Bariona (extraits) Sartre - 1940

La plus grande folie de la terre, c'est l'espoir », déclare Bariona en précisant: « les jeux sont faits d'avance. La misère, le désespoir, la mort attendent l'homme ...
58KB taille 27 téléchargements 540 vues
Bariona (extraits) Sartre - 1940 Bariona ou le fils du tonnerre est une pièce écrite par Sartre pour le 25 décembre 1940, dans le camp où il était alors prisonnier, à Trèves. La pièce se place au moment de la nativité de Jésus. Bariona est le chef des juifs dressés contre les Romains. Il dialogue avec Balthazar, l’un des rois mages. « La plus grande folie de la terre, c’est l’espoir », déclare Bariona en précisant: « les jeux sont faits d'avance. La misère, le désespoir, la mort attendent l’homme au carrefour. » Il ajoute enfin que « la dignité de l'homme est dans son désespoir ». C'est alors que le roi mage noir, Balthazar, interroge Bariona au sujet de cette dignité et lui dit : « es-tu sûr qu'il n'est pas plutôt dans son espérance ? » Voici le long monologue de Balthazar

« Tu souffres et pourtant ton devoir est d'espérer. Ton devoir d'homme. C'est pour toi que le Christ est descendu sur la terre. Pour toi plus que pour tout autre, car tu souffres plus que tout autre. L'ange n'espère plus car il jouit de sa joie et Dieu lui a, d'avance, tout donné et le caillou n’espère pas non plus, car il vit stupidement dans un présent perpétuel. Mais lorsque Dieu a façonné la nature de l'homme, il a fondé ensemble l'espoir et le souci. Car l'homme, vois-tu, est toujours beaucoup plus que ce qu'il est. Tu vois cet homme-ci, tout alourdi par sa chair, enraciné sur la place par ses deux grands pieds, et tu dis en tendant la main pour le toucher : il est là. Et cela n'est pas vrai. Où que soit un homme, Bariona, il est toujours ailleurs. Ailleurs, par-delà les cimes violettes que tu voies ici, à Jérusalem ; à Rome, par-delà cette journée glacée, demain. Et tout ceux qui l’entourent, il y a beau temps qu’ils ne sont plus ici : ils sont à Bethléem dans une étable, autour du petit corps chaud d'un enfant. Et tout cet avenir dont l'homme est pétri, toutes les cimes, tous les horizons violets, toutes ces villes merveilleuses qu'il hante sans y avoir jamais les pieds, c'est l'espoir. Regarde les prisonniers qui sont devant toi, qui vivent dans la boue et le froid. Sais-tu ce que tu verrais si tu pouvais suivre leur âme ? Les collines et les doux méandres d'un fleuve, et des vignes, et le soleil du Sud… C'est là-bas qu'ils sont. Et les vignes dorées de septembre, pour un prisonnier transi et couvert de vermine, c'est l'espoir. L'espoir est le meilleur d'eux-mêmes. Et toi, tu veux les priver de leurs vignes et de leurs chants et de l'éclat des lointaines collines, tu veux ne leur laisser que la boue et les poux et les rutabagas, tu veux leur donner le présent effaré de la bête. Car c'est là ton désespoir : ruminer l'instant qui passe, regarder entre tes pieds d'un oeil rancuneux et stupide, arracher ton âge de l'avenir et le renfermer en cercle autour du présent. Alors tu ne seras plus un homme, Bariona, tu ne seras plus

qu'une pierre dure et noire sur la route. Sur la route passent les caravanes, mais la pierre reste seule est figée comme une borne dans son ressentiment. »