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Travaux neuchâtelois de linguistique N° 57, 2012 • ISSN 1010-1705

Table des matières 

Geneviève DE WECK Avant-propos ------------------------------------------------------- 1-9



Tania ZITTOUN Usage de ressources symboliques à l’adolescence ---------------------------------------------------- 11-30



Ivan DARRAULT-HARRIS S’engendrer par le langage: la parole adolescente ------------------------------------------------------ 31-45



Stefano REZZONICO & Davide ASTORI Le parler des jeunes italophones d’un côté et de l’autre de la frontière: formes, représentations et pratiques déclarées d’adolescents tessinois et italiens ------------------------------- 47-62



Marc AGUERT, Michel MARCOCCIA, Hassan ATIFI, Nadia GAUDUCHEAU & Virginie LAVAL La communication expressive dans les forums de discussion: émotions et attitude ironique chez l’adolescent ------------------------------------------------ 63-82



Chantal WYSSMÜLLER & Rosita FIBBI Transmission d’une langue minoritaire: les pratiques langagières des jeunes de la troisième génération en Suisse --------------------------------- 83-100



Clelia FARINA, Evelyne POCHON-BERGER & Simona PEKAREK DOEHLER Le développement de la compétence d’interaction: une étude sur le travail lexical ----------------- 101-119

IV



Langage et identité à l’adolescence

Simone GROEBER Identité(s) en interaction – Des adolescents déficients auditifs en classe d’intégration -------------------- 121-141

Adresses des auteurs ---------------------------------------------- 143-144

Comité de lecture ------------------------------------------------------- 145

TRANEL (Travaux neuchâtelois de linguistique) La revue TRANEL fonctionne sur le principe de la révision par les pairs. Les propositions de numéros thématiques qui sont soumises au coordinateur sont d’abord évaluées de manière globale par le comité scientifique. Si un projet est accepté, chaque contribution est transmise pour relecture à deux spécialistes indépendants, qui peuvent demander des amendements. La revue se réserve le droit de refuser la publication d’un article qui, même après révision, serait jugé de qualité scientifique insuffisante par les experts.

Responsables de la revue Gilles Corminboeuf

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Evelyne Pochon-Berger

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Comité scientifique de la revue Marie-José Béguelin, Simona Pekarek Doehler, Louis de Saussure, Geneviève de Weck, Marion Fossard (Université de Neuchâtel)

Secrétariat de rédaction Florence Waelchli, Revue Tranel, Institut des sciences du langage et de la communication, Université de Neuchâtel, Espace Louis-Agassiz 1, CH-2000 Neuchâtel Les anciens numéros sont également en accès libre (archive ouverte / open access) dans la bibliothèque numérique suisse romande Rero doc. Voir rubrique "Revues": http://doc.rero.ch/collection/JOURNAL?In=fr

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2012, 57, 1-9

Avant-propos Geneviève de Weck Institut des sciences du langage et de la communication, Université de Neuchâtel

Les 11 et 12 novembre 2010 s’est tenu à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de l’Université de Neuchâtel le 11e colloque de logopédie, sur le thème Langage et identité à l’adolescence. Ce colloque a rassemblé une centaine de personnes, des cliniciens, logopédistes pour la plupart, mais également des chercheurs en logopédie, psychologie, éducation et sciences du langage. On rappellera qu’il fait suite à dix autres rencontres consacrées aux thèmes suivants: Les situations de communication (1990), Bilinguisme et biculturalisme (1992), Interventions en groupe et interactions (1994), Discours oraux – discours écrits: quelles relations? (1996), Langage, étayage et interactions thérapeutiques (1998), Le langage écrit (2000), Analyse des pratiques langagières (2002), Les troubles de développement du langage (2004), Jeu, langage et thérapies 1 (2006) et Interactions, acquisitions et apprentissages (2008) . Le thème qui a été retenu pour ces traditionnelles journées scientifiques contraste avec les précédents. En effet, si, comme les titres précités le montrent, nous nous sommes jusqu’ici généralement centrés sur des thèmes transversaux relatifs au langage et à ses troubles qui concernent l’être humain de l’enfance à l’âge adulte, sans nous arrêter particulièrement sur une période de la vie, un choix différent a été opéré pour l’édition 2010 des colloques de logopédie. Plusieurs raisons ont motivé cette option. Il est trivial de rappeler que l’adolescence est un âge charnière de la vie où des choix d’études, professionnels et de vie personnelle commencent généralement à être opérés. En même temps, cette période se caractérise par des remises en question et par la constitution-renforcement de l’identité personnelle et sociale. Aussi importante qu’elle soit, l’adolescence est pourtant encore peu étudiée comme un potentiel; on y stigmatise trop souvent les ruptures et les problèmes ou on adopte une attitude trop défaitiste face à des difficultés qui n’ont pas pu être résolues

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Les Actes de ces rencontres ont paru dans les numéros 16, 19, 22, 25, 29, 33, 38/39, 42, 46 et 49 des TRANEL.

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Avant-Propos

durant l’enfance, en particulier les troubles du langage oral et/ou écrit. En effet, de nombreux travaux scientifiques en pathologie du langage commencent à démontrer que les troubles du langage observés durant l’enfance ne sont souvent pas entièrement résolus à l’adolescence; ils déterminent alors souvent négativement les choix futurs en matière de formation et de vie professionnelle. Ce constat doit donc directement interroger les professionnels, et notamment les logopédistes, sur les enjeux et les nécessités des interventions à l’adolescence, au-delà de la scolarité obligatoire, même si les pouvoirs publics tendent à réduire leur soutien financier à partir de cette limite scolaire. Si certains jeunes arrivent à l’adolescence moins armés que d’autres, les remaniements de cette période peuvent aussi permettre des évolutions positives sur différents plans de la personne, auxquelles les interventions logopédiques peuvent contribuer. Durant ce colloque, les contributions des intervenants ont permis d’approfondir cette période de la vie dans une visée interdisciplinaire, en s’interrogeant à la fois sur les remaniements identitaires et les ressources de l’adolescence, sur ses particularités, notamment dans le domaine du langage (oral et/ou écrit), sans escamoter la question des troubles, qu’ils concernent le langage et/ou la personnalité dans son ensemble. Ainsi les interventions se sont articulées autour des trois thèmes suivants: • la construction de l’identité personnelle et sociale • le langage à l’adolescence: ses spécificités, le rapport à l’écrit et les troubles du langage • le rôle du plurilinguisme et du pluriculturalisme, ainsi que celui de la migration dans cette construction identitaire Ces thèmes attestent le caractère interdisciplinaire de ce colloque, apparu dans l’éventail des six conférences plénières et des cinq ateliers se déroulant en parallèle lors de deux sessions. En conséquence, des regards différents, mais complémentaires, ont été portés durant ces deux journées sur les rapports entre langage et identité à l’adolescence. Toutefois, la publication des Actes ne comprend pas l’ensemble des contributions, certains orateurs ayant renoncé à publier leur présentation. De plus, l’organisation des sept articles de ce numéro ne reflète pas le déroulement du colloque. Nous avons préféré proposer aux lecteurs un cheminement thématique, tel que décrit ci-dessus. Mais avant de présenter en détails les articles de ce numéro, nous souhaitons donner un aperçu de l’ensemble du colloque et accorder une place aux interventions qui ne sont pas publiées, afin que les lecteurs intéressés puissent poursuivre la réflexion à partir de quelques éléments de synthèse accompagnés d’indications bibliographiques.

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La question du langage et de l’identité à l’adolescence peut s’appréhender de différentes manières, individuelles comme socio-culturelles, dans un rapport au monolinguisme comme dans un rapport au plurilinguisme. De manière générale, différents objets culturels (films, musiques, textes) peuvent constituer des ressources pour donner sens aux expériences nouvelles vécues par les adolescents (Zittoun, cf. infra). L’identité en mutation passe également par le langage et, en particulier, par des formes particulières qui sont propres aux groupes de jeunes. Loin de consister en des formes appauvries de la langue, la parole adolescente est le lieu même de l’innovation et de la création néologique, qui prennent leur sens en regard des mutations corporelles et psychiques des jeunes (Darrault-Harris, cf. infra). Des particularités linguistiques sont attestées chez les jeunes qui les reconnaissent comme telles, ce qui leur permet de s’identifier aux groupes qui adoptent ces pratiques (Rezzonico & Astori, cf. infra). De même, les nouvelles technologies, qui ont transformé en profondeur les stratégies communicationnelles des êtres humains, présentent des spécificités linguistiques; les forums de discussion, très prisés des adolescents, illustrent ce phénomène, en particulier sur le plan de l’expression des émotions et de l’ironie (Aguert & al., cf infra). Si les jeunes adoptent des formes de langage qui leur sont propres, qu’en est-il de leur rapport au langage écrit? Des éléments de réponse ont été apportés dans la conférence de Marie-Claude Penloup, professeure à l’Université de Rouen (laboratoire LiDiFra), qui a éclairé d’un jour nouveau le rapport au langage écrit des jeunes, dans le cadre d’une sociodidactique qui s’ancre sur l’observation des pratiques langagières des apprenants. C’est dans ce cadre qu’elle postule l’existence de “connaissances ignorées“ (Penloup, 2007 et 2008) chez les jeunes. Ces connaissances ont généralement été acquises hors de l’école et sont, la plupart du temps, ignorées par celle-ci. Il s’agit de l’écriture extra-scolaire, beaucoup plus fréquemment pratiquée qu’on ne le soupçonne souvent, dont voici quelques exemples par ordre décroissant de fréquence de ces pratiques: lettres, listes utiles, copie de chansons, copie de blagues, autres listes, inventions de chansons, textes sous des photos, invention de poèmes, débuts d’histoires et de romans, fiches sur des sujets favoris, journal intime, etc. Ces écrits sont produits seuls ou à plusieurs, de manière manuscrite ou électronique, pour soi ou partagés. L’hypothèse de Penloup postule que la prise en compte de cette écriture extrascolaire pourrait constituer une base sur laquelle les enseignants pourraient prendre appui, comme une sorte de tremplin, pour les transformer en savoirs conscients et pour amener les jeunes vers la découverte d’autres écrits. Cette hypothèse semble également pertinente pour la logopédie. Les aspects du langage à l’adolescence évoqués jusqu’ici mettent en évidence un certain nombre de particularités, de connaissances et de

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Avant-Propos

ressources. Cela ne doit pas faire oublier les difficultés que certains jeunes peuvent éprouver dans la communication orale et/ou écrite avec d’autres. Ce thème a été l’objet de la conférence de Victoria Joffe, professeure de développement du langage à la City University de Londres et spécialiste des troubles du langage. Partant du constat que les travaux de recherche sur les troubles développementaux du langage se sont jusqu’ici surtout centrés sur l’âge préscolaire et la période de l’école primaire, elle montre le besoin impérieux d’étudier davantage la période de l’adolescence pour deux raisons complémentaires. D’une part, le langage continue à se développer durant cette période; d’autre part, un nombre non négligeable de jeunes présentent des troubles du langage et de la communication qui influencent considérablement leur parcours scolaire et ont un effet à long terme sur leur fonctionnement personnel, social et éducationnel, comme l’ont montré différents auteurs (voir par exemple Conti-Ramsden & Botting, 2008; Conti-Ramsden & Durkin, 2008 et 2010). L’étude rapportée par Joffe (2011 et in press; Joffe & Blak, in press) poursuit deux objectifs. Il s’agit d’une part d’approfondir la nature des difficultés langagières et communicationnelles d’un groupe de jeunes et d’autre part d’évaluer l’efficacité de quatre types d’interventions logopédiques en groupe, centrées chacune sur des objets différents (vocabulaire, narration en particulier), en les comparant. Les résultats montrent que les troubles langagiers concernent en particulier la dimension sémantique et syntaxique du langage, surtout en expression, y compris les aspects idiomatiques. Les interventions ont permis aux jeunes de développer surtout les dimensions spécifiquement abordées dans le groupe; le groupe où plusieurs aspects sont combinés donne de meilleurs résultats sur l’ensemble des domaines testés. Le troisième thème de ce colloque, le plurilinguisme, a été parcouru de diverses manières. D’une part, dans le cadre de l’approche de l’analyse conversationnelle, plusieurs intervenants ont étudié les interactions de jeunes bilingues dans des contextes différents: la question de l’apprentissage d’une langue seconde a été traitée dans l’étude des interactions de jeunes filles au pair lors d’un séjour linguistique (Farina & al., cf. infra) et dans celle de la participation de jeunes sourds bilinguesbimodaux en classe d’intégration (Groeber, cf. infra). D’autre part, dans le cadre de la migration, la problématique de la langue, et celle du plurilinguisme en particulier, prend une coloration différente. Il s’agit de savoir comment les langues - d’origine et du pays d’accueil au moins - contribuent à la construction identitaire des personnes. Alors que la langue du pays d’accueil se développe au fil des générations, que se passe-t-il du côté de la langue d’origine? C’est à cette question qu’ont tenté de répondre C. Wyssmüller et R. Fibbi (cf. infra) à travers une étude qu’elles ont menée sur la transmission de la langue d’origine. C’est aussi

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l’objet de la recherche de Patricia Lambert (2005), maître de conférence à l’Université Lyon 2. Dans une approche de sociolinguistique ethnographique mettant l’accent sur les implications sociales, scolaires et identitaires du plurilinguisme vécu au quotidien, elle a étudié les répertoires linguistiques et identitaires d’adolescentes descendantes de migrants, scolarisées dans un lycée professionnel. Il s’agissait d’appréhender la diversité des ressources linguistiques des élèves afin d’être davantage en mesure de les prendre en considération dans les pratiques pédagogiques. L’organisation de ce numéro suit la logique des trois thèmes du colloque. C’est ainsi que le premier article, proposé par Tania Zittoun, professeure de psychologie-éducation à l’Université de Neuchâtel, analyse dans une approche socioculturelle l’usage d’objets culturels, tels que films, musiques et textes, par des adolescents en tant que ressources développementales. Elle retrace tout d’abord les enjeux de la période de l’adolescence sur le plan de l’identité, période qui se caractérise à la fois par des ruptures et des transitions, par une diversité d’expériences nouvelles et de changements, impliquant des processus d’apprentissage et d’attribution de significations. Dans un second temps, l’auteure présente quelques résultats d’une recherche plus large avec des adolescents de l’école secondaire. Elle montre d’une part la diversité des expériences culturelles des jeunes, et d’autre part la manière dont ces derniers recourent aux objets culturels comme ressources symboliques, y compris certains textes étudiés à l’école, pour donner un sens à leurs expériences. Elle suggère enfin à quel point il semble pertinent et important que les adultes prennent en considération ces diverses expériences. C’est dans une approche différente, qui se situe à l’interface entre la linguistique, la sémiotique du discours et la psychanalyse, que Yvan Darrault-Harris, professeur à l’Université de Limoges et à la EHESS de Paris, aborde la parole adolescente. Même si celle-ci se caractérise par une grande innovation et par la création de néologismes, sa seule description n’est pas suffisante pour la comprendre selon l’auteur. Un pas de plus doit être franchi, celui de l’appréhension de la signification de cette créativité continuellement renouvelée. L’auteur met en relation cette créativité avec les connaissances actuelles relatives d’une part aux changements corporels qui surviennent à l’adolescence, le corps étant l’instance de base du langage, et d’autre part à la “puberté psychique“ qui s’ancre dans les changements corporels. Finalement, l’auteur suggère que cette analyse pluridisciplinaire permet un accès privilégié à la signification que l’on peut donner aux comportements adolescents et devrait permettre de concevoir une prévention vis-à-vis des adolescents “à risques“.

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Avant-Propos

Dans l’article de Stefano Rezzonico et de Davide Astori, respectivement assistant-doctorant à l’Université de Neuchâtel et professeur à l’Université degli Studi di Parma, le lecteur trouvera les résultats d’une recherche sur le langage des jeunes. Les auteurs se sont attelés à étudier les représentations et les pratiques déclarées de jeunes italophones, de part et d’autre de la frontière suisso-italienne. Ils montrent que, malgré les différences dialectales parfois observées entre les deux régions, les jeunes ont construit les mêmes représentations de la parole adolescente, qui leur permet de s’identifier à des groupes distincts ou au contraire de s’en distancer. Ils déclarent par ailleurs y recourir régulièrement, mais la grande majorité d’entre eux décrit un usage non systématique, lié aux différents types de situation d’interaction qu’ils vivent dans leur vie quotidienne: ils distinguent les situations où cet usage est possible et valorisé et celles où ils s’abstiennent de l’utiliser estimant que cet usage pourrait avoir un effet négatif sur la perception que les autres pourraient avoir d’eux-mêmes (par exemple dans le monde professionnel). Pour clore cette partie sur le langage à l’adolescence, Marc Aguert, maître de conférence à l’Université de Caen Basse-Normandie, Michel Marcoccia, Hassan Atifi, Nadia Gauducheau, tous trois collaborateurs à l’Université de technologie de Troyes / CNRS, et Virginie Laval, professeure de psychologie du développement à l’Université de Poitiers, abordent le langage des jeunes au travers de l’étude de forums de discussion. Plus précisément, ils s’attèlent à analyser la façon dont les jeunes communiquent leurs émotions et leurs attitudes lors de situations de communication médiatisées par ordinateur, cherchant à comprendre les éventuelles spécificités de ce mode de communication comparé aux interactions en face-à-face. Ils décrivent tout d’abord les caractéristiques de ces situations de communication, parmi lesquelles l’usage d’un langage qu’ils qualifient d’hybride, tenant à la fois de l’écrit et de l’oral. Les résultats montrent que les adolescents pratiquent une communication très expressive dans les forums de discussion, et qu’en l’absence du canal non verbal caractérisant les interactions en face-à-face, les émotions et les attitudes, dont l’ironie thématisée dans cet article, sont explicitement exprimées au travers de différents moyens. L’expression des émotions passe par des moyens symboliques (verbaux alliant la prosodie transcrite graphiquement, la morphologie et le lexique), mais aussi iconiques (le smiley bien connu par exemple) et typographiques (un usage fréquent d’une ponctuation expressive et des majuscules pour accentuer certains mots du message). Quant à l’ironie, elle apparaît surtout à travers les moyens iconiques et les explications verbales. Le dernier ensemble d’articles de ce numéro a comme point commun l’étude du plurilinguisme et de ses pratiques. Tout d’abord Chantal Wyssmüller et Rosita Fibbi, respectivement collaboratrice scientifique et

Geneviève de Weck

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cheffe de projet au Forum suisse pour l’étude des migrations de l’Université de Neuchâtel, se sont intéressées à la transmission intergénérationnelle de la langue d’origine chez des migrants, en considérant cette transmission à la fois comme répertoire de communication et comme marqueur identitaire. Leur étude concerne des migrants italiens et espagnols installés en Suisse depuis longtemps. Sur la base d’une part d’entretiens avec des adolescents de la troisième génération nés et ayant grandi en Suisse, potentiellement bilingues, et d’autre part des informations recueillies auprès de leurs parents et grands-parents, elles décrivent leurs pratiques linguistiques et cherchent à comprendre le sens que peuvent revêtir ces pratiques bilingues pour ces jeunes vivant dans un environnement urbain. Leurs résultats confirment que la langue locale est dominante pour tous les interviewés, mais que la grande majorité d’entre eux pratiquent également la langue d’origine, notamment en famille. En ce qui concerne la transmission même de cette langue, le rôle des grandsparents semble être primordial. Les deux derniers articles, proposés par des collaboratrices du Centre de Linguistique Appliquée de l’Université de Neuchâtel, ont comme cadre théorique commun l’analyse conversationnelle. C’est ainsi que, d’une part, Clelia Farina, Evelyne Pochon-Berger et Simona Pekarek Doehler, respectivement assistante-doctorante, post-doctorante et professeure de linguistique, emmènent le lecteur sur les traces d’une jeune fille au pair alémanique apprenant le français comme langue seconde au cours d’un séjour linguistique en Suisse romande. Leur étude longitudinale explore les compétences d’interaction de cette jeune fille et en particulier la façon dont elle gère la recherche de mots en L2, en sollicitant l’aide d’autrui dans l’interaction de façon à l’obtenir. Les auteures identifient des tendances générales sur le plan des participants, selon que la jeune fille interagit avec la famille d’accueil dans son ensemble ou seulement avec les enfants, et sur celui de l’organisation séquentielle des épisodes de réparation lexicale, selon que cette dernière est auto- ou hétéro-initiée; elles observent également des changements à travers le temps, à la fois sur les plans linguistique et interactif. Ces observations sont sous-tendues par une réflexion théorique sur la définition de la compétence d’interaction en langue seconde et sur l’explicitation d’un cadre de référence interactionniste, dans lequel cette compétence est envisagée comme un répertoire de moyens linguistiques permettant d’accomplir des activités conjointement avec autrui. D’autre part, Simone Groeber, assistante-doctorante, explore un terrain très nouveau, celui de l’identité de trois jeunes sourds bilingues bimodaux (allemand - langue des signes allemande) intégrés dans une classe ordinaire d’entendants. En se référant à l’ethnométhodologie et à l’analyse conversationnelle, l’auteure vise à mettre en évidence les processus

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Avant-Propos

interactionnels au travers desquels peut être révélée l’identité sociale, parfois multiple au sens où la personne peut appartenir à différentes catégories sociales. Il s’agit d’identifier si cette appartenance est revendiquée par la personne elle-même ou si elle est attribuée par l’un ou l’autre interlocuteur. Dans le cas particulier, les catégories sociales les plus pertinentes pour les participants dans le cadre scolaire se déclinent avec les termes de ‘sourd’ et ‘malentendant’, de même que ‘élève’ et ‘élève intégré’. Dans le cadre des interactions en classe, les participants construisent leur identité sociale grâce à différents moyens: verbaux, non verbaux et prosodiques. Par ailleurs, l’orientation vers l’une ou l’autre identité est fonction du contexte situationnel et/ou séquentiel de l’interaction. Enfin, attribuer ou revendiquer une identité sociale peut constituer une ressource communicationnelle pour accomplir des actions, par exemple pour justifier une action d’un participant. En somme, ces exemples mettent en évidence une certaine mobilité au cours du temps et selon les activités de la revendication et de l’attribution d’une identité sociale. Nous ne saurions terminer cette introduction sans rappeler que le succès et la réussite de ce colloque doivent beaucoup: - aux membres du comité scientifique: Janine Dahinden (Université de Neuchâtel), Geneviève de Weck (Université de Neuchâtel), Virginie Laval (Université de Poitiers), Simona Pekarek Doehler (Université de Neuchâtel), Joël Uzé (CHU, Poitiers), Grégoire Zimmermann (Université de Lausanne); - aux membres du comité d’organisation qui ont œuvré efficacement avant et pendant le colloque: Simone Marty Crettenand, Tiziana Bignasca, Marianne Grassi Moulin, Simone Groeber, Somayeh Rahmati, Stefano Rezzonico, ainsi qu’aux modérateurs des ateliers et au personnel technique. Enfin, la publication de ces Actes a été possible grâce à la précieuse collaboration des membres du comité de lecture, qui ont expertisé les textes, à Somayeh Rahmati qui a assuré la relecture formelle de la plupart des textes et à Florence Waelchli, qui a assumé tout le travail éditorial. Nous tenons à remercier très chaleureusement toutes ces personnes pour leur précieuse collaboration.

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Bibliographie Conti-Ramsden, G. & Botting, N. (2008): Emotional health in adolescents with and without a history of specific language impairment (SLI). Journal of Child Psychology and Psychiatry, 49(5), 516-525. Conti-Ramsden, G. & Durkin, K. (2008): Language and independence in adolescents with and without a history of specific language impairment (SLI). Journal of Speech, Language, and Hearing Research, 51, 70-83.

