règlement semble donc ouvrir un espace de discussion plus large que la consultation préalable du ministre de la Justice, limitée aux dispositions ayant des incidences financières. 10. L’article 147 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, RLRQ, c. T-16, le reconnaît expressément en ce qui concerne la Cour du Québec, en édictant que « les règlements, autres que ceux de la chambre civile, sont soumis à l’approbation du gouvernement ». Par ailleurs, l’article 3, al. 5 de la Loi sur les règlements, RLRQ, c. R-18.1, soustrait de son application les projets de règlements des tribunaux judiciaires. 11. (1787) 27 Geo. III, c. 4, art. 6. 12. Acte pour amender certaines formes de procéder dans les cours de juridiction civile en cette province et pour faciliter l’administration de la justice, (1801) 41 Geo. III, c. 7, art. 16.

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Un usage extensif de ce poucontribue, au début du dixneuvième siècle, au développement d’une grave crise constitutionnelle14. La Chambre d’assemblée du Bas-Canada entame en 1814 le processus de destitution du juge en chef de la province et du juge en chef de la Cour du banc du roi, leur reprochant notamment d’avoir usurpé la fonction législative en concevant et en adoptant les règles de pratique15. Le Conseil privé de Londres rejette toutefois ces accusations, concluant que les règles de pratique adoptées n’outrepassent pas le pouvoir et la compétence accordés aux tribunaux par les principes juridiques, les ordonnances coloniales et la législation16. voir13

Lorsque la Cour d’appel17 et la Cour supérieure18 sont créées, en 1849, une limite est posée par le législateur à leur autorité d’adopter des règles de pratique : elles ne doivent pas contrevenir aux dispositions législatives. Ainsi limité, ce pouvoir est ensuite intégré au premier Code de procédure civile en 186719. Depuis cette époque, la jurisprudence a repris avec constance l’idée que le pouvoir d’un tribunal de régir la procédure dans les dossiers dont il est saisi découle d’une habilitation législative qui en délimite la portée. Un juge de la Cour d’appel a ainsi pu écrire, au milieu du vingtième siècle, que les règles de pratique « ne naissent pas comme des champignons »20.

13. « Les règles de pratique adoptées en 1809 pour la Cour du banc du roi de Québec et la Cour d’appel et en 1811 pour la Cour du banc du roi de Montréal, constituent rien de moins qu’un véritable code de procédure qui aménage le déroulement de l’instance civile de l’assignation jusqu’aux voies d’exécution » : Jean-Maurice BRISSON, La formation d’un droit mixte : l’évolution de la procédure civile de 1774 à 1867, Montréal, Éditions Thémis, 1986, p. 59. 14. « Très nettement pourtant, le pouvoir des juges d’adopter des règles de pratique et l’usage qu’ils en ont fait sont politiquement mal accueillis » : BRISSON, précité, note 13, p. 60. 15. Résolutions de la Chambre d’assemblée du Bas-Canada relativement à l’autorité des cours de justice, 2 février 1814, reproduites dans Arthur G. DOUGHTY et Duncan A. McARTHUR, Documents relatifs à l’histoire constitutionnelle du Canada 1791-1818, Ottawa, J. de L. Taché, 1915, p. 448. L’une de ces résolutions affirme que « les pouvoirs assumés par lesdites cours sont incompatibles avec et propres à bouleverser la constitution de cette province » et qu’ils ont pour effet « de donner aux juges une autorité arbitraire sur les personnes et la propriété des sujets de Sa Majesté dans cette Province ». 16. Décision du 29 juin 1815, reproduite dans DOUGHTY et McARTHUR, précité, note 15, p. 475. 17. Acte pour établir une cour ayant juridiction en appel et en matière criminelle, pour le Bas-Canada, (1849) 12 Vict., c. 37, art. 17. Quelques années auparavant, l’établissement d’un tribunal d’appel différemment structuré comportait une disposition similaire : Acte pour établir une meilleure cour d’appel dans le BasCanada, (1843) 7 Vict., c. 18, art. 13. 18. Acte pour amender les lois relatives aux cours de juridiction civile en première instance, dans le Bas-Canada, (1849) 12 Vict., c. 38, art. 100. 19. Code de procédure civile du Bas-Canada (1867), art. 29 (Cour supérieure) et 1177 (Cour d’appel). Les réformes subséquentes de la procédure civile unifieront cette autorité dans une norme générale : Code de procédure civile (1897), art. 73 ; Code de procédure civile (1965), art. 47. 20. « Il est bien sûr qu’il ne faut pas confondre les règles de pratique avec les décrets du législateur au Code de procédure civile. On le sait, les règles de pratique sont

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Lorsqu’elle assujettit les règles de pratique des tribunaux québécois à l’exigence de bilinguisme énoncée à l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, la Cour suprême du Canada rappelle qu’elles « participent de la nature législative du Code dont elles sont le complément » 2 1 . Quelques années plus tard, elle écrit que « le droit fondamental en matière de procédure civile demeure celui qu’édicte l ’Assemblée n ationale »22. Qualifiant l’autorité des

21. 22. 23. 24.

25.

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tribunaux d’adopter des règles de pratique de « pouvoir réglementaire » 23 , elle fait clairement dépendre cette autorité d’une habilitation législative24. L’une des conséquences de cette qualification est que les règles de pratique ne peuvent contrevenir à la loi. Tant la Cour d’appel25 que la Cour supérieure26 ont reconnu ce principe. La Cour supérieure a parfois avancé que le pouvoir des juges

faites pour la mise à exécution des dispositions du Code, pour régulariser la marche des procédures devant les tribunaux, pour l’efficacité des relations entre ceux-ci, les officiers des Cours et les avocats, des relations entre les avocats eux-mêmes, statuant, on pourrait dire, sur une foule de cas de régie interne à commencer par l’accoutrement des avocats et des officiers publics devant le tribunal, etc. Elles ne naissent pas comme des champignons, et elles sont soumises, pour leur validité, à beaucoup de formalités qui doivent être suivies » : Gauthier c. Lacroix, [1951] B.R. 473, p. 487 (juge dissident). Ce juge ajoutait que « le législateur a tout simplement permis ou autorisé la rédaction des règles de pratique (73 C.P.) qui ne doivent pas être incompatibles avec les dispositions du Code » (p. 488). Procureur général du Québec c. Blaikie, [1981] 1 R.C.S. 312, p. 332. Lac d’amiante du Québec ltée c. 2858-0702 Québec inc., [2001] 2 R.C.S. 743, p. 763 (par. 35). Elle ajoute que « la création des règles de droit appartient ainsi principalement au législateur » (ibid.). Ibid., p. 763 (par. 36). La Cour supérieure avait déjà retenu cette qualification : F.G. Lister & Co. Ltd. c. Les aliments Trois-Frères ltée, [1994] R.J.Q. 1020 (C.S.), p. 1024. « Ainsi, la législature québécoise n’a pas laissé aux tribunaux la même marge de liberté que les législatures des autres provinces. La procédure civile se retrouve principalement dans le Code. Même si les règles de pratique ont pris graduellement de l’ampleur, il demeure qu’elles sont adoptées sous l’autorité de ce Code et dans le cadre général défini par celui-ci » : ibid., p. 764 (par. 38). Et encore : « Un tribunal québécois ne peut décréter une règle positive de procédure civile uniquement parce qu’il l’estime opportune. [...] Suivant la tradition civiliste, les tribunaux québécois doivent donc trouver leur marge d’interprétation et de développement du droit à l’intérieur du cadre juridique que constituent le Code et les principes généraux de procédure qui le sous-tendent » (p. 764-765, par. 39). « ...les règles de procédure adoptées par les juges n’ont pas pour objet de déroger aux principes ou aux normes que le législateur a adoptés ; leur but est plutôt de les compléter et d’en préciser l’application dans des cas précis pour assurer ‘la bonne exécution des dispositions du présent Code’ (Code de procédure civile, art. 47) » : Beaver Foundations Limited c. R.N.R. Transport Limitée, [1984] C.A. 207, p. 215 ; « La règle 15 n’est qu’une règle de pratique qui doit céder lorsqu’en conflit avec une disposition législative, soit de procédure, soit de droit substantif [...] » : Joyal c. Caisse populaire Ste-Claire de Montréal, [1986] R.J.Q. 2000 (C.A.), p. 2003. « C’est dire qu’en divorce comme en toute autre matière, les juges ne peuvent adopter des règles de pratique que dans la mesure prévue au Code de procédure civile [...]. De l’avis du tribunal, les règles de pratique ne peuvent, hors de ce contexte, passer outre au Code de procédure civile ni prétendre le ‘modifier’« : Droit de la famille – 2617, [1997] R.J.Q. 1011 (C.S.), p. 1014.

