Le grain Trintignant

Après deux Palmes d'or, Le Ruban blanc (2009) et Amour (2012), Michael Haneke a toujours le ... C'est l'effondrement général, mais on prépare un mariage.
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HAPPY END

A

près deux Palmes d’or, Le Ruban blanc (2009) et Amour (2012), Michael Haneke a toujours le regard aussi acéré. Mais il a moins besoin de prouver sa maestria en nous soumettant à un traitement de choc. Dans Happy End, il revisite ses grands thèmes, la violence, l’enfermement et la mort, à travers une comédie noire. Un puzzle humain parfois glaçant et pourtant ludique, un jeu de piste dans la grande demeure de grands bourgeois, à Calais. Isabelle Huppert joue la chef, femme de tête qui veut aller de l’avant. A quoi bon ? Tout fout le camp. Son père vient de rater sa tentative de suicide et prépare la suivante. Son fils boit et, au lieu de se préoccuper de l’entreprise familiale, la néglige. Son frère est très occupé par sa maîtresse musicienne, avec laquelle il explore des fantasmes d’avilissement, et par sa fille, une gamine quelque peu soupçonnée d’avoir tué sa mère à coups de tranquillisants… Ces personnages sont ceux d’une farce sombre et débridée. Mais la maîtrise est partout. D’abord, chez les comédiens, qui évitent les écueils de la dérision comme de la sursigni­fication. Mathieu Kassovitz, qui interprète le frère, se fait le reflet d’un monde lisse, où tout n’est que neutralité apparente et mensonge. Jean-Louis Trintignant, en patriarche déterminé à mourir, dans la dignité ou dans l’indignité, embrasse déjà un néant qu’il n’essaie pas de faire passer pour une forme de sagesse philosophique. Même la jeune Fantine Harduin sait tenir, sans le simplifier, son personnage de petite fille qui joue avec la vie et les tranquillisants. Haneke, lui aussi, garde de la mesure.

S’il réaffirme sa vision d’une société occidentale mortifère, il n’en appelle pas à la condamnation de ses bourgeois. Il en fait des aveugles, buttant sur une vie qu’ils ne savent plus voir et dont même la dureté leur échappe. C’est l’effondrement général, mais on prépare un mariage. Où des migrants qui errent dans la ville finiront par trouver une place saugrenue, invités à s’asseoir à une table. Tout se mêle, le décorum d’une classe sociale qui n’est plus dans le vrai et la brutalité de la réalité. L’inconscience joyeuse et la tragédie. Un film d’une lucidité tranquille, jamais sentencieuse, sur une perte généralisée des repères. ■

Frédéric Strauss

HAPPY END MICHAEL HANEKE DISSÈQUE LES TRAVERS D’UNE FAMILLE BOURGEOISE DE CALAIS ET OFFRE UN ÉCRIN AU REDOUTABLE TRINTIGNANT.

P

arce que sa mère est hospitalisée après avoir avalé des calmants, une gamine de treize ans débarque chez sa tata cintrée (dans tous les sens du terme). Là, un vieux patriarche croulant flirte avec l’idée de suicide pendant que sa fille essaie de tenir la barre d’une famille très bourgeoise. Oui : Happy End ressemble à un concentré de la filmo tordue d’Haneke. Les tonalités et les constructions théoriques de Caché dans une suite directe d’Amour ; ses thèmes fétiches concassés dans un gigantesque jeu de massacre - les familles dysfonctionnelles, les rivalités intergénérationnelles, le retour du refoulé… jusqu’au titre ironique qui rappelle Funny Games. Le grain Trintignant Mais, bizarrement, il y a vraiment de l’humour dans ce dernier film. Haneke signe une farce becketienne (il y a des références à Cap au pire ou Oh les beaux jours), comme pour dire que, cette fois-ci, rien n’était sérieux. Il y a aussi des moments de cinéma très impressionnants où l’Autrichien met son art de la mise en scène géométrique et glaçante au service de sa fable destroy. La vérité, c’est qu’on ne voit rien de tout ça. Parce qu’il n’y a que Trintignant. Dès qu’il apparaît, avec son phrasé inouï, son timbre chaud et distant, sa science instinctive du jeu et du tempo de la scène, avec cette volonté de hurler la méchanceté du monde à la gueule de l’humanité toute entière, il bouffe le film, la pellicule. Intrigant de bout en bout, passant de la joie au malaise, de la lumière à l’obscurité avec sa légèreté de dandy légendaire, il est l’arme fatale de ce film étrange. C’est dans son rapport avec la gamine (génialement incarnée par Fantine Harduin) que réside l’étrange beauté méphistophélique de ce Happy End. ■

Gaël Golhen