— (2010): Les troubles spécifiques du langage (SLI): données à l’adolescence. In: Bernicot, J., Veneziano, E, Musiol, M. & Bert-Erboul, A. (éds.): Interactions verbales et acquisition du langage. Paris (L’Harmattan), 171-197. Joffe, V.L. (2011): Narrative Programme: Using narratives to enhance language and learning across the secondary school curriculum. Milton Keynes, UK (Speechmark Publishers).



(in press): Using narratives to enhance language and communication in secondary school students. In: Grove N. (eds): Using Storytelling to Support Children and Adults with Special Needs. London (Routledge).

Joffe, V. & Black, E. (in press): The relationship between language, educational attainment and social, emotional and behavioural functioning in secondary school students with language and communication difficulties. Language, Speech and Hearing Services in Schools. Lambert, P. (2005): Les répertoires plurilectaux de jeunes filles d’un lycée professionnel. Une approche sociolinguistique ethnographique. Thèse de doctorat, Université StendhalGrenoble 3. Penloup, M.-C. (dir.) (2007): Les connaissances ignorées: approches interdisciplinaires de ce que savent les élèves. Lyon (INRP).



(2008): L’écriture extrascolaire indice du rapport à l’écriture des apprenants. L’exemple de l’alternance codique dans les écrits personnels. In: Chartrand, S. & Blaser, C. (éds.): Le rapport à l’écrit: un outil pour enseigner de l’école à l’université. Namur (Diptyque), 43-59.

Travaux neuchâtelois de linguistique, 2012, 57, 11-30

Usage de ressources l’adolescence1

symboliques

à

Tania ZITTOUN Institut de psychologie et éducation, Université de Neuchâtel

Abstract: This paper proposes a sociocultural approach to adolescents’ uses of films, music and texts as developmental resources. After a short characterization of the challenges of youth, the paper considers adolescence as a period rich in ruptures and transitions as young people move through a diversity of spheres of experiences, requiring processes of identity change, learning and sense making. The paper then examines the resources adolescents might find to facilitate the changes thus required. The paper presents some data from a large research project on secondary school adolescents. It shows the diversity of their cultural experiences, often demanding in term of time and yet remote from school contents. It also shows how young people use some of the cultural elements found in their leisure as symbolic resources, and suggests that texts met at school might become symbolic resources, too. Such uses of texts are likely to support learning and further identity processes and sense making. The importance of adult recognition of these diverse experiences is finally suggested.

Cet article examine les activités culturelles de jeunes adolescents. En particulier, il donne à voir ce que font des adolescents et adolescentes des films qu’ils voient, des chansons qu’ils écoutent ou des textes qu’ils lisent. Ces expériences culturelles ne sont pas que des actes de consommation; au contraire, et c’est ce que cet article vise à montrer, elles participent souvent au développement identitaire de ces jeunes, à leur apprentissage, ou à leur capacité de donner sens à leur propre trajectoire. J’adopterai ici une perspective inspirée de la psychologie socioculturelle pour examiner le développement adolescent (Bruner, 1997; Valsiner, 2007; Wertsch, 1991). Cette approche met à la fois l’accent sur les contraintes sociales et culturelles qui s’exercent sur les trajectoires individuelles, et sur les processus par lesquels les personnes peuvent néanmoins conférer sens à leur existence. En me basant sur les connaissances existantes, je commencerai par mettre en évidence deux enjeux du développement adolescent. Je proposerai ensuite une approche qui permet de penser la diversité des expériences de transitions que vivent les jeunes, au travers de différentes sphères d’expérience. Je présenterai ensuite des résultats d’une enquête auprès d’adolescents tout venant. D’une part, je donnerai à voir la pluralité et la richesse des expériences dans lesquelles des 1

Je remercie Michèle Grossen pour sa précieuse relecture d’une première version de ce document et deux lecteurs anonymes pour leurs suggestions constructives.

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Usage de ressources symboliques à l'adolescence

adolescents s’engagent parallèlement à l’école. D’autre part, je montrerai comment des adolescents peuvent utiliser des productions artistiques, tirées de leurs loisirs ou des corpus scolaires (i.e., chansons, films, textes littéraires) comme ressources symboliques qui soutiennent leur développement. Je mettrai finalement en évidence le rôle que des adultes peuvent alors jouer pour faciliter ces processus.

1.

Difficultés et défis de l’adolescence aujourd’hui

La notion d’adolescence désigne consensuellement la période qui suit la puberté – la maturation physiologique et cognitive de la fin de l’enfance – et qui précède l’entrée dans l’âge adulte et l’accès à de nouveaux droits et responsabilités sociales (Coleman & Hendry, 1999; Coslin, 2006).

1.1

L’adolescence n’est pas une transition

Si l’adolescence a, parfois été décrite comme socialement balisée et signifiant clairement l’accès à l’âge adulte dans les sociétés dites traditionnelles (van Gennep, 1981; Glaser & Strauss, 2009), elle se déroule de manière beaucoup moins linéaire dans nos sociétés contemporaines, plurielles et fortement médiatisées. Deux observations peuvent être faites. Premièrement, il n’y a aujourd’hui pas de consensus univoque sur ce qui marque l’entrée et la fin de l’adolescence. Si l’on pensait que l’entrée dans l’adolescence était liée à la puberté, beaucoup décrivent des enfants plus jeunes qui manifestent des comportements suggérant l’adolescence. Il est aussi très difficile de dire ce qui marque la fin de l’adolescence, du point de vue des observateurs comme des jeunes. Jusque dans les années 90, les sociologues considéraient que l’entrée dans l’âge adulte se marquait par trois aspects: la fin de l’école et l’entrée dans le monde du travail; la fin de la dépendance économique aux parents, remplacée par une autonomie financière; et le départ du foyer familial et la création d’une famille. Depuis la crise économique des années 90, la fin de l’école ne signifie plus automatiquement que l’on peut travailler; on peut aussi habiter avec un ou une partenaire chez ses parents, ou vivre seul et retourner plus tard chez eux. Ce gommage des critères objectifs d’entrée dans l’âge adulte a été appelé décloisonnement des seuils (Galland, 1995), c'est-à-dire que ces transformations se font indépendamment les unes des autres et qu’elles semblent souvent réversibles. Lorsqu’ils sont questionnés, les adolescents ou les jeunes adultes décrivent aussi qu’ils se sentent "adultes" dans certains domaines de leur vie, par exemple s’ils entrent tôt dans le monde du travail, et "jeunes" dans d’autres, par exemple dans les loisirs; d’autres au contraire peuvent fonder tôt une famille tout en poursuivant des études. Cette diversité des temporalités dans différentes sphères d’expérience est notamment capturée par l’expression adultes émergents proposée par

Tania Zittoun

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Arnett (2006). En parallèle, on a vu les adultes chercher de plus en plus à adopter des modes de vie "jeune" au point qu’il est devenu difficile de savoir ce qu’était un adulte. Ainsi, dans l’ensemble, le début comme la fin de l’adolescence semblent flous, et il est difficile de parler de l’adolescence comme une transition; j’ai proposé de la considérer comme une période riche en transitions (Zittoun, 2006).

1.2

Pas d’adolescence modèle

Deuxièmement, il n’y a aujourd’hui pas de consensus sur la signification sociale de l’adolescence (Gonseth, Laville & Mayor, 2008). L’environnement médiatique est chargé de représentations contradictoires de jeunes personnes, dans les séries, les magazines, la mode et la musique. Dans les nouvelles séries télévisées ou films à succès visant un public jeune, les adolescents sont présentés comme des consommateurs heureux, ou comme des personnes inquiètes dont les pulsions les mènent à avoir des comportements de vampires ou de soldats, comme des personnes qui découvrent les relations avec l’autre sexe de manière prudente, ou extrêmement agressive, qui ont des carrières à succès ou aucun avenir, qui peuvent communiquer ou feraient mieux d’agir avec violence. Les discours des spécialistes oscillent également entre un discours alarmiste, qui souligne la crise et le malaise, l’influence des médias et les dangers des jeux violents, et une vision presque romantique d’une adolescence réflexive, utopiste et critique des adultes (Anatrella, 1988; Black, 2008; Durkin & Barber, 2002; Fize, 2006; Ward, 2005). Enfin, comme coexistent les groupes d’origines ethniques et religieuses diverses, des modèles variés de ce que devrait être une vie adulte coexistent et infléchissent les trajectoires des adolescents (Duemmler, Dahinden & Moret, 2010). Ainsi, il n’existe pas de discours univoque sur ce que c’est que d’être adolescent et sur la manière de gérer les questions et les inquiétudes que peut ressentir une jeune personne. En conséquence, il revient aux adolescents euxmêmes de définir le sens de ce qui leur arrive – ce qui peut être rendre ardu dans un environnement aussi polyphonique et saturé de discours.

1.3

Deux enjeux psychologiques de l’adolescence

Sur cet arrière-fond, je mettrai en évidence deux enjeux psychologiques de l’adolescence – ce ne sont évidemment pas les seuls! (Coslin, 2006, 2007). Premièrement, les jeunes personnes qui se transforment et sont perçues comme différentes par les autres ont besoin de maintenir l’impression d’être la même personne – dans le temps, dans différentes sphères d’expérience – ce que Erik Erikson (1993) appelait un sens de continuité temporelle (continuity) et d’unité personnelle (sameness). Un certain sens de continuité doit pouvoir être maintenu entre qui l’on était et qui l’on est

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Usage de ressources symboliques à l'adolescence

en train de devenir, qui l’on est à l’école ou à la maison. Les travaux actuels sur l’identité suggèrent que l’unité ne se donne pas comme une identité homogène, mais plutôt dans une forme de dialogue interne entre différentes expériences de soi dans différents contextes, réels et imaginaires (Gillespie, Cornish, Aveling, & Zittoun, 2008; Hermans, 2001; Sugiman, Gergen, Wagner & Yamada, 2008). Ces processus dialogiques internes créent des liens, raccommodent, distinguent, et sont fondamentaux pour le développement (Zittoun & Grossen, sous presse). Deuxièmement, la personne adolescente doit progressivement développer un système d’orientation personnel – une boussole interne qui permette de comprendre et d’évaluer les situations, de déterminer des goûts et des envies, de décider lesquelles sont bonnes à prendre ou non, de fixer des règles de conduites et des valeurs (Zittoun, 2006, 2007). Dans cette perspective, les explorations de l’adolescence prennent une grande importance. Dès lors que la société offre tant de modes de vies alternatives, il paraît alors important que les jeunes questionnent ce qu’ils connaissent, cherchent ce qui est bon pour eux, essayent d’identifier les loisirs, les modes de relation et les valeurs qui leur conviennent, se trompent et recommencent. Erikson (1993) a nommé moratoire psychosocial cette période de la vie socialement acceptée comme étant dévolue à de telles explorations, durant laquelle les jeunes ont "droit à l’erreur". Ces explorations prennent deux formes majeures. D’une part, elles peuvent se faire dès lors que le jeune explore diverses sphères d’expériences (comme par exemple différents cercles sociaux, activités de loisirs). D’autre part, la jeune personne peut s’engager dans des activités imaginaires – des activités où il est possible, comme le font les enfants en jouant, d’imaginer des rôles ou des actions possibles, de faire comme si l’on ressentait certaines choses, ou d’imaginer des futurs possibles.

2.

Ruptures, transitions et ressources

Dans cette section, je propose de décrire la pluralité des expériences et des changements que vivent des adolescents, et qui sont comme autant d’aspects qui devront être articulés au travers d’un sentiment de continuité et d’être une personne, et organisées dans son système d’orientation.

2.1

Sphères d’expérience, ruptures et transitions

Durant l’adolescence, la personne s’engage dans une pluralité de sphères d’expériences – de situations sociales qu’elle perçoit comme subjectivement distinctes. Dans une même journée, ou une même semaine, elle passe de l’école à son club de sport, de moments passés avec une bande de copains à ceux en compagnie de sa famille ou une meilleure amie,

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ou encore seule à surfer sur internet ou à écouter de la musique. Ces sphères peuvent se multiplier, certaines peuvent être désinvesties; elles évoluent parfois en même temps, parfois à des rythmes différents. La notion de rupture désigne l’expérience, par une personne, de la confrontation à une situation nouvelle qui demande de nouvelles manières de faire ou de penser, ou qu’elle a lorsque des modes de fonctionnement ou des routines – ce qui va de soi – ne fonctionnent plus. Les personnes peuvent faire l’expérience de ruptures lorsqu’elles passent d’une sphère à l’autre au quotidien, lorsque des sphères nouvelles s’imposent, comme l’entrée dans une nouvelle formation, ou lorsque d’autres disparaissent, comme après le décès d’un grand-parent. Dans chacune de ces situations, la personne doit s’accommoder de ces changements. Ainsi, les expériences de ruptures initient des processus de transition – des remaniements qui permettent à la personne de trouver un nouvel "allant de soi" (PerretClermont & Zittoun, 2002; Zittoun, 2012). Les périodes de transition engagent trois types de changement. Premièrement, elles entraînent des processus de changement identitaire. En effet, les jeunes personnes se retrouvent dans de nouveaux lieux, avec des rôles nouveaux: en entrant à l’école secondaire, en rejoignant un groupe de pairs, le jeune doit quitter la position de "grand" ou de confort qu’il pouvait avoir auparavant. C’est souvent avant tout le regard ou la reconnaissance des autres qui lui assignent une nouvelle place (de "nouveau", de "sympa", etc.). Cette position est aussi en partie internalisée et, combinée à l’expérience directe que la personne a dans un lieu donné, participe de son identité, ou du sentiment qu’elle a d’être elle-même. Deuxièmement, dans toute situation perçue comme nouvelle, la personne doit définir de nouvelles manières d’agir et de comprendre; chaque sphère d’expérience demande donc des processus d’apprentissage, d’acquisition de connaissances et de compétences. Typiquement, un jeune apprenti entrant dans le monde du travail devra non seulement apprendre à gérer les tâches liées à son métier, mais aussi comprendre les modalités relationnelles qui sont requises ainsi que les règles implicites du métier. Troisièmement, ces transformations appellent des processus de construction de sens, qui permettent à la personne de comprendre ce qui lui arrive. Ces processus demandent que la personne puisse se distancer au minimum de l’expérience vécue et la relier avec d’autres expériences. Ils sont la condition de l’intégration des expériences émotionnelles, parfois fortes, vécues lors des transitions. Ils permettent à la personne d’évaluer si ces expériences sont bonnes pour soi, ou non. Ils lui permettent enfin de mettre en lien ce qui lui arrive avec qui elle pensait être, ou avec les projets qu’elle a. Ce travail d’élaboration est souvent facilité par la mise en mots ou la mise en récit – c’est-à-dire en racontant à d’autres ce qui nous arrive (Bruner, 1993). Il peut aussi prendre d’autres formes – via d’autres modes

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Usage de ressources symboliques à l'adolescence

de représentation, comme la musique, les arts, la danse (Tisseron, 2002) – ou, comme je le montrerai, via la médiation d’expériences culturelles. En tous les cas, il participe à la construction d’un sentiment de continuité de soi – il est un des enjeux importants de l’adolescence.

2.2

Ressources dans les transitions de l’adolescence

Pour faciliter ces remaniements demandés par les transitions, les personnes font le plus souvent usage de ressources de différents types d’éléments trouvés dans l’environnement ou tirés de leur expérience - qui facilitent l’un ou l’autre des processus impliqués (Gillespie & Zittoun, 2010; Zittoun, Duveen, Gillespie, Ivinson & Psaltis, 2003). D’abord, les adolescents trouvent souvent dans leur entourage des personnes qui deviennent des ressources. On connaît l’importance des amis et des groupes de pairs à l’adolescence. Ces pairs et amis peuvent soutenir des processus identitaires (sentiment d’appartenance à un groupe), mais aussi participer, par le partage d’expérience ou des jeux communs, à la construction de sens de l’expérience. Parfois, ces personnes sont aussi des "spécialistes des transitions", comme la plupart des professionnels des relations d’aide (conseillers en orientation, médiateurs culturels, orthophonistes) qui ont développé une expertise dans l’accompagnement des individus qui vivent des transitions. Ensuite, de nombreux dispositifs institutionnels se présentent aux personnes vivant des transitions d’une sphère d’expérience à l’autre. Les programmes de formation professionnelle peuvent ainsi être vus comme des dispositifs d’accompagnement mettant l’accent sur le développement des compétences professionnelles et de l’identité des apprenants. Les adolescents peuvent également mobiliser des ressources personnelles, liées à l’expérience qu’ils ont de transitions antérieures; ils peuvent ainsi avoir appris à réfléchir au passage d’une sphère à l’autre, comprendre ce qui leur arrive, et savoir rechercher les ressources qui leur sont nécessaires. Enfin, et c’est sur cela que je voudrais me concentrer, les jeunes personnes font usage de ressources symboliques dans la gestion des transitions (Zittoun, 2006).

2.3

Usages de ressources symboliques

Les œuvres de fiction, comme des productions cinématographiques, littéraires ou musicales, offrent des espaces imaginaires qui constituent souvent l’occasion de vivre certaines expériences émotionnelles qui n’ont pas leur place dans la réalité. Les œuvres de fiction donnent accès à ce que Winnicott (2002) appelait une aire transitionnelle. Cette expression désigne une zone d’expérience dans laquelle la personne mobilise des expériences internes, des sentiments, des peurs, des souvenirs, tout en les plaçant

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dans des images ou des supports venus de la réalité sociale et partagée. Cette zone protégée permet des expériences comme si, qui n’ont pas d’incidence directe sur la réalité. Ainsi, on peut, lorsque l’on est tendu, tuer les méchants dans un jeu vidéo et être très doux hors du jeu; on peut trembler avec une héroïne de film et vivre avec elle certaines de ses aventures amoureuses dans le film, sans pour autant tromper une relation réelle. Dans cette aire transitionnelle, les personnes peuvent vivre certaines expériences interdites dans la réalité, adopter de nouveaux points de vue, changer certains états émotionnels ou imaginer des alternatives; ce faisant, elles modifient tout de même, même si c’est indirectement, leur rapport au monde. La fiction offre ainsi de nombreux éléments culturels que des personnes peuvent utiliser comme ressources symboliques en périodes de transition. La notion de ressource symbolique désigne ainsi un élément culturel - livre, film, peinture, chanson - que la personne met en lien avec une expérience qui n’est pas liée à cet élément, mais appartient à sa vie ou à son expérience du monde. Les usages de ressources symboliques peuvent alors participer aux processus de transition que nous avons définis – les constructions de sens, les transformations identitaires ou les apprentissages (Zittoun, 2006). Un résumé rapide d’une étude de cas effectuée en Angleterre peut illustrer ces phénomènes (Zittoun, 2007, 2008). Une jeune fille, Julia, qui a récemment vécu un deuil dans sa famille, écoute de la musique d’un groupe de rock – les Manic Street Preachers - en ayant le sentiment que la musique correspond à son état émotionnel et la console. Elle se met alors à écouter les paroles de ces chansons, dont elle dit qu’elles "disaient ce qu’elle pensait sans pouvoir le dire". Se sentant "reconnue" par les auteurs de ces chansons, Julia se met alors à se documenter sur ceux-ci, entrant dans de nouveaux réseaux de fans et lisant les textes auxquels ces auteurs se réfèrent – Sartre, Camus, ainsi que des documents historiques. Ces lectures l’amènent alors à considérer différemment le monde qui l’entoure et à se rendre compte du fait que, comme ces textes le disaient, le monde est rempli d’injustices et d’inégalités. Cette prise de conscience l’amène alors à changer ses projets professionnels, voulant désormais promouvoir l’accès à l’éducation de jeunes issus de régions défavorisées. Dans cet exemple, la musique puis les romans permettent à Julia de prendre conscience de son état émotionnel par un effet de miroir, de le nommer, de prendre distance, de s’intéresser à des évènements spécifiques qui les causent, de développer un regard beaucoup plus général sur le monde dans lequel elle vit. Autrement dit, elle a fait usage de chansons comme ressources symboliques pour donner sens à son expérience de deuil, de romans et de textes comme ressources symboliques pour acquérir des connaissances, et fait usage de son inscription dans ses réseaux de fans pour transformer son identité.

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3.

Usage de ressources symboliques à l'adolescence

L’usage de ressources symboliques dans et hors de l’école

Nous avons vu que l’adolescence pose deux défis majeurs aux jeunes personnes: il s’agit d’une part de mettre en dialogue une diversité d’expériences, et, d’autre part, d’entamer des processus de construction de sens participant à la progressive mise en place d’un système d’orientation. Nous avons vu également que les jeunes personnes ne sont pas complètement démunies: elles trouvent souvent des ressources pour faciliter les processus de transitions requis par l’adolescence. Dans ce qui suit, je vais maintenant faire appel à des données tirées d’une recherche récente sur les activités culturelles des adolescents en Suisse romande. Ceci va me permettre de décrire la diversité des sphères d’expérience dans lesquelles ces adolescent sont engagés, d’illustrer la manière dont ils font usage de certains éléments comme ressources symboliques, et d’examiner à quelles conditions ces usages leur permettent de relier différentes sphères d’expérience – de créer une continuité au-delà de la diversité des expériences. Dans le cadre d’un projet sur la socialisation et le développement des adolescents du secondaire II, nous2 avons effectué une large collecte de données dans un canton de Suisse romande. Nous avons approché 230 adolescents âgés de 16 à 20 ans dans trois écoles secondaires II (quinze classes dans deux lycées et une école professionnelle). Parmi eux, 204 (dont 114 hommes et 90 femmes) ont rempli un questionnaire sur leurs activités culturelles. En outre nous avons observé ce qui se passait en classe et interviewé 16 enseignants, 20 élèves et 6 petits groupes de jeunes.

3.1

Les activités culturelles des élèves

Cette recherche nous a d’abord permis de décrire les activités culturelles des élèves. Le questionnaire soumis aux élèves leur demandait d’évaluer, sur une échelle de 1 à 4, l’importance accordée à vingt-quatre activités culturelles (Grossen, Baucal & Zittoun, 2010). Celles-ci ont été choisies selon qu’elles demandaient une expérience imaginaire (par ex. lire des romans) ou non; qu’elles faisaient appel à l’écrit (en ce sens, jouer des jeux en ligne diffère de tenir à jour son blog) ou pas; et qu’elles correspondaient à la culture valorisée par l’école (lire des poèmes est valorisé, écouter de la musique ne l’est pas). Nous avons ensuite cherché à regrouper les élèves

2

Usage de textes philosophiques et littéraires comme ressources symboliques. Socialisation et développement de jeunes personnes à l'école secondaire, recherche financée par le Fonds national de la recherche scientifique suisse, subside n° 100013-116040/1-2, sous la direction de Tania Zittoun et Michèle Grossen, avec la collaboration d’Olivia Lempen, Christophe Matthey, Sheila Padiglia et Jenny Ros.

