Le Brésil en 2016 : une crise politique - Credit Agricole

17 juin 2016 - brésiliens : un durcissement marginal des conditions de crédit qu'il offrait sur une gamme de biens durables s'est traduit immédiatement par un ...
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Apériodique – n°16/165 – 17 juin 2016

Le Brésil en 2016 : une crise politique  Les premières mesures proposées par le nouveau ministre des Finances, Henrique Meirelles, ont été bien accueillies. Elles sont modestes : limiter la croissance des dépenses publiques au taux d'inflation, avec dans l'immédiat une réforme du système de retraites et de la distribution de crédits subventionnés par la banque publique de développement BNDES. La Banque centrale devrait aussi pouvoir, si la décrue de l'inflation se confirme, commencer à baisser le taux directeur, allégeant ainsi le poids des intérêts sur la dette publique (aujourd'hui 8% du PIB).  Mais ce scénario d'assainissement et de retour de la confiance, et in fine de la croissance, est menacé par la dégradation continue de la situation politique : trois ministres ont déjà dû démissionner, et le président intérimaire Michel Temer a lui-même été directement mis en cause dans un financement politique illégal par un accusé dans l'affaire Petrobras.  Dans ce contexte, nous envisageons trois scénarios politiques pour le second semestre :  La survie du gouvernement Temer, la mise en œuvre de quelques réformes et un modeste retour de la confiance et de la croissance (probabilité : 50%, en baisse) ;  La chute "spontanée" du gouvernement Temer, ou de Michel Temer lui-même (probabilité : 35%, en hausse), face à l'accumulation des scandales, la pression des juges, de la presse et peut-être de la rue; cette chute peut intervenir à tout moment ;  Le retour de Dilma Rousseff (probabilité : 15%, en hausse) : l'aboutissement de l'impeachment n'est plus assuré.  Les deux derniers scénarios ne remettraient pas en cause les perspectives à moyen terme du pays, mais leur matérialisation provoquerait immédiatement de très sévères remous sur les marchés financiers (change, bourse, prix du risque-pays...) et retarderaient le rebond de l'économie.

Brésil : données et prévisions 2015 Population (milions) PIB (Mds USD) PIB ppa/hab. (USD) Taux d'épargne (% PIB)

204 1790

2012

2013

2014

2015

2016p

2017p

PIB (croissance en volume, %)

1,9

3,0

0,1

-3,9

-3,8

0,8

Inflation (moyenne annuelle, %)

5,4

6,2

6,3

9,0

8,7

5,2

-3,0

-3,0

-4,3

-3,3

-1,5

-1,4

15680

Balance courante (% du PIB)

18,9

Budget : solde global (% PIB)

-2,3

-3,0

-6,0

-10,4

-10,0

-6,5

IDH (2014)*

75

Dette publique (% du PIB)

54,8

53,3

62,0

70,0

75,0

77,0

Gouvernance (2014)**

49

Change : BRL/USD (fin d'année)

2,05

2,36

2,66

3,96

3,60

3,80

* Indicateur de Développement Humain (Nations Unies) : classement sur 187 pays ** Moyenne des World Governance Indicators (Banque Mondiale) 3 à 6; classement de 0 (min.) à 100 (max.)

Études Économiques Groupe http://etudes-economiques.credit-agricole.com

Jean-Louis MARTIN

Le Brésil en 2016 : une crise politique

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Une récession sans précédent, des comptes publics à la dérive La récession actuelle est la pire de l'histoire récente du Brésil. Sauf très improbable rebond dès le second semestre de cette année, le PIB se sera contracté de 7,5% en deux ans, contre -7,1% en trois ans entre 1980 et 1983. La production industrielle est revenue au niveau de fin 2003. Elle reculait encore de 9,3% en avril 2016, même si son rythme de chute ralentissait. La capacité de rebond est incertaine : si le taux d'utilisation des capacités est faible (77,6% en avril), l'état de ces capacités est peut-être médiocre, l'investissement ayant chuté de plus de 25% depuis 2013. La consommation a résisté jusqu'à la fin de 2014, retardant l'entrée en récession. Mais elle a fini par céder, et est maintenant en franche contraction : en moyenne -1,8% chaque trimestre par rapport au précédent depuis le début de 2015. Le recul des ventes de détail est aujourd'hui de l'ordre de 8% par rapport à la même période de 20151. La chute de la consommation est bien sûr liée à la progression spectaculaire du chômage. Son taux était tombé à 4,3% fin 2014, il est remonté à 8,2% en février, et certains économistes brésiliens le voient à 12% fin 2016 : à la baisse effective des revenus s'ajoute pour beaucoup la crainte légitime de les voir baisser.

