Du pain et des jeux vidéo

peur P. Diddy qui descend d'un avion. Le bas de l'écran semble à la fois se dissoudre et se re- fléter dans une flaque d'eau mouvante. Un effet généré par le ...
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Du pain et des jeux vidéo Née en même temps que la bombe atomique, l’industrie des jeux vidéo est longtemps restée très masculine. Aujourd’hui, les studios de création fleurissent dans toute la Suisse. Flashback. TEXTE

| Clément Bürge et Julie Zaugg

personnes plus âgées ont commencé à s’y intéresser.» Le marché a explosé. Des milliers de jeux ont été vendus. Une véritable «guerre» faisait rage entre les constructeurs Nintendo, Sony et Sega. Puis, dans les années 2000, de nouveaux acteurs flairant le potentiel de cette industrie se sont lancés, comme Microsoft et sa Xbox.

Programmé en 1958, «Tennis for Two» est considéré comme le premier jeu vidéo du monde. Le moniteur était rond et son fond noir. Une petite balle sautait d’un côté à l’autre de l’écran. Ce jeu est l’œuvre de William Higinbotham, un physicien nucléaire du Brookhaven National Laboratory, aux Etats-Unis, également à l’origine du Projet Manhattan, qui a donné lieu à la bombe atomique. Il l’avait inventé pour amuser les visiteurs lors d’une journée portes ouvertes de son laboratoire.

Aujourd’hui, l’arrivée des smartphones, omniprésents dans nos poches, permet de toucher encore plus de personnes. «Les femmes ont aussi commencé à jouer», remarque Marc Bodmer. L’industrie a connu un boom impressionnant. Le chiffre d’affaires des jeux vidéo est passé de 4,7 milliards de dollars en 1990 à 67 milliards de dollars en 2013.

Par la suite, des jeux comme «Spacewar!» et «Pong» ont pris d’assaut les salles d’arcade dans les années 1970. Des consoles de jeu individuelles, comme l’oubliée Magnavox, sont arrivées dans les salons. Mais, dès leur naissance, les jeux vidéo n’ont jamais été pris au sérieux. «Ils étaient avant tout perçus comme un produit pour les enfants, pas comme une création artistique comme le cinéma», explique Marc Bodmer, un journaliste spécialisé en jeux vidéo, qui a réalisé un projet de recherche sur le sujet pour la Haute école des sciences appliquées de Zurich.

Cette fièvre s’est aussi emparée de la Suisse. «En 2009, le pays ne comptait que quatre studios de jeux, dont trois se trouvaient à Zurich, détaille Sylvain Gardel, responsable des programmes liés à la culture numérique chez Pro Helvetia. Il y en a aujourd’hui une cinquantaine.» Ils produisent entre 30 et 40 jeux par an. Plusieurs écoles supérieures, comme la Haute école d’art et de design HEAD à Genève, ou encore la Haute école des arts de Zurich, proposent des formations en conception de jeux vidéo. Résultat: les concepteurs helvétiques, qui devaient au-

La sortie de la PlayStation de Sony en 1994 a marqué une étape importante «Cette nouvelle console de salon permettait de créer des jeux au graphisme plus réaliste, indique l’expert. Des

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William Higinbotham (1910-1994) Ce physicien américain était chercheur au Brookhaven National Laboratory d’Upton (New York). Il a créé le premier jeu vidéo «Tennis For Two» pour les portes ouvertes de ce centre de recherche dans l’intention d’amuser les visiteurs.

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trefois s’exiler, à l’image de Ru Weerasuriya, l’un des développeurs de «World of Warcraft», parti vivre aux Etats-Unis, peuvent désormais exercer leur art en Suisse.

Le jeu lausannois aux 55’000 téléchargements «The Firm» se veut frénétique. Dans un décor ultra-pixelisé, le joueur incarne un trader qui doit acheter et revendre des actions. Si le trader fait des erreurs, il se fait renvoyer ou se suicide en sautant d’un immeuble. Développé par une équipe de diplômés de l’école Ceruleum à Lausanne, le jeu a été téléchargé près de 55’000 fois.