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dont les types de réponse seraient semblables au moyen d’une analyse factorielle, et trois groupes ont émergé: 1) Un premier groupe regroupe les élèves qui répondent négativement à toutes les questions. Ils semblent donc être "désintéressés" aux activités culturelles et représentent 40% des jeunes (on peut se demander s’ils n’ont aucune activité culturelle, ou s’ils ont répondu ainsi à cause de problèmes posés par le questionnaire); 2) Un deuxième groupe regroupe 35% des adolescents, qui semblent avoir adopté une "culture jeune" spécifique: ils sont fortement intéressés à "jouer à des jeux vidéos", "lire des mangas", "lire des bandes dessinées", "surfer sur le net", et très peu intéressés à "faire des activités créatives", "écrire un journal" ou "lire des romans". Leurs activités sont donc fictionnelles mais non valorisées par l’école; 3) Un troisième groupe, correspondant à 25% des jeunes, semble se caractériser par le fait que ceux-ci sont intéressés par une "culture scolaire". En effet, ces élèves disent préférer plus que les autres des activités comme lire et écrire des poèmes et des romans, "faire des activités créatrices", "aller au théâtre", "participer à des associations", "travailler pour l’école" et "aller sur Internet pour être informé". Autrement dit, leurs évaluations paraissent très proches de celles qui sont valorisées par des enseignants ou des adultes ayant une formation de type académique. Nous avons voulu vérifier combien les élèves sont conscients de la conformité de leurs préférences aux attentes scolaires. Une question demandait ainsi aux jeunes d’évaluer de quelle manière l’école valorisait ces différentes activités; nous avons corrélé les résultats avec celle des activités jugées les plus importantes. Dans l’ensemble, il semble que les jeunes sont assez conscients des activités que l’école valorise et qu’elles rejoignent nos propres représentations de chercheurs. Toutefois les intérêts des jeunes ne sont pas dépendants de cette évaluation: les élèves de la "culture jeune" s’imaginent que leurs activités ne sont pas du tout valorisées par l’école, alors que les jeunes qui ont les activités correspondant à la culture scolaire savent qu’elles sont valorisées. Nous pouvons donc nous demander quelles retombées ces différences ont en termes d’image de soi, ou de sentiment d’être plus ou moins à sa place à l’école. Nous pouvons aussi questionner ce que ces classifications cachent car d’un point de vue développemental, s’il est possible de faire l’hypothèse qu’ "écrire des poèmes" est proche de ce que demande l’école, "écrire des emails" est également une activité d’écriture qui est l’occasion à la fois d’utiliser la langue écrite et d’élaborer des expériences en les partageant avec d’autres, donc une possibilité de construction de sens et de développement.

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Usage de ressources symboliques à l'adolescence

Nous avons également demandé aux jeunes d’évaluer la fréquence avec laquelle ils s’engageaient dans ces activités, via le questionnaire mais aussi des entretiens. Il est intéressant de noter que certains élèves s’engagent chaque semaine entre une et quinze heures dans ces activités – comme Monica, qui écrit et lit des romans fantastiques, Mara qui peint et est engagée dans des activités artistiques (cours d’art, etc.), Gaëtane qui voit des films asiatiques et s’intéresse à la culture asiatique et sa littérature. D’autres élèves disent passer entre quinze et vingt heures à se consacrer à leurs loisirs: Ismaël joue de la batterie et de la trompette, Clément se consacre aux sports de combats et à la musculation, Enzo se documente sur la finance et s’occupe de la bourse en ligne, Miguel joue de la batterie, compose de la musique et prend part à trois groupes de musique, et Sylvain joue du piano, enseigne la musique et la mixe. On voit donc la place de ces activités culturelles dans la vie des élèves ! Les entretiens mettent des différences de genre en évidence: si tous semblent écouter de la musique, les filles sont bien plus nombreuses à s’investir dans des activités solitaires ou introspectives — l’écriture, la peinture, la culture asiatique — alors que les garçons ont des activités bien plus physiques et d’emblée sociales: la batterie dans des groupes, la fanfare, être DJ. Cela semble recouper des résultats comparables dans d’autres pays industrialisés – ainsi les adolescents irlandais donnent-ils plus d’importance aux sports que les adolescentes (MacPhail, Collier & O’Sullivan, 2009), et les jeunes femmes en Suède lisent davantage que les jeunes hommes (Johnsson-Smaragdi & Jönsson, 2006). Par ailleurs, il est frappant que les jeunes de formations professionnelles participent à une sphère d’activité non scolaire de manière très importante. Cela pose la question du rôle qu’a pour eux leur formation professionnelle: leur vie et leur identité sont-elles avant tout dans ces loisirs, la formation n’ayant qu’un rôle de "mal nécessaire"? Ou au contraire ont-ils investi des sphères non scolaires en raison d’un désinvestissement de la sphère scolaire?

3.2

Usages de ressources dans la sphère quotidienne

Si, d’un point de vue descriptif, il apparaît que ces adolescents ont des activités culturelles parfois très investies hors de l’école, il est alors intéressant d’examiner les fonctions développementales que prennent celle-ci. De fait, les jeunes interrogés font usage des éléments culturels qu’ils y trouvent comme ressources symboliques, comme l’illustrent les exemples suivants:

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(Monica 61, Lycée B, philosophie)3 I Et, est-ce que vous avez l’impression que, comme vous êtes dans une certaine humeur, si vous êtes particulièrement triste ou contente, ça vous fait penser à un personnage d’un livre ou une chanson, est-ce que vous avez par exemple, tendance à écouter certaines musiques pour vous aider à passer le cap? M Alors, c’est vrai que les musiques, si je suis très enjouée, j’écoute des musiques entraînantes, puis quand je suis triste, j’écoute plutôt des chansons calmes (…) douces, pour me remonter un petit peu le moral. I

Puis dans la littérature, ça vous arrive aussi?

M Oui, je lis, je lis énormément quand je suis déprimée, ça me fait passer le temps (…) puis ça m’empêche de penser à des choses qui me rendent plus triste.

Dans cet extrait, les lectures et la musique sont utilisées comme ressources symboliques en relation à soi-même: ce sont typiquement des médiations sémiotiques externes qui sont utilisées pour modifier un état psychique interne, ou encore, comme des régulateurs d’humeur – en cela il participe de processus de construction de sens. Un peu différemment, David fait usage d’une ressource qui le lie à son père: (David 71, Ecole C, ECG) D Ben:: ces derniers temps il y en a une chanson [d’un groupe de rock], ce morceau ben mon père il l’écoutait toujours dans ma jeunesse, et puis ça c’est un morceau qui me:: chaque fois que je l’entends je le trouve magnifique (…) I Et puis ce morceau que ton père écoutait c’est lui qui te l’a fait écouter? D Ben je l’ai écouté un peu à mes dépens parce que il l’écoutait quand on était en voiture quand on était à la maison donc il m’est resté. I

D’accord et puis c’est quoi que tu aimes dans ce morceau?

D Pfff je sais pas ça doit surtout être par habitude que je l’ai écouté, ben pendant un long moment il m’avait pas dit le titre, j’avais pas écouté et puis ben en grandissant je voyais moins mon père j’étais moins à la maison et puis il écoute plus trop cette musique, mais il y a quoi je pense six mois, je l’ai entendu une fois et puis j’ai réussi à choper le titre et puis je l’écoute depuis bientôt 6 mois cette musique (…) I Est-ce que ça a à voir, quelque chose peut-être qui te rappelle un peu les moments avec ton père?

3

Conventions de transcription: (…): séquence supprimée; … propos qui s’interrompt;::: voyelle prolongée.

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Usage de ressources symboliques à l'adolescence

D Ouais surtout que le moment entre le moment où je l’écoutais et je l’écoutais plus il s’est passé pas mal de choses dans ma vie, mes parents se sont séparés, je les vois presque plus maintenant.

Dans cette séquence, la musique écoutée permet de se relier à une relation passée, un état d’avant la rupture ou le divorce des parents; en ce sens, elle semble renforcer un sentiment de continuité personnelle. Enfin, ici, un jeune homme évoque l’usage d’une ressource symbolique partagée avec sa mère et qui lui permet de mieux élaborer psychiquement la mort de sa grand-mère: (Ismaël 147, Ecole C, ECG) I Il y a quelque chose?

des

chansons

qui

t’ont

marquées,

qui

t’ont

rappelé

Is Oui, dernièrement, ma mère a téléchargé une chanson et puis c’est Manau, ça s’appelle Le dernier combat, puis ça raconte une personne qui perd un être cher, et, vu que j’ai ma grand-mère qui est morte, je l’écoute chaque soir avant de m’endormir. I

Et puis, cette chanson elle te plonge dans la tristesse ou

Is Non ben, ça me dit que ce qu’il chante ça m’arrive à moi aussi et il dit qu’il faut continuer son chemin, donc.

L’usage de la chanson permet ainsi de donner sens au deuil, tout en envisageant un futur possible, en ouvrant un avenir pour soi. Les usages de ressources symboliques dans les sphères non scolaires de ces extraits varient ainsi le long des trois dimensions identifiées dans des analyses effectuées sur d’autres populations de jeunes gens (Zittoun, 2006): 1) leur intention d’usage, qui peut être orientée vers soi-même (comme lorsque ce sont les émotions de la personne elle-même qui sont changées), vers autrui (comme lorsqu’une chanson permet de se rapprocher de son père), ou vers le monde (comme lorsque Julia prend conscience d’injustices sociales grâce à des chansons); 2) leur orientation temporelle (certains usages permettent de maintenir un lien au passé, d’autres d’explorer l’avenir); 3) leur niveau de distanciation (certains usages permettent simplement de refléter ou nommer des émotions, d’autres permettent de définir des catégories pour voir ou comprendre des situations, ou même de prendre distance au point de définir des valeurs générales, Valsiner, 2007). De tels usages permettent de soutenir des processus de construction de sens, en mettant de l’ordre dans les expériences de la personne, en lui permettant de prendre distance avec elles, et en facilitant le partage de ces

Tania Zittoun

23

expériences avec autrui. Ainsi, même si elles ne sont pas toujours linguistiques, elles offrent des moyens de communication que les adolescents trouvent pour maintenir et alimenter un dialogue interne, mais aussi et toujours, un dialogue avec leur environnement.

3.3

Usages de ressources symboliques dans la sphère scolaire

Etant donné que les adolescents passent une part importante de leur temps à l’école, nous avons examiné si les jeunes faisaient également usage des textes philosophiques et littéraires étudiés en classe comme ressources symboliques. Il est clair que les objectifs des écoles ne sont pas directement de développer un rapport personnel au texte. En effet, le cadre scolaire insiste sur une modalité spécifique de transmission de connaissance: les élèves doivent apprendre à identifier des genres, des styles, etc., la langue des formes littéraires s’inscrivant dans une histoire de la littérature (Dufays, 2010; Rochex, 1998). Dans certains cas, les objectifs sont avant tout d’assurer que les élèves passent les examens, ou aient des bons résultats scolaires. Néanmoins, les adolescents font tout de même parfois usage de ces textes comme ressources symboliques, comme dans les exemples suivants: (Evan 209, Lycée B, littérature) I Dans tes lectures ou les films, est-ce qu’il t’est arrivé de te dire, tiens ce personnage ressemble à mon histoire personnelle? E Je dirais qu’il y a des personnages qui me ressemblent plus que d’autres, moi je dis souvent ce que je pense, donc quand je lis un livre où le personnage est aussi comme ça, je me dis tiens, je pense à peu près comme lui, sans pour autant… I

Tu penses à un personnage en particulier?

E Par exemple, c’est le, au personnage de l’Etranger de Camus, il dit honnêtement ce qu’il pense, puis, en lisant ça je me suis dit je le fais aussi, peut-être pas autant dans les extrêmes mais oui, ça c’est un personnage qui m’a pas marqué mais ça m’a un peu… I Le fait de faire un lien entre toi et ce personnage, est-ce que ça change ta façon de, ça te donne envie de t’inspirer à d’autres égards de ce personnage là? E Non, pas forcément mais, je dirais que c’est cet aspect là qui m’a fait, que j’ai bien aimé le livre, mais de là à ce que ça m’inspire non, quand même pas.

Evan utilise le texte comme moyen de se reconnaître, ou de mettre en mot un aspect de son identité. Monica a aussi commencé à établir un parallèle entre elle et un personnage de roman, cette fois se basant sur la trame narrative:

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Usage de ressources symboliques à l'adolescence

(Monica 140, Lycée B, philosophie) M C’est vrai que ça m’est arrivé avec un livre assez récent, je lisais et je me suis dit, j’ai l’impression de me voir (…) il y a six mois, et ça m’a un peu perturbé, je m’attendais pas, dans un tel livre à me trouver, c’était de Emile Zola I

C’est quel livre?

M

L’assommoir.

I Vous dites, ça vous a étonnée parce que (…) personne d’autre pouvait avoir euh… M Disons que (…) la, la femme dans le livre, elle se sentait complètement abandonnée, elle en voulait à tout le monde alors que c’était la faute à personne, si quelqu’un était fautif, c’était elle, et elle sombrait complètement dans la dépression (…) c’est vrai que là, je me suis dit (…) j’ai réagi pareillement (…) sauf que elle, à la fin, elle meurt et moi, à la fin, j’ai réussi à me- retourner la spirale. I Puis de lire comme ça, est-ce que vous avez vu les choses autrement ou il y avait juste la constatation qu’il y avait des points communs ? M

Juste la constatation, il a pas été évident d’ailleurs.

Monica évoque donc une situation dans laquelle elle a reconnu un parallèle entre la trajectoire d’un personnage et la sienne; on peut penser que cela lui a permis de se représenter son expérience de manière linéaire, narrative. Elle a ainsi pu comparer deux trajectoires, et réfléchir sur le fait qu’elle-même a pu "retourner la spirale". Cette lecture analogique semble lui avoir permis de relire et de donner sens à son expérience. Les jeunes interviewés apparaissent donc faire usage des textes vus en classe comme ressources symboliques. Toutefois, ces usages diffèrent de ceux qui ont été observés hors de l’école sur un aspect important. Dans la sphère non scolaire, s’intéresser à un élément culturel et en faire usage est souvent générateur d’autres usages de ressources symboliques. A l’instar de Julia, les personnes passent parfois d’une chanson à un texte, d’un film à un autre, en suivant leur intérêt et leur curiosité. Quand ils en ont les moyens – par l’accès aux moyens en lignes, aux bibliothèques – les jeunes peuvent donc devenir des apprenants chercheurs, autodidactes et passionnés. Dans nos entretiens il semble que les usages de ressources symboliques à l’école n’aient pas cet aspect générateur. Il se peut donc que les programmes prescrits ne permettent aux élèves de suivre leurs intérêts de proche en proche…

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3.4

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Pourquoi des ressources symboliques à l’école?

Le fait que les élèves peuvent faire usage de textes littéraires rencontrés en classe comme ressources symboliques me paraît avoir deux implications importantes: d’une part, cela peut soutenir leur investissement dans l’apprendre, et ce faisant, leur trajectoire scolaire et leur intégration sociale; d’autre part, cela peut faciliter le travail d’unification identitaire, et de mise en dialogue de leur pluralité d’expériences. Pour montrer cela, il vaut la peine de rappeler que les relations enseignant – élève(s) - objet de savoir sont souvent schématisées à l’aide d’un modèle triangulaire, ou "triangle didactique" (Houssaye, 2000) classique, où le rapport de l’élève à l’enseignant est médiatisé par un élément culturel ou un objet de savoir. Les psychologues culturels inspirés par Vygotsky (1997; Rochex 1998) ont en outre souligné l’intérêt de distinguer la signification partagée d’un élément culturel, du sens personnel qu’il peut avoir pour une personne. La signification partagée est la signification commune, qui fait que l’on peut s’entendre – par exemple sur le fait que le Petit Chaperon Rouge est l’histoire d’une fillette qui porte un panier à sa grand-mère. Le sens personnel désigne l’écho que ce même élément a pour une personne donnée, en fonction de son histoire de personne et d’apprenant, de sa vie extrascolaire, etc. Ainsi, le Petit Chaperon Rouge peut avoir un écho très fort chez une personne dont la grand-mère est récemment décédée, ou alors peut éveiller des angoisses inconscientes de dévoration à cause de la figure du loup. L’enseignement scolaire vise l’établissement de la signification partagée à l’aide d’un vocabulaire technique adéquat, et en inscrivant le texte dans une tradition ou une discipline. L’usage de ressources symboliques se fait avant tout grâce au sens que les éléments culturels ont pour les personnes. Toutefois, l’on observe que ces deux processus sont mutuellement dépendants. En effet, avant de pouvoir s’engager dans un rapport personnel au texte, les élèves ont besoin que l’enseignant les aide à comprendre la langue parfois difficile d’un texte, ou à contextualiser le récit. Par ailleurs, les élèves ont besoin d’espace pour pouvoir s’approprier ce texte - par exemple en discutant de ces textes en classe, avec leurs camarades ou leurs parents hors de l’école. Au fond, il semble que ce soit bien parce que le texte "parle" aux élèves que ceux-ci sont prêts à s’investir davantage dans les apprentissages scolaires. Ainsi, il est important que les élèves puissent faire usage de textes scolaires comme ressources symboliques, parce que cela est l’occasion de conférer un sens personnel aux connaissances, première étape de l’engagement dans l’apprendre. C’est aussi la condition pour que les connaissances des élèves deviennent vivantes, et puissent être mobilisées au-delà de la classe.

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Usage de ressources symboliques à l'adolescence

En conséquence, et cela me permet d’arriver à mon deuxième point, des textes scolaires qui deviennent des ressources symboliques peuvent mettre en dialogue des sphères d’expérience distinctes. L’exemple de Marc montre comment des sphères d’expérience peuvent s’enrichir mutuellement et la manière dont des processus de construction de sens permettent de mettre en route des processus de changement identitaire et d’apprentissage. Dans la sphère scolaire, Marc a une histoire de mauvais élève. Il est considéré comme dyslexique et a eu de la peine durant toute sa scolarité. Il a débuté une formation professionnelle qui s’est elle aussi mal passée. Les choses ont changé avec un nouvel enseignant de français qui a accompagné les élèves dans la lecture de Zola – texte au demeurant difficile pour Marc. Toutefois, le travail sur le texte lui a permis de voir que cette fiction si distante pouvait avoir des liens avec la vie qu’il connaissait – puisque, comme dans son syndicat, il a été question de grèves ouvrières. Par ailleurs hors de l’école, Marc a beaucoup investi la sphère musicale; il joue de la musique dans un orchestre dont on lui a confié la direction. Il y écrit la musique, prépare les partitions de tous les instrumentistes, donne des cours aux plus jeunes, et mène son orchestre à des concours. Ainsi, hors de l’école, Marc a une identité de musicien reconnue, liée à des compétences complexes – musicales, managerielles – et une activité qui a du sens pour lui. Marc décrit son "déclic" dans la sphère scolaire de la manière suivante: à un moment, il aurait réalisé que ce qu’il aimait faire dans sa sphère musicale, c’était enseigner ce qu’il savait aux plus jeunes. Il s’est alors dit qu’il pourrait aussi enseigner ce qu’il savait faire dans la sphère scolaire et professionnelle; c’est là qu’il semble avoir investi sa formation professionnelle pour pouvoir devenir enseignants de travaux manuels. Ainsi, il semble que dans la sphère scolaire, il y ait eu un mouvement en deux temps; un enseignant qui lui a permis de voir que les textes revêtaient un sens pour lui; et une mise en relation des projets identitaires dans et hors de l’école. Cet exemple met en évidence l’importance du sens personnel des connaissances pour que le jeune s’engage dans un apprentissage actif, et le fait que ce sens est souvent alimenté dans une autre sphère d’expérience, non scolaire. En ce sens, l’usage de ressources symboliques participe à la mise en lien de sphères d’expérience, et, ainsi, à l’organisation dialogique de l’identité (voir aussi Grossen, Zittoun et Ros, sous presse; Zittoun et Grossen, 2012). Notons toutefois qu’il ne s’agit pas de lier ces sphères à tout prix; certains jeunes peuvent parfois avoir besoin de séparer ou d’isoler l’une ou l’autre de ces sphères.

3.5

Le rôle des adultes dans l’usage de ressources symboliques

Le fait de faire usage de ressources symboliques hors de l’école trouve souvent une origine dans une relation à un autrui significatif. Dans

Tania Zittoun

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l’exemple de Julia, la musique était partagée avec un groupe d’amis, elle permettait un dialogue imaginaire avec des chanteurs. Ismaël écoute Manau par la médiation de sa mère; David d’intéresse à un groupe de rock via son père. A l’examen, il apparaît que ces autres personnes ont, d’une part, présenté un élément culturel - un texte ou une chanson – au jeune, et d’autre part, laissé au jeune la possibilité d’y trouver un sens personnel – ils semblent leur avoir dit "ça pourrait te plaire", ou ont partagé avec eux le fait qu’un élément culturel les touchait. Dans le cadre de l’école, les analyses d’interactions en classe que nous avons effectuées suggèrent qu’il est important que l’enseignant joue sur un double registre. D’une part, son expertise lui permet de rendre possible l’accès au texte, et il transmet pour cela des connaissances et des méthodes. D’autre part, il peut plus ou moins "reconnaître" l’espace des élèves - le fait que ceux-ci s'efforcent de donner sens aux connaissances. Cette reconnaissance peut se faire assez discrètement, mais prend parfois la forme de petites indications, comme celles de cette enseignante, Laura, qui disait, en parlant du roman le Joueur de Dostoïevski: … L’univers du Joueur à part cet univers de la roulette et ben c’est aussi cet univers là où dans le quotidien on entre à travers cette manière de raconter, alors c’est ça que j’aimerais vous faire découvrir et alors une fois qu’on a pris le goût et puis qu’on s’est repéré il y a le plaisir du lecteur aussi, se trouver intelligent d’avoir compris (…) Alors c’est à la fois quelque chose que vous avez peut-être ressenti en lisant, ceux qui n’ont pas encore abouti c’est peut-être une des difficultés que vous avez eue de vous dire "c’est un peu brouillon on ne sait pas vraiment ce qu’il veut et puis il en est où maintenant ? Et puis avec cette Paulina comment les choses se passent?"

Dans cette classe, où les élèves semblent développer des rapports personnels et engagés aux textes – plusieurs y découvrent le plaisir de lire - on trouve assez systématiquement des énoncés par lesquels l’enseignante expose son rapport au texte ("j’ai aimé ce texte, j’ai eu du plaisir") et crée la possibilité que ses élèves développent également un tel rapport au texte ("j’espère que vous aussi vous allez aimer ce texte pour vos raisons"). Dans les classes de ce type semblent donc se développer deux types de relations conjointes. D’un côté, la relation adulte/jeune centrée autour de la signification du texte ou de l’élément culturel est clairement asymétrique: l’enseignant a des connaissances techniques et un expertise et peut amener l’élèves à acquérir de différentes manières. De l’autre côté, il y a également une relation symétrique – un rapport d’égal à égal entre deux personnes, qui chacune à sa manière, sont touchées dans leur intimité par le texte ou l’élément culturel rencontrés. La reconnaissance de cette double relation ne signifie pas que les enseignants doivent empiéter sur la sphère privée des élèves. Ainsi, nous avons aussi vu des enseignants inviter les élèves à parler de leurs

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Usage de ressources symboliques à l'adolescence

expériences personnelles, en mettant l’objet de savoir au second plan; certains élèves le refusent, probablement pour préserver leur intimité. Une situation entièrement centrée sur la relation maître-élève, de laquelle disparaît la relation centrée sur l’objet de connaissance et sa signification, peut ainsi être perçue comme sortant de son cadre. Les éléments que des adolescents spécifiques vont utiliser comme ressources symboliques sont très personnels et ne peuvent être prescrits. Toutefois, il est utile de garder à l’esprit que les adolescents peuvent ainsi s’engager dans des sphères imaginaires et explorer des rôles, des situations, des émotions, tout en se donnant parfois des moyens de les symboliser, voire de les communiquer. Ainsi, nos observations suggèrent que, dans des relations suffisamment bonnes, des adultes peuvent utilement reconnaître ces relations parfois personnelles que les jeunes nouent à ces éléments culturels dans diverses sphères d’expérience.

4.