supportables (7,7% en moyenne sur la dette publique, pour une inflation à 5,4%) permettaient une stabilisation de la dette publique. Mais en 2013, et surtout en 2014, cet excédent disparaît, à la fois en raison d'une hausse des dépenses (leur part dans le PIB augmente de 1,1%) et d'une chute des recettes (recul de 0,7% de la part dans le PIB), et le poids des intérêts augmente fortement (taux d'intérêt moyen : 10%). En 2015, la tentative de correction échoue. Dilma Rousseff, difficilement réélue en octobre 2014 (51,6% des voix contre Aécio Neves, du PSDB, centre-droit), choisit un ministre des Finances "orthodoxe", Joaquim Levy, qui essaie de mettre en œuvre une politique budgétaire beaucoup plus austère. Mais il est peu soutenu par la présidente (la nouvelle politique était effectivement très éloignée des promesses de campagne) et le Parti des Travailleurs (PT), et se heurte à un Congrès hostile, qui rejette toutes ses propositions, comme par exemple la réintroduction de la taxe sur les transactions financières (le CMPF). Pendant ce temps, la Banque centrale relève son taux directeur (le Selic augmente de 2% en 2015), et la charge de la dette devient très lourde, avec des intérêts qui représentent 8% du PIB. Le taux moyen payé par l'Etat brésilien en 2015 est de l'ordre de 13,5%. Pour comparaison, il a été en Grèce et en France de 2,1%, de 5,3% au Mexique, et 6,2% en Colombie. Graphique 2 - Des finances publiques à la dérive 4

Graphique 1 - Une récession sévère 20

mm3m, a/a, %

%

% du PIB

2

10,0

0

15 10

-2

7,5

-4

5 0

-6

5,0

-8

-5 -10

2,5

-10

0,0

-12 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 2016

-15 -20 2008

2010

2012

2014

prod. industrielle ventes de détail (vol.) taux de chômage (éch. droite)

2016

solde global

source : IBGE

Dans ce contexte, les finances publiques ont sombré. Jusqu'à la mi-2012, un excédent primaire supérieur à 2% du PIB et des taux d'intérêt encore

La disparition de l'excédent primaire, le niveau des taux d'intérêt et l'évolution du PIB ne permettent donc plus de stabiliser la dette publique2. Celle-ci a donc fortement augmenté, de 53,3% du PIB fin 2

1

Un responsable d'un grand distributeur brésilien nous confirmait l'extrême fragilité d'une partie des consommateurs brésiliens : un durcissement marginal des conditions de crédit qu'il offrait sur une gamme de biens durables s'est traduit immédiatement par un effondrement des ventes de ces produits.

N°16/165 – 15 juin 2016

solde primaire

source : BCdoB, IBGE

On rappelle que le "solde primaire stabilisant" la dette publique est donné par la formule : spt = (rt – gt) x dt-1 où r est le taux d'intérêt, g le taux de croissance nominale du PIB, et d le ratio dette publique/PIB. En 2015, la stabilisation du ratio aurait exigé un excédent primaire de 6% du PIB, évidemment inatteignable.

2

Jean-Louis MARTIN

Le Brésil en 2016 : une crise politique

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2013 à 70% fin 2015. Signalons qu'à la différence de certains autres pays émergents (Mexique, Colombie, Kazakhstan par exemple), la hausse de ce ratio n'est pas due au Brésil à la dépréciation de la monnaie nationale : seulement 6,5% de la dette publique brésilienne est libellée en devises. Logiquement, le Brésil a perdu l’"investment grade" des agences de notation, reculant depuis août 2015 de deux voire trois échelons, et maintenant noté BB/Ba2/BB (S&P/Moody's/Fitch). Graphique 3 - La notation souveraine du Brésil

deux ans moins coûteuses que les plages locales. Graphique 4 - Une réduction rapide du déficit courant 40

Mds USD

20 0

-20 -40

-60

BBB+

-80

BBB

-100

BBB-

investment-grade

-120 2008

BB+

2010

2012

bal. courante voyages (débit)