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d’adopter des règles de pratique ne découlait pas d’une disposition législative habilitante, mais des pouvoirs inhérents dont les tribunaux de droit commun sont investis27 . Une telle position paraît incompatible avec la qualification des règles de pratique comme étant de nature réglementaire28. Si la Cour d’appel s’est abstenue de se prononcer sur cette question dans un dossier où cette idée a été exprimée29, en revanche la Cour suprême du Canada a, dans ce même dossier, identifié le fondement des règles de pratique sans faire référence aux pouvoirs inhérents des tribunaux30. Selon la conception jusqu’à présent mise de l’avant par la jurisprudence, le pouvoir des tribunaux québécois d’adopter des règlements de procédure leur est donc attribué par le législateur et

non par cet ensemble de principes constitutionnels qui forme leur indépendance31. Cette habilitation législative en constitue la seule source. Le fondement constitutionnel Le concept d’indépendance administrative est encore peu développé en droit canadien. C’est dans l’arrêt Valente c. La Reine32 que la Cour suprême du Canada en a fait – avec l’inamovibilité et la sécurité financière des juges – une condition essentielle de l’indépendance judiciaire. Sans élaborer quant au contenu de la notion, cet arrêt a établi que les aspects essentiels de l’indépendance administrative concernent le contrôle par le tribunal des décisions administratives qui portent directement et immédiatement sur l’exercice des fonctions judiciaires, telles

27. Société Radio-Canada c. Procureur général du Québec, [2006] R.J.Q. 2826 (C.S.), p. 2841 (par. 123) ; Langevin, 2012 QCCS 613, par. 29. 28. Dans un dossier en provenance d’Alberta concernant l’exercice d’un recours collectif, la Cour suprême du Canada a cependant évoqué le pouvoir inhérent des tribunaux de combler les lacunes d’une législation incomplète en établissant les règles de pratique et de procédure applicables aux litiges dont ils sont saisis : Western Canadian Shopping Centres Inc. c. Dutton, [2001] 2 R.C.S. 534, p. 552 (par. 34). Elle a ensuite mentionné ce principe dans un dossier en provenance du Québec, mais sans discuter de sa compatibilité avec l’encadrement spécifique fourni par le Code de procédure civile : Marcotte c. Longueuil (Ville), [2009] 3 R.C.S. 65, p. 107 (par. 79). À propos du pouvoir inhérent des tribunaux de régir leur procédure, voir Paul PERELL, « The Authority of the Superior Court of Justice, the Legislature and the Civil Rules Committee to make Rules of Civil Procedure », (2006) 31 The Advocates’ Quarterly 185. 29. Société Radio-Canada c. Procureur général du Québec, [2008] R.J.Q. 2303 (C.A.), p. 2318 (par. 52). Elle a aussi considéré que les règles de pratique sont des règles de droit au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés : ibid., p. 2325 (par. 79). 30. « L’habilitation législative des juges de la Cour supérieure à adopter des règles de pratique se trouve à l’article 47 du Code de procédure civile [...] » : Société Radio-Canada c. Canada (Procureur général), [2011] 1 R.C.S. 19, p. 32-33 (par. 14). 31. La Cour supérieure a aussi rejeté l’argument selon lequel les dispositions législatives attribuant aux tribunaux le pouvoir d’adopter des règles de pratique enfreindraient le principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs : Dury c. Procureur général du Québec, 2002 CanLII 23750 (QC C.S.), par. 5 et 15. 32. [1985] 2 R.C.S. 673.

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l’assignation des dossiers aux juges, les séances du tribunal, la confection des rôles, l’allocation des salles d’audience et la direction du personnel administratif qui exerce ces fonctions33. Les arrêts subséquents34 de la Cour suprême du Canada n’ont guère ajouté à cette définition, bien que les Renvois relatifs aux juges en aient plus concrètement délimité le champ d’application35.

encore l’utilisation des ressources humaines et matérielles mises à la disposition du tribunal pour remplir sa mission, relèvent de l’indépendance administrative. De telles décisions ne portent pas sur ce qui constitue l’essence d’un règlement de procédure, soit la façon dont les justiciables peuvent exercer leurs droits ou faire valoir leurs prétentions devant le tribunal dans le cadre d’un litige.

Ces illustrations du type de décisions relevant de l’indépendance administrative d’un tribunal présentent un point commun : elles concernent le fonctionnement interne du tribunal dans la gestion des dossiers dont il est saisi. Ainsi, les relations entre la direction du tribunal et les juges à propos du traitement des dossiers, de même que l’identification du moment où les affaires sont entendues, ou

Les Renvois relatifs aux juges concernaient entre autres la validité de dispositions législatives attribuant au lieutenant-gouverneur en conseil de l’Île-du-PrinceÉdouard le pouvoir de prendre, par règlement, toute mesure d’application de la loi encadrant la Cour provinciale. Ce pouvoir gouvernemental s’étendait aux attributions du juge en chef et aux règles de pratique régissant le fonctionne-