Pour conclure

L’adolescence se déroule aujourd’hui dans une société en transformation et qui la facilite peu. Les adolescents sont mis à l’épreuve, tant dans leur propre expérience de continuité que dans la nécessité de définir leur propre système d’orientation. J’ai voulu ici montrer que les adolescents pouvaient trouver dans leur environnement scolaire et non scolaire des moyens de faciliter les processus engagés. J’ai commencé par mettre en évidence la centralité des processus de construction de sens dans le développement adolescent. Ils soutiennent les processus de transition, tant au niveau des apprentissages que des remaniements identitaires. Ma première proposition est que l’usage des ressources symboliques joue un rôle important dans ces processus de développement. J’ai montré que des chansons, des films, des jeux vidéos, des textes littéraires, offrant des expériences cultuelles imaginaires, permettent aux jeunes personnes d’avoir accès à certaines questions qui les travaillent, à les représenter et s’en distancer. Ainsi, les très riches expériences culturelles que les jeunes ont en dehors de l’école apparaissent comme bien plus que des loisirs de consommation; elles participent souvent précisément du développement en facilitant la construction de sens, des apprentissages ou l’exploration et l’intégration identitaire. Ma deuxième proposition est que ce que les jeunes vivent dans ces expériences culturelles, aussi étrangères à la culture scolaire soient-elles, est très souvent à même d’enrichir leur engagement dans l’acquisition de connaissance dans le cadre scolaire. Finalement, ceci m’amène à souligner l’importance, pour les jeunes, des explorations de sphères d’expériences diverses dans lesquelles ils peuvent s’engager et qui font sens pour eux. C’est souvent la simple reconnaissance respectueuse par des adultes, de cette importance subjective, qui est à même de faciliter

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les processus développementaux dans lesquels les adolescents sont engagés.

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2012, 57, 31-45

S’engendrer par le langage: la parole adolescente Ivan DARRAULT-HARRIS Université de Limoges et EHESS de Paris

Our approach of the adolescents’ speech will be situated, in an original way, in the interface of linguistics, semiotics of discourse and psychoanalysis. We must not only describe, analyse the linguistic forms taken by the adolescent discourse today, as far as the adolescent speech is the place of the greatest innovation, neological creation. That necessary analyse cannot be sufficient: one must also and especially wonder about the significations of this linguistic creativity continuously renewed and link it with what we can know about the corporal mutation during adolescence (the body is the basic instance of language) and also about the « psychical puberty » which leans on corporal transformations. The results of that pluridisciplinary analysis (we call it « self-begetting ») open an access privileged to the deep intelligibility of the adolescents’ behaviours and discourses and allow, for example, to conceive an effective prevention of adolescents’ healthy risks, a social and sanitary problem today quite general.

Notre approche pluridisciplinaire de la parole adolescente se situe, c’est son originalité, à l’interface entre la linguistique, l’éthosémiotique et la psychanalyse. Si la linguistique et la psychanalyse sont des disciplines familières de tout un chacun, il n’en va pas de même de l’éthosémiotique, discipline dont nous avons proposé la création à la fin des années 1990. L’éthosémiotique, liée à la théorie sémiotique élaborée par l’École de Paris1, propose de décrire et d’analyser conjointement les comportements et discours humains en les traitant sémiotiquement, soit en construisant une modélisation rendant compte de leur engendrement. Le discours est considéré comme partie intégrée du comportement, lui-même envisagé comme source continue de significations: le sujet humain ne peut pas ne pas signifier. Quant à la psychanalyse, certaines de ses notions, considérées comme pré-sémiotiques, seront mobilisées, principalement pour élucider la difficile question des relations sémiotiques entre le corps et l’espace psychique du sujet, problème central tout au long de la période adolescente.

1

L’École sémiotique de Paris fut fondée dans les années 1960 par A.-J. Greimas (1917-1992).

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S'engendrer par le langage: la parole adolescente

Trois propositions organiseront notre exposé: 1.

L’adolescence est la grande période de découverte d’investissement de l’écriture dans toutes ses fonctions.

et

2.

L’écriture est une pratique centrale de résolution symbolique de contradictions, de tensions, de conflits insolubles sur la dimension de la réalité.

3.

L’écriture, à l’adolescence, possède une vertu auto-thérapeutique, et donc de prévention efficace des conduites à risque mettant en danger la santé, voire la vie même des adolescents.

Le discours adolescent présente toutes les caractéristiques d’un défi paradoxal: le psychiatre Patrice Huerre (1999) qualifie, non sans humour, l’adolescent de « handicapé verbal transitoire », tandis que le peuple adolescent est la source vive de la plus grande créativité langagière orale et écrite, s’exprimant, entre autres, grâce à l’utilisation massive des nouvelles techniques de communication numérique: sms (textos), interventions dans les forums, chats, mails, blogs, etc. Concernant les pratiques de l’écriture, émergent à l’adolescence trois formes bien particulières: la quête d’une signature (qui peut s’exprimer aussi sous forme de tags envahissant les murs de la cité), le besoin d’écrits intimes de natures fort diverses, enfin le goût de l’épistolaire. On remarquera que le genre nouveau du blog, multimédial, permet de conjoindre ces différentes formes en y adjoignant musique, images fixes et animées. Cela dit, des inquiétudes se font jour: -

Présence trop fréquente d’injures, d’insultes, certaines racistes, sexistes. Expression très lacunaire des émotions, des sentiments. Montée d’une hyper-sexualisation du discours adolescent. Tentation forte de l’addiction, de la conduite à risque, du passage à l’acte auto- ou hétéro-violent.

Dans une première partie, nous aborderons les formes linguistiques du discours adolescent aujourd’hui. Une seconde partie nous amènera à nous interroger sur les sens de cette créativité langagière.

1.

Les formes linguistiques du discours adolescent

Soit les énoncés suivants, énoncés oraux2 transcrits par nous-même:

2

Les énoncés oraux proposés dans notre article sont de provenances diverses: énoncés transcrits sur le vif, mais aussi énoncés référencés dans les dictionnaires de langages adolescents, principalement celui de Jean-Pierre Goudaillier, 2001.

Ivan Darrault-Harris

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1

« Quand t’as un accident, si t’as un aquarium pourave, tu peux avoir la teuté ruinée » 2 « Elle ferait n’importe quoi pour un bec, quel thon! » 3 « Cette meuf est une gazeuse, ça saute au zen! » 4 « C’est un canal+, ce prof, je capte queud » 5 « Chouf le chouf, il est caviar! » 6 « J’peux pas l’encadrer ce demtroche! » 7 « C’est qu’un 16K ce keum! » 8 « La paic citron du bahut, elle est plutôt top » 9 « Jo, j’suis pas kif de lui, c’est qu’une cale » 10 « Les tiags, ça fait jurassique! »3

Ces quelques exemples permettent de repérer certaines procédures de création linguistique4: - Manipulations phonologiques: la verlanisation de premier et second degré.

Teuté, meuf, keum sont les formes verlanisées de tête, femme et mec (= homme, garçon). Voici la reconstitution du processus à l’œuvre pour les mots femme, flic (fam. Pour policier), père, chien, à fond, fou, moi. Remarquons que des graphèmes muets deviennent sonores: : à donf; : zen. [fam] > [famœ] > *[mœfa] > [mœf] [flik] > [flikœ] > *[kœfli] > [kœf] [pεR] > [pεRœ] > *[Rœpe] > [Rœp chien > iench fou > ouf moi > [wam] à fond > à donf nez > zen Une forme historiquement postérieure de manipulation phonologique, le veul, est née dans la banlieue sud de Paris. Elle consiste dans la verlanisation d’un mot déjà verlanisé: [mœf] > [mœfœ] > [fœmœ]: meuf > feumeu. - Apocope et aphérèse: Si les adolescents, tout comme les adultes, utilisent le procédé de l’apocope – suppression de la partie finale d’un mot: 3

4

Translation des énoncés en français standard: 1. Si tu as un casque en mauvais état, tu peux te blesser la tête 2. Elle ferait n’importe quoi pour un bonbon, quelle nouille! 3. Cette fille est une allumeuse, ça saute au nez. 4. Ce prof est incompréhensible, je comprends rien 5. Regarde le pion, il est mignon! 6. J’peux pas l’sentir, ce démoulé-trop-chaud 7. C’est qu’un débile, ce mec! 8. La femme de ménage du lycée, elle est plutôt chouette 9. Jo, j’suis pas amoureuse de lui, c’est qu’une relation intermédiaire entre deux relations sérieuses 10. Les santiags, ça fait vieux. Nous renvoyons le lecteur désireux d’analyses complémentaires à l’ouvrage de J.-P. Goudaillier, 2001.

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S'engendrer par le langage: la parole adolescente

- Biz < bisness; dèg < dégoûtant - Gèb < gébou < bouger (bouger est verlanisé en gébou) - Tasse < taspé < pétasse (pétasse est verlanisé en taspé) ils préfèrent le processus d’aphérèse, suppression de la partie initiale du mot, laquelle est à l’origine de difficultés d’intercompréhension5: - Blème < problème - Gol < mongol/rigole - Rien < algérien - Absence de conjugaison verbale De nombreux emprunts verbaux puisent dans les langues tsiganes, même si certains verbes sont des reconstitutions seulement d’apparence (pécho est le verlan de choper, tirav est l’adaptation de tirer = voler): Bébar (voler; mentir); bédav (fumer); chourav (dérober); craillav (manger); lanceba (dénoncer, balancer); marav (battre;tuer); pécho (attraper); pillav (boire); rodav (regarder); tirav (voler à la tire); etc.6

demeurent invariables, quels que soient les personnes, temps et modes. - Élaboration d’un « créole » pluri-lingue et pluri-ethnique L’analyse, supposant l’effort d’une quête archéologique, permet de reconnaître la conjonction d’origines historiques et ethniques très diverses donnant naissance à un « créole »: - Argot: baston, biffeton, blase, chnouf, daron, larfeuille, maille,

oseille, tune, 7 …

- Emprunts: arabe, langues tsiganes, langues africaines, argot angloaméricain (slang), parlers locaux français, etc. - Métaphores: airbags, belette, bounty, fax, findus, Mururoa, skeud,

rate, souris.8 - Métonymies: bleu, casquette, crêteux, schneka, double verrou.9

5 6 7

8

9

Même si le français standard pratique quelquefois aussi l’aphérèse: autobus>bus. Cf. Goudaillier J.-P., 2001. Blase: nom; chnouf: drogue; daron: père; larfeuille: porte-feuille; maille, oseille, tune: argent. Airbags: seins; Bounty: noir qui veut paraître blanc (cf. la friandise); findus: marque de surgelé; mururoa: qui a de l’acné (référence à l’atoll français, lieu d’expériences nucléaires); fax, skeud: verlan de disque, fille plate; rate, souris: fille (mélioratif). Bleu, casquette: contrôleur; crêteux: punk; schneka: qui n’a qu’un sexe; double verrou: fille inaccessible.

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- Une langue en miroir? Tout se passe comme si l’invention langagière restait fermement reliée à la langue adulte d’origine, donnant comme une image en miroir de celle-ci: - Verlanisation: CV > VC (consonne-voyelle > voyelle-consonne) - Aphérèse plutôt qu’apocope - Accent déplacé sur la première syllabe (et non la dernière, puisque le français est une langue d’accentuation de groupe sur la dernière syllabe de chaque groupe rythmique formé). - Neutralisation des timbres vocaliques au profit de [œ]: les consonnes, et non plus les voyelles, deviennent capitales. On verra ici peut-être l’influence des langues sémitiques, pauvres en voyelles, quand le français en compte 16. Si la description linguistique de ces formes discursives adolescentes est indispensable, elle ne peut répondre convenablement à la question du sens10 de ces productions, de leur fonction dans la période de l’adolescence. Un examen éthosémiotique de l’engendrement du sens est donc nécessaire. 2.

L’engendrement de la signification dans le discours adolescent

2.1

L’adolescent: un emboîtement de sphères (cf. le tableau I en annexe)

La source de production de la signification, non verbale et verbale, est bien le noyau somato-psychique (sur lequel nous reviendrons) engendrant dans les sphères emboîtées les unes dans les autres des « strates » de signification. -

-

10

la sphère épidermique constitue chez l’adolescent une surface virtuellement porteuse de significations diverses: tatouages éphémères ou définitifs, piercings, incrustations d’objets,… On peut remarquer que les piercings, en général, soulignent les entrées sensorielles du corps. la sphère cosmétique mobilise, outre la peau et les maquillages, le traitement de la coiffure, des ongles (les phanères). la sphère vestimentaire. La sphère prothétique est constituée des « organes externes » que sont le téléphone portable et le lecteur mp3, par exemple.

On reconnaîtra toutefois que J.-P. Goudaillier (2001) dans l’introduction de son dictionnaire, associe trois fonctions aux langages adolescents: la fonction identitaire, la fonction cryptique et la fonction ludique.

36

S'engendrer par le langage: la parole adolescente

-

la sphère verbale orale, qui garde un solide enracinement corporel: la voix. la sphère verbale écrite, sphère la plus éloignée du corps: les adolescents tenteront de réintroduire du corps dans leurs messages écrits, grâce, par exemple, aux émoticons.

Cette hiérarchie de sphères sémiotiques est un instrument clinique destiné à évaluer l’investissement relatif que fait l’adolescent€ de ces différentes strates de signification possibles, et, pour ceux et celles qui en manifestent le besoin, un moyen de les ouvrir à des sphères de signification non ou peu investies.

2.2

Les instances de base: le corps et l’espace psychique

Si l’on se souvient que le souci de l’éthosémioticien est de modéliser l’engendrement de la signification, il s’agit bien de commencer par poser les instances de base qui sont le socle à partir duquel les significations non verbales et verbales s’engendrent, pour aboutir aux comportements et discours directement observables. Ce socle est en l’occurrence double: le corps soumis à la mutation de la puberté et l’espace psychique soumis lui aussi à la transformation identitaire, ce que P. Gutton (2003) nomme le « pubertaire ». Le tableau II (voir en annexe) montre sur sa partie gauche les caractéristiques de l’instance de base corporelle: - la croissance qui est, pour la première fois, discontinue et dysharmonique: survenue d’ « orages hormonaux ». - les modifications morphologiques incontrôlables; - et surtout le triple deuil à accomplir par l’adolescent(e): celui du corps infantile, celui des parents du corps infantile et celui du corps que l’on se rêvait d’avoir. La partie droite du tableau montre en revanche les traits que revêt la transformation de l’espace psychique: -

l’orage hormonal peut induire un « orage thymique »: émotions, affects intenses et inédits impossibles à verbaliser; modifications de l’appareil cognitif: perception, raisonnement, jugement. et surtout, l’actualisation de fantasmes en sommeil, principalement le fantasme dit d’ « auto-engendrement », hypothétiquement central et organisateur de l’imaginaire adolescent.

Ivan Darrault-Harris

2.3

37

La liaison corps/psychisme et le fantasme d’auto-engendrement.

Un premier problème se présentant à nous devait être résolu, celui de la liaison entre le corps en mutation et l’espace psychique, résurgence du vieux problème philosophique de la jonction du corps et de l’âme. C’est donc ici la psychanalyse qui nous offre le concept décisif de fantasme qui permit à Freud, dès 1897, d’abandonner sa théorie initiale de la séduction et de poser simultanément l’existence d’une “réalité psychique”: tournant décisif de la naissance de la psychanalyse. Reconnaissons ici notre dette à l’égard de la lecture pénétrante et si suggestive que P.-L. Assoun (1997) fait de Freud dans le premier tome de Corps et Symptôme (la

Clinique du corps)11.

Freud, dans les textes allégués par l’auteur, s’interroge sur les relations entre le symptôme organique (que la médecine réduirait à la maladie organique), les transformations introduites dans le corps à cette occasion et l’éclosion de la névrose, “objet de déni et signe d’impuissance pour la médecine” (Assoun, 1997, p. 34) "Il arrive assez fréquemment que, chez des personnes qui sont disposées à la névrose, sans souffrir précisément d’une névrose déclarée [littéralement: parvenue à la floraison (floriden Neurose), P.-L. A.], une transformation corporelle (Körperveränderung) - par inflammation ou lésion - éveille le travail du symptôme, de telle sorte que ce symptôme donné par la réalité se fait le représentant de tous ces fantasmes inconscients qui guettent l’occasion de s’approprier un moyen d’expression". (Assoun, 1997, p.35)

P.-L. Assoun commente: “L’événement du corps organique produit donc l’éveil du symptôme qui “sommeillait”. On se souvient de l’image des chiens qui dorment: c’est ici l’événement organique qui produit le déclic et fait sortir la névrose de sa torpeur.” (p.36) Plus loin: “La maladie (d’organe) fait la névrose, comme l’occasion fait le larron - et le bénéficiaire, ici, c’est le fantasme, dont le commanditaire n’est autre que le “désir” (Wunsch)!” (Assoun, 1997, p.37) Mais comment, nous objectera-t-on, passer d’une analyse de ce que Ferenczi dénommait justement “pathonévrose” à l’éthosémiotique du comportement adolescent, sans tomber dans une injustifiable pathologisation de la période adolescente, en suggérant quelque “névrose de croissance”? Nous pouvons tout d’abord répondre que pour Freud la névrose, bien plus qu’une pathologie, est une forme d’existence psychique. Puis que s’il n’y a point, à l’adolescence, de lésion, d’inflammation, de déchirure corporelle, interprétées comme “effet de castration réel” (p.37), il y a bien nécessité d’assumer une perte irrémédiable, celle du corps infantile, d’accueillir et de faire sien un nouveau corps: “...quelque chose de “neuf” qui arrive au

38

S'engendrer par le langage: la parole adolescente

corps doit être régulé, qui mérite une position originale, entre “névrose de transfert” et “névrose narcissique”, ajoute Assoun (1997, p.38). Ainsi nous sentons-nous autorisé à faire fonds sur l’analyse freudienne de ce drame à trois personnages (le(s) fantasme(s), les symptômes organiques, le travail du symptôme) pour penser la relation fondamentale entre le corps adolescent en transformation et la réalité psychique en l’espèce du fantasme, lequel trouve dans la mutation corporelle un plan d’expression inespéré. Et le sémioticien ne peut qu’être sensible: -

à la survenue d’une mise en relation dramatique entre ces instances organique et psychique du sujet, sorte de médiation homogénéisante;

-

à l’avènement de la sémiosis12: le fantasme “aux aguets” est une sorte de contenu dépourvu d’expression, une entité sémiotique mutilée et condamnée à l’existence virtuelle. Le fantasme accèdera à la réalisation sémiotique pleine quand, à l’occasion d’une expression corporelle à saisir, il pourra constituer ce tout sémiotique de la névrose.

Freud, rappelle Assoun (1997), se réfère de manière très générique aux fantasmes, sans rien dire de leur contenu. Ne pourrait-on, chez l’adolescent, entrevoir quelque fantasme récurrent s’étant emparé du corps en transformation pour advenir à l’existence sémiotique? N’oubliant pas la leçon de Freud, qui confère au fantasme une existence transversale (de l’ordre de l’inconscient, du préconscient et du conscient), nous avons rencontré chez l’adolescent, au cours de notre expérience clinique, de multiples manifestations d’un fantasme que nous avons dénommé, “fantasme d’auto-engendrement” (Darrault-Harris, 1994, 1999). Ces manifestations, on le verra, se donnent tant sous les espèces de l’acte que du dire, du non verbal que du verbal, tant la période de l’adolescence est, à nos yeux, un temps où s’impose la prégnance de l’alternative

agir/dire. Le fantasme d’auto-engendrement peut donc tout autant constituer la base générative (au sens sémiotique du terme) d’une conduite à risques que d’un écrit auto-biographique intime. Mais le fantasme, encore une fois, doit l’activation de son existence au corps en mutation, dans le permanent “devenir autre”. D’où la quête d’identité adolescente qui nous apparaît comme un effort considérable d’assomption, voire de maîtrise des transformations (corporelles, perceptives, émotionnelles, affectives, cognitives, etc.) qui adviennent au sujet.

12

Opération sémiotique de jonction signifiante entre le signifiant et le signifié.

Ivan Darrault-Harris

2.4

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De l’usage d’un tel modèle

Il reste à donner quelques brefs exemples de l’opérativité de ce modèle en construction dans la quête de l’intelligibilité des comportements et discours adolescents (on se reportera systématiquement au tableau II des comportements reproduit en annexe). On a saisi que l’instance d’énonciation du sujet adolescent est instable, du fait même de la mutation corporelle, de la survenue imprévisible d’affects inédits, des tentatives d’assomption psychique (plus ou moins efficaces) du devenir si peu contrôlable du sujet. Si l’on accepte l’importance et la pertinence du fantasme d’autoengendrement chez l’adolescent trouvant expression dans la mutation pubertaire, on peut comprendre, par exemple, certaines conduites à risques de l’adolescent comme un essai de réalisation de la séquence fantasmatique où le couple parental serait détrôné, déposé pour permettre enfin, comme l’écrit une adolescente, « de se faire nêtre (sic) » (DarraultHarris, 1988, 72-84). La prise de risque mortel constitue une séquence d’actes sur ce point exemplaire: ainsi, par exemple, les adolescents héroïnomanes s’injectaient-ils* quelquefois sciemment une overdose pour la reprendre immédiatement dans la seringue (jeu de la « tirette »): « je me tue, je me ramène à la vie »: on prend ainsi le risque de se tuer pour se donner naissance, pour en quelque sorte « réinitialiser » son existence. Et le franchissement, en mobylette, la nuit, d’un feu rouge, sans lumière ni casque, est un scénario figurativement différent mais syntaxiquement identique13. Dans l’un et l’autre cas, le « coup de fouet » de la réinitialisation aura un effet de courte durée et la répétition, en escalade (même en linguistique la synonymie est impossible!), imposera sa loi. Et bien des tentatives de suicide chez l’adolescent nous apparaissent-elles comme la conséquence du désespoir de l’auto-engendrement réalisé: si présider définitivement à sa naissance est impossible, en revanche, mettre fin à son existence est à la portée de tout un chacun.

2.5

Une autre voie

Fort heureusement, on le sait bien, l’immense majorité des adolescents ne se tourne pas vers l’acte à haut risque pour tenter une impossible résolution de la programmation fantasmatique14. Il est très frappant de constater, aujourd’hui plus que jamais, que l’adolescence est bien une période de redécouverte de l’écriture sous 13

14

Chacun garde en mémoire la séquence du film de N. Ray (avec James Dean), La fureur de vivre, où un groupe d’adolescents conduisent des voitures « empruntées » vers un ravin en s’éjectant au dernier moment. L’un d’eux ne peut y parvenir. Il n’est pas inutile de rappeler ici que 80% des adolescents vivent bien leur adolescence, et qu’un très petit nombre, heureusement, présente un tableau réellement psychopathologique.