BB

2016

bal. commerciale

source : BCdoB

BBB+ B B2000

2014

2005 S&P

2010 Moody's

2015 Fitch

Pourtant, certaines évolutions économiques récentes sont favorables. Ainsi, le déficit courant de la balance des paiements se résorbe rapidement. Il avait atteint un pic de 104 Mds USD en 2014 (4,3% du PIB). En avril 2016, il est retombé, sur 12 mois cumulés, à 34 Mds. Sur l'année 2016, il devrait revenir à 25 Mds USD (1,5% du PIB), peut-être moins. C'est beaucoup moins que le montant des investissements directs étrangers (73 Mds USD sur 12 mois cumulés en avril). Le financement de ce déficit n'est donc plus un problème. Il y a plusieurs raisons à ce redressement :  Le retour à un excédent commercial croissant : +36 Mds USD sur 12 mois cumulés en avril 2016, contre un déficit de 6,6 Mds sur l'année 2014. Ce retournement est surtout dû à la chute des importations : toujours sur 12 mois cumulés, elles étaient en avril 2016 inférieures de 34% à celles de 2014, alors que les exportations n'ont baissé "que" de 16%.  La réduction du déficit des services; le cas le plus spectaculaire est celui du poste "voyages" : les dépenses passent de 2,1 Mds USD par mois en 2014 à 1,1 Md en avril 2016. La principale raison en est certainement la chute du real : les vacances à l'étranger sont redevenues inabordables pour une partie de la classe moyenne, pour qui elles étaient il y a

N°16/165 – 15 juin 2016

A noter cependant la chute très rapide ces derniers mois des investissements de portefeuille. Les investissements étrangers directs ont augmenté. Leur qualité a baissé : une part croissante correspond à des financements des maisons-mères à leurs filiales brésiliennes ; cela reste toutefois une marque de confiance quant aux perspectives à moyen terme du pays. Mais les investissements de portefeuille nets sont devenus négatifs depuis la mi-2015, avec un cumul de -17,5 Mds USD entre juillet 2015 et avril 2016, contre un solde positif de 44 Mds USD en 2014. Les incertitudes politiques font peur aux investisseurs. Graphique 5 - Investissements étrangers, directs et de portefeuille 180 cumul 1an, Mds USD 160 140 120 100 80 60 40 20 0 -20 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 2016 inv. étrangers de portefeuille (nets) inv. étrangers directs (nets) déficit courant (à financer) source : BCdoB

Par ailleurs, l’inflation se replie et va continuer à se modérer. La forte accélération en 2015 était due d'une part à la hausse des prix alimentaires, conséquence d'une sécheresse, et d'autre part à l'ajustement sévère des prix administrés au

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Jean-Louis MARTIN

Le Brésil en 2016 : une crise politique

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1er trimestre 2015, après qu'ils aient été maintenus artificiellement bas en 2014. Ces deux effets commencent à s'atténuer. La récession pèse aussi un peu sur le prix des services, dont la demande est en baisse. L'inflation pourrait revenir un peu en-dessous de 7% fin 2016, mais elle serait toutefois de 8,7% en moyenne annuelle, avant de tomber à 5% fin 2017. Graphique 6 - Une inflation qui se modère 20 18 16 14 12 10 8 6 4 2 0

a/a, %

2013

2014 Selic alimentation prix non régulés

2015

2016 prix à la conso. services source : BCdoB, IBGE

La politique monétaire de 2015, avec un relèvement total de 2% du taux directeur (le Selic) au 1er semestre, mérite un commentaire. Elle nous semble peu compréhensible sur le strict plan économique. Elle ne répond à aucun objectif sérieux : ni de contrôle de l'inflation, qui accélérait pour des raisons sur lesquelles les taux n'avaient aucune prise, ni de maîtrise de la demande domestique, avec une économie en franche récession et une croissance du crédit en baisse rapide et déjà en-dessous du rythme d'inflation3, ni de défense du real, encore nettement surévalué à 3,11 fin juin 2015. Il s'agissait peut-être d'une manifestation d'autonomie retrouvée4 face à un gouvernement très affaibli.

La nouvelle politique économique La priorité affichée du nouveau ministre des Finances Henrique Meirelles (président de la Banque centrale de 2003 à 2010, pendant les gouvernements Lula) est la "stabilisation macroéconomique". Pour lui, il s'agit clairement de celle des finances publiques : comme on l'a vu, certains des déséquilibres (la balance des paiements, les prix) sont déjà en correction 3

4

Il est vrai que le crédit distribué par les banques publiques augmentait encore de plus de 15% a/a (4,5% pour les banques privées). Mais le rythme ralentissait déjà, et il y avait d'autres moyens qu'une hausse du taux directeur pour renforcer cette tendance. En 2012, le gouvernement de Dilma Rousseff avait clairement fait pression sur la Banque centrale pour obtenir une baisse des taux.