33. Ibid., p. 709 et 712. 34. R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259, p. 286 ; Renvois relatifs aux juges, précité, note 2, où la Cour note que l’arrêt Valente a défini « de manière limitative » les décisions relevant de l’indépendance administrative (p. 81, par. 117) et qu’il a donné « un sens assez étroit » à ce volet de l’indépendance judiciaire (p. 141, par. 251) ; Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, [2013] 3 R.C.S. 3, p. 23-24 (par. 40). C’est aussi la conception véhiculée au sein de la magistrature : « L’indépendance administrative ou institutionnelle signifie que le pouvoir judiciaire peut établir un calendrier approprié, préparer les rôles et assigner les juges » (Kathleen E. MCGOWAN, « L’indépendance administrative du pouvoir judiciaire – La nouvelle frontière ? », (2012) 35(1) Journal des juges provinciaux 12, p. 16). 35. Précité, note 2. Cet arrêt a déterminé que la localisation d’un tribunal dans un édifice où se trouvent également des bureaux gouvernementaux ne contrevient pas à son indépendance administrative (p. 142-143, par. 252). On y confirme aussi que cette protection constitutionnelle ne garantit pas aux tribunaux le droit de gérer leur budget de fonctionnement (p. 143, par. 253) ou d’obtenir que le gouvernement finance les poursuites intentées concernant la rémunération des juges (p. 144145, par. 258) et qu’elle ne remet pas en cause le pouvoir du juge en chef de désigner le lieu initial de résidence d’un juge (p. 143, par. 254-255). La Cour suprême du Canada y a toutefois invalidé des dispositions législatives permettant au ministre de la Justice albertain de désigner le lieu de résidence des juges de la Cour provinciale tant au moment de leur nomination qu’en tout temps par la suite et de désigner les jours de séance de la Cour (p. 148-149, par. 265-268). Elle a aussi déclaré inconstitutionnelle une décision du gouvernement du Manitoba de fermer les tribunaux certains jours de la semaine pour faire des économies (p. 149-154, par. 269-276).

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ment de la Cour et la conduite de ses audiences36. La Cour suprême du Canada affirme bien dans son arrêt que de telles dispositions « semblent effectivement conférer à l’exécutif un vaste pouvoir de réglementation sur des questions susceptibles de relever de l’indépendance administrative ». Elle rejette néanmoins l’argument d’inconstitutionnalité en notant que la même loi attribuait au juge en chef de larges pouvoirs à propos de sujets semblables à ceux identifiés par l’arrêt Valente comme relevant de l’indépendance administrative37. Dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada n’a pas autrement traité de l’autorité d’un tribunal d’édicter des règles de pratique, ni des limites constitutionnelles à la compétence du législateur en ce domaine. Elle n’a pas établi que l’indépendance administrative constituait une source de droit autonome, permettant à un tribunal d’imposer un règlement de procédure aux justiciables en l’absence de toute habilitation législative en ce sens. Elle n’a pas soutenu qu’en accordant aux tribunaux le pouvoir de se doter d’un tel

règlement, le législateur ne ferait en somme que reconnaître leur autorité préexistante à cet égard. Avec prudence, la Cour suprême du Canada affirme simplement que le pouvoir du gouvernement de prendre par règlement des mesures concernant les attributions du juge en chef et les règles de pratique régissant le fonctionnement du tribunal semble porter sur des questions susceptibles de relever de l’indépendance administrative. Expressément mentionné dans le Règlement de la Cour d’appel, cet arrêt constitue donc une source fragile pour fonder l’affirmation que l’adoption de règles de pratique et de procédures par un tribunal pourrait relever, même partiellement, de son indépendance administrative. Le Règlement contient d’ailleurs une grande ambiguïté lorsqu’il énonce qu’il est adopté en vertu des pouvoirs découlant de l’indépendance administrative, mais conformément à l’article 63 du Code de procédure civile. Il laisse ainsi entendre que l’article 63 est une disposition législative qui régit ou encadre l’indépen-

36. Les paragraphes litigieux de la disposition contestée se lisaient comme suit : « 17. Le lieutenant-gouverneur en conseil peut, par règlement, prendre toute mesure d’application de la présente loi, notamment en ce qui concerne : [...] b) les attributions du juge en chef ; c) les règles de pratique régissant le fonctionnement de la cour présidée par un juge ou un juge de paix et la conduite de ses audiences ; [...] » (ibid., p. 145, par. 259). 37. Ibid., p. 145-146 (par. 259-261). La Cour déclare ainsi qu’une disposition chargeant le juge en chef du tribunal de son administration et lui accordant notamment le pouvoir d’assigner des dossiers et des tâches aux juges, de désigner la région où un juge exerce ses fonctions et les locaux qu’il doit utiliser, « confère donc à la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, dans la personne de son juge en chef, le pouvoir de prendre les décisions concernant son indépendance administrative ». En se limitant à une telle énumération, qui rejoint celle formulée dans l’arrêt Valente, la Cour suprême du Canada donne donc à nouveau une interprétation restreinte à la notion d’indépendance administrative.

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dance administrative des tribunaux judiciaires, plutôt qu’une disposition qui leur délègue un pouvoir de nature réglementaire, comme la jurisprudence l’a établi. En mentionnant comme pouvoir habilitant à la fois une source législative et une source constitutionnelle d’origine jurisprudentielle, le Règlement suscite ainsi des interrogations quant au rôle respectif de chacune de ces sources dans l’élaboration de son contenu. Conclusion Il n’était pas nécessaire pour la Cour d’appel de préciser dans le Règlement la source de son pouvoir habilitant. Une telle mention, doublée d’une référence expresse à un arrêt de la Cour suprême du Canada38, paraîtrait superflue s’il était déjà acquis que son autorité à ce sujet découle de son indépendance administrative. Un recours aussi explicite à ce concept n’est

pas anodin. En introduisant le Règlement par une telle disposition, la Cour d’appel n’énonce pas une règle de droit. Elle fait plutôt état d’une revendication institutionnelle de sa part, formulée pour la première fois dans un tel cadre. Les Renvois sur les juges invoqués par la Cour d’appel pour appuyer cette revendication remontent maintenant à près de vingt ans. Pendant cette période, la Cour suprême du Canada s’est prononcée deux fois à propos du pouvoir des tribunaux québécois d’adopter des règlements de procédure39. Dans aucun de ces arrêts, elle n’a eu recours à la notion d’indépendance administrative. De plus, la jurisprudence subséquente à l’arrêt Valente n’a pas donné à cette notion la portée que lui attribue maintenant l’article premier du Règlement. La prise de position de la Cour d’appel devra donc être étayée.

38. Dans cette perspective, le Règlement devrait en outre logiquement s’appuyer sur l’arrêt Valente, précité, note 32, qui a fondé le concept d’indépendance administrative en droit constitutionnel, plutôt que sur les Renvois relatifs aux juges, qui en donnent plutôt quelques exemples d’application. 39. Supra, notes 22 et 30.

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LISTE DES MÉMOIRES DE MAÎTRISE ET THÈSES DE DOCTORAT DÉPOSÉS EN 2015-2016 UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE Les essais BÉLISLE, Julie, Les mécanismes visant à assurer la qualité et la sécurité des soins dispensés en CMS sont-ils suffisants ? CAIN, Sarah, Une analyse des limites inhérentes au nouveau régime des directives médicales anticipées face à l’essor du droit à l’autonomie décisionnelle du patient. FOUCHER, Alexandra, Le refus de soins par des parents pour leur enfant mineur et la reconnaissance de l’exercice d’un droit ancestral à la médecine traditionnelle autochtone. GIGUÈRE, Dominique, L’intervention de l’État pour protéger les enfants contre l’obésité infantile : quelles mesures possibles ? GIGUÈRE, Marie-Ève, La sévérité des sanctions disciplinaires imposées aux médecins québécois : qui est responsable ? GUÉVIN, Émilie, La futilité médicale dans la relation thérapeutique entre un médecin et son patient. KARAVELAS, Penelope, L’évolution du respect des droits fondamentaux en matière de gardes en établissement. PLOUFFE DESCHAMPS, Amélie, La maltraitance des aînés : pour une protection juridique efficace. Les mémoires BLAIS, Catherine-Marie, Evaluating Health Policy and Legal Responses: How to Reduce Barriers and Improve Access to Orphan Drugs for Rare Diseases in Canada.

