l'insécurité linguistique - Les Éditions L'interligne

l'image parfaite de la langue qu'encouragent la société et certains milieux (par exemple, .... C'est si rare dans Liaison. La confusion linguistique, c'est encore ...
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MOT DE LA DIRECTION Suzanne Richard Muir

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L’insécurité linguistique Véronique Sylvain

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Vivre de façon exponentielle Paul Savoie

Miroir des langues en dynamique sociale Julie Boissonneault Le cas d’Angèle Tina Desabrais Entre doute et défiance Herménégilde Chiasson La confusion linguistique Éric Robitaille

Halogène

Le Partenariat transpacifique... Jean Chicoine Une unilingue anglophone... Véronique Sylvain

Visages

20 D 25

Monique Bertoli et Jacques Flamand Michèle Bourgon

ialogue

Céleste Lévis Véronique Sylvain

Arts visuels

26 30 36

Cheryl Rondeau Raymond Aubin

38 40 42

À tu et à moi Josette Noreau

45

Patchostars Jacques A. Côté

46 47 48

Prudent Véronique Sylvain

Caroline Archambault et Virgini Bédard Agnes Tremblay Pierre Raphaël Pelletier Michel Dallaire

Théâtre

Le iShow Danièle Vallée Le père Charles Leblanc

Musique

Littérature

Sous la banquise Laurent Poliquin Bisbille à Manille Jean Fahmy

51 52 53 54 55 56 58

Racines de neige Claude Rochon Sous la jupe José Claer Un ami, un nuage Gilles Lacombe Une fleur au fusil Vittorio Frigerio Confessions sans pénitence Michèle Matteau Entre fleuve et rivière David Bélanger Green Mustang Christine Klein-Lataud

Littérature jeunesse

60 61 62 63 64 P

Ma maman toute neuve Cécile Beaulieu Brousseau Embrouilles à Embrun Diya Lim La course folle et autres récits Aurélie Resch Quand les défis s’en mêlent Aurélie Resch erspectives

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Halogène

Convergence

Visages

Dialogue

Arts visuels

Danse

Théâtre

Musique

À l’écran

Littérature

Littérature jeunesse

Du bon pied Photo : Caroline Archambault

L’INSÉCURITÉ LINGUISTIQUE :

UN FAIT INQUIÉTANT OU UNE RÉALITÉ BANALE ? PAR VÉRONIQUE SYLVAIN

L’insécurité linguistique existe surtout en raison de l’image parfaite de la langue qu’encouragent la société et certains milieux (par exemple, l’éducation). Au Canada, des événements historiques importants (pensons à la déportation des Acadiens, au Règlement 17 en Ontario français et à la Révolution tranquille au Québec), qui ont marqué les communautés francophones et acadienne, ont influencé la perception que certains locuteurs ont de leur langue. Cette insécurité représente d’ailleurs un thème important dans des œuvres littéraires de la francophonie canadienne. Ainsi, dans Mourir à Scoudouc d’Herménégilde Chiasson et L’homme invisible / The Invisible Man de Patrice Desbiens, le locuteur (le personnage) emprunte souvent la langue de l’Autre (l’Anglais), source de pouvoir et de savoir. En résulte toutefois un sentiment d’aliénation, voire de destruction de l’identité du francophone qui, comme le rappelle un ami anglophone de l’homme invisible, « sure know[s] how to die1 ! » Le francophone, comme l’écrit Chiasson dans Mourir à Scoudouc, perçoit même l’effort de parler non pas comme « la mer à boire », mais plutôt comme le « ciel à avaler2 ». S’il est vrai que le ressentiment à l’égard de la langue et la difficulté de transposer en mots ses pensées sont des thèmes familiers de la littérature d’expression française au Canada et qu’ils inspirent ses auteurs, c’est aussi le cas des œuvres d’artistes de la chanson et du théâtre. Or, si cette insécurité linguistique existe dans les arts, comme dans la 1 Patrice Desbiens, L’homme invisible / The Invisible Man, Sudbury /

Moonbeam, Prise de parole / Penumbra Press, 1981, p. 5. 2 Herménégilde Chiasson, Mourir à Scoudouc, Moncton, Éditions d’Acadie, 1974, p. 55.