Mais malgré cette expansion perpétuelle, la réputation des jeux vidéo reste souvent négative. «La grande majorité des débats autour des jeux vidéo se concentrent autour de la violence, regrette Douglas Eric Stanley, un professeur de design algorithmique à la HEAD-Genève. On ne comprend pas quel est leur potentiel artistique ou éducatif.» La faute au milieu luimême: «L’industrie du jeu vidéo cultive cette image des joueurs blancs mâles et adolescents. Et les femmes y sont souvent représentées de façon grossière. Les concepteurs de jeux vidéo doivent sortir du ghetto dans lequel ils se sont enfermés et montrer que leurs créations sont dignes d’intérêt!»

«Des traders nous ont écrit pour nous féliciter et nous donner des conseils sur l’industrie, s’enthousiasme Gabriel Sonderegger, l’un des cinq membres de Sunnyside Games, le studio à l’origine de «The Firm». Nous voulions parler des travers provoqués par le stress et l’argent.» L’un des membres est lui-même issu de la finance: «Nous nous sommes inspirés de son expérience stressante et étouffante dans cette industrie», glisse le jeune homme de 25 ans.

Feinheit Kreativ: le studio militant zurichois «First Strike» est terrifiant. Le joueur se choisit une nation dotée de l’arme nucléaire. Le but: détruire le reste de la planète pour être le seul survivant. Mais l’objectif des cinq concepteurs de ce jeu, membres du studio Feinheit Kreativ à Zurich, n’est pas de promouvoir l’arme nucléaire. «Nous voulons que les gens se rendent compte de l’horreur de la puissance atomique», souligne le CEO Moritz Zumbühl. Détail subtil: le seul moyen de compléter le jeu est de jouer une partie sans envoyer de missiles nucléaires. «Le message est que la seule nation qui gagne vraiment doit être pacifiste», souligne-t-il. Le studio a aussi décidé de donner 20% des revenus générés grâce au jeu à des organisations qui luttent contre la prolifération nucléaire. Jusqu’à aujourd’hui, First Strike a été téléchargé près de 70’000 fois au prix d’environ 4 francs. «Nous pensons vraiment que les jeux vidéo peuvent faire passer un message profond», explique Moritz Zumbühl.

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Street fighter II: The World Warrior est une référence parmi les jeux vidéo de combat. Sorti en 1991, il a renouvelé le succès des jeux d’arcade. Son adaptation pour la console Super Nintendo en 1992 s’est vendue à plus de 6,3 millions d’exemplaires.

Deux projets innovants imaginés par des étudiants issus de la HEAD - Haute école d’art et de design Genève s’inspirent des jeux vidéo: le premier (à droite), intitulé «OKO» (l’œil en russe), met au défi le joueur de reconstruire des photographies satellitaires de la NASA via un écran tactile. Il a été réalisé par Nadezda Suvorova. Le second (en bas) est un film d’animation interactif nommé «IDNA», basé sur un scénario post-apocalyptique. Il a été créé par le studio de design genevois Apelab. Celui-ci regroupe cinq designers et développeurs, pour la plupart diplômés de la HEAD.

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Le spectacle du sport électronique

détourné des canaux de publicité traditionnels comme la télévision et la presse écrite. Ces joueurs compétitifs sont d’origines diverses. «On voit des adolescents au look geek, mais il y a aussi beaucoup de gens dans la vingtaine, voire trentaine, qui ont une carrière», explique Travis Beauchamp, le réalisateur d’un documentaire sur le sujet nommé «The Smash Bros». Mais les meilleurs d’entre eux, dont Mang0 et Mew2king, ne sont pas devenus les joueurs qu’ils sont par hasard. «Il faut certes beaucoup de talent, explique Christopher Fabiszak, ancien joueur de compétition. Mais il est indispensable de s’entraîner intensivement.» Les joueurs de compétition s’entraînent au minimum une fois par jour. «Il faut aussi passer du temps, seul devant son écran, à développer de nouvelles techniques», précise Christopher Fabiszak. Un phénomène qu’il appelle le «laboratoire». Lui a, par exemple, découvert la technique du «wavedashing» dans le jeu «Super Smash Bros.», qui lui permet de faire glisser son personnage. Il s’est ensuite fixé comme objectif d’en faire 50 par jour: «Comme pour des pompes, je voulais m’habituer à la technique.»

