extraits entre leurs jambes - sandrine louvalmy

ce petit « mal » qui les narguait trop intensément à l'aube de leur trentaine. ... Il faut dormir la nuit ! Arrête le stress ou le boulot. De toute façon, je ne suis pas esthéticienne ; je suis assédicienne ! — A…quoi ? — Assédicienne, je suis membre d′une célèbre institution ... Françoise n'avait pas trouvé le sommeil cette nuit-là.
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Sandrine LOUVALMY

ENTRE LEURS JAMBES

Tous les personnages de ce roman sont fictifs.

© olly – Fotolia – Sandrine Louvalmy 2014 Tous droits réservés Sandrine Louvalmy 2014 ISBN : 978-2-9545962-0-4

1 Natalia J’avais rencontré Henri Forge à une soirée organisée par un ami de mon associé. Au cours du cocktail, nous avions si bien sympathisé qu’il insista pour me revoir. Je n’étais pas contre cette idée, mais avant de lui répondre, je lui avais énuméré mes conditions qu’il avait validées à ma grande satisfaction, sans sourciller. Tout ceci était inhabituel. Inhabituel parce qu’il ne m’avait pas été présenté par mon associé (je me réjouissais de garder pour moi tout le pognon). Inhabituel aussi parce que je m’engageais avec lui chaque jour pendant plusieurs semaines. Pourtant, au premier rendez-vous, j’avais failli arrêter avec Henri Forge, car il avait un défaut qui dans mon milieu n’est guère apprécié : il posait trop de questions. A chacune, je devais trouver une réponse qui colle à la réalité. Ce qui m’incita à poursuivre, c’est qu’il régla quatre semaines d’avance et plus que le tarif en vigueur. A chacune de nos rencontres, il avait instauré ce rituel qui consistait à m’offrir un cadeau. Des parures, des bouquets de fleurs, je m’en foutais de tout ça, tant que j’avais ma thune et que le mec n’était pas cinglé, le reste m’importait peu ! Je n’étais pas sur terre pour le romantisme. Ma tâche était ciblée et surtout tarifée. Évidemment, ça changeait de quelques pervers indélicats et sans scrupules qui allongent froidement les billets en demandant d’accomplir des choses bien précises. Ceux-là, je les haïssais car je devais me montrer efficace, rentable et flexible aussi gracieuse que disponible ! Mais depuis cette fameuse crise que tout le monde évoquait dans les conversations, et pour certains quand ça les arrangeait, j’avais perdu quelques clients. Il fallait que je me débrouille à trouver quelques combines en dehors de mon collaborateur, pour continuer à assumer mon train de vie, toutes ces fripes de marques, bijoux et accessoires que j’adorais par-dessus tout, le maquillage, le coiffeur, la manucure, les soins du visage et puis tout le reste, les factures du quotidien… Avec ce job d’escort - mot anglophone qui sème le doute dans les esprits et qui efface un mot devenu presque aujourd’hui obsolète - avec ce job, je gagnais rapidement beaucoup d’argent. J’avais emprunté le prénom de Natalia avec mes clients. Ainsi, Natalia la professionnelle côtoyait Natacha l’ambitieuse, toutes deux réunies pour faire un max de fric dans l’espoir de vivre un jour mon rêve. Mon grand rêve. Depuis quelque temps, j’avoue qu’en parallèle l’idée de rencontrer un mec qui m’apporterait une tranquillité financière, s’emparait de mon esprit chaque jour un peu plus. Dans ce milieu, j’atteindrai bientôt l’âge de la retraite. Je n’excluais donc pas l’idée de me faire passer la bague au doigt ! De toute façon, ça avait été très clair dès le départ, je ne m’étais jamais embarrassée de mecs sans pognon, et si je devais exercer une profession qui sentait depuis si longtemps l’opprobre autant que ça soit en compensation d’un tas de frics pour me faire oublier la femme que j’étais devenue. Il avait toujours été exclu que je devienne l’assistante sociale du cul. Le sexe avait un prix et pour moi, c’était au prix fort !

Parfois, il m’arrivait de penser à ce que je serais devenue si j’avais entrepris de brillantes études. Ma mère m’avait pourtant prévenue, elle qui avait galéré seule toute sa vie à travailler pour à peine mille euros par mois ! Et même si je n’aurais jamais songé un seul instant à mener une vie si éloignée des contes de fées que je lisais dans mon enfance, même si à trente ans, j’avais conscience de la sale image que projetait ma profession sur les consciences, je n’avais rien trouvé de mieux que de m’adonner au plus vieux métier du monde.