N°16/165 – 15 juin 2016

"spontanée", mais ce n'est pas du tout le cas du budget. Assez classiquement, il a commencé par noircir un peu la situation initiale, en annonçant pour 2016 un objectif de déficit primaire de 170 Mds BRL, soit 2,7% du PIB. Il est assez probable que l'exécution sera un peu meilleure : nous prévoyons que ce déficit pourrait être limité à 2%. Henrique Meirelles n'anticipe en effet que très peu de recettes supplémentaires (ainsi, rien pour la taxe sur les transactions financières, un des principaux gisements de recettes nouvelles dans le passé, il est vrai assez difficile à faire voter par le Congrès). L'essentiel de son programme tient dans un principe : la progression des dépenses publiques sera limitée à l'inflation. Pour être inscrit dans la durée et contribuer réellement au retour de la confiance, ce principe doit être voté par le Congrès. Il y a quelques résistances : certains députés et sénateurs veulent déjà lui fixer une limite dans le temps ! Mais in fine, le gouvernement Temer dispose au Congrès d'une majorité qui devrait lui permettre d'obtenir le vote de cette contrainte. D'ailleurs, pas si sévère : dans le contexte actuel du Brésil, l'inflation moyenne en 2015 (si c'est l'indicateur retenu) a été de 9,0%, alors que le PIB nominal n'a augmenté que de 3,8%. A court terme, cela laisse donc à Henrique Meirelles un peu de marge de manœuvre. Pour atteindre cet objectif, la principale mesure concrète est la réforme du système de retraite. Son déficit est estimé pour 2016 à 146 Mds BRL (2,4% du PIB), soit l'essentiel du déficit primaire. Avec le vieillissement de la population, il va en outre augmenter assez rapidement. Le système est aujourd'hui très généreux : ainsi, une femme de 55 ans ayant 30 ans de contribution au système peut obtenir une retraite à taux plein5. La réforme préparée par le ministère des Finances devrait, d'une part, allonger la durée de cotisation requise et, d'autre part, mettre fin à la règle d'augmentation des retraites les plus basses au même rythme que le salaire minimum (qui serait remplacé par l'inflation constatée). Il est toutefois peu probable que la réforme soit présentée au Congrès avant novembre 2016. Un autre poste de dépenses sera réduit, celui des transferts du budget à la banque publique de développement BNDES, qui permettent à celle-ci de financer les investissements des entreprises à un taux très réduit : aujourd'hui, un peu plus de 6%, alors que le taux directeur est de 14,25%. Le système a des avantages : il a sans doute contribué à atténuer au Brésil l'impact de la crise de 2009 en maintenant un flux de crédits à l'économie. Mais il est assez opaque, et profite 5

Pour un homme, ce serait 60 ans et 35 ans de contributions.

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Jean-Louis MARTIN [email protected]

sans doute autant au secteur financier qu'aux entreprises destinataires finales des crédits. Il est probablement opportun de le réformer. Le pari d'Henrique Meirelles est donc que la volonté affirmée de maîtrise des finances publiques (avec les deux signaux forts sur le plafond de dépenses et les retraites) suffira à rétablir la confiance des agents économiques, et à relancer l'activité. Les réformes "structurelles", comme celle du marché du travail, ou celle des impôts directs, ne sont pas oubliées, mais remises à plus tard. En fait, l'éventuel "retour de la confiance" sera surtout la conséquence du changement politique. En 2015, Joaquim Levy, le ministre des Finances de Dilma Rousseff, proposait des mesures budgétaires plutôt plus sévères que celles d'Henrique Meirelles, mais elles étaient refusées par le Parlement, qui contestait déjà le second mandat de la présidente. Une large majorité de la population n'avait plus confiance dans la capacité du gouvernement Rousseff à relancer l'économie et à enrayer la montée du chômage. En outre, la classe dirigeante voulait avant tout le départ de Dilma Rousseff et du PT, et sans doute empêcher le retour de Lula aux élections de 2018. La mise en place d'un nouveau gouvernement, avec une équipe économique crédible (Henrique Meirelles aux Finances et Ilan Goldfajn à la Banque centrale) appuyée en principe par une majorité parlementaire, est une première étape dans le rétablissement de la confiance des agents économiques. En mai, l'indice de confiance des entreprises est remonté de 36,2 à 41,3 : toujours en-dessous du niveau d'équilibre (50), mais il s'agit du plus fort rebond en 16 mois. On observe d'ailleurs déjà quelques frémissements dans l'activité économique. Ainsi, la production manufacturière, si elle restait en avril en baisse de 8,1% par rapport à celle d'avril 2015, était en hausse par rapport au mois de mars, lui-même en progrès par rapport au creux absolu de février. De même, les exportations de produits manufacturés sont en progression depuis décembre 2015, et leur part dans les exportations totales est passé de 32% en 2014 à 37% aujourd'hui. Bien sûr, aucune récupération significative de l'activité ne sera possible sans reprise de la consommation : on en revient à la nécessité du retour de la confiance. Sinon, l'économie ne réagira que par ce qui est appelé au Brésil un "vol de poule", un bref et modeste rebond suivi très vite d'une nouvelle chute.