Plus de 70 millions de personnes ont regardé d’autres gens jouer à des jeux vidéo en 2013. Une vague qui a permis l’émergence de professionnels. La petite île verte flotte dans l’air. Rondoudou, un petit animal rose en forme de boule, éclate Sheik, un ninja bleu et blanc. Rondoudou enchaîne les coups de pied. Le ninja part dans les airs. Et il explose. Le grand blond au teint blafard qui tient une manette est assommé. Le petit brun à ses côtés affiche un grand sourire. Et la foule assemblée autour des deux joueurs explose de joie. Mang0 vient de battre le fameux joueur Mew2King au jeu «Super Smash Brothers Melee» devant des milliers de spectateurs lors de la compétition de jeux vidéo «EVO 3». Dans le milieu, la rivalité entre les deux joueurs est aussi mythique que celle entre Roger Federer et Rafael Nadal au tennis.

Au fil des entraînements, le joueur professionnel développe son style. «Chaque personne joue différemment et a une signature particulière», raconte Travis Beauchamp. Mew2King a ainsi reçu le surnom de «Robot» pour sa capacité à décortiquer le jeu et le style de ses adversaires. Mang0 se fait surnommer «The Kid» pour sa manière survoltée de jouer, en improvisant.

Les premières compétitions de jeux vidéo ont vu le jour dans le courant des années 1990. Mais cela restait un phénomène isolé. Depuis la fin des années 2000, ces tournois ont explosé. Lee Jae Dong, 25 ans, est surnommé Jaedong, ou «the tyrant» (le tyran) dans le milieu des joueurs de StarCraft. Ce jeune SudCoréen est membre de l’équipe américaine Evil Geniuses.

En mars 2013, le tournoi «Intel Extreme Masters» à Katowice en Pologne a attiré 73’000 personnes. La même année, plus de 70 millions de spectateurs ont regardé d’autres personnes jouer à des jeux vidéo sur internet et dans le monde réel. Cela a même donné naissance à une génération de joueurs professionnels qui peuvent gagner des centaines de milliers de dollars par année. Joueur le mieux payé de tous les temps, le Coréen Lee Jae Dong a remporté 519’000 dollars en 52 tournois en jouant à «Starcraft». Lors d’un tournoi européen consacré au jeu «League of Legends», les prix se sont élevés à près de 2 millions de dollars. Des sommes financées par des sponsors comme l’opérateur téléphonique T-Mobile ou CocaCola, qui souhaitent toucher un public qui s’est

Pour l’audience qui suit les affrontements assis sur des gradins ou par écrans interposés sur Twitch (plateforme vidéo sur le web spécialisée dans les jeux vidéo, ndlr), ces évènements ressemblent à un match de football ou de hockey sur glace. «Vous soutenez votre joueur préféré ou votre personnage favori comme lorsqu’un supporter de sport traditionnel soutient le FC Barcelone ou Lionel Messi, explique Travis Beauchamp. Et comme lorsque vous regardez un autre sport, vous admirez les coups lancés par les joueurs et le spectacle qui se déroule sous vos yeux.»

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Les compétitions de jeux vidéo explosent depuis la fin des années 2000. Ici quelques images de la finale 2014 du tournoi international Intel Extreme Masters World Championship en Pologne. Plus de 650’000 personnes l’ont suivie depuis la plateforme de streaming (lecture en continu) Twitch, rachetée par Amazon l’été dernier.