2 Julie Julie n’était pas d’humeur à traîner jusqu’à cinq plombes du matin, entourée par des gens ivres morts qui ne savent même plus où ils habitent à la fin de la soirée. Elle avait accepté l’invitation de son amie, surtout pour fuir l’image que lui renvoyait sa solitude miroitante devant la glace. Cette fête avait été organisée par un mec rencontré sur internet. Pour motiver Julie, sa copine lui avait même fait croire qu’elle y rencontrerait l’homme de sa vie ! L’homme de sa vie ? C’était quoi cette idée saugrenue ! Une décennie s’était écoulée depuis sa plus grande histoire d’amour, et le mot amour n’avait eu d’égal que les vingt-quatre mois durant lesquels l’idylle avait duré. Ça faisait un bail qu’elle n’y croyait plus à sa grande histoire ! Le plan n’était pourtant pas compliqué : une rencontre amoureuse, une projection d’une vie de couple, des enfants, une famille, en somme un enchaînement des plus classiques. Pourquoi les plans avaient-ils été sabotés ? Heureusement, elle n’était pas seule à vivre cette errance sentimentale. Avec ses amies, elles en dissertaient le soir tard dans les bars pour permettre d’expulser ce petit « mal » qui les narguait trop intensément à l’aube de leur trentaine. La plupart du temps, en fin de semaine, dans un bar animé, elles faisaient le bilan et nourrissaient leur manque en se soutenant, en se saoulant et en espérant surtout y croiser l’homme, le vrai, celui dont elles souhaitaient fortement qu’il soit charmant pour chacune d’entre elles. L’alcool dissipait leur mal-être. Parfois, l’une d’elles repartait accompagnée. Hélas, en chemin, Cupidon perdait ses flèches. Il n’y avait aucune raison pour que Julie entende au petit matin, avec enthousiasme une phrase du genre : faisons un bout de chemin ensemble ! Aucune raison pour que ça marche sans sentiment, sans conviction, sans motivation ! Alors lorsque à cette soirée, cet homme aux cheveux noirs gominés avec l’allure d’un animal en rut l’accosta par ces quelques mots : Et toi, tu fais quoi dans la vie ? Elle le regarda désabusée, lui soufflant l’air d’un ras-le-bol sur son visage marqué par l’alcool. Le début s’annonçait mal, il n’y avait pas de raison pour que ça change ! A chaque fois, elle avait l’impression de se retrouver au collège avec ce professeur au ton inquisiteur qui interroge : «Il fait quoi ton papa dans la vie ? – «Et s’il était au chômage, mon papa tu l’aiderais à trouver du taf ou t’irais le balancer aux services sociaux !? » A l’instar de cette question, le mec semblait vouloir percer l’énigme de sa situation. Se réjouissait-il à l’idée de compter les billets dans son portefeuille ? « La fille de mon pays » (pas celle d’Enrico) s’était frayée un chemin vers l’indépendance : s’assumer était devenu la moindre des politesses ! Certains mecs l’avaient compris, tellement pressés de savoir quel métier elle exerçait pour connaître sa capacité à régler les factures et pourquoi pas les siennes ! Être réduit à un coup de financement, voilà ce qu’elle était ! Mais depuis peu, elle se moque de toutes ces questions, s’en fout du tiers comme du quart et décide de négliger ce tâcheron autant qu’il la néglige. Elle réplique avec peu d’enthousiasme : A ton avis ! Ce soir, le mec est 100 % abruti. Il cherche dans sa tête de linotte son métier en regardant ses chaussures, son pantalon, son chemisier, sa tête, sa coiffure, sa dégaine.

