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No.852 du 28 mars au 3 avril 2012

www.lesinrocks.com

dossier Toulouse

Audrey Pulvar

pourquoi elle dérange

M 01154 - 852 - F: 2,90 €

les suites de la tuerie

Allemagne 3,80€ - Belgique 3,30€ - Canada 5,75 CAD - DOM 4,20€ - Espagne 3,70€ - Grande-Bretagne 5,20 GBP - Grèce 3,70€ - Italie 3,70€ - Liban 9 000 LBP - Luxembourg 3,30€ - Ile Maurice 5,70€ - Portugal 3,70€ - Suède 44 SEK - Suisse 5,50 CHF - TOM 800 CFP

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j’ai même trouvé

Philippe Katerine aux Galeries Lafayette u pays mercantile et merveilleux des Galeries Lafayette à Paris, il existe une petite boîte blanche : soit un espace consacré à l’art contemporain. Et à l’intérieur de cette boîte, il existe Philippe Katerine, multi-artiste (“artiste total, ça sonne trop wagnérien pour moi”), chanteur-performeur-vidéaste-etnudiste-à-ses-heures, en train de préparer jovialement sa toute première exposition. Il débarque avec un look d’étudiant des Beaux-Arts à l’ancienne, sourire en coin et carton à dessins sous le bras : “Ce sont mes œuvres… toute ma vie est là”, dit-il d’un air d’académicien avant d’évoquer ses trois années passées à la fac d’arts plastiques de Rennes. “Je ne fais aucune hiérarchie entre mes diverses pratiques, entre un disque, un film ou cette exposition. Comme je n’ai aucune virtuosité particulière, je ne suis pas plus musicien que dessinateur.” Dans l’espace reconfiguré de la Galerie des Galeries, Katerine va accrocher des dessins, des photos, des Post-it, des aquarelles faites dans la rue, et jusqu’à une sculpture-fontaine dégoulinant d’objets divers : “C’est mon autoportrait, mais aussi un hommage à Kanye West, cet immense artiste de droite.” Donc l’art contemporain, ça vous intéresse monsieur Katerine ? “Excessivement.” Des expos vues récemment ? “Philippe Ramette à la galerie Xippas, Cyprien Gaillard au Centre Pompidou.” Vous avez aimé ? “Excessivement.” En sa compagnie amusée, on s’offre un minitour des Galeries Lafayette. “Quel endroit merveilleux ! Mes parents m’y ont emmené à 12 ans, la première fois que j’allais à Paris, et ça m’a marqué, plus que le Louvre. C’est très excitant d’exposer dans un lieu de commerce. Si un musée m’avait invité, j’aurais reculé, par crainte de passer pour un usurpateur. Mais ici, c’est un terrain de jeu.” Sauf qu’on traverse le rayon parfumerie : “Ça doit être dur de travailler là. Tous ces parfums : cancer

A

assuré. Je n’y connais rien, mais tu peux me croire.” A l’étage, séance de pose devant la glace au milieu de robes multicolores pour vieilles dames huppées. “Ça va bien avec ma chemise à fleurs. C’est un gentil cadeau, non ? Mais ces tissus acryliques des années 70 sont difficiles à porter, ça gratte, ça chauffe… Tout le monde croit que j’aime ça, mais pas du tout : je n’aime pas avoir mal.” De retour dans l’exposition, on reste interloqué par une étrange série de dessins en diptyque consacrée à des hommes et femmes politiques de droite. On voit Brice Hortefeux écrire son journal intime, Rachida Dati regarder un perroquet, François Fillon jouer à la pétanque, etc. Mais dans le dessin suivant, les politiques se sont volatilisés, sans explication : “La disparition me fascine : que se passe-t-il si ces gens s’évaporent d’un coup ? Ça change complètement le paysage. J’aime les énigmes. Avant je détestais Magritte, mais j’ai compris qu’il faisait des énigmes, pour que nous soyons les détectives de nos propres vies.” D’où vient cette idée ? “De mes rêves. Je suis victime d’hallucinations, j’apprécie leur visite. Mais depuis que j’ai été nommé chevalier des Arts et des Lettres sous le gouvernement Sarkozy en juillet 2011, je développe une grande paranoïa de droite.” A l’image de cette série de photos de son appartement où un ballon bleu circule entre les meubles : “Comme si un kyste UMP se promenait dans mon cerveau.” Comme c’est bizarre : on le sent pousser nous aussi. Jean-Max Colard photo Yannick Labrousse/Temps machine

“depuis que j’ai été nommé chevalier des Arts et des Lettres, je développe une grande paranoïa de droite”

Comme un ananas jusqu’au 2 juin à la Galerie des Galeries, Galeries Lafayette, Paris IXe. Monographie publiée chez Denoël, 18 €

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05 quoi encore ? Philippe Katerine

10 on discute

Philippe Garcia

No.852 du 28 mars au 3 avril 2012 couverture Audrey Pulvar par Philippe Garcia

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courrier ; édito de Bernard Zekri et Michel-Antoine Burnier

12 sept jours chrono le paperblog de la rédaction

14 on décrypte 16 événement Toulouse reportage à Toulouse sur les traces de Mohamed Merah en Israël, les funérailles des victimes du collège-lycée Ozar-Hatorah. Rencontre avec Christophe Bigot, ambassadeur de France en Israël

16

Ulrich Lebeuf / M.Y.O.P

Serge July, sens dessus dessous ; l’ère de rien ; le mot

retour sur le film prophétique de Philippe Faucon, La Désintégration entretien avec Abdennour Bidar, philosophe de l’islam

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les enfants d’immigrés des cités oubliées de la République affirment leur volonté d’intégration les répercussions de la tragédie sur la campagne électorale la stratégie post-Toulouse de Nicolas Sarkozy à l’encontre du candidat PS peut-on être journaliste et engagée ? Rencontre avec une femme qui dérange

50 marchands de sommeil ces propriétaires qui prospèrent sur le terreau de la misère sociale

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54 la fièvre de Beyrouth reportage au cœur de la nouvelle scène underground libanaise

58 atomique Olga 60 le rétro dans le viseur l’Anglais Simon Reynolds voit du rétro partout dans un essai brillant

Benni Valsson

retour en Ukraine, à Tchernobyl, pour l’ancien top et actrice Olga Kurylenko

France Ortelli

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64 Le Policier de Nadav Lapid

66 sorties 2 Days in New York, Young Adult, La Vida útil, La Terre outragée, Despair…

72 dvd Le Camion de Marguerite Duras

74 Mass Effect le troisième volet va encore plus loin

76 festival South By Southwest le Français Yan Wagner à l’honneur

78 mur du son Ici d’Ailleurs, Iggy Pop, Beauregard…

79 chroniques Rover, Sandra Nkaké, Stealing Sheep, Angil And The Hiddentracks, Madi, Tristesse Contemporaine, Kalash…

88 morceaux choisis Freedom Fry, Regina Spektor…

90 concerts + aftershow Sarah W_Papsun/Juveniles

92 Virginia Woolf une œuvre polychrome en Pléiade

94 romans Ossip Mandelstam par Ralph Dutli, Donald Ray Pollock, Cynthia Ozick…

96 idées Bernard Lahire, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

98 tendance satanique Académie française

100 bd Dimanche de Jon McNaught

102 Rabelais par Jean Bellorini + La Dame de la mer + C(h)œurs

104 Ryan Gander, l’expo fantôme + Khaled Jarrar

106 où est le cool cette semaine ? chez l’Américain Mark McNairy

108 retour sur image le regard rétrospectif de Gérard Lefort

110 la présidentielle autrement une vision différente de la campagne sur Arte

112 un scandale US les salopes vs Rush Limbaugh

114 datajournalisme un nouveau type de journalisme

116 séries fin de course pour Luck

118 programmes comment juger les Khmers rouges ?

120 la revue du web sélection profitez de nos cadeaux spécial abonnés

pp. 49 et 71

121 vu du net tourisme cosmique

122 best-of le meilleur des dernières semaines

les inrockuptibles 24 rue Saint-Sabin 75011 Paris tél. 01 42 44 16 16 fax 01 42 44 16 00 www.lesinrocks.com contact par mail : [email protected] ou [email protected] pour les abonnements, contactez la société DIP au 01 44 84 80 34 rédaction directeur de la rédaction Bernard Zekri rédacteurs en chef Jean-Marc Lalanne, Arnaud Aubron, JD Beauvallet comité éditorial Bernard Zekri, JD Beauvallet, Serge Kaganski, Jean-Marc Lalanne chefs d’édition Sophie Ciaccafava, Elisabeth Féret, David Guérin grand reporter Pierre Siankowski reporters Marc Beaugé, Stéphane Deschamps, Francis Dordor, Hélène Fontanaud, Marion Mourgue actu Géraldine Sarratia (chef de service), Anne Laffeter, Diane Lisarelli, Claire Moulène, David Doucet, Geoffrey Le Guilcher idées Jean-Marie Durand cinéma Jean-Marc Lalanne, Serge Kaganski, Jean-Baptiste Morain musique JD Beauvallet, Christophe Conte, Thomas Burgel, Johanna Seban, Ondine Benetier (coordinatrice) jeux vidéo Erwan Higuinen livres Nelly Kaprièlian expos Jean-Max Colard, Claire Moulène scènes Fabienne Arvers télé/net/médias Jean-Marie Durand (rédacteur en chef adjoint), Anne-Claire Norot cahier villes Alain Dreyfus collaborateurs E. Barnett, G. Belhomme, G. Binet, R. Blondeau, T. Blondeau, M.-A. Burnier, A. Caussard, L. Charrier, M. Despratx, B. Etchegaray, P. Garcia, J. Gester, J. Goldberg, O. Joyard, B. Juffin, L. Laporte, C. Larrède, U. Lebeuf, N. Lecoq, T. Legrand, H. Le Tanneur, L. Mercadet, B. Montour, P. Noisette, F. Ortelli, V. Ostria, Y. Perreau, E. Philippe, T. Pillault, A. Ropert, L. Soesanto, F. Stucin, R. Titeux, B. Valsson lesinrocks.com rédacteur en chef Arnaud Aubron directrice déléguée aux activités numériques Fabienne Martin rédacteurs Diane Lisarelli, Camille Polloni, Thomas Burgel, Azzedine Fall éditrices web Clara Tellier-Savary, Claire Pomares vidéo Basile Lemaire graphisme Dup assistante Geneviève Bentkowski-Menais responsable informatique Christophe Vantyghem lesinRocKslab.com responsable Abigaïl Aïnouz photo directrice Maria Bojikian iconographes Valérie Perraudin, Aurélie Derhee photographe Renaud Monfourny secrétariat de rédaction première sr Stéphanie Damiot sr Fabrice Ménaphron, François Rousseau, Olivier Mialet, Christophe Mollo, Laurent Malet, Sylvain Bohy, Thi-bao Hoang, Guillaume Falourd, Amélie Modenese conception graphique Etienne Robial maquette directeur de création Laurent Barbarand directeur artistique Pascal Arvieu maquettistes Pascale Francès, Antenna, Christophe Alexandre, Jeanne Delval, Nathalie Petit publicité publicité culturelle, directrice Cécile Revenu (musiques), tél. 01 42 44 15 32 fax 01 42 44 15 31, Yannick Mertens (cinéma, livres, vidéo, télévision) tél. 01 42 44 16 17, Benjamin Cachot (arts/scènes) tél 01 42 44 18 12 coordinatrice Sarah Hami tél. 01 42 44 19 91 fax 01 42 44 15 31 directeur commercial David Eskenazy tél. 01 42 44 00 13 directeur et directrices de clientèle Laurent Cantin tél. 01 42 44 19 94 Isabelle Albohair tél.  01 42 44 16 69 Anne-Cécile Aucomte tél. 01 42 44 00 77 publicité web Chloé Aron tél. 01 42 44 19 98 coordinatrice Lizanne Danan tél. 01 42 44 19 90 événements et projets spéciaux Laurent Girardot tél. 01 42 44 16 08 assistante Sarah Carrier tél. 01 42 44 15 68 marketing, promotion directrice du développement Caroline Cesbron promotion Baptiste Vadon tél. 01 42 44 16 07 Nathalie Coulon (chargée de création) tél. 01 42 44 00 15 responsable presse/rp Elisabeth Laborde tél. 01 42 44 16 62 responsable diffusion Julie Sockeel tél. 01 42 44 15 65 chef de projet marketing direct Victor Tribouillard tél. 01 42 44 00 17 chef de projet Charlotte Brochard tél. 01 42 44 16 09 assistante promotion marketing Margaux Scherrer tél. 01 42 44 16 68 service des ventes Agence A.M.E. contact : Otto Borscha ([email protected]) & Terry Mattard ([email protected], tél. 01 40 27 00 18, n° vert 0800 590 593 (réservé au réseau) abonnement HAPY PARIS les inrockuptibles abonnement, 18-24 quai de la Marne 75164 Paris cedex 19 infos 01 44 84 80 34 ou 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Vergiat, Stéphanie Dossou Yovo, Sonia Pied administrateurs Matthieu Pigasse, Jean-Luc Choplin, Louis Dreyfus, Bernard Zekri fondateurs Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski FSSDSFëG«S¶WO«JDOer trimestre 2012 directeur de la publication David Kessler © les inrockuptibles 2012 tous droits de reproduction réservés ce numéro comporte un sticker “Discograph” dans la totalité de l’édition abonnés.

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l’édito

nouvelle campagne Il y a quelques jours, Nicolas Sarkozy prend à part Philippe Ridet, journaliste au Monde – lequel avait couvert sa campagne de 2007. Tutoyeur et culotté comme à l’ordinaire, le président sortant lui déclare tout à trac : “Je vais gagner et je vais même te dire pourquoi (…) Hollande est nul ! Il est nul, tu comprends.” Vous imaginez le général de Gaulle, Pompidou, Giscard, Mitterrand, Chirac faisant à ce point les mariolles devant un journaliste ? Vous les voyez, après un attentat sanglant, expliquer à des petits enfants qu’ils auraient pu eux aussi être la cible du tueur, et insister ? Sarkozy semeur de traumatismes, de cauchemars et de nuits gâchées pour les parents. Pour un père de quatre enfants, bravo ! Hollande n’a pas assez relevé : il aurait dû cogner, et fort. Sarkozy fut ministre de l’Intérieur sous le second mandat de Jacques Chirac puis à l’Elysée apprenti président de la République pendant cinq ans et prince de la lutte contre l’insécurité. Mais on découvre au bout du compte que les services manquent à tel point de moyens qu’ils ne parviennent pas à surveiller de près les quelques dizaines de sinistres fanatiques qui ont fait un tour dans les zones maudites de l’Afghanistan et du Pakistan. Malgré ses quinze condamnations, Mohamed Merah sortait clairement du profil connu des cailleras ordinaires, deux voyages en Afghanistan, une tournée au Proche-Orient, Iran, Egypte, Israël, Syrie, une mention sur les listes noires de la CIA, des séminaires salafistes en Espagne signalés par les services locaux, la plainte d’une voisine pour avoir contraint un adolescent à regarder des vidéos de décapitation, un long séjour en prison – et là-dessus, ni filature ni écoute. Serait-ce plus difficile que de voler les fadettes des journalistes ? Cela représente une sacrée “faille” selon le mot judicieux d’Alain Juppé.

Bernard Zekri, MAB

Le président bis François Hollande – est-ce à cause de ses cordes vocales fatiguées ? – n’a pas manifesté sur le sujet une critique bien audible, malgré les cris de certains de ses partisans. Notre président sortant répète qu’il a beaucoup appris mais un Sarkozy ne se change pas comme ça. Quant à la supposée nullité de François Hollande, elle pose débat. N’oublions pas que Nicolas Sarkozy a reculé devant une grève de 24 heures des taxis. Comme on le sait, le candidat de l’UMP n’a pas de mémoire. Il s’agite dans tous les sens et sa dernière trouvaille efface dans la seconde celle de la veille. La mémoire : son adversaire socialiste en regorge. Il imite François Mitterrand, ne songe qu’aux erreurs de Lionel Jospin et au désastre du 21 avril 2002. Las, tant de souvenirs paralysent. Prudence, prudence. François Hollande donne l’impression de tout faire pour préserver ses hauts pourcentages qui s’érodent. On le retrouve dans la position du conservateur alors que l’amnésique Sarkozy, jetant son bilan aux orties, apparaît comme un audacieux conquérant. Même en costume anthracite et cravate sinistre, Sarkozy le feu follet brandit des couleurs ; dans le même et triste habit, Hollande paraît immobile. Ce dernier, à force de vouloir faire président avant l’heure, se retrouve sur la défensive, protégeant un bilan qu’il n’a pas et un personnage qu’il n’est pas encore. Même si pour l’instant les sondages ne tressautent guère après les horreurs de Toulouse, une nouvelle campagne commence. Des assassins ont attenté à la République, souhaitant mettre la France à genoux. Par principe, les terroristes détestent la démocratie. La bombe et le révolver sont l’inverse du bulletin de vote. Le fanatisme choisit de préférence les campagnes électorales pour mener son action meurtrière. Réveillez-vous, Hollande, réveille-toi, François !

Entre l’affaire DSK et le retour du tout sécuritaire, si Hollande est élu, je veux le même grigri que lui ! méchamment twitté par gromoko

JD Beauvallet, de la Factory à la Fabrique Cher Jean-Daniel Beauvallet, j’étais à votre conférence sur les 25 ans des Inrocks à la Fabrique de Nantes. Moi qui ne vous connaissais qu’à travers votre plume féconde ou à travers les ondes de Radio France, à l’heure où Bernard Lenoir prenait l’antenne, j’ai découvert un personnage d’une extrême humilité toujours aussi prompt à parcourir ce panel d’artistes qui ont tant marqué les esprits depuis bientôt trois décennies. Tombé par hasard à 13 ans, grâce à mon petit poste de radio, sur un morceau qui fut pour moi la première claque de mon adolescence (Transmission de Joy Division) et deux révélations coup sur coup – l’émission Feedback sur France Inter, Radio Rock à la française naviguant à contre-courant sur le fleuve insipide de nos eaux radiophoniques –, ma ligne de conduite était toute tracée. Durant presque deux heures, derrière votre ordinateur portable et vos images d’archives, vous nous avez fait retraverser le temps et j’avoue avoir replongé sans mal dans les prémisses de cette scène indépendante, entraîné par vos anecdotes délicieusement racontées sur le Velvet, Bowie, Brian Eno, les Talking Heads, les Smiths, New Order, la Factory…, la tête la première dans mes albums vénérés, libérant, avec cette odeur de vinyle intacte recluse dans leur pochette 33t, tant et tant de souvenirs. Issu de cette génération, je me devais de vous renvoyer ce compliment, avec vos convictions et votre curiosité jamais émoussées durant votre carrière au long cours. Ce soir-là, je me suis plu à observer cette petite communauté venue vous écouter, comme autant de reflets de notre mémoire collective et sélective. Alors un grand merci pour tout, et merci à Rock & Folk d’être passé à côté de votre talent de défricheur de nouveautés, pour le bonheur des Inrocks et du nôtre. Philippe Brémaud

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7 jours chrono le paperblog de la rédaction

le moment Wade out

Seyllou/AFP

Les premiers résultats officiels n’étaient pas tombés, mais les premiers chiffres donnaient l’opposant Macky Sall en tête dans la plupart des bureaux de vote. La nouvelle candidature de Wade, 85 ans, après deux mandats et une modification de la Constitution, avait suscité des doutes quant à la “vitalité démocratique” du pays. Avant le premier tour, des manifestations et des violences avaient fait plusieurs morts et au moins 150 blessés. Une certaine prudence reste de mise concernant les éventuels changements à venir, Macky Sall étant l’ancien Premier ministre du “Vieux”.

Renaud Monfourny

L’indéboulonnable président du Sénégal, Abdoulaye Wade, a reconnu sa défaite au soir du second tour de la présidentielle.

ciao camarade L’une des voix les plus importantes de la littérature italienne vient de disparaître. Né à Pise en 1943, l’écrivain Antonio Tabucchi (photo), qui eut une enfance profondément marquée par la guerre et ses stigmates, achève aujourd’hui sa vie à Lisbonne, le 25 mars 2012, après s’être longuement et fermement opposé à la politique corrompue, au cynisme, à la vulgarité de Silvio Berlusconi – et s’être battu pour la cause des Roms. Devenu un classique de la littérature italienne, Antonio Tabucchi était une voix politique, définitivement, courageusement, mais pas seulement : poétique, surtout et avant tout, le romancier traducteur de Fernando Pessoa partageait avec son maître lisboète le goût des identités fragiles, toujours menacées par la dissolution, prêtes à s’effondrer (Requiem, 1992 ; Pereira prétend, 1994). Son œuvre, commencée en 1975 avec Place d’Italie (l’histoire de son pays à travers trois générations d’anarchistes toscans), n’aura cessé de mettre en scène des destins d’errance prêts à basculer, comme dans Nocturne indien (1984), prix Médicis, et dont l’adaptation au cinéma par Alain Corneau fit connaître Tabucchi au monde entier. Celui-ci n’est pas prêt de l’oublier. déclassement ATT Au Mali, les écoles et les frontières sont closes. Quant aux élections présidentielles fixées au 29 avril, elles n’ont plus lieu d’être. Dans la nuit du mercredi 21 au jeudi 22 mars, le président Amadou Toumani Touré – alias ATT – a été “déposé” par des militaires putschistes. “C’est le pire des scénarios possibles”, selon différentes sources diplomatiques françaises. Le pays est sans leader, dirigé par un étrange Comité national pour le redressement de la démocratie et la restauration de l’Etat (CNRDR). La France a stoppé sa coopération militaire avec Bamako. Dimanche, un membre de la junte au pouvoir assurait avoir déjà eu à repousser une attaque des rebelles touaregs et des islamistes du nord du pays. Le sort d’ATT demeure inconnu.

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en route pour le 66e Festival d’Avignon Le 23 mars, au Théâtre de la Colline, Vincent Baudriller et Hortense Archambault dévoilent le contenu du 66e Festival d’Avignon. Une édition sous le signe des relations parents-enfants (Sophie Calle, Arthur Nauzyciel, John et Katya Berger), des rapports féconds entre théâtre et cinéma (Guillaume Vincent, Christophe Honoré, Kornél Mundruczó), avec, en toile de fond insistante, la crise : écologique (Katie Mitchell, Thomas Ostermeier), économique (Bruno Meyssat), politique (Mapa Teatro), migratoire (Fanny Bouyagui, Nacera Belaza), intime (Steven Cohen, Olivier Dubois). Sans oublier : Christoph Marthaler, Lina Saneh et Rabih Mroué, Jérôme Bel, Christian Rizzo, Forced Entertainment, Régine Chopinot et le Wetr de Nouvelle-Calédonie… Bref, un grand cru en perspective. Courroye en forme Moment de répit pour Philippe Courroye et son adjointe, Marie-Christine Daubigney, soupçonnés d’avoir obtenu illégalement les fadettes (factures téléphoniques détaillées) des journalistes du Monde. Leur mise en examen a été annulée par la chambre d’instruction de la cour d’appel de Paris pour vice de forme. Les poursuites contre le procureur de Nanterre auraient été engagées trop tôt dans la procédure. “Ce n’est que partie remise”, a commenté François Saint-Pierre, avocat du Monde qui va se pourvoir en cassation.  into the wild Sortie la semaine dernière du clip du nouveau single de Madonna, extrait de l’album MDNA. La chose, intitulée Girl Gone Wild, la met en scène au milieu d’une bande de jeunes hommes dévêtus et visiblement très heureux de croquer lascivement dans des pommes, de lécher des revolvers et de se cajoler la bouche ouverte – les coquins. La vidéo, qui se voulait sexy et subversive, est au final bien ringarde – à l’image du morceau, comme échappé d’une compile de dance biélorusse. Vingt ans ont passé depuis Erotica, et c’est moche. Cassez, toujours l’incertitude La Cour suprême du Mexique n’a pas su trancher le cas de Florence Cassez. Celle que la presse locale surnomme “la kidnappeuse française” demeure condamnée à soixante ans de prison pour “enlèvements, association de malfaiteurs et détention d’armes”. Pourtant, se remémorant le montage médiatique de sa fausse arrestation, trois juges sur cinq ont estimé qu’il fallait révoquer sa sentence. Mais un désaccord subsiste : ordonner un nouveau procès ou prononcer sa libération ? La Cour dispose désormais d’un délai d’un an pour se décider. 

Stringer Mexico/Reuters

A. D., B. Z., avec la rédaction

l’image

BFM au conditionnel

A vouloir être première sur l’info, BFM TV a annoncé l’arrestation imaginaire de Mohamed Merah. Pour fixer la date, Télérama a fait une petite infographie ironique “à prendre au conditionnel” sur les méthodes de travail de BFM TV. Dans sa recherche du scoop, la chaîne d’info continue a annoncé mercredi, à 14 h 21, que “le suspect aurait été interpellé”. A 14 h 24, l’alerte tombe en rouge. Le conditionnel saute. “M. Merah (…) a été arrêté par le Raid (Recherche, assistance, intervention, dissuasion)”. Inquiets de leur retard sur l’autoroute de l’info, plusieurs médias français et internationaux reprennent l’info. Rapidement, le ministère de l’Intérieur et l’Elysée démentent. Le journaliste de BFM lâche alors : “Je vous confirme mes informations contradictoires.” Quelques minutes passent, le bandeau de la chaîne indique de nouveau : “Toulouse : opération en cours”. Mohamed Merah ne sera jamais arrêté : le lendemain, il sera tué lors de l’assaut du Raid.

Florence Cassez et Israel Vallarta, lors de leur arrestation le 9 décembre 2005 28.03.2012 les inrockuptibles 13

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sens dessus dessous par Serge July

coups de feu dans la campagne

l’ère de rien

dans le noir, tout devient possible

C

hristian Bressac, patron du restau-bar Le Domino à Jarnac, a les boules. “A 4 heures du matin, j’entends mon alarme qui sonne. Le temps d’aller à la fenêtre, les types avait embarqué la caisse avec 1 500 euros. Dans le noir, j’ai juste vu des ombres, même pas leur voiture. Alors, pour noter l’immatriculation…” En cause : un arrêté municipal qui supprime l’éclairage public entre minuit et 5 heures dans les rues de Jarnac (oui, le Jarnac de François M.). La petite ville fait partie des cités modèles qui ont décidé de couper les réverbères pour économiser l’énergie. Excellente intention : l’éclairage public la nuit, c’est 3 % de la consommation électrique de la France, 1,3 gigawatt, la production d’une centrale nucléaire. Et 40 % de la facture électrique d’une commune comme Jarnac. Fausse bonne idée ? Christian Bressac : “Je l’avais prévenu, le maire : le noir, la nuit, ça va nous attirer des ennuis. Et pan ! ça tombe sur moi !” La police relativise : “La même nuit, des types ont pénétré dans le Super U, dont le parking est illuminé. C’est pas une histoire d’éclairage.” Ce sera difficile d’en convaincre Christian Bressac : “En plus, ils savaient où se trouve la caisse. Sûrement des clients que j’ai déjà servis ! Mais dans le noir, pas possible de voir leurs têtes.” Léon Mercadet

le mot

[rassemblement]

Francis Le Gaucher

télescopages sanglants Plusieurs campagnes présidentielles ont déjà été ensanglantées par des actes criminels. L’attentat contre la synagogue de la rue Copernic en octobre 1980. L’assaut donné en 1988 à Ouvéa en Nouvelle-Calédonie pour libérer vingt-sept gendarmes retenus en otages et qui se termine en carnage. En 2002, la campagne de Jacques Chirac est placée sous le signe de l’insécurité avec utilisation des faits divers : le père d’un jeune homme, victime de racket scolaire, est battu à mort ; un forcené tue huit élus lors d’un conseil municipal à Nanterre le 27 mars ; le 19 avril, Paul Voise, le visage tuméfié, victime d’une agression, fait la une du 20 heures de TF1. A chaque fois, Jacques Chirac taxe son Premier ministre, Lionel Jospin, de laxisme : celui-ci est éliminé au premier tour. le loup solitaire de Toulouse A cinq semaines du premier tour, Mohamed Merah s’invente une carrière de serial-killer. Néonazi fêlé ou jihadiste givré : le lundi, les candidats ne savent pas sur quel pied danser. François Bayrou, à la peine dans les sondages, fait le pari de l’extrême droite et dénonce les campagnes de Nicolas Sarkozy et de Marine Le Pen comme ayant créé un climat favorable. Erreur fatale. C’était un jeune Français, peut-être musulman. un électeur averti en vaut deux Les Français, passionnés de politique, ont l’habitude de ces faits divers qui surgissent en période électorale. Sans doute ont-ils appris à s’en méfier. Il y a deux traumatismes de 2002. Celui de l’élimination de Lionel Jospin et celui d’une campagne otage de faits divers. La décision prise par François Hollande de suspendre la campagne, ralliée par plusieurs candidats, a été plébiscitée tant elle était à l’échelle des faits et de l’émotion suscitée. Les sondages réalisés après le massacre de l’école juive et pendant le siège de l’appartement de Mohamed Merah montrent une assez grande stabilité. Comme s’il n’y avait pas eu d’effet Toulouse. pas de bénéficiaire Nicolas Sarkozy gagne entre 1 et 1,5 point dans différents sondages consécutifs à cet épisode et à l’élimination de deux candidats de droite, Corinne Lepage et Dominique de Villepin. Le duel Hollande-Sarkozy est conforté. Le seul mouvement observé concerne Jean-Luc Mélenchon, pour des raisons sans rapport avec Toulouse. Même cette poussée “rouge” ne semble pas menacer le statut de favori de François Hollande. Les sujets majeurs de la campagne restent le chômage et la dette. Les tueries de Toulouse n’auront été qu’une parenthèse tragique dans la campagne : elle est en train de se refermer.

“Il y a une exigence de rassemblement”, dit la porte-parole de François Hollande. Nicolas Sarkozy ne parle que de “rassembler”. Marine Le Pen veut “construire un rassemblement national”. Caché derrière Jean-Luc Mélenchon, le candidat le plus insultant pour ses adversaires, le secrétaire national du PCF, Pierre Laurent, assure : “Nous avons fait le choix du rassemblement.” Quant à Dominique de Villepin, il avertit qu’il donnera son soutien à qui “portera le principe (…) du rassemblement national”. On se souvient que les partis baptisés “rassemblement” ont rarement uni les Français : le Rassemblement du peuple français (RPF) du général de Gaulle en 1947 n’était qu’une machine de guerre civile froide, le Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR) de Jean-Paul Sartre n’a pas rassemblé grand monde, le Rassemblement pour la République (RPR) de Jacques Chirac se créa contre l’union de la droite, etc. Quoi d’étonnant ? Quand tout le monde veut rassembler, cela donne une belle division. M.-A. B.

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Toulouse

l’onde de choc du

lundi noir

Le séisme provoqué par la tragédie de Toulouse ne fait que commencer. Une semaine après les tueries, reportages de Toulouse à Jérusalem sur des communautés de toutes confessions. Regards de sociologues, de cinéaste et focus sur des candidats à la présidentielle qui poursuivent leur campagne. par Anne Laffeter et David Doucet photo Ulrich Lebeuf/M.Y.O.P

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image extraite d’une vidéo diffusée sur France 2

Mohamed Merah

 T

ête baissée, une jeune fille se faufile furtivement pour atteindre l’entrée du 17 de la rue du Sergent-Vigné. Ce samedi 24 mars, la police a levé le périmètre de sécurité du quartier résidentiel de la CôtePavée. Les habitants rentrent chez eux pendant que les curieux photographient le mur constellé d’impacts de balles et ses fenêtres condamnées. C’est de là que, trois jours plus tôt, après 32 heures de siège, Mohamed Merah a sauté arme à la main tirant de tous côtés avant d’être abattu par les policiers du Raid. Il est 11 h 26, jeudi 22 mars, quand les habitants et les journalistes pétrifiés entendent la première détonation. Suivie de celles de trois cents cartouches pendant quatre interminables minutes. Et, d’un coup, à 11 h 30, la cloche de l’école primaire, évacuée, retentit dans un silence de mort et sonne la fin de l’assaut. Nord-Est de Toulouse. Une heure après, il s’est mis à pleuvoir à seaux sur le chemin des Izards dans la cité du même nom, un bloc rectangulaire planté au milieu du quartier des Trois-Cocus. Une trentaine de jeunes s’est rassemblée, comme tous les jours, devant la boulangerie et le bureau de tabac. Ils parlent de la mort de Merah. A l’intérieur du tabac, cinq garçons fixent les courses hippiques. Merah était leur copain, un des leurs, au minimum une connaissance. A leurs regards sombres et leurs mines peu avenantes, on comprend que les journalistes ne sont pas les bienvenus. “Bien sûr que je le connaissais, mais vous ne saurez rien. On vit un instant de recueillement”, rechigne un jeune accoudé à une rangée de magazines. Il s’énerve : “Vous les médias, vous en faites toute une montagne parce qu’il a tué des enfants juifs alors que des bombes tuent sans arrêt des enfants palestiniens.” “Ce n’est peut-être pas le bon jour pour aller leur parler, prévient la jeune directrice de l’école primaire Ernest-Renan où Mohamed a été scolarisé. Ici, les gens ont peur de l’amalgame entre lui et les Izards. C’est déjà dur pour eux de s’en sortir, ils pensent que ça va les enfoncer.” 28.03.2012 les inrockuptibles 17

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Dans le commerce halal adjacent à l’école, l’épicier est consterné. “Il a sali l’image des musulmans et rend service à la droite et l’extrême droite. Mes clients me disent que ce mec foutait la merde partout où il allait. On ne le voyait pas dans les mosquées ou dans les salles de prière, il revendique pourtant d’être musulman, j’ai du mal à comprendre.” Trois mamans attendent devant la cour. “Les gens ici ne sont pas comme lui, c’est tellement horrible ce qu’il a fait”, se désole Laïla1, 32 ans, devant l’école portant le nom de l’inventeur de l’idée de nation à la française. “Ce qui constitue une nation, ce n’est pas de parler la même langue, ou d’appartenir à un groupe ethnographique commun, c’est d’avoir fait ensemble de grandes choses dans le passé et de vouloir en faire encore dans l’avenir…”, écrivait Renan en 1882 lors de sa fameuse conférence à la Sorbonne. Au 33, rue Jules-Dalou dans le quartier de la Roseraie, les impacts de balles ont été colmatés. On les devine à peine. Sans les policiers et le parterre de fleurs, on oublierait presque que cinq jours plus tôt s’est produit ici un crime abominable. De ceux pour lesquels la société n’a pas d’autre mot que “monstre” pour qualifier son auteur. Le 19 mars, au collège-lycée juif Ozar-Hatorah, Mohamed Merah, 23 ans, a abattu de sang-froid et à bout touchant Jonathan Sandler, 30 ans, ses deux enfants Arieh, 5 ans et Gabriel, 4 ans, et Myriam Monsenego, 7 ans. Et ce après avoir tué, le 15 mars, Abel Chennouf et Mohamed Legouad, deux parachutistes en uniforme de 25 et 24 ans, et le 11 mars Imad Ibn Ziaten, 30 ans, para lui aussi. Il ne comptait pas en rester là d’après les enquêteurs. Deux policiers étaient les prochains sur sa liste – le chef de la BAC de Toulouse et un membre de la DCRI. Devant l’école, des peluches détrempées se mêlent aux fleurs. Régulièrement, des passants, enfants, adultes, ados posent des bouquets et des mots à la mémoire des morts de l’école juive. “Parents musulmans avec vous”, peut-on lire à côté d’un mot écrit par un Parisien de passage : “Gabriel, Arieh, Jonathan, Myriam, nous ne vous oublierons pas. Votre malheur est le nôtre que nous soyons juifs, musulmans, chrétiens, athées, tenons-nous la main, restons unis contre les fous et la barbarie.” Vendredi en début d’après-midi, la foule quitte une place du Capitole ensoleillée après une cérémonie en hommage aux victimes. Echarpe rouge autour du cou, Moishe1, Français de confession juive d’une soixantaine d’années, débat encore avec plusieurs femmes musulmanes. “Le peuple juif a toujours été une nation malgré sa dispersion”, professe-t-il le doigt pointé vers ses interlocutrices. Deux jeunes en survets l’interrompent. “Laisse-moi juste te poser une question. Imagine, tu m’héberges.

Les Izards où Mohamed Merah a passé son enfance : une cité laissée à l’abandon

Tu conserves ta maison mais tu me laisses une cabane dans ton jardin. Si, peu de temps après, je réclame ta maison, tu trouveras ça normal ? Dis juste oui ou non”, demande Salif1, 26 ans. “Le problème est moins simpliste”, répond le vieux Juif. “Allez, ferme ta gueule”, s’énerve Salif. Khadija, 40 ans, et Timouna, 55 ans, ont prié pour que ce soit un néonazi. Ces deux figures du monde associatif toulousain redoutent les amalgames. “C’est monstrueux ce qu’il a fait, je ne cherche pas à l’excuser, mais s’il avait eu un procès, on aurait parlé de ses circonstances atténuantes, même pour un assassin d’enfants”, argumente Timouna. Khadija craint que “les jeunes soient regardés avec appréhension”. “Ils n’ont pas besoin de ça, ils n’ont plus leur place à l’école, dans le milieu professionnel. Ils voient leur parents gagner 600 euros à la retraite, comment veux-tu qu’ils travaillent ? Il faut leur venir en aide avant qu’un groupe les récupère.” Elle s’interrompt pour lire un texto. “Deux musulmanes de Malakoff (92) se sont fait passer à tabac par une personne désirant se venger du tueur de Toulouse. Soyez très vigilantes (faites passer aux sœurs incha’Allah) PARTAGEZ, car c’est pas demain qu’on en parlera à la TV”. “Vous voyez, c’est aussi cela que l’on craint”, commente Kadhija. Trois jours après l’assaut du Raid, le gros des médias a quitté le quartier de la cache de Merah, rue du Sergent-Vigné. Quelques journalistes tentent de profiter du va-et-vient des réparateurs et des voisins pour entrer dans son appartement. Pour l’instant, c’est peine perdue. Il faut attendre un ouvrier plus conciliant.

Le postier, “barbu”, se gare devant le 17. Il a du courrier en retard à distribuer. “Tiens, vous aussi vous êtes barbu”, lâche goguenard le chargé de maintenance de la résidence. Le “barbu” aux lunettes Wayfarer dernier cri et caleçon apparent esquisse un sourire contrit et repart. Un calme relatif règne dans la rue lorsqu’une femme en pleurs sort de la maison juste en face de chez Merah, avec sa fille. Martine1 hoquette, visiblement bouleversée. La veille, une équipe de télé est entrée chez elle. Elle regrette de leur avoir répondu. La voisine a peur des représailles depuis que des ados de 15-16 ans ont fait le tour du quartier pour faire passer un message : “On ne parle plus aux journalistes.” Même s’il avait déménagé dans le quartier résidentiel de la Roseraie, Mohamed Merah passait régulièrement à la cité des Izards, son quartier d’enfance. “Deux heures après le meurtre de Montauban, il est avec sa bagnole sur le stade des Izards à faire du rodéo en voiture avec un copain. Le lundi, après les meurtres de l’école juive, qui retrouve-t-on errant aux Izards ? Mohamed Merah”, assure même son avocat, maître Etelin. Comme si de rien n’était. Aujourd’hui, les gamins de la cité ont du mal à imaginer que le garçon fan de Zidane qui jouait au foot avec eux et les emmenait au McDonald’s ait pu commettre des crimes aussi atroces. Au bas de la fiche Wikipédia concernant la cité des Izards, le nom de Mohamed Merah a été ajouté à côté de celui de Patrice Alègre, autre tueur en série originaire du quartier.

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Dans une carrosserie proche de la cité des Izards, Inès1, 15 ans, regarde au loin lorsqu’il s’agit d’en parler. “Je le connais depuis que j’ai 8 ans. Des fois il faisait des bêtises mais il venait tout le temps avec nous, les petits du quartier. Il faisait tout comme nous. Il restait dehors, il jouait au foot, il nous achetait des bonbons. Il faisait la fête, il rigolait tout le temps.” Au bord des larmes, Inès continue : “Je suis dégoûtée, comme tout le monde. Il a déconné, je ne comprends pas pourquoi il a fait ça, mais c’est vrai que la dernière fois que je l’ai vu, il y a deux mois, il était bizarre. Avant quand il me voyait, il m’appelait pour faire un tour, là il ne me parlait plus.” Devant une cage d’escalier dégradée de la cité, deux jeunes discutent en mangeant un sandwich. Sweat bleu à capuche, Hicham1, 17 ans, évoque son souvenir avec peine. “Ça fait mal car je le connaissais. Il y a encore une semaine, il est venu avec sa moto. Je n’ai rien envie de dire de méchant sur lui.” Mais il regrette l’impact des tueries sur son quartier. “Ça nique notre réputation. Maintenant tout le monde va penser que les Izards, c’est Al-Qaeda.” Hicham prépare un CAP de tourneur-fraiseur et rêve de bosser chez Airbus. Même motivé, pas facile de résister à la délinquance dans le coin, raconte-t-il. “Tu peux facilement te faire “engrener” à dealer mais si tu es fort mentalement, tu tiens. Souvent, les gamins

“ça nique notre réputation. Maintenant on va penser que les Izards, c’est Al-Qaeda” Hicham, 17 ans

basculent là-dedans pour gagner de la thune mais aussi pour rompre l’ennui.” Le quartier des Trois-Cocus et la cité populaire des Izards sont réputés être un haut lieu du trafic de drogue toulousain. Construite en 1963 pour loger les rapatriés d’Algérie, elle a commencé à cumuler les difficultés dans les années 80, raconte Rémi Caussat, président du comité de quartier depuis 1984. “On a laissé dégrader cet endroit, on a concentré une population en grande difficulté et on n’a rien fait pour l’aider. Aujourd’hui, les gamins restent entre eux à l’école, au foot, dans la rue. A l’époque, on pouvait discuter, maintenant ils se sentent marginalisés, il y a eu un repli communautariste. Un jeune qui s’en sort quitte la cité, l’image de marque est si mauvaise qu’ils ne peuvent pas rester ici.” Jean-Pierre Havrin, adjoint à la sécurité du maire de Toulouse, confirme : “Cette nouvelle génération a encore plus la conviction de ne plus avoir de perspective en France. Au Mirail (quartier populaire au Sud de Toulouse  -ndlr), il y a 40 % de chômage et chez les jeunes, on avoisine

les 60 %. Ils ont l’impression que la République ne leur offre aucune chance de s’en sortir. Ils ont leur contre-société, leurs propres codes et leurs propres références. Comment créer un dialogue avec eux ?” Policier de proximité à la retraite, Jean-Pierre a bien connu Mohamed Merah. Ils ont fait du sport lorsque la famille Merah habitait au Mirail. “Ces gamins ont été abandonnés par la police de proximité. Avant, nous étions présents en permanence dans les coursives de la cité. La pol-prox servait de maillon social pour ces familles déstructurées. Si elle n’avait pas été détruite, peut-être que le petit Merah aurait pris un autre chemin ou que des flics auraient détecté plus tôt qu’il partait à la dérive.” Au lieu de cela, Merah accumule les échecs professionnels et familiaux. Coincé dans une famille de cinq enfants, père absent, mère femme de ménage, déménagements à répétition, Mohamed sera placé par les services sociaux de 6 à 13 ans. “C’est un pur produit de la société française, celle qui a du mal à intégrer ses jeunes de banlieues et qui alimente chez eux un sentiment d’exclusion et de relégation”, plaide son avocat. Mohamed Merah, c’est le petit délinquant type de cité. En 2004, il commence par jeter des pierres contre un bus municipal. Deux ans plus tard, il enchaîne conduites sans permis et menus larcins. Après un vol de sac à main, 28.03.2012 les inrockuptibles 19

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Manifestation de solidarité devant le collège-lycée Ozar-Hatorah

les mois avec sursis se transforment en prison ferme. Incarcéré de décembre 2007 à juin 2008 à la maison d’arrêt de Seysses, près de Toulouse, puis transféré à la prison Saint-Sulpice dans le Tarn, Merah n’a pas marqué ses gardiens. A peine se rappelle-ton qu’il est descendu une fois en promenade avec un Coran à la main. “La prison est l’école de la voyoucratie mais pas du terrorisme, il y a du prosélytisme, des appels à la prière, mais de là à tomber dans le terrorisme, il y a un gouffre”, assure Philippe Campagne de FO-pénitentiaire. Ce n’est pas l’avis du directeur départemental de la sécurité publique de Haute-Garonne de 1999 à 2003, Jean-Pierre Havrin. “Les fondamentalistes ont une vraie emprise sur nos prisons. L’endoctrinement y est particulièrement fort. Le salafisme permet à certains de se construire une identité en rupture”, estime-t-il. Dans Le Journal du dimanche du 25 mars, un ancien compagnon de cellule de Merah, qui l’a côtoyé en 2009 à la prison de Seysses (où il a été à nouveau incarcéré de décembre 2008 à septembre 2009), raconte que le jeune homme aurait basculé dans l’islamisme radical sous l’influence de son frère ainé Abdelkader. “Il venait le voir régulièrement avec sa mère. Il lui a fait passer un tapis de prière et une djellaba et puis lui a donné un CD avec des chants islamiques. Il écoutait ça à fond du matin au soir.” L’islamisation en prison est un classique depuis Malcom X. “Quand vous êtes en prison, vous êtes au plus bas. Des prédicateurs viennent vous dire que la France ne vous a pas donné votre chance, vous incitent à renier toute culpabilité. Au lieu d’expier sa faute, on la supprime en revendiquant une nouvelle identité. Cela vous pousse à rompre avec les mœurs et les coutumes de la société qui vous a rendu responsable de votre déchéance”, explique Gilles Kepel, politologue spécialiste de l’islam.