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UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL Mémoires de maîtrise BEAUSÉJOUR, Anthony, Les référendums sur la souveraineté de l’Écosse et de la Catalogne : le renvoi relatif à la sécession du Québec en comparaison. BELLEFLEUR, Kathy, La fragmentation juridique de la terre en droit privé : étude des représentations sociales et historiques de la terre dans la tradition romaniste. BELLEVILLE-CHENARD, Sarah-Maude, Femmes autochtones et intersectionnalité : féminisme autochtone et le discours libéral des droits de la personne. BELPORO, Christelle, Le droit à réparation des victimes de violations des droits humains par les entreprises multinationales. BERTHOLD, Gabriel-Arnaud, Peut-on donner d’une clause et reprendre de l’autre ? Essai sur la cause comme instrument de contrôle de la cohérence matérielle du contrat. BOURQUE, Frédérique, La considération des normes religieuses par le droit : les femmes et le divorce religieux au Canada et aux États-Unis. CARRIER, Sylvain, À la recherche d’une définition de la destination de l’immeuble en copropriété divise au Québec. DESLAURIERS-GOULET, Charlotte, L’exonération conventionnelle de responsabilité confrontée à l’obligation essentielle du contrat. DICECCA, Christopher, La preuve par métadonnées. DONTIGNY, François, L’efficacité du cadre légal particulier de la négociation collective visant les pompiers municipaux québécois : le cas des pompiers de Montréal. FAURE, Gabriel, Le « recours en oppression » : quelles attentes raisonnables pour les créanciers ? FERREIRA, Katia, Cyberjustice in Brazil : the use of technology to enhance access to justice and procedural celerity. GOABIN CHANCOCO, Ginette, La problématique de l’effectivité du droit de l’enfant à la santé et à l’éducation dans les situations de conflit armé interne en Afrique : réflexions à la lumière de la crise en Côte d’Ivoire. 482

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HINTENOU, Maryse, La protection du droit de grève : étude comparative des conflits de relations de travail et des conflits étudiants. JONCHÈRES, Erwan J., Encadrement juridique des monnaies numériques : bitcoin et autres cryptomonnaies. LAFOND, Valérie, La réclamation en dommages punitifs et son effet sur l’assurance responsabilité : analyse de la faute intentionnelle et de l’atteinte illicite et intentionnelle. MARCHANDEAU CONDE, Carla, Le travail domestique au Brésil : une étude à la lumière de la Convention no 189 et de la Recommandation no 201 de l’OIT. MASSÉ, Claude, Spécifier pour mieux protéger ? : l’évolution de la notion d’orientation sexuelle comme critère de discrimination au sein du droit international. MASTROSTEFANO, Mylène, Les brevets conjoints : panacée pour l’innovation ou boîte de Pandore juridique ? MUSTEANU, Cristiana, La réforme Dodd-Frank des produits dérivés de gré à gré : vers un modèle mondial ? PIERRE, Jeanet, L’arbitrage impliquant les personnes publiques : tendances et perspectives. POERI, Priscille De Bonté, Les lacunes du droit relatif au mouvement transfrontière des déchets dangereux : illustration à l’aide de l’affaire Probo Koala en Côte d’Ivoire. POISSANT-LESPÉRANCE, Clara, La compétence internationale des tribunaux dans les poursuites civiles contre les sociétés transnationales pour violation des droits humains : une critique de la jurisprudence québécoise. RANGER, Vincent, La notion de bonne foi dans les immunités législatives au Québec : entre imprécision et redondance. RIOFRIO PICHÉ, Mélanie, Les considérations environnementales dans l’arbitrage d’investissement sous l’égide du CIRDI. ROBERT, Jeanne, Le dialogue des juges entre la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour interaméricaine des droits de l’homme. SOW, Djiby, La légalité de l’intervention militaire française au Mali : contribution à l’étude du cadre juridique de la lutte armée contre le terrorisme international. ST-AMOUR-BLAIS, Josette. Revue du Barreau/Tome 75/2016

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THIBEAULT, Alexandre, Surveillance électronique et métadonnées : vers une nouvelle conception constitutionnelle du droit à la vie privée au Canada ? VODOUHE, Carolle, La contribution des dynamiques internationales formelles au renforcement de la cybersécurité canadienne. Thèses de doctorat AGUILON, Claire, Justice constitutionnelle et subsidiarité : l’apport de l’expérience canadienne pour la construction européenne. CACHECHO, Maya, Les droits réels et personnels sur les titres détenus auprès d’un intermédiaire : analyse comparative en droit québécois interne et international privé. CLOUET, Johanne, L’influence des marqueurs identitaires du juge dans les décisions relatives à la garde des enfants dans un contexte post-rupture. DÉZIEL, Pierre-Luc, La protection de la vie privée au temps de la biosécurité. DOGUE, Karel Osiris C., Jalons pour un cadre de référence OHADA en droit des contrats. DUASO CALÉS, Rosario, Principe de finalité, protection des renseignements personnels et secteur public : étude sur la gouvernance des structures en réseau. GESUALDI-FECTEAU, Dalia, L’usage par les travailleurs étrangers temporaires des ressources proposées par le droit du travail : une contribution aux études portant sur l’effectivité du droit. GIOCAS, Athanasios, La synthèse philosophico-juridique de V.S. Soloviev : élaboration et mise en œuvre d’un cadre théorique. GOK, Erdal, The Application of a Pluralist Approach of Global Administrative Law on the Governance of Doping in Sport. KOLLI, Kamelia, Droit du transport intermodal international de marchandises : une perspective « supply chain management ». LAPERRIÈRE, Marie-Neige, Critique féministe matérialiste du droit civil québécois : le travail « domestique » et les violences sexuées, les « impensés » du droit du logement. 484