Comme celui-là n’est décidément pas une flèche, Julie détourne la conversation et balance les projecteurs sur lui : — Toi, tu dois au moins avoir 35 piges ? — Ah bon ! — Tes pattes-d’oie autour des yeux ! — Justement, je cherche une crème qui estomperait ces petites rides disgracieuses. T’as pas un bon plan d’esthéticienne ? Pour arrêter de respirer sa médiocrité et cette haleine empestant un mélange de tabac et d’alcool, elle lui rétorque rapidement : — Il faut dormir la nuit ! Arrête le stress ou le boulot. De toute façon, je ne suis pas esthéticienne ; je suis assédicienne ! — A…quoi ? — Assédicienne, je suis membre d′une célèbre institution créée à la fin des années 50 dont le but est d′héberger des chercheurs pendant un temps déterminé…Je suis, je suis une…Assédicienne, membre d′une académie sans prestige qui s′appelle les Assédics et l’Anpe. Enfin, maintenant, c’est le pôle emploi ! — Ah ! Ok, t′es au chômage. J′ai soif ! — Boire, c′est bien pour hydrater sa peau, mais évite le whisky. Et puis, ce n′est pas de la crème qu′il te faut mais des injections d′acide hyaluronique...Casse toi, va donc écluser une autre bouteille ! Maugréa-t-elle. Enfin, libre ! Débarrassée ! Encore un bouché à l’émeri, un grave de chez grave…Éclairée par son intuition de départ, elle repartait affaiblie tant mentalement que physiquement, et avec elle, sa copine prenant place dans cette vieille voiture qui les traînait depuis cinq ans vers des soirées médiocre. Pendant le trajet du retour, leurs conversations ressassaient des évidences. Le mec cherchait à percer l’énigme de sa situation : Combien tu coûtes ; combien ça coûte d’être ensemble ? Qu’est-ce que ça va me rapporter ? Qu’est-ce que tu fais ? T’as quoi un CDI ou un CDD…Et l’amour dans tout ça, les yeux qui pétillent, le cœur qui s’emballe, les frissons qui parcourent le corps et puis ces projets qui se dessinent à deux. Alors tout ça, c’était de la foutaise ? L’amour n’existait pas sans notes de frais et de remboursements ! Peut-être qu’un jour, lorsqu’elle était plus jeune, Julie avait laissé filer celui qui ne demandait aucun justificatif, celui qui s’intéresse uniquement à elle en tant qu’être humain. Dorénavant les barrières infranchissables étaient là. Malgré l’air saturé par la chaleur naissante de ce matin d’été, elle regagna sa solitude. Son amie Samia retourna chez elle, enfin chez ses parents. Pour ne pas les réveiller, elle s’était introduite à pas feutrés, dans cette chambre qui avait bercé son enfance, son adolescence, son jeune âge d’adulte et maintenant ce corps de femme qui était plus que jamais à la recherche de son émancipation, plutôt de l’homme qui viendrait la sauver, celui-là, elle l’espérait conforme à ses souhaits, à ceux de ses parents et de sa culture. Celui qui briserait ses chaînes viendrait-il bientôt la délivrer ? Combien de temps à attendre les autres chaînes ?

3 Françoise et Martha Françoise n’avait pas trouvé le sommeil cette nuit-là. A côté d’elle son mari, son cher et tendre depuis combien d’années déjà ? Elle leva les yeux au plafond éclairé par la lumière lunaire qui passait à travers les stores pour conclure que le temps passe si vite...Trente-cinq ans de mariage ! Trente-cinq ans à le sentir, à le toucher, à le voir, lui, rien que lui et personne d’autre. Sage, elle avait été pendant toutes ces années si vite passées, sage comme on le lui avait demandé. Dans son esprit, c’était évident, elle avait été une femme-modèle, une épousemodèle, une mère-modèle, une amante-modèle, elle aurait sans doute été une grand-mèremodèle, si elle avait vu plus souvent ses deux petits-enfants. Elle avait obtenu presque toutes les médailles, les récompenses, pas une n’aurait dû échapper à sa volonté de première de la classe ! Dorénavant, la solitude, l’amertume et l’ennui plus que jamais l’étreignaient. Si elle avait pu, quand elle était jeune, elle aurait plutôt cherché à baiser et à fumer des pétards au lieu de se caser avec le premier clampin qui passe, surtout, pour voir le résultat maintenant à l’aube de ses soixante ans ! Mais une fleur bleue ne pousse pas en milieu hostile, au milieu de la jungle… Elle avait failli se lever pour boire des verres d’alcool fort comme une potion magique qui l’aurait éloignée de ce sarcophage aussi oppressant que les ténèbres de sa nuit. Ce n’était pas son genre de s’éloigner des normes. Elle n’avait pas réussi à chopper Morphée à temps, et maintenant c’était presque impossible d’espérer le trouver avec les ronflements si réguliers de son fidèle partenaire. Hélas elle replongea dans ses souvenirs, dans de mauvais souvenirs. Ce qu’elle redouta arriva, elle repensa à cette fête très très particulière dans laquelle elle était restée à peine dix minutes. Une soirée où des gens, des anonymes se rencontrent pour échanger bien plus que des conversations ! Incroyable ! Elle qui était si pudique, si romantique avait failli se retrouver à poil, coincée entre un vieux type genre Charpey et un jeune étalon fougueux. Elle était restée seulement dix minutes dans cet endroit malfamé mais la violence des images marquerait à jamais son esprit innocent. Comment avait-elle pu atterrir dans ce bordel ? Sa collègue devenue sa confidente, une bonne copine avec qui elle parlait si bien depuis leur rencontre professionnelle, et avec qui elle se confiait désespérément depuis quelque temps, l’avait entraînée dans cette dégueulasse aventure. Ah ! Martha, toujours tirée à quatre épingles avec son faux air de sainte nitouche et ses lunettes aux contours noirs qui lui donnaient un air impénétrable. Oui c’était elle qui, en sortant de son poste de secrétaire, une fois par semaine, remplaçait ses lunettes par des lentilles, ses mocassins en daim par des bottes en cuir et son tailleur strict par un pantalon moulant ou une minijupe échancrée, selon l’humeur. Martha l’exubérante était née !