A son retour de prison, pour son entourage, Mohamed Merah n’a pas changé. “La première fois qu’il est sorti, il a fait un frein à main avec une Audi et il s’est payé un poteau”, se marre Saïd1, un ancien gamin des Izards. A deux reprises, en 2008 puis en 2010, Merah tente même de s’engager dans l’armée. En vain, son casier judiciaire incite l’armée à rejeter sa candidature. Son échec à intégrer la Légion en 2010 l’aurait beaucoup affecté, selon un ancien ami. “Il s’est posé des questions sur le sens à donner à sa vie. Il était agité, instable, il coupait court à ses relations avec les jeunes. Sa vie a été faite de beaucoup d’échecs et il a certainement voulu embrasser la radicalité pour tout changer”. A la suite de cela, il réalise plusieurs voyages au Liban, en Syrie, en Afghanistan mais surtout au Waziristan, une région du Pakistan frontalière de l’Afghanistan, une période durant laquelle il aurait suivi une formation personnalisée au salafisme djihadiste, selon les confessions qu’il a faites aux policiers du Raid lors du siège de son appartement. Joyeux, fêtard, Mohamed Merah ne laisse rien paraître de son engagement religieux. “Dans la logique du djihad, la dissimulation fait partie des armes pour tromper les ennemis. Les membres du commando du11 Septembre se rasaient la barbe. Il y en avait même un qui allait en boîte de nuit. La fin justifie les moyens”, décrypte Gilles Kepel. Une duplicité qui sème le trouble dans l’esprit d’une partie des jeunes du quartier de son enfance. Sur YouTube ou Dailymotion, des vidéos complotistes remettent en cause la version officielle. Elles insistent sur les incohérences des premiers témoignages après le drame de Montauban. Le tueur était alors décrit comme un “homme de taille moyenne, assez corpulent, portant un tatouage au niveau de la joue gauche”.

beaucoup de musulmans condamnent son action, une minorité l’excuse par antisémitisme ou par défiance envers les médias Certains gamins l’érigent en héros. Sur Facebook, ils ont substitué leur avatar par une photo de Mohamed Merah. Le même phénomène d’identification était perceptible dans les quartiers lyonnais après la mort de Khaled Kelkal, responsable de la vague d’attentats qui a frappé la France à l’été 1995. “Une minorité de la population d’origine nord-africaine éprouvait une forme d’admiration pour lui et un dégoût pour la façon dont il avait été abattu par la police, se souvient Gilles Kepel. Il se passe la même chose pour Merah sur le web. On assiste à une mise en réseau virtuel de soutiens à l’action qu’il a menée”. Les pages Facebook en hommage à son action se multiplient. Dans les commentaires, beaucoup de musulmans condamnent ses meurtres, une minorité l’excuse par antisémitisme ou par défiance envers les médias. Sur la page “Hommage à Mohamed Merah”, désactivée depuis, l’administrateur écrit ainsi : “Ces actes ne sont pas excusables, mais ça reste un frère. Il a voulu faire quelque chose de bien mais il ne l’a pas fait de la bonne manière (…) Il y a des générations dans les quartiers laissées à l’abandon, et après ils se plaignent des conséquences. Ils nous parlent d’endoctrinement, alors qu’ils endoctrinent la population mondiale pour les détourner d’Allah. On vit dans un pays de Juifs, c’est comme ça mais c’est la vérité.” En prétendant assassiner des Juifs pour “venger les enfants palestiniens”, Mohamed Merah a cherché à politiser sa folie criminelle. “Cela offre des possibilités d’identification pour sa communauté qui finit par oublier qu’il a aussi tué des musulmans, explique Gilles Kepel. C’est une manière pour Merah d’essayer de rassembler des soutiens en se présentant comme défenseur de l’islam, attaqué en Palestine.” Selon Kepel, sa stratégie s’inspirerait d’Abou Moussab al-Souri, l’un des leaders d’Al-Qaeda récemment libéré par Bachar al-Assad. Il préconisait de purger la communauté de ses mauvais éléments avant de gagner des adeptes en tuant des ennemis symboliques de l’islam. Samedi 24 mars, une trentaine de jeunes des Izards, surtout des filles, s’est rassemblée en mémoire de Mohamed Merah. Laurent1, un ancien ami : “C’était un hommage au premier Mohamed, celui que tout le monde voulait serrer dans ses bras lorsqu’il était jeune. Le second Mohamed, qui a tué des enfants à bout portant, personne ne le reconnaît”. 1. Les prénoms ont été modifiés à lire Quatre-Vingt-Treize de Gilles Kepel (Gallimard)

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Jérusalem, 22 mars

Gali Tibbon/AFP

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jours de deuil en Israël Les funérailles des victimes du massacre se sont tenues à Jérusalem, où une très vive émotion était palpable. Rencontre avec Christophe Bigot, ambassadeur de France en Israël.

 L

e Premier ministre palestinien, Salam Fayyad, a immédiatement et très clairement réagi lorsque Mohamed Merah a prétendu avoir perpétré ses massacres à bout touchant pour venger les enfants palestiniens de Gaza, victimes des bombardements israéliens”, nous a dit Christophe Bigot, ambassadeur de France en Israël, jeudi, lors du long entretien qu’il nous a accordé. “Il est temps, a déclaré M. Fayyad, que ces criminels arrêtent de revendiquer leurs actes terroristes au nom de la Palestine et de prétendre défendre la cause de ses enfants, qui ne demandent qu’une vie décente, pour eux-mêmes et tous les enfants du monde.” Aucune réaction, en revanche, du côté du Hamas, qui contrôle la bande de Gaza. “Aujourd’hui, nous saisissons l’occasion de dire aux Juifs français que s’ils choisissent de revenir dans la terre de leurs ancêtres, ils seront ici chez eux et en sécurité.” Ce communiqué du vice-Premier ministre israélien, Silvan Shalom, mardi dernier, dès le lendemain de la tragédie de Toulouse et avant que le tueur soit identifié, reprend

quasi mot pour mot les propos d’Ariel Sharon en juillet 2004. Le Premier ministre avait alors exhorté les Juifs français “à venir en Israël le plus vite possible, pour échapper à la déferlante antisémite”. Cette “déferlante” n’avait heureusement pas fait de victimes, mais ces propos avaient été considérés comme un affront direct au président Chirac, lors d’une période où, au cœur de la deuxième Intifada, les relations franco-israéliennes n’étaient pas franchement au beau fixe. Pour Christophe Bigot, “le drame de Toulouse a provoqué un choc immense en Israël et plus encore dans la communauté franco-israélienne, meurtrie comme jamais dans sa chair. Cela dit, reprend le diplomate, les propos de Silvan Shalom ne reflètent pas le sentiment général. Les Israéliens sont conscients de l’extraordinaire mobilisation de la France. On a chanté La Marseillaise sur une grande place de Tel-Aviv. Et Israël, ayant subi par le passé des actes terroristes qui ont fait des centaines de victimes, se veut solidaire.” Il est en effet utile de rappeler quelques faits en contrepoint des déclarations de M. Shalom.

De l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic (1980), celui de la rue des Rosiers (1982) et l’assassinat à petit feu d’Ilan Halimi par le “gang des barbares” en 2006, jusqu’au massacre ignoble du 19 mars dernier, le nombre de victimes tuées en France parce qu’elles étaient juives n’excède pas une vingtaine de personnes. Sur cette même période de plus de trente ans, le bilan des attentats ouvertement antisémites commis en Israël se chiffre à plusieurs centaines de personnes. Depuis le “lundi noir” de Toulouse, Christophe Bigot a peu dormi. Le jour même de la tragédie et ceux qui ont suivi, il a dû répondre, sans tenter de cacher son émotion, à un nombre incalculable d’interviews, tant dans la presse internationale que pour les chaînes de télé et les journaux locaux. Pour faire entendre la position de la France, elle aussi meurtrie par des crimes commis contre ce qu’elle considère, tout autant que les Israéliens, comme “ses enfants”. Il s’est montré et se montre toujours constamment présent auprès des familles Sandler et Monsonego

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Alain Dreyfus

femmes et hommes qui psalmodient leur chagrin et leur désespoir donnent à entendre un “desesperanto” qui vrille le cœur de chacun

et des membres, laïques et religieux, de la communauté franco-israélienne. Christophe Bigot a assisté aux funérailles des victimes au cimetière de Jérusalem aux côtés d’Alain Juppé, dont il a dû dans l’urgence organiser le déplacement et les rencontres, tant auprès des familles endeuillées que des responsables politiques de Jérusalem. Le 22 mars à 10 heures, la température était douce et le ciel sans nuage au cimetière Givat Shaul, qui étend ses tombes à perte de vue sur le mont du Repos, une haute colline à quelques kilomètres de Jérusalem. Lorsque sont arrivés, nus et enveloppés dans des draps blancs, dans l’espace bouclé réservé à la famille et aux officiels, le corps de Jonathan Sandler et ceux – minuscules – de ses enfants, Arieh, 5 ans, Gabriel, 4 ans, et celui de Myriam Monsonego, 7 ans, personne, même dans les rangs des hommes politiques les plus aguerris, n’a pu réprimer ses sanglots. Idem dans la foule de plusieurs milliers de personnes et des centaines de journalistes présents sur place. Les discours, dont celui d’Alain Juppé, se sont succédé pendant plus de deux heures, en français et en hébreu. Toute traduction était inutile : femmes et hommes qui psalmodient leur chagrin et leur désespoir donnent à entendre un “desesperanto” qui vrille le cœur de chacun. Le rabbin Samuel Sandler, père de Jonathan, grandpère de Gabriel et d’Arieh, a parlé d’une voix douce et posée. Il a narré sans emphase quelques anecdotes et souvenirs intimes, comme chacun en conserve en soi, sur ceux qu’il a si brutalement perdus. Jeudi matin, lors de la shiv’ah, une cérémonie qui marque le début du deuil de sept jours de la tradition juive, Samuel Sandler confiait

à Christophe Bigot qu’il souhaitait que Mohamed Merah soit pris vivant, pour que justice soit faite et que le deuil puisse au mieux s’accomplir. Ces paroles ont été dites avant l’assaut final du Raid. “Je suis admiratif, dit Christophe Bigot, que cet homme soit à même de puiser en lui autant de ressources pour s’exprimer avec une telle sagesse dans des circonstances qui sont le comble de l’horreur.” Des propos à mettre en regard avec ceux de Catherine Ashton, haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Celle-ci a comparé le massacre soigneusement ciblé de Toulouse à la mort des enfants de Gaza, victimes de raids de représailles de Tsahal. Catherine Ashton a dû faire depuis une marche arrière en catastrophe et a présenté ses excuses aux responsables de l’Etat hébreu. Polytechnicien, énarque, Christophe Bigot, 46 ans, est un fin connaisseur de la situation israélo-palestinienne pour avoir occupé, avant de prendre ses fonctions d’ambassadeur de France en 2009, le poste de Premier conseiller de l’ambassade de 2004 à 2007. Estimé tant en Israël que dans les territoires selon tous ceux que nous avons rencontrés, Christophe Bigot ne nie pas pour autant “les divergences de vue”, par ailleurs soulignées par Alain Juppé dans l’allocution qui a suivi les obsèques à la résidence de l’ambassade dans le quartier de Jaffa, une ancienne cité arabe portuaire limitrophe de Tel-Aviv. “Ces divergences de vue portent essentiellement sur le statut de Jérusalem et le processus de colonisation dans les territoires palestiniens, en contradiction totale avec le droit international. Mais, précise l’ambassadeur, la situation dans les territoires s’est améliorée

sur le plan économique. L’économie en Cisjordanie (tout comme en Israël – ndlr) est en pleine expansion, avec une croissance annuelle de 5,5 %, grâce à l’action du Premier ministre palestinien et à la coopération avec Israël. Il est évidemment nécessaire de régler les problèmes liés à la colonisation, et ici, poursuit Christophe Bigot, chacun en mesure la difficulté. Si Ariel Sharon avait pu faire évacuer les colons de Gaza, leur nombre n’excédait pas 8 000. Sur l’ensemble des territoires, le nombre de colons israéliens atteint peu ou prou 500 000.” Israël doit par ailleurs faire face à d’autres problèmes vitaux. Le plus crucial concerne les risques liés à une attaque ou non des installations nucléaires iraniennes, dont les conséquences pourraient être dramatiques, quelle que soit l’option choisie. Pour prendre une décision dans un sens ou un autre, le Premier ministre Benjamin Nethanyaou, pourtant aujourd’hui au plus haut dans les sondages, pourrait provoquer des élections législatives anticipées qui, si elles ont lieu, se tiendraient peut-être dès septembre. Car les institutions politiques de l’Etat hébreu obligent à des alliances aussi mouvantes que subtiles. La Knesset compte cent-vingt députés (en souvenir des douze tribus d’Israël qui siégeaient à l’époque du Second Temple), élus au scrutin proportionnel. Il est impossible de gouverner sans alliances, le plus souvent aussi hétéroclites que contradictoires. Dans cette démocratie où religion et laïcité sont indémêlables (où l’on dit aussi par boutade que même le peuple est Elu), la politique se fait à partir d’une constitution non écrite. Un de ces innombrables paradoxes dont est coutumier le “Peuple du livre”. Alain Dreyfus, à Jérusalem et Tel-Aviv

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la prédiction Sorti en salle mi-février, La Désintégration disait les déceptions de jeunes banlieusards, leur amertume face à la société et la réponse violente qu’ils y apportaient. Le réalisateur Philippe Faucon revient sur son travail et la résonance que l’actualité lui donne.

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n fait divers tel que les massacres de Toulouse et de Montauban semble la matière parfaite d’un futur film, voire d’une superproduction hollywoodienne. Des centaines d’exemples viennent à l’esprit, de l’affaire Romand (L’Emploi du temps de Laurent Cantet et L’Adversaire de Nicole Garcia) à l’histoire de La Fille du RER (d’André Téchiné), en passant par le double film de Jean-François Richet sur Mesrine, sans oublier l’abondante filmo américaine sur le 11 Septembre. Dans le cas présent,

c’est la réalité qui a fini par rattraper la fiction puisque l’affaire Merah survient quelques semaines après la sortie du film de Philippe Faucon, La Désintégration, déjà cité par le spécialiste Gilles Kepel au sujet de cet événement. “La tuerie du collège juif m’a rappelé le moment où j’étais revenu sur l’affaire Khaled Kelkal pendant l’écriture du scénario, explique Philippe Faucon. Dans l’affaire Kelkal, il y avait eu aussi un attentat dans une école juive de Villeurbanne. On l’a oublié parce qu’il n’y avait pas eu de morts, la bombe artisanale ayant explosé dix minutes

avant la sortie des enfants. Interloqué comme à l’époque, je me suis demandé comment on pouvait abattre des enfants de 4 et 7 ans à bout touchant.” La résonance entre cette actualité et son film a troublé le cinéaste, même si l’effet miroir n’est pas total. Si l’on trouve des ressemblances entre La Désintégration et la réalité toulousaine (un jeune Français des quartiers difficiles qui bascule dans l’intégrisme islamiste et la violence), il y a aussi des différences : le jihadiste du film est éduqué, diplômé, contrairement à Merah, et il finit par poser une bombe, méthode plus “classique”

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Image extraite de La Désintégration (2011) de Philippe Faucon

“en faisant ce film, je n’avais pas de certitudes, seulement quelques intuitions” Philippe Faucon, cinéaste

que les tirs de sang-froid à la tempe. Pour autant, l’actualité valide le film d’un sceau de réel indiscutable. “Mon film avait suscité beaucoup de questions, dont celle-ci : croyez-vous que ce que vous montrez dans votre fiction soit possible dans la réalité. Je me souviens d’un article plutôt négatif dans Libération qui disait que mon film datait, n’était plus d’actualité. Dans une émission sur France Culture, Gilles Kepel disait avoir trouvé le film remarquable mais ajoutait qu’il n’y avait pas eu d’attentat sur le sol français depuis 1996 et l’affaire Kelkal. Il expliquait cela par le maillage attentif des familles et par le fait que les services de police avaient déjoué plusieurs projets d’attentats. Tout cela est sans doute juste, mais on vient de voir qu’un jeune homme, pourtant repéré par les services de police, est passé entre les mailles du filet et, surtout, est passé à l’acte. En faisant ce film, je n’avais pas de certitudes, seulement quelques intuitions et constats parcellaires de sentiments de relégation,

de déni et de perméabilité à l’idéologie islamiste chez certains jeunes.” Philippe Faucon est soucieux que Merah ne devienne pas un symptôme sociétal, même si ses actes suscitent nombre de questions politiques, sociologiques, philosophiques, psychologiques. “Ce cas est évidemment frappant mais reste ultramarginal et très atypique. A un moment, avant de savoir qu’il s’agissait de Merah, on a envisagé que ces actes aient pu être commis par un individu d’extrême droite. Si ça avait été le cas, on n’aurait pas posé le problème en termes d’intégration.” Il est certain que si des conditions sociales difficiles suffisaient à expliquer de telles explosions de violence, il y aurait en France des tueries tous les jours. Le chômage, l’exclusion, le racisme installent un terreau mais ne constituent qu’une parcelle de la compréhension globale de tels phénomènes. “Dans le film, poursuit Faucon, le facteur principal n’est pas le sentiment d’exclusion mais la rencontre avec un recruteur charismatique qui tient un certain type de discours idéologique. Mohamed Merah a effectué des voyages en Afghanistan, ce qui indique qu’il a probablement rencontré des idéologues qui lui ont dit des choses comme ‘tu fais partie des musulmans qui souffrent d’un ordre du monde injuste’, etc. Mais à l’heure actuelle, ça reste flou, on ne sait pas exactement si Merah a agi seul ou dans le contexte d’un réseau.” Un autre souci de Philippe Faucon concerne le risque d’instrumentalisation de La Désintégration. “Ce type d’événement et les questions que cela pose sont tellement complexes et tellement propices à des interprétations simplistes, caricaturales, démagogues. Je ne voudrais pas que la résonance avec mon film empêche la profondeur et la qualité de la réflexion autour de cet événement.” On ne saurait trop conseiller d’aller voir La Désintégration, mais aussi d’autres films de Faucon comme La Trahison, sur la guerre d’Algérie, ou Dans la vie, sur l’amitié à la fois âpre et tendre entre deux femmes âgées, l’une juive, l’autre arabomusulmane. Ces trois films forment un ensemble complexe, limpide, qui permet une lecture différente et nuancée de la question des rapports entre la France, ses ex-colonies et sa diversité. Philippe Faucon y accomplit un travail d’artiste citoyen qui complète le travail journalistique et prouve que la fiction peut atteindre d’autres vérités sur la réalité sociale que les infos en boucle de la télévision. Serge Kaganski 28.03.2012 les inrockuptibles 27

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Toulouse

Au centre, l’imam de Drancy Hassen Chalghoumi, à sa gauche, le Grand Rabbin de France Gilles Bernheim, lors de la marche en hommage aux victimes de Merah, le 25 mars à Toulouse

“la gauche est inaudible sur l’islam” Abdennour Bidar, philosophe de l’islam, analyse le traitement médiatique et citoyen de l’affaire Mohamed Merah, tout en dessinant ses suites possibles. Ou comment penser l’après-Toulouse.

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ur les plateaux de télévision, plusieurs commentateurs ont évoqué, au sujet de Mohamed Merah, la notion de “self-islam” que vous avez conceptualisée. Ces analyses étaient pourtant assez éloignées de la définition que vous en donnez... Abdennour Bidar – Il n’y a strictement aucun rapport. Mohamed Merah est un type qui a un attachement totalement pathologique à l’islam, alors que ce que je développe dans mes livres est aux antipodes : le “selfislam”, c’est un islam du choix personnel, nourri par la réflexion, la raison. Avec Merah, on est à rebours de ça : c’est une appropriation sauvage de l’islam, par un esprit aux abois. C’est un islam irrationnel, qui sert d’exutoire à tout un ensemble de frustrations personnelles vécues par un individu qui fait face à de multiples échecs. J’ai depuis des années essayé d’imaginer un autre rapport à l’islam, en observant chez un certain nombre de musulmans des tentatives pour envisager leur foi différemment et en mettant des mots dessus – c’est le travail du philosophe. C’est ce que j’appelle l’“existentialisme musulman”, qui s’oppose à l’autoritarisme religieux d’une part et au fanatisme d’autre part. Dans le traditionalisme, il y a un fanatisme : on considère qu’il y a une vérité révélée qui

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“pour tout ce qui vient de l’islam, il y a dans la société française un fond d’inculture, de préjugés”

ne se discute pas. Le fanatisme de Mohamed Merah c’est ça : il se met à accorder à ce qui vient de la tradition islamique une vérité absolue qu’il ne s’approprie pas, mais à laquelle il rajoute une couche de déséquilibre personnel. Ce que la tradition a sacralisé se diffuse parfois dans une sorte de sous-culture religieuse qui fait des ravages : certains musulmans ne connaissent pas leur tradition, ils ne l’ont reçue que dans un cercle familial ou social où elle n’est présente que dans sa forme la plus stéréotypée. En découle un bricolage religieux sur la base d’idées toutes faites. Ici, il s’agit d’un mauvais bricolage, du bricolage de l’ignorance, qui donne un truc complètement incohérent. Or bricoler, ça peut vouloir dire fabriquer soi-même de façon cohérente son propre système de pensée, sa propre vision du monde. Mais là, ça n’est pas le cas, c’est même l’inverse. Que pensez-vous du traitement médiatique de l’affaire Merah ? Le geste est tellement radical que la voix de ceux qui ont dit qu’il ne fallait pas faire l’amalgame a été entendue, pour l’instant. Je pense que les médias ont bien véhiculé le fait qu’il s’agissait d’un cas pathologique. Mais pour tout ce qui vient de l’islam, il y a dans la société française un fond d’inculture, de préjugés, qui n’a rien à voir avec la bonne volonté ou la sincérité des gens. Les journalistes peuvent avoir une bonne déontologie professionnelle, mais quand on ne sait rien, on ne sait rien… Il y a encore énormément d’ignorance vis-à-vis de l’islam : si l’on demande quels sont les cinq piliers de l’islam, je doute que nombreux soient ceux qui puissent répondre. Nous sommes un peu des générations sacrifiées de ce point de vue, qui subiront encore beaucoup ce climat d’incompréhensions, ça se réglera, mais pas en une décennie. Néanmoins, dans le cas de l’affaire Merah, je crois que les médias ont été meilleurs que d’habitude. Après l’affaire Breivik, en Norvège (en juillet 2011, l’homme avait abattu 77 personnes, près d’Oslo), un débat national s’était engagé pour tenter de ressouder la communauté en dépassant le drame. Est-ce possible en France ? Tout d’abord, il ne faut pas faire d’amalgame vis-à-vis de la religion musulmane et des gens de culture musulmane ici : on peut faire ce qu’on veut, mais on ne peut pas contrôler un type qui bascule dans la folie comme Merah. Ensuite, le deuxième amalgame à ne surtout pas faire, c’est celui qui consisterait à accuser en bloc la société française de tous les maux, en disant que c’est, encore, un problème de l’intégration. Il faut saisir l’entre-deux : dire que nous sommes capables de prendre des distances sur les préjugés, et dire que nous sommes capables aussi de prendre une part de responsabilité collective dans ce qui s’est passé. Un événement ne survient jamais ex nihilo. Il a des racines sociales, culturelles, sur lesquelles il s’agit de s’interroger. Cet événement-ci donne notamment l’occasion de porter un regard critique sur une religion qui reste dogmatique, et qui doit faire son autocritique jusqu’à se repenser complètement, je le répète. Ce double amalgame doit céder la place à un double travail, qui est bien entendu souhaitable,

et qui doit être réalisé par les dignitaires religieux, les politiques, les citoyens. Les politiques vont-ils devoir faire preuve d’une dignité supplémentaire dans les débats qui s’annoncent ? Oui, au-delà de la déclaration liminaire selon laquelle il ne faut pas céder aux raccourcis, je pense qu’il est tentant pour certains partis – je pense à la droite et à l’extrême droite – d’instrumentaliser un événement comme celui-ci, et sur deux plans au moins. D’abord pour développer un discours ultrasécuritaire, et ensuite pour revenir à la charge sur des questions comme l’immigration, l’identité française, sur la question de l’islam aussi. Il y aura une tentation, mais qui ne s’est pas encore fait jour car il faut que l’émotion passe. J’ai le sentiment qu’une deuxième phase risque de s’enclencher, et que le climat de la campagne va en être modifié. C’est une catastrophe, ça ramène au premier plan toutes ces questions qui sont du pain bénit pour la droite et l’extrême droite. Il va falloir être très vigilant. Les réactions de la gauche ont été assez faibles, à quelques exceptions près – seul Jean-Luc Mélenchon a déclaré vouloir “protéger les musulmans de la vindicte”. Je le déplore depuis des années. Quel discours pour la gauche sur l’islam en France ? On n’entend rien ! Je vais vous donner un exemple qui me choque particulièrement. Depuis une dizaine d’années, j’ai repéré dans la société française, du côté de l’islam, un certain nombre de tendances qu’on a pu regrouper sous la désignation globale d’“islam des Lumières” : des gens qui veulent avoir un rapport à leur foi plus éclairé, plus actuel, plus vivant. On rencontre par exemple une grande majorité de femmes d’origine musulmane qui ne veulent plus s’en tenir à la place qui leur était traditionnellement assignée, qui veulent sortir, faire des études, qui ne veulent pas être voilées. On trouve aussi beaucoup d’hommes qui ne veulent pas manger de viande halal, car c’est pour eux une prescription religieuse qui vient du passé et qui ne peut plus intervenir aujourd’hui. Ce que j’ai voulu montrer, c’est la volonté d’un ensemble de gens de s’émanciper du dogme. C’est de cela dont la gauche aurait dû se saisir, et montrer que l’islam c’est aussi des individus qui sont en train de réinventer totalement, ici dans la société française, leur rapport à la foi, et font preuve dans leur quotidien d’une conciliation active et pratique entre leur démarche spirituelle et la société environnante. Malheureusement, la gauche est restée quasi muette. Je vous donne un autre exemple sur lequel elle devrait s’exprimer : la France est un des pays d’Europe dans lequel il y a le plus de mariages mixtes, c’est une parade imparable au discours de la droite, ça veut dire que la France, progressivement, est en train de devenir une société multiculturelle. La gauche aurait aussi dû surfer, à mon sens, sur l’image du printemps arabe, où l’on a vu des gens essayer de s’émanciper de plusieurs siècles d’immobilisme. Il faut que la gauche encourage cela, qu’elle mette en avant cet islam qui bouge, qui mute. C’est le moment. recueilli par Pierre Siankowski photo Ulrich Lebeuf/M.Y.O.P derniers ouvrages parus L’Islam sans soumission (Albin Michel), Comment sortir de la religion ? (La Découverte) 28.03.2012 les inrockuptibles 29

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Image extraite de L’Esquive (2002) d’Abdellatif Kechiche

Toulouse

banlieues blues

Contre les stigmatisations, des enfants d’immigrés vivant dans les cités oubliées de la République affirment leur volonté d’intégration.



e m’appelle Mohamed, la chose est entendue, pliée, adoptée ; on m’imagine en permanence le front collé au tapis de prière, tourné vers La Mecque…” A part un prénom et, à quelques années près, le même âge, Mohamed Bechrouri ne partage rien avec Mohamed Merah dont la trajectoire sociale offre un miroir inversé de la sienne. Fils d’une famille installée en France à la fin des années 70, Mohamed Bechrouri, 28 ans, souffre pourtant de la stigmatisation que son nom et ses origines convoquent auprès de tous ceux qui voient, dans les “banlieues de l’islam”, l’origine du mal de la société française. Dans un récit énervé contre les préjugés et les effets d’assignation identitaire dont il se dit l’objet, il s’élève contre ce mécanisme pervers qui le désigne “Arabe imaginaire”. Or, rappelle-t-il, “je ne suis ni redevable à une communauté, ni coupable au nom du groupe puisque je n’ai rien fait de mal”. Son expérience et son combat font écho au livre d’Abdel Belmokadem, Tendez-nous la main : un autre témoignage du parcours d’un fils d’immigrés tunisiens, ayant grandi à Vaulx-en-Velin dans la banlieue lyonnaise, devenu adjoint au maire et patron d’un cabinet de consultants spécialisé dans l’insertion des jeunes en difficulté dans les zones urbaines sensibles. A 43 ans, il livre une vision à la fois lucide et galvanisante des potentialités créatives dans ces territoires oubliés de la

République, dont Mohamed Bechrouri souligne avec justesse qu’ils devraient plutôt être rebaptisés “territoires oubliés par la République”. Pour Abdel Belmokadem, qui définit son livre comme un “message d’espoir”, mais aussi comme une “alerte”, l’urgence est de “faire mieux comprendre la banlieue à ceux qui la craignent” car “jamais dans la société française, la peur de l’autre et le rejet de l’étranger n’ont été aussi forts”. “J’aimerais qu’au travers de mon histoire, tous ceux de banlieue et d’ailleurs qui ont baissé les bras retrouvent foi en leurs rêves”, insiste-t-il. Ces deux prises de parole, illustrant la capacité de la société française d’intégrer au mieux certains de ses jeunes au départ relégués dans des espaces périphériques, n’occultent en rien les tensions et les périls qui persistent dans ces territoires, comme l’analysait avec précision en début d’année Gilles Kepel dans deux livres importants, Banlieue de la République : société, politique et religion… et Quatre-vingt-treize (Gallimard). Le sociologue rappelle que la banlieue populaire avait autrefois “un réseau d’accompagnement qui venait

l’urgence est de “faire mieux comprendre la banlieue à ceux qui la craignent”

du mouvement ouvrier” ; “or aujourd’hui, ces réseaux se sont effondrés et ce qui s’y substitue sont des réseaux religieux”. Cette compensation d’un déficit de participation politique par un référent religieux, comme l’illustre le destin de Mohamed Merah, confirme une réalité sociologique connue : plus un individu se sent inséré dans la vie sociale, plus la gestion qu’il fait de ses identités ethnique ou religieuse est apaisée. C’est aussi ce qu’avance le sociologue Marwan Mohammed dans un nouvel essai passionnant, analysant les mécanismes des “carrières délinquantes” et les manières d’y mettre fin ou pas : Les Sorties de délinquance. “L’abandon de la délinquance sera d’autant plus effectif et durable que le récit du sujet s’ouvrira aux autres, manifestera la volonté d’évoluer dans un monde intersubjectif et intégrera une certaine dose d’empathie”, souligne-t-il, comme pour rappeler à ceux qui en doutent encore que, par-delà la furie d’un homme, les jeunes de banlieue n’aspirent qu’à cette reconnaissance, condition de leur véritable émancipation. Jean-Marie Durand L’Arabe imaginaire de Mohamed Bechrouri (Plon), 202 pages, 16 € Tendez-nous la main de Abdel Belmokadem (Anne Carrière), 248 pages, 19 € Les Sorties de délinquance sous la direction de Marwan Mohammed (La Découverte), 240 pages, 34 €

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Pascal Pavani/AFP

Toulouse

pas de terreur sur la campagne Les tueries de Toulouse et Montauban ne semblent pas devoir modifier l’équilibre des forces, à moins d’un mois du premier tour de la présidentielle.

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édito

dire et faire

Desm embres duR AID, aprèsl ’assaut, le 22 mars

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eux événements. L’un planétaire et terrifiant : la destruction des tours jumelles du World Trade Center de New York, le 11 septembre 2001 ; l’autre, glaçant, comme en écho, le 11 mars 2004, à la gare d’Atocha, à Madrid. Dans le premier cas, le réflexe d’unité nationale a joué à plein, regroupant les Américains derrière la bannière étoilée et derrière un Président pourtant controversé. Trois ans plus tard, George W. Bush était réélu. Dans le second cas, la société

espagnole s’est profondément divisée et le Premier ministre José Maria Aznar, qui avait accusé les etarras basques alors que la piste islamiste était déjà en vue, a payé le prix de sa duperie dans les urnes. Moins d’une semaine après la mort de Mohamed Merah, l’assassin présumé de trois militaires (Abel Chennouf, Mohamed Legouad et Imad Ibn Ziaten), du rabbin Jonathan Sandler et de ses enfants Gabriel et Arieh, et de Myriam Monsenego, la campagne présidentielle a repris ses droits. Politiques, journalistes et sondeurs sont suspendus au moindre battement de cil dans les enquêtes d’opinion, pour tenter d’appréhender les conséquences électorales des actes d’un jeune jihadiste, qui a exposé cruellement sa haine de la France. Les sondeurs sont prudents mais tendent à penser que les tueries de Montauban et Toulouse, par leur caractère extraordinaire, anormal, n’influeront pas vraiment sur le vote des 22 avril et 6 mai. Un sondage Ifop réalisé pour Dimanche Ouest-France montre que 53 % des Français jugent la menace terroriste élevée, “résultat parmi les plus bas de ceux enregistrés depuis octobre 2001”. Pour l’institut de sondage, l’équipée sanglante de Mohamed Merah a choqué mais pas avec la même intensité que des attentats à la bombe et n’a donc pas créé de psychose sécuritaire. Pour l’instant. Une forme de fatalisme semble en fait s’être installée dans les opinions publiques européennes. Après la France et l’Espagne, c’est la Grande-Bretagne qui a été touchée par le terrorisme islamiste. Le 7 juillet 2005, des attentats dans les transports publics londoniens ont fait une cinquantaine de morts. Est survenue ensuite la tragédie norvégienne et la mort de 77 personnes, abattues par le néonazi Anders Breivik, en juillet 2011. En 2001, sitôt révélé au monde le visage d’Oussama Ben Laden, maître d’œuvre des attentats de New York, l’administration Bush avait surfé sur une vague de patriotisme sans précédent depuis l’attaque de la flotte américaine par l’aviation japonaise à Pearl Harbor, en 1941. En octobre 2001, le USA Patriot Act a été adopté grâce à une union sacrée entre républicains et démocrates. Il prévoyait notamment des prérogatives accrues du FBI en matière de surveillance des activités politiques et religieuses. Le Patriot Act a été complété en 2002 par le Homeland Security Act puis par l’adoption en 2006 du Military Commissions Act, qui autorise la détention longue et sans procès des

Toujours ces mots, ces mots de trop. Le discours politique aura été l’une des victimes collatérales du quinquennat de Nicolas Sarkozy. Et Nicolas Sarkozy aura été, pendant ces cinq ans, son premier et principal opposant. Non pas du fait de son caractère, non pas à cause de son style… mais à cause de ses mots et de leur rapport assez disharmonieux avec ses actes et avec la réalité tout simplement. Dernier exemple ceci : Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, est invité du journal d’Elise Lucet sur France 3, le 26 septembre 2005. Il évoque les attentats kamikazes de Londres : “Il n’est pas normal qu’un individu qui habite dans nos quartiers parte quatre mois en Afghanistan, en Syrie (…) disparaisse en Afghanistan. On est en droit de lui demander qu’est-ce qu’il y a fait (…) Si on s’était renseigné sur ce qu’ils y ont fait, ça aurait évité des drames (…) on sera jugé sur quoi ? Eh bien sur le fait qu’il n’y ait pas de drame.” Cette série d’affirmations valide l’idée que la presse, l’opposition, les parlementaires, ont bien raison de s’interroger sur le travail de la Direction centrale du renseignement intérieur voulue par le Président. Avant 2007, le ministre de l’Intérieur Sarkozy, puis le candidat Sarkozy n’avait de cesse de vouloir remettre la notion de responsabilité du politique en avant. Un politique doit être jugé à ses actes et au rapport entre ses dires et les résultats de son action, affirmait-il. Quand, s’agissant du chômage, le candidat Sarkozy 2007 affirmait qu’il allait réduire son taux par deux et qu’il faudrait lui en tenir rigueur, on dit aujourd’hui “oui, mais il y a eu une crise sans précédent, le Président n’est pas responsable”… Soit ! Sur le terrorisme, cette excuse ne tient pas. Plus globalement, sur la sécurité, la crise ne peut pas être invoquée.

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Toulouse

Bassignac-Daher-Merillon-Rey/Gamma

Entre juillet et octobre 1995, la France fut touchée par huit attentats à la bombe, faisant 8 morts et près de 200 blessés. Ici, après l’attaque d’une rame du RER C entre les stations Musée d’Orsay et Saint-Michel, le 17 octobre 1995

“combattants illégaux”. Dans le même temps, George Bush a donné son feu vert aux opérations militaires de traque d’AlQaeda en Afghanistan et de renversement de Saddam Hussein en Irak. Les “colombes” de la politique américaine ont été éclipsées, et pour longtemps, par les “néoconservateurs”, adeptes du “choc des civilisations”. L’antiterrorisme et l’anti-islamisme ont remplacé dans l’imaginaire américain l’anticommunisme de la seconde moitié du XXe siècle. Nicolas Sarkozy, on le sait, est un adepte de la stratégie de Karl Rove, architecte de la réélection de George Bush en 2004. Dès l’annonce lundi 19 mars des assassinats dans l’école Ozar-Hatorah de Toulouse, le chef de l’Etat s’est coulé dans le rôle du président protecteur et du chef de guerre. “Nous le retrouverons”, a-t-il promis au sujet du tueur devant les grilles de l’établissement scolaire. Même tonalité martiale devant les enfants du collège parisien, avec lesquels il a respecté, mardi 20 mars, une minute de silence. “Cela aurait pu vous arriver”, a dit Nicolas Sarkozy, choisissant ainsi de lier le sort de tous les Français face au risque terroriste. Son attitude dans la crise – sa présence aux obsèques des trois soldats de Montauban, la multiplication des réunions de crise à l’Elysée – a été appréciée par les Français. Une enquête TNS-Sofres montre que 74 % des Français estiment que le chef de l’Etat a eu l’attitude qui convient. Ils sont 56 % à porter le même jugement positif sur François Hollande. Le candidat socialiste a suspendu sa campagne pendant trois jours, sans toutefois s’effacer derrière le chef de l’Etat. Le député de Corrèze s’est lui aussi rendu à Toulouse le lundi, dans une école le mardi et aux obsèques des militaires le mercredi.

Nicolas Sarkozy s’est directement inspiré du Patriot Act en annonçant, jeudi 22 mars, un renforcement de l’arsenal pénal contre le terrorisme. Des mesures de répression de “l’apologie du terrorisme”, via une surveillance des consultations de sites internet ou des voyages dans des zones sensibles comme l’Afghanistan ou le Pakistan, qui ne seront toutefois votées au Parlement qu’après la présidentielle s’il est réélu. Mais les partisans du chef de l’Etat espèrent bien que l’actualité dramatique de ces derniers jours va replacer les questions de sécurité au cœur de la campagne, qui entre dans sa dernière ligne droite. Dans ses discours, l’axe sécuritaire est désormais de retour, lié à une dénonciation d’une immigration sans contrôle en Europe. Plus important, ce tournant dans la campagne permet à Nicolas Sarkozy de créer une ébauche d’unité à droite – même Marine Le Pen a dû saluer sa gestion de crise tandis que Bernadette Chirac évoquait le manque de “gabarit” présidentiel de François Hollande – et de concentrer le tir sur le candidat PS, en ressuscitant l’éternel procès en angélisme de la gauche en matière de sécurité. “M. Hollande n’a voté aucune des lois antiterroristes derrière lesquelles il s’abrite aujourd’hui, a dit le chef de l’Etat samedi. Il peut s’indigner, tergiverser, hésiter, esquiver, finasser, refuser de voter les lois, c’est son droit. Mais ces lois seront votées

dans les discours de Sarkozy, l’axe sécuritaire est désormais de retour

si les Français décident de me faire confiance.” En 2004, George Bush avait accusé les démocrates américains de pécher par naïveté face au danger terroriste. Là aussi les arguments ne changent guère. S’il se place dans la droite ligne des “néocons” américains, Nicolas Sarkozy n’ignore pas que la terreur et la peur sont des armes difficilement maniables électoralement. Il suffit de se souvenir de l’effondrement de José Maria Aznar en 2004 pour en être convaincu. Le socialiste José Luis Zapatero avait parlé de “tromperie de masse” pour évoquer la façon dont le Parti populaire avait mis en accusation les indépendantistes basques de l’ETA dans le carnage à la gare d’Atocha – 191 morts – pour tenter d’éviter toute mise en cause dans la politique d’alignement sur les Etats-Unis, notamment en Irak. L’identification du groupe islamiste à l’origine des attentats avait logiquement suscité la colère des Espagnols, qui avaient congédié Aznar dans les urnes. Les premiers soubresauts de l’enquête sur Mohamed Merah, les interrogations sur l’action des services de renseignement devraient pousser le camp Sarkozy à la prudence dans toute exploitation sécuritaire. Le chef de l’Etat ne peut escompter un effet “papy Voise”, du nom de ce retraité agressé dans sa maison à Orléans, fait divers exploité par le camp chiraquien en 2002 ou même un effet “gare du Nord”, comme en 2007 lorsque les incidents dans la gare parisienne avaient favorisé le discours du ministre de l’Intérieur, candidat UMP, face à Ségolène Royal. De plus, le terrorisme, les actes racistes et antisémites ne sont pas une nouveauté sur le territoire français. Le 3 octobre 1980, l’explosion d’une bombe devant la synagogue de la rue Copernic, à Paris,

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avait fait quatre morts et une quarantaine de blessés. Lors d’une séance particulièrement houleuse à l’Assemblée nationale, François Mitterrand, presque candidat contre Valéry Giscard d’Estaing, avait égrené la longue liste d’attentats racistes et antisémites – une quarantaine, dont des tirs contre des écoles juives, des “ratonnades”, des dégradations de cimetières et de lieux de mémoire comme Oradour-sur-Glane, des incendies de librairies – commis depuis le mois de mai et restés sans suites judiciaires. Le 9 août 1982, une fusillade éclate dans un restaurant juif de la rue des Rosiers à Paris : 6 morts et 22 blessés. Les auteurs n’ont jamais été retrouvés. Le 17 septembre 1986, toujours à Paris, un attentat islamiste a fait 7 morts et 55 blessés devant le magasin Tati de la rue de Rennes. Entre juillet et octobre 1995, la France a été touchée par huit attentats à la bombe, qui ont fait 8 morts et près de 200 blessés. Jacques Chirac venait d’être élu président. Parmi les coupables présumés – tous se réclamant de l’extrémisme islamiste – se trouvait Khaled Kelkal, abattu par les gendarmes le 29 septembre 1995, près de Lyon. Il avait fait exploser une voiture piégée devant… une école juive de Villeurbanne. Il y avait eu 14 blessés, dont un grave. Mais aucune victime parmi

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les enfants. La classe politique avait opposé un front uni à cette vague terroriste. Du côté de François Hollande, toujours favori des sondages malgré un léger fléchissement au profit de Jean-Luc Mélenchon, les risques d’un dérapage sécuritaire de la campagne ont été anticipés. “La sécurité, cela fait partie de nos engagements, puisque c’est la première des libertés”, martèle le candidat socialiste. Qui n’hésite pas à pourfendre le bilan sécuritaire de Nicolas Sarkozy, comme il le fait déjà pour le bilan économique et social. Dans son équipe, on oppose aux critiques du chef de l’Etat le rappel du refus de Nicolas Sarkozy de voter en 2001 les lois de contrôle d’internet, qui ont facilité la localisation de Mohamed Merah. François Hollande réclame aussi “des moyens” pour les services de police et de renseignement. Avant de proclamer : “Si les Français m’accordent leur confiance, la République ne laissera aucun terroriste en paix. La République poursuivra tous ceux qui menacent la sécurité de nos concitoyens.” Mais le député de Corrèze a aussi étudié à la loupe les résultats d’un sondage Ifop, réalisé avant et après les assassinats de Toulouse et de Montauban. Il en ressort que la lutte contre le chômage demeure la priorité absolue des Français (73 %), devant l’éducation (56 %), la santé (55 %),

le pouvoir d’achat (54 %). La sécurité est citée par 43 % des sondés et l’immigration clandestine par 36 %. D’où ce discours tenu le week-end du 24 mars, en Corse. Il faut “assurer la tranquillité de chacun mais en même temps il y a toutes les urgences qui sont là, qui nous sont rappelées : les petites retraites, le pouvoir d’achat, la précarité, le chômage, les inégalités, la volonté de développer un territoire”, a dit François Hollande sur un marché de Bastia. Tout cela, a-t-il insisté, ne doit pas “être absorbé” par un sujet comme la sécurité, même si le drame de Toulouse “renvoie à d’autres engagements et réflexions par rapport à ce que doit être l’intégration républicaine, la laïcité, les principes mêmes de la vie en commun”. Dans l’entourage de François Hollande, on pense que la terreur suscitée par les tueries de Montauban et de Toulouse renforcera le besoin de rassemblement et de réconciliation des Français, message porté par le candidat PS depuis l’annonce de sa candidature il y a un an. Dans le camp de Nicolas Sarkozy, on espère voir la “représidentialisation” tant attendue se matérialiser enfin au moment où le choix des électeurs se cristallise. Mais rien n’indique pour l’instant que les actes de Mohamed Merah auront une influence sur le vote des Français. Hélène Fontanaud

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Toulouse

dans l’impro de Sarko Après le drame de Toulouse, le président-candidat peut-il s’attaquer avec la même intensité à la personne de François Hollande ?