Graphique 7 - Un début de frémissement ? 115

mm3m, a/a, %

30

110

20

105

10

100

0

95

-10

90

-20

85

-30

80 2013

-40 2014

2015

2016

production manufacturière exportations de pr. manufacturés (éch. droite) source : IBGE, MDIC

Un contexte politique très difficile Le deuxième mandat de Dilma Rousseff Dilma Rousseff a été réélue en octobre 2014 pour un second mandat de quatre ans, commençant le er 1 janvier 2015. Mais la récession qui s'aggrave, la montée du chômage, les mesures d'austérité proposées par le nouveau ministre des Finances Joaquim Levy, les développements de l'affaire Petrobras et l'hostilité de la très grande majorité des médias brésiliens font vite chuter sa popularité à des niveaux très bas (jusqu'à moins de 10%). Une partie de son propre parti, le PT, conteste les nouvelles orientations de la politique économique. Le parti charnière de sa coalition, le PMDB6, prend ses distances vis-à-vis d'une présidente impopulaire, mais aussi, cela apparaîtra plus tard, parce qu'il voit une opportunité de se saisir directement du pouvoir pour la première fois depuis Itamar Franco (1992-1995). L'affaire Petrobras et l'opération Lava Jato L’"affaire Petrobras" a un rôle central dans la situation actuelle et les perspectives politiques du Brésil. Il s'agit de financements illégaux de partis ou de responsables politiques à partir de Petrobras ou de ses fournisseurs, surtout les entreprises de construction (Odebrecht, Camargo Correia...).Les fonds étaient dégagés par des surfacturations à 7 l'entreprise pétrolière , souvent avec la complicité 6

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N°16/165 – 15 juin 2016

2012 = 100

Le Parti du Mouvement Démocratique Brésilien, PMDB, est l'héritier du MDB, parti d'opposition toléré pendant la dictature militaire (1964-1985). Il est souvent qualifié de "centriste", mais la page Wikipédia sur les partis politiques brésiliens (en portugais) décrit plus justement son idéologie comme un "syncrétisme politique". Ainsi la raffinerie Abreu e Lima, près de Recife, qui devrait coûter 19 Mds USD alors que le budget initial en 2005 était de 2,5 Mds. La corruption des politiciens n'est pas au Brésil un phénomène nouveau. Il semble cependant que les chiffres sans précédent du boom pétrolier qui a suivi la découverte des gisements offshore dits du "pre-sal" (ainsi, l'émission d'actions par Petrobras pour un montant de

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de certains de ses responsables. Ces financements ont payé des campagnes électorales, des achats de voix au Congrès (ainsi le scandale du "mensalão" : pendant les deux mandats de Lula, le PT "achetait" le soutien de petits partis), et dans de nombreux cas ont contribué à l'enrichissement personnel de responsables politiques.

renvoyée. Les "explications de vote" données par les députés lors du premier vote le 17 avril, quand elles n'étaient pas pitoyables ou scandaleuses, étaient pourtant bien éloignées des questions fiscales8.

L'enquête, menée initialement par des juges de Curitiba (État du Paraná, au sud du Brésil) et connue sous le nom d’"opération Lava Jato" (parce qu'elle a commencé dans une laverie de véhicules) a conduit à la mise en cause de nombreux politiciens, y compris l'ancien président Lula, le candidat d'opposition en 2014 Aécio Neves, et les présidents de la Chambre des députés et du Sénat, mais pour le moment pas de Dilma Rousseff. Marcelo Odebrecht, le président de l'entreprise du même nom a été condamné en mars 2016 à dix-neuf ans et quatre mois de prison, pour corruption, blanchiment, et "association criminelle".