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Lorsque le jeu vidéo entre au musée

«peints» par Raoul Pictor – dont la composition est déterminée par l’ordinateur – peuvent désormais être intégrés à des photos ou partagés sur Flickr. «Nous avons voulu jouer sur les contrastes entre virtuel et réel, entre matériel et immatériel, détaille Hervé Graumann. Il s’agissait aussi de montrer comment les ordinateurs ont remis en question la notion de l’auteur et de l’œuvre unique. Chaque pièce est désormais reproductible à l’infini. Il n’y a plus d’original, seulement des copies.»

De plus en plus d’artistes s’inspirent des jeux vidéo dans leurs créations. Et les grands classiques, comme «Tetris» ou «Mario Bros», sont désormais intégrés aux collections du Musée d’art moderne de New York. Le jeu vidéo a été coopté par l’art il y a une vingtaine d’années, sous l’impulsion d’une génération d’artistes qui ont grandi avec une console entre les mains. «Le détournement joue un rôle important dans ces productions, souvent avec une portée critique ou ironique, précise Daniel Sciboz, qui coordonne l’orientation Master en Media Design à la Haute école d’art et de design HEAD-Genève. Cela renvoie à la culture du “hacking” et du partage de code “open source” en informatique. A la manière du “remix” pour le contenu, le détournement de technologies est une démarche qui stimule la créativité, que nous valorisons dans l’enseignement du game design à la HEAD.»

Plus récemment, le jeu vidéo en tant que tel a fait son entrée dans les musées. L’exposition «Game On», qui a eu lieu en 2002 au Barbican de Londres, représente la première reconnaissance institutionnelle du jeu vidéo dans le monde de l’art. En 2013, le Musée d’art moderne de New York (MoMa) a intégré 14 jeux dans sa collection permanente. «Les critères pour juger de la valeur artistique d’un jeu vidéo ne sont pas les mêmes que pour d’autres formes d’art comme le cinéma ou la littérature, explique le critique romand de jeux vidéo Sandro Dall’Aglio. La beauté des décors ou l’intérêt du récit importent moins que la mécanique du jeu et la façon dont les règles sont combinées.» Parmi les jeux sélectionnés par le MoMa figurent plusieurs classiques, qui ont inspiré la création d’un genre, comme le jeu de plateforme «Mario Bros», le célèbre jeu de puzzle «Tetris» ou encore «Space Invaders», un des premiers jeux de tir, précise-t-il.

Le Japonais Jun Fujiki a, par exemple, juxtaposé plusieurs consoles de taille et de résolution variables entre lesquelles se déplace le personnage du jeu «Super Mario Bros», dans le cadre de son projet Game Border. «Ce dispositif permet d’interroger la façon dont les nouvelles technologies redéfinissent l’art et le divertissement», note-t-il. Le collectif belgonéerlandais Jodi a pour sa part modifié deux jeux classiques, «Wolfenstein 3D» et «Quake», pour sa série «Untitled Game» en supprimant des éléments du décor, jusqu’à aboutir à un écran entièrement blanc.

La Suisse a fait partie des pays précurseurs à reconnaître la valeur artistique du jeu vidéo. «Pro Helvetia a lancé un programme de soutien en 2010 déjà», relève Sylvain Gardel, chargé des programmes liés à la culture numérique auprès de l’organisation. Doté d’un budget de 1,5 million de francs, il a été remplacé en 2013 par le programme «Mobile. In touch with digital creation», financé à hauteur de 1,8 million de francs.

