mais pourquoi sommes-nous si méchants

l'idéologie, l'emploi de la hate sert avant tout à la… combattre. Si le blog d'Odieux. Connard, sous-titré « qu'il est bon d'être mauvais » n'hésite pas à placer le ...
1MB taille 26 téléchargements 285 vues
7 MILLIARDS DE HATERS

MAIS POURQUOI SOMMES-NOUS SI MÉCHANTS ? Un commentaire malveillant par ci, une vanne aussi méchante que gratuite par là… Le «hater» ne s’est jamais aussi bien porté depuis l’avènement des réseaux sociaux. Catharsis salvatrice, refus du politiquement correct ou révolution pure et simple ? Vite, un dossier qui parle de haine avec amour !

V

ous l’avez forcément croisé au hasard de vos errances sur Twitter, Youtube ou Facebook. Il hurle toute sa haine pour la nouvelle Loana, tout son mépris pour Enora Malagré, toute son aversion pour Solange, la sœur de Beyoncé qui cartonne le pauvre Jay-Z, comme l’a révélé avant tout le monde TMZ (voir page 38). Le hater critique absolument tout, sans aucune frontière, sans aucune limite et sans véritable stratégie « destructrice ». C’est lui, c'est elle, c’est moi qui réagissons spontanément à un événement. Ou votre gardienne qui, sur le ton de la confidence, vous raconte que le voisin du sixième a encore ramené une nouvelle tête à la maison hier soir. Et c’est vous, aussi, qui allez peut-être penser que le dossier que vous êtes en train de lire mérite un commentaire vachard, que vous posterez avant de passer rapidement à autre chose. Il y a tant à détester. « Un hater est versatile et n’a pas vraiment de ligne directrice : après avoir publié un

Par Cécilia Sanchez Photo Thomas Laisné commentaire sur une personne, il passera à une autre qui n’a pas forcément grand chose à voir », confirme Raphaël Sergeant, directeur d’étude à La Netscouade, une agence de communication et d’innovation numériques. Mais contrairement à la parole, le com’ assassin ou le tweet vengeur est d’autant plus méchant qu’il se trouve gravé dans le marbre 2.0 : un uppercut qui a cette particularité d’être à la fois virtuel (l’écran, le pseudo) mais aussi réel (c’est « écrit », et éventuellement partagé ou retweeté). Bazooka et médiateur social

Le hater évolue dans la communauté Internet, un mélange des kikoulol de Jeuxvideo.com, d’obsédés des bébés chats

et des chattes labellisées « barely legal ». Un énorme bordel qui produit ses propres monstres. Mais un bordel dissolu, où on ne sait plus où se trouvent les bons et les méchants, où Nadine Morano serait presque une rock star, où l’amalgame serait roi et les dérives idéologiques, aussi naturelles qu’un bazooka sur les épaules d’un combattant de Boko Haram, comme en témoigne Bonjour Tristesse, hater tendance gaucho. En s’attaquant aussi bien à Dieudonné qu’à Alain Jakubowicz ou Patrick Cohen, le voilà suivi par des aficionados d’Alain Soral (voir page 32). Ce dont il ne se plaint pas vraiment : « Oui car ces mecs-là peuvent parfois encore entendre autre chose et mon but n’est pas de les braquer. » Pour d’autres, moins portés sur l’idéologie, l’emploi de la hate sert avant tout à la… combattre. Si le blog d’Odieux Connard, sous-titré « qu’il est bon d’être mauvais » n’hésite pas à placer le débat sur la provoc’, « il n’y a pas de plan

«Un hater est versatile et n’a pas vraiment de ligne directrice.» (Raphaël Sergeant) 29

LA COVER 7 MILLIARDS DE HATERS

«Je cherche à soulever des absurdités, pas à critiquer sans aucun fondement.» (Odieux Connard) machiavélique derrière, précise celui qui s’est mis à réagir en ligne à l’actu il y a cinq ans. Je cherche à soulever des absurdités, pas à critiquer sans aucun fondement. J’ai envie de me marrer, de faire marrer les gens tout en faisant réfléchir tout le monde. » Dans ses posts, Odieux Connard joue au copain à la langue bien pendue qui fait rire la bande du café du commerce tout en insufflant du sens à la discussion de comptoir. Le hater transformé en médiateur social ? Forces en présence