vie de certains locuteurs qui maîtrisent ou non la langue, la sécurité linguistique est tout aussi vivante. Les variations de la langue française (par exemple, le chiac) au Canada peuvent bien agir comme un mode d’affirmation identitaire. Certains décideront toutefois de prendre l’insécurité linguistique au sérieux en modifiant leur choix de vie, alors que d’autres décideront d’en rire, malgré tout. Ce dossier ne propose pas de mettre en lumière toutes les facettes de l’insécurité linguistique dans la francophonie canadienne, mais plutôt d’en brosser un portrait bref, mais varié, à l’aide de l’expertise de divers collaborateurs. Julie Boissonneault s’attarde sur les concepts de la sécurité et de l’insécurité linguistiques, et montre en quoi variété langagière n’est pas synonyme d’infériorité ou de médiocrité. Tina Desabrais, pour sa part, résume l’expérience d’une FrancoOntarienne qui, en raison de son insécurité linguistique, modifie ses choix de vie, en n’entreprenant pas d’études doctorales. Herménégilde Chiasson revient sur le chiac comme mode d’affirmation identitaire, malgré les représailles et l’exotisme qui peuvent s’ensuivre. Enfin, Éric Robitaille boucle la boucle de ce dossier avec son article qui expose la situation d’un Québécois en territoire bilingue à Sudbury. Le Québécois, l’Acadien ou le Franco-Ontarien doit-il prendre l’insécurité linguistique au sérieux ou en rire ? ||

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LA CONFUSION LINGUISTIQUE PAR ÉRIC ROBITAILLE

Pour moi qui suis Québécois d’origine et qui vis en Ontario depuis 16 ans, l’insécurité linguistique se manifeste curieusement. Car j’habite à Sudbury, cette ville horriblement bilingue dans laquelle on parle français et anglais, parfois dans la même phrase. Cela contribue à créer un climat de confusion linguistique qui, plus d’une fois, m’a placé dans des situations humiliantes. Sans compter ma difficulté à prononcer correctement les mots anglais. Voici quelques exemples : Septembre 1998 : je dois commander ma première bière en anglais à Sudbury. C’est au Peddler’s Pub. Mes collègues de Radio-Canada viennent juste de s’installer à une table. Je vais commander au bar, pour éviter qu’on entende la piètre qualité de mon anglais. « I want… a beer, please », que je demande maladroitement au serveur. Celui-ci, un francophile, entend mon accent et il essaie de me répondre en français, pour m’aider. Serveur : O. K., tu voulez un bière ; est-ce que tu avoir un tab1 ? Moi : Yes, I have one (je pense qu’il me demande si j’ai une table). Serveur : Toi avoir déjà des bières sur ton tab ? Moi (je regarde ma table : mes collègues y ont mis leurs six bières) : Yes, I have six. Serveur : Veux-tu payer right now pour les bières sur ton tab ? Moi (incrédule) : Euh... I won’t pay for these beers. Serveur : Who will pay pour les bières sur ton tab ? Moi : I suppose that the people who drank the beers will pay for their own beer. Serveur (embarrassé) : Usually, si un bière être sur ton tab, tu devoir payer pour ton bière. Moi (indigné) : Ah ben sacrament, peut-être en Ontario but not in Québec, maudit voleur ! Septembre 1999 : trouvant qu’on met trop de glace dans mes boissons à Sudbury, je décide de commander mon jus d’orange… sans glace. Je retrouve le même serveur que l’an dernier. 1 Le terme anglais tab, ou restaurant bill, signifie une addition ou une note de restaurant.

Moi : I want a juice without… glace, please. (Par nervosité, j’ai oublié que « glace » se dit ice en anglais. J’ai donc utilisé le mot français, en espérant qu’il me comprenne.) Serveur (déstabilisé) : You want me to put it direct dans ton bouche ? (Il avait compris : I want a juice without glass.) Septembre 2000 : à la radio, je dois parler de la victoire des Blackhawks de Chicago, la veille, contre les Maple Leafs de Toronto. Sans m’en rendre compte, avec ma mauvaise prononciation, je parle plutôt du triomphe des Black Cocks. Roger (mon technicien, en ondes) : Tu aimes ça, toi, les Black Cocks ? Moi (qui ne comprends pas son allusion) : C’est pas mon équipe, mais je les regarde parfois un peu. Roger : Ah ! O.  K. Chacun ses fantaisies. Ils ont des problèmes de bâton élevé, les Black Cocks ? Moi (qui ne comprends toujours rien) : Euh oui, ils jouent cochon parfois. Vous imaginez à quel point mes collègues se foutent de ma gueule, ce jour-là. Août 2001 : pendant l’été, je suis chroniqueur à l’émission du matin de Radio-Canada diffusée à Moncton. Depuis deux mois, on parle des restes d’un monstre marin non identifié trouvé sur les berges de Terre-Neuve au printemps. Une histoire étrange. Ce matin-là, sur mon fil de presse anglais, apparaît soudainement le titre suivant : The truth about the monster. Nous sommes alors à 10 secondes du retour en ondes de l’émission. Je souligne la chose à Martine, l’animatrice. Elle me dit : « Je te lance là-dessus tout de suite ! » Martine (en ondes) : Alors, Éric, nous avons enfin la clé de l’énigme pour ce mystérieux monstre marin. Je suis en train de lire le titre complet de la nouvelle. Je trouve que l’explication est scabreuse. Néanmoins, c’est mon travail de rapporter l’histoire fidèlement… Moi : Martine, le fameux monstre marin en question, ce n’était que du sperme de baleine. Martine (qui rougit) : Voyons, Éric : comment aurait-on pu confondre un monstre marin avec… du sperme de baleine ? Moi : Je ne sais pas, Martine, mais... (je suis assez épais pour improviser une explication scientifique) je présume