Aux affaires économiques, Michel Temer a choisi une équipe à l'image "technique" : aux Finances, Henrique Meirelles, ancien président de la Banque centrale sous Lula (mais aussi ancien député du PMDB pour son État de Goiás), et à la Banque centrale, l'ancien chief economist de Banco Itaú (la plus grande banque privée brésilienne) Ilan Goldfajn. Cette équipe est presque unanimement considérée comme "la meilleure possible" au Brésil aujourd'hui.

La procédure d'impeachment Au 1er trimestre 2016, Dilma Rousseff est lâchée par son principal allié, le PMDB, et une procédure de destitution (impeachment) est lancée avec l'accusation de "manipulation des comptes publics" en 2014. Les premières étapes sont aujourd'hui franchies : vote de la Chambre, puis vote du Sénat pour la mise en place d'un procès. Le 12 mai, Dilma Rousseff est donc écartée jusqu'au vote final par le Sénat (dans un délai maximal de six mois; une majorité des 2/3 sera nécessaire pour prononcer la condamnation) et le viceprésident (PMDB) Michel Temer devient président intérimaire. Pour Dilma Rousseff et ses partisans, la procédure est un abus de droit, et in fine un coup d'Etat. Les faits qui lui sont reprochés sont à leurs yeux une pratique peut-être regrettable mais commune au Brésil, et ne justifient en aucun cas une mise à l'écart de la présidente. Pour ses opposants au contraire, il s'agit bien d'un "crime de responsabilité" pour lequel elle mérite d'être

70 Mds USD en 2010) aient fait perdre tout sens de la mesure. Sur la question plus large de la corruption administrative, un commentaire intéressant d'un responsable de la filiale brésilienne d'une entreprise européenne. Selon lui, il n'est pas nécessaire de corrompre les fonctionnaires pour faire avancer un dossier au Brésil, "sauf si on a besoin d'une décision dans les délais normaux des affaires". A son avis, la situation au Brésil est ainsi plus proche de ce qu'il a vu en Argentine que de ce qu'il a constaté en Colombie. Ce qui ne correspond pas aux indicateurs les plus usuels sur la perception de la corruption : pour Transparency International comme pour les World Governance Indicators de la Banque Mondiale, le Brésil est un peu mieux classé que la Colombie, et nettement mieux que le Mexique ou l'Argentine.

N°16/165 – 15 juin 2016

Le gouvernement Temer et ses difficultés politiques

Mais la plupart des ministères ont été distribués aux partis de la nouvelle coalition qui soutient Michel Temer, qui ont envoyé au gouvernement leurs principaux responsables ou leurs hommes de confiance. Le résultat a valu au gouvernement Temer sa première critique : il s'agissait d'un gouvernement de "vieux hommes blancs", où on ne trouvait aucune femme et aucun représentant des minorités. Le principal "poids lourd" politique du gouvernement, le ministre du Plan et leader du PMDB Romero Jucá, allait occasionner le premier scandale majeur. Le 23 mai (onze jours après sa nomination), le quotidien Folha de São Paulo publiait un enregistrement, réalisé en mars par l'ancien président d'une filiale de Petrobras lui-même en difficulté dans l'enquête Lava Jato, dans lequel Romero Jucá expliquait la nécessité d'écarter Dilma Rousseff de la présidence, pour prendre le pouvoir directement et mettre fin à cette enquête qui "répandait le sang". La procédure d'impeachment prenait ainsi un tout autre éclairage. Le ministre résistait un peu, puis démissionnait. Un deuxième ministre, celui de la Transparence (sic), Fabiano Silveira, devait lui aussi démissionner quelques jours plus tard pour avoir été enregistré donnant des conseils juridiques (avant d'être ministre, mais il avait déjà des fonctions officielles au ministère de la Justice) à Romero Jucá. Le ministre du Tourisme est lui aussi visé par l'enquête Lava Jato. Le 7 juin, le procureur général demande l'incarcération de Eduardo Cunha (président suspendu de la Chambre des députés), Renan Calheiros (président du Sénat), José Sarney (exprésident de la République), et Romero Jucá (ministre démissionné), pour obstruction à la 8

"Pour ma tante Eurides, qui s'est occupée de moi quand j'étais petit", "Pour tous les agents d'assurances", "Pour l'autoroute BR 429"... Voir "Brazil Terrible Politics: Dilma, out!", The Economist, 21 avril 2016.