En Suisse, l’artiste Hervé Graumann, qui enseigne à la HEAD, a créé une installation au début des années 1990 appelée «Raoul Pictor cherche son style», composée d’un écran où l’on voyait un peintre fictif s’affairer dans son atelier. L’œuvre a récemment été actualisée, avec la collaboration de l’artiste Matthieu Cherubini, sous forme d’application. Les tableaux

Les jeux suisses se distinguent par des visuels soignés et minimalistes, renvoyant à l’âge d’or du graphisme helvétique. En témoignent les décors en ombre chinoise du poétique Feist ou le

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formes géométriques qui s’emboîtent dans Drei du studio Etter. Diplômés du Master en Media Design de la HEAD, les Genevois de Aplelab ont été primés ce printemps à la «Game Developers Conference» de San Francisco pour «IDNA», un polar futuriste qui permet au lecteur-joueur de naviguer dans le décor et dans l’histoire au moyen de sa tablette.

Le jeu vidéo est encore sous-représenté dans les foires d’art contemporain et les musées. «Il reste avant tout perçu comme un produit industriel, comme un genre populaire qui n’est pas pleinement reconnu en tant que forme d’expression artistique», fait remarquer Daniel Sciboz. Avec son éthique de création partagée et sa remise en question de l’œuvre unique, le jeu vidéo reste encore peu adapté au marché de l’art.

Mais malgré ces succès, les rapports entre art et jeux vidéo restent conflictuels. Pro Helvetia s’est heurtée à un mur d’incompréhension lorsqu’elle a décidé de soutenir ce médium en 2010. «A l’époque, on a fait le lien entre les jeux vidéo et l’addiction ou la violence», précise Sylvain Gardel.

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Le plombier Mario apparaît pour la première fois en 3D en 1997, dans le jeu Super Mario 64 (cidessus). Il a été distribué lors du lancement de la console Nintendo 64.

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«Le design des jeux vidéo est en pleine mutation»

a de détails. Un jeu doit rester clair pour permettre à ses utilisateurs de s’amuser. Comment le rôle du designer de jeux vidéo a-t-il évolué? Au début, le métier n’existait pas. Le programmeur faisait tout. Mais dès les années 1990, on a vu émerger des petites équipes intégrant des spécialistes de l’interface de jeu et des illustrateurs. Aujourd’hui, on voit parfois plus de 500 personnes travailler sur la réalisation d’un jeu vidéo. Et chacun est très spécialisé: la personne chargée de dessiner les personnages ne va peutêtre jamais toucher à un ordinateur. En parallèle, certains petits studios indépendants reviennent aux sources, avec des gens qui font tout, du design à la programmation. Comment les designers se sont-ils adaptés aux tablettes et smartphones? L’industrie a subitement dû s’habituer à créer des jeux vidéo sans clavier, ni souris, ni manettes. Certains concepteurs ont essayé de recréer des espèces de manettes sur les écrans. Mais cela ne marchait pas. Il a fallu inventer de nouvelles manières de jouer: «Angry Birds» oblige le joueur à se servir de ses doigts. Il a aussi fallu simplifier les jeux. Un novice doit pouvoir comprendre en un instant comment le jeu se joue. «Candy Crush» le fait très bien.

Chargé de cours en interaction design à l’ECAL et chroniqueur pour la RTS, Lionel Tardy parle de l’évolution du graphisme des jeux vidéo (découvrez son visage actuel en p. 62). Qu’est-ce qu’un design de jeu vidéo réussi? A l’origine, comme les concepteurs de jeux vidéo n’avaient à disposition que quelques pixels et couleurs, leurs choix étaient très limités. Le design s’est vraiment développé à la fin des années 1990 avec la montée en puissance des ordinateurs et la sortie de consoles comme la PlayStation de Sony. A partir de ce moment, un graphisme réussi était celui qui ressemblait le plus à la réalité. Dès qu’une nouvelle carte graphique arrivait sur le marché, tout le monde essayait de créer des jeux encore plus réalistes.

Tchagata: dans l’univers des samouraïs Un ascète au long nez évolue dans un paysage de montagnes et de forêts japonisantes, tuant au passage des monstres mythologiques. «Nandeyanen!?» est la dernière création de Tchagata, un collectif lausannois de passionnés de jeux vidéo. «Nous sommes tous autodidactes, personne n’a de formation en informatique ou en graphisme», relève David Javet, l’un de ses quatre membres. «Nandeyanen!?» a été inspiré par la passion des coéquipiers pour le Japon. «Nous avons voulu rendre hommage à certains jeux japonais, comme la série «Goemon», «Okami», «Asura’s Wrath» et «Super Long Nose Goblin», un jeu obscur sorti en 1991.» Résultat: un opus de shoot’em up pour Xbox 360, «un genre exigeant apprécié par un public restreint de fidèles».