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REDA, Mohamed H., Shari’a Commercial Law : “old wine in new bottles ?”. TASSÉ, Anne Marie, La recherche internationale en génétique et l’utilisation secondaire des données : entre dissociation et harmonisation. UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL Maîtrise en droit AHONOUKOU, Loren Violette, Les nouvelles formes de servitude et le rôle du droit : le cas de la privation de mobilité des travailleurs agricoles migrants au Canada. AYNÉ, Louise, Les moratoires contre les gaz de schiste au Québec et en France : analyse socio-juridique de leurs forces et faiblesses au regard de la protection de l’environnement. BERGERON, Étienne, Francisco de Vitoria et l’universalisme américain. BRASIER, Anais, Le droit à la santé des femmes immigrantes au Canada et au Québec en relation avec les engagements internationaux du Canada : analyse de la législation et du programme fédéral de santé intérimaire. BRODEUR, Caroline, Coopération au développement et industrie minière. Le cas canado-péruvien. DENAULT, Vincent, L’incidence de la communication non verbale lors de procès : une menace à l’intégrité du système judiciaire ? DENNENE, Sarah, Le défenseur Korczakien comme vecteur de participation de l’enfant à la défense de ses droits. Analyse à travers l’exemple des procédures d’immigration. DUFRESNE, Jessica, Les limites du rôle de la société civile dans la recherche d’une mise en œuvre effective du droit à l’alimentation : l’exemple indien. GOBEIL, Jeanne Ollivier, La réglementation du travail domestique au Bénin et les apports de la convention 189 de l’OIT. HENNINGSSON, Sara Monika, La Cour pénale internationale face à l’immunité des hauts fonctionnaires de l’état en droit international. Revue du Barreau/Tome 75/2016

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HILL, Stéphanie, Le mariage forcé au Sierra Leone : une négation du droit des femmes. LABADIE, Camille, Droits des enfants : réflexion sur la responsabilité et le traitement des enfants-soldats auteurs de crimes. LAGACÉ, Hugo, Les spécificités du processus judiciaire à la Cour pénale internationale : le cas de la norme 55 du Règlement de la Cour. MANCINI, Marc, La compétence relative au droit au retour au travail du travailleur accidenté : valse-hésitation entre l’arbitre de grief et la commission des lésions professionnelles. RIENDEAU-FOURNIER, Caroline, L’élargissement de la compétence de la Cour européenne des droits de l’homme : la pertinence du concept d’hégémonie en droit international. TITORENKO, Serhiy, Les fonctions de la coutume internationale et son application partielle par les tribunaux canadiens. UNIVERSITÉ McGILL Doctor of Civil Law AGANABA, Timiebi, Cosmopolitan approaches to international law: finding the right lens to view the freedom of outer space. AHMAD KHAN, Sabaa, Limits of formalization and horizons of urban citizenship: insights on law and informality through the lens of electronic waste. AHMAD, Md, Toward governing emissions from aviation that contribute to climate change and global warming. HENNESSY, Róisín, Economic exploitation and child labour: Towards a structural approach to international labour law and human rights. KO, Li-Juan, Remedies for passengers for flight delays caused by force majeure. NNADOZIE, Kent, International governance of plant genetic resources and international relations theory: trans-disciplinary perspectives on the international legal system. RICHARDS, Nathan Arthur, A theory of normative causation. STACEY, Jocelyn, The constitution of the environmental emergency. 486

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HOCHMAN, Dayan, “Failsafe”? The effect of advanced automation on commercial aviation liability law. JALILIAN, Elham, The impact of official bilingualism on the Allophones’ Linguistic Rights in Canada: A human rights-based approach to the right to education in mother tongue. JUTRAS, Christine, L’influence de la common law sur le droit des assurances québécois: une pratique qui coule de sources ou un réflexe mal fondé? KING, Matthew, Sovereignty’s gray area: the delimitation of air and space in the context of aerospace vehicles and the use of force. LEDOUX, Jacynthe, Sur les traces des wampums devant les tribunaux canadiens: Réflexion sur l’état du dialogue internormatif entre traditions juridiques autochtones et étatique. LEHMANN, Susann, Centralized Derivatives Clearing. LENTON, Keith, Justifying involuntary psychiatric treatment in Canadian law: Competence, autonomy, and the narrative analysis. MANOLI, Maria, Property rights in outer space: The case of private ownership of celestial bodies. MANTLE, Michael, The necessity of a broadened, cost-effective, and widely recognized common law invasion of privacy tort in technocentric Canada. PASCA, Alexandra, Contrer l’offre illégale de jeux en ligne au Québec. PRESTON-SAMSON, Amy, A rightful relationship: towards a deliberative practice of constitutional recognition of Aboriginal and Torres Strait Islander peoples in Australia. RICHARDSON, Joanna, Righting the wrongs: attempting accountability at Australia’s regional processing centres. SHARMA, Prithviraj, An analysis of the assignment provisions under the Cape Town Convention. SHEPARD, Abby, Abuse of intellectual property rights in the US and Canada comparing theories of social obligations and abuse of rights. STOTLER, Charles, Air and space law in the context of globalization and fragmentation. 488

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Maîtrise en droit humanitaire et droit de la sécurité internationale IBOUILY, Leslie Monica, Les limites de la lutte contre le financement du terrorisme : Étude de quelques mesures onusiennes et canadiennes. LAVOIE, Camille, Essai de systématisation sur le droit du et au développement : le cas des enfants-soldats aidés par la Banque mondiale au Burundi et RDC. MUKABARERA, Domina, Droit à réparation pour les victimes des violations du droit international humanitaire en République Démocratique du Congo. MOORE, Jennifer, Canadian Domestic Prosecution of International Crime. XU, Zhiguan, Proportionality as a Key to the Puzzle of Investment Protection during Armed Conflict. Maîtrise en droit et justice sociale PAOLUCCI, Jordan Camillo, Innocence Lost: Civil Forfeiture and the Grabbing Hand of the Law. SMITH, Brent William, Access to Justice in Ontario: The Rich – The Poor – The In between? Maîtrise en droit de commerce international et des investissements étranger ADESINA, Olubunmi Maria, The Effects of Anti-Dumping Policy in Developing Countries. ADJEI, Ernest Nana, The Scope of Application of MostFavoured-Nation (MFN) Clauses: A Study of Bilateral Investment Treaties of Ghana. BIRBEN, Egemen, Third Party Funding in International Investment Law: Investing in the Investors’ Disputes. BRAULT LAMPRON, Bianca, Legality of Methods Implementing the Results of WTO Trade Negociations: Critical Mass Agreements and the “Scheduling Approach”. MACDOUGALL, DEAN, Cutting the Power: The Implications of Canada – Renewable Energy on Finding a Benefit within the WTO SCM Agreement. Revue du Barreau/Tome 75/2016

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SEGUIN, Justine, Possible Paths of Reform for Investor-State Arbitration. Mémoire de maîtrise en études des femmes ALYAMANI, Lojain, Omar Khadr, the (Other) Child Soldier at the Intersection of the War on Terror.

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INDEX DES AUTEURS Note : Sous chaque entrée de l’index des auteurs, vous trouverez les informations nécessaires pour repérer les articles ou les chroniques de la Revue du Barreau, soit le titre suivi, en caractères gras, des pages.