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S'engendrer par le langage: la parole adolescente

toutes ses formes, y compris celles que permettent les nouvelles technologies de communication. Ainsi, pour commencer, le goût de se donner une signature, cet idéogramme exprimant toute l’identité, acte d’énonciation quasi sans énoncé qui peut revêtir la forme murale des tags. Passion, aussi, pour l’épistolaire dans ses mutations actuelles: SMS, courriels, interventions dans les forums sur Internet, réseaux sociaux, etc. Et toujours ce goût de l’écrit intime, qui explose littéralement dans la création des blogs, nouveau genre qui permet d’ailleurs de cumuler autobiographie et épistolaire en mobilisant une communication multimédia. Il existe donc, fort heureusement, un autre parcours possible, une autre conversion sémiotique du fantasme d’auto-engendrement, radicalement distincte. C’est bien là que nous plaçons ce phénomène de l’intérêt assez subit et original que porte l’adolescent à l’écriture, ou, pour être plus précis, au discours autobiographique. C’est la découverte de la fonction « miroir » de l’écriture qui fascine l’adolescent, non le miroir bien réel qui lui renvoie les éruptions acnéiques démoralisantes, mais le miroir symbolique qui, comme dans les contes, est un témoin narcissique fiable, euphoriquement déformant. Si l’on y regarde de plus près, le discours auto-biographique permet à l’adolescent(e) de réaliser symboliquement ce que lui dicte dangereusement le fantasme, si d’aventure s’impose le passage à l’acte: l’énonciateur adolescent, dans l’écrit intime (ou l’oral intime de la si longue conversation téléphonique avec un pair proche15) projette un « je » dont il est le responsable de l’existence, qui est lui-même mais aussi, comme nous l’a appris Rimbaud, un « autre ». Belle dérive symbolique du fantasme accompagnée, cette fois-ci, d’apaisement et de résolution. Aussi pensons-nous depuis longtemps que l’ouverture à l’écriture, pour les adolescents en difficulté de quête d’identité, dans la tentation de l’acte, est une voie de remarquable résolution, ainsi dans les ateliers d’écriture qui leur sont proposés ici ou là, dans les quartiers difficiles, les foyers, voire l’univers carcéral.16 Mais il est aussi patent qu’entre la voie de la conversion sémiotique du fantasme dans le passage à l’acte plein de risques (se mettre en échec scolaire fait partie de cet itinéraire de conversion) et celle qui conduit du

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16

Signe des temps, les adolescents ont abandonné cette pratique de la communication téléphonique interminable pour se tourner vers la communication écrite des SMS ou des interventions via Internet. Nous avons pu mener une réflexion et recueillir une expérience sur les ateliers d’écriture destinés aux adolescents, y compris dans les établissements scolaires, grâce à la collaboration d’écrivains profondément engagés dans cette démarche: François Bon, Jacques Séréna, Valère Novarina.

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fantasme aux pratiques d’écriture17 existent de multiples formes intermédiaires, transitoires, l’adolescent ayant le génie de se situer, souvent, dans l’entre-deux indécidable. Ainsi le corps, on l’a vu, peut-il être lui-même considéré comme une surface d’inscription: tatouages, piercings, scarifications, traces, signes réversibles ou indélébiles seraient les indices d’une écriture qui impose au corps la marque d’une maîtrise, voire d’un asservissement: faire sien ce corps qui mue et quitte l’ancienne enveloppe infantile. Illusion du contrôle d’un corps qui tente de s’échapper de toutes parts. De l’écriture sur soi au tag, il n’y a qu’un pas: le tag est bien toujours, nous l’indiquions, une forme de signature répétée en frises – signe logogrammique que recherche typiquement l’adolescent et qui le dirait tout entier: le tag conjoint l’acte symbolique d’écriture et l’acte presque toujours délictueux, risqué, voire dangereux; le tag ne dit rien du monde ni même du sujet: c’est la trace d’une quête de pure énonciation. Du tag éventuellement rageur, il est aisé de passer à l’injure, « taggage verbal » de l’autre, justement acte de langage (qui peut aussi constituer un délit) conjoignant magnifiquement le dire et l’agir. Ces formes sémiotiques intermédiaires (et tout particulièrement les pratiques d’ « écriture » sur son propre corps) sont autant d’exemples du phénomène – pour nous central à l’adolescence – de conversion sémiotique d’une parole souvent impossible en acte d’ostension à l’aide du corps: ponctuation emphatique du piercing, qui souligne les entrées sensorielles18 du corps (oreilles, yeux, nez, lèvres,…) mais aussi souvent le nombril, par où la vie fœtale est entrée. Pour rester dans la sphère du langage et l’illustrer quelque peu, si le linguiste est sensible à l’extrême rareté des moyens d’expression linguistique des affects dans les sociolectes des jeunes (et tout particulièrement en Français Contemporain des Cités19), il est attentif, a contrario, à la créativité langagière des adolescents, cette créativité étant pour nous un phénomène, là encore, de conversion ultime du fantasme d’auto-engendrement: le sujet qui s’est symboliquement fait lui-même (le self-made man n’est-il pas toujours le grand mythe américain, adolescent, de la réussite?) doit se forger un idiome qui dit son identité irréductible aux signifiants de la langue adulte. Et l’accélération de la mutation corporelle, de la croissance peut se lire convertie dans une extrême accélération du temps de la langue, de la 17

18

19

Il faudrait indiquer ici que l’écriture ne saurait constituer la seule voie de résolution: toute forme sémiotique permettant de donner corps symbolique à l’auto-engendrement est à retenir, ainsi, par exemple, la pratique du jeu dramatique, du théâtre. Comment ne pas évoquer ici le jeu infantile consistant à montrer les parties du visage sur demande rituelle de l’adulte? V. le dictionnaire: J.-P. Goudaillier, 2001.

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S'engendrer par le langage: la parole adolescente

diachronie: il faut des décennies, voire un bon siècle pour qu’un mot entre dans la langue, y vive et en sorte pour rejoindre le cimetière des mots, les dictionnaires historiques. Une trouvaille adolescente: une verlanisation (dégage de là! > gagedédale!), une expression soumise à l’apocope (un « demtroche » < « démoulé trop chaud »), une métaphore (une fille attractive est peut-être encore, à l’heure où nous écrivons, un « saumon »; on connaissait un « thon », tout juste le contraire) ont une durée de vie très limitée, au grand désespoir des adultes, condamnés à ne réutiliser qu’une langue adolescente déjà morte!

Pour conclure En résumé, tout se passe donc comme si l’adolescent, confronté à la fois à la révolution corporelle de la puberté et à la transformation psychique du « pubertaire », vivait aussi et nécessairement une importante perturbation de la production de signification verbale et non verbale supposant des déséquilibres, des lacunes, des impossibilités, des court-circuits, des processus de compensation et de conversion. Et ce sont bien ces conversions subtiles, inattendues, du corps et du psychisme qu’il faut retrouver dans les comportements et les discours des adolescents au terme du parcours sémiotique souvent inédit, complexe, de leur engendrement. Cette recherche d’une modélisation comportementale – trop rapidement esquissée – appuyée, de manière forte, sur la psychanalyse, doit à l’évidence servir la lecture, la compréhension des productions sémiotiques multiformes des adolescents. Cette quête prend un sens particulier dans une actualité politique et médiatique souvent entachée de démission sémiotique: à quoi bon perdre son temps à tenter de comprendre l’insupportable, donc l’incompréhensible, ainsi la violence considérée a priori comme dépourvue de sens? Alors qu’il est si simple et rapide et efficace d’organiser répression et punition, en sacrifiant la quête du sens? Moyennant quoi les adultes se mettent dans l’impossibilité de penser, de concevoir et de mettre en œuvre tant la prévention, par exemple, des conduites à risques que la juste sanction des actes transgressifs. Notre psychosémiotique, modestement, entend lutter efficacement contre cette démission sémiotique et rappeler au monde des adultes ce devoir imprescriptible de réception et de lecture des faits, gestes et discours adolescents. Ce devoir de sémiotisation est la condition même de leur admission et de leur intégration dans l’univers de l’adultité.

Ivan Darrault-Harris

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Bibliographie Assoun, P.-L, (1997): Leçons psychanalytiques sur corps et symptôme, tome1: Clinique du corps, Anthropos, paris. Benveniste, E., (1966, 1974): Problèmes de linguistique générale, tomes 1 & 2, Gallimard, Paris. Coquet, J.-C., (éd.), (1982): Sémiotique. L’École de Paris, Hachette, Paris. - (1997): La Quête du sens, Paris PUF. Darrault-Harris, I, (1988): Mort et résurrection d’un sujet: un exemple d’énonciation écrite », Art et Thérapie, 26-27, 1988, 75-84. — (1994): “Énonciation écrite à l’adolescence et fantasme d’auto-engendrement”, in Adolescence, rencontre de l’écriture, Erès, Toulouse, 65-74.

AFAT,

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Annexes: TABLEAU I: Les sphères sémiotiques TABLEAU II: Les comportements adolescents

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S'engendrer par le langage: la parole adolescente

Tableau 1

Ivan Darrault-Harris Tableau 2

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2012, 57, 47-62

Le parler des jeunes italophones d’un côté et de l’autre de la frontière: formes, représentations et pratiques déclarées d’adolescents tessinois et italiens Stefano REZZONICO1 & Davide ASTORI2 Institut des sciences du langage et de la communication, Université de Neuchâtel1, Università degli Studi di Parma2

In questo articolo vengono investigate le rappresentazioni e le pratiche dichiarate dei giovani italofoni raccolte grazie a dei questionari sottoposti a degli informatori del Mendrisiotto (in Svizzera) e della regione italiana confinante (Como). Da un lato come dall’altro della frontiera, i giovani sembrano attribuire alla lingua dei giovani (ben che formalmente ci siano alcune differenze) la stessa funzione fortemente identitaria e delle caratteristiche d’uso situazionali.

1.

Introduction

1.1

Identités et langages

Lorsqu’on évoque des notions comme celles du parler jeune, du langage juvénile, de la langue de jeunes, on fait souvent référence à sa fonction identitaire. En effet, l’une des fonctions principales du langage (Joseph, 2004), en plus de la communication et de la représentation, est le marquage identitaire. Les identités, "qu’elles soient de groupe ou individuelles, ne sont pas des "faits naturels" qui nous concernent mais plutôt des choses qu’on construit - des fictions, en effet" (Joseph, 2004: 1 6) . Ces constructions identitaires relèvent des représentations sociales (telle que l'appartenance politique, idéologique, socio-économique, etc.) qu'un sujet a de lui-même et d'autrui (Androutsopoulos & Georgakopoulou, 2003). Cette considération devrait amener à penser les variations observables non comme universelles et généralisables mais plutôt comme strictement liées au contexte dans lesquelles elles ont été attestées (aussi sous l'influence de la notion de "social network" de Milroy, 1992). Selon cette notion, les

1

Trad. par les auteurs: " […] our identities, whether group or individual, are not " natural facts " about us, but are things we construct – fictions, in effect".

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Le parler des jeunes italophones

variations (notamment linguistiques) résulteraient des influences mutuelles entre les membres d’un réseau social (tant au niveau des pratiques qu’au niveau des représentations linguistiques). En effet, les identités de chaque individu peuvent être véhiculées par le langage, tant par le contenu que par les formes. Une variété de langue spécifique à une communauté pourrait ainsi être perçue comme moyen d'identification permettant le marquage de l'appartenance à ce même groupe social et de distanciation par rapport aux groupes qui lui sont opposés. Cette notion d’identité prend tout son sens à l’adolescence et en particulier chez les jeunes qui viennent de terminer leur formation obligatoire, et qui se trouvent dans une période de transition. C’est cette période qui nous a paru intéressante d’investiguer. En effet, les jeunes entre 15 et 20 ans viennent de terminer leur formation scolaire obligatoire et sont confrontés aux premiers choix par rapport à une réalisation professionnelle plus ciblée. Vers 15 ans environ, la majorité des jeunes doivent choisir entre continuer leurs études et entrer plus directement dans le monde du travail; si leur formation se poursuit sans heurts (sans échecs ou changements d’orientation), elle devrait s'achever vers 19-20 ans. Cette population se trouve ainsi dans une situation identitaire particulière, comme elle n’est pas encore définitivement dans le "monde des adultes". Dans le cas des apprentis, les jeunes se trouvent dans le monde du travail mais avec une condition d'instabilité assez marquée. Leur emploi n'est pas assuré à la fin de l'apprentissage et ils sont confrontés à des professionnels qui ont plus d'expériences. Dans le cas des gymnasiens, ou des autres jeunes qui ont décidé de continuer leur formation à plein temps, il s'agit d'un passage d’une école à une autre, avec une forte signification sur le plan symbolique. Nous allons donc nous focaliser sur cette période de transition, lors de laquelle les jeunes et leurs propres identités se redéfinissent afin de trouver progressivement une place dans la société des adultes.

1.2

Langue des jeunes, parler jeune ou langage des jeunes

L'intérêt pour les jeunes, pour leur rapport à la langue et pour des variétés de langue qui leur seraient spécifiques, a été et est au centre d’un débat, parfois très médiatisé, qui a fait l’objet de nombreux projets de recherche. Du côté de la sociolinguistique, à partir de l'étude de Labov (1976) auprès des groupes de jeunes du ghetto noir de Harlem à New York jusqu'aux analyses réalisées dans plusieurs pays du monde une véritable tradition d’études s’est développée à ce propos (cf. pour un tour d’horizon: Radtke, 1992, 1993; Singy, 2008; Bucholtz & Skapoulli, 2009).

Stefano Rezzonico & Davide Astori

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Dans ce terrain d'analyse, comme le montre Singy (2008), nous pouvons reconnaitre trois orientations principales. L'orientation qu’il appelle 2 dictionnairique a une place très importante en termes numériques de production, mais on trouve également des études qui relèvent de la linguistique variationniste d'inspiration labovienne (montrant une covariation entre variables linguistiques et autres variables sociales parmi lesquelles les variations de l'âge biologique, dans le recours à des formes stigmatisées) et des études d'orientation socio-pragmatique. La langue des jeunes, le parler jeune ou langage des jeunes3 sont souvent définis comme une variété qui se présenterait comme "sous-standard" (Albrecht, 1993). Ce type de variété se caractérise par son instabilité (elle varie rapidement dans le temps) et se distancie du standard idéal4 en particulier au niveau du lexique (Ratdke, 1993; Sobrero, 1992). Les chercheurs ont attribué plusieurs fonctions à cette variété de langue; nous évoquons les trois principales: la fonction ludique, la fonction identitaire et la fonction cryptique. Sobrero (1992) propose que les jeunes italiens utilisent la langue des jeunes en particulier pour des fonctions ludiques, de jeu linguistique. Au niveau identitaire, l’usage de cette variété leur permettrait de marquer leur propre appartenance (Coveri, 1992) au groupe des jeunes d’un double point de vue: d’une part ils signalent une différence générationnelle entre le monde des jeunes et celui des adultes, et, d’autre part, ils expriment leur appartenance à certains sous-groupes de jeunes qui se distinguent d'autres collectivités, en plus de celle des adultes. Finalement, les chercheurs (Sobrero, 1992; Singy, 2008) reconnaissent à cette variété une fonction cryptique. Les jeunes utiliseraient cette variété dans le but de ne pas être compris par certains individus ou groupes (notamment les adultes ou d’autres groupes de jeunes). Cette variété serait donc perçue par les jeunes comme une variété qui leur appartient, qui ne serait pas comprise par les adultes et que seuls les jeunes ont le droit (au sens d'acceptation sociale) de parler.

1.3

Le parler jeune en Italie(n)

Dans le contexte culturel italophone, l'intérêt des chercheurs et des médias pour une variété de langue qui serait strictement réservée aux jeunes générations est fortement lié au mouvement juvénile des "paninari". Les "paninari" étaient, au début des années '80 à Milan, un groupe de

2 3 4

Souvent des listes lexicales commentées Bien que ces termes puissent avoir des implications théoriques différentes, nous avons choisi de les utiliser de façon synonyme, se rapportant à la définition de ce paragraphe. Nous entendons par standard idéal la variété qui est perçue par la majorité de la population comme non marquée et normativement correcte.

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Le parler des jeunes italophones

jeunes qui avaient comme statut idéologique celui de vivre sans avoir aucun intérêt pour l'engagement social ou politique. Même si le paninarese, "qui semblait avoir substitué à lui tout seul toutes les variétés de langue des jeunes" (Sobrero, 1992: 50, trad. par les auteurs), n’a finalement laissé que quelques traces au niveau linguistique (Livolsi & Bison, 1992), il a donné un grand écho médiatique au parler jeune dans ces années. Cela a poussé plusieurs chercheurs travaillant sur les variétés de l’italien à focaliser leurs travaux sur le parler des jeunes. Deux récoltes parues au début des années '90 proposent un large panorama de la situation italienne (Banfi & Sobrero, 1992; Ratke, 1993). A ces deux récoltes nous pouvons ajouter l’étude de Finessi (1992) sur le langage des jeunes en Ligurie, celui de Marcato et Fusco (1994) pour le Friuli. La situation de la langue des jeunes tessinois a été récemment étudiée par Moretti et ses collaborateurs dans le cadre d’une recherche sur la langue des nouveaux médias (Moretti, 2006; Moretti & Stähli, en préparation). L’objectif des deux collections d’études était d’un côté de caractériser le parler propre aux jeunes italiens et de l’autre de savoir si une variété juvénile existait déjà avant les années '80. Sobrero (1993) a tracé l’histoire de la langue des jeunes (avant le pic de célébrité des "paninari") et propose trois grands moments de changement dans l’évolution du parler jeune en Italie: 5 • une période "goliardique" ou "para-goliardique" pré-'68, dans laquelle la langue de jeunes a un caractère essentiellement ludique et privé; • une période "sinistrese" ("un parler de gauche"), donc de la langue des jeunes liée aux révoltes estudiantines de '68. La langue prend donc un caractère politique; • et une période du "reflux", avec un retour à la sphère privé et un mode d’agrégation qui n’est plus strictement lié à l’engagement politique ("paninari", "punk", "dark" et "rock "). Les sources du parler jeune d'Italie seraient, selon Banfi (1992) et Sobrero (1993), des influences régionales provenant d'une variété informelle d’une part et des emprunts aux autres langues (parfois des jeunes) d'Europe, et à la langue des mass media (journaux, télévision, musique et autres formes de production artistique) d’autre part. La variété juvénile se caractérise (Sobrero, 1992), en particulier, par une série de changements sémantiques (des extensions du signifié, des hyperboles et des métaphores) et

5

Les "ordres goliardiques" ("ordini goliardici") sont les associations traditionnelles estudiantines italiennes à caractère festif.

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phonétiques (mutations du signifiant) ainsi que par des emprunts spécifiques (exotismes, cultismes et latinismes; cf. également Fusco, 2005). Récemment, Moretti et ses collaborateurs (Moretti, 2006; Moretti & Stähli, 2011) ont montré comment dans l’utilisation des nouveaux médias les jeunes utilisent le dialecte en fonction de son rôle "d’élargissement du potentiel de variation" (Moretti, 2006: p.9). Moretti et Sthäli (2011) proposent que les "usi riflessi" (les usages réflexes) du dialecte soient régis plutôt par des valeurs identitaires que communicationnelles. Selon Sobrero (1992), d'autres mécanismes d'altération formelle sont de l’ordre des jeux lexicaux. On trouve ainsi des affixations ("megagalittico"), des changements d'affixe ("stupiderrimo" pour "stupidissimo"), des insertions syllabiques ("capasa" pour "casa"), des syncopes et des apocopes ("ginna" pour "ginnastica" et "’sore " pour "professore"). Quant au niveau des pratiques, nous avons montré dans une étude précédente (Rezzonico, 2007) que les hommes tendent à affirmer davantage que les femmes qu’ils utilisent la langue des jeunes et les gymnasiens davantage que les jeunes suivant un apprentissage ou une école de commerce. Ainsi, dans cet article, nous allons investiguer les pratiques déclarées et les représentations des jeunes de deux régions autour de la frontière italosuisse: le Mendrisiotto (en Suisse) et la région de Côme (en Italie). D’un point de vue démographique, 46.500 habitants dont environ 2500 jeunes (source: USTAT) habitent dans le Mendrisiotto et 84,876 habitants, dont environ 4350 jeunes (source: ISTAT) dans la région de Côme. Les deux régions, géographiquement adjacentes, sont liées de manière officielle par la région de travail européenne Regio Insubrica et partagent (Marcato, 2002) la même variété de dialecte lombard occidental. Cependant la situation culturelle, politique et linguistique des deux régions est différente. En fait, le Tessin se trouve dans une situation de "double asymétrie", à la fois politique et culturelle. D’un côté, les italophones sont une minorité dans le panorama des langues officielles de Suisse et les Suisses Italiens sont une minorité dans l'italophonie. Comme le montrent Antonini et Moretti (2000), par exemple, les sentiments des jeunes tessinois et tessinoises sont d’une double nature: on observe ainsi une appartenance identitaire à la Suisse (parfois très marquée) en tant qu’entité politique et une forte influence culturelle de l'Italie. Nous nous posons la question de savoir ce que les jeunes pensent euxmêmes d’une variété d’italien qui leur serait propre. Nous voulons donc savoir si une langue des jeunes existe encore dans les représentations des jeunes italophones, quelles sont les pratiques déclarées des jeunes et

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quelles sont leurs représentations sur l’utilisation et en particulier sur les utilisateurs du parler jeune. Dans cet article, nous allons nous focaliser sur la comparaison entre la Suisse et l’Italie et nous ne discuterons pas de l’analyse des autres variables (cf. Rezzonico, 2007: pour une analyse des variations et des similarités selon des variables telles que la formation, le genre, etc., du corpus Tessinois).

2.

Méthodologie

Après avoir mené des interviews préliminaires (avec une douzaine de jeunes), nous avons décidé de proposer un questionnaire et de discuter des résultats obtenus avec un groupe de six adultes, selon la modalité du focus group.

2.1

Les interviews préliminaires

Dans une série d'interviews préliminaires, nous avons posé des questions ouvertes sur les représentations des variétés de langue présentes sur le sol tessinois et sur le parler jeune (notamment à l’aide d’expressions répertoriées dans Bianchi, 1998). Les jeunes ayant participé à ces interviews préliminaires ont également donné leur avis à propos de certaines expressions (en donnant des exemples, en proposant des significations et des contextes d'utilisation et des représentations attachées selon eux à ces expressions). Ces discussions nous ont permis de mettre en lumière les points qui méritaient d’être soumis à une investigation plus large et ont servi de base pour l’élaboration du questionnaire.

2.2

Le questionnaire

Le questionnaire (cf. Annexe) est composé de deux grandes parties, qui ont l'ambition d'être à la fois une méthode de recueil des représentations et un test évaluatif attributif. La première partie propose 30 expressions qui sont attestées dans Bianchi (1998), dans Antonini et Moretti (2000) ou dans les interviews exploratoires que nous avons eu l'occasion de mener. On y trouve des expressions avec des emprunts de l'anglais, bien que calqués sur le dialecte (comme dans le cas de "fly down and schiv the stone"; "vola bass e schiva ul sass", trad. lit.: vole bas et évite les pierres), des expressions dialectales ou régionales, des néologismes et des archaïsmes juvéniles (selon les propos récoltés dans les interviews préliminaires). Les expressions sont évaluées par trois questions fermées: la première, avec seulement deux possibilités de réponse (oui ou non), est "est-ce que tu connais cette expression?", tandis que les deuxième et troisième questions, avec cinq possibilités d'évaluation (de 1 à 5), sont

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respectivement "Est-ce que tu l'utilises ou tu pourrais l'utiliser?" et "Est-ce que tu penses que cette expression est juvénile?". Dans la deuxième partie, on trouve des questions fermées et des questions ouvertes qui tournent autour de la perception et de la représentation que les jeunes tessinois ont du parler jeune. Nous avons ainsi demandé à nos informateurs s’ils pensent qu’il existe une langue que seuls les jeunes parlent et comprennent (question 2), question suivie d’une question fermée (question 2a: "crois-tu qu’elle se manifeste uniquement grâce au lexique?" si non grâce à quoi?). Nous leur avons également demandé s’ils la parlent (question 2c), s’ils pensent citer beaucoup de films ou de chansons (question 4), s’ils utilisent beaucoup d’expressions empruntées à d’autres langues (question 5) et s’ils croient inventer de nouveaux mots (question 6). Les participants ont pu choisir pour ces questions entre cinq possibilités: 6 "jamais"; "peu"; "parfois"; "souvent" et "fréquemment" . Les jeunes ont pu répondre à d’autres questions en cochant une ou plusieurs cases pour lesquelles nous avons fait des propositions de réponses. A la question 2d ("où et avec qui tu pourrais parler cette langue? "), nous avons fourni la liste de possibilités suivantes: "amis", "à l’école", "à la maison", "avec les enseignants", "au travail", "au bistrot", "avec ton partenaire", "avec tes frères et tes sœurs" et une case à remplir "autre". Nous avons ensuite demandé (question 2e) s’ils étaient d’accord avec l’affirmation "un usage marqué de ce type de langage pourrait compromettre l’entrée dans le monde du travail". Pour la question 2f ("à ton avis, la langue des jeunes est utilisé pour quelles thématiques en particulier?"), nous avons proposé sept thématiques (la "sexualité", "les drogues ou l’alcool", "l’illégalité", "la vie scolaire", "la vie professionnelle", "la vie de tous les jours", la "politique") et une case à remplir "autre" parmi lesquelles les informateurs ont dû en choisir deux. Nous avons également posé des questions ouvertes comme "tous les jeunes peuvent la parler et avec quelles nuances?" (question 2b), "à ton avis pourquoi les jeunes l’utilisent?" (question 2g), "que penses-tu d’un garçon, respectivement d’une fille, qui l’utilise abondamment? " (question 2h). Une classification autour des centres d’intérêt a également été demandée (question 3a), ainsi qu’un classement de ces groupes selon le degré d’utilisation de la langue des jeunes (question 3b). Nous avons ensuite demandé aux participants de dire s’ils pensent appartenir à l’un des

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Pour rendre la lecture plus aisée, nous allons faire référence à ces catégories avec le “code” correspondant à la catégorie: jamais(1), peu(2), parfois(3), souvent(4) ou fréquemment(5).