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icolas Sarkozy peut-il faire la même campagne après la tragédie de Toulouse, le 19 mars ? Reprendre le même ton qu’à Lyon, le 17 mars, quand il avait pilonné quarante-cinq minutes durant son adversaire socialiste ? “Je suis incapable de répondre à cette question”, souffle le président sortant aux journalistes à Valenciennes, le 23 mars sur le quai du tram avec Jean-Louis Borloo qui s’affiche à ses côtés. Il apparaît vanné. Presque groggy. Parle à voix basse, avec sobriété. Comme à Strasbourg, le 22 mars, où il a boudé la haie d’honneur que lui avait réservée les jeunes UMP pour entrer sur scène, et le bain de foule dans la salle. Manifestement trop politicien en ce jour particulier. En quelques heures, après l’opération du Raid, le président sortant est redevenu candidat… une seconde fois. Drôle de statut. A la tribune à Strasbourg, l’intéressé le commente lui-même devant plusieurs milliers de personnes et sa guest-star du meeting, Claude Allègre : “Dans la même journée, je me dois d’être président de la République, car garant de l’unité nationale, mais aussi candidat, parce qu’il y a un rythme démocratique.”

Les mauvaises langues crieront à la stratégie de campagne pour capitaliser sur cette semaine où il a été de facto remis au cœur des opérations, en général en chef. Ses amis salueront, au contraire, l’homme d’Etat qui a fait face à “la monstruosité des attentats, des assassinats”, pour reprendre les mots de Sarkozy. Lui, en cette fin de semaine, se veut au-dessus de la mêlée, pas mécontent que trois Français sur quatre, selon un sondage TNS-Sofres pour I-Télé, estiment qu’il a eu l’attitude qui convenait pour gérer ce drame. Dès lors, pourquoi redescendre tout de suite dans l’arène de la campagne ? D’ailleurs le faut-il ? Et comment ? Avec une division du travail – planifiée ou improvisée mais bien réelle. A Nicolas Sarkozy les beaux mots : “France rassemblée”, “République”, “respect”, martèle-t-il notamment à Strasbourg. Et d’opiner du chef quand Jean-Louis Borloo commente à Valenciennes “si la France est forte, elle peut être plus juste”. A Jean-François Copé et la cellule riposte de l’UMP, les gros mots qui claquent contre François Hollande. En vilipendant son intervention sur BFM TV le lendemain de sa “suspension” de campagne. En se gaussant qu’il soit venu avec sa compagne,

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“je rappelle que deux de nos soldats étaient… comment dire… musulmans, en tout cas d’apparence” Nicolas Sarkozy, France Info, le 26 mars

Meeting de Strasbourg, le 22 mars

Valérie Trierweiler, à la cérémonie pour les trois militaires assassinés, à Montauban. En critiquant son intervention à 12 h 30 “une demi-heure avant Nicolas Sarkozy”, mais en évitant au passage de souligner que Jean-François Copé a fait la même chose. “Ce n’est pas digne”, lâche Valérie Rosso-Debord dans le train Paris-Strasbourg en mangeant des M&M’s. “François Hollande ne s’est pas grandi à essayer de jouer le président bis”, enchaîne Sébastien Huyghe. En Corrèze, face à une trentaine de journalistes pour un off, François Hollande balaie la polémique : “Je suis regardé comme un candidat qui peut être président de la République. Qu’auraient pensé les Français si je n’étais pas allé à Toulouse, à la synagogue, à Montauban ? Quant à ma déclaration, pourquoi attendre ? Attendre quoi ? Attendre qui ? Je dis ce que je pense, je suis disponible, je m’exprime.” Pas sûr que le ton de la campagne ait donc changé après Toulouse. Ni même que Nicolas Sarkozy ait envisagé un instant qu’il en soit ainsi, lui qui a fait venir Valérie Rosso-Debord dans sa loge après le meeting de Strasbourg pour la remercier : “Je sais ce que tu fais pour moi.” Et à l’exception de Strasbourg où, étant donné le calendrier, il était difficile de tenir “des propos va-t-en

guerre”, comme le souligne un haut responsable de la majorité, quand le matin même Sarkozy portait encore sa casquette de président, que nul dans son staff ne pouvait confirmer que le meeting en Alsace aurait bien lieu et que l’émotion restait forte dans la population, “sur le fond, son discours n’a jamais fondamentalement changé”. Avec un objectif : décrédibiliser François Hollande, son adversaire numéro 1 et toujours favori pour la présidentielle. Dès lors, tous s’attellent – Toulouse ou pas Toulouse – à délégitimer le candidat socialiste. Et tant mieux si l’actu ramène la sécurité sur le devant de la scène. Dans le train qui les conduit vers Paris, après le meeting de Strasbourg, soit quelques heures après la fin des opérations du Raid, des amis de Sarkozy et de Copé suivent sur Twitter le meeting que Hollande tient le même soir à Aurillac (Cantal). Les voilà qui lisent avec délectation cette phrase dite à la tribune : “Notre code pénal a été à plusieurs reprises renforcé pour lutter contre cette menace. Cet arsenal peut comporter des failles. Une faille a d’ailleurs été à un moment relevée par un ministre du gouvernement (le 22 mars, Alain Juppé a estimé qu’il y avait peut-être eu une “faille” dans les services de renseignement – ndlr). Nous verrons 28.03.2012 les inrockuptibles 37

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Toulouse de quoi il s’agit.” Les BlackBerry fument. Les yeux brillent. Ils estiment que François Hollande ramène de lui-même la sécurité au cœur du débat, terrain jugé plutôt favorable à la droite.“C’est fou de tomber dans un panneau pareil”, se gaussent-il avec une jubilation non dissimulée devant les Inrocks. Surtout faire passer le message que François Hollande rate le coche et c’est bien connu, comme l’avait écrit Cocteau : “Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être l’organisateur…” En somme, donner l’impression que tout a été absolument pensé, maîtrisé, calculé. “On a emmené Hollande où on voulait et il y est allé”, s’extasient-ils entre deux petits fours rapportés du meeting et un DVD regardé sur l’iPad, Les Marches du pouvoir. Puis marteler un message : au moment où François Hollande critique l’opération, rappeler qu’il s’est opposé “à la totalité des mesures de sécurité votées et mises en œuvre, depuis les peines plancher jusqu’à la rétention de sûreté”. Stratégie risquée : si la majorité veut emmener François Hollande sur le terrain de la sécurité estimant qu’il lui est moins profitable, elle peut aussi se le prendre en boomerang quand le candidat du PS pointe les “12 000 postes de policiers et de gendarmes supprimés depuis cinq ans.” Et François Hollande d’enfoncer le clou le lendemain en meeting à Ajaccio : “Comment puis-je admettre ici-même qu’il y ait eu depuis cinq ans vingt homicides par an, cent depuis le début du quinquennat ? Et ils viendraient nous faire des leçons sur la question de la sécurité, sur la question des luttes contre les violences, sur celle des lois républicaines ?” Le même jour, ce samedi 24 mars, Nicolas Sarkozy répond de Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine), devant

liberté surveillée En stigmatisant internet et en proposant un contrôle accru des sites consultés, Nicolas Sarkozy sert ses intérêts, muselant ceux des internautes. “Désormais, toute personne de sites pédopornographiques, qui consultera de manière habituelle mais elle est surtout utilisée au des sites internet qui font l’apologie cours d’enquêtes après perquisition du terrorisme ou qui appellent d’ordinateurs. Une surveillance à la haine et à la violence sera punie en amont devrait en revanche pénalement.” C’est encore une fois passer par les fournisseurs d’accès internet qui se retrouve stigmatisé internet, ce qui ne va pas sans par Nicolas Sarkozy à la suite des poser d’autres difficultés juridiques drames de Toulouse et Montauban. et financières. Alors qu’il est déjà légalement Par ailleurs, comment juger possible aujourd’hui de poursuivre qu’un site appelle à la violence ? les responsables de ce genre de Quid des journalistes ou des sites et de les fermer, cette chercheurs en quête d’infos ? Est-ce déclaration dans le feu de l’action parce qu’on consulte un site que l’on marque une étape de plus puisque, épouse ses idées ? Est-on coupable désormais, ce seraient les de s’informer, même si la source est internautes fréquentant ces sites nauséabonde ? Avec cette annonce, qui seraient tracés et punis. une fois de plus, le chef de l’Etat Or, comment repérer ces derniers, entend instaurer une loi d’exception, sinon en contrôlant et filtrant le net ? afin de contrôler l’outil internet, C’est techniquement possible de le plier à ses intérêts. en surveillant les requêtes dans Plus généralement, c’est la liberté les moteurs de recherche ou par d’expression dans son ensemble le Deep Packet Inspection (technique qui est dans le collimateur de d’analyse du contenu des flux, Nicolas Sarkozy. Quand il annonce surtout utilisée dans les pays que “la propagation et l’apologie totalitaires). Légalement, le problème d’idéologies extrémistes seront est plus compliqué, une telle loi réprimées par un délit figurant dans le pourrait être jugée contraire aux code pénal avec les moyens qui sont libertés fondamentales et retoquée déjà ceux de la lutte antiterroriste”, on par le Conseil constitutionnel. ne peut s’empêcher de s’interroger : Il existe certes déjà en France une qui définira une “idéologie loi de ce genre pour la consultation extrémiste” ? Anne-Claire Norot

“on a emmené Hollande où on voulait et il y est allé” des amis de Sarkozy et de Copé Claude Guéant qu’il couvre d’éloges, et 3 000 personnes. Plus besoin de Copé pour cogner. François Hollande “n’a voté aucune des lois antiterroristes derrière lesquelles il s’abrite aujourd’hui”. Sarkozy reprend jusqu’aux accents droitiers de sa campagne d’avant Toulouse. “Nous ne voulons pas de la burqa. Nous ne voulons pas, que dans les piscines municipales, il y ait des horaires pour les hommes et d’autres pour les femmes (…). Nous voulons que dans les écoles, les enfants aient le même menu.” Tout recommence donc comme avant… Avec la même stratégie, semble-t-il : siphonner les voix du FN pour être devant au premier tour. La partie de la phrase sur les piscines rappelle les propos tenus au Figaro magazine début février puis ceux du meeting de Marseille, le 19 février. L’évocation des menus dans les cantines avait déjà été utilisée, elle, le 11 mars à Villepinte : “Sur le territoire de la République française (…), les enfants ont le même menu à la cantine publique.” Bis repetita… Mais lundi 26 mars, il lâche sur France Info une bourde qui déclenche une polémique : “Les amalgames n’ont aucun sens. Je rappelle que deux de nos soldats étaient… comment dire… musulmans, en tout cas d’apparence, puisque l’un était catholique, mais d’apparence. Comme l’on dit : la diversité visible.” Alors, quid de son passage à Valenciennes ? Son affichage au côté de Jean-Louis Borloo n’était-il que de circonstance bien que son ex-ministre ait parlé publiquement d’un “tournant social de la campagne” ? Oui à relire la journée… même si Nicolas Sarkozy a fait deux concessions à Jean-Louis Borloo : venir sur ses terres pour parler rénovation urbaine, et ne pas faire de meeting, laissant ainsi aux radicaux qui avait voté un “soutien vigilant” au candidat UMP, un habillage politiquement acceptable. Mais en rien Nicolas Sarkozy n’en oublie son fil rouge de campagne quand il déclare, toujours à Valenciennes, “pour être juste, la France doit être forte”. Pas sûr donc que la présence de l’ex-ministre d’Etat qui dit vouloir “se faire entendre”, change quelque chose à la tonalité de la campagne. “En tout cas, pas d’ici au premier tour, commente un proche de Jean-Louis Borloo. Après, on verra si Bayrou vient à Sarkozy, auquel cas Borloo essayera de ne pas se faire voler la vedette. Si Bayrou ne vient pas, Borloo sera très présent pour toucher l’électorat centriste. En attendant, Sarkozy et Borloo à Valenciennes, ça ne change rien. Borloo avait juste peur d’être exclu du jeu, gardant un tout petit espoir de finir à Matignon. Mais ça ne modifie pas la conduite de la campagne de Sarkozy.” Selon un ami du président sortant, “Nicolas Sarkozy fait une campagne tout seul, en suivant son tempo. Jusqu’au premier tour, il ne regardera pas au centre. Dès lors, Toulouse ne change rien.” Et d’ajouter, sûr de lui : “Dans un premier temps, le réflexe émotionnel post-Toulouse favorise Nicolas Sarkozy. Mais ensuite vient la polémique, les questions, les interrogations. Pas sûr qu’on ait un jour les réponses. Dès lors, on passe à l’oubli, parfois avec une piqûre de rappel comme l’arrestation du frère de Merah. Puis une autre actualité reprend le dessus, comme la publication des chiffres du chômage, ce qui peut permettre à Hollande de revenir sur le bilan de Sarkozy.” A Aurillac, François Hollande a conclu son meeting en insistant sur le calendrier : “Il ne reste qu’un mois. Un mois, c’est peu ; un mois c’est encore beaucoup.” Nicolas Sarkozy, lui, reste convaincu que tout va se jouer dans les quinze derniers jours. D’ici là, Toulouse sera loin. Marion Mourgue photo Lionel Charrier/M.Y.O.P

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“je suis au cœur de plein de connexions” Peut-on être à la fois journaliste et engagée ? Si Audrey Pulvar dérange, elle continue de revendiquer sa liberté d’action et de parole. recueilli par Marc Beaugé et Jean-Marie Durand photo Philippe Garcia

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lle est toute la semaine sur France Inter, entre 6 et 7 heures, et tous les samedis dans On n’est pas couché sur France 2. Mais, depuis quelques semaines, elle est surtout au cœur de la polémique. Prise dans la tourmente, bousculée par la campagne, Audrey Pulvar est devenue un véritable objet de crispation et de défoulement. Un jour, Jean-François Copé l’accuse d’être militante du PS. Un autre, une pétition est lancée pour réclamer son départ de France Télévisions et de Radio France. Puis c’est un député UMP qui demande que ses sorties médiatiques soient comptabilisées dans le temps de parole du PS. Aujourd’hui, chacune de ses apparitions est un sujet de débat. Parce que sa position dans le champ médiatique est unique.  Compagne d’Arnaud Montebourg, femme de gauche, engagée publiquement, Audrey Pulvar se veut aussi, et surtout, journaliste intègre et indépendante. Elle sait

que la position s’avère périlleuse, mais elle s’y accroche. Comme elle peut. Comment vivez-vous le fait d’être devenue, au-delà de votre rôle de journaliste, une agitatrice, souvent mal aimée, du débat public ? Audrey Pulvar – C’est éprouvant et fatiguant. Tout ce que je dis est retenu contre moi. Quel que soit le sujet, la façon dont je l’aborde, il y a toujours quelqu’un pour me reprocher quelque chose. Mais j’en ai un peu l’habitude. Quand je travaillais en Martinique, on me rappelait sans cesse que j’étais la fille de mon père (lire encadré). Lorsque je suis venue travailler en France, il y a onze ans, on me renvoyait aussi à ma position de première femme noire sur une grande chaîne hertzienne, puis je suis devenue la gauchiste de service parce que j’avais manifesté contre la non-compensation de la suppression de la publicité sur France Télévisions en 2008… Il y a toujours une surinterprétation de ce que je dis. Pourtant je n’ai pas d’arrière-pensée. Je suis cash.

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“je n’autorise personne à dire que je suis pro-Parti socialiste ou que je vais voter Hollande” Comment expliquez-vous que vous suscitiez autant d’hostilité ? A cause de votre personnalité pugnace ou de vos liens sentimentaux avec Arnaud Montebourg ? Je sais que j’ai un tempérament virulent. Je suis comme ça. Je n’aime pas particulièrement le clash, mais on me renvoie tout le temps à mes interviews musclées, comme celle de Nicolas Sarkozy en 2008 (Audrey Pulvar avait alors demandé au Président à combien d’arrestations il fallait procéder pour atteindre l’objectif de 25 000 expulsions de sans-papiers – ndlr). Ce que je demande, c’est qu’on me juge sur le fond. Par exemple, sur l’interview de Jean-François Copé dans On n’est pas couché. Dès le départ, il m’a dit que je n’étais pas qualifiée pour lui poser des questions. Qu’est-ce qu’on fait à ce moment-là ? On la ferme, ou bien on continue son boulot. Et comme il montait progressivement en pression et en tension, il a trouvé quelqu’un en face de lui, c’est vrai. Regrettez-vous votre remarque sur les vacances de Copé avec Takieddine (au terme de cet échange musclé, Audrey Pulvar avait lancé au patron de l’UMP que, contrairement à lui, elle n’irait pas barboter dans la piscine de Ziad Takieddine – ndlr) ? Pas du tout. On n’est pas couché est une émission d’infotainment, on est trois à mener une interview, il y a des interruptions intempestives, les invités interviennent, cela n’est pas du tout comparable à une interview politique ritualisée, en face-à-face. Mettons de côté la réflexion sur Takieddine, qui était plus un tacle qu’autre chose, pour répondre à ceux qu’il m’avait adressés, et mettons à plat les questions que j’ai posées à Jean-François Copé. En quoi étaient-elles partisanes ? Je dis à Copé : vous accusez

Auboiroux/Le Parisien/MaxPPP

Thomas Coex/AFP

Entre la scène de La Bellevilloise, en compagnie d’Arnaud Montebourg au soir du premier tour de la primaire socialiste, et la matinale de France Inter, un grand écart compliqué à assumer

la gauche d’être dépensière, vous défendez la posture d’une droite raisonnable ; or on constate qu’en cinq ans de mandature l’ensemble des prélèvements obligatoires a augmenté d’un point et demi. Je le mets face à des contradictions entre les promesses de la droite et la réalité, sur la TVA sociale. Je lui pose une question sur la gouvernance de Sarkozy et sur l’exercice du pouvoir que beaucoup de citoyens lui reprochent. Et lui de me répondre : vous faites du militantisme. Je ne pense pas être la seule personne en France qui considère que les Français ont un problème avec la façon dont Sarkozy a gouverné. Mais d’où parlez-vous ? En tant que femme engagée, en tant que journaliste travaillant dans plusieurs médias, en tant que compagne d’un homme politique ? Comment s’en sortir lorsqu’on est, comme vous, tenue et contrainte par un système de positions aussi complexe? Je parle en tant que personne libre. Je suis une journaliste engagée. Je ne suis pas la femme de, je n’ai pas de carte dans un parti politique, je ne vais pas dans des meetings autrement que lorsque je fais mon travail, et comme je ne fais plus de terrain, cela fait longtemps que je n’y suis pas allée. Mais j’ai des prises de position publiques : sur le féminisme, contre le racisme, contre le système des élites et les inégalités. Je rappelle que dans l’émission de Laurent Ruquier c’est la règle du jeu, j’y suis en tant qu’éditorialiste et que personne engagée. Quand je présentais le 19/20 sur France 3, les gens ne pouvaient pas savoir ce que je pensais. Les règles ne sont pas les mêmes en fonction des espaces

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Face à Jean-François Copé lors de l’émission On n’est pas couché : prête à aller au clash s’il le faut…

Eliot Press

Engagée, Audrey Pulvar n’hésite pas à descendre dans la rue. Ici lors d’une manifestation pro-féministe.

journalistiques. Ce que je ne sais pas, c’est si je pourrai revenir un jour à une position plus neutre. Je n’en suis pas sûre. Vous revendiquez l’idée qu’un journaliste doit assumer ses positions. Et donc contourner le principe de neutralité enseigné dans les écoles de jour nalisme ? Je pense qu’il ne faut pas le faire tout de suite ; je n’étais pas comme cela au début de ma carrière. Il faut apprendre aux jeunes journalistes leur travail de médium, de non-distorsion de l’information. Cela me semble normal que, durant les quinze premières années, j’aie pu être dans une position très neutre, comme la plupart de mes confrères, qui ne montrent jamais leurs affinités. Je pense que j’ai construit ma légitimité professionnelle et j’ai considéré, peutêtre à tort, que je pouvais passer à une autre phase. A quel moment avez-vous opéré ce tournant ? A partir de la manifestation contre la suppression de la publicité, fin 2008. J’ai assumé à ce moment-là d’avoir un regard engagé sur la situation. Aujourd’hui, assumez-vous clairement être de gauche ? J’assume qu’on le dise de moi, mais je ne le dis pas. Je ne suis pas allée voter à la primaire socialiste. Ce n’est pas que je ne voulais pas être perçue comme étant de gauche, mais pour moi, la gauche, c’est beaucoup plus que le parti socialiste. Je ne veux pas être considérée comme une encartée ou une béni-ouioui du candidat socialiste. Je n’autorise personne à dire que je suis pro-Parti socialiste ou que je vais voter François Hollande. D’ailleurs, je ne sais toujours pas pour qui je vais voter…

“j’ai la sensation de gêner certains confrères. Ils trouvent que je suis trop borderline” Mais comment séparer à ce point vie privée et vie professionnelle ? C’est assez schizophrène, parfois, oui. Cela m’arrive assez souvent d’avoir des informations que je ne donne pas à Arnaud, et inversement. Cela m’est arrivé de lire des épreuves de livres qui le mettaient en cause, et de ne pas lui en parler. De la même façon, cela lui est arrivé de commencer une phrase et de s’interrompre, préférant ne pas m’en parler. Cela nous permet aussi de ne pas être trop influencés l’un par l’autre. Avant d’interviewer Jean-François Copé, en avez-vous parlé avec Arnaud Montebourg ? Non. Mais il a vu l’interview et on en a parlé après. Il m’a dit de faire attention, comme Laurent Ruquier et Catherine Barma, la productrice d’On n’est pas couché, qui ont trouvé que je prêtais le flanc à la critique. Je me prends assez de seaux d’algues vertes sur la tête toute la semaine, sur Twitter, sur les forums de France 2. Dans votre logique de cloisonnement entre vie privée et vie publique, monter sur scène avec Arnaud Montebourg après la primaire était une erreur… Oui, mais cela n’était pas prévu comme ça. A La Bellevilloise, je ne m’attendais pas à une telle foule de journalistes ; en sortant de la voiture, on a été happés, portés par la foule, il y avait plus de journalistes que de militants. Je me suis retrouvée là un peu malgré moi, pas très à l’aise. Si c’était à refaire, je ferais autrement. A vos dépens, vous contribuez à nourrir l’idée que les journalistes sont de connivence avec les politiques. Oui. J’ai la sensation de gêner certains confrères. Ils trouvent que je suis trop borderline, que j’incarne trop le mélange des genres, et que cela nuit à l’image de 28.03.2012 les inrockuptibles 43

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“je ne sais pas si je pourrai revenir un jour à une position plus neutre. Je n’en suis pas sûre” la profession. Je suis au cœur de plein de connexions. J’ai beau me débattre pour dire que je fais mon travail en fonction des lieux où j’exerce, que je parle en tant que femme indépendante et non en tant que femme de, je sens bien que beaucoup de journalistes ne sont pas à l’aise avec ça. J’en suis consciente. Je considère qu’en dehors de mon cadre privé, certes, j’ai un rapport très sain avec les politiques, ce que beaucoup de confrères n’ont pas. Je ne les tutoie pas, à part Nathalie Kosciusko-Morizet, c’est la seule, je ne les vois pas, je ne passe jamais de moments privés avec eux, je ne connais pas les cadres du PS en dehors de mon travail, je ne suis allée que deux fois rue de Solférino… Je ne dîne jamais avec eux et Arnaud. La seule fois où cela s’est passé, c’était avec Boris Vallaud, le directeur général des services du conseil général de Saône-et-Loire dont la femme est Najat VallaudBelkacem, avant qu’elle ne soit porte-parole du PS, il y a plus de deux ans. Quand ma relation avec Arnaud a commencé, je savais que cela poserait problème, je me suis dit que je ne devais pas engager ce lien, pour ma tranquillité d’esprit. Je n’avais pas non plus prévu la primaire socialiste, les 17 % d’Arnaud, la percée de François Hollande… Je ne pouvais pas le prévoir. Au-delà de votre cas, avez-vous l’impression que les journalistes sont trop connivents avec les politiques ? C’est malhonnête de mettre tous les journalistes dans le même sac, mais c’est vrai que certains d’entre eux sont très proches des politiques, ou au moins font passer des opinions politiques au travers de leur travail. Des éditorialistes comme Eric Brunet, Robert Ménard, Eric Zemmour ou Etienne Mougeotte, qui est quand même au Grand jury de RTL tous les dimanches soir, ont exprimé des idées très claires. Etienne Mougeotte faisait même partie d’une équipe dévolue à la réélection de Nicolas Sarkozy. Et il n’y a pas d’hallali sur eux. On leur reconnaît la possibilité d’exprimer leur opinion… Moi, on ne m’attaque jamais sur mes opinions, on m’attaque sur celles de mon compagnon Je trouve cela insupportable. Vous venez de la Martinique, où la société est considérée comme très matriarcale… Est-ce que cela joue dans votre volonté d’assumer votre indépendance par rapport à votre compagnon ? Oui, bien sûr. J’ai grandi en Martinique jusqu’à 14 ans, dans une société postesclavagiste. Pendant l’esclavagisme, même s’il a été aboli il y a cent soixante ans, l’homme n’était pas le chef de sa famille, il était un reproducteur, ses enfants

ne lui appartenaient pas… Cela laisse des traces, cela construit un rapport de force entre les sexes très différent de celui que l’on connaît en France. En Martinique, les femmes décident de beaucoup de choses, elles sont très indépendantes, elles s’assument. Moi-même, je suis partie très tôt de chez mes parents, je me suis très vite assumée, je ne me suis jamais mariée. En France, j’ai entendu des choses qui m’ont fait halluciner. On m’a dit : “comment toi, une belle fille, tu ne peux pas trouver un mec pour t’entretenir ?”, “il faut que tu te maries”… En France, la société est très patriarcale. Cela explique certaines incompréhensions, et ces accusations de “fille de”, “femme de”… Avez-vous le sentiment d’être plus durement traitée que, dans le passé, Christine Ockrent ou Anne Sinclair, elles-mêmes compagnes d’hommes politiques… Oui. Parce que l’époque a changé. La netosphère, la twittosphère mettent la pression sur les politiques, poussent à être plus virulent et amplifient tous les phénomènes. Mais toute la mécanique visant à faire de moi une cible permet surtout de renverser le problème. Parce que ce n’est quand même pas moi qui étais porte-parole du gouvernement, ministre du Budget et qui allait barboter dans la piscine de Takieddine, quelqu’un sur lequel la justice s’interroge… Vous semblez quand même vous complaire à nourrir le débat. Votre intervention dans la polémique récente autour d’un article paru dans Elle (Audrey Pulvar avait dénoncé un “papier de merde” et “raciste” ayant pour sujet le style vestimentaire des femmes noires – ndlr) a par exemple fait beaucoup jaser. Mais c’est la même chose. Je veux bien prendre des coups pour ce que j’ai écrit sur Elle, mais il faut quand même garder à l’esprit pourquoi j’ai écrit ça… Je ne regrette pas d’avoir pris position là-dessus. Sur Elle, ou sur Guerlain, il y a une dimension supplémentaire, symbolique. Nous ne sommes pas nombreux dans la sphère médiatique à avoir mon histoire, mon parcours, mes ramifications familiales, à pouvoir dire des choses, les dire fort. Si je ne dis rien, je déçois beaucoup de gens. Ce qui me fatigue, c’est que d’autres personnes pourraient parler mais ne le font pas. J’ai une dimension de porte-parole, même si ce n’est pas le rôle que je préfère… Mais on m’attend sur ce genre de choses, comme Lilian Thuram, comme Rokhaya Diallo (chroniqueuse radio et télé aujourd’hui présente sur Le Mouv’ et LCP – ndlr)…

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Audrey Pulvar s’est fait connaître en devenant en 2004 la première présentatrice noire d’un JT national, Soir 3, avant de présenter le 19/20

une vie plein écran Après vingt ans de télévision, Audrey Pulvar envisage sérieusement de passer à autre chose.

E

lle y pense tous les jours. “Plusieurs fois par jour, même.” Elle se dit qu’elle pourrait, qu’elle devrait arrêter la télévision. Pour se consacrer à la radio. Pour écrire, peut-être, un second roman, après L’Enfant-bois, paru il y a huit ans. Pour respirer surtout : “Cette agitation permanente me fatigue vraiment, dit-elle. Les choses ont beaucoup changé ces dernières années à la télé. 90 % des jeunes qui se lancent dans le métier de journaliste le font pour être à l’antenne, pour être connus. Tout est devenu très superficiel.” Selon elle, ce n’était pas comme ça quand elle a commencé. Elle a 20 ans quand elle se lance. Elle se rêve en Christine Ockrent, journaliste plutôt que présentatrice. Major de l’Ecole supérieure de journalisme de Paris, elle fait ses premières piges dans la presse en Martinique puis intégre Antilles TV en 1995. “Elle était bosseuse,

légèrement bulldozer”, se souvient un collègue. Journaliste reportrice d’images, puis présentatrice du journal, Pulvar devient rapidement rédactrice en chef adjointe de la chaîne. Qu’elle finit par quitter en 2002 pour retrouver la métropole. Jean-Claude Dassier, à l’époque patron de LCI, se souvient. “Elle avait très envie, elle avait de l’ambition, une bonne ambition, et voulait vraiment bosser pour LCI. Nous l’avons engagée à la pige. Je sais qu’elle a dit plus tard que je ne l’avais pas embauchée parce que je ne la trouvais pas assez belle mais c’est une bêtise… Je n’avais pas de budget.” En parallèle, Audrey Pulvar bosse pour TV5 puis débarque bientôt à France 3 Marseille. En 2004, elle présente Soir 3 et devient la première Noire en charge d’un JT sur une chaîne hertzienne. Au-delà de cette étiquette, c’est un

style qu’elle impose. Si Dassier lui reprochait parfois de ne pas travailler ses lancements, se reposant sur “son aptitude naturelle à l’improvisation”, elle apparaît rigoureuse, coriace en interview. Comme ce jour de 2008 où, malade, elle se dépasse pour passer Nicolas Sarkozy à la moulinette sur le thème des expulsions. Paul Nahon, le directeur de l’information de France 3, lui suggère de traiter ses invités plus en douceur. D’autres, plus remontés, font de la fille de syndicaliste (lire ci-dessous) une gauchiste incontrôlable. Elle s’expose, divise mais assume. En juin 2008, quand Sarkozy annonce la suppression de la publicité sur France Télévisions, elle va manifester. Dix-huit mois plus tard, quand un paparazzi la flashe au bras d’Arnaud Montebourg, elle ne dément pas. Evidemment, il y aura des conséquences. Lorsque le député PS annonce sa candidature à la primaire, elle perd son émission quotidienne sur I-Télé, non sans protester. Dans la foulée, tout en la confirmant dans la tranche 6–7 heures, France Inter lui retire son interview politique de 7 h 50. A Inter, malgré de bonnes audiences, elle divise encore. Humainement d’abord. “Elle est beaucoup moins star que je ne le pensais, dit un journaliste. Elle aime discuter, échanger.” Une consœur se montre plus sévère : “Elle est pro, oui, mais elle est très froide, je ne l’ai jamais entendue rire.” Pourtant le vrai problème est professionnel. “Au-delà de ses amours, dit une troisième personne, le fait qu’elle pratique un journalisme engagé, très à gauche, parfois même cucul, pose problème. La rédaction a toujours été cataloguée de gauche et s’évertue à rompre avec cette image. Avec Audrey, cela devient compliqué.” Pourtant, si l’intéressée se pose la question de rester à la télé, elle aimerait continuer à la radio, si possible à une heure “moins contraignante”. “Mais des choses vont se passer dans les semaines à venir, et elles auront forcément de l’influence sur la suite de ma carrière”, dit-elle. La nomination d’Arnaud Montebourg à un ministère en cas de victoire de François Hollande compliquerait sa situation. Elle le sait mais ne l’envisage pas sous cet angle. Elle se demande d’abord ce qu’elle a envie de faire. Et dans la liste ne figure absolument pas le job de première dame. “L’autre jour, un confrère me disait que je déclencherais un incident diplomatique chaque jour… Il n’a peut-être pas tort !” Marc Beaugé

quand Audrey Pulvar interviewait son père En 1995, en Martinique, la jeune journaliste interroge à deux reprises Marc Pulvar, incontournable syndicaliste de l’île. Ambigu, admet-elle. Elle assume. Mais elle dit que c’était une erreur. Plutôt une demi-erreur : “Oui, j’ai interviewé mon père deux fois lorsque j’étais journaliste en Martinique. La première fois, je pense que c’était tout à fait légitime. La deuxième fois, c’est plus discutable…” En février 1995, à 23  ans, tout juste diplômée, elle travaille en Martinique pour Antilles TV. Journaliste reportrice d’images, elle couvre la grève des banques

qui paralyse l’île. Un jour, caméra à l’épaule, elle se retrouve au bon endroit au bon moment, dans la grande poste de Fort-de-France où un groupe de syndicalistes est en train d’ordonner la fermeture. Elle ne reconnaît pas la voix qui hurle dans le mégaphone. Pourtant, c’est celle de son père, Marc Pulvar, patron de la centrale syndicale des travailleurs martiniquais et véritable figure locale. “Quand il s’est retourné, je me

suis retrouvée nez à nez avec lui. Que devais-je faire ? C’était l’information de la journée, j’étais la seule journaliste sur place. Je lui ai demandé à quoi cela rimait, si c’était vraiment légal. J’ai fait le boulot.” Quelques mois plus tard, Marc Pulvar est de nouveau face à sa troisième fille. Mais cette fois en plateau, dans le cadre du journal télévisé de la chaîne, qu’elle présente désormais. “C’était l’invité incontournable, il est

venu et je l’ai interrogé, se souvient-elle. Je me rappelle que ce jour-là j’ai littéralement dû m’extraire de ma personne pour être journaliste. J’ai posé les questions qu’il fallait et personne ne m’a rien reproché. Mais je pense que je n’aurais pas dû. C’était une erreur. Comme quand Thomas Hugues a interviewé Laurence Ferrari lorsqu’elle reprenait le JT de TF1, on pouvait vraiment se demander où on était… C’était trop ambigu.” M. B.

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Nicolas Sarkozy face à Yann Barthès au Petit Journal, le 16 mars dernier

un combat perdu d’avance Qu’ils soient clairement engagés ou politiquement neutres, les journalistes ne dérangent jamais vraiment les politiques à la télévision. Cette campagne n’échappe pas à la règle. ourquoi une interview d’homme politique suscite-t-elle à la télé plus de frustrations que de révélations ? L’exercice de la confrontation entre un journaliste et un élu bute sur une loi d’airain télévisuelle que la campagne actuelle confirme : le politique gagne toujours à la fin. Même brillant, combatif ou réflexif, comme Audrey Pulvar, soucieuse de mettre les politiques face à leurs contradictions, le journaliste n’y peut rien : ses armes ne valent pas grand-chose face au rouleau compresseur d’une machinerie habile à contourner l’obstacle de la contradiction. Comme si un politique n’avait jamais rien à perdre sur un plateau, sinon au pire d’exprimer un léger flottement, voire d’afficher une incompétence que les téléspectateurs oublient aussi vite.

P

La télévision reste le meilleur réceptacle de leur discours performatif. Les JT leur offrent la possibilité de livrer un message circonstanciel sans contradicteur gênant en trois minutes chrono. Les émissions politiques (Des paroles et des actes, Parole de candidat…) les mettent en transe et les poussent, par l’effet de durée et la multiplicité des intervenants, à faire le show. Les émissions d’infotainment (On n’est pas couché, Le Grand Journal…) valorisent leur pugnacité de surface et leur désir de satisfaire le peuple des téléspectateurs.