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Le Brésil en 2016 : une crise politique

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justice. Les deux premiers sont dans cet ordre les successeurs constitutionnels de Michel Temer si celui-ci doit abandonner ses fonctions. Cette incarcération a été refusée par la Cour suprême. Mais la confusion politique actuelle du Brésil est absolument sans précédent. Mais ces derniers jours, un troisième ministre, impliqué dans l'affaire Petrobras, a dû démissionner. Et surtout, le président intérimaire a lui-même été directement mis en cause, accusé d'avoir sollicité et reçu d'une filiale de Petrobras un financement pour la campagne électorale d'un de ses protégés à la mairie de São Paulo en 2012. Trois scénarios politiques Dans ce contexte totalement inédit, trois scénarios politiques de court terme nous semblent envisageables. 1. Le maintien du gouvernement Temer et un début de "normalisation" (probabilité : 50%, en baisse) L'impeachment est confirmé et, malgré quelques accidents, le gouvernement Temer tient jusqu'à l'élection présidentielle d'octobre 2018. Des réformes économiques sont mises en œuvre, la confiance revient peu à peu, et l'économie redémarre lentement. En 2017, la croissance pourrait même atteindre 2%, avec une reprise de l'investissement et, au second semestre, de la consommation. En 2018, Michel Temer ne se représentant pas, l'élection présidentielle pourrait opposer Henrique Meirelles (dans un destin à la Fernando H. Cardoso), qui serait le favori des investisseurs, à José Serra, actuel ministre des Affaires étrangères et candidat battu aux présidentielles de 2002 contre Lula et de 2010 contre Dilma Rousseff (problème : ils sont tous les deux du PSDB et ils auront alors respectivement 73 et 76 ans), et Marina Silva, la candidate évangélico-écologiste aux élections de 2010 et 2014. 2. La chute "spontanée" du gouvernement Temer (probabilité : 35%, en hausse) Cette chute pourrait être provoquée par une multiplication des implications de ministres dans l'affaire Petrobras. On ne peut même pas exclure une mise en cause du président Temer lui-même. Marcelo Odebrecht, qui n'envisage sans doute pas de passer dix-neuf ans en prison, a commencé à négocier une confession avec les juges : on ne sait pas qui en sera affecté. Dans une telle situation, la pression de la rue, et même des médias (bien que la majorité de ceux-ci soutiennent le gouvernement Temer), pourrait conduire à une telle perte de crédibilité du gouvernement et/ou du président qu'il(s) devrai(en)t démissionner.

N°16/165 – 15 juin 2016

Ce scénario est peut-être le plus porteur d'incertitude. Le processus politique qui devrait alors se mettre en place est des plus flous. Il semble invraisemblable qu'Eduardo Cunha ou Renan Calheiros, les successeurs constitutionnels, puissent accéder à la présidence, compte tenu des accusations pesant sur eux. Le suivant est Ricardo Lewandowski, actuel président de la Cour suprême fédérale (STF). Il a les graves défauts d'avoir été nommé par Lula et d'être considéré comme un proche du PT. Une autre incertitude porte sur les assemblées : il est au Brésil constitutionnellement difficile de dissoudre la Chambre ou le Sénat. 3. Le retour de Dilma Rousseff (probabilité : 15%, en hausse) Pour que l'impeachment de Dilma Rousseff soit voté (sans doute en septembre), il faudra au Sénat une majorité des deux tiers, soit 54 sénateurs. Or seulement 55 ont voté le 12 mai en faveur de la poursuite de la procédure, et plusieurs ont déjà exprimé leurs doutes quant à leur vote final, notamment en raison des scandales ayant émaillé les premières semaines du gouvernement Temer. Le vote final du Sénat n'est donc pas acquis. Ce scénario épouvante les milieux d'affaires brésiliens. Avec une certaine raison : un retour au pouvoir de Dilma Rousseff, avec un Congrès très hostile, rendrait à nouveau le pays ingouvernable.

Quels risques ? Une telle incertitude politique est évidemment porteuse de risques. A court terme, les principaux nous semblent être le risque strictement politique, une volatilité accrue des marchés, et le risque juridique. A moyen/long terme : l'enlisement dans une croissance faible, et une plus grande polarisation politique. Le risque politique La procédure d'impeachment en cours va vraisemblablement se conclure par la mise à l'écart définitive de Dilma Rousseff. Mais : (i) (ii)

une surprise reste possible ; même en cas de succès de la procédure, le gouvernement Temer reste vulnérable et fragile. Dans les deux cas, le chemin de retour légal à une situation politique "normale" n'est pas clairement tracé. En outre, la crise actuelle démontre avec force le besoin d'une réforme politique profonde : entre autres, le financement des partis politiques est à redéfinir, et le code électoral doit être modifié pour permettre l'émergence de vraies coalitions de gouvernement et éviter le morcellement des partis (27 sont actuellement représentés à la Chambre des députés), source de corruption.