La haine comme une clope

Ce n’est vraiment le cas de Carl de Canada. Ce vieux routier de la délation digitale a commencé par créer des sites web dont le but essentiel était de propager rumeurs et ragots un peu cracra sur son entourage et le monde des médias. Quelques procès en diffamation perdus contre Claire Chazal ou Louise Bourgoin plus tard, il se lance sur Twitter en 2009 jusqu’à ce que l’oiseau bleu ferme son compte @mixbeat une première fois en 2011 (voir encadré), le rebranche, puis lui recoupe la ligne il y a quelques mois. Trop haineux, le Carl ? Lui se drape dans ses habits de « hacker de l’information » et explique que son utilisation des réseaux sociaux tient plutôt de « la récré », sans objectif particulier, si ce n’est d’observer la manière dont les rumeurs évoluent sur le web. Et de comparer son venin « à la clope de quelqu’un qui prend une pause ». A l’en croire, le hater ne serait ni plus ni moins qu’un grand joueur qui testerait les limites de ses victimes et jouirait du rebond de ses « informations » par ses lecteurs. Une théorie que confirme Benoît Raphaël, qui explique ainsi le postulat de départ du Plus, machine à clics du Nouvel Obs’ envoyant de la polémique bas du front plusieurs fois par jour : « Pour avoir du succès sur le Plus, il faut être de mauvaise foi, en jouer, et encourager les gens à s’emparer de la polémique que vous créez. Regardez Bruno Roger-Petit : les habitués du Plus adorent le détester. Ça fait partie du jeu, et ça permet de lancer une conversation. 30 | TECHNIKART | JUILLET_AOÛT 2014

C’est l’objet de ce genre de sites : lancer des conversations. »

Carl de Canada est un hater pur et dur. Nicolas Bedos, une machine à en fabriquer, Loana et Sophia Aram, des victimes. Christophe Barbier, lui, a agité le drapeau blanc: il ne veut plus jouer.

Sacrée polémique

Impossible, dans la grande société de conversation qui est la nôtre, d’échapper à l’infernale malédiction des haters ? Oui, d’autant qu’elle est devenue une mécanique des médias mainstream, chacun cherchant à mettre en avant son hater en chef pour que les émissions se perpétuent bien après qu’on ait éteint le poste. « Laurent Ruquier a par exemple très bien compris la mécanique, poursuit Benoît Raphaël. Des chroniqueurs très clivants comme Eric Zemmour ou Natacha Polony servent à lancer une polémique qui fera encore plus parler de l’émission. La mauvaise foi est devenue une ligne éditoriale. » Ce n’est pas Christophe Conte, petit épicier de la hate avec son Billet dur dans les Inrocks, qui le contredira (voir page 42). A voir les coms qui suivent les interventions des polémistes sur les réseaux sociaux, une chose est certaine : le hater crée du hater en quantité industrielle. Mais que reste-t-il de cette partie de paintball géant une fois qu’on aura traité de « raclure de chiotte nazie » (voir notre article sur le point Godwin

page 43) celui qui gueule contre « ces connards de Roms qui font les poches des vieilles dames et tu voudrais que je pleure sur leur sort, trou du cul ! » ? Peut-être un peu d’influence et pas mal de dégâts pour des victimes qui ont pris cher. De «X-Men 3» à Sophia Aram

Il y a à peine un an, Mathieu Géniole (voir page 33) ébranlait l’édifice déjà bien entamé du Grand Journal version Denisot avec un billet torché à la va-vite sur le Plus. Un autre hater achèvera l’émission à l’aide de coups de feu à blanc tirés avant d’avouer à son procès : « Des fois, pour se faire entendre, il faut savoir taper du poing sur la table. Pour avoir le pouvoir il faut le prendre. » Tu l’as dit, bouffi. Si certains