A chaque fois, les chaînes imposent un cadre dont ils tirent profit : l’indice de leur succès se fixe sur leur audience, signe que plus que de la politique, ils font un spectacle. Même les émissions dites subversives, comme Le Petit Journal, échouent, lorsqu’elles reçoivent en plateau des candidats (Marine Le Pen, Nicolas Sarkozy), à déranger l’ordre tranquille de leurs discours. Pire, elles les associent à leurs propres rires, dans un brouillage malsain : qui rit de quoi ? avec qui ? contre qui ? Quand le politique prend “l’adversaire” journalistique à son propre piège, et fait semblant d’assumer ses propres faiblesses par un faux rire complice, l’affaire est entendue : c’est lui qui a gain de cause dans un retournement vicieux. Un aveu d’une grande tristesse pour le journalisme, alors absorbé dans l’écrin de la communication. Au cœur de ce théâtre d’opérations, la nature et la personnalité des

à ce jeu, les intervieweurs assumant ouvertement leurs convictions ont le vent en poupe

journalistes comptent pourtant encore beaucoup. C’est autant un paradoxe que le signe qu’ils font partie d’un casting censé proposer le show le plus attrayant possible. A ce jeu, les intervieweurs assumant ouvertement leurs convictions ont le vent en poupe. Sur les chaînes d’info, on orchestre leurs disputes lors de bras de fer. Si Audrey Pulvar porte désormais l’étendard le plus visible à gauche, la droite a des ressources : du Figaro à Valeurs actuelles, les combattants sont nombreux – Eric Zemmour, Eric Brunet, Yves Thréard, Ivan Rioufol, François d’Orcival, Guillaume Roquette et tous les polémistes à la petite semaine qui squattent les émissions censées refaire le monde… En dehors de ces chevaliers d’un journalisme politique affichant ses affinités idéologiques (une tradition forte du journalisme hexagonal), la majorité des journalistes revendiquent leur neutralité, elle-même discutable parce que non dépourvue de sous-entendus. Entre indépendance, interdépendance, subordination, provocation, esprit partisan, esprit critique, entre gauche et droite, les journalistes naviguent entre des îles dispersées selon les médias et les types d’émissions : un archipel au cœur duquel les politiques restent les capitaines, parfois malmenés, chahutés, moqués, mais jamais coulés. Jean-Marie Durand

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Joel Saget/AFP

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le jackpot de la misère Ils disent vouloir “aider les étrangers et les pauvres” mais louent des logements indignes, sans bail ni assurance, à des tarifs indécents. En banlieue parisienne, les marchands de sommeil prolifèrent plus que jamais sur le terreau de la détresse sociale et migratoire. par France Ortelli

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Cité du Chêne-Pointu, à Clichy-sous-Bois (93), mars 2012



es cages d’escalier sentent l’urine et des sacs plastique pendent des arbres. Aucun ascenseur ne fonctionne depuis quatre ans. Pourtant chaque fin de mois, monsieur C., 80 ans, vient récupérer son magot dans la cité du Chêne-Pointu, cette immense copropriété de 1 600 logements installée sur un terrain en dévers de Clichy-sous-Bois. Le dos courbé, il grimpe une par une les marches de la dizaine d’étages du bâtiment 7, hall B, pour empocher son loyer : 900 euros par mois pour un 53 mètres carrés, soit 300 euros de plus que le prix du marché et en liquide, s’il vous plaît. Aux yeux des autres habitants de la cité, monsieur C. passe pour un homme généreux, très présent dans la vie associative. Dans les couloirs, au foyer, il répète souvent les mêmes phrases : “Je veux aider les étrangers et les pauvres à trouver un logement. Et puis, c’est pas grave de mettre plusieurs familles dans le même appartement, tant qu’elles sont de la même ethnie.” Monsieur C. a donc investi, il a créé une SCI (société civile immobilière), acheté des dizaines d’appartements aux enchères pour les sous-louer à des personnes pauvres, sans bail, sans assurance et dans des conditions d’hygiène douteuses. Monsieur C. est marchand de sommeil. La justice vient de le condamner à trois ans de prison ferme. Il n’est pas le seul à œuvrer au Chêne-Pointu. “On a dénoncé une vingtaine de propriétaires abusifs en deux ans”, explique Hanane, de l’association Redresser ensemble le Chêne-Pointu. Depuis 2010, cette jeune femme de 33 ans traque les logements indignes de la cité et soutient les familles qui ont peur de dénoncer les propriétaires. “Ça a commencé avec monsieur A., qui fut le premier condamné. Mais il a fui au Sénégal et sa sœur a pris le relais : tous les mois, elle continue à encaisser 550 euros par chambre.” Monsieur A., sa spécialité à lui,

c’est d’escroquer ses compatriotes, des Sénégalais parfois sans papiers qui arrivent par le biais de son réseau. Comme il le dit si bien, lui aussi “les aide”. Depuis deux ans, la liste des propriétaires abusifs au Chêne-Pointu s’allonge. Chacun a sa technique. Certains demandent un an de loyer d’avance, d’autres usent du mensonge et du chantage. Comme cette propriétaire retraitée de Gennevilliers qui se fait passer pour une paraplégique. “La nuit, elle se lève de son fauteuil et elle marche ! Elle héberge trois jeunes adultes dans un taudis sans fenêtre de trente mètres carrés et leur coupe l’eau dès qu’ils demandent un truc. On vient de les évacuer d’urgence. Ce sont les services sociaux qui nous ont alertés”, raconte, horrifiée, Martine Monsel, adjointe au logement de Gennevilliers, qui lutte depuis dix ans contre l’habitat indigne. Le fléau remonte aux années 1980, selon elle. Dans son bureau de la mairie de cette ville communiste des Hauts-de-Seine, entourée d’une irrésistible odeur de tabac, l’adjointe se souvient : “Les bassins de production industrielle ont connu des arrivées importantes de travailleurs d’origine étrangère, pour la plupart marocains. Ils débarquaient par charters entiers qu’affrétaient leurs employeurs à la recherche d’une main-d’œuvre bon marché. C’est là que sont apparus les ancêtres du logement indigne : les hôtels garnis et leurs lits toujours chauds.” Elle tire une dernière latte sur sa cigarette : “J’en ai vu un en 1991. Chaque lit était loué trois fois par vingt-quatre heures, la reproduction des 3 x 8 de l’usine”, se souvient l’adjointe en écrasant son mégot. Aujourd’hui, les communes recensent en moyenne 5 %

“cette femme héberge trois jeunes adultes dans un taudis sans fenêtre de 30 m2 et leur coupe l’eau dès qu’ils demandent un truc”

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France Ortelli

de logements indignes : caves, campings, bidonvilles ou taudis infâmes. Les “locataires” y vivent sans chauffage, sans électricité, sans eau et parfois même sans fenêtres, à des tarifs indécents. “Devant une offre de logements insuffisante, les gens acceptent pour ne pas se retrouver à la rue”, témoigne Hanane, qui a vu défiler des centaines de dossiers, et pas seulement des familles de douze personnes. D’après les estimations, à Gennevilliers, cela concerne surtout des familles de deux enfants et des personnes âgées d’origine étrangère. Des familles pauvres, des sans-papiers, des gens qui ont du mal à obtenir un contrat de location parce qu’ils ne peuvent pas donner aux propriétaires des garanties suffisantes (salaire, caution…). A l’exception de Martine Monsel et de sa mairie, qui organisent des “murages sauvages” pour défier les échéances de la justice (il faut un an pour condamner un marchand de sommeil), les communes s’attaquent peu à la traque des proprios salauds. Annie Pourre, du Dal (Droit au logement), donne l’explication : “Quand la commune ne peut pas répondre à une demande de logement, les marchands de sommeil, ça fait tampon. Sans compter qu’après la dénonciation il y a l’obligation pour la commune ou pour les collectivités de reloger ces personnes, du coup jetées à la rue.” Ce système pernicieux s’est donc développé dans les villes, les banlieues mais aussi dans le monde rural. Les propriétaires indélicats prolifèrent et évoluent au gré des lois et du marché. “Avant, t’avais l’hôtel insalubre, maintenant ils s’incrustent au sein des copropriétés et achètent à quatre ou cinq. Ils montent des SCI, ils louent aux jeunes.” Annie Pourre ajoute en soupirant : “Ils se renouvellent d’eux-mêmes, comme certains virus, ils ont la mutation facile.” La nouvelle tendance au ChênePointu, c’est l’achat à plusieurs de logements divisés en chambres, louées chacune 250 euros à de jeunes travailleurs ou à des étudiants. Cela leur rapporte

“avant, t’avais l’hôtel insalubre, maintenant ils s’incrustent au sein des copropriétés et achètent à quatre ou cinq”

1 000 euros par mois pour un cinquante mètres carrés sans bail, sans assurance. Baignoire rouillée sur le palier, le 10e gauche du bâtiment 4 répond à ces critères. Personne n’ouvre. “L’appartement est vide”, assure le propriétaire au téléphone. Pourtant, quelques jours plus tôt, une équipe de télévision a filmé les quatre jeunes travailleurs qui vivent là. “Ce monsieur était pourtant très impliqué dans la copropriété, nous chuchote-t-on dans les couloirs. Il est parti vivre à Meudon. Pour assurer son nouveau loyer, plus élevé, lui aussi est devenu marchand de sommeil. Il dit aider les jeunes.” Au-delà de l’immoralité du système, ces personnes contribuent à l’insalubrité des banlieues : elles ne paient pas les charges, du coup les autres non plus. Au Chêne-Pointu, Hanane est dépitée : “Il n’y a plus qu’une moitié des habitants qui s’acquittent des charges. Tous les gens honnêtes ont envie de partir.” Dans les vingt-quatre bâtiments de dix étages de la cité du Chêne-Pointu, pas un seul ascenseur ne fonctionne. “On n’a pas d’argent pour les réparer.” Conséquence : les marches de l’escalier sont fissurées. A chaque pas, elles émettent un craquement sec, à chaque pas on se dit que tout va s’écrouler. Le DAL propose une solution : “Ça demande juste une dynamique politique, le lancement d’une campagne de fond, comme pour le sida. Ainsi on permettrait aux gens de ne pas rester isolés, coincés dans une situation qu’ils ont acceptée au départ faute de tout autre solution.” On pourra aussi relire Les Misérables de Victor Hugo et retenir la morale de cette histoire : ne faites pas toujours confiance aux gens qui prétendent vous aider. 28.03.2012 les inrockuptibles 53

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Beyrouth fever Desserrant l’étau d’une société peu réceptive aux musiques, aux films et aux slogans progressistes, une scène souterraine ultra active et moderne fait vibrer la capitale libanaise. A découvrir au festival Métis, en Seine-Saint-Denis.

Bryan Denton/Corbis

par Francis Dordor

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Gigi Roccati

Lem usicien Zeid Hamdan, figurec entrale de la scène beyrouthine

L Hamra, quartier chic de Beyrouth où bat le pouls underground de la ville

a trentaine, de petite taille, la voix caressante et les yeux doux de celui qui a su prolonger son enfance en préservant ses rêves, Zeid Hamdan n’a vraiment rien d’un terroriste. En juillet 2011, ce musicien libanais est pourtant convoqué par téléphone au ministère de l’Intérieur pour, selon la formule d’usage, “une affaire le concernant”. Au bout de quatre jours d’interrogatoires serrés, un procureur lui signifie qu’il risque deux ans de prison pour avoir insulté le chef de l’Etat dans une chanson. Gentil reggae un peu moqueur, General Suleiman a mis exactement trois ans pour remonter jusqu’au bureau de la Sûreté nationale libanaise. En partage sur le net, le morceau a même eu le temps de séduire le réalisateur italien Gigi Roccati, qui en a fait un clip rigolo où l’on voit de jeunes Beyrouthins danser sous le soleil en reprenant des paroles qui invitent le général en chef des armées, Michel Suleiman, à prendre sa retraite au lieu de briguer la présidence. “Rentre chez toi ! Go home !”, réclament-ils en boucle sur un ton plus goguenard que méchant. Loin du brûlot anarchiste, n’offensant ni la personne de l’officier ni la fonction présidentielle, le texte dit simplement, naïvement, le désir d’une partie de la jeunesse libanaise de tourner une page de l’histoire 28.03.2012 les inrockuptibles 55

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difficile d’imaginer que nous ne sommes qu’à deux heures de route de l’enfer de Homs

Tania Traboulsi

Ci-dessus : RGB, pionnier du rap au Liban. Ci-contre : Dani Baladi, passé du death-metal aux versions modernes de standards libanais

Alaa Anzawi

d’un pays dont l’essentiel a été dicté par des chefs religieux, des milices et des marchands d’armes pendant quatre longues et meurtrières décennies. Sauf que, dans un moment où le risque de contagion des révolutions arabes reste élevé, où la crise syrienne s’enlise dans l’incontrôlable, cette simple et belle aspiration semble avoir du mal à passer au pays du Cèdre. Finalement, Zeid ne fera qu’un bref séjour derrière les barreaux. Face à la mobilisation que suscite son incarcération sur les réseaux sociaux et dans la presse, il est libéré au bout de vingt-quatre heures. C’est que Zeid est une personnalité au Liban, presque un symbole. Dans les années 90, il a fait partie de Soap Kills, duo précurseur d’une nouvelle façon de faire de la musique au Moyen-Orient. Depuis, il est toujours resté à l’écart du système et à la pointe de la scène beyrouthine, ce “lebanese underground” dont il a plus ou moins conceptualisé l’existence à travers un site web et une compilation du même nom qui résume une partie de sa carrière. Des Soap Kills aux groupes de rock comme The New Government (dont fit partie le Français Timothée “Rover” Régnier), le disque révèle également son implication dans le mouvement hip-hop local. Zeid a toujours cheminé ainsi, librement, loin des archaïsmes, à rebours des replis communautaires, dans une transversalité qui a fini par imposer son évidence. Au point qu’il incarne aujourd’hui ce qui ressemble fort à une nouvelle identité libanaise, d’une modernité qui porte la marque de “l’autre”. Quand on le rencontre dans son appartement du quartier Achrafieh, qui lui sert de studio, Zeid ne revendique pourtant aucune démarche particulière. “Mon premier groupe, Soap Kills, était une histoire d’amour et j’ai conservé de cette aventure l’envie des belles rencontres.” Des belles rencontres, Zeid possède le don, en effet. Lors d’un récent séjour à Alexandrie, il croise par hasard la route de Maryam Saleh, une jeune chanteuse égyptienne dont la carrière est au point mort. Equipé d’un laptop, d’une carte son et d’un micro, il lui fait enregistrer quatre titres dans le salon d’un ami au Caire. Puis, à l’aide de son téléphone portable, tourne un clip sur lequel la jeune femme coiffée d’un voile se fraie un chemin à travers un marché populaire, remontant la foule d’un pas volontaire, le visage comme tendu par le défi. D’autres séquences insérées montrent Maryam, sa chevelure bouclée libérée du voile, dansant sur le beat electro de Zeid. Ceux qui souhaiteraient prendre

le pouls de ce qui se joue réellement place Tahrir ces derniers mois doivent impérativement regarder cette vidéo, qui s’intitule Eslahat (“Réformes”). Même sans comprendre l’arabe, on ne peut rester totalement hermétique au sentiment d’urgence, au désir de changement et de liberté que diffuse ce titre. Lors de ce séjour à Beyrouth, il fut question de rencontrer également Hiba Mansouri, une autre chanteuse produite par Zeid, d’origine syrienne. Mais le rendez-vous fut annulé quand la mère de Hiba débarqua la veille au soir, épuisée après avoir fui les combats qui gagnaient les faubourgs de Damas où elle vit. En revanche, Dani Baladi, autre découverte de Zeid, se rendit volontiers disponible pour flâner dans le quartier Hamra, l’un des plus chics de Beyrouth. Après s’être installés à la terrasse de l’un des cafés branchés, à boire des verres d’Almaza, la blonde locale, en picorant des graines de tournesol, l’histoire que racontait Dani semblait symptomatique du vécu d’une génération, et de sa capacité à se réinventer. Zeid l’a rencontré en 2009 lors d’un concert d’un groupe de death-metal, Die Veld (“Le Voile”), dont il était chanteur.

Le jeune homme de 21 ans pesait alors 140 kilos et de ce grand corps s’échappaient force éructations létales et gutturaux borborygmes dignes des groupes de même obédience que sont Morbid Angel ou Behemoth. Le passé de Dani est suffisamment plombé pour comprendre son goût du rock extrême. Né en 1986, au plus fort de la guerre civile qui ravagea Beyrouth pendant dix-sept ans, faisant entre 150 000 et 250 000 morts, il a passé son enfance à Jdeideh, une commune limitrophe de la capitale libanaise que se disputaient phalanges chrétiennes et milices pro-syriennes. En 1992 – il avait 6 ans –, un missile frappa l’immeuble où il vivait, soufflant le premier, le deuxième et le sixième étages de son immeuble. La famille de Dani logeait au troisième. Quand il évoque cette période, il lui suffit de dire d’un air las “J’en ai vu tellement…” pour que l’on s’abstienne d’insister. Quelque chose de sa personnalité vous retient d’ailleurs de franchir un certain seuil : ni cette douceur, ni ce recul sur les choses ne semblent de son âge. Comme le bruit des bombardements et les images de carnages ne le quittaient plus, le doux Dani se retrancha dans cette personnalité de metal head au crâne rasé, à la barbe druidesque,

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Ci-contre : le danseur et chorégraphe Alexandre Paulikevitch dans sa création, Tajwal. Ci-dessous : la chanteuse égyptienne Maryam Saleh, égérie de Zeid Hamdan

à la carrure de Goliath, à la voix d’outretombe. De son lointain passé, de sa plus tendre enfance, lui restait cependant cet art du chant classique aux mélismes ondoyants, aux délicats ornements qu’il explique par la présence dans son cercle familial de plusieurs musiciens. “Mon grand-père et mon oncle étaient chanteurs professionnels. J’ai moi-même commencé à reprendre le répertoire traditionnel arabe vers 5 ans. Quand j’ai intégré Die Veld, il était impossible de révéler à mes partenaires que j’étais aussi un chanteur classique.” C’est Zeid qui l’a convaincu de faire son “coming-out”, de renouer avec sa sensibilité profonde, en lui proposant des arrangements modernes, presque trip-hop, de standards créés il y a un demi-siècle par deux grands noms de la musique libanaise, Wadih El Safi et Asmahan, authentique princesse druze à la voix d’or, sœur du Sinatra local, Farid El Atrache. Aujourd’hui, Dani ne pèse plus que 99 kilos. Il espère en perdre dix autres. Il a remisé définitivement son look metal, ses éructations lugubres et se sent beaucoup mieux. Dani, Maryam, Hiba et le rappeur RGB, tous protégés de Zeid, tous s’illustrant dans des styles différents, ont eu maille à partir avec des producteurs à gros

cigares et montres Rolex dont les promesses mirifiques les ont bluffés avant de les désespérer. RGB, de son vrai nom Rajab Abdul Rahman, premier rappeur du Liban, a connu le bling-bling des cocktails mondains à bord des yachts de luxe et les confortables avances sur royalties, avant de se retrouver dans l’incapacité de récupérer les bandes de son album, qui ne pouvait plus sortir faute de label. Dani évoque un système féodal à tendance mafieuse où l’on broie des carrières sans se soucier des vies en jeu. Pour chacun d’entre eux, Zeid a ouvert un chemin vers le renouveau, avec une sensibilité adaptée et les moyens du bord. Son “underground”, loin d’être un enclavement, oscille plutôt entre refuge pour talents naufragés et réseau de résistance. Le 15 mars dernier, ce petit monde et sa nébuleuse se donnait rendez-vous au Metro Al Madina, une salle de cinéma souterraine de Hamra, pour un concert événement contre la censure, organisé par Sabine Sidawi. Sabine a connu les mêmes désagréments – arrestation et interrogatoires – que Zeid lorsque le film qu’elle produisait, Beyrouth Hotel de Danielle Arbid (qu’on a pu voir

en janvier sur Arte), a été interdit par le Conseil d’Etat parce qu’il évoquait un sujet aussi sensible que l’assassinat du Premier ministre Rafic Hariri. Comme le monde beyrouthin est petit, Zeid en a évidemment créé la musique. Cette soirée symbole fut l’occasion de rencontrer certains des personnages les plus atypiques et les plus engagés du Beyrouth artistique, comme le cinéaste Wael Nourredine, dont les films sont aussi audacieux que rarement diffusés, ou le danseur et chorégraphe Alexandre Paulikevitch. Ce dernier avait été il y a deux ans à l’initiative de la “Lebanese Laïque Pride”, marche en faveur de la laïcité dans ce pays où le confessionnalisme demeure la norme et le mariage civil une fiction. Ce fut l’occasion de découvrir quelques extraits de son nouveau spectacle Tajwal (“Flânerie”). Pour le produire, Alexandre a dû vendre sa voiture et s’est retrouvé contraint de se déplacer à pied. De sorte qu’il a vite compris que le combat pour la tolérance restait une dure bataille dans son pays. Sa démarche ne laissant planer aucun doute sur ses orientations sexuelles, il se mit à recueillir sur les trottoirs de Beyrouth des paroles bienveillantes telles que “Puisses-tu n’avoir jamais existé !” ou “Enlève la bite que t’as dans le cul !”, qu’il se mit à exorciser par la suite en gestuelle. Il y eut beaucoup de bonne musique ce soir-là à Metro : Dani Baladi, les rappeurs Ed, RGB et les Palestiniens de Katibeh Khamseh, la chanteuse Jihane Haje… Et à chaque fois, Zeid en soutien indéfectible, à la guitare, au chœur ou aux claviers. La soirée se prolongea ensuite dans les bars bondés de Hamra. Difficile d’imaginer que nous n’étions qu’à deux heures de route de l’enfer de Homs, à une heure de Damas. Zeid dit que c’était pareil pendant la guerre de 2006 avec Israël, que Beyrouth continuait à vivre même sous les bombes. L’habitude… L’idée que tout peut basculer à chaque instant… Une chanson, Castles of Sand, de l’album Zeid & The Wings (encore un de ses innombrables projets), résume bien cet état d’esprit beyrouthin, par le feeling hédoniste de la musique, par la douce et presque dérisoire provocation des paroles : “Vous pouvez brûler vos pneus, incendier nos maisons, vous ne m’empêcherez pas de bâtir mes châteaux dans le sable”. concerts Zeid Hamdan avec Dani Baladi le 3 avril à Villetaneuse, avec Maryam Saleh le 5 avril à l’Ile-Saint-Denis, dans le cadre du festival Métis, en Seine-Saint-Denis, www.metis-plainecommune.com 28.03.2012 les inrockuptibles 57

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modèle atomique Ex-mannequin, l’Ukrainienne Olga Kurylenko illumine La Terre outragée, film sur la catastrophe de Tchernobyl qu’elle a aussi produit. par Serge Kaganski photo Benni Valsson lle reçoit dans le bar cosy d’un palace, belle et chic, sophistiquée et chaleureuse. Quand je décline son invitation à boire ou manger, elle me répond avec humour et dans un français parfait : “Vous n’avez envie de rien ? Comment peut-on n’avoir envie de rien ?” Elle, c’est Olga Kurylenko, actrice encore peu connue mais appelée à devenir star internationale : James Bond girl (Quantum of Solace), elle sera dans le prochain Terrence Malick et tourne bientôt avec Tom Cruise. Entre ces projets pailletés, on la verra cette semaine à l’affiche de La Terre outragée de Michale Boganim, fiction personnelle et délicate sur la catastrophe de Tchernobyl. Née en 1979 sur la rive ukrainienne de la mer Noire, Olga Kurylenko n’était pas destinée à la yellow brick road hollywoodienne. Enfance de vaches maigres. Elevée par sa mère et sa grand-mère, elle apprend la musique et la danse, comme beaucoup de jeunes filles slaves. A 13 ans, une agence de mannequins la repère à Moscou. A 16 ans, la voici à Paris où elle devient top model en vue, ornant les couves de Marie Claire, Elle, Vogue ou Glamour.

E

Elle passe des défilés à l’écran en 2005 avec L’Annulaire de Diane Bertrand. Depuis, elle alterne petites et grosses productions. “J’aime bien vivre des expériences de tournage différentes, dit-elle. Sur les petits films, on est plus unis, on ressent un côté famille.” Pour autant, elle s’est beaucoup amusée à faire un James Bond et apprécie les différents aspects du métier d’actrice : “Pour un Bond ou une superproduction comme celle que je vais tourner avec Tom Cruise, il faut se concentrer sur l’instant où l’on joue une scène d’action. Techniquement, c’est difficile à installer et à exécuter. Une scène d’action ratée, et le film est fichu. Il faut donc rester focalisé sur les gestes, les mouvements, le visuel. Alors que dans un film comme La Terre outragée il n’y a pas de voitures qui explosent. Un tel rôle

est plus affaire d’immersion dans une réalité, de réflexion, d’intériorité.” Dans ce beau film, elle tient le rôle d’Anya, jeune femme de la ville de Pripiat qui se marie avec un pompier une belle journée de printemps. En pleine fête, l’époux est appelé en mission d’urgence confidentielle : on vient de donner l’alerte à la centrale de Tchernobyl toute proche. Anya ne le reverra jamais. On la retrouve des années plus tard en guide touristique mélancolique de Tchernobyl, alors que Pripiat est devenue une ville fantôme. Un rôle spécial pour notre Ukrainienne expatriée : “Je trouvais ça drôle : c’était exotique pour moi alors qu’il s’agissait pourtant de mon pays ! Je l’ai redécouvert à travers des endroits que je ne connaissais pas, comme la ‘Zone’. Pour préparer ce rôle, j’ai regardé des documentaires, ça m’a permis d’approfondir ma connaissance de cet événement, de savoir ce qui s’était exactement passé, comment les gens avaient réagi. J’ai fait le Tchernobyl Tour pour voir comment ça se passe, avec les combinaisons, la durée de présence limitée… Moi qui ai quitté l’Ukraine, je voulais comprendre mon personnage. Pourquoi, après avoir vécu un tel drame, Anya demeure viscéralement enracinée à la région de Tchernobyl ?” Loin d’être viscéralement enracinée en Ukraine, Olga vit aujourd’hui entre Londres et Los Angeles. Elle a réalisé le rêve de nombreux acteurs plus chevronnés en tournant dans le nouveau Terrence Malick (que l’on découvrira peut-être à Cannes), expérience qu’elle souhaiterait revivre à chaque nouveau film : “C’est difficile d’expliquer sa méthode de travail, très particulière. Il respecte la personnalité de l’acteur, ne va jamais rien mâcher à l’avance. Il ne dirige pas, en un sens, il est juste là pour vous inspirer puis pour vous regarder. La première fois que je l’ai rencontré, j’ai eu le sentiment qu’il voyait à l’intérieur de moi.

“j’aime le cinéma qui sonde les êtres, les caractères humains”

Il semblait savoir des choses sur moi alors qu’il ne me connaissait pas.” Outre Malick, elle cite parmi ses cinéastes favoris Pedro Almodóvar, Ingmar Bergman, David Lynch ou Michael Haneke. Des cinéastes qui ont tous intensément filmé les actrices. “Comme spectatrice, les films qui m’ont le plus touchée sont des films intimistes. J’aime le cinéma qui sonde les êtres, les caractères humains. J’entends souvent des gens qui me disent que ce type de cinéma est chiant ! Moi, ça me passionne.” Celui qu’elle place tout en haut de son panthéon de spectatrice et de désir d’actrice, c’est Lars von Trier, pourtant réputé pas facile avec les femmes qu’il dirige. Doutes balayés par notre intrépide comédienne : “Le film qui m’a décidée à devenir actrice, c’est Breaking the Waves. On dit qu’il manipule ses actrices, mais ça vaut parfois le coup de souffrir pour l’art. Cela dit, je suis convaincue qu’on exagère sur lui, que ses actrices ne souffrent pas tant que ça. On raconte beaucoup de choses fausses dans les médias. On sait qu’il y a eu un problème entre lui et Björk, mais qui sait vraiment d’où il venait, de lui ou d’elle ? Je l’ai rencontré et il m’a paru être une personne très calme.” Son prochain film est une grosse production de SF avec Tom Cruise. Même si Olga rêverait de ne tourner qu’avec Malick ou von Trier, elle accueille ce type de projet avec gourmandise, bien consciente que dans son métier on est choisi plus souvent qu’on ne choisit. On ne peut se quitter sans mentionner le prochain Euro de football, qui placera l’Ukraine au centre des regards. “Je suis contente, ça va créer de l’activité économique, de l’excitation, les gens s’y préparent et ça se sent. En revanche, je ne me vois pas en icône représentative de cet événement.” Nous non plus. C’est en jouant dans La Terre outragée et en le produisant qu’elle a rendu quelque chose à l’Ukraine, de la plus belle des manières. lire critique p. 69

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“Comment peut-on n’avoir envie de rien ?”, février 2012

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l’œil dans le rétro Des reformations de groupes mythiques à la résurrection au cinéma de Cloclo ou des films muets, le rétro se porte bien, merci pour lui. Un brillant essai de l’écrivain anglais Simon Reynolds analyse ce mouvement – en arrière. Et regarde vers l’avenir. par Stéphane Deschamps

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étromania, le dernier livre du journaliste et théoricien anglais Simon Reynolds, est un pavé de près de cinq cents pages dans la mare croupie de la culture pop. Pour le résumer en une phrase : le “c’était mieux avant”, ça suffit maintenant. Alors que nous lisions ce livre, les deux phénomènes culturels du moment s’appelaient The Artist (un film muet en noir et blanc) et Lana Del Rey (une chanteuse qui semble surgie de 1962). Deux exemples parmi un million, que Rétromania, ouvrage important parce qu’il saisit l’air du temps, recense et analyse. Selon Simon Reynolds, 48 ans (même s’il en paraît quinze de moins), le dernier phénomène novateur dans la culture pop fut le mouvement rave des années 90 (peut-être aussi parce qu’il en était). Depuis, tout se passerait au passé et au coin de la “re” : reformations, remixes, recyclages, reprises, revivals, remakes, rééditions, rétrospectives et références… Le cinéma, la mode et le design ne sont pas épargnés. Le rétrovirus touche à la fois le mainstream (via internet et la télé) et les hipsters (ceux qui portent des barbes de pépés, réhabilitent les cassettes et roulent sur des vélos à freinage par rétropédalage). Dans un monde de merde (le nôtre), la nostalgie et le futur antérieur semblent être les seules échappatoires, les seuls espaces fantasmatiques. Les innovations technologiques des années 2000 (internet, MP3) n’ont pas entraîné de révolution musicale mais exhumé au contraire toutes les strates du passé. Les archives mondiales de la culture moderne sont en accès libre sur YouTube. Bien sûr, on n’a pas toujours envie de s’en plaindre. D’autant que le passé n’est pas nouveau – avant l’invention de la musique enregistrée, tout était affaire de tradition et de transmission, non ? Mais on ne peut que donner raison à Simon Reynolds : cette omniprésence du passé dans la culture du XXIe siècle (consciente ou non, revendiquée ou subie) devient pesante, aliénante et asphyxiante, comme un symptôme alarmant de l’état de la culture pop. Blur va jouer cet été à Londres avec les Specials et New Order. Trois générations de “rétromania”. Iras-tu à ce concert ? Simon Reynolds – Hum, je n’ai jamais vu les Specials et ça me plairait bien. Sur les concerts de reformation, je n’ai pas d’avis tranché. J’ai assisté à la réunion de Gang Of Four, que je n’avais pas vu en 1980. Ils étaient très bons, certains ont dit qu’ils étaient même meilleurs qu’à l’origine. Dinosaur Jr. joue des nouvelles chansons. Il s’agit moins d’une reformation que d’une réactivation. La vie est dure pour les musiciens. Que sont-ils censés faire ? Arrêter la musique et devenir chauffeurs de taxi ou travailler dans un magasin ? Quand tout le monde se reforme, ça devient déprimant. Si on ajoute les nouveaux groupes qui sonnent rétro, ça alimente cette idée générale d’une scène dominée par le passé. Bien sûr, il y a YouTube, qui depuis son apparition en 2005 a fait resurgir tout le passé. Depuis que tu as écrit ce livre, arrives-tu à te comporter comme un rock-critic normal, à feindre de t’enthousiasmer chaque semaine pour les nouvelles sorties ? Franchement, je trouve toujours beaucoup de disques qui me plaisent. Mon album préféré l’année dernière,

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Le rétro a le vent dans le dos, de la série Mad Men à l’icône Lana Del Rey en passant par les rockeursf rançais de Mustang 28.03.2012 les inrockuptibles 61

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c’était celui de Metronomy. On ne peut pas vraiment parler d’avant-garde mais ils ont trouvé un truc spécial, unique. La musique n’a pas non plus l’obligation d’être ouvertement futuriste ou électronique. Quand un disque est très bon, je ne me pose pas la question de l’innovation. J’aime beaucoup Chairlift, Rusty, Oneohtrix Point Never, James Ferraro, Ariel Pink. Ils ne vendent pas beaucoup mais leur réputation est très bonne. Ils ont un succès d’estime auprès des critiques, des blogs. Ils apportent de la fraîcheur. Mais j’aimerais que ça s’applique à tout un genre, à une tendance. Dans les années 90, j’étais à fond dans la culture rave et jungle. J’avais une foi presque religieuse, patriotique, dans ces mouvements. C’était mon identité. J’aimerais pouvoir retrouver ce sentiment. Tu es donc touché par la nostalgie du futur… Ce livre est-il aussi un signe de ta crise de la quarantaine ? Certaines personnes me l’ont dit et reproché, tout en reconnaissant que mes arguments étaient incontestables. Mais ces questions m’ont toujours intéressé. Au milieu des années 80, j’avais 22 ans et j’écrivais dans mes premiers fanzines “qu’est-il arrivé à la musique ?” J’étais déjà négatif quand j’étais jeune ! Mais en vieillissant, on s’emballe moins facilement, on a toujours des points de comparaison. Ton livre exprime une certaine mélancolie. Es-tu le médecin légiste de la culture pop ? Non, parce que les gens voudront toujours entendre de la musique, dans différents contextes, pour différentes raisons. La musique n’a plus le même sens, elle change, devient autre chose. Je ne sais pas trop ce que ça va devenir. Ce que j’attendais de la musique quand j’étais jeune, je crois que je ne le retrouverai plus. Je peux prendre l’exemple du lien entre la pop-music et la politique. Les mouvements sociaux, les révoltes populaires de ces derniers mois, n’ont pas de bande-son. Quand ça a éclaté en Angleterre, beaucoup de journalistes ont demandé : où est la chanson ? Question prévisible : elle vient d’une ancienne façon de penser, la présomption qu’il y aurait forcément une musique pour accompagner les mouvements sociaux. Pendant les émeutes en Angleterre, il y avait de la musique pendant les défilés mais elle venait d’avant, du vieux grime de 2004, du dubstep. Je n’ai pas connaissance d’une chanson écrite pour et pendant les émeutes. Il existe une cassure entre la production musicale et la réalité du monde. Tout ce que j’ai noté, c’est que l’année dernière, aux Etats-Unis, beaucoup de chansons pop parlaient de faire la fête à fond, de prendre une grosse biture, de faire péter la carte de crédit une fois pour toutes. Il y avait un sous-texte apocalyptique : “c’est la fin du monde, faisons la fête, un dernier verre”, comme un écho à la crise financière.

Karl Lagerfeld

Rétro power encore avec Florence Welsh, aliasFl orence And The Machine, The Artist, le biopic sur Marilyn (en salle le 4 avril) ou encore celui sur Cloclo

Mais les gens qui ont écrit ces chansons sont sans doute très à l’aise financièrement. Depuis quelques années, nous avons accès à toute la musique, gratuitement si nous le voulons. Pourtant, nous ne sommes pas contents. Nous comportons-nous comme des enfants gâtés ? Sûrement. Quand j’étais gamin, j’aurais rêvé du monde actuel : de la musique partout, tout le temps. Pour trouver de la musique, il fallait aller à la bibliothèque, emprunter des disques aux copains, faire des copies sur cassettes – et les cassettes coûtaient cher. C’était très limité, très frustrant, j’en voulais plus. Mais au moins j’avais le désir. Aujourd’hui, je me sens comme un gamin enfermé dans une confiserie : je me goinfre jusqu’à me rendre malade. Les gens de ma génération ont peur que ça s’arrête, ils veulent tout prendre tout de suite. Les plus jeunes, qui ont grandi dans la confiserie, sont peut-être plus raisonnables, ils prennent seulement ce dont ils ont besoin. Peut-être auront-ils un jour envie de sortir de la confiserie. L’innovation pourrait venir de ceux qui créent en dehors du nouveau média mainstream, internet. Le retour au vinyle et aux cassettes semble le suggérer. Et le live prend de l’importance, c’est la musique qu’on ne peut pas reproduire, il faut être là. La proximité et la connexion physiques sont

“YouTube, depuis son apparition en 2005, a fait resurgir tout le passé”

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2011 The Weinstein Company

“le rétro touche en premier la musique, la mode et le design en général. La littérature semble épargnée”

importantes. Le problème des supports digitaux, c’est qu’ils ne sont pas exclusifs pour la musique. L’iPhone ou l’iPad sont des portails pour la musique, mais aussi pour tout le reste. On y écoute de la musique tout en faisant plein d’autres choses, toujours distrait. Ceux qui n’écoutent la musique que sur leurs téléphones ou leurs ordis n’entendent pas tout. Ils pensent plus au côté pratique qu’à une expérience artistique. Par rapport à internet, nombreux sont ceux qui ont perdu leur enthousiasme ces dernières années. C’est arrivé avec chaque nouveau média. Au début, c’est une utopie, on se dit que ça va ouvrir des possibilités nouvelles. Puis, quand ce média entre dans le quotidien, on se rend compte que c’est juste un système qui a remplacé l’ancien, une autre façon de gérer les mêmes traits humains. Ce que reflète Facebook, c’est beaucoup de vanité, ou de solitude. Des gens qui cherchent à se mettre en avant, d’autres qui se disputent. J’ai eu un site internet très tôt, puis je me suis mis à blogger – de très bonnes expériences, je m’y suis fait des amis que je n’ai jamais rencontrés. Je ne m’élève pas du tout contre la technologie. Mais l’internet n’améliore pas la nature humaine et il fait perdre beaucoup de temps. J’ai téléchargé tellement de musique que je n’ai jamais écoutée… Connais-tu des domaines artistiques qui échappent au rétro ? Le rétro n’a rien de nouveau. Bien sûr, il a simplement pris de l’importance. Il touche en premier la musique, la mode et le design en général. La mémoire est très importante dans les arts

plastiques, mais je ne sais pas s’il y a un mouvement de peinture rétro. La littérature semble épargnée. Je ne connais pas d’écrivain qui décide d’écrire comme Flaubert ou qui se fait remarquer parce qu’il écrit comme Thomas Pynchon. Alors qu’en musique, les Black Keys, par exemple, sonnent vraiment comme des groupes d’une autre époque. On a connu des avant-gardes dans la littérature mais le phénomène est resté marginal, l’équivalent de la musique concrète ou électroacoustique. Dans le cinéma, il y a beaucoup de rétro. J’aurais pu écrire sur le film Super 8, qui relève à la fois d’un hommage à Spielberg et d’une technologie rétro. Drive est assez rétro. Et puis The Artist aurait été parfait pour le livre. Le rétro s’installe dans la plupart des domaines. Les choses ont-elles évolué depuis l’écriture de ton livre ? J’aurais pu finir sur un chapitre plus optimiste, parler à ceux qui pensent vraiment faire la musique du futur. Partout dans le monde, des individus, parfois très talentueux, s’y essaient. Les conditions ont changé mais les gens s’adaptent. Il y a des jeunes qui n’ont connu qu’internet, qui connaissent des musiques du monde entier et qui vont innover avec tout ça. Ils ne tomberont pas dans le cliché de la musique futuriste, ça va être bizarre et intéressant. J’ai envie de voir ce que ces très jeunes musiciens, qui ont écouté des milliers de morceaux sur internet, vont faire. Une chanteuse comme Grimes m’intéresse : elle écoute tout, elle appelle son style “postinternet music”. Elle combine tout de manière épique, elle veut faire trente albums. Ça ressemble parfois aux Cocteau Twins des années 80, mais les rythmes sont plus intéressants. Les nouveautés qu’elle découvre l’influencent en permanence. Au fond, ça se rapproche de Björk, dont la musique change en fonction de ses projets, des gens avec qui elle travaille. On sent aussi qu’il y a peut-être aujourd’hui plus d’énergie créative en Afrique, en Amérique du Sud… Sans doute. “The West should rest”, l’Occident devrait se reposer pour retrouver de l’énergie. L’Europe vieillit alors que des pays comme l’Inde, le Brésil ou la Chine ont des populations beaucoup plus jeunes, avec des économies en pleine croissance. Ces pays ont leurs valeurs et leurs structures traditionnelles, mais aussi des jeunes qui sont sur internet, ont des iPhone et qui connaissent très bien la pop-music du monde entier. Tout ça générera sans doute des phénomènes intéressants, pas forcément musicaux. L’expression et la rébellion de la jeunesse passeront peut-être par autre chose que la musique. Rétromania (Le Mot et le Reste), traduit de l’anglais par Jean-François Caro, 480 pages, 26 € retromaniabysimonreynolds.blogspot.com 28.03.2012 les inrockuptibles 63

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Le Policier de Nadav Lapid Le quotidien d’un jeune flic israélien sur le point de devenir père. Une déconstruction percutante de la culture de la virilité.

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xiome connu depuis une quinzaine d’années : le cinéma israélien se porte aussi bien que le pays va mal. Démonstration magistrale en trois mouvements par Nadav Lapid : Le Policier est un grand film sur une société qui ne va pas bien. Premier mouvement, la vie quotidienne de Yaron, beau jeune homme, la trentaine. Côté cour, Yaron est membre d’une unité d’élite de la police ; côté jardin, il se prépare à devenir père. Procréer, c’est une étape fondamentale dans la vie d’un homme, et plus particulièrement dans la culture juive, pour des raisons existentielles, et dans la culture israélienne, pour des raisons politicodémographiques. Jeune homme empli de confiance en lui, en son métier, en son pays, Yaron est donc

saisi ici dans un moment surdéterminant de sa vie, et la mise en scène de Nadav Lapid le montre bien : il ne tient pas en place, s’agite, fait du sport, écoute du hard-rock, drague… On voit aussi Yaron dans le cadre de son métier : randonnée cycliste, enterrement d’un collègue, petites magouilles au sein de la brigade pour couvrir une bavure au cours de laquelle des civils palestiniens ont été tués… Yaron et ses potes superflics ressemblent aux héros de Top Gun : corps musclés, peaux bronzées, cheveux courts, Ray-Ban, camaraderie masculine, homosexualité latente. Lapid analyse avec une clarté impressionnante la façon dont un certain culte du nationalisme et de la virilité a infiltré une partie de la société israélienne : l’association entre violence et puissance sexuelle, arme et virilité, n’est plus une métaphore.

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raccord

Tonino Guerra (1920-2012) un film extralucide, avec ses cadrages tranchants, sa lumière limpide, ses ellipses et non-dits féconds

Une scène inattendue sous ces latitudes (des punks à crête saccagent une voiture) nous amène au deuxième mouvement du film : une poignée de jeunes bourgeois, membres d’un petit réseau gauchiste, décident de passer à la lutte armée. Ces descendants lointains (au sens historique et géographique) des Brigades rouges et de la bande à Baader veulent mettre fin à l’injustice sociale en enlevant des grands patrons. Ils sont beaux, sexy, mais d’une froideur glaçante. Leurs objectifs ont beau être plus nobles que le patriotisme obsidionnal des superflics, ils leur ressemblent : même fascination sexuelle pour les armes, même génération, même aveuglement au service d’une cause sacrée. Dès la séquence où on les découvre s’entraînant au tir, on pourrait les prendre pour d’autres membres du GIGN israélien.

Si Nadav Lapid les filme avec la même netteté comportementaliste que les policiers, ils diffèrent sur quelques détails. Par exemple, ils rejettent leurs parents. Vouloir rompre totalement et violemment la grande chaîne de la filiation, qu’elle soit familiale ou sociétale, c’est la radicalité suprême (on pense aussi aux poseurs de bombes de Londres, nés et élevés en Angleterre). Autre différence, nos apprentis brigadistes sont moins pros que les flics, moins habiles dans le maniement des flingues. Un plan montre la fille du groupe, les mains empêtrées entre son gun, un tract et un mégaphone. La dernière partie du film confrontera ces deux groupes opposés et ressemblants, ces deux faces extrêmes de la société israélienne. On ne dévoilera pas le résultat du match… Une fois de plus, le cinéma israélien va très au-delà des récits et des images véhiculés par les médias. Pas de conflit israélo-palestinien ici, ou seulement par allusions sous-jacentes. Car même en Israël, la vie intime, sociale et politique ne se réduit pas à un seul sujet, fût-il important. La force singulière du film de Nadav Lapid consiste à montrer que la société israélienne est autant menacée par elle-même, sa propre engeance, ses propres aveuglements, que par l’Autre (le Palestinien, l’Arabe, le musulman). Et si la société israélienne est parfois aveugle, Le Policier serait plutôt du genre extralucide, tant scénaristiquement que stylistiquement, avec ses cadrages tranchants, sa lumière limpide, mais aussi ses ellipses et non-dits féconds. Ainsi, beaucoup de séquences se concluent par des points de suspension, laissant des zones d’incertitude dans un film qui semble pourtant extrêmement clair et net. Serge Kaganski Le Policier de Nadav Lapid, avec Yiftach Klein, Michael Aloni (Isr., 2011, 1 h 45)

Avec Tonino Guerra disparaît l’une des figures les plus emblématiques d’un type très spécial de scénariste italien : le “compagnon de virée”. Fellini, qui ne conduisait pas, aimait être baladé par son chauffeur dans la campagne romaine avec ses scénaristes : Ennio Flaiano, Tullio Pinelli ou Tonino Guerra… C’est la conversation, le paysage, les rencontres, les petites auberges et les tournants de la route qui l’inspiraient. Tonino Guerra se considérait comme un “confesseur de cinéastes”. Avant tout poète, Guerra avait commencé à écrire des poèmes pendant la guerre et sa déportation dans un camp de concentration allemand pour activités antifascistes. Il devient scénariste en 1956, collaborant avec le gratin du cinéma transalpin : De Santis, De Sica, Bolognini, Monicelli, Lattuada, les frères Taviani, Bellocchio, Rosi… Tout en continuant de s’adonner à sa passion, la poésie, mais travaillant aussi pour la télévision et le théâtre, peignant et sculptant. Ses plus beaux films, c’est avec Michelangelo Antonioni qu’il les coécrit (L’Avventura, La Nuit, L’Eclipse, Blow up, Zabriskie Point, Le Désert rouge, Le Mystère d’Oberwald, Identification d’une femme, Par-delà les nuages, Eros), et avec son compatriote romagnol Fellini (Amarcord, Et vogue le navire… et Ginger et Fred). Tonino Guerra avait aussi “confessé” un grand cinéaste grec, Théo Angelopolous (L’Eternité et un jour, Le Regard d’Ulysse, Le Pas suspendu de la cigogne), et un immense cinéaste russe, Andreï Tarkovski (Nostalghia) avec lequel il avait réalisé le très beau Tempo di viaggio, récit de leur collaboration sur l’écriture de Nostalghia pendant les repérages en Italie. Toujours en virée.

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Ton père au sauna avec Chris Rock

2 Days in New York de Julie Delpy

Après 2 Days in Paris, Julie Delpy traverse l’océan avec sa famille dysfonctionnelle et son acuité sarcastique.