La blonde vénitienne colorée sans trop d’excès, cheveux mi-longs, conservant la taille de guêpe de sa jeunesse devenait alors un être espiègle et mutin, une véritable déchaînée du sexe qui n’avait ni loi ni foi. Oui, c’était elle qui avait eu l’audace d’entraîner Françoise la timorée dans un club libertin ! Pourquoi l’avait-elle suivie ? L’autre jour en la voyant si empêtrée dans son mal-être, Martha lui serina : Ne fais pas la connerie d’aller chez un psy…Pour te remonter le moral ma petite Françoise, je vais t’emmener faire la fête, te présenter à des gens, tu verras ça sera sympa, tu oublieras complètement, je peux te l’assurer, la négligence que te fait endurer ton mari, tu sais celui qui ne t’envisage même plus en rêve ! Il ne va plus te reconnaître dans quelque temps ! Crois-moi, c’est une formidable thérapie, une délivrance ! J’ai remplacé mon fantomatique de mari par du concret, du palpable, de la réalité ; je t’assure que je vis tout intensément et que je suis très épanouie. Viens avec moi, tu verras, tu en ressortiras grandie, métamorphosée, oubliant toutes les invectives qu’il te sermonne à longueur de journées. La curiosité de Françoise avait eu raison de son hésitation. Elle voulait découvrir comment sa collègue réussissait si bien à prendre du recul face à la longévité ennuyeuse et mortelle de son couple. A aucun moment, elle s’imagina vivre cette ignominie ! Confiance aveugle en sa collègue ? Sans doute. A aucun moment elle ne s’était imaginée atterrir sur un champ de bataille de corps allongés dans un si profond désespoir affectif. En sortant, Françoise avait immédiatement expurgé son mal-être en déversant tête penchée contre le mur de l’établissement, son dégoût et sa gerbe. Elle comprenait mieux maintenant pourquoi Martha appréhendait le jour où son mari prendrait sa retraite. Car il était bien aise de sortir comme bon lui semble, pour aller baiser la nuit tranquillement avec le métier de son cher et tendre. Toute la semaine, il sillonnait les routes de France, en tant que représentant. Il rentrait à la maison éreinté le vendredi à partir de 14 heures. C’était alors si facile du haut de ses cinquante-cinq ans de se barrer sans demander la permission, sans justifier ses escapades d’une à deux fois par semaine pour aller défier la nuit ces hommes à l’épée ! « Quand on a un mari qui ne rentre pas la semaine, on peut facilement se tromper d’heures » avait conclu bêtement Françoise. Il fallait vraiment être une traînée pour vivre ce genre de choses, avait-elle failli lui révéler. Elle avait au fond espéré qu’elle soit comme elle, à la recherche encore de l’amour, le vrai, comme ce jeune homme qu’elle avait rencontré à dix-huit ans au bal de son village. L’histoire n’avait pas traîné. Elle était devenue deux ans après sa femme, peu de temps après, la mère de ses deux enfants. Et puis les années étaient passées, si vite passées, tout en distillant un peu plus chaque jour la routine et l’ennui. Elle était devenue sa bonniche, sa chieuse ! La vie ensemble avait fané comme une fleur trop longtemps exposée au soleil. Maintenant, ils ne faisaient plus rien ensemble, à part s’engueuler, à part des repas de famille, à part s’engueuler pendant les repas de famille ! Les années ne les avaient pas bonifiés au contraire, les avaient endurcis et fâcheusement distancés. Heureusement, Françoise avait un objectif dans la journée. Elle partait travailler. Ô grand Dieu, elle appréhendait le passage à la retraite ! Était-il possible de vivre ensemble aussi longtemps pour au final ne plus rien éprouver ? Les weekends étaient plus laborieux, passer deux jours à se croiser sans vraiment se parler, ni se voir, c’était désolant. Pour soulager son mal-être, Françoise se confiait à sa collègue Martha avec laquelle elle s’entendait si bien. Récemment, elles aimaient prolonger après le boulot, leurs discussions en s’attardant dans des cafés. Après avoir assisté pour la première fois de sa vie à un spectacle dégueulasse, Françoise annonça à sa collègue sur un ton agressif qu’elle n’était pas à la recherche d’un baisodrome.

