Compte rendu par Nicolas Boulic, ERGA.

Martin, par Sulpice Sévère, Paulin de Périgueux et Venance Fortunat. ... comporte deux articles dont le premier est de Pierre Chiron et traite de la façon qu'a.
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Réceptions antiques. Lecture, transmission, appropriation intellectuelle, Laetitia Ciccolini, Charles Guérin, Stéphane Itic et Sébastien Morlet, (dir.), Paris, Éditions Rue d’Ulm / Presses de l’École normale supérieure, « Études de littérature ancienne » n° 16, 2006, 185 pages. [ISBN : 2-7288-0355-2] Compte rendu par Nicolas Boulic, ERGA.

Si l’étude de la réception moderne des textes antiques semble aujourd’hui bien avancée pour les responsables de ce recueil, en revanche, c’est sur la question – peu traitée jusqu’alors – de la réception des œuvres antiques au sein même de l’Antiquité, qu’ont travaillé les sept universitaires dont les contributions sont réunies ici. Elles sont organisées en trois parties : « Repenser », « Réécrire » et, objet d’étude duel, « Citer, construire ». Ce plan peut poser problème car il ne reprend pas véritablement les trois modalités évoquées dans le sous-titre du recueil, ce qui peut entraîner d’emblée une gêne pour comprendre les enjeux généraux de cet ouvrage et sa logique interne. Pour ouvrir la partie « Repenser », Alain Gigandet étudie comment Lucrèce, dans le premier chant du De rerum natura reprend de façon biaisée des idées du monisme d’Héraclite, pour mieux établir la supériorité de sa propre théorie atomiste, exposée au chant II. L’enjeu ici, à en croire l’auteur, est l’étude d’une « stratégie antique de la citation » (p. 12). L’article ne peut prétendre être parvenu à cet objectif ambitieux en si peu de pages, mais le plus intéressant, à nos yeux, est de prendre conscience de la force de l’attaque épicurienne contre les thèses stoïciennes, et de la sournoiserie délibérée avec laquelle Lucrèce moque les thèses d’Héraclite sur le principe igné. Car cet assaut polémique ne se fait jamais frontalement : le lecteur se devait de deviner qui était visé par les sarcasmes – extrêmement informés – de Lucrèce. En désignant implicitement des stoïciens empêtrés dans leurs apories, il plaide tout naturellement pour la supériorité de sa propre théorie. La limpide contribution de Carlos Lévy, dans cette même partie « Repenser », touche à la théorie des passions de Philon d’Alexandrie et notamment à ses relations ambiguës avec la pensée stoïcienne en la matière. Ce que Carlos Lévy montre brillamment, c’est que plutôt que de taxer la pensée de Philon d’inconstance comme on l’a trop souvent fait, il faut voir son mérite principal qui est d’épouser le « moule » de la pensée stoïcienne pour mieux en transformer le contenu, en raison de ses croyances religieuses. Par exemple, quand il ajoute des vertus bibliques aux trois bonnes passions reconnues par les stoïciens ou encore quand il ne voit pas dans l’ataraxie du sage l’aboutissement d’une démarche de maîtrise de soi, mais, plus simplement, une grâce divine. In fine, on peut donc dire que « toute la pensée de Philon sur les passions est déterminée […] par l’existence de la transcendance » (p. 37), concept absent, on le sait, du stoïcisme. La deuxième partie du volume, la plus longue, est aussi la plus cohérente dans l’étude des modalités de réception. Dans ses trois contributions en effet, il est question de modèles littéraires antiques dont se sont inspirés des écrivains latins postérieurs et, surtout, les auteurs ont cherché à cibler des pratiques littéraires précises, ce qui manque un peu dans les deux autres parties. Dans ce qui constitue le plus long article du recueil, « Poétiques latines du fragment », Jacqueline Dangel rappelle d’emblée et de façon salutaire que la poésie latine « est imitation, contamination en émulation, voire en création » (p. 45). Elle explique ensuite que dans leur souci de convoquer pour leur œuvre une auctoritas historique, les poètes latins ne font que répondre à un horizon d’attente précis de la part d’un public toujours plus prompt à saluer la topique que l’originalité. À travers les exemples des épopées et des tragédies de l’époque républicaine, puis de Catulle, des Bucoliques de Virgile et AGORA – Les comptes rendus de GAIA: http://agora.xtek.fr/