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ourquoi les femmes aimentelles tant filmer le bordel ? Une langue sociologique suggère : parce que femmes et mères et amies et travailleuses, elles sont habituées à se démultiplier dans tous les sens. Une langue féministe nuance : mais aussi parce que, assignées aux tâches de rangement à la maison pendant des siècles, quand elles se libèrent, c’est par le foutoir que s’exprime leur joie. Après le succès de 2 Days in Paris qui

la montrait aux prises avec un fiancé américain lâché dans Paris et sa famille française, Julie Delpy livre la suite américaine. Retour à New York, l’héroïne s’est mise cette fois avec un humoriste noir, tandis que sa famille française débarque, toujours composée du père hippie dingo, de la sœur exhibo idiote et son petit ami juif et pas peu fier. Immédiatement, la paix devient comme un lointain souvenir, voire une légende d’un autre temps : le père se livre à ses facéties dégoûtantes de vieux baba, la sœur

Week-end d’Andrew Haigh avec Tom Cullen, Chris New (G.-B., 2011, 1 h 36)

Les amours naissantes de deux garçons après leur rencontre en club. Juste et touchant. Les deux personnages de Week-end ne sont pas vraiment cinéphiles, puisqu’ils sont anglais a-t-on envie de rajouter au risque de créer une rupture diplomatique. Au détour

de leurs conversations, ils parlent de Chambre avec vue de James Ivory ou comparent leur histoire amoureuse à celle de Coup de foudre à Notting Hill. Week-end va à l’opposé de ces deux directions souvent empruntées par

à ses lubies sexuelles, le petit ami de sa sœur (qui est aussi son ex à elle) s’obsède sur la coolitude new-yorkaise en brandissant un code vieux d’au moins vingt ans – en gros, il voudrait être black, rappeur, imperturbable et fumeur de shit dans toutes les circonstances. Dans le genre devenu bondé de “la comédie avec famille dysfonctionnelle”, Delpy excelle car ses idées sont comme tirées d’une expérience de vie (réelle ou non, peu importe) qui les éloigne du pittoresque laborieusement écrit de tant de ses congénères – ses trouvailles ont la fraîcheur du crayonné, à la manière de Valérie Donzelli. Mais la vie ne suffit pas, et le goût compte aussi. Delpy a le sens des acteurs et les choisit finement – que ce soit Chris Brown, star aux Etats-Unis à la retenue subtilement effarée ici, ou Alex Nahon dans le rôle du petit ami lourdaud de sa sœur qui joue les parrains en donnant sa bénédiction à tout ce qui passe. Et puis surtout, Delpy sous ses airs spontanés a des idées derrière la tête, c’est-à-dire qu’elle sait mettre le bordel et ordonner tout à la fois : par exemple, lors d’un dîner, elle crée la dispute nonsensique de deux sœurs dont l’une veut persuader l’autre que son enfant est autiste, tout en dressant en parallèle la discussion faussement harmonieuse d’étrangers qui en vérité ne comprennent pas un traître mot de ce qu’ils se racontent. Une langue incessante, qui se dévide sans cesse et crée comme un vertige de solitude, finit par tenir tout le film – Julie Delpy a le rythme dans l’oreille. Et puis, même si cela n’a pas de rapport, on aime toujours autant sa beauté Renaissance à qui toutes les horreurs sont permises. Axelle Ropert 2 Days in New York de Julie Delpy, avec elle-même, Albert Delpy, Alexia Landeau, Alex Nahon, Chris Rock (Fr., All., Belg., 2012, 1 h 35)

le cinéma anglais : l’album nostalgique sur l’époque victorienne ou la comédie pittoresque prête à l’export. Russell (Tom Cullen), un homo à moitié assumé, rencontre Glen (Chris New) dans une boîte gay et le ramène chez lui. De là, le réalisateur Andrew Haigh va disséquer comment, le temps d’un week-end, se construit la naissance de l’amour. Le petit-déj du lendemain, l’échange des 06, les confessions

faites tard le soir sous le coup de l’alcool… Haigh réussit avec ces petites choses que tout le monde a vécues un mélo bouleversant. Dans le réalisme social, le cinéma anglais a souvent tendance à faire de l’esbroufe avec des comédiens incroyables de justesse et de technicité. Ici, il nous offre tout simplement et humblement ce qu’on a vu de meilleur outre-Manche depuis longtemps. Romain Titeux

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Perfect Sense de David Mackenzie

Young Adult de Jason Reitman avec Charlize Theron, Patton Oswalt, Patrick Wilson (E.-U., 2011 ,1 h 34)

Une fable aigrelette sur l’Amérique des villes et des champs. amais Jason Reitman n’avait abordé son grand sujet – l’être-connard – aussi frontalement et profondément que dans Young Adult, son quatrième film. Sachons lui au moins gré de cette soudaine franchise, qui nous évite de passer par les détours hypocrites des fausses rédemptions (celle de George Clooney en DRH soudain scrupuleux dans In the Air) ou par le charme irrésistible des salopards aux dents blanches (Aaron Eckhart en lobbyiste pro-tabac dans Thank You for Smoking). Assisté pour la deuxième fois de la scénariste Diablo Cody – auteur de Juno, film plus “kikoo-lol” dans l’esprit, mais où ruisselait déjà dans les interstices ce jus poisseux devenu depuis acide sulfurique –, Reitman filme le retour dans sa ville natale d’une écrivaine semi-ratée (elle publie comme semi-nègre des romans à semisuccès), dépressive et pleine d’aigreur, décidée à reconquérir son ancien amour de lycée, qui de son côté a épousé une brave éducatrice, “qui apprend à des enfants autistes le sens des sentiments” – c’est la part petit cœur du film. Les bouseux avec les bouseux, les péteux avec les péteux, et les vaches seront bien gardées : c’est la conclusion parfaitement cynique de Young Adult, qui réussit tout à la fois à porter un regard haineux sur son héroïne (Charlize Theron, dont le masochisme consistant à se couler dans des blocs d’antipathie atteint ici un point de non-retour) et condescendant sur ses personnages secondaires. L’un d’eux, plus subtil en apparence, devrait, croit-on, s’en sortir mieux : il s’agit d’un geek malaisé, laissé handicapé à l’adolescence par une agression crapuleuse, et bien entendu amoureux de la mégère péroxydée. Las : après faire mine de s’intéresser à lui (très bon Patton Oswalt), Reitman le laisse à sa misère sexuelle, affective et sociale, sans doute persuadé en son for intérieur que “c’est dur la vie, mais c’est comme ça”. Soit, mais nul ne l’oblige à arborer ce sourire autosatisfait pour le constater.

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avec Ewan McGregor, Eva Green (G.-B., Suè., Dan., Irl., 2011, 1 h 38)

Un mélo apocalyptique très indigeste. Encore un film sur la fin du monde, Perfect Sense choisit une voie antispectaculaire, sans tremblements collectifs ni effets numériques. L’Apocalypse, chez le Britannique David Mackenzie (My Name Is Hallam Foe), se signale à peine par une étrange épidémie qui attaque progressivement les cinq sens de l’homme – depuis l’odorat jusqu’à la vue. Ce qui pose très vite un sérieux problème au cuisinier Michael (Ewan McGregor) et à sa voisine épidémiologiste Susan (Eva Green), mais leur permet au moins de se réunir pour une dernière valse amoureuse le temps que le monde s’effondre. L’effacement des signes extérieurs de la catastrophe (qui offre au film une coloration mélancolique plutôt inattendue) contraste malheureusement avec la débauche tire-larmes d’un mélo qui confond affects et cataclysmes. Les deux acteurs sont très beaux mais ne peuvent rien contre un scénario d’une rare vacuité. Romain Blondeau

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Au printemps prochain de Luc Leclerc du Sablon (Fr., 2012, 1 h 38)

La Vida útil de Federico Veiroj

Un beau film uruguayen autour de la fermeture d’une cinémathèque.

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n programmateur futé se devrait d’organiser une double séance joignant La Vida útil à Dernière séance, le film de Laurent Achard découvert l’hiver dernier : tous deux partent d’un même problème pour y trouver des solutions plutôt opposées. Qu’un cinéma de province (chez Laurent Achard) ou qu’une cinémathèque uruguayenne (chez Federico Veiroj) ferment boutique, c’est une même apocalypse pour son tenancier, qui se réfugie dans la fiction. Ici, c’est Jorge, programmateur et vieux garçon plutôt bien au chaud dans sa routine. La Vida útil est un pur objet fétichiste où les pensionnaires de la Cinémathèque française se retrouveront comme chez eux dans la description énamourée des rituels du lieu : Jorge accueille habitués et cinéastes, essaie les sièges, prépare une rétro Manoel de Oliveira, se prête à la lecture old school de sous-titres lors d’une projection des Rapaces de von Stroheim. Le film pousse l’exercice cinéphile jusqu’à offrir le rôle de Jorge à un critique de cinéma (Jorge Jellinek, un peu Henri Langlois, un peu Patrick Topaloff, excellent dans l’ensemble) et se donner une facture de classique de cinémathèque (avec son format 1:33 et son noir et blanc très contrasté). Cela pourrait être du ressassement stérile, si ce n’est que Jorge se risque à prendre joliment sa vie en main après qu’on lui annonce la fin des subventions publiques pour sa cinémathèque.

Contrairement à Dernière séance, Jorge n’opte pas pour le déni meurtrier mais pour le director’s cut de sa vie. Tout est dit dans un plan en clair-obscur où Jorge regarde au loin dans un couloir, près d’une planche de photographies reproduisant le galop d’un cheval (une chronophotographie de Muybridge, l’un des précurseurs du cinéma). Il faut se bouger, sortir des ténèbres, de la caverne. Dès lors, les scènes s’étirent avec délice, comme un spectateur trop longtemps assis, et Jorge se fait son cinéma, tendance comédie romantique. Il est charmé par l’une des fidèles de la cinémathèque, professeur d’université, et se prépare pour lui proposer un rendez-vous. Il se pomponne chez le coiffeur, se prend pour Mark Twain face à des étudiants, esquisse une chorégraphie de comédie musicale. Alors, oui, c’est un peu tâtonnant, modeste et futile mais indéniablement personnel : Jorge ne fait que redistribuer dans sa vie la magie qu’il a glanée dans les films. Godard disait qu’aller au cinéma, c’était lever la tête, et regarder la télévision était la baisser. Il y a pourtant un très beau moment suspendu où Jorge baisse la tête, pour admirer une carpe dans une mare soudainement étoilée : loin de se rendre, il se réapproprie le monde à son échelle – la leçon énoncée avec simplicité et grâce par La Vida útil. Léo Soesanto

La France profonde des bistrots et des boutiques regardée avec empathie. Fidèle au principe de son premier long métrage légèrement fictionné, Micheline, où il tenait le rôle d’un voyageur sillonnant la France en train, Luc Leclerc du Sablon a refait un tour de l’Hexagone – mais cette fois en restant derrière la caméra – entre 2006 et 2007, quelques mois avant la précédente présidentielle. Par son titre et la sortie du film calée en mars 2012, peu de temps avant la nouvelle échéance électorale, le réalisateur tient évidemment à montrer que les situations sont interchangeables et que les gens tout à fait ordinaires et anonymes qui s’expriment (l’un des plus sages étant un poissonnier ambulant) faisaient hier comme aujourd’hui les mêmes constats, avaient les mêmes espoirs, qui n’ont pas été comblés. Outre cette dimension socio-politique très circonstancielle, le film a un propos plus large et intemporel, offrant par exemple un panorama des paysages urbains, des commerces et des métiers, regardés avec une certaine gourmandise (notamment lorsqu’il s’agit d’un boulanger breton confectionnant un kouign-amann). Cette charmante leçon de choses (vues) a néanmoins le défaut du zapping, au nom duquel un clou en chasse constamment un autre. V. O.

La Vida útil de Federico Veiroj, avec Jorge Jellinek, Paola Venditto (Ur., Esp., 2010, 1 h 10)

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La Terre outragée de Michale Boganim Un film hanté et puissant sur la catastrophe de Tchernobyl. ne production française sur Le film pourrait s’inspirer d’une la catastrophe de Tchernobyl, quelconque fable apocalyptique. Mais tournée en russe sur place cela n’a pas été nécessaire. Il a suffi par une réalisatrice israélienne ? à la cinéaste, au départ documentariste, Sur le papier, ça semblait risqué, ou du de mettre en scène un récit plausible moins improbable. Pourtant, ça fonctionne dans la ville-dortoir de la centrale, Pripiat, plutôt bien. Tellement bien que dans le entièrement abandonnée, pour relier fond on y retrouve le même climat de le film aux scénarios postcatastrophes qui décadence sociale que dans les (bons) fleurissent depuis dix ans (type La Route). films russes actuels. Avec quelque chose Voilà donc le vrai Apocalypse Now, qui de plus (romanesque) peut-être… Ce plus, montre que l’écroulement du système c’est la manière dont le film parvient en communiste il y a vingt ans, métaphorisé quelque sorte à boucler la boucle du par le désastre de Tchernobyl, pourrait communisme avec le présent en montrant avoir été un signe avant-coureur que tout compte fait, la Russie, ou de l’implosion du monde capitaliste. l’Ukraine en l’occurrence, perpétuent le Cette manière d’englober dans marasme existentiel du régime soviétique un même geste le passé, le présent et par d’autres moyens. le futur n’est pas la moindre des qualités C’est particulièrement flagrant de ce film romantique et tragique, qui à travers le personnage sacrifié d’Anya, a un sens aigu du détail juste et saisissant. belle jeune femme à qui mariage Voir les notations sur la pluie contaminée, et mari ont été brutalement confisqués la séquence où un jeune homme réfugié par la catastrophe de Tchernobyl, dans son ancien appartement de la Zone et qui est devenue guide touristique pour (nom réel de la région condamnée) les étrangers voyeurs qui sillonnent est traqué comme un héros de 1984. en autobus les ruines désertes de la ville Comment ne pas penser au visionnaire proche de la centrale. Atteinte d’un Stalker de Tarkovski qui, loin d’être une cancer, elle est le fantôme d’elle-même nébuleuse élucubration, avait un caractère et dépérit sur les lieux mêmes de son prémonitoire plus éclatant aujourd’hui que malheur, en pleine décrépitude, jamais ? Un film hanté répond à un autre. Vincent Ostria en attendant un hypothétique Occidental qui l’emmènera loin de cet enfer vitrifié. La Terre outragée de Michale Boganim, Fatalité qui rappelle celle des prisonniers avec Olga Kurylenko, Andrzej Chyra du régime communiste, condamnés (Fr., Ukr., All., 2011, 1 h 48) lire le portrait d’Olga Kurylenko, p. 58 à une vie grisâtre.

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en salles cinéphilie du zombie Influencé par Godard, Don Siegel et la série B d’horreur, Kiyoshi Kurosawa s’est bâti une mécanique de l’angoisse personnelle, mise à l’œuvre dans des intrigues hautement psychologiques. Les motifs du double (Doppelganger), des puissances invisibles (Kaïro), du libre arbitre (Cure) se croisent dans des polars ou des histoires de zombies, genres balisés dont le cinéaste redessine les frontières. La Cinémathèque française se plonge dans cette filmographie inquiète, et donne la parole à ses spécialistes (Diane Arnaud, Jean-François Rauger). rétrospective Kiyoshi Kurosawa jusqu’au 19 avril à la Cinémathèque française, Paris XIIe, www.cinematheque.fr

Vol spécial

Vol spécial et La Forteresse

hors salles

de Fernand Melgar

cinéphilie du blog Les blogs et sites cinéphiles pullulent sur la toile, mais rares sont ceux qui concilient actualité et réflexions théoriques à la façon des revues comme Trafic ou Vertigo. Revue Zinzolin se donne cet objectif, en proposant chroniques, reportages embedded et entretiens étoffés avec les auteurs des films à l’affiche, mais aussi des analyses pointues sur des questions d’esthétique et de poétique des images. En avril, on retrouvera les deux dernières parties d’un texte de Mathieu Macheret consacré aux automatismes implicites de l’image cinématographique, Dreyer à l’appui. Revue Zinzolin (www.revuezinzolin.com)

box office Jacquot roi Versailles courtise Paris avec succès : Les Adieux à la reine rassemble 9 662 spectateurs dans la capitale le jour de sa sortie. C’est donc la production française qui connaît le meilleur démarrage, tandis que Cloclo, sorti le 14 mars, récolte les fruits de sa vaste campagne : à l’affiche de 905 cinémas en France, il termine sa première semaine en franchissant le million d’entrées.

autres films La Colère des Titans de Jonathan Liebesman (E.-U., 2012, 1 h 39) Mince alors ! de Charlotte de Turckheim (Fr., 2012, 1 h 40) Les Pirates ! Bons à rien, mauvais en tout de Peter Lord (E.-U., 2012, 1 h 29) Water, le pouvoir secret de l’eau de Julia Perkul et Anastaysia Popova (Rus., 2006, 1 h 23) Marieke de Sophie Schoukens (Bel., All., 2010, 1 h 25) Rondo d’Olivier Van Malderghem (Bel., Fr., 2012, 1 h 30) Looking for Simon de Jan Krüger (All., Fr., 2011, 1 h 29) Rétention de sûreté – Une peine infinie de Thomas Lacoste (Fr., 2008, 1 h 08)

Deux documentaires problématiques sur des sans-papiers en résidence administrative.

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e voici donc, Vol spécial, l’objet de la polémique qui avait ébranlé le dernier Festival de Locarno. Le président du jury, le producteur Paulo Branco, l’avait en effet traité de “fasciste”, recevant en retour une salve d’injures xénophobes et droitistes surprenantes de la part de journalistes hélvétiques réputés pour leur pondération…). Dans la ligne de son film précédent, La Forteresse (qui sort aussi en salle et en DVD et décrivait un centre d’accueil pour demandeurs d’asile), Fernand Melgar décrit, sur des mois, la vie quotidienne de sans-papiers dans le confortable centre de détention administrative de Frambois du comté de Vaud. La plupart des personnes incarcérées travaillent et paient leurs impôts en Suisse depuis des années sans avoir jamais commis le moindre délit. Elles sont détenues pendant un maximum de dix-huit mois, dans l’attente d’un acte de justice imprévisible qui décide de leur sort immédiat : libération et autorisation de rester en Suisse dans le meilleur et le plus rare des cas ; renvoi dans leur pays d’origine par vol régulier, ou expulsion, plus musclée, par vol spécial, le plus redouté car le plus violent et le moins discret (les vies de la plupart d’entre elles étant menacées dans leur pays natal).

Les deux films de Melgar ont un point commun, qui est au cœur de la polémique : ils montrent les gardiens sous leur plus beau jour. Ceux qui ont accepté d’être filmés manifestent une réelle humanité, tentant sans cesse de remonter le moral des individus dont ils ont la charge, écoutant leurs chants ragga avec un grand sourire. Mais l’on comprend aussi que leur humanité a un but très précis : éviter la moindre montée de violence. Il s’agit “d’endormir” les prisonniers jusqu’au moment de l’expulsion, afin qu’elle se déroule le mieux possible… On apprend à la fin du film que ce n’est pas toujours le cas (certains expulsés, trop sanglés, y ont laissé leur vie…). Certes, les autorités suisses, contrairement à la France, ont accepté de laisser entrer un cinéaste dans leur système carcéral, et on ne peut leur dénier ce courage démocratique. Mais le film crée peu ou prou un malaise et amène une série de questions : si l’on devait s’en tenir au film de Melgar, doit-on comprendre que la Suisse serait le seul pays au monde où les tentatives d’évasion, ou pire les suicides, n’existent pas en prison ? Melgar a choisi de ne filmer qu’un seul centre de détention, considéré comme “modèle”, arbre cachant une forêt inconnue. Jean-Baptiste Morain Vol spécial et La Forteresse de Fernand Melgar (Sui., 2011, 1 h 43), (Sui., 2008, 1 h 44)

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Despair de Rainer Werner Fassbinder Fassbinder adapte Nabokov et projette Dirk Bogarde dans une middle life crisis barrée sur fond de montée du nazisme. lutôt indifférent à Ingmar Bergman, à maintenir en société. La déclinaison Fassbinder aurait-il prémédité est certes beaucoup plus littérale que dans Despair en réponse à L’Œuf ses mélos socio-punks (tel Tous les autres du serpent du Suédois, réalisé s’appellent Ali), mais les divagations un an plus tôt ? Les deux films ont d’Hermann stylisent ces obsessions et le même terreau – deux coproductions magnifient la grammaire visuelle maison internationales en quête d’auteur hype, – filmer le monde comme s’il était tournées en anglais, sur fond de montée derrière une vitrine à coups de recadrages, du nazisme, qui dessinent en spirale la folie reflets et figurants inquisiteurs. de leur héros. Si Bergman superpose A l’image de l’appartement Art déco peste brune et climat parano pour s’excuser d’Hermann, le film est un palais des d’avoir été fasciné, jeune, par le nazisme, glaces, superbe mais trompeur. Les Fassbinder y est un brin plus insouciant peintures y prennent vie et les victimes et dissocie, un peu contre son habitude, disent merci lorsqu’on les assassine. histoire de l’Allemagne et intime. Fassbinder y inverse la trajectoire usuelle Hermann Hermann (Dirk Bogarde, des protagonistes de ses films (atteindre dans son emploi chic louche seventies les sommets de l’échelle sociale ou, de rigueur) y dirige une usine de chocolat, du moins, un semblant de normalité) imperméable à l’époque, rongé par lorsque l’élégant Hermann se clochardise une psychose qui tient de la middle life crisis de son plein gré. Mais il le fait avec son barrée. Las de sa femme idiote et émotion dévastatrice habituelle. L’illusion du cacao, Hermann est obsédé par l’idée poignante d’une utopie vouée à l’échec. d’être un autre, au point de voir son double Despair, c’est la disparition rêvée et de s’enfermer dans une mascarade d’un homme, sauf que le numéro de absurde : persuadé de leur ressemblance passe-passe a un effet inattendu : physique, il propose à un vagabond en bon cinéphile, Fassbinder livre d’échanger leur vie. Sauf que l’homme à Hermann un finale à la Boulevard du n’est pas du tout son sosie. crépuscule, version chalet suisse glauque. Adapté d’un roman de Nabokov par Avec Bogarde en Gloria Swanson, le dramaturge anglais Tom Stoppard, prêt à offrir un gros plan aux policiers qui Despair est une curiosité mal connue dans l’arrêtent. Hollywood n’est jamais loin la filmo de Fassbinder malgré un pedigree chez Fassbinder, mais avec une distance prestigieux (et qui ressort dans une superbe qui lui est propre. Celle qui fait chuchoter copie restaurée). C’est surtout une longue Bogarde sur sa condition soudain blague existentielle cruelle, à l’humour retrouvée d’acteur. Celle du créateur mais très littéraire (les jeux de mots dans midinette lucide, qui peaufine de belles la scène d’ouverture sur l’effondrement miniatures comme ce Despair, dont de Wall Street), mais qui happe par sa chaque détail tutoie aussi bien le diable fantasmagorie. Le film travaille les thèmes que les anges. Léo Soesanto chéris de RWF : l’identité fracturée, Despair de Rainer Werner Fassbinder, les dominants/dominés, les apparences avec Dirk Bogarde, Andréa Ferréol, Klaus Löwitsch (All., 1978, 1 h 59, reprise) que ses personnages n’arrivent jamais

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Le Camion de Marguerite Duras L’écrivaine-cinéaste confisque au cinéma son goût des images et confie les pleins pouvoirs à la voix. Un sommet d’ascèse et de rigueur formelle, enfin en DVD. a aurait été une route. Au bord de la mer. Elle aurait traversé un grand plateau nu. Et un grand camion serait arrivé et aurait traversé la plaine. Il y a un grand ciel blanc d’hiver. Une brume aussi. Très légère. Répandue partout. Sur les terres. Sur la terre.” C’est Marguerite Duras qui parle de son film, mais dans son film, en voix off. Une voix off d’abord simplement dénotative, qui ne dit rien de plus que ce que l’on voit (des plans d’un camion en effet, qui roule à travers une plaine, que recouvre une légère brume). Mais qui peu à peu se décolle de l’image, la peuple de personnages, d’histoires qu’elle ne comprend pas, parle d’une passagère du camion, une femme ramassée sur la route qui parle de l’épuisement de la lutte des classes, de l’obscurcissement du langage et psalmodie une seule phrase : “Que le monde aille à sa perte.”

Peu à peu à l’image, il n’y a même plus de camion, mais l’auteur elle-même qui lit le texte, face à un auditeur de choix, Gérard Depardieu. La réalisatrice décrit au réalisateur un film qu’elle nous confisque, mais dont l’audition devient le film. “C’est un film ?”, demande Depardieu avec la prudence d’un collégien qui ose prendre la parole durant la classe d’un professeur sévère. “Ça aurait été un film. C’est un film, oui ! Le camion aurait disparu, puis réapparu”, répond, définitive, la cinéaste, sur son ton fameux de pythie en pleine vision. Plutôt que de commenter Le Camion, de disserter sans fin sur la déconstruction de toutes les composantes du cinéma représentatif que le film opère, on a envie de se laisser aller à la joie de simplement le décrire. Décrire ce que nous voyons, quand sur l’écran Duras décrit ce que nous ne voyons pas. Le Camion est le plus beau film descriptif de

l’histoire du cinéma. Ce qu’il nous dit de ses voix off, c’est que filmer n’est rien si ce n’est décrire et que décrire, c’est écrire. Décrire, dit-elle. Le Camion ne fait que ça. Ce qu’il décrit, c’est la France de la fin des années 70, en pleine gueule de bois, recomposée après une révolution ratée mais sinistre comme un hiver blafard. Les plans sur les ensembles urbains “où l’on loge les populations de l’immigration” sont terribles. Le long travelling sur un train tandis que la voix évoque un enfant juif qui s’appelait Abraham, mais n’a peut-être jamais existé, ouvre la porte aux fantômes de la déportation. Il suffit, là encore, de décrire un trajet parmi les routes de France pour voir se déplier toute son histoire. Ce film qui décrit a été, on s’en doute, fortement décrié. A la présentation du Camion à Cannes, la critique se divise entre ceux qui, extatiques, déclarent qu’on

ne pourra désormais plus jamais filmer comme avant et ceux, majoritaires, qui après avoir copieusement sifflé décrètent que ce n’est pas du cinéma, que c’est même de l’anticinéma. Marguerite Duras a dû apprécier le compliment. Puisque c’est ce qu’elle a voulu faire : un pur précipité d’antimatière dans lequel viendrait s’engloutir tout le cinéma. Pour le musicien Richard Hell, le plus grand film punk est Le Diable probablement de Robert Bresson (mais on le pensait aussi). Un film de 1977, année punk s’il en fut, année du Camion de Duras. Duras, Bresson : les plus grands blocs de refus des conventions du cinéma de leur époque. Deux films qui appellent à ce que “le monde aille à sa perte”. No future, en quelque sorte. Destroy, dit-elle. Jean-Marc Lalanne Le Camion de Marguerite Duras, avec elle-même et Gérard Depardieu (Fr., 1977, 1 h 20), Benoît Jacob vidéo, environ 27 €

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“dans Mass Effect, vous ne restez pas sur la touche” Space opera guerrier d’une belle subtilité, Mass Effect vient de clore sa (première ?) trilogie. Scénariste principal de la série, Mac Walters évoque son processus de création.

 C people ça bouge chez Microsoft Légende vivante du game design britannique, Peter Molyneux a annoncé qu’il quitterait Lionhead (dont il est l’un des fondateurs) et son poste de directeur créatif des studios européens de Microsoft lorsqu’il aura achevé sa nouvelle création, Fable: The Journey, pour rejoindre la société indépendante 22 Cans. Microsoft enregistre en revanche l’arrivée de Phil Harrison, qui fut le patron des studios de développement Sony PlayStation jusqu’à son départ pour Infogrames en 2008.

omment écrit-on un jeu dont le déroulement découle des décisions du joueur ? Mac Walters – On commence par les paramètres dont dépendront l’histoire, le personnage et le système de choix. En tant que scénaristes, nous avons besoin d’en connaître les limites. Ensuite, on définit une sorte de voie médiane, de route commune qui permet de créer la colonne vertébrale du jeu. C’est seulement après avoir fait ce travail que vous revenez sur vos pas pour introduire des variations. Et cette base commune doit être, en elle-même, irrésistible. Mass Effect est fameux pour ses dialogues à choix multiples. Quel impact ont-ils vraiment sur l’histoire ? Nous distinguons deux choses : les choix et les décisions. Pour nous, un choix n’a que des conséquences limitées. C’est une affaire de saveur : vous jouez selon votre style. Mais les décisions ont de vraies conséquences et doivent être abordées avec plus de soin. Alors que la plupart de ces moments sont en fait des choix, ce sont les décisions qui nous collent à la peau. Mass Effect a-t-il quelque chose à nous dire ? Le jeu reprend des thèmes classiques

de la SF : l’existence d’une vie au-delà de notre planète, la possibilité pour des intelligences artificielles d’éprouver des sentiments… Mais le plus fort vient des rencontres avec les personnages du jeu. Beaucoup se débattent avec des questions comme celles de la perte, de la trahison ou de leur propre mortalité (et moralité) face à des événements qui les submergent. Vous en apprenez toujours un peu sur vousmême en regardant les autres traverser des situations difficiles. Et dans Mass Effect, vous ne restez pas sur la touche. Il y a plusieurs façons de raconter une histoire dans un jeu : par des scènes cinématiques, des dialogues, des textes… Comment les prenez-vous en compte ? Nous avons essayé d’utiliser au maximum les différentes manières possibles : la musique, les cinématiques, l’ambiance… Chacun de ces procédés a son rôle et quand ils sont réunis, cela donne une expérience extrêmement immersive. Nous avons aussi beaucoup développé les discussions entre membres de votre équipe, qui vous informent sur la situation, sur leurs opinions, leurs sentiments. Ce n’est parfois qu’une voix qui traîne derrière vous, mais parmi les moments les plus mémorables, certains résident là. recueilli par Erwan Higuinen

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Top Darts

vers l’infini et au-delà Voyage intersidéral dans un océan de possibles : Mass Effect 3 dépasse les plus folles attentes. ouer à Mass Effect, Une menace terrible Porté par un sens cela a toujours pèse sur l’univers tout du tragique saisissant été avant tout entier et les différentes (ce qui se passe hors faire des choix. espèces vont devoir s’allier champ est essentiel) Le troisième épisode pour survivre. La saga et une manière étonnante de la série intersidérale guerrière se change alors de marier chiffres du studio canadien BioWare en jeu de négociation (réputation, puissance (Baldur’s Gate, Star Wars: doublé d’un voyage des armes : tout s’évalue) The Old Republic) va plus fascinant à la rencontre et sentiments, Mass Effect 3 loin que jamais sur ce plan de multiples civilisations parvient à susciter comme en commençant par nous – il y a du Star Trek dans rarement l’attachement demander quel genre l’impression d’authenticité – pour un personnage, de jeu on préfère qu’il soit : que ces sociétés dégagent. un lieu, une ambiance, action (avec une insistance Vaisseau spatial, une scène unique. sur les fusillades le Normandy est notre Et quel que soit le style façon Gears of War), récit maison précieuse qui file ludique que l’on aura choisi calmement interactif ou à travers la galaxie, au départ, son gameplay RPG (role playing game) toujours prête à accueillir se révèle à peu près sans mariant finement les deux ? de nouveaux habitants. faille. Sans aucun doute La suite est à l’avenant Avec ces derniers, des liens l’un des jeux de l’année, dans cette aventure se nouent progressivement, déjà. E. H. à embranchements qui une histoire d’amour se vit comme une plongée peut à l’occasion s’amorcer Mass Effect 3 sur PS3, Xbox 360 très personnelle dans (hétéro ou homo : pas et PC (BioWare/Electronic Arts), de 45 à 70 € un océan de possibles. de discrimination ici).

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Sur PS Vita (Devil’s Details / Sony), 7,99 € en téléchargement Des jeux de bar à ceux d’arcade, il n’y a historiquement qu’un pas. Avec Top Darts, la PS Vita fait le trajet dans l’autre sens pour célébrer ce bon vieux lancer de fléchettes. La maniabilité via l’écran tactile est d’une simplicité réjouissante et le nombre de modes de jeu, du plus traditionnel au plus facétieux, presque affolant.

SSX Sur PS3 et Xbox 360 (Electronic Arts), environ 60 € Après cinq ans d’absence, SSX revient draguer les amateurs de glisse acrobatique. Plus accessible que jamais et doté d’un immense domaine skiable (Alpes, Himalaya, Patagonie…), le septième volet de la simulation de snowboard d’EA Canada est un pur régal – à moins d’être totalement allergique à sa gouaille juvénile un rien forcée.

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Austin power Immanquable, le festival texan South by Southwest est le laboratoire des sons à venir. Chaque année à Austin, des milliers de jeunes artistes tentent de s’y faire repérer. Parmi eux, l’excellent et très exportable Français Yan Wagner.

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Ecoutez les albums de la semaine sur

avec

ustin, 3 heures du matin. L’appel fait d’abord grincer des dents et sursauter en plein jetlag, puis fait pousser un bruyant Alléluia : miracle, Yan Wagner est dans l’avion, il jouera donc bien à South by Southwest. Dix jours avant le gargantuesque festival d’Austin, le jeune électronicien qui a la cote ici (un morceau sur une compile Kitsuné, des singles ravageurs, un formidable album produit par Rebotini à venir au printemps, duo avec Etienne Daho inclus) a été invité par le Bureau Export US à électriser un peu plus le joli plateau “France Rocks Austin”, aux côtés de Yelle, Housse De Racket, Anoraak, College,

Gush, Mars Red Sky ou We Were Evergreen notamment. L’enjeu pour lui est grand, et double. Le support du Bureau Export, structure chargée d’appuyer le développement des groupes français à l’étranger (appui logistique, de communication et de conseil, grâce à ses réseaux), est un possible premier sésame pour d’éventuels embryons de gloire internationale : Phoenix, pour ne citer que le plus fameux, n’aurait peut-être pas décollé si vite aux Etats-Unis sans ces réguliers coups de pouce. Et le grouillant South by Southwest, l’espace d’une semaine, est la plus grosse concentration mondiale de bons groupes et de professionnels

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on connaît la chanson

Occupy Wall Street Band

Yan Wagner

Marie Athénaïs

après des sets redoutables de Housse De Racket ou Yelle, Wagner est chargé, lourde tâche, de clore la soirée

de tous pays, à la recherche de nouveaux poulains aux œufs d’or, le monde entier (plus de 15 000 accrédités) se pressant jour et nuit dans l’aussi cool que géniale capitale texane, dans ses centaines de bars et de salles, entre ses milliers (littéralement) de concerts. Les opportunités, prises de contact et contrats potentiels, pour les artistes comme pour leurs fourmillants managers, labels ou tourneurs français, sont incalculables : pour Wagner, pour les autres présents lors de “France Rocks Austin”, généralement pour toutes les jeunes pousses jouant à SXSW, il pouvait donc se passer beaucoup de choses. Las, très las : Wagner, la veille du départ, se débattait, corps et âme, contre un sale, sale virus. “J’étais dégoûté, explique-t-il. Vu l’état dans lequel j’étais, je pensais que c’était mort. On a décalé le voyage d’une journée, et je me suis dit que j’aurais regretté toute ma vie de ne pas le faire, que ça pourrait ne plus jamais se produire. Pour en avoir parlé avec pas mal de potes, de groupes, notamment quand je vivais à New York, je connaissais les enjeux et l’importance du festival. Ce n’est pas

mon premier concert aux Etats-Unis, mais tu rencontres plein de gens, c’est un premier contact avec la profession aux Etats-Unis. Il fallait y aller : l’esprit a finalement repris le dessus sur le corps.” Il était dégoûté, il est finalement là. Héroïque, tout pour la musique. Après son périple patraque d’une bonne vingtaine d’heures, on retrouve ainsi le garçon à l’entrée du Mohawk, pâle et épuisé après une nuit forcément courte, prêt pourtant à en découdre. Le club est plein (le Bureau Export US a reçu plus de 7 000 réponses à ses invitations), magnifique et à double ambiance : un bar et une salle tout en boiseries et barmen aux interminables barbes (des barbmen ?) à l’intérieur, un patio très texan et une scène moderne, à la belle étoile, dans le doux extérieur. Après des sets redoutables de Housse De Racket, Anoraak, College ou Yelle, qui ont clairement mis l’Amérique sur son popotin, Wagner est chargé, lourde tâche, de clore la soirée. “Il y avait pas mal de flou au niveau du matériel sur place : c’est la même règle pour tous pendant SXSW, chaque régisseur doit gérer des tonnes de groupes et de concerts chaque jour, ils sont forcément un peu débordés. Il faut brancher, y aller, je n’étais même pas sûr que le son sorte… Tout s’est finalement bien passé : j’étais assez mal physiquement en arrivant, mais une fois sur scène, tu oublies tout le reste.” Et le grippé de la veille, effectivement, de refiler à tous un tout autre type de fièvre : beau comme un diable, possédant littéralement la scène, alignant ses tubes sombres, anguleux et romantiques, prenant le public aux tripes avec sa voix de stentor à la Joy Division, avec des beats raides qui assouplissent les membres, Wagner était, ce soir-là, Lazare en personne. “Tu oublies tout le reste” disaitil : on n’oubliera quant à nous jamais ça, et on ne sera pas les seuls. Thomas Burgel Yan Wagner Turmoil ep (UNO) disponible ; 48 h + Remixes ep et album à venir courant 2012 (Pschent), soundcloud.com/yanwagnersyrup compte rendu des autres événements de South by Southwest sur lesinrocks.com

On a réécouté et relu le récent Springsteen : opinion revue à la hausse encore ! Après quelques nouvelles écoutes de Wrecking Ball, album majeur de Bruce Springsteen, ce qui subjugue, outre l’intelligence dramaturgique usuelle du Boss (une “face A” pour la révolte, une “face B” pour l’espoir), c’est son incroyable cohérence entre textes et musique, esthétique et politique, présent et passé, ton et son. Car si les mots évoquent un peuple américain floué mais toujours susceptible de résister et de renaître, ce peuple est aussi présent dans les musiques et collages novateurs qui fondent cet album : le folk, littéralement la musique des “gens”, qui va des chants d’esclaves au rap en passant par le blues rural, les polkas mexicaines ou les rondes irlandaises, et le gospel, carburant éternel des Noirs américains. Dans le fantastique We Are Alive, le chanteur évoque une grande grève de cheminots en 1877, l’attentat contre une église noire en 1963 dans l’Alabama, ou les immigrants latinos tués dans les déserts tex-mex ces dernières années. A l’unisson de ces Américains de toutes origines victimes de la violence américaine (comme Renoir ou Mélenchon, Springsteen sait que la vraie ligne de partage est sociale), le Boss a parsemé sa musique de citations de James Brown, Woody Guthrie, Curtis Mayfield ou Johnny Cash et de samples gospel remontant à 1942 ou 1959 piochés dans les archives Alan Lomax de la Bibliothèque du Congrès. On saisit alors que Wrecking Ball n’est pas juste une collection de bonnes chansons énervées mais un travail de songwriting d’une ampleur politique, historique et spirituelle rare dans le paysage pop-rock contemporain. En passant de E Street à (Occupy) Wall Street, en mixant l’esprit des folk-singers originels qui enchantèrent Dylan avec les techniques soniques d’aujourd’hui, le Boss a juste réussi un coup de maître.

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Victor Picon

Le lait du Calvados est bon pour la musique : de Caen viennent de nombreux espoirs rock (Manatee, Lanskies, All Cannibals…). Tout près, à Hérouville-Saint-Clair, le festival Beauregard accueille les meilleurs représentants du genre, jeunes pousses comme artistes reconnus. Premiers noms ? Gossip, The Kills, Metronomy, Pony Pony Run Run (photo), Garbage, Camille, Orelsan, Tindersticks et Franz Ferdinand, dont le retour sur disque est imminent, iront voir la Normandie du 6 au 8 juillet. www.festivalbeauregard.com

Renaud Monfourny

suivez mon Beauregard

Iggy Pop en français dans le texte Iggy Pop sortira son nouvel album, Après, via le site www.vente-privee.com, dont le boss est fan du chanteur. Uniquement composé de reprises, ce nouvel album sera le premier d’Iggy depuis son départ du label Virgin. Six titres sur dix seront chantés en français, dont une reprise de Brassens. Avec un medley Gare au gorille/I Wanna Be Your Dog ?

cette semaine

Breton, le 3 avril au Point Ephémère

bon anniversaire Ici d’Ailleurs Yann Tiersen, Matt Elliott, Chapelier Fou… Le catalogue du label français Ici d’Ailleurs est riche et éclectique. La structure fête cette année quinze ans de découvertes avec un nouveau site et une série de soirées à travers la France. Y participeront Matt Elliott, Chapelier Fou, Winter Family (photo), Numbers Not Names, Thomas Belhom… le 4 avril à Nancy, le 5 au Mans, le 6 à Nantes, le 7 à Paris (Nouveau Casino) www.icidailleurs.com

neuf

On connaissait la Girl from Ipanema, on découvre les Boys From Patagonia, qui viennent d’Italie, pas de Patagonie. Ils pourraient aussi s’appeler les “Garçons Patachons” tant cette electro suave, qui culmine sur le brillant Rimini’80, est une invitation appuyée à la fête, à la négation de la crise. www.facebook.com/ internationalfeelrecordings

allô les Beatles You say goodbye and I say hello hello hello : après des années de résistance, les Beatles rejoindront bientôt la liste des artistes dont les morceaux sont disponibles en sonnerie de téléphone. Le contrat concerne les vingtsept singles réunis sur la compilation 1, parue en 2000, soit notamment Love Me Do, Yellow Submarine (photo), Hey Jude, From Me to You…

The Plimsouls Esser

Boys From Patagonia

Délaissant son bunker de l’Est londonien, le collectif Breton vient déballer à Paris les morceaux fous et excitants du fascinant Other People’s Problem. www.pointephemere.org

Pas vraiment un nouvel artiste puisque, de l’album des Shoes à une prestation étrange au Festival des Inrocks en 2009, on suit Esser depuis belle lurette. Une nouvelle vie s’ouvre pour l’Anglais qui, délaissant le rockabilly-pop, a découvert Joy Division et Kraftwerk – et le fait savoir sur des chansons tendues et synthétiques. www.myspace.com/esserhq

Alors que les Fleshtones embrasent les scènes de France, d’autres spécialistes d’un garage-rock racé et nerveux des 70’s/80’s ont une actu. Le label Alive sort un live des Plimsouls, Beach Town Confidential (1983), qui pourrait faire trembler beaucoup de gamins dans leurs slims, voire leurs slips. www.myspace.com/plimsouls

Archive Méprisé par son pays natal, une Angleterre trop frivole pour ces garçons sérieux, Archive a enregistré à Paris un album déjà décrit comme le chef-d’œuvre du groupe, le péplum déraisonnable attendu depuis longtemps. Seize ans après le terrifiant Londinium, iront-ils plus loin dans le noir et la complexité ? Sera-t-il baptisé “Lutèce” ? www.archiveofficial.com

vintage

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“ma musique c’est un peu de la fripe, il y a un dandysme, c’est romantique”

Rover the rainbow Il est français, chante en anglais, a des faux airs de Depardieu et connaît ses classiques (Beatles, Dylan, Bowie) par cœur. Comment ne pas rouler pour Rover ?