Bref, Martha ne devait plus JAMAIS l’entraîner dans ses infamies ! Après plus d’une semaine de brouille et une discussion orageuse, le calme réapparut et leurs conversations reprirent comme au début. Finalement, à quoi bon se faire la gueule. Martha n’était-elle pas attentionnée, quelqu’un qui l’écoutait sans rechigner ? Tant pis pour ses extravagances, ses mauvaises fréquentations, car ce qui la soulageait le plus était d’avoir trouvé une confidente. Tandis que d’autres s’épanchent sur une bouteille d’alcool ou vont chez un psy, elle avait trouvé une amie-thérapeute.

4 Rosalie Rosalie refaisait ce tableau sous Excel pour la troisième fois. Il fallait absolument le terminer avant la réunion de seize heures. Ces temps-ci, elle bâclait son travail. Elle pensait constamment à l’homme qui avait chamboulé sa petite existence paisible de célibataire. Depuis le début, cette relation n’avait jamais ressemblé à un conte de fées ! Pourtant, elle n’était pas du genre sentimental, se foutait pas mal du bouquet de fleurs, de la robe de mariée, de l’argent qu’il aurait pu lui filer pour prendre soin d’elle. Elle n’aurait pas été le genre de nana qui exhibe son mec comme un trophée dans la conversation ou dans le portefeuille, ni même le genre à se demander quelle robe elle va porter pour sortir. Elle aurait été heureuse d’évoquer en toute simplicité un week-end passé avec lui, des vacances dans un endroit forcément extraordinaire du moment où il était à ses côtés. Elle aurait révélé quelques petits détails sans trop exagérer, juste pour montrer qu’elle n’était pas seule que quelqu’un sur cette terre l’avait remarquée, elle, Rosalie ! Elle aurait pu fièrement dire à ses collègues, ses amies que l’amour existait et qu’elle l’avait trouvé ! Finalement, à quoi bon ? L’amour était compliqué. Quand on croit le tenir, il finit toujours par se barrer. Et même si certaines affichent leurs projets d’avenir, de mariage, de famille, de propriété, d’enfants, de jardin, de piscine, de chats, de chiens,…Tôt ou tard, les emmerdes arrivent. En tout cas, pour elle, tout semblait commencer à l’envers ! Mais pourquoi avait-elle choisi cet homme-là précisément, alors qu’elle aurait pu en avoir un, disons plus authentique et attentionné, plus en lien avec sa normalité ? Depuis quelques jours, elle ne cesse de repasser le film de ses débuts pour mieux capter ce qui a bien pu dérailler dans cette histoire ! Depuis ce fameux jour de séminaire où il avait prononcé avec une voix suave et des yeux qui insistent : tu bois un dernier verre ? Elle se souvenait qu’il l’avait séduite bien avant, de tous ces regards pénétrants qui convoquent le trouble en faisant baisser les yeux, de cette étrange façon qu’il avait d’effleurer sa main, de lui sourire, de lui expliquer avec une voix insistante plutôt pénétrante, le travail qui lui confiait. Docile, elle l’écoutait, la couleur de la passion venait souvent mordiller son visage innocent…Il avait de l’emprise sur elle… Puis, il y avait eu quelques avances explicites, quelques remarques allusives. Jusqu’au jour, à ce séminaire, où elle avait accepté sans broncher de monter dans sa chambre. Elle se demandait comment elle allait lui annoncer à celui qu’elle voyait tous les jours au bureau, et généralement deux fois par semaine quelquefois les week-ends, dans son petit appartement. Personne n’aurait pu imaginer que ce petit bout de femme introvertie pouvait se taper- il n’y avait pas d’autres mots - cet homme si charismatique, si imposant et brillant dans la vie ! Qu’avait-il pu trouver d’attirant chez cette jeune aide-comptable ? Lui qui avait pourtant une épouse magnifique avec laquelle il avait eu deux beaux enfants arborant en public la vitrine de la famille idéale. Les rumeurs se répandaient déjà et la rondeur de son ventre n’allait nullement les museler.