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groupes qu’ils viennent d’évoquer (question 3c) et s’ils pensent y appartenir grâce à la musique, aux vêtements ou à autre chose (question 3d).

2.2.1 Les échantillons Au Mendrisiotto, nous avons soumis le questionnaire à 62 jeunes entre 15 et 20 ans (29 hommes et 33 femmes; 21 lycéens; 9 étudiants d’école de commerce; 20 apprentis; 12 d'autres écoles). Cette distribution est similaire aux données statistiques fournies par l’USTAT. Dans la région de Côme, par contre, les jeunes ont été contactés via un système de rencontre en ligne et le questionnaire a été proposé via chat à 48 jeunes entre 16 et 20 ans (35 hommes et 13 femmes issus de différentes écoles de la région mais avec peu de lycéens). Dans les deux cas, il ne s’agit pas d’échantillons représentatifs de la population juvénile mais plutôt d’un corpus indicatif.

3.

Résultats

Nous allons aborder, dans un premier temps, quelques résultats portant sur les aspects structuraux, reconnus par les jeunes eux-mêmes, du parler jeune. Nous allons ensuite présenter quelques résultats du test attributif pour les expressions qui nous ont semblé particulièrement intéressantes, les représentations des informateurs par rapport aux jeunes qui utilisent ou n’utilisent pas le parler jeune, ainsi que les déclarations des thématiques et les contextes d’utilisation. Finalement, nous aborderons brièvement le rapport entre parler jeune et monde du travail.

3.1

Pratiques déclarées et fonction du parler jeune

Globalement les jeunes pensent qu’une langue des jeunes existe. La plupart (72.73%) d’entre eux déclarent utiliser cette variété juvénile parfois (réponse 3) ou souvent (réponse 4). Les jeunes tessinois préfèrent la réponse "parfois" (38% des jeunes) tandis que les jeunes de Côme la réponse "souvent" (58% des jeunes). Cependant les deux distributions ne sont pas statistiquement significatives. Au niveau des motivations qui poussent les jeunes à utiliser cette variété, les deux groupes de jeunes indiquent, dans l’ordre, une fonction identitaire et une fonction ludique. Pour ce qui concerne la fonction identitaire, les jeunes déclarent utiliser cette variété pour marquer l’appartenance au groupe des jeunes, en opposition à celui des adultes, ainsi que pour intégrer un groupe spécifique et d’en marquer de cette manière l’appartenance.

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Si ces deux motivations ont été choisies respectivement par 48.38% des jeunes au Tessin et par la quasi-totalité des informateurs en Italie, 41.93% des jeunes tessinois ont dit que les jeunes utilisent une variété juvénile par habitude ou sans raison particulière. Conformément à ce que la littérature sur le sujet propose, ils ont indiqué, lors des interviews préliminaires, que la variété juvénile se différencie de la variété dite standard en particulier sur le plan lexical. Seulement dans un deuxième temps, et grâce à des questions spécifiques, les jeunes interviewés ont également évoqué la prosodie (personne n'a parlé de changements dans les réalisations phonologiques) et des signes extra verbaux (relevant surtout de la mimogestualité). Il est intéressant de noter que nos interviewés avaient, lors des entretiens exploratoires, remarqué le rôle fondamental que le niveau phonologique (et prosodique) joue dans le cadre des variétés régionales, et accordaient aux différences lexicales (bien que non niées) une moindre importance. Les résultats des recherches sur la perception de la variété régionale d’Antonini et Moretti (2000) vont dans le même sens. Cette tendance semble se confirmer dans les réponses au questionnaire. En effet la plupart des jeunes pense que la spécificité du parler jeune réside dans le lexique. Les informateurs, qui estiment que d’autres caractéristiques peuvent marquer l'identification et la production de la langue des jeunes, se divisent en trois catégories: ceux qui proposent "l'accent" (pour garder l'appellation "non savante" des procédés prosodiques), ceux qui proposent les gestes et ceux qui affirment ne pas savoir préciser davantage leur intuition.

3.2

Sources et variations

Les jeunes de Côme déclarent une tendance à emprunter peu (75% de réponse 2) à d’autres langues tandis que les jeunes du Mendrisiotto déclarent emprunter à d’autres langues, entre "peu" et "parfois" (30.65% de réponse 2 et 46.77% de réponse 3). Dans les deux régions, les langues sources proposées par les informateurs (plusieurs réponses possibles par informateur) se résument à l’anglais (10 des 18 indications données par les italiens et 18 des 46 indications au Tessin) et au dialecte (10 des 18 indications chez les jeunes italiens et 13 des 46 indications des tessinois). Nous avons pu observer des variations régionales. Par exemple, l’expression "shallo", qui a une fonction sécurisante traduisible par "t’inquiète", est une expression très connue et très utilisée au Tessin tandis qu’elle est complètement inconnue à Côme. De plus, certaines expressions semblent être utilisées seulement par certains locuteurs. Ainsi deux

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expressions comme " mi si é grippato il mozz " ("(il) y a mon boguet qui s’est noyé", trad. proposée par Bianchi, 1998) et "dai, facciamo un trözz" (trad.: "allez on se fait un baby-foot") sont aussi connues seulement au Tessin et semblent être utilisées davantage par les garçons que par les filles.

3.3

"Petits" et "grands" parleurs: quelles représentations?

Comme nous venons de le voir, les jeunes disent qu’une langue qui leur appartient existe et la plupart des interviewés affirment l’utiliser de manière modérée. Si la stigmatisation des variétés juvéniles de la part d’une certaine partie du monde des adultes est bien connue (et véhiculée par les médias), nous nous sommes demandé comment les jeunes perçoivent les "grands" et les "petits" utilisateurs et si la fréquence d’utilisation était liée à l’appartenance à un groupe spécifique. Lors des entretiens exploratoires, les informateurs ont indiqué deux tendances opposées. D’un côté, utiliser trop le parler jeune n’est pas "bien", notamment si le locuteur est une fille (en particulier à Côme; Corpus Côme: "per qualcuno che non la usa, la visione di una ragazza che lo fa può essere negativa", trad.: "pour quelqu’un qui ne l’utilise pas, la vision d’une fille qui l’utilise peut être négative"); de l’autre, s’abstenir totalement de parler jeune implique le fait d’être un "nul" (Corpus Côme: "sono i nerds che non usano la lingua dei giovani, sono fuori dal giro, sono old come gli adulti"; trad.: "c’est les nuls qui ne l’utilisent pas, ils sont exclus, ils sont old comme les adultes"; Corpus Tessin: "gli sfigati non la usano", trad.: "les nuls ne l’utilisent pas"). En effet, 64% des jeunes ont une représentation négative (voire très négative) des "grands utilisateurs" et les informateurs ont été unanimes pour désigner "les nuls" comme le groupe utilisant le moins le parler jeune, lorsqu’il a été question de catégoriser et classer selon la fréquence d’utilisation du parler jeune. Ces représentations se retrouvent tant du côté suisse que du côté italien de la frontière. Nous avons demandé aux jeunes de nous proposer des groupes de jeunes et de les classer ensuite selon la fréquence d’utilisation. En analysant plus en détails les réponses, nous pouvons dégager trois types de groupes de jeunes. Nous avons ainsi des groupes: - auto - et hétéro-reconnus par les participants avec une dénomination claire (liés à la musique: les "rappers"; au à un lieu de rencontre: les "bettolari", c’est-à-dire ceux qui fréquentent les bistrots; une activité sportive: les "skaters" ou une activité illicite: les "smokers", c’est-à-dire ceux qui fument des cannabinoïdes); - auto- et hétéro-reconnus sans dénomination claire ("les normaux"; les groupes construits autour d’un lieu ou d’un contexte de rencontre comme

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l’équipe de foot, la salle de fitness, la classe, le "local" fréquenté, etc.). La troisième catégorie compte; - deux groupes uniquement hétéro-reconnus: en effet aucun informateur ne s’est identifié comme appartenant aux catégories des "gli sfigati" (trad.: "les nuls") et les "secchioni" (trad.: "les bucheurs"). Les informateurs italiens nous ont fourni uniquement des catégories liées à des lieux de rencontre tandis que les informateurs tessinois nous ont indiqué, en plus des groupes sans dénomination claire, également des groupes avec des dénominations précises liées aux lieux de rencontre, mais aussi à la musique écoutée ou à d’autres types d’activités. Nous avons également demandé dans le questionnaire de classer les groupes, que les informateurs avaient eux-mêmes reconnus et cités, sur une échelle de fréquence d’utilisation allant du groupe qui utilise le plus la langue des jeunes à celui qui l’utilise le moins. Les réponses nous ont fourni un panorama de possibilités très hétérogènes qui offre néanmoins, pour ce qui relève de la situation tessinoise, deux points stables. Selon 91% des jeunes tessinois, le groupe qui utilise le plus fréquemment la langue des jeunes est celui des "rappeurs" et, comme nous l’avons déjà anticipé plus haut, les "nuls" et les "bucheurs" qui n’utilisent guère cette variété juvénile (86% des jeunes). Pour compléter le tableau, nous pouvons ajouter que, toujours selon nos informateurs, l’appartenance à un groupe spécifique peut aussi être marquée par les vêtements (80% des réponses) et par la musique écoutée (40% des réponses).

3.4

Parler jeune et monde du travail: représentations des jeunes et des moins jeunes

Ces questions nous amènent à discuter du rapport qui s'instaure entre la variété juvénile et l'entrée dans le monde du travail. L'un des problèmes qui 7 est souvent relevé (cf. Migros Magazine 31) pour l'intégration des jeunes dans le monde du travail serait la variété de langue qu’ils parlent. Le magazine Bilan (Lugon Zugravu, 2005) a, par exemple, mis en évidence qu'en Suisse le nombre d'apprentis est en continuelle diminution en termes de pourcentage. Cette diminution serait imputable au profil, réputé trop bas, des jeunes à la recherche d'une place d'apprentissage en évoquant notamment des raisons de discipline et de formation scolaire (et notamment avec des constats négatifs relatifs au niveau de langage de ces jeunes). Une question à ce sujet a donc été posée pour comprendre la

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Le parler jeune peut être un handicap, Migros Magazine 31, 31 juillet 2006, pp. 12-14.

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représentation que les jeunes ont construite à propos du rapport entre parler jeune et travail. Les jeunes italiens (à l’unanimité) ont dit partager l’affirmation selon laquelle "une utilisation marquée de ce langage pourrait compromettre l’entrée dans le monde du travail". En effet, selon certains informateurs, "les jeunes qui parlent comme ça, parlent comme des vandales, c’est la langue des babygang" (Corpus Côme: "chi parla così, parla come un teppista, é la lingua delle babygang"). Au contraire dans le Mendrisiotto, les jeunes sont divisés sur cette question. En fait, 52% des jeunes pensent qu’une utilisation prépondérante de la langue des jeunes pourrait créer des problèmes sur le lieu de travail, tandis que 48% (presque exclusivement des garçons) pensent le contraire. Questionnés à propos de leur réponse négative, certains jeunes nous ont précisé qu’ils ne sont pas d’accord avec l’affirmation proposée, parce qu’ils pensent que seul un usage contextuellement inadéquat pourrait engendrer des répercussions négatives.

4.

Conclusions

Les jeunes italophones, du côté suisse comme du côté italien de la frontière, disent qu’une variété qui leur est propre existe. Cette variété se caractériserait surtout par des spécificités lexicales mais également par des marques prosodiques et gestuelles. La plupart des jeunes tessinois et de la région de Côme affirment utiliser cette variété de manière modérée. Ces résultats pourraient être mis en relation avec les représentations très négatives que les mêmes informateurs attribuent aux petits et aux grands utilisateurs. Les (trop) grands utilisateurs ont une mauvaise réputation et seuls les "nuls" n’utilisent pas du tout le parler jeune. Les motivations qui poussent les jeunes à utiliser cette variété semblent différer entre les jeunes suisses de langue italienne et les italiens du nord de la péninsule. En effet, les jeunes tessinois ne savent pas forcement reconnaître ou du moins expliciter les raisons sous-jacentes de cette utilisation, tandis que les informateurs italiens semblent en être plus conscients. Dans les deux cas cependant, lorsqu’une raison est donnée, il s’agit d’une raison identitaire (se différencier des adultes ou intégrer un groupe spécifique de jeunes) ou ludique. Une autre différence intéressante que nous avons pu observer entre les jeunes du Mendrisiotto et les jeunes de la province de Côme semble se situer au niveau des expressions. En effet, cette variété semble, dans les affirmations de nos informateurs, prendre des formes différentes et des fréquences d’utilisation différentes en fonction du groupe spécifique de jeunes. Les rappeurs, en particulier, sont désignés comme étant le groupe qui utilise le plus d’expressions juvéniles.

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Lorsqu’on analyse les réponses données dans la partie attributive par les jeunes, nous observons une certaines variations en fonction de l’origine de l’informateur. Ainsi, comme nous l’avons vu plus haut, certaines expressions sont bien connues au Tessin et complètement inconnues à Côme ou ressenties comme très juvéniles en Suisse et comme "old" ou "gênante" selon les jeunes italiens. Si nous admettons l’hypothèse que les groupes de jeunes des deux régions ne partagent que de manière sporadique des espaces d’échange communs (mais cela doit être confirmé), alors cela pourrait confirmer qu’au niveau des expressions le code juvénile se crée et évolue à l’intérieur des groupes de pratique. En conclusion et en accord avec Livolsi et Bison (1992), dans le Mendrisiotto comme à Côme, le parler jeune semble être un moyen d’être ensemble qui permet de marquer l’appartenance à la fois à la classe sociotemporelle des jeunes et à un groupe spécifique de jeunes avec une fonction identitaire très forte et une fonction cryptique très faible (voire inexistante).

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Annexe ETA:_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ SESSO: M F PROFESSIONE (e/o scuola frequentata):_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ ANNO SCOLASTICO: I II III IV ULTIMA SCUOLA FREQUENTATA:_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ PROFESSIONE DEI GENITORI:_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ NAZIONALITÀ:_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ DOMICILIO:_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ LINGUE PARLATE IN FAMIGLIA:_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ CONOSCENZA DEL DIALETTO:_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ Segna con  la 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29

che reputi si adatti al tuo caso (1 vale poco o nulla; 5 vale molto) conosci questa la usi o puoi espressione usarla? sì no 1 2 3 4 5 è merce di sfroso non mi fido

l'impiegato ha sgraffignato una grossa somma non avevo un ghello in tasca gli hanno data una sfracca di legnate Mario parla spesso a sbalzo È una tipa che se la tira troppo Vai tra', guido tranquillo! mi hanno sgamato Ciola, Ieri ho bigiato Sono andato giù davvero a manetta È fat a balla No teh zero bella zio Com'é andata fratello? Uela, com'è? In forma? ..., cazzo Fly down and schiv the stone Fuma un pacco di paglie Il concerto ha reso. È figo di brutto dai, facciamo un tröz Smoki? Teh, shiva me la ghigno un po' In questi giorni sto cazzeggiando Se é crasto! Mi si é grippato il mozz Per domani é easy

la reputi giovanile? 1 2 3 4 5



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Le parler des jeunes italophones sì

Ne ho pieni i maroni

no

1 2 3 4 5

1 2 3 4 5

1b)Proponi, se ne conosci, qualche altra espressioni di questo tipo e commenta, se vuoi, quelle qui riportate: _________________________________________________ _________________________________________________ 2)Credi esista nella tua regione una lingua che solo i giovani parlano e capiscono? per nulla poco non saprei abbastanza molto presente 2a)Credi che si realizzi solo attraverso il lessico? sì no: grazie a cosa:_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 2b)Tra i giovani, tutti possono parlare questa lingua? Con che sfumature? __________________________________________________ __________________________________________________ 2c)Tu la parli? mai poco

a volte

spesso

2d)Dove e con chi potresti parlarla? (più scelte possibili) amici a scuola a casa con i professori al lavoro al bar altro:_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _

molto

con il partner

fratelli e sorelle

2e)Alcuni vostri coetanei dichiarano che “un uso marcato di questo tipo di linguaggio potrebbe compromettere l'entrata nel mondo del lavoro”, ti trovi d'accordo con questa affermazione? sì no 2f)Secondo te, la lingua dei giovani è particolarmente usata per quali di queste tematiche (massimo 2 crocette): sessualità droghe e alcool illegalità vita scolastica vita lavorativa quotidianità politica altro:_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 2g)Secondo te perché i giovani la usano? __________________________________________________ __________________________________________________ 2h)Cosa pensi di un ragazzo rispettivamente di una ragazza che la usa abbondantemente? __________________________________________________ __________________________________________________ 3)Riusciresti a classificare i tuoi coetanei in gruppi che si formano attorno a centri d'interesse quali la musica, lo sport, ecc? Se credi sia possibile, mettile in fila (chi usa più lingua dei giovani in alto) nella tabella di destra. 3a) 3b) 1._ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 1. _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 2._ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 2._ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 3._ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 3._ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 4._ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 4._ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 5._ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 5._ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 3c) Ritieni di appartenere a uno di questi gruppi?

sì:_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _

3d) Credi di appartenere a questo gruppo grazie a: abbigliamento:_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ musica:_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 4) Ritieni di citare tante canzoni film o altro? mai poco a volte

spesso

molto

5) Ritieni di utilizzare tante espressioni che reputi appartenere ad altre lingue? mai poco a volte spesso molto 5a)Da che lingue provengono tali espressioni? (più risposte possibili) inglese spagnolo francese tedesco dialetto altro:_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ 6)Credi, in generale, di inventare parole o espressioni nuove? mai poco a volte spesso

molto

no altro:_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _

Travaux neuchâtelois de linguistique, 2012, 57, 63-82

La communication expressive dans les forums de discussion: émotions et attitude ironique chez l'adolescent Marc AGUERT1, Michel MARCOCCIA2, Hassan ATIFI2, Nadia GAUDUCHEAU2, Virginie LAVAL3 Université de Caen Basse-Normandie1, Université de technologie de Troyes / CNRS2, Université de Poitiers / CNRS3

This study investigates how adolescents communicate their feelings and attitudes on an Internet forum. Our guiding question is: Is this "expressive communication" specific compared with face-to-face interaction? According to the social information processing theory (Walther, 1996, 2007), it should: Internet forums have significant limitations to express feelings and attitudes due to the lack of contextual cues or nonverbal channels and adolescents try to compensate for these limitations. In this paper, we focus on the communication of basic emotions and ironical attitude in Internet forums. Our results show that adolescents broadly practice expressive communication but always have to make their feelings and attitudes explicit with suitable devices. Thus, basic emotions are communicated by symbolic means, but also by iconical means (like smileys) and typographical ones (like expressive punctuation). Ironical attitudes are clearly communicated by iconical means (smileys) or by verbal explanations. These different means of communicating expressive content are described and discussed. Remerciements: cette recherche a bénéficié du soutien financier de l’Agence Nationale pour la Recherche (ANR-08-COMM-011-01)

1.

Introduction: la CMO, une nouvelle situation de communication

En juillet 2010, 70% des Français étaient connectés à Internet (source: Médiamétrie, juillet 2010). Cette augmentation rapide et massive du nombre d'internautes entraîne des mutations dans la plupart des sphères de vie des individus: notre façon de chercher de l'information, de commercer, de nous socialiser, de communiquer sont, entre autres, profondément changées. Les évolutions de notre façon de communiquer constituent un objet d'étude privilégié, au carrefour de nombreuses disciplines dont les sciences du langage, les sciences de l'information et de la communication et la psychologie. En effet, aux traditionnelles situations de face à face s'ajoutent désormais des situations de communication médiatisées par ordinateur (CMO). Ces situations (échanges par messageries instantanées, tchats, courriels, réseaux sociaux, forums de

64

La communication expressive dans les forums de discussion

discussion, etc.) induisent un langage hybride, graphique1 du point de vue du médium, mais proche de l'oral, d’un point de vue conceptionnel (Koch & Oesterreicher, 2001) puisqu'il partage avec l’oral, certaines caractéristiques importantes de la conversation: l’organisation dialogale et la préférence pour l'alternance des tours (ce qui implique par exemple des messages courts), le registre familier, la spontanéité (Cusin-Berche, 1999), etc. Pour cette raison, nous qualifions ces écrits numériques "d'écrits conversationnels" (Marcoccia & Gauducheau, 2007). Ils correspondent à une nouvelle situation de communication et mobilisent un ensemble de procédés et de règles linguistiques adaptés. Dans cette recherche, nous nous intéressons particulièrement aux forums de discussion que l'on peut caractériser de la manière suivante: 1.

2.

3.

4.

5.

Une interface technologique contraignante qui oblige en premier lieu à utiliser le code écrit. Selon les systèmes, d'autres limitations sont envisageables telles que des limitations de la longueur du texte, l'impossibilité d'insérer des images dans le texte, etc. Un cadre conversationnel. Le cadre renvoie au sens que l'individu donne à son activité (Goffman, 1991). L'utilisateur entend engager une conversation en venant sur un forum et non, par exemple, un échange épistolaire. Une absence de canal non verbal. Comme pour l'écrit traditionnel, il n'est pas possible de communiquer de manière non verbale (à travers les gestes ou les expressions faciales par exemple). Une absence de connaissance préalable entre les interactants. Les utilisateurs d'un forum constituent une communauté d'intérêt dont les membres ignorent généralement tout les uns des autres, au-delà du point d'intérêt en question. Un dispositif polylogal et public. Sur un forum de discussion, tous les participants peuvent lire les messages et y répondre s'ils le souhaitent.

Ces caractéristiques vont donc définir et contraindre les échanges sur les forums, notamment les deux dernières qui sont assez spécifiques aux forums par rapport aux autres dispositifs de CMO. Dans cet article, nous interrogeons la manière dont se réalise la communication expressive des adolescents sur les forums. Cette question présente un double intérêt: la communication expressive occupe une place prépondérante sur les forums de discussion entre adolescents (Gauducheau, 2008), alors que ces dispositifs sont réputés problématiques pour la réussite de tels échanges (essentiellement à cause de l’absence d’indices non verbaux, et d’un contexte partagé restreint, voir section suivante). De plus, même si la communication écrite n’empêche évidemment pas l’expressivité (e.g., Didier, 1998), il nous paraît intéressant 1

Bien que certains dispositifs de CMO, basés sur le principe de la visioconférence, soient oraux, la plupart d'entre eux sont écrits.