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ifficile d’oublier notre première rencontre avec Rover. C’était au Festival des Inrocks 2011 : il avait surgi de derrière le rideau, avec sa guitare et sa carrure à la Depardieu (pas celui de Villepinte avec Sarko, l’autre des Valseuses ou de chez Truffaut). Il avait littéralement explosé de beauté, jouant devant des festivaliers ébahis de voir ce grand corps en pleine forme jouer de sa voix avec tant d’émotion. On s’était juré de faire sa connaissance un jour ou l’autre. Il y eut d’abord un ep prise de contact,

puis ce premier album tout entier (sur lequel les déjà fans ne retrouveront que deux titres, les excellents Aqualast et Tonight). Rover est un personnage, une envergure et une histoire. Avec un père qui bossait dans une compagnie aérienne et qui roulait en Rover (ronce de noyer, tout ça), il a passé son enfance aux Philippines, un peu en France, puis en Suisse, en Allemagne et aussi à New York ; il a été dans le même lycée que deux Strokes (Nikolai Fraiture et Julian Casablancas) et il est parti à Beyrouth, où il a rejoint son frère et monté un groupe de rock,

avant d’en être expulsé pour une question de visa. Une vie baladeuse qui n’a jamais éloigné Rover du disque, des disques. “Les Beach Boys et les Beatles sans limite, et Dylan parce qu’en deux phrases il dit tout. Et puis Bowie énormément”, voilà pour la base (difficile de ne pas l’entendre). Et puis il y a la musique classique, qu’il écoute “quotidiennement” sans en être un fondu. Chez les Français, seul Gainsbourg trouve grâce à ses yeux. On lui suggère The Divine Comedy pour l’histoire récente, période Casanova (période sommet), il dit qu’il a découvert

ça sur le tard, mais qu’il aime beaucoup. On trouve pourtant beaucoup de Neil Hannon chez Rover : une vraie ambition pop à laquelle il faut ajouter une grande liberté. Chez Rover, on n’est pas chez les horlogers de studio. On ne cherche pas la perfection : on veut simplement organiser le chaos avec le plus d’élégance possible. “J’essaie d’être authentique, ma musique, c’est un peu de la fripe, il y a un dandysme, c’est romantique.” Tout est dit. Et le disque le prouve. Mélodies qui chopent la cervelle avec diverses méthodes (Remember, Queen of the Fools ou Lou), pièces qui montrent le chemin du ciel (Champagne, Carry on et le divin Full of Grace caché en fin d’album). Chez Rover, ça tombe sur la chaussure mais le doigt n’est jamais posé sur la couture : il y a cette envie d’incertitude, ce brin de laisser-faire qui laisse augurer des concerts déments, où l’homme se mesure à qui le veut bien, les yeux grands ouverts, le torse bombé et les cheveux trempés de sueur. Il y a du très bon chez ce jeune homme qui voudrait déplacer des montagnes avec un vrai respect, sans être trop démonstratif et orgueilleux. Rover est parmi nous, et nous sommes prêts à le suivre. Pierre Siankowski photo Frédéric Stucin album Rover (Cinq 7/Wagram) www.facebook.com/musicrover en écoute sur lesinrocks.com avec 28.03.2012 les inrockuptibles 79

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Benjamin Colombel

Sandra la bougeotte Elle chante le Velvet Underground ou sa soul plaintive avec la même élégance, la même classe. La nomade Sandra Nkaké est partout, et nulle part, chez elle.



andra Nkaké arrive patraque à l’interview, avec un fichu mal de ventre, elle ne peut rien avaler depuis la veille. Mais après quelques minutes de chauffe, la nature reprend le dessus. La grande bringue gouailleuse et stylée, qui pourrait passer pour la grande sœur de Janelle Monáe, se raconte intensément, entre deux éclats de rire. “Je ne veux pas être un mensonge”, dit-elle. Et c’est bien ce qu’on s’était dit en découvrant Nothing for Granted, son deuxième album.

une voix basse et sensuelle sertie dans de magnifiques écrins instrumentaux

Nothing for Granted, “rien n’est acquis”. Mais tout est possible. Comme de sortir un disque de chanteuse dans une veine soul-jazzygroovy, sans tomber dans les lieux communs de la tendance rétro. Inspirée par quelques décennies de great black music américaine (de Nina Simone aux productions r’n’b contemporaines, en gros), Sandra Nkaké réussit à aller de l’avant, à renouveler le(s) genre(s), à imposer sa voix basse et sensuelle dans de magnifiques (et cinématiques) écrins instrumentaux. Si ce disque est bon, c’est sans doute parce qu’il est un miroir, reflet sans mensonges de la vie de Sandra. Au départ, une gamine ballottée entre Paris

(elle y a été conçue) et le Cameroun (elle y est née) – “jusqu’à l’âge de 12 ans, je n’ai pas un bulletin scolaire complet, je bougeais tout le temps”. Avec sa mère qui vit à Paris (tout en bougeant tout le temps), elle chante, danse et écoute Nina Simone, Cat Stevens, Leonard Cohen, Miriam Makeba, Manu Dibango… Elle fait une tentative de fugue à 6 ans (rattrapée avec une paire de claques) et quitte le foyer le jour de ses 18 ans. Elle se rêve médecin, journaliste, puis prof d’anglais. “En arrivant à la fac, je chantais tout le temps, mais j’ai déchanté. Je ne m’amusais pas du tout, j’ai compris que je n’avais pas la vocation pour enseigner. Une copine m’a envoyée vers

un groupe qui cherchait une chanteuse. C’était un groupe de funk, je ne connaissais pas cette musique. J’y suis allée au bluff et ça a marché. Je me suis retrouvée dans le milieu de la musique. Puis j’ai rencontré des comédiens, j’ai commencé à faire du théâtre. Je n’ai pas un souvenir galère de ces années. J’adorais être sur scène, je m’y sens plus naturelle que dans la vie. J’étais en permanence dans la curiosité et la rencontre, avec des projets collectifs et d’autres plus persos. Mais à un moment, il m’a manqué quelque chose, j’ai eu envie de créer mon petit chez-moi, sans savoir comment on faisait.” Son premier album, sorti en 2008, essuie les plâtres, carte de visite et carte routière, et lui permet largement d’assouvir ses envies de scène, jusqu’en Afrique. Pour enregistrer Nothing for Granted trois ans plus tard, elle devra quasiment se forcer à arrêter de tourner. Avec son ami polyinstrumentiste Jî Drû (“Quand je l’ai rencontré, c’était moi en garçon”), Sandra peaufine les douze chansons de Nothing for Granted. “Je souhaite que ce disque fasse du bien aux gens qui l’écoutent, qu’il fasse voyager et libère des émotions. Et puis qu’il me fasse tourner le plus possible pendant un an et demi.” Rien n’est acquis, mais l’énergie est à elle. Stéphane Deschamps album Nothing for Granted (Jazz Village/Harmonia Mundi) concert le 11 avril à Paris (Café de la Danse) www.sandrankake.com

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Stealing Sheep Noah and the Paper Moon Heavenly/Pias Hippies et effarées, trois sorcières de Liverpool dansent pour la pluie. uelque part entre la Famille Sépulcrales et sévères, Addams et la Manson elles possèdent cette ferveur, Family, entre gothique chic cette illumination qui agitaient et paganisme solennel, alors quelques chorales hippies. toute une scène féminine joue Mais quelques détails – des à (se) faire peur. En incantations, traces noires de shoegazing, en mantras déréglés, elles hurlent une boîte à rythmes – rappellent à la lune, au sang, à la terre brûlée, que Rebecca, Emily et Lucy elles s’appellent Warpaint en (in the sky with diamonds) viennent Amérique, Mansfield.TYA en France bien de notre siècle – et, plus ou Stealing Sheep en Angleterre, prosaïquement, de Liverpool. sorcières noires et oies blanches. Souvent ténébreux, leur folk Impossible, à partir des photos de desserre même parfois ces trois diaphanes enturbannées, ses colifichets pour quelques de savoir si ce groupe est vintage sarabandes joyeuses et pompettes ou contemporain. Les chansons (The Mountain Dogs). Baba n’aident guère plus : elles et très cool. JD Beauvallet pourraient provenir d’un trésor caché des années 67/68, www.stealingsheep.co.uk enregistré sur bandes lessivées en écoute sur lesinrocks.com dans un strict dénuement. avec

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Frankie Rose Interstellar Memphis Industries/Pias Classiques mais brillantes, les chansons de cette Américaine collent à l’âme. Il en va de certaines chansons il nous les faut, il nous les re-faut. comme du Nutella, des chips Ainsi de la très collante collection au vinaigre ou des Granola : de morceaux de Frankie Rose, elles n’ont en surface, au premier auparavant croisée chez les contact, rien d’incroyablement Dum Dum Girls, Crystal Stilts ou sexy, ne sont pas des tubes les Vivian Girls : pop et sensibles, instantanés, pas des miracles ou anguleuses et puissantes, expérimentaux, ni la réinvention ou dansantes et rondes, entre les de la métaphysique pop. Smiths et New Order, Best Coast Ces chansons, spéciales car et un shoegaze de soie, elles se simplement parfaites, provoquent rendent vite indispensables aux pourtant, comme les produits journées réussies. Thomas Burgel susnommés, une réaction www.missfrankierose.com instantanée dans le cortex : 28.03.2012 les inrockuptibles 81

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Sly & Robbie Blackwood Dub Groove Attack/Module

Bo

Guillaume Long

Schyzopolis Spozzle/MVS

Angil And The Hiddentracks Now We Are Unique! Records Servi en mille-feuille, le quatrième album de Français fortiches. epuis une dizaine d’années, le casting d’Angil And The Hiddentracks évolue. Autour du Stéphanois Michaël Mottet, de nombreux musiciens se sont succédé et, aujourd’hui encore, le collectif – dix personnes en moyenne – reste mouvant sur scène, de sorte qu’aucun concert ne ressemble à un autre. Conséquence de cette géométrie variable, sur Now, le quatrième album du groupe, des guitares côtoient des flûtes, des hautbois, des trombones, des violons… L’ensemble évoque tour à tour les travaux de Pavement, Arcade Fire, Robert Wyatt ou des Little Rabbits, car si Angil And The Hiddentracks appartient à la grande famille indie, c’est dans le post-rock et le jazz que plongent ces morceaux sans loi (To Progress, Know-Hows) et que va traîner la voix fluette de Mottet (When He Says Your Name, ou Trish, en hommage à Trish Keenan de Broadcast). Now paraît au même moment que le nouvel album de Graham Coxon : ce dernier ferait bien d’y jeter une oreille. Johanna Seban

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concerts le 7 avril à Saint-Etienne, le 1er juin à Lyon www.angil.org en écoute sur lesinrocks.com avec

Polyglotte et joueur, le beau troisième album de Bo. Tour à tour dandy, crooner, comédien, Bo est un chanteur pop changeant, capable de combiner des influences qui vont de la pop sixties à l’esthétique bollywood, du jazz au hip-hop. Ici, la chanson française ne se prend d’ailleurs pas trop au sérieux : elle se décline en anglais, flirte avec les genres (I Got da Blues), oublie les bonnes manières (No More Mister Nice Guy). Sur Chemical Kick, le Français convie Brisa Roché le temps d’un joli dialogue folk et cascadeur. Sur Monk & Billie, il se fait chef d’orchestre symphonique et offre une conclusion impressionnante à ce troisième chapitre brillant, où les chansons citent Lou Reed, Monk, Berlioz ou Billie Holliday. J. S. concert le 31 mars à Paris (Bus Palladium) www.boproject.com en écoute sur lesinrocks. com avec

Brillant exercice dub pour la plus belle paire de rythmeurs du reggae. Depuis quarante ans, on tente de percer le mystère de Sly Dunbar et Robbie Shakespeare, paire rythmique alchimique sur laquelle s’est édifié le reggae moderne. Peine perdue : ces rythmes caoutchouteux, cette basse imperturbable et ces percussions au décalage diabolique échappent encore à toute analyse raisonnée. Plutôt que de comprendre, on peut se laisser entraîner, en compagnie du fidèle guitariste Mao Chung, vers ces cimes dub, enregistrées depuis le studio d’Harry J, où déambule le spectre de Marley. Christian Larrède www.myspace.com/slyandrobbie

Madi Carefully Virage Tracks/MVS Une voix venue du soleil et de la liberté – et prosaïquement du Sud-Ouest. Autrefois, dans ce Sud-Ouest français, c’était Kid Pharaon qui importait ce genre de rock taillé dans la morgue et l’électricité américaine. Kid à peine plus fanfaron, Madi joue à son tour sec, nerveux, racé, un rock voltigeur et nettoyé du superflu. Il faut dire qu’avec ce genre de voix qui chante si bien le blues première langue, avec cette guitare sinueuse et tendue même dans l’acoustique et le recueillement, pas besoin d’effets de manches, de frime. Un accordéon ici, quelques claviers là suffisent à accompagner haut les acrobaties de Madi, capable d’envisager seul et en une même chanson une chorale qui inclurait Ben Harper, Jeff Buckley, Jack White et Seu Jorge. Fou ce qu’on peut voyager loin avec ce timbre. Benjamin Montour www.myspace.com/madifik en écoute sur lesinrocks.com avec

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Mensch

Annalee Harkins

Mensch Tsunami Addiction

Lost In The Trees

Deux Françaises vivent au grand jour leurs amours kraut et noise. Après des années de vagabondage underground (aux côtés notamment des Nantaises de Mansfield. Tya), la Lyonnaise Vale Poher forme aujourd’hui Mensch avec la bassiste Carine Di Vita. Produites par Hypo (auteur de quelques très beaux albums d’electronica sur Active Suspension au début des années 2000) et mixées par Krikor, elles signent huit titres tendus à se rompre, hommage à peine dissimulé aux productions de Steve Albini, aux envolées krautrock d’Electrelane et aux éructations dance-floor de LCD Soundsystem. Classe. Géraldine Sarratia menschband.com concerts le 27 mars à Paris, le 31 à Lyon (festival Les femmes s’en mêlent)

A Church That Fits Our Needs Anti/Pias De la Caroline du Nord, des folk-songs portées par des cordes en pagaille. eur album précédent s’intitulait All Alone in an Empty House. La maison de ces Américains, pourtant, paraissait alors peuplée de beaux convives : les ombres de Sufjan Stevens et des Beach Boys planent successivement sur les folk-songs de Lost In The Trees. Entouré de membres de l’orchestre de l’université de Caroline du Nord, le musicien Ari Picker compose des chansons qu’il égaye d’arrangements à étages, d’orchestrations faisant le pont entre pop et musique classique, Leonard Cohen et Chopin. Ici, les cordes sont prodigieuses (An Artist’s Song), les mélodies à bascule (Neither Here Nor There), la voix claire comme de l’eau de roche (Golden Eyelids). “Une église qui satisfait nos besoins”, promet ce nouvel album : la mission est accomplie, la foi est grande. Johanna Seban

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www.myspace.com/lostinthetrees

Sleigh Bells Reign of Terror Mom and Pop/Sony Music

Déception : la violente formule de Sleigh Bells ne marche pas à tous les coups. On avait déjà goûté en 2010, ressemblait à une affreuse les papilles en flammes, au pantomime. Et quand Treats terrorisme des genres de Sleigh alignait les grands morceaux Bells avec l’excellent Treats. brutaux et sexy, sa suite Mélanger caresses et rafales tourne dans un vide pénible. d’AK-47, offrir un coït violent entre Il se contente d’un gros son M.I.A. et Metallica, la proposition qui tourne au vulgaire et oublie était intéressante et l’album l’essentiel : proposer des excitant. Double problème : chansons. Thomas Burgel on a, depuis, vu le duo de Brooklyn reignofterror.tv sur scène et le spectacle

Anna Ternheim The Night Visitor Universal Jazz A Nashville, la Suédoise promène son folk gracieux en terre country. Il serait tellement facile, et surtout tellement injuste, de ne voir en Anna Ternheim qu’une énième chanteuse scandinave aussi lisse que son brushing. Mais ses fêlures de mélancolie, élégamment planquées derrière une voix de cristal, font des apparitions qui ne trompent pas. Enregistré en escapade à Nashville, The Night Visitor est imprégné des saveurs locales – folk et country à vif. Ce n’est pas un hasard si Dave Ferguson, ancien ingénieur du son de Johnny Cash, est ici aux manettes, Will Oldham aux chœurs. Après une parenthèse orchestrale peu convaincante, la Suédoise retourne vers ce qui lui sied le mieux : un mélange de dépouillement et de sophistication, de sensibilité écorchée et de dignité grave, de blondeur hitchcockienne et d’idées noires. Noémie Lecoq www.annaternheim.com

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Eric Beckman

Tristesse Contemporaine Tristesse contemporaine Dirty

Albert Ayler Love Cry/The Last Album Impulse/Universal Double réédition du saxophoniste free-jazz, effectivement libre. Parlant de sa musique, Albert Ayler précisait : “Si les gens n’aiment pas ça aujourd’hui, ce sera pour plus tard.” Peut-être est-il donc temps de réécouter le saxophoniste, avec les rééditions de Love Cry (1967) et The Last Album (1969). En comité restreint, Ayler fait de Love Cry un précis de free-jazz fanfaron, qui gagne en étoffe au contact de grands débordements. The Last Album, lui, est le fruit des expériences de fusion d’un plus grand ensemble : blues, rock, funk et jazz en sont les ingrédients. Moins convaincant, le document renferme quand même ces quelques minutes d’un inoubliable duo Albert Ayler/Muhammad Ali (le batteur, pas le boxeur), qui donne envie de reposer la question : si les gens n’aiment pas ça aujourd’hui, alors ce sera pour quand ?

Un album d’electro cold et métronomique par trois apatrides installés à Paris. vant le son, le nom. On a aimé Tristesse Contemporaine avant même l’écoute, en se répétant comme un mantra ces huit syllabes – les plus belles allouées à un groupe de rock depuis bien longtemps. C’était en 2010, et Tristesse Contemporaine sortait sur Fondation Records (le label du producteur marseillais Danton Eeprom) 51 Ways to Leave Your Lover, invitation opiacée et languide au dance-floor. Composé de trois apatrides installés à Paris, la Japonaise Narumi, le Suédois Leo Hellden (déjà aperçu chez Aswefall) et l’Anglais Maik (ex-Earthling), Tristesse Contemporaine a trouvé asile chez les infatigables têtes chercheuses du collectif et label parisien Dirty. Mixé de main de maître par Pilooski, qui a su faire ressortir les basses claquantes et le groove cold et kraut du trio, ce premier album à la séduction métronomique et tranchante ne se contente pas de rendre hommage aux incontournables du genre. Si les guitares et les basses regardent bien du côté de Joy Division (Empty Hearts et sa pulsation calquée sur Shadowplay), le trio s’autorise des audaces beaucoup plus pop et personnelles (Hell Is Other People, avec ses chœurs à la 10cc et son phrasé hip-hop) et des échappées dancefloor mélancoliques. Toujours se méfier de la tristesse des exilés : elle est infinie et contagieuse. Géraldine Sarratia

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www.myspace.com/tristessecontemporaine en écoute sur lesinrocks.com avec

Guillaume Belhomme www.ayler.co.uk en écoute sur lesinrocks.com avec 28.03.2012 les inrockuptibles 85

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Robin McKelle & The Flytones Soul Flower Mayer Hawthorne Sony Music

Deux façons de s’inviter dans les grandes traditions soul : avec respect des canons ou malice. our avoir décollé dans l’entourage des Herbie Hancock et Wayne Shorter, la voix expressive de Robin McKelle a vite inspiré des comparaisons flatteuses. On la jaugea à l’aune d’une Ella Fitzgerald, d’une Sarah Vaughan et c’était déjà beaucoup à assumer pour cette petite New-Yorkaise blanche sans pedigree. Avec Soul Flower, la voilà qui se glisse dans un autre sillon, celui tracé par Aretha Franklin, avec la même réussite. Si ce quatrième album semble réciter par cœur toute la syntaxe de la soul de l’écurie Atlantic – celle des années Tom Dowd où chaleur rimait avec efficacité –, elle évite aussi tous les pièges du remake tiroir-caisse à la Seal ou l’exercice de style scolaire façon Ben l’Oncle Soul. Compositions inédites, dans l’esprit,

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Benoit Courti

How Do You Do? Mercury/Universal

mais jamais soumises à la lettre, reprises de standards qu’elle personnalise (dont un Walk on by au pas de charge), Robin se révèle excellente cuisinière, faisant usage d’anciennes recettes de fabrication pour mieux y injecter une certaine dose d’intelligence et de passion contemporaine. Mayer Hawthorne serait plutôt, quant à lui, une sorte de fashion vampire. Originaire de Detroit, il a débuté comme rappeur sous le pseudo d’Haircut avant de se replonger dans ce qui a forgé l’identité musicale de sa ville, le son Tamla Motown. Sur How Do You Do?, il cherche souvent à recréer l’esthétique du prestigieux label de Marvin Gaye et des Supremes, sans oublier l’essentiel : en retirer du plaisir. Ce second album ressemble à ces ateliers de couture où de jeunes stylistes inventent des modèles en s’inspirant

des collections du passé. Avec parfois des patchworks amusants quand il coud du Smokey Robinson sur du Stevie Wonder (Finally Falling) ou épingle du Supremes avec du Spinners (Hooked). Gentil vampire, Hawthorne séduit par sa fraîcheur à défaut de convaincre par son originalité. Au milieu des années 80, le critique américain Nelson George avait inventé une étiquette pour un courant musical auquel Robin McKelle et Mayer Hawthorne peuvent se rattacher. Il appelait ça le “retronuevo”. On connaît la valeur des étiquettes et leur tendance à valser. Mais c’est toujours mieux que “solde”. Francis Dordor

www.robinmckelle.com www.mayerhawthorne.com

Kalash La Valse des invisibles La Sierra/Because C’est rare en France : rencontre passionnante du rap et du rock. nouveaux convertis : une Les quelques jusqu’ici Zone Libre, composition graisseuse expériences de rap collaboration abrasive français frotté au rock entre Serge Teyssot-Gay qui laisse la musique distendre la boucle sont foireuses. Par et La Rumeur, et et les guitares baver manque de culture, désormais Kalash. sur les breaks. Avec souvent, mais aussi La Valse des invisibles, ses codas détraquées d’attitude et de sueur, deuxième album et ses ponts qui portent parce que le rap qui de ces rappeurs du loin, La Valse des cherche le rock n’en XVIIIe arrondissement, joue cette carte sans la invisibles est une java capte pas toujours propreté maniérée des de caniveau, sauvage l’énergie. Hormis

et sale, le son d’un Paris d’après minuit soulevé par la gouaille de Coup-K, homme de rue capable d’humour, de colère et de nuance. On compte sur le live pour forcer encore le trait. Thomas Blondeau www.kalash.fr

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Guy Eppel

Alex Winston Alex Winston V2/Pias De Detroit, la pop euphorique d’une jeune Américaine qui lasse, hélas. n bonne fille de Detroit, une partie des titres à l’époque où Alex Winston a été je regardais plein de documentaires biberonnée à la soul Motown, sur des sectes, des pasteurs puis au garage furieux des corrompus, des petites fripouilles qui Stooges ou MC5. Ce qui l’a menée exploitent la crédulité et la faiblesse logiquement (?) à cette passion : des gens.” Si l’on se laisse d’abord l’opéra, découvert par hasard prendre au jeu de ces comptines à l’école. “L’opéra m’a fait perdre pop tordues mais ultra catchy mon identité vocale. Quand j’ai (Fire Ant, Velvet Elvis), de cette commencé à écrire mes propres electro-pop béate (Medicine, Host), chansons, j’ai eu l’impression la redescente, elle, est moins de devoir désapprendre à chanter.” évidente : comme les meilleurs D’abord seule, puis (bien) entourée bonbons, Alex Winston est peutde Bjorn du groupe suédois Peter, être irrésistible, très bien ficelé Bjorn And John, l’Américaine et produit, mais il lasse vite et a donc façonné sa voix puis trouvé écœure même. Vivement la même sa voie, sur un premier album chose, sans sucre. Ondine Benetier qu’elle voulait pop, chaotique et surtout pas autocentré. Elle a ainsi www.alexwinstonofficial.com choisi un sujet plutôt surprenant : en écoute sur lesinrocks.com avec les manipulateurs. “J’ai écrit

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Dampremy Jack et Terreur Graphique La Musique actuelle pour les sourds et malentendants Editions Vraoum, 80 pages,12,20 €

Se marrer avec la musique indé ? C’est possible. En BD. “Il y a deux choses de baise en musique écoutes terroristes de U2, importantes dans la vie : inclus. Il aide à rire, surtout, des festivals entre vieux la musique et le sexe. et beaucoup : de quoi routards, de la nostalgie Pour le sexe, je ne peux pas dégonfler, en deux Scud et des obsessions collantes, vous aider”, explique de mauvaise foi hilarante des discussions sans la quatrième de couverture et avec les traits bons, fin entre nerds indés. de la BD de Dampremy brutes, truands et A se foutre, donc, de notre Jack et Terreur Graphique, instantanément drôles propre gueule : ce livre pendant papier du blog de Terreur Graphique, n’est pas uniquement qu’ils tiennent sur le sérieux chiant de la à se tordre, il est salutaire. Thomas Burgel lesinrocks.com. Leur livre musique cool. A se foutre aide pourtant à pas mal de la gueule de Muse, www.vraoum.eu de choses – joli programme Weezer, Pete Doherty, des 28.03.2012 les inrockuptibles 87

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Freedom Fry Earthquake en téléchargement La pop franco-américaine des Freedom Fry donne la frite. reedom Fry. Pour avoir un une pop minimaliste, un son riche, nom pareil, il faut forcément varié, étrange (ukulélé, clavecin, être lié à la France… dulcimer & autoharpe). Dans le clip, et aux USA. C’est le cas le couple se regarde intensément de la Parisienne Marie Seyrat et du tandis que des failles sismiques New-Yorkais Bruce Driscoll, qui apparaissent sur leurs corps, ont détourné le slogan antifrançais comme pour mieux les séparer. des rednecks pendant la guerre Aussi entêtant que ces ritournelles d’Irak. Basé à L. A., le duo s’est fait qu’on se chante à tue-tête quand remarquer avec un premier album, on est amoureux. Et furieusement Let the Games Begin, cinq titres californien. Yann Perreau autoproduits. Le nouveau single www.freedomfrymusic.com Earthquake confirme l’élégance :

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Regina Spektor All the Rowboats Trois ans après Far, la plus pétillante des chanteuses new-yorkaises publiera un sixième album, What We Saw from the Cheap Seats, le 29 mai. Qu’elle laisse entrevoir aujourd’hui avec une ritournelle pop étincelante et fugueuse. soundcloud.com/reginaspektor

Joanna Newsom Instrumental 1999 Il y a treize ans, Joanna Newsom en avait 17 et officiait comme harpiste classique. Son label Drag City publie un instrumental joué par la demoiselle à l’époque, soit trois ans avant son premier ep Walnut Whales. Pas de voix, mais déjà la classe. www.dragcity.com/artists/joanna-newsom

April Was A Passenger Wall Un trio parisien réécrit l’histoire de la pop avec des chansons baroques, trapézistes et songeuses, comme ce Wall soyeux et superglu, qu’on verrait bien escaladé par des MGMT en tongs. www.lesinrocks.com/lesinrockslab/artiste/profil/april-was-a-passenger/

Real Estate Exactly Nothing Les nouveaux héros de la planète indie-rock publiaient récemment Easy, un single extrait de leur très applaudi dernier album Days. Romantique et cotonneuse, sa face B Exactly Nothing laisse ici entrevoir un beau lien de parenté avec Teenage Fanclub. soundcloud.com/dominorecordco/real-estate-exactly-nothing 88 les inrockuptibles 28.03.2012

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Anouck Bertin

dès cette semaine

A$AP Rocky 12/6 Paris, Bataclan Battant 30/3 Lyon Big Festival du 18 au 22/7 à Biarritz, avec Peter Doherty, The Rapture, Birdy Nam Nam, Sébastien Tellier, M83, Yuksek, Joeystarr, Skip The Use, etc. Breton 1/4 Roubaix, 3/4 Paris, Point Ephémère, 4/4 Strasbourg, 10/4 Rouen, 13/4 Feyzin Chapelier Fou 5/4 Metz, 6/4 Villeurbane, 7/4 Paris, Nouveau Casino, 11/4 Strasbourg, 21/4 Chelles, 25/4 Toulouse, 26/4 Bordeaux, 27/4 Sainte-Ave Chassol 31/3 Paris, Café de la Danse The Civil Wars 28/3, Paris, Point Ephémère Hollie Cook 12/4 Ris-Orangis, 20/4 Lille, 25/4 Laval, 27/4 Bourges, 28/4 Lorient Daniel Darc 3/4 Strasbourg, 5/4 Paris, Trianon, 7/4 Rennes, 24/4 Tourcoing Olivier Depardon 3/4 Paris, Nouveau Casino Dillon 29/3 Grenoble, 30/3 Mâcon, 19/4 Bordeaux, 20/4 Limoges, 21/4 La Rochesur-Yon, 23/4 Lille, 24/4 Lyon Django Django 24/4 Rouen, 25/4 Nantes, 26/4 Bordeaux, 25/5 Paris, Maroquinerie

Eiffel 10/5 Toulouse, 11/5 Marseille, 12/5 ClermontFerrand, 15/5 Nantes, 18/5 Rambouillet, 22/5 Roubaix, 23/5 Paris, Point Ephémère, 24/5 Lyon Electric Guest 22/5 Paris, Maroquinerie Matt Elliott 4/4 Nancy, 5/4 Le Mans, 6/4 SaintNazaire, 11/4 Strasbourg, 13/4 Creil, 19/4 Paris, Café de la Danse 20/4 Orléans, 21/4 Toulon, 25/4 Lausanne, 26/5 Dijon

Florence And The Machine 28/3 Paris, Casino de Paris Foster The People

4 et 5/5 Paris, Bataclan Frànçois & The Atlas Mountains 30/3 Allones, 31/3 Evreux Garbage 16/5 Paris, Olympia

Grimes 12/5 Laval, 13/5 Rouen, 15/5 Strasbourg, 16/5 Paris, Flèche d’Or Chris Isaak 12/10 Paris, Grand Rex Miles Kane 30/4 Paris, la Cigale Kap Bambino 29/3 Roubaix, 6/4 Morlaix, 7/4 Nantes, 28/4 Yveronles-Bains, 30/4 Mulhouse, 5/5 Bruxelles, 24/5 Marseille, 25/5 Toulouse

Michael Kiwanuka 18/4 Paris, Maroquinerie L 21/5 Paris, Théâtre de l’Atelier Ladylike Dragon 29/3 Auxerre, 31/3 Beauvais La Femme 13/4 Bordeaux Lambshop 29/3 Paris, Maroquinerie The Lemonheads 26/4 Paris, Maroquinerie Little Barrie 2/4 Paris, Maroquinerie, 4/4 Limoges, 5/4 Bordeaux, 6/4 Roche/Yon Los Campesinos (+ Tall Ships) 2/4 Paris, Flèche d’Or Mansfield.TYA 11/4 Strasbourg,

21/4 Roche/Yon, 25/4 Allones, 27/4 Châteauneufde-Gadagne, 28/4 Marseille, 3/5 Roubaix, 5/5 Belfort, 11/5 Laval, 12/5 Auray, 8/6 Paris, Cigale Mars Red Sky 30/3 Dijon, 31/3 Reims, 12/4 Tourcoing, 17/5 Epinal, 5/6 Tours Metronomy 8/6 Marmande Miossec 28/3 Massy, 29/3 Paris, Casino de Paris, 30/3 Lille, 31/3 Saint-Lô, 4/4 Rennes, 12/4 La Rochelle, 13/4 Bordeaux, 14/4 Rouillac Mondkopf 11/5 Lausanne Moriarty 30/3 La Rochelle

Jean-Louis Murat 28, 29 et 31/3, Paris, Boule Noire 30/3 Saint-Brieuc

Crécy, Yuksek, Orelsan, Hollie Cook, General Elektriks, Skip The Use, etc.

Mustang 29/3 Brest, 30/3 Caen, 31/3 Evreux, 5/4 Angers, 7/4 Lorient, 8/4 Morlaix, 20/4 Montpellier, 21/4 Perpignan, 26/4 Nancy, 27/4 Mulhouse

Pendentif 29/3 Toulouse

My Brightest Diamond 28/3 Paris, Alhambra, 30/3 Strasbourg, 31/3 Lyon, 1/4 Grenoble Orelsan 31/5 Paris, Olympia

Rock en Seine du 24 au 26/8 à St-Cloud, avec The Black Keys, Sigur Rós, Foster The People, Mark Lanegan, Noel Gallagher’s High Flying Birds, Placebo, etc.

Papillons de Nuit du 25 au 27/5 à Saint-Laurent de-Cuves, avec Peter Doherty, Etienne de

Rover 31/3 Ris-Orangis, 4/4 Clichy, 14/4 Blois, 19/4 Bordeaux, 16/5 Magny

Petit Fantôme 30/3 Allonnes, 14/6 Lorient Radiohead 10/7 Nîmes, 11 et 12/10 Paris, Bercy, 16/10 Strasbourg

aftershow

Ewert & The Two Dragons (+ Arch Woodmann) 18/4 Paris, Point Ephémère Les femmes s’en mêlent #15 du 20/3 au 1/4 à Paris, Grenoble, Bordeaux, Ajaccio, Lyon, Strasbourg, Tours, La Roche-sur-Yon, Coustellet, Belfort, Le Havre, Riorges, Amiens, Vendôme, La Rochelle, Tulle, Aubenas, ClermontFerrand, Metz, Cluses, Arles, Laval, Brive, Nantes, Dijon, Lorient, Brest et Saint-Lô, avec Class Actress, Dillon, Dum Dum Girls, Laura Gibson, Mirel Wagner, My Brightest Diamond, etc. Lee Fields 31/3 Paris, Maroquinerie

Sarah W_Papsun

Gwendal Le Flem

Archive 28/3 Avoriaz, 16 et 17/11 Paris, Zenith

M83 Originaire d’Antibes, Anthony Gonzalez continue sa quête d’absolu entre electro perchée et rock du futur. Les morceaux de son album Hurry up, We’re Dreaming, sorti l’année dernière, feront danser et rêver loin dans la nuit. le 12 juin à Paris, Olympia

General Elektriks 31/3 Parvis de la Défense, 6/4 Reims, 7/4 Kingersteim, 8/4 Cergy, 26/4 Ris-Orangis, 23/5 Le Mans, 24/5 Angers

nouvelles locations

Sarah W_Papsun et Juveniles le 17 mars à Paris, Point Ephémère On avait récemment eu l’occasion de voir les brillants Sarah W_Papsun et Juveniles séparément : les premiers, en ouverture du concert de Stuck In The Sound à Poitiers ; les seconds alors qu’ils assuraient, en février, la première partie des zinzins d’Is Tropical au Nouveau Casino. C’est donc avec joie que l’on se rend au Point Ephémère pour le concert commun des deux formations. Après Total Warr, les six Sarah W_Papsun investissent la scène devant une salle compacte. Pas le temps de trouver un recoin où se glisser : les premières notes de leur math-rock tribal et électronique retentissent – elles ne s’arrêteront qu’une fois le concert terminé, les Parisiens préférant l’efficacité aux bavardages. Carré, nerveux et proche de la combustion spontanée, le groupe, en transe, joue vite, très vite, les titres de son dernier ep, Drugstore Montmartre. La foule récupère dans ses bras le guitariste, puis le batteur, et se fait happer par la frénésie de Sarah W_Papsun qui termine sa grande messe clanique sur le fatal Kids of Guerilla. Bouche bée et mollets en feu, on finira de perdre les derniers points de vie qu’il nous reste devant Juveniles. De l’hédoniste We Are Young au volcanique Ambitions, la pop eighties des Rennais achève la soirée et nos muscles en beauté. Même pas mal. Ondine Benetier

en location

Le Hongre, 23/5 Brest, 24/10 Paris, Alhambra Sarah W_Papsun 28/3 Paris, La Défense, 7/4 Rouen, 14/4 Evreux, 20/4 Gisors, 11/5 ClermontFerrand The Shoes 13/6 Paris, Olympia Skip The Use 29/3 Lille, 30/3 Ris-Orangis, 31/3 Sedan, 6/4 Lyon, 12/4 Strasbourg Solidays du 22 au 24/6 à Paris, avec Metronomy, Orelsan, Birdy Nam Nam, Kills, Charlie Winston… Bertrand Soulier 2/4 Paris, Café de la Danse Bruce Springsteen & The E Street Band 19/6 Montpellier, 4 et 5/7 Paris, Bercy Stuck In The Sound 29/3 Orléans, 30/3 Rennes, 31/3 Nanterre, 6/4 Morlaix, 11/4 Lyon, 12/4 Marseille, 19/4 Amiens, 20/4 Strasbourg, 21/4 Lille Selah Sue 28/3 Paris, Zénith, 30/3 Lille, 26/4 Bourges The Thermals 27/4 Paris, Gaîté Lyrique Tinariwen 3/4 Paris, Cigale Turzi 13/4 Dijon, 25/5 Paris, Veronica Falls 3/4 Lyon, 4/4 Metz, 5/4 Paris, Flèche d’Or Paul Weller 13/6 Paris, Bataclan Jack White 2/7 Paris, Olympia Winter Family 3/4 Paris, 104, 6/4 Nantes Xiu Xiu 31/3 Marseille Yeti Lane (+ Egyptology) 30/3 Paris, Point Ephémère

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la traversée Virginia Les œuvres romanesques de Virginia Woolf paraissent en Pléiade, pour la plupart dans de nouvelles traductions. Une immersion dans l’univers miroitant et languide de l’immense écrivaine anglaise.

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ar petites touches semblables aux coups de pinceaux des peintres pointillistes que le groupe de Bloomsbury aimait tant, le portrait de Virginia Woolf se colore peu à peu de teintes nouvelles, plus douces et nuancées que le tableau mélancolique dans lequel on a longtemps tenu enfermée l’écrivaine. La biographie de Viviane Forrester parue en 2009, la publication de la correspondance de Woolf avec l’écrivain Lytton Strachey, souvent drôle, puis de celle, passionnée et parfois frivole, avec sa maîtresse Vita Sackville-West ont contribué à faire voler en éclats l’image éthérée et hiératique de la romancière, aussi caricaturale que le faux nez arboré par Nicole Kidman pour interpréter l’auteur de Mrs Dalloway dans The Hours, le film de Stephen Daldry. C’est parce qu’elle n’était pas cette entité monolithique tout entière façonnée par les deuils et la dépression – elle perd sa mère à l’âge de 13 ans, puis son père dix ans plus tard et enfin Thoby, son frère bien aimé – que Virginia Woolf a si bien su saisir les êtres dans leurs plus infimes fluctuations, donner à ses personnages ces irisations subtiles qui sont la vie même. C’est donc débarrassées de ces scories un peu poussiéreuses que paraissent aujourd’hui les œuvres romanesques de Virginia Woolf en Pléiade. Tout comme on redécouvre la complexe personnalité de l’écrivaine, on y redécouvre la plupart de ses textes dans de nouvelles traductions. Ainsi, son premier roman, connu en français sous le titre La Traversée des apparences, devient, dans la traduction de Jacques Aubert, Traversées. Ce livre contient déjà

Woolf et son monde Début avril paraîtra Vérités non dites (Christian Bourgois), recueil de quatre récits en partie autobiographiques signés Angelica Garnett, fille de Vanessa Bell et nièce de Virginia Woolf. Peintre et femme de lettres, Angelica a elle-même fréquenté le Bloomsbury Group. Dans Trompeuse gentillesse, son autobiographie parue au

début des années 80, elle démythifiait le cercle d’artistes dans lequel ont évolué Vanessa et Virginia, mettant au jour les mensonges et les non-dits qui le traversaient (elle-même n’a appris qu’à 17 ans l’identité de son vrai père, le peintre Duncan Grant). Le monde de Bloomsbury est encore présent dans Vérités non dites.

tous les leitmotive qui parcourent l’œuvre de Woolf : l’eau, bien sûr, motif matriciel et métaphorique d’une écriture qui s’est attachée à rendre sensible le stream of consciousness, ce “courant de conscience” tout en flux et reflux. Dès les premières pages, l’élément liquide immerge le texte. Les larmes de Mrs Ambrose se noient dans le fleuve et se mêlent à la pluie qui tombe sur Londres. Clarissa Dalloway, figure woolfienne par excellence, est elle aussi déjà présente, tout comme la mise en abyme de l’acte d’écriture, thème omniprésent chez la romancière anglaise, ou encore l’attrait irrépressible pour la mort, éprouvé ici par la jeune Rachel et son fiancé Terence. Mais on trouve aussi dans Traversées l’humour subtil de Virginia Woolf, son ironie à l’égard des conservatismes sociaux ou esthétiques. Car son œuvre est loin d’être monochrome. Traduits pour la première fois en français, les textes réunis dans Lundi ou mardi, illustrés par Vanessa Bell, la sœur de Virginia, témoignent de la riche palette de l’auteur, capable de passer d’une élégie poétique sur les traces d’un couple fantôme (Une maison hantée) à une fantaisie féministe autour d’un groupe de femmes qui se travestissent pour pénétrer les mystères de la prétendue supériorité masculine (Une société). De la même manière, Woolf écrira Orlando, “long poème saphique” et plutôt délirant dédié à son amante Vita, avant le mélancolique Vers le phare, l’un de ses chefs-d’œuvre, dans lequel elle exorcise la mort de ses parents. Comme si elle avait sans cesse oscillé entre deux pôles. D’un côté, la lumière, d’un jaune vif comme celui de la tenue trop chatoyante de Mabel dans La Robe neuve, cette lumière autour de laquelle volettent les phalènes, autre motif récurrent chez Woolf (son roman Les Vagues devait d’abord s’intituler Les Phalènes) : “A chacune de ses traversées du carreau, je pouvais imaginer un fil de lumière vitale devenant visible. Il n’était presque rien mais il était la vie” (La Mort de la phalène). De l’autre, les eaux sombres de la création, ces abysses dans lesquels elle doit toujours plonger plus profondément pour ramener à la surface les voix qui peuplent ses livres, ces golems ondoyants qu’elle façonne avec ses mots :

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icônes productives

George Charles Beresford, 1902

De l’ambiguïté de la figure de “maître à penser”...

poème dramatique, roman-essai, biographie fantasmée, ses livres ont tous des formes hybrides “Parmi toutes ces pensées liquides, certaines semblaient faire masse, former des personnes reconnaissables – l’espace d’un instant” (La Fascination de l’étang). Trouver la forme juste pour capturer le mouvement de la subjectivité, le flux des “moments d’être”, c’est vers cela que tendront les efforts de Virginia Woolf : “Une forme existait au milieu du chaos ; cette fuite incessante, cet écoulement perpétuel (elle regarda passer les nuages et s’agiter les feuilles), se stabilisait soudain.” Telle est la révélation de Lily Briscoe, double de Woolf dans Vers le phare. Peintre, Lily saisit cet écoulement vital grâce à l’abstraction. Virginia, elle, cherchera aussi à épurer la langue, avec une prose poétique, souvent fragmentaire, parsemée d’échos, d’anaphores et d’une myriade de points-virgules auxquels le sens est suspendu dans son surgissement. Plus que tout, elle voudra renouveler la forme. En 1925, en plein travail sur Vers le phare, elle note dans son journal :

“Je crois bien que je vais inventer un nouveau nom pour mes livres, pour remplacer ‘roman’. Un nouveau … de Virginia Woolf. Mais quoi ? Elégie ?” Poème dramatique (play-poem), roman-essai, biographie fantasmée, ses livres ont tous des formes hybrides. Et c’est sans doute avec Les Vagues, entremêlement de six voix à différentes époques de la vie, “un livre abstrait mystique aveugle”, qu’elle ira le plus loin dans cette expérimentation formelle. C’est aussi cette recherche entreprise par Virginia Woolf jusqu’à la folie et au suicide dans les eaux de l’Ouse, cette quête exigeante et angoissante, que mettent en évidence les œuvres complètes ici rassemblées. Un chemin heurté et douloureux vers le “phare”. Vers l’inaccessible. Elisabeth Philippe Œuvres romanesques – tomes I & II (Pléiade), préface de Gisèle Venet, édition publiée sous la direction de Jacques Aubert, 1 552 pages chaque tome, 67,50 € chacun (60 € jusqu’au 31/08), 135 € le coffret (120 € jusqu’au 31/08)

A quoi reconnaît-on aujourd’hui, par-delà même la pertinence de ses écrits, un “maître à penser” ? Alors que cette figure du “gourou” semble s’être largement effacée dans l’espace intellectuel contemporain pour de multiples raisons (disparition des grands penseurs des années 60-70, brouillage généralisé sur la marche du monde, perte de prestige symbolique de la pensée, crise de l’université…), des traces subsistent d’une forme de mythification de certains penseurs. Comme s’il était impossible de faire le deuil des icônes de la pensée magique, totale, censée éclairer nos chemins obscurs. En France, en particulier, certains jouissent de ce statut iconique, non sans ambiguïtés, sachant que leurs pensées, complexes, touffues, excèdent les frontières fermées d’un public averti. Alain Badiou, Peter Sloterdijk ou Slavoj Zižek ont par exemple conquis un public qui ne se réduit pas à celui qui fréquente les cercles des philosophes disparus. Peut-être parce que chacun convoque, entre autres, le goût de la radicalité politique, du style flamboyant et du lyrisme poétique rattaché à l’histoire de la philosophie (Platon, Hegel, Nietzsche, Heidegger, Lacan…, leurs guides), ces nouveaux maîtres songeurs ont un trait commun : la manie de publier, sans cesse. Trois textes de Badiou sont sortis ces derniers mois, au carrefour de la philo pure (La République de Platon), du texte d’intervention (Sarkozy : pire que prévu – Les autres : prévoir le pire) et du dialogue (Jacques Lacan, passé présent avec Elisabeth Roudinesco), pendant que Zižek poursuit son œuvre (Pour défendre les causes perdues)… Quoi que l’on pense, politiquement ou philosophiquement, de chacun de ces textes, ils portent en eux un mystère : la ressource opaque qui anime une œuvre dont le rythme dépasse celui de la pensée elle-même.