AL-DABBAGH, Harith, Terre et ciel dans le droit québécois du mariage : commentaire sur le jugement Droit de la famille – 16244, 65-93 BISSONNETTE, Marquis, Fannie LAFONTAINE et Julia GRIGNON, Omar Khadr : criminel de guerre ? : une analyse d’accusations sans fondements en droit international, 205-230 BOULAY, Claude, La relation changeante entre la Cour suprême du Canada et la société civile : l’apport des acteurs sociaux à la production du droit, 363-390 BOULET, Xavier, La réforme du cadre juridique réglementant les mesures anti-OPA : chronique d’une occasion manquée, 157-203 CHADRONNET, Florence, La situation juridique de l’aide médicale à mourir au Canada : évolution jurisprudentielle et régression législative, 279-318 DESCHAMPS, Michel, Sûretés sur dépôts bancaires et autres créances monétaires, 433-471 DUCHARME, Léo, De l’incohérence et de l’impossibilité d’application du régime dérogatoire en matière de preuve des documents technologiques, 319-362 FINN, Shaun E., A bridge over troubled waters: why the class action is a child of our times and a harbinger of things to come, 1-21

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HUPPÉ, Luc, L’indépendance administrative de la Cour d’appel à l’égard de son règlement de procédure, 473-480 LACROIX, Mariève, L’égoportrait : chronique du réel en droit privé québécois, 251-277 PRÉVOST, Alain, Que reste-t-il de la fiducie réputée en matière de régimes de retraite ?, 23-64 ROBERGE, Jean-François, S. Axel-Luc HOUNTOHOTEGBÈ et Tessa, MANUELLO, L’ère de la coopération procédurale et de la saine gestion de l’instance sous le Nouveau Code de procédure civile du Québec, 391-432 ROY, Simon et Éric LEBLANC, Quand le droit criminel s’invite dans l’arène sportive : le dopage comme fraude, 231-249 ST-LAURENT, Geneviève, Discrimination fondée sur l’origine nationale par un ordre professionnel : les enseignements de la décision Association of Professional Engineers and Geoscientists of Alberta v. Mihaly, 2016 ABQB 61, 95-113 VACHON-ROSEBERRY, David, L’emploi légitime de la force policière en vertu de l’article 25 du Code criminel canadien, 115-156

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INDEX ANALYTIQUE Note : Sous chaque entrée de l’index analytique, vous trouverez les informations nécessaires pour repérer les articles ou les chroniques de la Revue du Barreau, soit le titre suivi, en caractères gras, des pages.

ACCÈS À LA JUSTICE A bridge over troubled waters: why the class action is a child of our times and a harbinger of things to come, 1-21 ACTIONNAIRE La réforme du cadre juridique réglementant les mesures anti-OPA : chronique d’une occasion manquée, 157-203 ADMINISTRATEUR – OBLIGATION DE LOYAUTÉ La réforme du cadre juridique réglementant les mesures anti-OPA : chronique d’une occasion manquée, 157-203 ADMINISTRATION DE LA JUSTICE L’ère de la coopération procédurale et de la saine gestion de l’instance sous le Nouveau Code de procédure civile du Québec, 391-432 ADMISSION À LA PRATIQUE D’UNE PROFESSION Discrimination fondée sur l’origine nationale par un ordre professionnel : les enseignements de la décision Association of Professional Engineers and Geoscientists of Alberta v. Mihaly, 2016 ABQB 61, 95-113 AGENT DE LA PAIX L’emploi légitime de la force policière en vertu de l’article 25 du Code criminel canadien, 115-156

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AIDE MÉDICALE À MOURIR La situation juridique de l’aide médicale à mourir au Canada : évolution jurisprudentielle et régression législative, 279-318 ARRESTATION L’emploi légitime de la force policière en vertu de l’article 25 du Code criminel canadien, 115-156 ASSOCIATION DES INGÉNIEURS, GÉOLOGUES ET GÉOPHYSICIENS DE L’ALBERTA = ASSOCIATION OF PROFESSIONAL ENGINEERS AND GEOSCIENTISTS OF ALBERTA Discrimination fondée sur l’origine nationale par un ordre professionnel : les enseignements de la décision Association of Professional Engineers and Geoscientists of Alberta v. Mihaly, 2016 ABQB 61, 95-113 AUTORITÉS CANADIENNES EN VALEURS MOBILIÈRES (ORGANISME) La réforme du cadre juridique réglementant les mesures anti-OPA : chronique d’une occasion manquée, 157-203 AUTORITÉ DES MARCHÉS FINANCIERS – POUVOIR La réforme du cadre juridique réglementant les mesures anti-OPA : chronique d’une occasion manquée, 157-203 BRUTALITÉ POLICIÈRE L’emploi légitime de la force policière en vertu de l’article 25 du Code criminel canadien, 115-156 CAISSE DE RETRAITE Que reste-t-il de la fiducie réputée en matière de régimes de retraite ?, 23-64

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CANADIAN ENGINEERING ACCREDITATION BOARD Discrimination fondée sur l’origine nationale par un ordre professionnel : les enseignements de la décision Association of Professional Engineers and Geoscientists of Alberta v. Mihaly, 2016 ABQB 61, 95-113 CENTRE DE DÉTENTION – GUANTANAMO Omar Khadr : criminel de guerre ? : une analyse d’accusations sans fondements en droit international, 205-230 CODE CRIMINEL L’emploi légitime de la force policière en vertu de l’article 25 du Code criminel canadien, 115-156 La situation juridique de l’aide médicale à mourir au Canada : évolution jurisprudentielle et régression législative, 279-318 CODE DE PROCÉDURE CIVILE L’ère de la coopération procédurale et de la saine gestion de l’instance sous le Nouveau Code de procédure civile du Québec, 391-432 COMMISSION DES VALEURS MOBILIÈRES DU QUÉBEC La réforme du cadre juridique réglementant les mesures anti-OPA : chronique d’une occasion manquée, 157-203 COMPAGNIE ET SOCIÉTÉ La réforme du cadre juridique réglementant les mesures anti-OPA : chronique d’une occasion manquée, 157-203 CONFÉRENCE DE RÈGLEMENT À L’AMIABLE (CRA) L’ère de la coopération procédurale et de la saine gestion de l’instance sous le Nouveau Code de procédure civile du Québec, 391-432

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CONFLIT DE LOIS Sûretés sur dépôts bancaires et autres créances monétaires, 433-471 CONVENTION DE GENÈVE Omar Khadr : criminel de guerre ? : une analyse d’accusations sans fondements en droit international, 205-230 COOPÉRATION PROCÉDURALE L’ère de la coopération procédurale et de la saine gestion de l’instance sous le Nouveau Code de procédure civile du Québec, 391-432 COUR D’APPEL DU QUÉBEC L’indépendance administrative de la Cour d’appel à l’égard de son règlement de procédure, 473-480 COUR SUPRÊME DU CANADA La relation changeante entre la Cour suprême du Canada et la société civile : l’apport des acteurs sociaux à la production du droit, 363-390 CRÉANCIER – RANG Sûretés sur dépôts bancaires et autres créances monétaires, 433-471 CRÉANCIER HYPOTHÉCAIRE Sûretés sur dépôts bancaires et autres créances monétaires, 433-471 CRIME DE GUERRE Omar Khadr : criminel de guerre ? : une analyse d’accusations sans fondements en droit international, 205-230 DÉPÔT BANCAIRE Sûretés sur dépôts bancaires et autres créances monétaires, 433-471