Marc Aguert et al.

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de voir dans quelle mesure, au-delà des procédés habituels propres à l’écrit, les caractéristiques spécifiques des forums de discussion et le caractère hybride de ces écrits font apparaître de nouveaux procédés. Nous aborderons la question de la communication expressive sur les forums à travers deux dimensions particulières: l’expressivité émotionnelle, c’est-à-dire l'expression des émotions de base (joie, colère, peur, tristesse, surprise, dégoût, Ekman, 1992) par des moyens sémio-discursifs, et et l’expression d’une attitude particulière, l’attitude ironique.

2.

La communication expressive sur les forums de discussion

Les forums de discussion sur Internet servent globalement à trois grands types d’activités: s'entraider (soutien informationnel, émotionnel, tangible, Stroebe & Stroebe, 1996), débattre et partager des affinités, des intérêts. La plupart de ces activités implique fortement la communication expressive, définie suivant Jakobson (1963: 214), comme une communication qui vise "à une expression directe de l'attitude du sujet à l'égard de ce dont il parle" et "qui tend à donner l'impression d'une certaine émotion, vraie ou feinte". Ceci est évident pour l'activité de partage d'intérêts et d'affinités (j'aime / j'aime pas). L'activité de débat, qui nécessite de présenter et de défendre ses opinions, relève également de la communication expressive, dans la mesure où l'internaute aura une attitude bienveillante à l'égard de la position qu'il défend et une attitude hostile à l'égard des autres positions. Enfin, l'entraide émotionnelle consiste à aider autrui en partageant avec lui notre ressenti, nos témoignages, en apportant conseils et réconfort. Cette dimension expressive des forums de discussion est commune à la plupart des dispositifs de CMO, des réseaux sociaux tel que Facebook aux blogs, formes paradoxales de "journaux intimes numériques" (Lejeune, 2000). La large place accordée en CMO à la communication expressive peut paraître étonnante, notamment au regard de la théorie des indices filtrés (cues filtered-out approach, Kiesler, Siegel & McGuire, 1984; Sproull & Kiesler, 1986). En effet, cette théorie suppose que les dispositifs de CMO sont peu propices à la communication expressive et à la bonne intelligibilité en général. Selon ces auteurs, la CMO souffre de l'absence d'indices présents en face à face et qui participent largement à la réussite des échanges expressifs. Deux aspects principaux sont en jeu: l'absence de contexte situationnel et l'absence de canal non verbal. L'absence de contexte situationnel renvoie dans cet article à l'absence d'ancrage situationnel de la discussion sur un forum internet. Les participants ne partagent pas le même cadre spatio-temporel (Brown & Fraser, 1979) du fait de l'asynchronicité du dispositif. Ce détachement référentiel est amplifié par l'anonymat / pseudonymat qui caractérise largement les forums sur Internet. Les participants ignorent, la plupart du temps, le genre

66

La communication expressive dans les forums de discussion

de leur interlocuteur, son âge précis, sa profession, ses buts et ses intentions communicatives, etc. Ces limitations ne signifient pas, bien sûr, que les participants ne partagent aucun arrière-plan de connaissance commun, en particulier dans la mesure où les forums de discussion réunissent généralement des inconnus se retrouvant sur la base d'une caractéristique ou d'un intérêt commun (appartenance ethnique, passion pour un sport, etc.). L'absence de canal non verbal renvoie à la difficulté de traduire par écrit sur un forum l'ensemble des informations habituellement véhiculées par la prosodie, les expressions faciales, les postures, les mimiques et les gestes qui participent largement à la communication expressive. L'attitude ironique par exemple est largement dépendante pour être interprétée du contexte situationnel et de la prosodie utilisée par le locuteur (Laval et Bert-Erboul, 2005). De nombreux travaux ont donc cherché à résoudre cette contradiction entre un dispositif peu propice à l'émergence, entre autres, d'une communication expressive et, malgré cela, la large utilisation des forums de discussion pour partager ses attitudes et ses affects (Gauducheau, 2008). Selon Walther (social information processing: 1996; 2007), un forum de discussion présente des caractéristiques qui vont au contraire favoriser la communication expressive. Par exemple, l'anonymat rend l'exposition d'émotions négatives moins menaçante (Caplan & Turner, 2007). Par ailleurs, les limitations évoquées plus haut (absence de contexte situationnel, absence de canal non verbal) seraient compensées par des stratégies spécifiques mises en place par les utilisateurs. L'exemple de compensation le plus connu est sans doute l'utilisation des émoticônes pour suppléer les expressions faciales. Ainsi, la conjonction entre des caractéristiques favorables à l'expression des attitudes et des émotions et des caractéristiques défavorables va conduire les utilisateurs des forums à utiliser des procédés sémiodiscursifs adaptés. Quels sont-ils?

3. La communication médiatisée par ordinateur chez l’adolescent Les adolescents sont les plus gros utilisateurs de dispositifs de CMO. En décembre 2010, le baromètre « Enfants et Internet », réalisé par l’agence Calysto, montre que 90% des 11-17 se connectent régulièrement à Internet. Ces adolescents cherchent de l'information, jouent à des jeux en ligne, téléchargent des contenus, mais l'utilisation principale d'Internet pour la majorité d'entre eux est la communication (en 2007, 63% des 12-14 ans, 81% des 15-17 ans et 93% des 18-22 ans utilisent Internet d'abord pour communiquer, selon l’étude menée par TNS Media Intelligence « Ado Techno Sapiens »2 ). 2

www.offremedia.com/DocTelech/Newsletter/Adotechnosapiens.pdf.

Marc Aguert et al.

67

Comme espace de discussion entre pairs, le forum de discussion semble jouer un rôle important dans le développement psycho-social à cet âge. L'adolescent peut en effet exposer de manière anonyme à la communauté des pairs les problèmes dont il ne peut parler ni à ses parents ni à ses ami(e)s: sexualité, apparence physique, relations amoureuses, difficultés scolaires et familiales (Quinche, 2008). L'exploration de l'identité se fait sans les heurts de la vie IRL (In Real Life, terme employé pour désigner la vie réelle). Ces considérations sur le rôle des forums de discussion dans le développement psycho-social d'un adolescent permettent par ailleurs de souligner toute la pertinence qu'il y a à étudier particulièrement les aspects émotionnels et expressifs du langage: ce sont ceux qui sont les plus utilisés par l'adolescent en forum (Marcoccia, 2010). Cette appropriation massive des dispositifs de CMO s’accompagne apparemment d’une utilisation fréquente des procédés linguistiques propres aux écrits numériques, qu’on trouve notamment en grand nombre dans les écrits par SMS (Anis & Duplan, 2001). De ce point de vue, les productions d'adolescents représentent en quelque sorte le prototype de ce que sont les écrits numériques. En comparaison, les adultes, souvent marqués par leur pratique du français écrit standard peuvent rechigner à adopter de nouveaux procédés comme les émoticônes ou à abandonner certaines conventions telles que les formules de politesse d'ouverture et de fermeture. En conséquence, leurs productions sont plus proches de l'écrit standard et moins représentatives de l'écrit numérique.

4. Méthodologie et corpus Plusieurs sites proposent des forums de discussion dédiés aux adolescents. Nous avons choisi de constituer un corpus sur la base du plus important d'entre eux: Ados.fr 3. Ce site, le 15ème site français le plus fréquenté, reçoit plus de 4 millions de visites par mois. Le forum associé au site Internet est également très actif: au mois de mai 2009 (date à laquelle l'échantillon de messages analysés a été prélevé), il comportait plus de 140 millions de messages, pour 1,7 millions de membres enregistrés. Le forum d'Ados.fr est généraliste, ce qui signifie que l'unique point commun à tous les participants est d'être, en principe, des adolescents. Cette caractéristique est la seule chose qu'ils connaissent d'office de leurs interlocuteurs. Cependant, rapidement, le forum se divise de manière thématique en 12 catégories: actu et société, télé, musique, multimédia, ciné, livres & BD, beauté-mode, santé, love, sport, people et 100% filles. Après une période d'observation persistante du forum, qui nous a permis d’être familiers avec le terrain (Herring, 2004), nous avons constitué un corpus. Le critère choisi a été d’inclure des discussions portant sur chacune des 12 thématiques proposées dans le forum et, pour chacune de 3

www.ados.fr.

68

La communication expressive dans les forums de discussion

ces thématiques, de retenir la discussion la plus « populaire » (celle qui compte le plus de messages). Nous avons ainsi prélevé les 20 premiers messages des fils de discussion sélectionnés (soit 240 messages). Le prélèvement a été effectué le 12 mai 2009. Les fils de discussion sélectionnés sont réunis dans le Tableau 1 ci-dessous. Forums (rubrique)

Fils de discussion 4

Objet du fil

Forum 1, Actu et société (Blah Blah & Cie)

Peut-on me califier de gothique?

Evaluer si la description qu'une jeune fille fait d'elle correspond au style "gothique"

Forum 2, Télé (Séries)

Gossip Girl

Partage d'affinités autour de la série "Gossip Girl"

Forum 3, Musique (Pop Rock)

Topic pour les recherches

Demande d'aide aux pairs pour retrouver le titre d'une chanson ou le nom d'un groupe

Forum 4, Multimédia (Jeux fun)

Les initiales

Jeux "des initiales" qui consiste à décliner un sigle de manière fantaisiste (ex: "T.P.E. = Temps Perdu Ensemble")

Forum 5, Ciné (Films)

Tu recherches le nom d’un film

Demande d'aide aux pairs pour retrouver le titre d'un film

Forum 6, Livres & Bd (Livres & BD)

Twilight et autres dans le même genre

Une adolescente cherche des lectures dans le style de "Twilight"

Forum 7, Beauté Mode (Beauté)

Qu’en pensez-vous? (photo)

Une adolescente poste sa photo et demande à ses pairs ce qu'ils en pensent

Forum 8, Santé (Contraception)

Comment annoncer à sa mère qu’on veut prendre la pilule

Echanges sur la meilleure façon de dire à sa mère que l’on désire prendre la pilule

Forum 9, Love (Amour)

J’ai réussi à faire pleurer mon mec!

Une adolescente demande aux autres de juger les réactions émotives de son petit ami

Forum 10, Sport (Football)

Pensez-vous que c’est la fin de Lyon en tant que champion de France?

Pronostics et échanges sur le championnat de France de football

Forum 11, People (Musique)

Adresse MSN de star

Une adolescente demande à ses pairs s'ils ne connaîtraient pas l'adresse MSN de quelques stars

Forum 12, 100% Fille (Fun)

Poids et taille

Des adolescentes comparent leurs mensurations respectives

Tableau 1: Fils de discussion constituant le corpus 4

L'orthographe des extraits du forum est ici conforme à l'original.

Marc Aguert et al.

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Nous nous intéressons dans un premier temps aux procédés sémiodiscursifs (verbaux, typographiques et iconiques) utilisés par les adolescents pour exprimer leurs émotions dans ce corpus, quels que soient les sujets de discussion abordés et les types de séquences produites, et dans un second temps, nous analysons les procédés (utilisation de tropes, explicitation verbale de l’intention de communication) mis en œuvre pour exprimer leur attitude ironique.

5.

L’expression des émotions

5.1

Expression des émotions, face à face et CMO

Le rôle joué par les émotions en situation de face à face a été largement étudié dans le champ de la psychologie (Niedenthal, Krauth-Gruber & Ric, 2008). Celles-ci remplissent de nombreuses fonctions dans les interactions en améliorant l’adaptation, via la compréhension et la prise en compte de l’état psychologique de son partenaire. Par ailleurs, l’expression des émotions est impliquée dans la synchronisation des échanges. Enfin, elle contribue à la construction des identités et des rôles sociaux. L’expression des émotions facilite aussi le partage social notamment dans le cas de récits d’épisodes émotionnels, qui ont pour fonction la réorganisation de l’expérience, le renforcement des liens sociaux (par des mécanismes d’empathie) et la transmission de savoirs au groupe (Rimé, 2005). Ces différentes fonctions de l’expression des émotions sont centrales dans les interactions en face à face. Qu’en est-il des échanges en forums? Peut-on exprimer ses émotions, les faire comprendre et les partager dans un forum de discussion? Si oui, par quels procédés? En face à face, l’émotion peut être communiquée par plusieurs moyens. D’abord, des composantes non verbales et paraverbales, parmi lesquelles on compte principalement les expressions faciales, la prosodie et les postures (Scherer 1986). Ensuite, une composante verbale (de niveau lexical, morphologique, syntaxique), assez largement ignorée par les psychologues au titre qu’elle est un signal (produit intentionnellement) et non un indice (produit sans intention de communiquer, cf. Prieto, 1975) de l’émotion. Cette dimension émotionnelle du langage a par ailleurs, été également peu considérée aux débuts de la linguistique moderne, à l’exception notable des travaux de Bally ou Jakobson (Kerbrat-Orecchioni, 2000: 34-39). Enfin, il convient d’ajouter que la situation et le contexte jouent un rôle dans la communication des émotions et des attitudes: par exemple, les moyens utilisés ne seront pas les mêmes en situation formelle et familière. Selon Walther (1996), la CMO peut transmettre, sous certaines conditions, des informations sociales, personnelles ou émotionnelles aussi efficacement que le face à face. Dans un forum de discussion, les

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La communication expressive dans les forums de discussion

internautes expriment bel et bien leurs émotions en adaptant leurs comportements langagiers, notamment pour représenter les composantes manquantes, comme la prosodie et les expressions faciales. La possibilité de prendre le temps d’écrire le message (lié à l'asynchronicité du dispositif) permet la mise en place de stratégies spécifiques telles que la ponctuation expressive ou les émoticônes. La CMO est donc, selon Walther, plus personnelle car elle nécessite une mobilisation et une implication individuelle plus importante dans la mesure où les individus choisissent davantage ce qu’ils donnent à voir.

5.2

Analyse de corpus

De nombreux procédés expressifs, au niveau prosodique, morphologique, lexical et syntaxique, ont été décrits par les linguistes, essentiellement dans le champ de la rhétorique et de la stylistique (à ce sujet, voir la synthèse de Kerbrat-Orecchioni, 2000). Au niveau morphologique, on trouve entre autres les suffixes diminutifs pour exprimer une attitude affectueuse, les redoublements hypocoristiques, l’abrégement des prénoms. Au niveau lexical, on trouve évidemment l’utilisation du lexique des émotions, de termes injurieux ou chargés de connotation affective, etc. D’un point de vue syntaxique, de nombreuses formes sont associées à l’expressivité: les procédés d’intensification, certaines formes d’antéposition adjectivale, les constructions emphatiques, les phrases segmentées et les constructions disloquées, les ellipses, les phénomènes de reprise et de répétition, les exclamations et les interjections, etc. L’ensemble de ces procédés renvoie à l’expressivité, dans un sens général, voire à tout le domaine de la subjectivité langagière et pas spécifiquement à l’expression des émotions. La méthode adoptée pour l’analyse de notre corpus consiste à ne retenir que les procédés traduisant explicitement ou implicitement une émotion de base clairement identifiable (joie, tristesse, colère, peur, dégoût, surprise) et à écarter ceux qui évoquent une dimension affective diffuse ou une simple évaluation (par exemple, "c’est nul, moi je préfère…") qui ne renvoie pas clairement à une émotion de base. En suivant cette méthode, nous avons identifié trois grands types de procédés pour exprimer les émotions de base sur le forum: des procédés verbaux, des procédés typographiques, et des procédés iconiques. L’expression des émotions de base par des moyens verbaux se réalise dans notre corpus par des procédés très divers. En partant du niveau le plus bas (graphémique) au plus haut (pragmatique), on peut relever: -

Les étirements graphiques, ou caractères-échos (Tatossian, 2008): il s’agit de la répétition de caractères dans le but de simuler l’accent d’insistance pour exprimer une émotion ou, plus souvent encore dans

Marc Aguert et al.

71

notre corpus, pour renforcer l’intensité d’une émotion exprimée. Dans l’exemple suivant, la tristesse exprimée par l’onomatopée est renforcée par les caractères-échos.

(1) Jfait 44 pour 1m64 je suis pas future mannequin bouuuhh!! -

L’utilisation de sigles: l’écriture numérique s’accompagne d’une utilisation assez fréquente de procédés de siglaison. Certains sigles ont clairement pour fonction d’exprimer une émotion, par exemple les biens connus « lol » (laughing out loud) et « mdr » (mort de rire), très fréquents dans notre corpus.

(2) ah mdr pardon -

L’utilisation d’interjections et d’onomatopées: ce moyen verbal, souvent présenté comme l’incarnation la plus « pure » de la dimension émotionnelle du langage se retrouve sur les forums de discussion. Dans l’exemple suivant, il permet d’exprimer la joie.

(3) WAOUW jsuis toujours dans le classement!!! -

L’utilisation d’énoncés d’émotions. A la suite de Plantin (2003), on parle d’énoncé d’émotion pour désigner les procédés d’attribution d’émotions dans une phrase simple. De manière prototypique, cette phrase comprend les éléments suivants: un terme d’émotion (substantif ou adjectif), un lieu psychologique (qui est ému?) et la source de l’émotion (qu’est-ce qui provoque l’émotion?). On observe aussi dans notre corpus ce type d’énoncé (réalisé de manière complète ou non).

(4) Ben ouais mais j'ai comme meme peur -

La production de séquences de confidence ou de dévoilement de soi. Même si elles peuvent avoir un caractère factuel, les confidences se distinguent d’autres formes de récit par la place qu’elles accordent à l’émotion, que cette émotion soit liée à la situation qui est narrée, évoquée dans la confidence, ou induite par la confidence dans l’interaction (Traverso, 2000). Ainsi, dans l’exemple (5), l’auteur dévoile son état psychologique, expose des traits de personnalité et exprime implicitement son mal-être et sa tristesse.

(5) (…) j'aime la nuit, beaucoup de gens me considère comme étrange voir même folle, j'ai pas une vision très rose de la vie je suis même plûtot du genre à aimer déprimer toute seule dans mon coin, je

72

La communication expressive dans les forums de discussion

suis romantique, assé sensible (mais j'aime pas le montré), j'aime l'humour noir, les poème que certains qualifie de "morbides", j'écoute du métal etc. Mais je suis pas non plus au point de m'ouvrir les veines et tout sa... Alors peut-on me "califier" de gothique? L’expression des émotions passe aussi par des moyens typographiques. On trouve dans cette catégorie la ponctuation expressive (exemple 6) et l’usage des capitales pour renforcer la valeur expressive d’un énoncé ou d’un mot (exemple 7). Dans l’exemple (6), la multiplication des signes de ponctuation suggère la surprise. Dans l’exemple (7), les capitales permettent à l’auteur du message de manifester sa colère. Cet usage correspond à une convention d’écriture sur l’internet, qu’on retrouve par exemple dans les chartes et dans la nétiquette.

(6) La Saison 2 est pas sorti…SI????!!! (7) NON BORDEL JE NE SUIS PAS SUPPORTER LYONNAIS mais de liverpool Enfin, l’expression des émotions passe le plus souvent par des procédés iconiques, en particulier par un procédé bien connu: le smiley (ou émoticône). Il s’agit de représentations des expressions faciales du locuteur par des moyens propres à l’écriture numérique: soit un agencement particulier de signes de ponctuation supposé symboliser (de manière plus ou moins analogique) une expression faciale (8), soit directement un icône représentant un visage à la manière du smiley original, ce visage souriant et jaune, extrêmement stylisé, antérieur à l'Internet (9). Tous les émoticônes n’ont pas une fonction d’expression des émotions. Quelques travaux proposent une typologie de leurs fonctions (Wilson, 1993; Mourlhon-Dallies & Colin, 1995; Marcoccia, 2000a; Walther & D’Addario, 2001) et distinguent au moins quatre fonctions: expressive, interprétative, relationnelle et de politesse. Les émoticônes peuvent être en relation de redondance ou de complémentarité avec le contenu verbal. Parfois, l'émoticône constitue le message à lui seul (Marcoccia & Gauducheau, 2006). Dans l’exemple (8), l’internaute manifeste la tristesse (ou la colère) que provoque en lui l’évolution de la série Twilight. Dans l’exemple (9), le smiley permet à l’internaute d’exprimer sa joie d’avoir retrouvé le titre du film qu’il cherchait.

(8) c'est devenu de la guimauve maintenant:s ^^ (9) Ah merci beaucoup, c'est ça!

Marc Aguert et al.

73

Le Tableau 2 ci-dessous récapitule les principaux mécanismes d'expression des émotions en face à face et le procédé correspondant en CMO qui permet une compensation le cas échéant. Mécanisme d'expression des émotions en face à face

Procédés d'expression des émotions en CMO

Moyens verbaux: propriétés structurales des énoncés

Moyens verbaux: propriétés structurales des énoncés

Expressions faciales

Procédés iconiques

Prosodie

Procédés typographiques Caractères-écho

Tableau 2: Mécanismes d'expression des émotions en face à face et en CMO

On constate ici que les dimensions importantes en face à face pour l'expression des émotions sont soit présentes en CMO, soit compensées par des procédés propres à la CMO. Il manque à ce tableau une composante que nous avons évoquée plus haut, qui n'est pas à proprement parler un mécanisme d'expression des émotions mais qui détermine largement la production des émotions: le contexte situationnel. Or, ce contexte situationnel est une dimension largement réduite en CMO par rapport à la situation de face à face. Là encore, un procédé de compensation est à l'œuvre en CMO: la contextualisation. Via l'utilisation des procédés verbaux, typographiques et iconiques, les internautes recontextualisent leurs messages pour favoriser son intelligibilité, c'est-àdire fournir à leur(s) partenaire(s) d'échange les informations annexes permettant une interprétation correcte. De ce point de vue, l'utilisation d'un émoticône par un adolescent peut être interprétée comme une "contextualisation faciale" de son énonciation (Atifi, Mandelcwajg & Marcoccia, 2011).

6.