360° || L’INSÉCURITÉ LINGUISTIQUE

qu’une baleine mâle bien constituée doit produire une grande quantité de sperme… Au contact de l’eau salée, il doit y avoir une réaction chimique. Lorsque toute cette substance s’agglutine sur les berges de Terre-Neuve, peutêtre que ça ressemble à du sperme de baleine… Martine (consternée par ma bêtise) : Éric... Je présume que sur votre fil de presse, c’est écrit : « The truth about the monster : Sperm whale ». Il serait bien que vous sachiez que sperm whale est une expression anglaise pour cachalot. Vous imaginez à quel point les Acadiens se foutent de ma gueule, ce matin-là. Restons dans le mauvais goût. C’est si rare dans Liaison. La confusion linguistique, c’est encore plus gênant quand ça se produit avec ma blonde. Mireille est une francophone née en Ontario qui parle un français impeccable. Mais parfois, il y a de l’ambiguïté quant à l’interprétation de certaines expressions. Automne 2005. Mireille et moi discutons de questions morales. Mireille : Chéri, tu sais que je suis une fille ouverte d’esprit en général. Mais sur certaines positions, je peux être extrêmement anale. Moi : Ah oui !!!! Au Québec, quand une fille affirme qu’elle est anale sur certaines positions, c’est une invitation à explorer des sentiers sauvages. À Sudbury, c’est le contraire ! Ça veut dire que le sentier sauvage est fermé et que des gardiens de la faune t’attendent avec un fusil de chasse si tu essaies de t’en approcher. Autres sources de confusion linguistique avec mes amis franco-ontariens : En Ontario français : • On n’est pas propriétaire d’une voiture, on « appartient un char ». • On ne va pas à Cuba, on va « au » Cuba. • On ne promène pas son pitou, on « va marcher le chien ». • On ne perd pas son temps, on « fourre » le chien (après « l’avoir marché » ?). C’est mélangeant !

Mon premier fils, Raphaël, est né au Québec mais il a déménagé avec moi à Sudbury à l’âge de deux ans. Après sa première journée à la garderie de Sudbury, il se comportait encore comme un Québécois. Mais après sa deuxième journée, il se comportait déjà en Franco-Ontarien ! Fin de la première journée de garderie Raphaël : Papa, sais-tu ce qui n’est pas juste et qui s’est passé à l’école aujourd’hui ? Nicolas n’a pas voulu partager son biscuit au chocolat ! Fin de la deuxième journée de garderie Raphaël : Oh dad, sais-tu ce qui est vraiment pas fair et qui s’est happené at school aujourd’hui ? Nico a pas voulu sharer son chocolate cookie ! Les enfants apprennent si vite de nouvelles langues ! Quand je me suis rendu compte que Raphaël aimait trop parler anglais, j’ai instauré une loi familiale. J’ai appelé ça le Règlement 172. J’ai interdit à mes enfants de parler anglais à la maison avant d’avoir 17 ans. (Parce qu’anyway, après 17 ans ils sont tellement grands que je n’ai plus aucune autorité sur eux.) Aujourd’hui Raphaël a 19 ans, il vit en français et il en est fier. Mais il parle aussi anglais à la perfection. Comme ses jeunes frères et sœurs, il ne connaîtra jamais la confusion linguistique qui a tant fait souffrir son père en Ontario. || Éric Robitaille est animateur de Grands Lacs café, le magazine radiophonique culturel d’ICI Radio-Canada Première pour le sud et le nord de l’Ontario. Il a aussi écrit et réalisé le spectacle d’humour intitulé Honte à rien.

2 L’auteur fait un clin d’œil au Règlement 17, une mesure adoptée par le gouvernement ontarien en 1912 jusqu’en 1944 pour limiter, voire éliminer, l’utilisation du français dans les écoles élémentaires de langue française de l’Ontario.

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