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DIGNITÉ HUMAINE A bridge over troubled waters: why the class action is a child of our times and a harbinger of things to come, 1-21 DISCRIMINATION Discrimination fondée sur l’origine nationale par un ordre professionnel : les enseignements de la décision Association of Professional Engineers and Geoscientists of Alberta v. Mihaly, 2016 ABQB 61, 95-113 DOCUMENT TECHNOLOGIQUE De l’incohérence et de l’impossibilité d’application du régime dérogatoire en matière de preuve des documents technologiques, 319-362 DOPAGE DANS LES SPORTS Quand le droit criminel s’invite dans l’arène sportive : le dopage comme fraude, 231-249 DROIT À LA VIE PRIVÉE L’égoportrait : chronique du réel en droit privé québécois, 251-277 DROIT À L’IMAGE L’égoportrait : chronique du réel en droit privé québécois, 251-277 DROIT INTERNATIONAL Omar Khadr : criminel de guerre ? : une analyse d’accusations sans fondements en droit international, 205-230 DROITS ET LIBERTÉS A bridge over troubled waters: why the class action is a child of our times and a harbinger of things to come, 1-21

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Omar Khadr : criminel de guerre ? : une analyse d’accusations sans fondements en droit international, 205-230 La relation changeante entre la Cour suprême du Canada et la société civile : l’apport des acteurs sociaux à la production du droit, 363-390 La situation juridique de l’aide médicale à mourir au Canada : évolution jurisprudentielle et régression législative, 279-318 ÉGOPORTRAIT L’égoportrait : chronique du réel en droit privé québécois, 251-277 ENFANT-SOLDAT Omar Khadr : criminel de guerre ? : une analyse d’accusations sans fondements en droit international, 205-230 FAILLITE ET INSOLVABILITÉ Que reste-t-il de la fiducie réputée en matière de régimes de retraite ?, 23-64 FAMILLE Terre et ciel dans le droit québécois du mariage : commentaire sur le jugement Droit de la famille – 16244, 65-93 FIDUCIE Que reste-t-il de la fiducie réputée en matière de régimes de retraite ?, 23-64 FRAUDE Quand le droit criminel s’invite dans l’arène sportive : le dopage comme fraude, 231-249 GROUPE DE TRAVAIL SUR LA PROTECTION DES ENTREPRISES QUÉBÉCOISES La réforme du cadre juridique réglementant les mesures anti-OPA : chronique d’une occasion manquée, 157-203

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HYPOTHÈQUE Sûretés sur dépôts bancaires et autres créances monétaires, 433-471 IMMIGRANT – COMPÉTENCE PROFESSIONNELLE ET RECONNAISSANCE DES ACQUIS Discrimination fondée sur l’origine nationale par un ordre professionnel : les enseignements de la décision Association of Professional Engineers and Geoscientists of Alberta v. Mihaly, 2016 ABQB 61, 95-113 INFRACTION CRIMINELLE La situation juridique de l’aide médicale à mourir au Canada : évolution jurisprudentielle et régression législative, 279-318 INGÉNIEUR Discrimination fondée sur l’origine nationale par un ordre professionnel : les enseignements de la décision Association of Professional Engineers and Geoscientists of Alberta v. Mihaly, 2016 ABQB 61, 95-113 INSOLVABILITÉ – EMPLOYEUR Que reste-t-il de la fiducie réputée en matière de régimes de retraite ?, 23-64 JUGE – RÔLE L’ère de la coopération procédurale et de la saine gestion de l’instance sous le Nouveau Code de procédure civile du Québec, 391-432 La relation changeante entre la Cour suprême du Canada et la société civile : l’apport des acteurs sociaux à la production du droit, 363-390 LITIGE L’ère de la coopération procédurale et de la saine gestion de l’instance sous le Nouveau Code de procédure civile du Québec, 391-432

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MARIAGE Terre et ciel dans le droit québécois du mariage : commentaire sur le jugement Droit de la famille – 16244, 65-93 MÉDIAS SOCIAUX L’égoportrait : chronique du réel en droit privé québécois, 251-277 MODES PRIVÉS DE PRÉVENTION ET DE RÈGLEMENTS DE DIFFÉRENDS (PRD) L’ère de la coopération procédurale et de la saine gestion de l’instance sous le Nouveau Code de procédure civile du Québec, 391-432 NATIONAL COUNCIL OF ENGINEERING EXAMINERS AND SURVEYORS Discrimination fondée sur l’origine nationale par un ordre professionnel : les enseignements de la décision Association of Professional Engineers and Geoscientists of Alberta v. Mihaly, 2016 ABQB 61, 95-113 NATIONAL PROFESSIONAL PRACTICE EXAMINATION Discrimination fondée sur l’origine nationale par un ordre professionnel : les enseignements de la décision Association of Professional Engineers and Geoscientists of Alberta v. Mihaly, 2016 ABQB 61, 95-113 OFFRE PUBLIQUE D’ACHAT La réforme du cadre juridique réglementant les mesures anti-OPA : chronique d’une occasion manquée, 157-203 OMAR KHADR (AFFAIRE) Omar Khadr : criminel de guerre ? : une analyse d’accusations sans fondements en droit international, 205-230

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ORDRE PROFESSIONNEL Discrimination fondée sur l’origine nationale par un ordre professionnel : les enseignements de la décision Association of Professional Engineers and Geoscientists of Alberta v. Mihaly, 2016 ABQB 61, 95-113 POLICIER – USAGE DE LA FORCE L’emploi légitime de la force policière en vertu de l’article 25 du Code criminel canadien, 115-156 POUVOIR JUDICIAIRE La relation changeante entre la Cour suprême du Canada et la société civile : l’apport des acteurs sociaux à la production du droit, 363-390 PREUVE – ADMISSIBILITÉ De l’incohérence et de l’impossibilité d’application du régime dérogatoire en matière de preuve des documents technologiques, 319-362 PREUVE ÉLECTRONIQUE De l’incohérence et de l’impossibilité d’application du régime dérogatoire en matière de preuve des documents technologiques, 319-362 PROCÉDURE CIVILE A bridge over troubled waters: why the class action is a child of our times and a harbinger of things to come, 1-21 L’ère de la coopération procédurale et de la saine gestion de l’instance sous le Nouveau Code de procédure civile du Québec, 391-432 PROFESSION – RÉGLEMENTATION Discrimination fondée sur l’origine nationale par un ordre professionnel : les enseignements de la décision Association

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of Professional Engineers and Geoscientists of Alberta v. Mihaly, 2016 ABQB 61, 95-113 PUBLICITÉ DES DROITS Sûretés sur dépôts bancaires et autres créances monétaires, 433-471 RECOURS COLLECTIF A bridge over troubled waters: why the class action is a child of our times and a harbinger of things to come, 1-21 RÉGIME COMPLÉMENTAIRE DE RETRAITE Que reste-t-il de la fiducie réputée en matière de régimes de retraite ?, 23-64 RÉGIME DE RETRAITE – INSAISISSABILITÉ Que reste-t-il de la fiducie réputée en matière de régimes de retraite ?, 23-64 SOCIÉTÉ CIVILE La relation changeante entre la Cour suprême du Canada et la société civile : l’apport des acteurs sociaux à la production du droit, 363-390 SOINS DE FIN DE VIE La situation juridique de l’aide médicale à mourir au Canada : évolution jurisprudentielle et régression législative, 279-318 SPORT Quand le droit criminel s’invite dans l’arène sportive : le dopage comme fraude, 231-249