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pour Mandelstam, “le verbe est chair et pain. Il partage le sort du pain et de la chair : la souffrance”

Ossip Mandelstam, Paris, 1907-1908

prose combat Une biographie captivante et fouillée retrace la vie accidentée d’Ossip Mandelstam, poète martyr et symbole de résistance contre la terreur stalinienne.

 I

ls sont faits l’un pour l’autre. On ne compte plus les preuves de leur complicité tantôt secrète, tantôt éclatante : poésie et engagement. Au point d’en confondre les sortilèges. Pour Ossip Mandelstam, né de parents juifs polonais dans un siècle mourrant – “rampant”, écrit-il –, future proie du régime soviétique, la question de la résistance ne se posa pas. Ou alors sous la forme d’une impérieuse nécessité. Dans la riche biographie qu’il lui consacre, Ralph Dutli (traducteur allemand de l’œuvre de Mandelstam) commence pourtant par écorner l’image de poète martyr sacrifiant sa vie à ses idées. Celui qui, pour un poème de trop (la fameuse Epigramme contre Staline), sera arrêté une première

fois en 1934, puis déporté pour de bon quatre ans plus tard. Le mystère longtemps maintenu autour de sa mort participe du mythe. Tout comme, rappelle Dutli, un ensemble de faits qui en font un prétendant crédible à une vie de saint : “vocation précoce, pauvreté, persécution, martyre et triomphe posthume”. Où commence la vie du poète, sur quelle rive échoue-t-elle ? Quels sont ses lieux d’aiguillage ? L’itinéraire très fouillé d’une vocation a ici ses points de non-retour. La découverte du “Pouchkine maternel”, si ardemment décrite dans un court récit autobiographique intitulé Le Bruit du temps (réédité pour l’occasion par la maison d’édition qui lui doit son nom). Bien plus tard, en 1921, l’exécution, par

les bolcheviques, de Nikolaï Goumiliov, poète et ami de Mandelstam, entame la mue du versificateur en combattant. Poète lyrique par essence, Ossip déclare pourtant : “Je ne peux plus me taire.” A partir des années 30, le contenu civique et politique de ses écrits devient flagrant. Les plus “contre-révolutionnaires” de ses poèmes, Mandelstam s’abstient pourtant de les écrire. Il les récite de mémoire dans des cercles littéraires – truffés d’espions, il va sans dire. Ses proches s’inquiètent, Pasternak y compris le jour où Mandelstam lui déclame ses vers antistaliniens en pleine rue. C’est que l’écriture du poète ne procède pas par suggestion, images abstraites, métaphores évasives. Pour Mandelstam, “le verbe est chair et pain. Il partage le sort du pain et de la chair : la souffrance”. Mort en vertu de sa modernité, avant même l’engagement ? Ce “fauve littéraire” aura en effet vu jouer contre lui, sa tranquillité et sa survie, la limpidité de sa langue. Une transparence revendiquée par l’acméisme – le mouvement d’avantgarde littéraire auquel il s’est rattaché dans les années 10 contre les enluminures du symbolisme. En un sens, cette esthétique faite d’allégeance au réel et d’un souci intraitable de vérité lui a été fatale. Une totalité résumée par l’épouse de Mandelstam dans ses mémoires, réédités, qui contribuèrent à la réhabilitation du poète dans les années 70 : “Chez nous, la poésie joue un rôle particulier. Elle éveille les hommes et forme leur conscience.” Emily Barnett Mandelstam, mon temps, mon fauve de Ralph Dutli (Le Bruit du temps), traduit de l’allemand par Marion Graf, 608 pages, 34 € à lire aussi Le Bruit du temps d’Ossip Mandelstam (Le Bruit du temps), traduit du russe par Jean-Claude Schneider, 120 pages, 13 € ; Contre tout espoir – Souvenirs de Nadejda Mandelstam (Tel Gallimard), traduit du russe par Maja Minoustchine, 560 pages, 16,50 €

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Patsy Pollock

freaks festival Avec le premier roman de Donald Ray Pollock, plongée effrayante, cocasse et tendre dans l’Amérique white trash et sa galerie de déjantés. ’est une église surenchères – domaine d’un couple de tueurs pouilleuse de dans lequel les nouvellessillonnant les routes du Virginie-Occidentale, Midwest des comparaisons uppercuts de Knockemstiff trop pauvre pour témoignaient en 2010 d’un cossardes avec Tueurs-nés s’offrir une cloche effarant talent –, Pollock et La Balade sauvage. mais suffisamment riche ne se résout jamais à Mauvaises pioches : de ferveur pour organiser priver de leur inquiétante aussi éloigné du Barnum chaque année une semaine humanité des personnages barrissant d’Oliver Stone de cérémonies revivalistes. abonnés aux aberrations que de la poésie pastorale Loin d’être né au ciel, comportementales, aux de Terrence Malick, le livre ce lieu de culte est, de façon évoquerait plutôt des superstitions homicides symptomatique, issu et aux rituels déviants. Tueurs de la lune de miel des entrailles obscures de Leurs Appalaches étant lâchés sous le chapiteau la terre – si l’effondrement une terre d’élection pour de Freaks et dans les d’une mine de charbon le gothique et le grotesque, bourgades confites en ne l’avait pas coincé dans le meurtre y a pour fonction religion de La Nuit du le noir en compagnie de paradoxale d’apporter chasseur. Et donc une deux cadavres, le révérend une bouffée d’oxygène à contrée en noir (beaucoup) Sykes serait resté mineur, et et blanc (à peine), aux des psychismes au bord de n’aurait pas convié à sauver contours proches de ceux l’asphyxie. Si Knockemstiff quelques âmes une paire et Le Diable, tout le temps de la “vieille Amérique de prêcheurs en guenilles, s’ouvrent sur des scènes zarbi” théorisée par Greil dont l’un ressemble “au jumelles, où des pères Marcus et aux citoyens Prince des Ténèbres et l’autre dotés de mœurs pour donnent à leurs fils des à un clown tombé dans leçons de violence utilisée le moins pittoresques : la mouise”. En une image, à bon escient, un humour y sévissent un prêcheur le balancier infernal est contondant corrobore bisexuel avaleur lancé : oscillant entre effroi cette approche pugilistique d’araignées (et trompant et rire jaune, Le Diable, de la vie : dans l’inégal son partenaire en chaise tout le temps précipite match de boxe opposant roulante avec un Jim Thompson au fond les personnages de Pollock phénomène de foire aux des ravines sans lumière à leur destin, la victoire fesses ornées de plumes de Chris Offutt et charge revient fatalement à celui de pigeon), un homme le troubadour white trash des deux adversaires d’Eglise dépucelant à la Hasil Adkins de mettre qui est doté du sens chaîne des oies blanches en musique les nouvelles de l’ironie le plus tordu. et un shérif corrompu Bruno Juffin les plus grinçantes tentant d’effacer les traces de Flannery O’Connor. de la trentaine de crimes Le Diable, tout le temps Lors de sa parution sexuels perpétrés par sa (Albin Michel), traduit aux Etats-Unis, le premier sœur et son beau-frère. de l’anglais (Etats-Unis) roman de Donald Ray Bien que pareil canevas par Christophe Mercier, 370 pages, 22 € Pollock dut à la présence soit propice à toutes les

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Jean-Baptiste Jeangène Vilmer La Guerre au nom de l’humanité – Tuer ou laisser mourir PUF, 624 pages, 29 €

théorie de la pratique

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ourquoi les individus agissent-ils comme ils agissent, pensent-ils comme ils pensent, disent-ils ce qu’ils disent ? Ce mystère aux allures insondables anime les sciences sociales, soucieuses de dévoiler des récurrences, des déterminismes ou des écarts dans, et entre, nos vies à tous. Le risque auquel s’expose ce type de savoir tient aux effets parfois réducteurs de son observation fragmentée du monde social, divisé en parties minuscules dont la somme ne constitue pas forcément un tout. Garder le nez collé sur le fonctionnement de parcelles dispersées du réel ne permet pas de saisir la marche globale du monde. Or, les textes les plus inventifs dans l’histoire des sciences humaines (Durkheim, Elias, Lévi-Strauss, Foucault, de Certeau, Bourdieu…) proposent une lecture ample et unifiée du monde social. C’est à la réactivation de ce rêve perdu d’une “unité des sciences sociales” qu’appelle le sociologue Bernard Lahire dans un essai théorique magistral, Monde pluriel (prolongement d’un ancien essai, L’Homme pluriel), qui interroge les méthodes de la recherche, ses angles morts et ses nouveaux horizons possibles. De manière limpide, mobilisant une connaissance parfaite de l’histoire de sa discipline, le sociologue regrette la disparition actuelle d’un haut niveau de créativité intellectuelle, liée à une division sociale du travail scientifique en disciplines séparées et en secteurs spécialisés au sein de chaque discipline. Ces découpages sont “fatals à la compréhension sociologique” car ils rendent aveugles aux “dispositifs transversaux”, aux “structures invariantes”, aux “circulations entre les différents microcosmes sociaux”.

Equilibrium de Kurt Wimmer (2003)

Dans une puissante réflexion, le sociologue Bernard Lahire invite à relier les différents savoirs sur le monde social pour mieux en saisir les visages éclatés. Vent debout contre un “ethnocentrisme disciplinaire”, qui fait “qu’une discipline défend son modèle de l’être humain” contre les autres, Lahire invite à “retisser des liens invisibles” entre les différentes manières de penser le monde social. Comme s’il était possible non pas de réconcilier Braudel et Bourdieu, mais de rapprocher des modèles de connaissance, ce que firent les grands penseurs associant à la rigueur de leur propre pensée une ouverture d’esprit vis-à-vis des disciplines connexes, “avec le souci de ne jamais empêcher la mise en œuvre d’un ars inveniendi (art d’inventer – ndlr) par l’application aveugle de démarches ou de méthodes disciplinaires entièrement routinisées”. Plutôt qu’une incantation, Monde pluriel constitue ainsi une invitation à repenser la méthode sociologique pour à la fois en maîtriser les règles et s’en écarter, s’attacher à d’autres cadres. Si la nécessité s’impose à tout chercheur de penser les sociétés en replaçant les acteurs dans le contexte de leurs propres actions, l’interdisciplinarité permet de dépasser les limites des théories partielles de l’individu et de croiser les différentes échelles d’observation de la réalité : de l’échelle microscopique (interactions de la vie ordinaire) à la plus macroscopique (rapports qu’entretiennent les groupes sociaux aux institutions, par exemple). Ecrire sur le monde social implique aussi d’être un peu géomètre, comme Platon le demandait déjà aux philosophes entrant dans son Académie. Jean-Marie Durand Monde pluriel – Penser l’unité des sciences sociales (Seuil), 392 pages, 24 €

Interrogations sur les ambiguïtés de l’intervention militaire. L’actualité internationale expose la guerre à la réflexion des philosophes autour d’une question clé : une guerre juste est-elle possible ? Peut-on utiliser la violence au nom de l’humanité ? La tendance est à la moralisation de la guerre. Le philosophe Jean-Baptiste Jeangène Vilmer interroge les ambiguïtés de cette appropriation juridique d’un concept psychologique, comme l’humanitaire. Son essai déploie une ample réflexion, “réaliste”, “interdisciplinaire” et “interculturelle”. Pourquoi, comment, quand, où intervenir ? A toutes les interrogations que pose le principe d’une intervention militaire, l’auteur apporte moins de réponses univoques qu’il n’en déconstruit les présupposés. Assumant un “conséquentialisme modéré”, il défend l’idée qu’une guerre n’est jamais juste ou injuste en soi, mais qu’elle l’est “à tel moment”. Une intervention peut être immorale et inefficace, mais la non-intervention peut l’être tout autant. Par-delà les critères du juste, du légal et du légitime, le problème le plus grave reste selon lui “la nonintervention inhumanitaire”, sachant que ce qui tue le plus sont moins les massacres que la pauvreté. Cet état n’implique-t-il pas lui aussi une obligation d’agir ? La guerre au nom de l’humanité, comprise selon son sens le plus vertueux, reste un horizon politique obstrué par la foi abusive dans un interventionnisme militaire à tout-va, qui par nature ne peut neutraliser et réduire les injustices humaines. JMD

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John Foley/Opale/Editions de l’Olivier

Paris ville ouverte Figure de la littérature juive américaine, Cynthia Ozick réanime le Paris d’après-guerre dans un roman familial marqué par l’exil. ertains cauchemars tenaces bras tatoués ou mutilés. “Tante Do” finit ont cette spécificité parfois de se par mettre la main sur les deux charmants dissiper bien après le réveil. Leurs petits monstres, pris sous l’aile d’un débris flottent, empoisonnant pour pseudo-thérapeute qui soigne ses patients quelques heures notre réel. Parce qu’elle à coups de mots guérisseurs et de “purée est née d’une famille de migrants russes, de carotte”. Paris déroule “un décor factice”, Cynthia Ozick, 83 ans, a des raisons d’être “rance”, abritant parmi ses autochtones touchée par le mauvais rêve du “vieux un “essaim de gitans”, “des rires blessés, continent” au lendemain de la Seconde des victimes, des réfugiés”. Guerre mondiale. Ce monde sauvé des C’est un mythe littéraire qui opère flammes par les G.I., clopinant et couvert comme un gant retourné. Ozick sait qu’elle de bleus, rouge de honte. réanime ici les clichés de la vieille Europe C’est dans cette Europe stigmatisée enjolivée par le roman américain. Perverse du début des années 50 que se situe et raffinée chez James (cité en exergue), Corps étrangers. Doris Nightingale est épicurienne chez Miller ou Hemingway, une vieille fille, enseignante à New York, elle affiche dans ces pages une mine livide. qui s’est vu confier la tâche de ramener La chaleur de l’été s’assimile “à un mal ses deux jeunes neveux en goguette à plus général, un résidu de la guerre récente, Paris. En d’autres termes, jouer les mères comme si le continent lui-même avait été poules pour des ados qu’elle n’a jamais changé en province de l’enfer”. Un centre vus. L’ordre divin vient d’un frère qu’elle pour immigrés s’est installé dans ne fréquente plus depuis longtemps, un une ancienne boucherie. ambitieux tyrannique qui a tout fait pour Revenus aussi de leurs illusions, étouffer ses origines modestes et grimper les membres de cette famille éclatée dans l’échelle sociale américaine, passer vont recréer des semblants de repères, de “rejeton d’un quincaillier” juif russe le spectre d’une affection. Pour une fois, le à “maharajah de Princeton”. désenchantement a eu lieu de l’autre côté On croit identifier les électrons libres de l’océan. Mais rarement on a lu de retour annoncés dans le titre. Ces corps qui se au bercail plus amer. Emily Barnett côtoient sans se reconnaître sont d’abord ceux d’une famille. Ambition, honte sociale, Corps étrangers (Editions de l’Olivier), traduit désir d’assimilation ont été le lancede l’anglais (Etats-Unis) par Agnès Desarthe, 312 pages, 23 € flammes anéantissant les sacro-saints liens du sang. Etrangère parmi les siens, l’héroïne débarque à Paris et va se fondre dans la masse des corps anonymes, certains en transit, rendus étrangers à eux-mêmes par de tout autres affres : ceux du déracinement, après la déportation, et des déplacements à travers l’Europe. Le Paris esquissé par Cynthia Ozick est spectral de bout en bout. Sa population mêlée de rescapés juifs se meut à la manière de fantômes, yeux hagards,

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Twilight – Chapitre 2 : tentation de Chris Weitz (2009)

faut-il exorciser l’Académie ? Panique à l’Académie française : love story étalée dans la presse, trahison du Figaro, possible élection de PPDA… Les Immortels déraillent. Et si Satan était derrière tout ça ? PDA a-t-il conscience Les Académiciens précisément avec celui de du danger qu’il 9 h 50, heure à laquelle n’échappent évidemment court ? On ne parle débute C’est au programme, pas à cette règle. Depuis sa pas des rires l’émission présentée par fondation par Richelieu en goguenards auxquels sa 1635, l’institution a toujours sa dulcinée Sophie Davant. candidature à l’Académie Entiché de l’animatrice pris soin de dissimuler ses française l’expose. Mais secrets méphistophéliques, comme Faust l’était d’une menace bien plus bien à l’abri sous la coupole. de Marguerite, Orsenna terrifiante. En briguant se répand dans la presse Même Dan Brown, expert le fauteuil n° 40 de feu à coups de déclarations en mystères et complots Pierre-Jean Rémy, l’écrivain- avec son Da Vinci Code, clairement téléguidées par journaliste (à moins que l’esprit du Malin. Ainsi ne s’est jamais douté de ce ne soit l’inverse) a décidé rien. Mais depuis quelque sur RMC : “Si on m’avait dit de rejoindre le clan des temps, mauvaise conjonction un jour qu’une femme aussi Immortels. Or, pour avoir belle que Sophie Davant astrale ou imminence de la lu Faust et Twilight, on sait fin du monde, les Immortels me trouverait à son goût, bien que l’immortalité alors là je suis tombé des du quai Conti font preuve (une seconde vie dans le cas de négligence et laissent nues et je continue de tomber de Faust) se monnaie très des nues (…). J’ai confiance, imprudemment filtrer des cher, souvent au prix d’un mais j’ai quand même indices de leurs liens avec pacte avec le diable et/ou les jetons parce qu’elle est les puissances obscures. d’une condamnation au trop belle.” Les meilleurs Prenez Erik Orsenna. végétarisme éternel comme C’est flagrant. Lui, c’est exorcistes se penchent sur ce pauvre vampire Edward son cas. Apparemment en avec le démon de midi Cullen. vain, puisque aux dernières qu’il a pactisé, ou plus

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nouvelles, Erik Orsenna affronterait d’autres forces du mal : un certain Mickael Korvin, apparemment auteur, et Morsay, un rappeur, menacent l’Académicien de viol. Par Belzébuth. Et que dire de ces douze Immortels, dont Valéry Giscard d’Estaing (vu ses romans libidineux, il a dû passer un deal avec le même démon qu’Orsenna) et Jean d’Ormesson (bientôt en François Mitterrand dans le film Les Saveurs du palais : un coup des “forces de l’esprit”), qui se sont retrouvés, malgré eux, à faire de la retape pour des montres de luxe dans les pages du Figaro alors qu’ils croyaient livrer leurs plus belles réflexions sur le temps qui passe ? Certains spécialistes de l’occulte soupçonnent un pacte à la Dorian Gray derrière cette histoire : les photos de nos illustres hommes de lettres dans Le Fig pourraient vieillir à leur place. Ce serait là le diabolique secret de leur verdeur et non leur habit. Sophie Davant, la jeunesse éternelle, incarner Mitterrand (ou Fidel Castro, pourquoi pas ?), on comprend que tout cela fasse rêver PPDA. Mais si jamais il n’était pas élu le 26 avril prochain, qu’il se console en songeant au sort de Faust, de Dorian Gray ou d’Edward Cullen. Elisabeth Philippe

la 4e dimension un Salon bondé Pour sa 32e édition, le Salon du livre affiche une fréquentation en hausse de 5 % par rapport à l’an passé, avec 190 000 visiteurs qui se sont déplacés porte de Versailles à Paris. C’est surtout la fréquentation des scolaires et des étudiants, en augmentation de 30 %, qui fait gonfler les chiffres.

Onfray et Zemmour, amis pour la vie Comme dans les comédies romantiques, tout les oppose et pourtant… Dans l’émission On n’est pas couché, Michel Onfray, conscience de gauche comme chacun sait, a déclaré sa flamme à Eric Zemmour : “J’aime bien l’homme car il est libre (…). Avec Eric Zemmour, on peut débattre, il ne méprise pas les gens…” Quel sens de l’humour.

Dantzig surréaliste Dans une tribune du Monde, l’écrivain Charles Dantzig fustige le populisme en littérature, incarné selon lui par la tendance actuelle des romanciers à s’emparer du réel. Il ne cite aucun nom, mais en arrive à écrire : “Le réalisme aussi est un terrorisme.” Et l’outrance sans arguments, ça s’appelle comment ?

la modestie selon Toni Morrison Prix Nobel de littérature, la romancière américaine a déclaré avoir renoncé à écrire ses mémoires, expliquant qu’“il arrive un certain moment où votre vie n’est pas intéressante”. Si tout le monde pouvait avoir la même lucidié.

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Paul Kirchner Le Bus Tanibis, 96 pages, 15 €

sunday morning A travers l’indolente journée de deux ados perchés sur un toit, Jon McNaught livre une poétique reflexion sur la fuite du temps.

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n a tout d’abord l’impression qu’il ne se passe pas grandchose dans Dimanche, petit livre de l’auteur et illustrateur anglais Jon McNaught. Deux adolescents décident d’éteindre leur console de jeu et de passer le dimanche sur le toit de leur maison dans une petite banlieue pavillonnaire. Jusqu’à la tombée de la nuit, ils vont y rester perchés, occupés à observer leur environnement. Pourtant, ces pages sont grouillantes de vie. Témoins d’une multitude de choses anodines et néanmoins révélatrices du bouillonnement du quotidien, les deux personnages repèrent les envolées des oiseaux, les rares voitures, les voisins qui bronzent dans le jardin. Ils se délectent d’incidents bénins (un cycliste qui tombe de son vélo), se livrent à des occupations à la fois innocentes et cruelles – l’un des deux joue au sniper avec une branche d’arbre. Ce qui se passe dans le ciel est prétexte à de nombreuses rêveries : ils inventent des personnages dans les nuages, une montgolfière

le dessin extrêmement minimaliste laisse la place à l’imagination

les transporte sur la banquise… Jon McNaught entraîne en douceur dans cet univers calme et serein. L’immersion dans cette parenthèse enchantée est rendue possible grâce à son travail très méticuleux sur la forme. Dimanche est imprimé en trois couleurs passées, qui représentent à merveille l’atmosphère languide de cette journée. Le dessin extrêmement minimaliste laisse la place à l’imagination, les dialogues absents sont remplacés par des sons, nombreux et évocateurs. Surtout, Jon McNaught joue avec un découpage très géométrique et précis, passant de petites cases carrées successives aux infimes différences à de reposantes pleines pages. Il rythme ainsi à la perfection le déroulement de ce dimanche tranquille, et révèle au mieux la beauté cachée dans les petits quartiers résidentiels et les dimanches banals. Cette réflexion poétique sur le temps qui passe est une merveilleuse incitation à prendre le temps de ne rien faire, d’observer, et de rêver avec les nuages. Elle marque de belle façon l’arrivée en France de Nobrow, très créative maison d’édition britannique de bandes dessinées et de livres illustrés. Anne-Claire Norot

Un passager, un bus : plusieurs possibilités, du surréalisme à l’absurde. Auteur et dessinateur de BD avant de se tourner vers la publicité, Paul Kirchner a publié les strips du Bus dans Heavy Metal, le pendant américain de Métal hurlant, entre 1979 et 1985. Il y explore avec ingéniosité toutes les situations possibles – et surtout impossibles – mettant en scène un passager et un bus. Empruntant autant aux surréalistes qu’aux univers labyrinthiques d’Escher ou aux blagues de Bip-Bip et Coyote de Chuck Jones, Paul Kirchner invente des scénarios improbables et absurdes, joue inlassablement sur la répétition, les mises en abyme et les fauxsemblants, ainsi que sur l’anthropomorphisme du bus. Ce personnage à part entière est d’ailleurs souvent plus vivant et facétieux que son passager, à qui il ne cesse de jouer de drôles de tours, modifiant son apparence, se transformant en avion… Ce livre, précurseur du travail de Marc-Antoine Mathieu et de Greg Shaw, est à lire impérativement dans les transports en commun pour mieux s’en échapper. A.-C. N.

Dimanche (Nobrow), 38 pages, 12,50 €

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Polo Garat

in vino veritas première Le Temps scellé chorégraphie Nacera Belaza Après Le Cri et Les Sentinelles, Nacera Belaza pose en préambule de ce solo cette hypothèse : “Et s’il était possible d’aller à la rencontre de sa propre disparition, de crier sa révolte au monde, de tout dire puis de procéder à l’effacement minutieux de ses propres traces ?” Hypothèse mise en œuvre dans un spectacle aux limites de la transe. du 2 au 7 avril au Théâtre de la Cité internationale, Paris XIVe, tél. 01 43 13 50 50, www.theatredelacite.com

réservez Jackie d’Elfriede Jelinek, mise en scène Anne Théron Présentée dans le cadre du festival Vi(ll)es du TGP, sous-titré cette année “Le sexe du théâtre”, Jackie est une proposition intégralement féminine : de l’auteur, Elfriede Jelinek, au sujet de la pièce, Jackie Kennedy, en passant par la metteur en scène, Anne Théron, la chorégraphe, Claire Servant, et les interprètes, Julie Coutant et Nirupama Nityanandan. du 31 mars au 3 avril au Théâtre Gérard-Philipe, Saint-Denis (93), tél. 01 48 13 70 00, www.theatregerardphilipe.com

Musicale et aquatique, la mise en scène par Jean Bellorini de l’univers rabelaisien fait crépiter les imaginations.



eureux qui comme Panurge et Pantagruel ont fait un long voyage en quête de l’oracle qui dit la Vérité et loge, comme il se doit, sur l’île de la Dive Bouteille, vérifiant l’adage in vino veritas… Heureux public, surtout, qui suit leurs pérégrinations, jouées, chantées, nagées, commentées, soliloquées ou pataugées par une troupe juvénile de musiciens, chanteurs et acteurs dont l’ardeur sur le plateau est bien à la hauteur de la vigueur des écrits de Rabelais, censurés et interdits en leur temps. On ne le rappellera jamais assez, alors que l’intégrisme catho frappe depuis des mois artistes et directeurs de théâtre… Ecartant d’entrée de jeu les poncifs accolés à son auteur par une scène préliminaire, dite “le papier cabinet”, tirée du chapitre hautement scatologique de Gargantua, “Les Cents et Une Manières de se torcher”, Jean Bellorini et Camille de La Guillonnière ont plongé dans le Quart Livre de Rabelais avec alacrité pour un prodigieux voyage dans la langue qui s’avère aussi une épopée truculente dans les rouages de la machine théâtre. Une fois le rideau de scène ouvert, on découvre un plateau recouvert d’eau, qui explique la tenue des acteurs, en cirés jaunes et bottes en caoutchouc d’un bout à l’autre des deux heures du spectacle qui passent plus vite qu’une étoile filante dans un ciel d’été, tandis qu’au lointain batteur et guitariste accompagnent les interprètes dans une ambiance rock’n’roll qui n’empêche pas d’entendre Purcell

ou Gabriel Fauré par la voix splendide et tombée du ciel de Gosha Kowalinska. Une scénographie liquide qui renvoie tout autant aux Misérables de Victor Hugo précédemment mis en scène par Jean Bellorini dans Tempête sous un crâne – “Les théâtres sont des espèces de vaisseaux retournés qui ont la cale en haut” – qu’à la conviction du metteur en scène que la singularité du théâtre repose sur sa capacité à créer “des images avec rien et à se raconter des histoires” : “Parce que je place l’artisanat théâtral, sa machinerie et l’aveu de sa féerie au cœur de l’imaginaire auquel ouvre une représentation”, tenue à bout de bras par les acteurs, ces médiums de l’imagination qui “se trouvent sur une crête ténue entre incarnation et narration”. Du miroitement de l’eau sur les murs du théâtre à la magie de costumes qui dégringolent des cintres pour revêtir les acteurs, on est sous le charme ; jusqu’au finale assumé par le public par la grâce de ses applaudissements qui tiennent lieu de chute à cette phrase de l’oracle aux côtés de Panurge : “De la fontaine sacrée sortit un bruit semblable à celui que fait une forte pluie d’été tombant soudainement. Alors nous entendîmes.” Fabienne Arvers Paroles gelées d’après François Rabelais, adaptation Jean Bellorini et Camille de La Guillonnière, mise en scène Jean Bellorini, au Théâtre Gérard-Philipe, Saint-Denis (93), compte rendu. En tournée le 31 mars à La-Chaux-de-Fonds (Suisse), le 5 avril au Carreau de Forbach (57)

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langueurs océanes La chanteuse Camille interprète Ellida, héroïne hantée d’une des pièces les plus attachantes, mais aussi les plus énigmatiques, d’Ibsen. a mer envahit les Bouffes par le souvenir de celui à qui elle s’est du Nord. Sur le plateau transformé fiancée autrefois, un marin finlandais. en bassin, les comédiens ont les Comme souvent chez Ibsen, le passé pieds dans l’eau. Ce liquide stagnant remonte lentement, par touches matérialise la présence envahissante successives, comme des vagues. Face de la mer ; une mer plutôt mentale, à Didier Flamand (Wangel), la chanteuse une obsession même qui se répand partout Camille interprète cette héroïne envoûtée et contamine l’atmosphère. avec une retenue toute simple. Droite, Dans ce texte à l’étrange force poétique, souvent immobile, elle semble flotter à la Ibsen oscille à la lisière du conte et du lisière de deux mondes. Parfois elle chante naturalisme. Ellida Wangel est-elle un d’une voix qui ajoute encore à l’étrangeté du personnage mythique, une sirène qui ne personnage. La mise en scène de Claude supporte pas de vivre sur la terre ferme, Baqué installe une atmosphère oppressante ou simplement une femme tourmentée où percent des lueurs enjouées ; comme par le souvenir d’un premier amour ? un ciel nuageux troué d’éclaircies, présages Elle semble en tout cas irrésistiblement d’une libération possible. Hugues Le Tanneur appelée par la mer où elle se baigne tous les jours, été comme hiver. D’où ce surnom La Dame de la mer d’Henrik Ibsen, mise qu’on lui a donné de Dame de la mer. en scène Claude Baqué, avec Marion Bottollier, Wangel, médecin de district, l’a épousée Camille, Ophélie Clavie, Didier Flamand, en secondes noces après avoir perdu Nicolas Martel, Nicolas Maury, Nicolas Struve, sa femme. Depuis la mort en bas âge le 28 mars à Bourgoin-Jallieu (38), le 30 à Chelles (77) de leur unique enfant, Ellida est hantée

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Javier del Real

C(h)œurs création mondiale au Teatro Real, Madrid. Tournée du 1er au 4 juin à Amsterdam, Holland Festival, le 8 à Ludwigsburg (Allemagne), du 12 au 14 à Bruges (Belgique). A voir sur la Digital Box du Teatro Real (www.palcodigital.com)

en plein C(h)œurs Invité par Gérard Mortier, Alain Platel secoue le Teatro Real de Madrid. (h)œurs s’ouvre du Teatro Real dans un grand un carton à la main. D’un sur une image bain d’émotions. La force seul coup, ces anonymes déjà inoubliable : du groupe est plus d’une du lyrique volent la vedette ! un homme “sans fois magnifiée avec ces Platel sait trop bien tête”, de dos, ses mains interprètes qui envahissent la force du symbole, qui seules débordant du col le plateau, engloutissent plus est dans la capitale de la robe. En bande-son, les danses : des corps tout espagnole, théâtre des le “Dies irae” et le “Tuba de soubresauts, des duos opérations il y a peu d’une mirum” de la Messa de tête-à-tête, des membres jeunesse révoltée. Pour lui, requiem de Verdi dirigée par qui s’accouplent et donnent Duras et Wagner, Hessel et Marc Piollet. Des chœurs, à voir des créatures Verdi, même combat ! On il y en aura bien d’autres à la beauté sauvage. entendra durant cet opéra durant cette création où Mais bien vite, C(h)œurs des chairs, le souffle, les Alain Platel veut, justement, prend une tournure cris, les applaudissements, faire entendre sa voix. plus politique avec ce jeté la vie tout entière. Surtout, Devant un public pris de godasses de bonne Alain Platel met en à froid – en gros, la bonne mémoire ou ces indignés, scène dans un même élan société madrilène ! –, les chanteurs donc, qui le public et les artistes. le chorégraphe plonge ses viennent se présenter un à Un homme de cœur s’il en dix danseurs et le chœur un, slogan griffonné sur est. Philippe Noisette

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Courtesy gb agency, Paris. Photo Marc Domage

expo fantôme vernissages

Un jeu conceptuel du brillant Ryan Gander autour du format surexploité d’exposition. Ou comment faire œuvre en organisant l’absence.

à la main Le New-Yorkais Christopher Wool explore depuis le début des 80’s tous les ressorts de la peinture. Il présente une trentaine d’œuvres réalisées au cours des années 2000 qui combinent techniques sérigraphiques et peinture à la main. à partir du 30 mars au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, Paris XVIe, www.mam.paris.fr

reprendre la main A l’heure de la crise, une quinzaine d’artistes de tous pays (Maxime Bondu, Charlie Jeffery, Simon Starling, Superflex…) explorent l’ambivalence de la notion de croissance. Le tout dans une ancienne chocolaterie et cité ouvrière emblématique des débuts du capitalisme. Plus de croissance : un capitalisme idéal… à partir du 24 mars à la Ferme du Buisson (77), www.lafermedubuisson.com

parle à ma main Le Centre Pompidou-Metz présente une rétrospective des dessins muraux en noir et blanc de Sol LeWitt, réalisés d’après les instructions laissées par l’artiste conceptuel. jusqu’au 30 juin au Centre Pompidou-Metz (57), www.centrepompidou-metz.fr

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’est une exposition fantôme. Et d’emblée une question se pose : comment s’expliquer le fait que le plus élégant et le plus intelligent des solos shows qui nous sont donnés à voir actuellement soit, précisément, une expo fantôme, une expo qui s’évanouit, qui se dérobe au regard du spectateur, pour ne “revenir” que sous la forme de sa documentation photographique ? C’est un jeu bien sûr, conceptuel, une de ces historiettes dont l’Anglais Ryan Gander s’est fait maître. Mais pour ma part j’y verrais aussi le symptôme supplémentaire de la crise du format exposition, de son épuisement intensif, de son usure tant chez les artistes surbookés, sollicités de partout, que chez les spectateurs débordés par une offre pléthorique. La preuve : si Ryan Gander a enlevé ses pièces de l’expo, c’est aussi parce qu’il doit simultanément les montrer dans sa rétrospective à la Fondation Morra Greco de Naples. Et comment gérer le flux tendu des expositions ? Réponse : en faisant œuvre avec cette absence organisée. Donc l’exposition de Ryan Gander a d’abord eu lieu, deux semaines avant le vernissage et sans spectateurs, mais a été aussitôt photographiée : une jeune fille a posé devant une peinture murale (photo), deux

boîtes renfermant quantité de choses ont été posées au sol (photo), une autre boîte à souvenirs, percée d’un trou et où l’on apercoit l’image-souvenir d’une précédente exposition de l’artiste, a été accrochée au mur (photo). La sculpture en marbre d’un fantôme (photo). Et un petit film projeté sur un pan de mur, remake d’une scène célèbre de Blow-up d’Antonioni où deux belles jeunes filles s’ébattent dans un tas de feuilles froissées (photos). Puis tout a été enlevé. C’est frustrant. Mais pas vide pour autant : en lieu et place des œuvres réelles, Ryan Gander montre des reproductions de ces pièces dans une publication fictive, sur les pages arrachées d’un hypothétique magazine d’art. Ryan Gander a enlevé les œuvres, mais il s’est fait son press book. Et comme souvent chez lui, cette fiction n’est donc pas sans réalisme : elle nous dit qu’une exposition se termine toujours ainsi, documentée dans un magazine d’art ou un catalogue. Qu’on ne les voit le plus souvent aujourd’hui que lorsqu’elles sont terminées, disparues dans le réel mais archivées sur le net ou le papier. L’exposition est un après-coup. Jean-Max Colard An Exercise in Cultural Semaphore jusqu’au 14 avril à la galerie gb agency, Paris IIIe www.gbagency.fr

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Khaled Jarrar, State of Palestine # 2, 2012. Courtesy galerie Polaris, Paris

encadré

public-cité L’espace public : délaissé par le monde artistique ?

opérations de terrain Performances, vidéos… L’atypique et engagé artiste palestinien Khaled Jarrar est sur tous les fronts. haled Jarrar ne s’encombre pas de gestes inutiles et va droit au but. La preuve lors de cette performance éclair, mardi 20 mars, place de la République à Paris qu’il rebaptisa “place Hana Al-Shalabi” du nom de cette prisonnière palestinienne en grève de la faim depuis le 16 février. Quand il défend la création d’un Etat palestinien, il s’attaque d’emblée à l’un des leviers de l’inscription légale sur l’échiquier international : le timbre-poste, orné d’un sunbird, et le tampon officiel qui estampille nos passeports. Il invite aujourd’hui les visiteurs, une fois munis du précieux tampon, à consigner leur expérience des frontières sur la page Facebook du projet. Repéré lors de la dernière Fiac sur le stand de la galerie Polaris, où il expose actuellement, cet artiste palestinien de 35 ans a un parcours et un profil pour le moins atypiques. S’il court aujourd’hui les galeries, foires et autres biennales – on le retrouvera en avril lors de la très politisée biennale de Berlin –, Khaled Jarrar fit partie de la garde d’Arafat. Si bien que l’armée constitue également l’un de ses terrains d’étude favoris. Parmi les pièces fortes de cette exposition au format par ailleurs un peu trop classique : une vidéo tournée en snapshot dont la confusion, les sauts d’images et les captations malaisées dues à une quasi-obscurité font écho à la situation filmée. Soit les tentatives de passage entre la Cisjordanie et Israël via un tunnel clandestin creusé sous le mur entre Beit Hanina et Jérusalem. Chaque jour, pour aller travailler, voir de la famille ou se faire soigner, des dizaines de Palestiniens remontent cet égout, affolés par les patrouilles de soldats isréaliens.

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Claire Moulène Docile Soldier jusqu’au 28 avril à la galerie Polaris, Paris IIIe, www.galeriepolaris.com

Constat connu : l’espace public de nos démocraties l’est en réalité de moins en moins – mais il est au contraire de plus en plus privatisé, commercialisé, publiciste. Et aussi de plus en plus sécurisé, encadré, augmentant encore les contraintes nombreuses qui pèsent sur l’art public et démobilisent les artistes désireux de s’y aventurer ; laissant la place aux sculpteurs spécialisés dans le rond-point, un melon géant à l’entrée de Cavaillon, une fausse ruine à Montmirail, etc. D’ailleurs, bien des artistes, notamment dans la jeune scène française, semblent avoir jeté l’éponge, tendent à délaisser un espace public qui leur apporte plus de soucis que de reconnaissance, et préfèrent se concentrer sur le circuit interne du champ de l’art. Enfin, la fameuse crise de l’art contemporain des années 90 a si bien fait tache que l’art actuel n’est plus très désiré extra-muros, ni bien accueilli. Ou alors c’est à titre éphémère, et souvent de la part des politiques (euxmêmes souvent peu cultivés en ce domaine) dans un cadre événementiel, spectaculaire, consensuel, ce qui rend difficile des œuvres plus complexes, radicales, exploratoires, voire dissensuelles. Bref, la négociation est à reprendre, le système de la commande publique est à revoir, et certains s’y emploient déjà, tel le programme des Nouveaux commanditaires mené depuis quelques années par François Hers et le Consortium de Dijon. C’est cette expérience et cette expertise qu’évoque un petit libelle intitulé L’Art sans le capitalisme de François Hers et Xavier Douroux (Les Presses du réel). L’enjeu est de taille : il s’agit de “faire société”, de “faire naître une réalité de l’art libéré de la ‘bulle’ où il se développe, et produisant des effets de transformation du monde”.

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où est le cool cette semaine? par Laurent Laporte et Marc Beaugé

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dans les fringues de l’Américain Mark McNairy “Quand j’entends les journalistes parler avec beaucoup de sérieux de l’élégance et blablabla… c’est du bullshit… C’est juste des fringues !” Mark McNairy se marre. A 41 ans, l’Américain, à la tête de sa propre marque, également directeur de création chez Woolrich Woolen Mills, est en train d’imposer sa vision dans le milieu. Il fait drôle, irrévérencieux, insolent. Il colle des “fuck off” sous les semelles d’une paire de pompes, met un imprimé zébré sur une autre, des espadons en plastique dans ses lookbooks, préfère les mannequins vieux et un peu chelou. Il est parfois à la limite du mauvais goût, mais il s’en sort toujours. Par une pirouette. Par un smiley lâché comme ça, n’importe comment. Ou par un imprimé “Fuck Ivy” en pleine folie Ivy. En se moquant ainsi des conventions et des tendances, McNairy est d’une modernité imparable. Après s’être spécialisé dans la création de chaussures pour homme bien senties et bien finies, le New-Yorkais, passé par l’institution J.Press, dessine depuis quelques saisons des vêtements pour homme, et s’attaque désormais à la femme. Plutôt à la fille. Sa fille, Daisy, à la fois inspiration de la ligne et mannequin du lookbook. “Daisy est ma première fan, elle voulait toutes les pièces de la collection homme, j’ai décidé du coup de faire aussi des vêtements pour femme.” Mais la chose ne l’effraie absolument pas. “La femme, c’est par là que j’ai commencé, il y a vingt ans, alors non vraiment pas…” McNairy utilise en l’occurrence les mêmes ingrédients que pour sa ligne masculine. A savoir des modèles qui s’inspirent aussi bien de l’univers du streetwear (le camouflage, par exemple) que du vestiaire traditionnel américain (blazer, cardigan…) aboutissant à une hétérogénéité totalement assumée. “Je suis un créateur de pièces, je n’ai pas la vision large d’une collection, je préfère créer aveuglément mes pièces une par une et à la fin je mixe le tout.” Juste des fringues, quoi… 28.03.2012 les inrockuptibles 107

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blow-up

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’analphabète de demain ne sera pas celui qui ignore l’écriture, mais celui qui ignore la photographie”, estimait dès la fin des années  20 le peintre et théoricien de la photographie László Moholy-Nagy, comme le rappelait Walter Benjamin dans ses propres écrits sur la photo, que les éditions Allia viennent de republier1. Comment peut-on aujourd’hui ignorer la photographie, alors que chacun la pratique au quotidien avec un simple smartphone, et que la dévotion dont elle fait l’objet n’a jamais été aussi forte, dans les magazines, galeries, musées, sur les murs des villes, sur Facebook… ? Mais ne pas l’ignorer ne signifie pas pour autant la comprendre. L’un des indices de cette centralité culturelle de l’image photographique s’incarne dans un nouveau poncif des journaux qui cèdent quasiment tous au jeu, plus ou moins réussi, du décryptage des images.