Le photoréalisme est-il encore la clé d’un bon jeu vidéo? Depuis 2010, l’arrivée de concepteurs de jeux vidéo indépendants a fait exploser le nombre de genres. Certains designers vont choisir de créer des jeux avec de gros pixels. D’autres vont imaginer des jeux avec un aspect enfantin ou cartoon. Et certains jeux sont devenus si photoréalistes qu’ils sont injouables, tellement il y

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Le jeu, nouveau Graal des neurosciences

seignement fondé sur le jeu vidéo. Les élèves de l’institut «Quest to Learn» sont encouragés à résoudre des problèmes, plutôt qu’à livrer des réponses apprises par cœur. «Dans ce genre d’environnement immersif, le joueur se construit un modèle imaginaire de la matière à apprendre, ce qui lui permet de l’internaliser, relève Tomas Rawlings, un concepteur de jeux sérieux pour le studio britannique Auroch Digital. Au lieu de simplement écouter ce qu’on lui dit, il le vit.»

Les jeux vidéo permettent d’améliorer la plasticité cérébrale et la vision. Ils peuvent aussi servir d’outils éducatifs, comme le montre l’expérience d’une école new-yorkaise. La chercheuse Daphné Bavelier travaillait sur la plasticité cérébrale chez les sourds lorsqu’elle a fait une découverte pour le moins étonnante. «L’un de ses assistants, chargé de tester les outils utilisés pour cette expérience, réalisait systématiquement des performances supérieures à la moyenne, raconte Benoit Bediou, membre du laboratoire de neurosciences qu’elle a créé en 2011 à l’Université de Genève. Or, il s’agissait d’un grand amateur de jeux vidéo d’action.» La Française, basée à l’époque aux Etats-Unis, a alors décidé de comparer une cohorte de nonjoueurs avec des personnes passant plus de cinq heures par semaines à jouer à des jeux de tir en vue subjective.

Le Britannique a développé plusieurs jeux fondés sur des évènements tirés de l’actualité, comme la guerre en Syrie («Endgame: Syria») ou le trafic de drogue («Narcoguerra»), dans un but éducatif. «En tant que forme de narration non linéaire, le jeu vidéo permet de tester différentes issues et donc d’améliorer la compréhension de ces enjeux dans toute leur complexité. Dans «Endgame: Syria», le joueur a le choix entre diverses stratégies, comme enrôler des islamistes radicaux. Il se rend alors compte qu’il a certes gagné la guerre mais qu’il a aussi déclenché un conflit plus large.»

«Les membres de la seconde catégorie avaient une meilleure vision, notamment en matière de sensibilité aux contrastes, et une meilleure capacité attentionnelle en périphérie. Ils étaient également plus doués pour s’adapter à des contextes changeants, arrivaient à prendre des décisions plus rapidement et parvenaient mieux à focaliser leur attention sur plusieurs choses à la fois», détaille le chercheur. Des caractéristiques qui reflètent les objectifs de ce genre de jeux (repérer et tuer les ennemis qui se trouvent à la périphérie de l’écran, découvrir et s’emparer d’armes).