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SUICIDE ASSISTÉ La situation juridique de l’aide médicale à mourir au Canada : évolution jurisprudentielle et régression législative, 279-318 SÛRETÉS Sûretés sur dépôts bancaires et autres créances monétaires, 433-471 SYSTÈME JUDICIAIRE La relation changeante entre la Cour suprême du Canada et la société civile : l’apport des acteurs sociaux à la production du droit, 363-390 TRAITEMENT MÉDICAL La situation juridique de l’aide médicale à mourir au Canada : évolution jurisprudentielle et régression législative, 279-318 VALEUR MOBILIÈRE La réforme du cadre juridique réglementant les mesures anti-OPA : chronique d’une occasion manquée, 157-203 Sûretés sur dépôts bancaires et autres créances monétaires, 433-471

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TABLE DE LA JURISPRUDENCE COMMENTÉE Note : Sous chaque entrée de la table de jurisprudence commentée, vous trouverez, en caractères gras, les pages pour repérer les articles ou les chroniques de la Revue du Barreau.

Association of Professional Engineers and Geoscientists of Alberta c. Mihaly, 2016 ABQB 61, 95-113 Aveos Fleet Performance Inc. / Aveos Performance aéronautique inc. (Arrangement relatif à), 2013 QCCS 5762, 23-64 Bloom Lake g.p.l. (Arrangement relatif à), 2015 QCCA 1351, 23-64 Blouin, Caisse populaire de Val-Brillant c., [2003] 1 R.C.S. 666, 433-471 Caisse populaire de Val-Brillant c. Blouin, [2003] 1 R.C.S. 666, 433-471 Canada (Procureur général), Carter c., 2015 CSC 5, 279-318 Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, 279-318 Colombie-Britannique (Procureur général), Rodriguez c., [1993] 3 R.C.S. 519, 279-318 Dutton, Western Canadian Shopping Centres c., 2001 CSC 46, 1-21 Mihaly, Association of Professional Engineers and Geoscientists of Alberta c., 2016 ABQB 61, 95-113 R. c. Riesberry, 2014 ONCA 744, 231-249 R. c. Riesberry, 2015 CSC 65, 231-249 Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard ; Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île-duPrince-Edouard, [1997] 3 R.C.S. 3, 473-480 Riesberry, R. c., 2014 ONCA 744, 231-249 Riesberry, R. c., 2015 CSC 65, 231-249

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Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, 279-318 Sun Indalex Finance, LLC c. Syndicat des Métallos, 2013 CSC 6, 23-64 Syndicat des Métallos, Sun Indalex Finance, LLC c., 2013 CSC 6, 23-64 Timminco ltée (Arrangement relatif à), 2014 QCCS 174, 23-64 Western Canadian Shopping Centres c. Dutton, [2001] 2 RCS 534, 1-21 White Birch Paper Holding Company (Arrangement relatif à), 2012 QCCS 1679, 23-64

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TABLE DE LA LÉGISLATION COMMENTÉE Note : Sous chaque entrée de la table de la législation commentée, vous trouverez, en caractères gras, les pages pour repérer les articles ou les chroniques de la Revue du Barreau.

CONSTITUTION Charte canadienne des droits et libertés dans Loi de 1982 sur le Canada, (L.R.C. 1985, App. II, no 44, annexe B, partie I), art. 7, 12, 15 (1) et 24 (1), 65-93, 279-318 CODE CIVIL DU QUÉBEC

1

Code civil du Québec, (RLRQ), 65-93 Code civil du Québec, (RLRQ), art. 898.1, 251-277 Code civil du Québec, (RLRQ), art. 2702, 2713.1 à 2713.9, 433-471 Code civil du Québec, (RLRQ), art. 2825, 2828, 2837 à 2840, 2855, 2860 al. 3 et 2874, 319-362 Code civil du Québec, (RLRQ), art. 3117, 433-471 CODE DE PROCÉDURE CIVILE Code de procédure civile, (RLRQ, c. C-25), art. 4.1, 4.2 et 4.3, 391-432 Code de procédure civile, (RLRQ, c. C-25), art. 89, 319-362 Code de procédure civile, (RLRQ, c. C-25), art. 151.1 à 151.13, 391-432 Code de procédure civile, (RLRQ, c. C-25.01), Disposition préliminaire, art. 1, 2, 3, 9, 18 à 20, 391-432 Code de procédure civile, (RLRQ, c. C-25.01), art. 63 à 65, 473-480

*

« Dans les textes non intégrés au Recueil, on utilise « Code civil du Québec (RLRQ) ». L’acronyme RLRQ ne sert qu’à identifier le Recueil des lois et règlements du Québec dans lequel se retrouve la version officielle du Code civil. » Politique sur le recueil des lois et des règlements du Québec, (2014) 146 G.O. II, 1303, 1304.

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Code de procédure civile, (RLRQ, c. C-25.01), art. 262, 319-362 CODE CRIMINEL Code criminel, (L.R.C. 1985, c. C-46), art. 25, 115-156 Code criminel, (L.R.C. 1985, c. C-46), art. 204 (10), 380, 231-249 Code criminel, (L.R.C. 1985, c. C-46), art. 241b), 241.1 et 241.2, 279-318 LÉGISLATION FÉDÉRALE Code criminel et apportant des modifications connexes à d’autres lois (aide médicale à mourir) (Loi modifiant le), (L.C. 2016, c. 3), 279-318 LÉGISLATION PROVINCIALE QUÉBÉCOISE Autorité des marchés financiers (Loi sur l’), (RLRQ, c. A-33.2), 157-203 Cadre juridique des technologies de l’information (Loi concernant le), (RLRQ, c. C-1.1), 319-362 Charte des droits et libertés de la personne, (RLRQ c. C-12), 65-93 Code de la sécurité routière, (RLRQ, c. C-24.2), 115-156 Code de procédure pénale, (RLRQ, c. C-25.1), 115-156 Police (Loi sur la), (RLRQ, c. P-13.1), 115-156 Soins de fin de vie (Loi concernant les), (RLRQ, c. S-32.0001), 279-318 Régimes complémentaires de retraite (Loi sur les), (RLRQ, c. R-15.1), 23-64 Transfert de valeurs mobilières et l’obtention de titres intermédiés (Loi sur le), (L.Q. 2008, c. 20), 433-471 RÉGLEMENTATION PROVINCIALE Procédure civile (Règlement de), (RLRQ, c. C-25.01, r. 10), art. 1, 473-480

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LÉGISLATION ET RÉGLEMENTATION PROVINCIALE – AUTRES PROVINCES Engineering and Geoscience Professions Act [Alberta], (R.S.A., 2000, c. E-11), 95-113 Régimes de retraite (Loi sur les) [Ontario], (L.R.O. 1990, c. P.8), 23-64 LÉGISLATION – AUTRES PAYS Military Commission Act, PUBLIC LAW 109-366 – Oct. 17, 2006, 120 STAT. 2600, 205-230

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