Elle entendait les chuchotements de ses collègues (qui ressemblent à tous les collègues du monde dans ces moments-là) : son âge, les vingt ans de moins avaient joué en sa faveur, à elle, Rosalie. La jeunesse, l’avenir, Rosalie, le visage de l’innocence et de l’insouciance. Elle ne se voyait pourtant pas comme une distraction. Elle voulait s’engager. Elle repensait souvent à ce déjeuner en tête à tête qui n’avait décidément auguré rien de bon quant à un avenir avec lui. Il l’avait d’ailleurs prévenue qu’il ne quitterait jamais sa femme pour elle, il avait déjà une famille et il n’en cherchait pas une deuxième. Le ton catégorique qu’il emprunta ce jour-là, glaça instantanément son sang et ses rêves de projection s’éclaboussèrent sur le mur de ses lamentations. Un silence s’était installé qu’il avait comblé rapidement en finissant d’une traite son verre de vin rouge. Il ne voulait pas perdre son temps à la rassurer. Il était convaincu qu’elle partirait pour un type de son âge, célibataire, comme toutes les autres qu’il avait eues auparavant. Ainsi, il s’en irait de nouveau à la chasse, en quête d’une jeune proie appétissante, peut-être encore plus fraîche que la précédente. Au fond, c’est ce qui l’excitait le plus dans la relation amoureuse. Conquérir et immobiliser sa proie. Aux premiers signes de lassitude, il la laissait filer en observant les marques plus ou moins rouges violacées sur son cou. Rosalie en avait des marques, les siennes semblaient plutôt indélébiles. Comment allait-elle réussir à lui faire endosser sa responsabilité ? Lui répondrait-il par une de ces phrases type : « tu m’as fait un petit dans le dos » un peu comme dans cette chanson qui accuse les femmes de tellement bien disposer de leur corps qu’elles finissent par faire un bébé toute seule ! C’était le même refrain qu’elle entendait déjà. Elle le voyait nier. C’est vrai qu’il ne la surveillait pas quand elle sortait le soir dans des bars où la rencontre de mecs était inévitable, allait-il surenchérir. Et si ce n’était pas lui le père ? Aussi surprenant que cela puisse paraître, Rosalie ne flirtait pas avec d’autres comme si elle avait fait serment de lui rester fidèle, à lui l’infidèle ! Elle aimait surtout se retrouver entre copines à discuter, à se dire des trucs de nanas. Depuis que ses amies savaient qu’elle sortait avec un homme marié, elles avaient des conversations qui finissaient toujours par l’accabler, lui, le minable ! Elles se demandaient aussi pourquoi elle perdait son temps avec un homme qui ne lui apportait ni quiétude, ni épanouissement et qui la faisait surtout passer à côté de meilleures propositions ! La vie amoureuse était déjà bien assez complexe pour se rajouter des problèmes. Elle eut honte soudain en les voyant écouter le drame de son futur. Rosalie décida d’annuler les deux futurs rendez-vous programmés avec lui. Elle avait toujours accepté de le voir en fonction de son emploi du temps, cette fois-ci, elle refusait. Opposer, s’imposer et si c’était ça la réussite ? S’éloigner était pour le moment la seule solution, la meilleure qu’elle ait trouvée pour réfléchir sereinement à la façon d’extraire de son cœur les flèches sanguinolentes de Cupidon. Avec tout ce qui lui arrivait, il n’y avait aucune place pour ce foutu tableau sous Excel. Urgent ou pas, qu’on ne vienne surtout pas l’emmerder avec ce genre de conneries.