Marion Bareil: entre réel et virtuel Marion Bareil aime tous les jeux. «Ceux de cartes, de société ou vidéo, détaille cette Parisienne de 26 ans installée à Genève. J’aime mélanger et intégrer ces divers supports.» Ce fil rouge a amené la jeune femme, fraîchement diplômée de la Haute école d’art et de design Genève (HEAD), à développer plusieurs jeux à l’intersection des mondes physique et numérique. «Onirigami» permet à deux joueurs munis de figurines en plastique de résoudre des énigmes et de voyager dans un paysage virtuel grâce à une tablette qui reconnaît les pièces lorsqu’on les pose dessus. «Intraland» met en scène une dictature imaginaire que le héros du jeu doit renverser grâce à un manuel papier contenant des instructions à l’encre ultra-violette. «Je me sers des nouvelles technologies pour proposer une expérience de jeu novatrice, tout en conservant la convivialité du jeu de plateau», note-t-elle. Car le but est de jouer en groupe. «Master Chef», une autre de ses créations, désigne un chef de cuisine qui dirige des commis recevant des instructions via smartphone.

Le jeu vidéo peut aussi servir d’outil éducatif. «Il aide à traiter l’information plus rapidement et accélère la rapidité de la lecture, notamment chez les enfants dyslexiques», relève Benoît Bediou. Les militaires et les médecins s’en servent également pour apprendre à mieux gérer leur stress et améliorer leurs performances sur des tâches nécessitant une grande précision. A New York, une école qui a récemment vu le jour dans le quartier de Chelsea propose un en-

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Cory Arcangel, le détourneur de consoles

de l’écran semble à la fois se dissoudre et se refléter dans une flaque d’eau mouvante. Un effet généré par le programme «lake» de Java (un morceau de code). La dernière exposition de l’artiste américain Cory Arcangel se veut une réflexion sur l’obsolescence technologique, symbolisée par cet effet graphique utilisé par les sites internet de la fin des années 1990.

L’artiste américain s’amuse à hacker des jeux vidéo pour les réduire à leur portion congrue. Une façon d’interroger, avec le sourire, notre rapport aux nouvelles technologies.

Cette thématique traverse l’ensemble de l’œuvre de cet artiste de 36 ans originaire de Buffalo. Désormais installé à Brooklyn, ce grand blond aux airs de surfeur dépareillé s’est spécialisé dans le détournement de jeux vidéo. En 2002, il a hacké le jeu «Super Mario Bros» pour qu’il n’en reste plus que les nuages blancs sur fond bleu. Cory Arcangel, qui a une formation en guitare classique et a publié un album d’électro à base de sons de jeux vidéo, a également modifié le fameux «Space Invaders» et un jeu de voitures, pour ne conserver qu’un unique envahisseur extraterrestre ou le décor de la course automobile.

Un grand tapis rouge parsemé de cordons électriques noirs recouvre le sol de la Team Gallery, au cœur du quartier new-yorkais de Soho. Au mur, des téléviseurs émettent des images issues de la pop culture: la couverture de la biographie de Hillary Clinton, une basket blanche, le rappeur P. Diddy qui descend d’un avion. Le bas

«En se réappropriant les médias existants, il mène une réflexion sur le développement des technologies digitales et leur usage dans la société actuelle», relève Raphael Gygax, curateur au musée Migros de Zurich, qui lui a consacré une exposition en 2005. Plus récemment, l’artiste qui vient de sortir une ligne de vêtements confortables destinés aux surfeurs du web a modifié une série de jeux de bowling pour que la boule tombe systématiquement dans la gouttière. «Cela rend cette pièce ridicule, mais aussi un peu triste et oppressante, dit Cory Arcangel dans le «New York Times». L’échec répété semble drôle au début, puis cela change.» Pour Daniel Sciboz, de la Haute école d’art et de design HEAD-Genève, Cory Arcangel est un héritier direct d’Andy Warhol. «C’est un artiste de pop art à part entière. Il valorise l’esthétique industrielle en s’appropriant ses objets les plus iconiques, qui ne sont plus les boîtes de soupe Campbell’s mais les jeux vidéo de Nintendo.» Son dernier projet reflète cette filiation: il est parti à la recherche des dessins réalisés par Andy Warhol sur un ordinateur Amiga juste avant sa mort, puis les a reprogrammés pour qu’ils s’affichent sur un ordinateur moderne.

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