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Jean-Louis MARTIN

Le Brésil en 2016 : une crise politique

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Une forte volatilité de la perception par les marchés Le real est une des monnaies les plus volatiles depuis une quinzaine d'année. Sa volatilité s'est en outre accrue depuis le début de 2015, car il réagit maintenant beaucoup plus aux évènements politiques qu'à la situation ou aux décisions de politique économique. Cette volatilité va donc persister au cours des prochains mois.

évalué par l'indice EMBI, a varié entre 200 et 580 points, avant de revenir autour de 400 une fois lancée la procédure d'impeachment. Graphique 10 - Coût du risque souverain (indices EMBI) 600 500 400

Graphique 8 - BRL/USD et TCER 2010 = 100

1,0

300

110

1,5

100

2,0

90

2,5

80

3,0

70

3,5

60

4,0

50

4,5 2000

100 0 2014 Brésil source : JPMorgan

2015 Mexique

2016 Colombie

40 2004

2008

2012

2016

BRL/USD taux de change effectif réel (éch. droite) source : BCdoB, BRI

Graphique 9 - La volatilisé accrue du taux de change BRL/USD 2,0

2,5

3,0

Le risque juridique pour les entreprises La plupart des entreprises brésiliennes grandes ou moyennes, locales et étrangères, pourraient être impliquées dans une enquête "anti-corruption". Il est cependant vraisemblable que la justice concentre ses efforts sur la corruption "politique", ignorant pour le moment la corruption administrative. Les plus vulnérables sont donc les grandes entreprises. Il est par ailleurs peu probable que les banques ayant financé ces entreprises soient inquiétées par la justice, sauf violation manifeste de leurs propres règles de conformité. Une déception sur la croissance On connaît la formule, attribuée à tort au général de Gaulle et qui serait en réalité de Georges Clemenceau : "Le Brésil est un pays d'avenir et il le restera"9.

3,5

4,0

4,5 2014

200

2015

2016 source : BCdoB

A 3,49 BRL/USD le 15 juin, le real est-il aujourd'hui sous-évalué ? Sans doute pas. Les coûts de production brésiliens sont encore élevés par rapport au reste de la région, et le retour vers un déficit courant modéré doit plus à la récession en cours qu'à un regain de compétitivité. A court terme, si Henrique Meirelles réussit à susciter un regain de confiance, le risque est peut-être même surtout celui d'une appréciation intempestive.

A court et moyen terme, c'est en effet probable. Un décollage durable exigerait entre autres un gigantesque effort d'investissements en infrastructures de transport, une profonde réforme fiscale et un allègement du poids de l'administration. Toutes choses très improbables dans le contexte politique actuel. Pour ne prendre que l'exemple des investissements en infrastructures, on peut considérer que le gouvernement n'aura à aucun moment, dans la décennie à venir, les moyens financiers de l'entreprendre seul. Il lui faudra donc faire appel à 9

La volatilité ne concerne pas que le change. Depuis deux ans, le coût du risque brésilien,

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Cette ironie est cependant peu cohérente avec la vision somme toute optimiste du Brésil exprimée par Clemenceau dans ses "Notes de voyage dans l'Amérique du Sud" (1911).

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l'investissement privé, dans le cadre de concessions ou d'autres formes de partenariats public-privé. Dans lesquels le secteur privé ne s'engagera pas tant que l'environnement politique ne sera pas durablement stabilisé. Une polarisation politique Le Brésil avait jusqu'ici échappé, en grande partie grâce à l'alternance réussie par Lula en 2002, à la polarisation politique dont souffrent beaucoup de pays latino-américains. Il est à craindre que cela

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change : la procédure d'impeachment laissera une profonde fracture dans la société brésilienne. Le triomphalisme des uns (presque général parmi les interlocuteurs rencontrés lors d'une mission récente) et le ressentiment des autres sont dangereux dans un contexte d'inégalités sociales qui reste porteur de tensions qui paraissaient jusqu'ici atténuées par la croissance et les programmes sociaux initiés par Fernando H. Cardoso à la fin des années 90 et poursuivis par Lula et Dilma Rousseff.  Achevé de rédiger le 17 juin 2016

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