Comment Twitter fait-il le ménage ? Avec 500 millions de tweets chaque jour, Twitter est une jungle où l’on trouve tout et n’importe quoi. Comme son vieillissant concurrent Facebook, le réseau social le plus influent au monde mène une sévère politique de contrôle sur des membres dont le moindre pet de 140 caractères est repris par les médias internationaux. Mais comment l’oiseau bleu parvient-il à détecter, avertir, voire fermer les comptes véhiculant des propos qu’il juge «agressifs et menaçants» ? D’entrée de jeu, le règlement interne indique que «violence ciblée et menaces» vont à l’encontre des conditions d’utilisation du site. Certes, mais au milieu de milliards de tweets, comment identifier celui qui franchit la ligne jaune ? Surprise, aucun dispositif de contrôle a priori mais une régulation qui repose sur une dénonciation citoyenne. Pour faire simple: si tu me dénonces à Twitter, un des modérateurs maison va instantanément venir examiner si ce cri au loup est justifié et si un avertissement doit être adressé au titulaire du compte, voire si le compte doit être fermé presto. Une pétition de Twittos (ou «Tweetition») avaient ainsi conduit la firme à fermer temporairement en 2011 un des comptes de Carl de Canada, @mixbeat, roi des potins clandestins de la jet-set. La cause ? Un fil de discussion qui dénonçait la supposée pédophilie d’un jeune homme. Dès lors, un mystérieux groupe anti-Carl se crée et le dénonce collectivement à Twitter. Qui ferme le compte, puis l’ouvre à nouveau. Avant de le refermer il y a peu, laissant sur leur faim 25 000 followers avides de potins en tous genres. Pourquoi ? Comment ? Le service communication de Twitter «ne souhaite pas s’exprimer sur des situations individuelles et ne veut pas expliquer trop de choses, car c’est un sujet éminemment sensible». On ne saura donc pas pourquoi le compte d’une actrice X pro-FN (@electreismore) a été fermé il y a quelques semaines, alors que d’autres comptes du même acabit persistent et signent sur la Toile (@frdesouche). Comme d’autres, Carl et Electreismore ont la possibilité de faire appel devant la juridiction Twitter qui examinera à nouveau leurs cas. Et peuvent aussi ouvrir un compte sous un autre nom. Parmi les 3 000 employés de Twitter, combien de modérateurs ? «Nous ne communiquons pas ces éléments.» Il a beau gazouiller, l’oiseau reste surtout une grande muette. Albert Potiron

ramasser !” Depuis, j’ai interdit à mon fils de taper mon nom sur Internet. » Mais tout cela n’est rien comparé aux mésaventures de Brett Ratner, réalisateur du film X-Men 3 poursuivi par la colère froide des fans de la saga (voir page 40) : « Je ne regarde plus ce qu’on écrit à mon propos sur le Net. J’ai trop peur de ce qu’ils pourraient dire. “Die, Ratner, Die !” Franchement, ça me fait flipper. » se contrefoutent de ce contre-pouvoir à l’assaut du pouvoir – « Dès qu’ils ne sont plus devant leur écran, les haters ferment leur gueule », affirme de Pierre-Emmanuel Barré, mi-chroniqueur mi-hater de la Nouvelle Edition (voir page 34) –, d’autres n’en sont toujours pas revenus. Sophia Aram, par exemple, a bien dégusté il y a quelques mois quand elle s’est retrouvée dans la lessiveuse après le lancement de sa catastrophique émission Jusqu’ici tout va bien : « Je m’appelle Sophia Aram, pas Bachar el-Assad !, déclarait-elle au magazine TV du Figaro. Sur le blog de Jean-Marc Morandini, je suis tombée par hasard sur un commentaire d’un anonyme qui écrivait : “Cette radasse, si elle passe sous un camion, je ne bougerai pas pour la

«Mépris de classe»

Assisterions-nous à un basculement des forces en présence ? Pas sûr, si l’on en croit Stéphane Vial, maître de conférences à l’université de Nîmes et auteur de l’Etre et l’Ecran pour qui le « hater » ne serait qu’un update du rabat-joie du café du commerce. Et le terme en lui-même, le résultat d’un « mépris de classe » de ceux qui en seraient les victimes : « La dénonciation de la vulgarité est la forme légitime du dégoût des goûts populaires », explique le sociologue Pierre Mercklé, auteur de Sociologie des réseaux sociaux. Pour Stéphane Vial, si la méchanceté est aussi vieille que le monde, « Internet est la libération du pouvoir citoyen et celui-ci remet en cause le

«La mauvaise foi est devenue une ligne éditoriale.» (Benoît Raphaël) monopole des élites ». Certains membres de cette intelligentsia ont préféré déserter la bataille, comme Christophe Barbier, qui a cessé de s’exprimer sur Twitter, ou Frédéric Beigbeder qui ne voit dans les réseaux sociaux qu’un « ramassis de haters » répugnants. Pour conclure, citons Daniel Schneidermann qui, il y a peu dans sa chronique de Libération, rappelait avec ironie que « c’était tellement bien, quand on restait entre soi. Quand on n’avait de joutes qu’entre Flammarion et Grasset, entre la Rotonde et la Closerie, entre l’Express et le Point. C’était Versailles avant 1789, le Sud avant les Yankees : qui n’a pas connu ne peut pas savoir ce que fut la douceur de vivre… » Bon, c’est le moment de la chute : fuck à tous ceux qui la liront ! Cécilia Sanchez 31