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enfin de Sénèque, l’auteur nous montre bien comment l’écrivain latin se pense moins comme un poiétès que comme un vates, un « tresseur » de fragments préexistants dont seules la combinatoire et la finesse de traduction marquent ce que nous appellerions l’« originalité ». Mais ce souci du tissage culmine, assez tardivement certes, dans un mélange érudit des sources, dont le lecteur, pour goûter le sens du poème ainsi créé, doit repérer et dégager les fragments qu’il parvient à identifier. L’article de Sylvie Franchet d’Espérey qui suit montre, dans le détail, comment Virgile a été exploité comme source par les épopées néroniennes et flaviennes. La notion de « modèle » et la pratique de l’imitatio-aemulatio sont donc au cœur de cette contribution. Et ici, l’auteur apporte un correctif précieux aux conclusions de Jacqueline Dangel en prouvant que, pour le genre précis de l’épopée, l’intertextualité ne peut pas être seulement un jeu érudit : elle atteint nécessairement à la construction du sens, voire à l’idéologie. Ainsi, le fait que dans le livre I de la Thébaïde, Jupiter tienne un discours exactement inverse à celui qu’il a tenu à Vénus dans le chant I de l’Énéide ne doit pas seulement être lu comme un effet de miroir ; c’est bien plutôt la preuve qu’avec Virgile nous étions dans une épopée de fondation et qu’avec Stace nous sommes dans une épopée de destruction. En réalité, et c’est là le propre d’une grande œuvre, « l’Énéide fournit à la fois un modèle et la possibilité de son inversion » (p. 85) suivant les lectures générationnelles qui en sont faites. Si l’on déroule encore un peu plus avant la frise chronologique interne à cette seconde partie, nous en arrivons aux réécritures chrétiennes et tardives, traitées par Vincent Zarini à partir de l’épisode du pin abattu tel qu’on le trouve traité dans les Vie de saint Martin, par Sulpice Sévère, Paulin de Périgueux et Venance Fortunat. Le propos, qui s’appuie beaucoup sur des commentaires stylistiques, est ici de mesurer l’étendue et l’intérêt de la « paraphrase rhétorique » (p. 89) à laquelle ces deux derniers auteurs se livrent en reprenant de façon poétique l’hypotexte en prose de Sulpice Sévère, mais aussi les qualités intrinsèques, indépendamment de leur source commune, de ces textes que Vincent Zarini qualifie ici d’« épopées bibliques ». Signalons que, pour le lecteur curieux, les trois textes étudiés sont reproduits en annexe, avec le latin seul. La troisième partie, dont l’objet est double, « Citer, construire », rappelons-le, comporte deux articles dont le premier est de Pierre Chiron et traite de la façon qu’a Tibérios de reprendre une centaine de citations de Démosthène dans son De figuris Demosthenicis. On l’aura compris, il s’agit ici d’étudier dans quelle mesure la « tradition indirecte » peut être considérée comme un reflet du texte original. L’exposé se présente donc dans un premier temps comme une liste d’erreurs commises par le grammairien antique : mécoupures, mélectures, additions… La partie la plus fournie considère les fautes secondaires (p. 115-119) et elle est de fait la plus intéressante puisqu’elle permet de comprendre de l’intérieur les mécanismes antiques de la citation. Enfin, Pierre Chiron tente de voir si, dans l’hypothèse où Démosthène serait perdu pour nous, en nous fiant au seul Tibérios, nous parviendrions à une assez bonne connaissance de l’orateur grec. La réponse est non : les erreurs, les modifications abusives et surtout un « lissage » de toute l’expressivité des discours originaux ne nous permettent pas d’envisager la réalité et la diversité des discours de Démosthène par le biais de la tradition indirecte. Et cette mise en garde semble donc applicable à d’autres auteurs, pour lesquels tout texte authentique est perdu. Jean-Louis Quantin, lui, opère une avancée dans le temps qui semble déborder largement le cadre fixé pour ce volume collectif, puisqu’il traite de la « réception des textes patristiques […] aux temps modernes » (p. 131). L’idée générale de cette contribution est que ce qui se donne pour un pur travail de philologie opéré aux xvie et xviie siècles sur les manuscrits patristiques, est certes une opération épistémologique d’envergure, mais surtout l’occasion de polémiques sans fin. Catholiques et protestants se déchirent notamment sur l’authenticité de textes qui vont à l’encontre de leurs liturgies respectives et les controverses autour de prétendues falsifications ou suppressions sont nombreuses, autant que malveillantes. À l’inverse, d’évidents apocryphes ne sont AGORA – Les comptes rendus de GAIA: http://agora.xtek.fr/

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pas rejetés pour la seule raison que leur position doctrinale satisfait tel ou tel camp. Derrière ce que l’auteur décrit avec un regard amusé autant qu’atterré parfois, c’est bien la question embarrassante de la corruption des textes patristiques qui se pose, pour des raisons critiquables de surcroît. Le principal reproche que l’on adressera à ce recueil – mais il n’est pas mince – est que le programme ambitieux qu’il se fixe n’est que partiellement atteint : on aurait aimé en définitive en savoir un peu plus sur les modalités de la réception antique en général, quitte à en savoir moins sur tel ou tel cas particulier de relecture ou de réappropriation. Peut-être le volume manque-t-il tout simplement d’une solide conclusion qui aurait repris de façon synthétique les acquis de chacune des contributions pour mieux rendre compte de la thématique à l’étude. La postface de Christian Jacob – si elle est intéressante en tant qu’elle met l’accent sur le contrepoint de la réception, à savoir la transmission des textes – n’est à cet égard pas assez systématique lors de son passage en revue des sept articles pour être considérée comme une véritable conclusion. Elle semble même avoir conscience de ce manque en proposant quatre fils d’étude à dérouler pour d’hypothétiques volumes à venir. C’est d’autant plus regrettable que, pris séparément, les essais ici rassemblés parviennent tous à mettre en lumière des points cruciaux, par des raisonnements aussi fins que bien conduits. La présentation générale, elle aussi, est sérieuse, avec une indispensable bibliographie qui, quoiqu’elle propose des ouvrages en différentes langues, reste dans des limites raisonnables ici, et un index des passages cités qui se révèle pratique à l’usage. Ainsi, comme d’autres volumes de la collection « Études de littérature ancienne », celui-ci convoque des spécialistes très compétents et soucieux d’être entendus du plus grand nombre, mais la somme des trouvailles de chacune des contributions ne semble pas former, au final, un volume parfaitement cohérent et abouti.

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