Sébastien Calvet/Libération/samedi 17 et dimanche 18 mars 2012

Comment saisir le sens d’une image d’actualité ? Alors que toute la presse se prête au rituel du décryptage, Gérard Lefort, avec sa chronique Regarder voir dans Libération, réfléchit au mystère ou à l’évidence trompeuse des photos parues dans son journal. Quelques flèches et légendes suffisent souvent à “cadrer” le commentaire, centré sur quelques-uns des signes visibles que la photo exhibe : le col de chemise de la personne représentée, la couleur de ses chaussures ou de sa chevelure, le décor ou le paysage plus vaste dans lequel elle s’expose… Sur un mode généralement ludique et malicieux, l’idée est de dévoiler, sous son évidence, les artifices et le hors-champ d’une image, qui contient souvent une part secrète de propagande. Face aux portraits répétés des personnalités, il s’agit de déconstruire le soustexte et le storytelling dont abusent désormais les gens “visibles” (vedettes, politiques, people…). Une manière de signifier qu’une photographie ne peut plus nous laisser dupes et qu’elle cache quelque chose… de louche. Dans sa chronique, Regarder voir, qu’il tient chaque samedi dans Libération, le critique Gérard Lefort affiche une ambition d’un autre ordre, en empruntant des chemins

opposés, sans flèches (ou alors seulement empoisonnées et invisibles), en s’intéressant surtout aux cadrages, couleurs et techniques d’incarnation. Par-delà ses effets politiques, l’esthétique reste sa grande affaire. C’est moins un décryptage qu’il mène qu’une traversée. Le critique ne prétend pas dévoiler la vérité absolue d’une image mais cherche à en restituer une part relative, augmentée (comme on parle d’un homme augmenté), plus réelle encore que ce qu’elle suggère en surface. “L’exercice d’écriture est un exercice d’exhaussement, d’agrandissement, un blow-up comme l’entendait Antonioni”, confiait-il récemment lors d’une rencontre au Centquatre autour de l’exposition des étudiants des Arts-Déco sur L’Envers et l’Endroit. Rappelant l’avertissement du cinéaste Robert Bresson – “Regarder n’est pas voir ; ce que vous croyez voir n’est pas ce que vous regardez” –, Gérard Lefort sait qu’une image, tel un train, peut en cacher une autre,

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au poste

rire ou ne pas rire

Babette Mangolte/Libération/samedi 3 et dimanche 4 mars 2012

Quand le rire des politiques devient le pire de la politique.

choisir l’image qui “intrigue, alpague, aspire et inspire, étendant son empire jusqu’à l’obsession” “infiniment”. Confronté chaque semaine à la somme imposante d’images éditées durant la semaine par le service photo de son propre journal, le critique en choisit une qui “intrigue, alpague, aspire et inspire, étendant son empire jusqu’à l’obsession”. Cette obsession prend des chemins de traverse souvent magnifiques et surprenants, au-delà du rêve et de la réalité mêmes, dans un entre-deux proche de l’attention flottante que certains portent aux mots des autres. L’image est aussi un discours, Lefort l’écoute comme il la regarde, sans présupposés, happé par ses non-dits et ses subtils énoncés. L’attention portée à l’ambiance générale autant qu’aux traits particuliers de chaque image se mêle à un art du récit qui s’autorise le principe de divagation. Face, par exemple, au visage

du jeune Georges Perec, dépouillé de son bouc et de sa chevelure ébouriffée, Lefort se demande ce que signifie cette tête d’écrivain qui dépasse d’une fenêtre, ce mystère d’un sourire dont on ne sait à qui il s’adresse. Le portrait de François Hollande, paru le 15 mars, travaillant dans un train, de profil sur un fond laiteux, le menton un peu relâché, lui inspire autant de remarques pertinentes : alors que la photo de Sébastien Calvet a suscité de nombreuses réactions hostiles au nom de sa supposée malveillance, Lefort devine, lui, dans la composition la présence fantomatique de peintres comme Vermeer ou Rembrandt. Méchante pour certains, lumineuse pour lui et d’autres : c’est en la regardant attentivement qu’on en débusque les richesses. D’ailleurs, Lefort

le reconnaît : “Ce n’est pas normal de regarder vraiment des images, il faut s’y mettre.” Ce travail du regard conditionne parfois une “sorte de transe, un état littéralement critique”, grâce surtout au “punctum” défini par Roland Barthes dans La Chambre claire, ce mystère qui pique votre regard, cette “fêlure par où s’engouffre le mince courant d’air de la fiction”, comme le suggère Lefort, trop fort. Outre qu’elle illustre les partis pris audacieux de la politique iconographique du journal Libération, sa chronique Regarder voir offre un espace de réflexion revigorant sur la photographie d’actualité, cet empire des signes, dans lequel Lefort nous guide : une voie possible pour se retrouver, remuscler son regard, exorciser la peur et l’oubli. Jean-Marie Durand Regarder voir Tous les samedis dans Libération 1. Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique et Petite histoire de la photographie (Allia), 96 et 48 pages, 6,10 € chacun

En ne riant pas devant Sarkozy plié en quatre au Petit Journal, en ne supportant pas l’artificielle mise en scène d’un face-à-face tronqué par l’idéologie du rire comme impératif catégorique, on songeait au pamphlet de François L’Yvonnet, Homo comicus : “Nous sommes entrés dans un univers où tout est comique, où tout le monde est comique, par la disparition de son contraire ou de son négatif. Il y a un véritable intégrisme de la rigolade…” Par-delà les excès du genre pamphlétaire, le philosophe a raison de souligner que “la politique et l’humour ont versé dans le virtuel où tous les chats sont gris”. Peu importe ce que pensent les politiques, ce qu’ils disent, puisque seule la manière de le dire compte désormais. Que Sarkozy mange des chouquettes, et qu’il en rie à tue-tête, on s’en moque, on ne voudrait même pas assister à ce spectacle, car le politique, malin, stratège, a compris qu’il “suffit de montrer que l’on est capable de se déboutonner, de rire grassement avec le bon peuple” pour faire illusion. “L’humorisme politique produit de la dérision intégrée”, comme les situationnistes parlaient de la subversion intégrée. Tout cela est parfaitement “inoffensif”, ce que pointe avec pertinence François L’Yvonnet : “La grande moulinette médiatico-humoristique réduit les différences, rend permutables les êtres et les valeurs.” Le drame de cet “intégrisme de la rigolade” est qu’il a installé une “entente cordiale” entre politiques et humoristes, qui ont fini par faire le même métier : rire ou feindre de rire, comme si plus rien ne pouvait déranger. “L’humour ne se résigne pas, il défie”, disait Freud, qui, sur la gaudriole, en connaissait un rayon. François L’Yvonnet, Homo comicus ou l’intégrisme de la rigolade (Mille et Une Nuits), 72 pages, 9 €

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Arte

réfléchir à la nature et aux usages de l’image politique, dévoyée par la loi du marketing

l’art(e) de la campagne A travers des programmes courts et de mutiples formats (film, photo, animation), la chaîne veut offrir un autre regard sur une campagne électorale enlisée dans la torpeur.



ue nous disent les images des candidats en campagne, suivis à la trace par des camions de caméras et d’appareils photo depuis des semaines ? A force de les consommer, nous n’en avons plus le goût. Ce n’est que lorsque surgit un effet de surprise, un accident dans le cadre, que le regard peut s’agiter. Il y a quelque chose à voir, enfin. Décentrer le regard, en élargir le champ, brouiller le sens commun, oser des expériences visuelles : ces horizons esthétiques ont toujours été au cœur du travail de programmation de Paul Ouazan, directeur de l’Atelier de recherche d’Arte-France (Die Nacht/La Nuit, Klang, Juke Box Memories, Switch, Snark, Les Nuits de la pleine lune, Paroles de réfugiés, Moi, maintenant, Messages d’amour, Brut…). D’où son envie de confronter au dispositif vicié de la campagne électorale le regard de trois brillants photographes – Claudia Imbert, Gilles Coulon, Stéphane Lavoué – qui contournent les rituels de l’image d’actualité et s’émancipent de ses règles usées, comme ils le prouvent depuis plusieurs années dans leurs travaux respectifs, à distance de l’actualité brute tout en rattachant ses échos au cadre de leurs images. Produite par Luc MartinGousset (Point du Jour), la collection de

35 modules de deux minutes, Photographie de campagne, diffusée tous les soirs à 20 h sur Arte, a l’ambition de regarder ainsi différemment le petit théâtre de la campagne. “Ce qui nous a conduits à choisir la photo, c’est sa capacité à saisir l’instant, son rapport singulier avec l’histoire en train de se faire”, expliquent Paul Ouazan et Luc Martin-Gousset. “Regarder la France en campagne, c’est redonner à chacun sa place de sujet dans cette histoire.” Suivant les candidats dans leurs meetings, déplacements en province, visites d’usines ou rencontres diverses, les trois photographes livrent des traces visibles de cette campagne aveuglante, pendant que la journaliste et écrivaine Judith Perrignon éclaire, elle, la parole des candidats à travers quelques brefs et intenses entretiens, délestés eux aussi des codes de la communication politique et du storytelling. Parallèlement à cette collection de films courts, Arte lance une autre série de courts métrages d’animation d’une minute, censés dessiner le portrait inconscient de la figure du président de la République, J’ai rêvé du Président. Collectés sur les réseaux sociaux, ces rêves ont été mis en scène par Etienne Chaillou et Mathias Théry. Autre dispositif original, Une certaine

idée de la France : sur arte.tv, huit journalistes étrangers livrent leur regard sur l’état mental et social de la France, à travers quelques questions-clés comme le système scolaire, l’intégration des immigrés, la désindustrialisation, la vie dans les campagnes… Quant à Arte Radio, elle propose en partenariat avec Mediapart une longue série sonore sur la France invisible et l’abstention, ainsi qu’un reportage de Gaëlle Gauducheau, à partir du 4 avril, sur un photographe couvrant la campagne : une nouvelle manière de réfléchir à la nature et aux usages de l’image politique, dévoyée par la loi du marketing. Photographier la campagne, c’est aussi mesurer la nécessité de sortir du rang, de désobéir aux diktats de la propagande, de saisir ce qui vibre et pleure sous le vernis glacé de la France forte. Jean-Marie Durand Sur Arte  Photographie de campagne, jusqu’au 4 mai, à 20 h J’ai rêvé du Président, à partir du 2 avril, dans 28 Minutes à 2 0 h 05 Une certaine idée de la France, à partir du 16 mars sur 2012.arte.tv Le Plus Grand Parti de France et Objectif Une (à partir du 4 avril pour cette dernière), sur arteradio.com

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les salopes se rebellent En insultant une étudiante militant pour la contraception, l’animateur Rush Limbaugh a déclenché un scandale qui se retrouve au cœur de la campagne présidentielle américaine.

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e 29 février, Rush Limbaugh, animateur vedette du Rush Limbaugh Show, gros type aux allures de pitbull et à la verve mauvaise, connu pour ses diatribes réactionnaires, s’en prend violemment à Sandra Fluke, étudiante en droit de l’université de Georgetown. Invitée quelques jours plus tôt à prendre part à un débat organisé au Congrès, Sandra Fluke avait expliqué qu’elle regrettait que l’assurance-maladie de sa

une pétition lancée sur les réseaux sociaux a convaincu des annonceurs de ne plus apparaître dans le “Rush Limbaugh Show”

fac ne lui rembourse pas la pilule. Le débat s’inscrit dans le contexte d’une proposition de loi de l’administration Obama sur la question. La jeune étudiante devient alors la bête noire de l’incontrôlable Limbaugh, qui dérape une fois de plus pour le bonheur de ses quinze millions d’auditeurs, la traitant de “salope” (slut) et de “prostituée”. Il pète un peu plus les plombs le lendemain, ajoutant : “Si c’est nous, contribuables, qui payons pour ses contraceptifs, et donc pour qu’elle fasse l’amour, alors nous réclamons quelque chose en échange : qu’elle mette ses vidéos en ligne et que l’on puisse tout voir.” On ne saurait revenir ici en détail sur la suite de

cette affaire, que certains qualifient de slutgate ou de Limbaughgate, si ce n’est pour remarquer trois choses. D’abord, le rôle majeur joué par les réseaux sociaux dans cette affaire. Une pétition lancée sur Facebook et Twitter qui, avec plus de 500 000 signatures, a convaincu une douzaine d’annonceurs (dont AOL) de ne plus financer le programme de Limbaugh, bientôt suivis par Ford Motors. “Le pouvoir collectif des réseaux sociaux afin de faire pression sur des entreprises n’a jamais été aussi éloquent que dans l’affaire Limbaugh” explique Edmund Lee, journaliste de Bloomberg News. Frappé au portefeuille, Limbaugh a d’ailleurs présenté de molles excuses

Ensuite, le tour éminemment politique et même idéologique que prend l’affaire, à l’heure où républicains et démocrates en campagne opposent leurs visions du système de santé, de la famille et de la sexualité. Si Obama himself appela l’étudiante pour lui apporter son soutien, certains républicains dénoncèrent du bout des lèvres leur ancien ami Limbaugh. “Ce n’est pas le langage que j’aurais utilisé”, a esquivé Mitt Romney. Rick Santorum, le catho candidat à la Maison Blanche, fustige pour sa part le “double langage de la gauche”, évoquant les attaques du présentateur de télé pro-Obama Bill Maher contre Sarah Palin… tout en dénonçant la position de l’étudiante hérétique. Par esprit de provocation, une marque de préservatifs US, Sir Richard’s Condom, vient de lancer une campagne de soutien : “Sluts Unite”. Enfin, l’affaire s’inscrit dans un contexte que certains dénoncent déjà comme une “guerre contre les femmes” (“war on women”). Le Mississippi et le Kansas tâchent de discréditer les rares cliniques publiques qui pratiquent des avortements. En Arizona, une loi est à l’étude : un employeur pourrait refuser de payer l’assurance maladie d’une salariée utilisant des contraceptifs. “Une situation absurde, rappelle Margaret Talbot dans le New Yorker, qui cite une étude selon laquelle “99 % des Américaines ayant des rapports sexuels ont déjà utilisé la pilule”. La journaliste conclut pourtant en déplorant “l’impact de ce débat sur le déclin du mariage”… L’Amérique puritaine a encore pas mal de chemin à faire. Yann Perreau

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Rapport entre l’espérance de vie et le revenu par habitant

enquête

la république des données Trouver l’info qui fait sens dans les montagnes de données produites par nos sociétés et la transmettre sous une forme vivante. Le datajournalisme peut-il sauver les médias ?

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unter S. Thompson, père involontaire du nouveau journalisme gonzo, doit se retourner dans sa tombe. S’il était encore vivant, que penserait ce reporter adepte de la subjectivité et de la fiction, pour lequel une vérité valait bien quelques mensonges, du datajournalisme qui inonde les médias de ses graphiques et de ses courbes généreuses depuis quelques années ? Le datajournalisme, ou journalisme de données, semble constituer la dernière hybridation de la discipline. L’idée ? Elle est transversale. Nos smartphones, comptes Facebook, paiements par cartes, trajets ou conso énergétique produisent au quotidien des informations en masse. Ces données renseignent sur nos vécus de citoyens, nos identités de consommateurs, nos choix d’utilisateurs et leur impact sur le monde social, l’économie ou l’environnement. Rares sont les champs d’activité qui échappent à ce “traitement numérique”, et entreprises et administrations ne sont pas en reste. Ainsi, quelque part dans ce “data-déluge”, existent les notes de frais de

nos gouvernants, ou les rapports d’incidents émis par l’armée américaine durant la guerre d’Afghanistan... Une fois passé au filtre de l’analyse, l’ensemble des bases de données recèle des informations à très forte valeur ajoutée. Une mine d’or pour les journalistes en mal de moyens, une manne pour les titres de presse, à la reconquête d’un lectorat en perte de confiance. Ces infos brutes et cryptées sont souvent représentées à l’aide d’images. Le journalisme de données se donne à lire sous forme de visualisations interactives et très graphiques, taillées sur mesure pour une diffusion sur le net. Initié sur les portails du New York Times, du Guardian et en France chez Owni.fr, le développement du datajournalisme va de pair avec l’accessibilité et la qualité des données. Depuis quelques années, cette vague d’ouverture des données publiques (open data) donne du grain à moudre aux journalistes. En France, sur Data.gouv.fr, près de 350 000 jeux de données publiques sont consultables librement. Mais on n’y trouvera pas le nombre de suicides en

prison l’année dernière ou les décès dans l’enceinte de commissariats de police pour les trente dernières années, et c’est dommage. Travail de com via l’ouverture des données (ou datawashing) ou joyeux élan de transparence démocratique ? Une certitude, le journalisme de données ne saurait s’appuyer sur ces seules ressources institutionnelles, incomplètes car orientées. Côté libération forcée de documents, les enquêteurs en mal de matos peuvent se tourner vers WikiLeaks, qui, courant 2010 dévoilait une masse considérable de rapports – explosifs mais confidentiels –, de l’armée américaine sur la guerre en Afghanistan. Ces dizaines de milliers de fichiers avaient été mis par le site activiste à la disposition temporaire et exclusive du Guardian, du New York Times, du Spiegel, d’El País et du Monde missionnés pour apporter décryptage et expertise. Là réside un des enjeux majeurs du datajournalisme : face à une base de données – interdite ou non au monde civil –, la vérification s’impose. Vérification et analyse critique, comme leviers d’un journalisme qui doit continuer d’exercer sa fonction de contrepouvoir. Si l’ouverture des données constitue l’ADN du datajournalisme, la qualité des ressources définira en grande partie la qualité de l’information transmise. Quel type de source est-elle libérée, et quand ? Le risque de datawashing institutionnel doit être pris en compte, pour éviter un certain suivisme. La méthode est encore en construction, tout comme son schéma économique, mais il est indéniable que le reportage tient là un nouveau terrain d’investigation. Parmi les nombreux activistes de la discipline, une poignée de défricheurs, dont un prix Pulitzer – Stephen Doig –, tiendront cinq ateliers fin avril sur le sujet, à l’occasion du Festival international du journalisme de Pérouse en Italie, tandis que les Data Journalism Awards récompenseront pour la première fois le 31 mai 2012, les projets les plus innovants. Sceptiques ou conquis, guettez les avancées du Data Journalism Handbook, un manuel-manifeste en ligne, écrit à plusieurs mains par une belle flopée de développeurs et de journalistes, dont Aron Pilhofer, boss de l’édition interactive du New York Times. Théophile Pillault

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bad Luck L’ovni de David Milch et Michael Mann a été arrêté après la mort d’un troisième cheval sur le plateau. Est-ce la fin des séries “arty” ?

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a fin d’une série n’est pas toujours un événement. Annoncée de manière brutale, celle de Luck a retenti comme un coup de tonnerre. Située dans l’univers des courses hippiques, portée par Dustin Hoffman et Nick Nolte, cette œuvre étrange enfantée par le scénariste David Milch (NYPD Blue, Deadwood, etc.) et le réalisateur Michael Mann (Heat, Collateral, etc.), avait profité d’un buzz énorme avant son lancement sur HBO. Elle devait porter au plus haut la convergence entre le meilleur de la télé et du cinéma. Elle a été fauchée en plein vol après le tournage de onze épisodes et la mort d’un troisième cheval sur le plateau. Le 14 mars, un communiqué plein de diplomatie attristée sortait des ordinateurs de HBO : “C’est le cœur serré que nous avons décidé de cesser toute production future de la série Luck (…) La sécurité est notre priorité.” De leur côté, Milch et Mann y allaient de leur couplet : “Nous aimions tous deux cette série, les acteurs, l’équipe, les scénaristes. Ce fut une collaboration extraordinaire que nous comptons bien

on reproche à la série de se complaire dans une complexité gratuite

poursuivre dans le futur.” La rumeur annonçait pourtant les deux fortes têtes en conflit. Nick Nolte a même raconté au Los Angeles Times qu’un après-midi plus tendu que les autres, Milch s’était dirigé vers la salle de montage où se trouvait Mann pour le contraindre à travailler plus vite, une batte de base-ball en main. L’affaire s’était malgré tout réglée en douceur. En attendant l’hypothétique retour des compères, la fin de Luck sonne comme un échec pour la chaîne à péage la plus puissante au monde. Au lendemain de la décision, la plupart des analystes soulignaient que la série n’avait attiré qu’un très maigre public (1,14 million de personnes pour le pilote, à peine la moitié ensuite, chiffres inférieurs aux séries originales de Canal+) et que l’accident chevalin avait bon dos. En clair, HBO aurait profité de l’occasion pour euthanasier cette production coûteuse. Par comparaison, la nouvelle série star de la chaîne, Le Trône de fer (voir ci-contre), a attiré entre deux et trois millions de personnes durant sa première saison. Au-delà des circonstances et des chiffres, Luck allait-elle trop loin pour avoir sa place dans le monde télévisuel pourtant raffiné d’aujourd’hui ? Réalisé par Michael Mann, fascinant et volontairement crypté, le pilote avait hérissé certains critiques et spectateurs. Avec des arguments étrangement similaires à ceux qui

accompagnent les grands voyages sensoriels du Festival de Cannes (la Palme d’or Oncle Boonmee en 2010, par exemple), le reproche était fait à la série de se complaire dans une complexité gratuite et sans objet. Un reproche très discutable qui a eu néanmoins le mérite de soulever la question des limites. La télévision, forçant sa nature, semblait emprunter une pente “arty” depuis l’apparition des Soprano en 1999, accueillant des créations toujours plus ambitieuses sur le fond et sur la forme, parfois expérimentales comme Luck. Fin de la récré ? Le succès récent de la série d’espionnage Homeland (à voir en septembre sur Canal+) qui réussit l’alliance parfaite entre une thématique adulte propre aux séries du câble et un mode de récit très addictif à destination d’un public plus large, suggère que le modèle des intrigues tortueuses et à infusion lente, toujours vivant avec Boardwalk Empire (HBO), Treme (HBO), Boss (Starz) et dans une certaine mesure Mad Men, pourrait s’étioler. Outre Les Soprano, ce modèle avait connu son heure de gloire avec Deadwood et The Wire, deux grandes séries des années 2000. Depuis, HBO a perdu du terrain. L’expérience Luck ne devrait pas l’inciter à prendre davantage de risques. Olivier Joyard Luck en juin sur Orange Cinéma Séries.

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brèves McNulty à Séries Mania ! Casting haut de gamme pour la troisième édition (du 16 au 22 avril à Paris) du festival des séries du Forum des images : Terence Winter, créateur de Boardwalk Empire, ancien des Soprano, donnera une masterclass, ainsi que Gideon Raff, auteur de Hatufim, la série qui a inspiré Homeland. Mais le clou de la semaine sera la rencontre avec l’acteur anglais Dominic West, inoubliable McNulty dans The Wire. Egalement : projections, intégrales, tables rondes. forumdesimages.fr

24 au point mort

focus

trône puissant

La série d’heroic fantasy Le Trône de fer déchaîne les passions. On a tout de même le droit de ne pas l’aimer. lors que l’art des séries n’est vraiment pris au sérieux au-delà des fans purs et durs que depuis une décennie, la parole critique (au sens large) a longtemps peiné à dépasser la défense fébrile d’un territoire. Un peu comme s’il fallait défendre les séries en général pour leur donner une crédibilité, à partir du moment où elles émanaient d’un auteur. Ainsi, il a longtemps Les Revenants été “interdit” de faire la fine bouche devant Six Feet under. en tournage Heureusement, les temps changent avec Lointainement adaptée du film l’apparition de points de clivage sériephiles fantastique Les Revenants (2003) majeurs. Après Mad Men, qui a subi un de Robin Campillo, une nouvelle série de Canal+ léger retour de bâton lors de sa quatrième se tourne jusqu’au mois d’août saison, ou The Walking Dead, qui énerve les dans la région d’Annecy. twittos en nombre, Le Trône de fer se place Au casting, Anne Consigny, assez haut dans la liste. Cette prestigieuse Clotilde Hesme et Céline et très chère production d’heroic fantasy, Sallette. A la réalisation, diffusée sur HBO depuis l’année dernière, Fabrice Gobert (Simon Werner propose une version adulte et sanguinaire a disparu…). d’un univers souvent associé à la féerie bizarre et légèrement puérile du Seigneur des anneaux. En une saison, la série a su dépasser le socle d’amoureux transis qui lui était promis – le peuple geek – pour Sherlock (France 4, le 28 à 20 h 35) atteindre un public plus large. L’écrivain et On en parlait longuement la semaine intellectuel Tristan Garcia voit par exemple dernière : la saison 2 de cette adaptation dans Le Trône de fer un chef-d’œuvre contemporaine de Conan Doyle vaut le épique. D’autres reprochent à cette détour. Ce soir, Le Chien de Baskerville. mécanique huilée de multiplier les effets narratifs grossiers pour donner The Walking Dead (Orange Cinéchoc, les gages d’une profondeur soi-disant le 1er avril à 20 h 40) A peine cinq semaines shakespearienne. Nous faisons partie après sa diffusion aux Etats-Unis sur AMC, voici déjà l’épisode 10, saison 2, de notre série de ces “autres”, tout en nous réjouissant de zombies préférée. Dire qu’avant, les chaînes du retour de l’objet de notre affliction françaises parlaient d’un délai “incompressible” pour une saison 2. Comme le cinéma, de plusieurs mois. la littérature ou les autres formes d’art avant elles, les séries ont besoin d’objets Cold Case (France 2, le 2 avril à 20 h 35) coupants qui déchaînent les passions. O. J. Portée sur les allers-retours entre passé La saga du film 24 heures chrono continue puisque le studio Fox a annoncé sa mise en sommeil. Antoine Fuqua s’apprêtait à tourner en mai. Des questions de budget seraient en cause. Depuis que la série s’est terminée il y a deux ans, Kiefer Sutherland répétait que le projet avançait. La méthode Coué a ses limites.

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agenda télé

et présent, cette série policière captivante porte désormais bien son nom, puisqu’elle a été arrêtée en 2010 par CBS. France 2 diffuse la septième et dernière saison.

Le Trône de fer Saison 1 en DVD et BluRay (Warner). Saison 2 à partir du 1er avril sur HBO et en VOD sur Orange Cinéma Séries. 28.03.2012 les inrockuptibles 117

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émissions du 28 mars au 3 avril

Ma vie (séro) positive

traces de sang Le difficile travail préparatoire au jugement des Khmers rouges par un tribunal international.

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n contrechamp du récent documentaire de Rithy Panh, Duch, le maître des forges de l’enfer, Rémi Lainé et Jean Reynaud filment les coulisses et les travaux du tribunal international chargé de juger les Khmers rouges responsables des crimes de masse commis entre 1975 et 1979. Préparatifs, instructions et enquêtes se succèdent, dans des locaux idoines ou au fin fond des campagnes cambodgiennes. Duch est là, et tient des propos proches de ceux du film de Rithy Panh, entre confession et justification de sa participation active à “l’entreprise criminelle commune”. On assiste à une reconstitution : Duch retourne au centre d’exécutions S-21, où il officia comme directeur. Sur les lieux mêmes où ses sbires extorquaient des aveux par la torture, il est questionné sur son rôle exact. Serviteur zélé et craintif, Duch, qui a toujours obéi (aux dirigeants khmers comme au juge) était-il pire que ses maîtres, dont certains sont aussi jugés comme Khieu Samphan, chef d’Etat du régime, Nuon Chea, Ieng Sary et sa femme Ieng Thirith ? En tout cas, Duch est le seul à reconnaître sa responsabilité, ce qui est peutêtre une stratégie, mais joue tout de même en sa faveur. La vraie difficulté pour le juge français Marcel Lemonde, c’est d’obtenir les preuves que des ordres ont été donnés et exécutés. Car, contrairement au jugement de Nuremberg, celui de ces sinistres personnages intervient plus de 35 ans après les faits. Le principal responsable, Pol Pot, est déjà mort. Magistrale interrogation sur la nature et le mode opératoire du génocide cambodgien, le film dévoile la fragile grandeur de la justice internationale face à l’un des pires massacres du XXe siècle. Vincent Ostria

Khmers rouges – Une simple question de justice Documentaire de Rémi Lainé et Jean Reynaud. Mardi 3 avril, 22 h 15, Arte

Sauve qui peut Documentaire de Clarisse Feletin. Mardi 3 avril, 22 h 50, France 2

Bataille autour d’une usine en faillite devenue objet de convoitise. D’allure austère mais passionnant, ce film traite du processus sacrificiel d’une usine textile en France. Il s’agit de l’entreprise de linge de maison Descamps, dont l’antenne française de Régny (Loire) est en partie menacée par la restructuration de la société Zucchi dont elle est un des fleurons. Où l’on voit comment un jugement du tribunal de commerce décidant du meilleur repreneur pour une société, ne favorise pas les salariés. Ou comment des hommes d’affaires rachètent des entreprises pour mieux les saborder, les dépecer, ou les revendre comme des appartements. Les premiers à en subir les conséquences sont les employés. Edifiant. V. O.

Vivre au quotidien avec le VIH, entre espoir et découragement. A l’heure des trithérapies et d’une euphémisation générale sur les périls du sida, comment vit-on aujourd’hui la maladie ? Chaque année en France, 6 700 personnes découvrent qu’elles sont contaminées (dont 10 % ont entre 15 et 24 ans). Florence Raynel et Chakib Lahssaini filment la vie quotidienne de plusieurs séropositifs, qui témoignent tous des angoisses secrètes que la maladie génère parfois, mais aussi de leur énergie forcenée face à elle, comme si la meilleure manière de la tenir à distance consistait non pas à la nier, mais à en neutraliser les effets à travers une vitalité que rien n’atteint. JMD

Thierry Vincent de Lestrade

The Factory

Reportage de Florence Raynel et Chakib Lahssaini. Lundi 2 avril, 20 h 35, France 4

Le jeûne, une nouvelle thérapie ? Documentaire de Sylvie Gilman et Thierry de Lestrade. Jeudi 29 mars, 22 h 35, Arte

Des études vantent ses effets positifs. Place au jeûne. Depuis cinquante ans et sans que cela soit concerté, des études ont été menées en Russie, en Allemagne et aux Etats-Unis, sur les effets bénéfiques du jeûne. Très encadré, il est d’abord utilisé dans le traitement des pathologies mentales, puis pour soigner des maladies chroniques. Il permettrait de mieux traiter le cancer, et d’alléger les effets secondaires de la chimiothérapie. Ces études, qui se heurtent à l’hostilité de l’industrie pharmaceutique, font émerger une question clé : et si notre métabolisme était mieux programmé pour supporter le manque que l’abondance ? Alexandra Caussard

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La parisienne d'images

Yes We Can Téléfilm réalisé par Olivier Abbou. Vendredi 30 mars, 22 h 25, Arte

Deux branquignols veulent kidnapper la grand-mère kenyane d’Obama. Deux amis d’enfance un peu paumés, Jordan (Vincent Desagnat, ex-complice de Michaël Youn) et Mickaël (Loup-Denis Elion, vu dans Scènes de ménage sur M6), décident de partir au Kenya pour kidnapper la grandmère de Barack Obama et demander une rançon à la Maison Blanche ! A partir de cette trame narrative plutôt originale et fantaisiste, Olivier Abbou tire péniblement son récit, traversé par un humour assez lourd et scabreux. Le jeu des comédiens, trop désinvolte malgré leur vitalité, échoue à donner de l’épaisseur aux personnages qui naviguent entre naïveté et méchanceté gratuite autour des clichés raciaux. A. C.

Sarajevo mon amour Documentaire de Frédéric Tonolli et Arnaud Hamelin. Dimanche 1er avril, 22 h, France 5

Les amours tragiques d’Admira et Bosko, qui symbolisent les déchirements de la Bosnie. En 1993, Sarajevo fait face au plus long siège de l’histoire récente. La capitale bosniaque est le terrain d’affrontements meurtriers entre forces serbes et bosniaques. Pris au piège et affamés, les habitants tentent de survivre, un jour après l’autre. Admira est bosniaque, Bosko est serbe. Ils ont alors 25 ans et ils s’aiment malgré les conflits ethniques. Le 18 mai, alors qu’ils tentent de fuir leur ville, ils sont abattus sur le pont de Vrbana. Avant de mourir, Admira rampe jusqu’à Bosko pour l’étreindre une dernière fois. Leurs dépouilles resteront neuf jours sur le pont et l’image de leurs deux corps enlacés fera le tour du monde. A. C.

moi jeu Sophie Calle mise à nu par ses artifices, même. n film sur Sophie Calle exige future tombe), Sophie Calle se livre à cœur un réexamen des codes du portrait ouvert, assumant l’exposition de son cadre académique. Ses empreintes intime, objet même de son travail. échappant au cadre du commentaire “Les événements heureux, je les vis, les désincarné, mieux vaut lui laisser le soin malheureux, je les exploite”, confie-t-elle, d’en faire elle-même le récit. C’est à partir comme pour rappeler que la solitude, de ce retournement du mode d’écriture l’absence, la rupture se conjurent chez elle imposé par la collection Empreintes que par des rituels. Victoria Clay Mendoza a conçu son portrait Jouant le jeu de la mise à nu, qui ne se de l’artiste, sous la forme d’un autoportrait, déploie qu’à partir de purs artifices ou plus précisément d’une lettre ouverte qui l’encadrent, Sophie Calle démontre dans laquelle elle revient sur ses qu’elle danse avec les mots comme elle obsessions, ses plaisirs, ses souvenirs… danse la salsa, avec une sacrée vitalité. Jean-Marie Durand Filmée dans son atelier, sa maison de Camargue ou dans un cimetière en Californie Empreintes : Sophie Calle Documentaire de (où elle fit ses premières photos et où elle Victoria Clay Mendoza. Vendredi 30 mars, est revenue acheter l’emplacement de sa 21 h 30, France 5

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in situ living walls En peignant des visages aux murs et bâtiments, l’artiste russe de street art Nikita Nomerz réinjecte un peu de vie et d’humanité dans un paysage urbain figé et ennuyeux. Le résultat, c’est la naissance au milieu de nulle part de personnages originaux et parfois légèrement flippants. bit.ly/AB13Zj

alerte aux QR codes Depuis quelque temps déjà, les QR codes (des codes-barres en deux dimensions à flasher avec son smartphone) fourmillent dans les rues. Mais certains publicitaires n’ont de toute évidence pas tout à fait compris leur principe... Le site WTF QR codes en répertorie les utilisations les plus ratées, absurdes ou ridicules. wtfqrcodes.com

la campagne autrement Réalisé par des étudiants de l’école de journalisme de Grenoble, en lien avec Le Dauphiné libéré, Si j’étais président 2012 est un site à l’interface claire et ludique qui suit la campagne sous des angles originaux. Le site permet aux internautes de participer à un concours photo et de rédiger un programme politique. sijetaispresident2012.fr

Jon Rafman

les perles de Google Street View Dès 2007, des voitures Google équipées chacune de neuf caméras parcourent les rues de nombreux pays, pour donner naissance à Google Street View. Dans ce projet, l’artiste Jon Rafman a collecté des captures d’écran originales et inattendues, tristes ou amusantes, souvent porteuses de sens et parfois loufoques. 9-eyes.com

la revue du web Journal du net

The Guardian

conso française

auteurifiés

A partir des informations fournies par l’entreprise Nielsen, le Journal du net a mis au point une carte de France interactive, répertoriant les produits les plus consommés pour chaque département. Les chiffres sont hiérarchisés en fonction de l’écart de la consommation d’un produit par rapport à la moyenne française. Attention toutefois à ne pas tomber dans les clichés : ces produits sont aussi consommés par les touristes de passage dans la région et qui veulent découvrir ce qu’ils se représentent comme faisant partie de la gastronomie locale. bit.ly/x48dog

Urban Dictionary est un répertoire en ligne d’expressions argotiques, auquel chacun peut ajouter sa touche. Plutôt tourné vers des mots en rapport avec l’alcool et le sexe, une tendance littéraire s’est cependant récemment amorcée. Le nouveau jeu des internautes est d’attribuer une définition à des auteurs célèbres, en fonction de leur nom, de leurs habitudes d’écriture ou de l’atmosphère de leurs ouvrages. Des définitions souvent peu flatteuses. Ainsi, le verbe Hemingway signifie “rédiger un essai en étant sous l’influence de l’alcool”. bit.ly/wZsrt4

National Public Radio un ver dans l’oreille La psychologue Vicky Williamson raconte son travail à propos des earworms, littéralement les “vers d’oreille”, ces musiques qui restent coincées dans la tête, pendant des heures. Certains morceaux sont assimilés sans effort par la mémoire. Il s’agit dans ces recherches d’étudier le pouvoir de la musique dans le processus d’apprentissage mais aussi de savoir comment se sortir les earworms du crâne. A priori, le remède serait dans l’écoute de morceaux plutôt lents. n.pr/xJpquW

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Virgin Galactic

vu du net

Unv aisseau dum illiardaire Richard Branson

touristes du cosmos Si les croisières galactiques relèvent encore de la SF, quelques milliardaires s’offrent un petit tour dans les étoiles, et font rêver le net. e tourisme spatial commence à se (bit.ly/GClUxy). Il avait vu le premier homme faire plus concret… et il fait fureur marcher sur la Lune en 1969 (bit.ly/KRyvT) (huff.to/wePaLc). L’acteur Ashton et avait été subjugué par l’univers futuriste Kutcher vient d’ailleurs de réserver imaginé dans la saga Star Wars, dès 1977 son billet pour l’espace, le 500e vendu par la (bit.ly/GDZhJE). compagnie Virgin Galactic (virgingalactic. Depuis, la réalité s’est petit à petit com) appartenant au milliardaire britannique rapprochée de la fiction, jusqu’à la naissance Richard Branson (bit.ly/GCklzW). du tourisme spatial (bit.ly/bufANl, bit.ly/ De nombreux people auraient déjà prévu y8P1DA), un peu façon Cinquième Elément. leur voyage, dont le prix modique est de En 2001, le millionnaire américain Dennis 200 000 dollars (bit.ly/GCR8cS). Ashton Tito était le premier touriste de l’espace Kutcher réalisera donc le rêve de son vieil (bbc.in/mrKtgo). Il a dû se préparer pendant ami Michael Kelso, le personnage de la série 900 heures pour son voyage, organisé par That 70’s show qu’il a interprété durant huit l’Agence spatiale fédérale russe et qui dura ans. Kelso rêvait d’être astronaute plus d’une semaine. Des entreprises ont peu

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à peu investi le marché, à l’image de Space Adventures, qui propose des expéditions sur la Lune, des vols orbitaux, surborbitaux, etc. (spaceadventures.com). Playboy a même rêvé son futur space-club avec restaurant, casino et piste de danse (on.msnbc.com/GAOvny). Une telle expédition n’est cependant pas à prendre à la légère : en plus d’un entraînement physique, elle nécessite une rude préparation mentale (buswk.co/ xHn33D) et une bonne capacité à supporter l’ingestion de petites billes colorées appelées “nourriture” (bit.ly/GDiIV9). Outre le danger important que représentent les voyages spatiaux pour l’environnement (bit.ly/aXKlIA), on peut tout de même déplorer une chose : comme d’autres idées de loisirs originales (bit.ly/ p5Q1r1), ils ne sont pas vraiment, vu le prix et l’entraînement nécessaire, à la portée des simples mortels. La démocratisation du voyage touristique lunaire est toutefois prévue pour 2020 (bit.ly/uwftIX) mais avait déjà été anticipée en 1982 par Isaac Asimov (nyti.ms/GBnm6K). En attendant, il y a toujours la Cité de l’espace à Toulouse (cite-espace.com) ou ce réseau social dédié aux passionnés du cosmos (spacecollective.org). Alexandra Caussard

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film Vol au-dessus d’un nid de coucou de Milos Forman On ne fait plus de films comme ça de nos jours. Une telle finesse mêlée à tant de brutalité, c’est remarquable. A mon avis, le sommet de la carrière de Jack Nicholson.

livre

Les Adieux à la reine de Benoît Jacquot Histoires de Cour et de cœur dans la bourrasque de la Révolution. Palpitant et gracieux.

Chassol X-Pianos Jeune compositeur de musique de films ou de pubs, le Français Chassol crève l’écran.

The Believer n° 1 La revue américaine culte débarque en France. Un projet culturel transversal qui réunit dans ses colonnes Nick Hornby, Damon Albarn ou Zadie Smith.

Winnie l’Ourson d’A. A. Milne Il m’inspire de différentes façons et contient énormément de niveaux de lecture. Rempli de sagesse.

musique Concerto pour deux violons en ré mineur de J. S. Bach Depuis une dizaine d’années, mon téléphone sonne avec le mouvement Largo ma non tanto. C’est peut-être un sacrilège d’utiliser Bach en sonnerie, mais ça a un effet calmant sur moi. recueilli par Noémie Lecoq

Bye Bye Blondie de Virginie Despentes En adaptant l’un de ses textes, l’écrivaine surprend avec une belle comédie romantique lesbienne, sentimentale et optimiste.

Nouveau souffle de Karl Markovics Un premier film autrichien sobre, sec et fort autour d’un croque-mort.

Leur premier album, Good Man Down, est disponible. Ils seront en concert le 18 avril à Paris (Point Ephémère), le 19 à Bordeaux, le 20 à Toulouse, le 21 à Hyères, le 24 à Belfort, le 25 au Printemps de Bourges…

Childish Gambino Camp Star de la série Community, Donald Glover devient Childish Gambino, rappeur au flow costaud. Russell Banks Lointain souvenir de la peau Le meilleur portraitiste des marginaux de l’Amérique signe là des scènes d’anthologie.

Aloïs Nebel de Tomás Lunák L’histoire contemporaine tchèque, de la Seconde Guerre mondiale à Václav Havel, dans un superbe film d’animation.

Ewert And The Two Dragons (Ewert Sundja)

Andrew Bird Break It Yourself L’Américain brise les barreaux de sa cage dorée avec un album insouciant et habité.

Grimes Visions Entre électronique et Europe médiévale, la jeune et tordue Grimes sort un album fantastique. Flippant et brillant.

Le Fleuve de Jean Renoir. Une magnifique restauration du chef-d’œuvre indien de Renoir. Le Laboratoire d’Eric Rohmer De savoureuses miniatures documentaires. L’Exercice de l’Etat de Pierre Schœller. Ce film majeur fait écho à la campagne présidentielle.

Myriam Anissimov Vassili Grossman – Un écrivain de combat La vie de l’écrivain russe Vassili Grossman et à travers elle l’histoire violente de l’URSS.

Nathalie Heinich De la visibilité La sociologue interroge ce que cache et révèle le désir de visibilité dans nos sociétés médiatiques.

Une métamorphose iranienne de Mana Neyestani Toute l’absurdité du régime iranien, et des pouvoirs répressifs en général, mise à nu.

Le Pont des Arts de Catherine Meurisse Les coulisses de l’histoire de l’art en bonne compagnie : celle des écrivains.

Lone Sloane : Délirius 2 de Philippe Druillet Un parangon d’anticonformisme, de puissance et de démesure.

Après la bataille mise en scène Pippo Delbono TNT Toulouse (31), CDN Valence (26) Chant d’amour bouleversant à Pina Bausch, à Bobò et à tous ceux que ce monde rend fou.

Onzième mise en scène François Tanguy La Fonderie, Le Mans (72) François Tanguy au meilleur de sa forme dans un spectacle de pure magie.

C(h)œurs d’Alain Platel Teatro Real à Madrid et Holland Festival Platel, Duras, Wagner, Hessel, Verdi : même combat ! On entendra durant cet opéra des chairs, le souffle, les cris, les applaudissements, la vie tout entière.

Déplacer, déplier, découvrir LaM, Villeneuved’Ascq (59) Une exposition aiguise le regard sur cinq peintres abstraits des années 60-70, démontrant notamment l’importance du facteur biographique.

Fighter X Tekken sur PS3 et Xbox 360 Après des cross-over plutôt originaux, Capcom réunit deux des plus célèbres séries de combat.

Enacting Populism Kadist Art Foundation, Paris Une expo en forme de bureau de campagne interroge la montée du populisme.

Binary Domain sur PS3 et Xbox 360 Les concepteurs de Yakuza partent à la conquête du monde occidental avec Binary Domain. Pari à moitié gagné, mais l’intérêt subsiste.

Livret IV Musée départemental d’Art contemporain de Rochechouart (87) Dix-sept artistes invités par Irmavep Club discutent avec la collection du musée.

Les Royaumes d’Amalur – Reckoning sur PS3, Xbox 360 et PC Une variation du jeu de rôle simple mais séduisante.

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