L’expression des attitudes: le cas de l’ironie

6.1

Expression de l’ironie, face à face et CMO

L'ironie verbale est notoirement difficile à définir. Dans la tradition rhétorique, deux tendances se sont affrontées. La première a borné l’ironie à l’antiphrase (e.g. Du Marsais, Des tropes ou des différent sens, 1730, cité par Mercier-Leca, 2003) mais cette approche est trop restrictive. L’autre tendance (e.g., Clausier, Rhétorique, 1728, cité par Mercier-Leca, 2003) a défendu une définition plus large où "l’ironie est un discours dans lequel on fait entendre autre chose que ce que disent les mots". Cependant, cette seconde approche ne permet pas de distinguer l’ironie d’autres figures de rhétorique telle que la métaphore. Un autre courant de recherche a essayé

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La communication expressive dans les forums de discussion

au cours des années 1980 de définir l’ironie comme un phénomène énonciatif, semblable à une mention ou un écho (Sperber & Wilson, 1981). Cependant, cette tentative échoue également à circonscrire toutes les formes d’ironie. De son coté, la littérature en psycholinguistique tend à définir l’ironie comme "une forme de langage non littéral qui rend saillant un écart entre les attentes du locuteur et la réalité" (Pexman, 2008). Cet écart génère une forme de contrariété critique et distanciée que l’on qualifie d’attitude ironique. La dimension expressive de l'ironie est essentielle (Sperber & Wilson, 1981) et serait à l'origine même de l'utilisation de l'ironie plutôt que d'une forme de langage littérale: selon les théories, l'ironie servirait soit à renforcer (Colston, 1997), soit à atténuer (Dews & Winner, 1995) la critique à l'égard d'un état de fait donné. Finalement, définir l’ironie ne paraît aujourd’hui possible qu’en combinant différents ingrédients. Nous nous rallions à la proposition de Bres (2010) qui propose trois éléments: (i) l’implicite de la relation dialogique; (ii) la discordance avec le co(n)texte; (iii) le jeu de l’énonciation. Pour comprendre qu'un locuteur est ironique, un auditeur doit comprendre le décalage entre la réalité et les attentes du locuteur. Ce décalage est traduit linguistiquement par une incongruité dans le discours. Cette incongruité peut être contextuelle, verbale ou paralinguistique (Hancock, 2004). Une incongruité contextuelle se traduit par un décalage entre la description de la réalité par le locuteur (généralement consistante avec ses attentes: Belle journée! alors qu’il pleut beaucoup) et la réalité (la pluie). Une incongruité verbale peut se traduire par différents procédés rhétoriques qui tous visent à souligner que le locuteur ne pense pas ce qu'il dit. On retrouve ainsi souvent des hyperboles (Ouh la la, mais vraiment, on a encore une journée superbe qui s'annonce!) et des antithèses (Je suis vraiment ravi d'avoir encore ce temps pourri aujourd'hui). Une incongruité paralinguistique consiste à un décalage entre le niveau sémantique et les indices paralinguistiques, généralement la prosodie (Belle journée avec une prosodie morne et blasée). Naturellement, ces différents types d'incongruité ne sont pas mutuellement exclusifs et se renforcent les uns les autres au choix du locuteur. Dans tous les cas, deux voix se font entendre: ce que le locuteur prétend dire et ce qu’il signifie réellement. On retrouve ici le fait dialogique implicite que décrit Bres (2010). Au vu de ses caractéristiques, le forum de discussion apparaît comme un dispositif peu favorable à l'utilisation de l'ironie. D’une part, en tant que dispositif écrit, les stratégies utilisées à l’oral pour signaler l’ironie (indices paralinguistiques tels que la prosodie ou les gestes communicatifs, les références à la situation, etc.) sont pour la plupart impossibles à mettre en œuvre. D’autre part, comme dispositif induisant un écrit "conversationnel", on ne s’attend pas à trouver les procédés d’expression de l’ironie propres à l’écrit traditionnel. L’hypothèse la plus intuitive est que devant l'importante

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probabilité de ne pas être compris, les locuteurs devraient privilégier des formes de langage littérales à l'ironie. En cela, ils seraient respectueux du principe d'inférabilité (Kreuz, 1996) selon lequel on ne produit des formes de langage non littérales que lorsque les interlocuteurs sont en mesure de faire les inférences nécessaires à leur compréhension. Pourtant, il semble que malgré les limites de la CMO, l'ironie est couramment utilisée, voire plus qu'en situation de face à face. Ainsi, Hancock (2004) montre-t-il dans une situation expérimentale que, chargés de décrire une situation, des couples de participants utilisaient plus l'ironie en situation de CMO (tchat) qu'en situation de face à face. Whalen, Pexman & Gill (2009), ayant demandé à des participants de raconter leur semaine par courrier électronique (email) à des amis, ont observé de nombreuses occurrences d’ironie. Qu'en est-il pour les forums de discussion?

6.2

Analyse de corpus

Deux codeurs ont comptabilisé en parallèle le nombre de messages de notre corpus qui comportaient au moins un énoncé de nature ironique. Cette analyse a permis de montrer que 12,1% des messages contenaient au moins une occurrence d'ironie bien identifiée. Nous avons cherché à caractériser plus précisément ces occurrences d’ironie en nous basant sur une classification proposée par Gibbs (2000). Cinq principales formes d’ironie ont été identifiées dans notre corpus: -

D’abord, les antiphrases, quand un locuteur signifie l’inverse de ce qu’il dit (cf. exemple 10).

(10) ba ouais, les stars ont que ça a foutre de rester sur msn -_Contexte: Un participant signifie à une adolescente qui cherche des adresses MSN de stars que les "stars" n'ont ni le temps, ni l'intérêt d'aller sur MSN -

Ensuite, les questions rhétoriques, où le locuteur prétend poser une question qui véhicule en fait une assertion critique (cf. exemple 11).

(11) Supporter Lyonnais toi? Contexte: Question posée à un supporter défendant le bilan de l'Olympique Lyonnais avec une mauvaise foi manifeste. -

Les hyperboles ironiques où la signification non littérale d’un énoncé est exprimée par l’exagération de la réalité situationnelle (cf. exemple 12).

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(12) Ah! Oui, c'est vrai que c'est très très dure d'étriquer Wolfsbourg quoi lol Contexte: Une discussion entre supporters dont l'un tient à relativiser le succès du PSG face à Wolfsbourg. -

Enfin, le faux-semblant, lorsqu’un locuteur prétend adopter un point de vue qui n’est pas le sien à une fin humoristique.

(13) j'ai toujours celle de Bill [chanteur du groupe Tokyo Hotel], si tu veux (…) Mais je te la donne que en échange de commentaires sur mon blog! Contexte: Une participante demande des adresses MSN de stars aux autres en échange de commentaires sur leurs blogs. Un participant feint d’être intéressé par des commentaires sur son blog pour souligner le ridicule de la demande. A noter que nous n'avons relevé aucune occurrence de litote ironique, forme présente dans la classification de Gibbs (2000). L'exercice consistant à identifier les occurrences d'ironie sur un forum est complexe. En effet, en l'absence de contexte situationnel, d'indices paraverbaux, dans l'impossibilité de faire témoigner les locuteurs sur leur intention de communication réelle, certains énoncés ironiques peuvent passer parfaitement inaperçus. Malgré des omissions probables, le nombre d'énoncés ironiques sur le forum Ados.fr reste important. Les caractéristiques de ce dispositif de CMO ne semblent pas décourager les adolescents d'utiliser ce procédé. Pour expliquer la présence paradoxale de l’ironie dans une situation de communication peu propice à son utilisation, Hancock (2004) avance l’idée que les utilisateurs en situation de CMO ne seraient pas coopératifs (au sens de Grice, 1975). La médiation informatique permettrait aux locuteurs de prendre une certaine distance par rapport à l'interaction. Ce moindre engagement rendrait moins problématique le fait d'être incompris. Ce phénomène serait accentué sur les forums de discussion où chaque message est adressé à un grand nombre de personnes à la fois: le locuteur peut considérer que sur le nombre, il y aura bien quelques personnes pour comprendre son attitude ironique. Cela lui permettra même de développer un lien avec ces personnes dans la formation d'une communauté d'initiés. L'analyse de notre corpus ne soutient pas cette idée. Il semblerait au contraire que les adolescents soient la plupart du temps attentifs au principe d'inférabilité, ce qui les conduit à manifester explicitement leur attitude ironique.

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Pour la plupart des énoncés ironiques relevés dans notre corpus, l'ironie était, d'une manière ou d'une autre, manifestée. Nous avons identifié deux procédés principaux mis en œuvre par les adolescents pour manifester leur attitude ironique: (i) utiliser des figures de style pour générer de l'incongruité verbale, la seule forme d’incongruité observable à l’oral possible avec un dispositif de CMO; (ii) directement expliciter le fait qu'ils étaient ironiques dans le co-texte immédiat. Les exemples suivants sont des énoncés ironiques identifiables grâce à l’utilisation d’une figure de style par l’auteur. Ce procédé fonctionne avec une hyperbole:

(14) encore millllle excuussesss monn siègnueure d'écrire comme chella Contexte: Réaction d’un participant à qui l’on reproche son orthographe de type SMS Une antithèse:

(15) Merci pour le sujet à chier... Contexte: Réaction d’une participante dont le sujet de discussion a été qualifié de "à chier" par un autre. Une question rhétorique:

(16) Putain mais c'est la mode de vouloir posséder son mec?! Contexte: Réaction à une jeune fille qui témoigne ne pas supporter que son petit ami parle à d'autres filles qu'elle. La deuxième stratégie consiste à expliciter très directement son attitude ironique. Ce procédé, assez lourd, est néanmoins fréquent. L'explicitation passe soit par un smiley ou un sigle expressif (type lol ou mdr) pour signifier que l'on plaisante, qu'on ne pense pas ce qu'on écrit (voir les exemples 10 et 12), soit par une explicitation linguistique (exemple 17 et 18).

(17) Mais c'est vrai que c'est une histoire passionnante ...!!! (dsl de ne pas aimé les grands classique!) Contexte: Une participante à qui l'on conseille de lire Mme Bovary

(18) Moi j'ai l'adresse MSN de Shy'm! On se parle tout le temps, 24h/24! Cest cool! Pfff...! Mais c'est nimporte-quoi! Comme si que les stars vont passer leurs temps sur le net! Contexte: A une adolescente qui cherche des adresses MSN de stars

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Cette tendance à manifester clairement son attitude ironique semble assez spécifique à la CMO puisqu'on la retrouve peu à l'écrit (un signe de ponctuation, le "point d'ironie" avait été créé à la fin de XIXème siècle pour marquer l'ironie à l'écrit sans que son usage ne se développe réellement), ni à l'oral (à l'exception de quelques "je plaisante bien sûr" produit par un locuteur qui perçoit qu'il n'a pas été compris). Elle témoigne en tous cas d'un souci des adolescents du forum Ados.fr d'être compris lorsqu'ils utilisent l'ironie. Il demeure bien sur des énoncés qui sont clairement ironiques même si l’ironie n’est pas aussi clairement explicitée que dans les exemples cidessus. L’auteur du message peut en effet, dans une certaine mesure, s'appuyer sur une incongruité contextuelle pour communiquer l'ironie (procédure classique en face à face). Mais, ne connaissant pas ou peu ses interlocuteurs personnellement, le locuteur doit, s'il veut être compris, faire allusion à des connaissances évidentes sur le monde, partagées par tous (cf. exemple 19) ou de valeurs consensuellement partagées dans une communauté précise (cf. exemple 20).

(19) Moi j'ai l'adresse de Bob Marley, de Guillaume Depardieu, et je fais des visio hot avec Marilyn Monroe Contexte: Une adolescente qui cherche des adresses MSN de stars.

(20) (…) élimination consécutive de Liverpool (équipe nulle), Inter Milan (équipe inconnue), Newcastle (équipe non-identifiée)... Contexte: Un participant défend le parcours de l'OM en coupe de l'UEFA en arguant que cette équipe a éliminé certains poids lourds du championnat européen. En conclusion, l'étude de notre corpus nous permet de montrer que l'ironie est un procédé bien présent sur les forums de discussion. Bien que ces dispositifs puissent, a priori, poser quelques problèmes de compréhension, ces problèmes sont dépassés par les utilisateurs qui vont manifester explicitement leur attitude ironique.

7.

Conclusion et perspectives

L'objectif de cette recherche était de décrire la manière dont les adolescents produisent de la communication expressive sur les forums de discussion. Nous avons construit un corpus sur la base d'un forum populaire chez les adolescents francophones, Ados.fr. En analysant la manière dont les internautes expriment leurs émotions de base et leur attitude ironique, nous avons pu montrer que ni dans un cas, ni dans l'autre, le dispositif de CMO ne semble freiner l'importance de la

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communication expressive. Pourtant les contraintes imposées par le dispositif existent bel et bien et incitent les internautes à recourir à des procédés prototypiques de la CMO (procédés iconiques, graphémiques et typographiques, explicitation de leur intention communicative) pour garantir la réussite de leurs échanges ce qui soutient la thèse développée par Walther (1996). Le souci d'être compris est d'autant plus grand sur un forum que le nombre important de lecteurs inconnus rend nécessaire des stratégies de marquage et/ou d'explicitation claire des états psychologiques. Ces résultats, outre l'intérêt qu'ils représentent en euxmêmes pour notre connaissance de la CMO, permettent de mettre en perspective ce que l'on sait de l'expression des états psychologiques en face à face. Les expressions faciales et la prosodie émotionnelle sont souvent décrites comme les composantes expressives de la réaction émotionnelle. En tant que réaction, elles ne sont pas codées volontairement par le locuteur mais découleraient automatiquement des modifications physiologiques liées à l'émotion (Scherer, 1986). Elles sont donc des indices émotionnels et non des signaux. Dans un cadre comme celui de la CMO, les contraintes posées par le dispositif sont telles que seule la transmission de signaux est possible (par le code écrit). La transmission des indices (expressions faciales, prosodie, etc.) est évidemment impossible. Et pourtant, ces indices qui sont souvent considérés que comme des conséquences de la réaction émotionnelle sont largement repris par les adolescents et recodés, dans le respect des contraintes imposées par l'écrit numérique. La CMO est un dispositif qui permet de faire l'économie d'une question récurrente en psychologie des émotions: la manifestation émotionnelle observée est-elle communiquée par l'individu de manière intentionnelle? Ici, la réponse est nécessairement oui. Nos prochains travaux viseront à approfondir cette comparaison entre communication expressive à l'oral et en CMO. Cette comparaison passera par le recueil de corpus en situation de face à face (on sait très peu de choses à l'heure actuelle de la manière dont les adolescents expriment leurs affects et leurs attitudes en face à face) et dans des situations hybrides entre CMO et face à face (du type "échanges par forums de discussion alors que les participants sont en présences les uns des autres").

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2012, 57, 83-100

Transmission d’une langue minoritaire: les pratiques langagières des jeunes de la troisième génération en Suisse Chantal WYSSMÜLLER & Rosita FIBBI Forum suisse pour l’étude des migrations et de la population, Université de Neuchâtel

This article deals with the transmission of migrants’ language of origin, both as a repertory and an identity marker. The text is based on a study of grandchildren of immigrants of Italian and Spanish origin, the two groups whose settlement in Switzerland is old enough to have a grown-up third generation. It describes language usages of those potentially bilingual teenagers and the sense that such bilingual practices have in their urban environment. The study identifies also the factors influencing such practices, especially the investment of grandparents in the transmission.

Introduction L’intégration des migrants dans leur nouvelle société de résidence est un processus de longue haleine qui se déroule non pas au cours d’une vie mais plutôt dans la succession des générations. L’approche des questions linguistiques sur trois générations est cohérente avec cette temporalité longue des processus d’incorporation des populations immigrées. A la lumière de ces considérations, notre équipe1 a étudié la transmission de la langue d’origine des migrants, à la fois comme répertoire de communication et comme marqueur identitaire. Notre intérêt s’est porté sur les Italiens et Espagnols et leurs descendants car ce sont les deux seuls groupes d’immigrés stabilisés de longue date qui ont une troisième génération aujourd’hui en âge d’adolescence en Suisse. Ainsi nous sommes-nous penchées sur les stratégies de transmission linguistique développées par les enfants de migrants (deuxième génération, G2) et leurs parents (primo-migrants, G1) en direction de la troisième génération (G3) ainsi que les pratiques langagières des petits-enfants de migrants. La présence des grands-parents, leur implication dans la prise en charge des 1

L’équipe de recherche comprenait également Marinette Matthey et Maud Merle du laboratoire LIDILEM de l’Université Stendhal Grenoble 3. La recherche a bénéficié du soutien du Fonds national suisse de la recherche scientifique dans le cadre du PNR 56 Diversité des langues et compétences linguistiques en Suisse.

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Transmission d'une langue minoritaire

petits-enfants ainsi que la fréquence non négligeable des modes de vie transfrontaliers de cette génération donnent aux compétences plurilingues une résonance affective et pratique susceptible d’influencer les objectifs des transmissions linguistiques ainsi que les dispositions des jeunes en la matière. Partant de l’hypothèse que ces groupes immigrés de longue date sont aujourd’hui bien acceptés par la population suisse, que le statut des langues italienne et espagnole en Suisse et dans le monde est plutôt élevé, et que le bi/plurilinguisme est aujourd’hui valorisé et associé aux modes de vie transnationaux, nous postulons que parmi les jeunes de la troisième génération en Suisse, nous trouvons effectivement des pratiques bi- ou même plurilingues et des identités multiples. Ces pratiques relèvent d’un bilinguisme fonctionnel, basé sur des compétences partielles, permettant aux individus d’atteindre des objectifs communicationnels en contexte dans deux ou plusieurs langues. Une des difficultés théoriques et pratiques dans notre étude a été de désigner les langues en présence. Dans les premiers travaux sur les aspects langagiers de la migration, ces langues sont désignées habituellement comme langue d’origine et langue d’accueil (Lüdi et Py, 2002). Cette dernière dénomination parait inadéquate en référence à des personnes nées et ayant grandi en migration, comme c’est le cas pour les G2 et G3; nous parlerons dès lors de langue locale. Pour la dénomination de la langue des grands-parents, nous conservons le terme langue d’origine utilisé dans les travaux mentionnés ci-dessus, tout en sachant que cette expression recouvre un continuum de variétés allant d’un pôle dialectal à un pôle standard. La dénomination « langue d’origine » peut encore se justifier pour les enfants de migrants qui ont souvent appris et beaucoup pratiqué cette langue tout au moins dans leur jeunesse. Elle est en revanche moins évidente pour les petits-enfants car elle désigne la langue de leurs grands-parents; la notion de « langue héritée » paraît plus pertinente à leur égard. Repris de l’anglais heritage language (Kagan, 2007) ce terme désigne une (variété de) langue apprise dans l’entourage familial, généralement dans la socialisation primaire, qui est différent de la (variété de) langue locale. Une langue héritée est la langue associée au background culturel de la personne (Héran, 2004). Par souci de cohérence à l’intérieur d’un texte traitant de l’évolution intergénérationnelle de l’usage des langues, la langue des grands-parents est désignée comme langue d’origine et héritée (LOH). Le présent article s’attache à décrire les pratiques linguistiques des petitsenfants de migrants et à identifier les facteurs qui contribuent à modeler les pratiques et les usages des langues. Pour ce faire, nous nous appuyons sur les éléments réunis directement dans l’interaction avec les jeunes au

Chantal Wyssmüller & Rosita Fibbi

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cours de l’entretien ainsi que sur les informations livrées par leurs parents et grands-parents2.

1.

Connaissance de la langue d’origine héritée et usages des langues

Nos données confirment que la langue locale devient la langue dominante au plus tard au moment de la scolarisation des enfants, dans le sens que c’est la langue la mieux maîtrisée3. En même temps, une large majorité des jeunes interrogés ont été capables de mener un entretien de quelque 30-45 minutes dans la langue d’origine de leurs grands-parents, à savoir italien ou espagnol, et ce dans une situation d’interaction aussi peu naturelle qu’une interview avec une enquêteuse inconnue. Les autres ont répondu partiellement en langue locale tout en expliquant qu’ils comprennent assez bien la langue des grands-parents mais ne la parlent que « peu ». Trois jeunes seulement n’ont aucune connaissance de la LOH4. Ces premiers éléments d’observation permettent les considérations suivantes: - si la langue locale est manifestement la langue la mieux maîtrisée, on observe dans la très grande majorité des cas un bilinguisme fonctionnel dans les interactions de l’enquête. 2

3

4

Les entretiens ont été menés avec un grand-parent, un parent et un petit-enfant de la même famille dans 32 familles de primo-migrants italiens et espagnols résidant à Bâle et à Genève, par des enquêteuses bilingues pour qui la LOH ne représentait pas la langue principale. Les 96 entretiens ont été transcrits; les textes ont été soumis à une analyse de contenu à l’aide du logiciel Maxqda. Le codage visait à cerner la biographie langagière des personnes interrogées, leurs apprentissages linguistiques, l’étendue de leurs pratiques bilingues, leur volonté de la transmission linguistique et les modalités de celle-ci notamment le rôle des grands-parents, la relation entre pratiques langagières et élaboration identitaire des petits-enfants de migrants se trouvant pour la plupart dans leur adolescence. L’analyse a été menée par des chercheuses bilingues; des extraits des entretiens ont été traduits (notamment de l’italien et de l’espagnol) pour les rendre accessibles à tous les membres de l’équipe. La question posée est reprise de celle du dernier Recensement 2000: « Quelle est la langue dans laquelle vous pensez et vous savez le mieux? » Il est intéressant de constater que si presque tous les jeunes interrogés disent mieux maîtriser la langue locale, un nombre considérable d’entre eux ajoutent qu’ils pensent tantôt dans une langue, tantôt dans l’autre, selon les situations dans lesquelles ils se trouvent. Le fait que les personnes interrogées connaissaient nos intérêts de recherche a sans doute influencé la disponibilité des personnes à répondre à nos sollicitations. En conséquence, certains jeunes G3 ont pu mettre en avant leurs connaissances en LOH voire les surestimer; d’autres en revanche ont pu vivre l’entretien comme un test où ils devaient prouver leurs compétences, une situation susceptible d’accentuer l’insécurité linguistique. De plus, les jeunes ont chacun une représentation de ce qui est la norme linguistique et se montrent plus ou moins exigeants quant au respect de cette norme: cela ne va pas sans influencer l’insécurité linguistique. Ceci étant, on ne peut exclure qu’une partie des 13 jeunes qui ont préféré mener l’entretien en langue locale auraient pu le faire également en LOH et en ont été empêchés par les exigences élevées quant au respect de cette norme.

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Transmission d'une langue minoritaire

- la majorité des jeunes interrogés se plaît à mettre à l’épreuve leurs compétences langagières soit directement en utilisant la LOH dans l’échange oral avec l’enquêteuse soit indirectement avec leurs affirmations quant aux compétences passives dans la LOH. Qu’en est-il de l’usage quotidien des langues pour ces jeunes? Les informations sur les divers membres de la famille nous permettent d’identifier trois groupes qui se distinguent quant à l’usage déclaré de la LOH. Pour le premier groupe, la LOH est présente tant de la famille nucléaire que de la famille élargie, dès lors elle est pratiquée au quotidien. Ils peuvent se servir à l’occasion de cette langue aussi en dehors du cadre familial (avec les pairs, à l’école, au travail). Chez les jeunes du deuxième groupe, l’usage de la LOH dans la famille nucléaire est fortement réduit mais il demeure important dans les échanges avec la famille élargie, que ce soit en Suisse ou dans le pays d’origine. Ces jeunes ont également l’occasion de pratiquer la LOH avec leurs pairs, à l’école ou sur le lieu de travail. Les jeunes du troisième groupe ont quelques opportunités d’entendre la LOH mais celle-ci n’est plus d’usage régulier ni dans la famille nucléaire ni dans la famille élargie: leurs compétences en LOH sont au mieux passives voire se fondent largement sur les apprentissages formalisés dans le cadre scolaire. Si une majorité des jeunes interrogés pratiquent de manière plutôt fluide la langue de leurs grands-parents, reste que ces compétences et l’intensité des usages varient de manière substantielle. Il convient donc de se pencher sur les facteurs qui déterminent cette variabilité.

2.

Facteurs influençant les compétences et les usages de la langue d’origine-héritée

Les usages des langues et les connaissances des G3 résultent de l’influence combinée d’une série de facteurs. Les facteurs qui renforcent la langue majoritaire, celle du contexte de vie, sont généralement très efficaces, de sorte que bien souvent la langue locale devient la langue plus importante déjà pour les secondes générations. Un contexte spécifique ainsi que des stratégies et des mesures adéquates peuvent cependant favoriser le maintien des langues des immigrés sur plusieurs générations et soutenir le développement d’un bilinguisme fonctionnel. Quels sont donc ces facteurs ayant favorisé la permanence de la LOH dans certaines des familles interrogées? Qu’est ce qui a poussé au contraire d’autres jeunes G3 à ne plus utiliser la LOH régulièrement?

2.1

Facteurs familiaux

Les facteurs familiaux ont une importance primordiale dans l’acquisition et le développement de la LOH chez les petits-enfants de migrants. Le passage de la langue d’origine à celle du lieu dans le contexte migratoire est un processus très variable d’une famille à l’autre. Les décisions des

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parents et des grands-parents quant à la transmission de la LOH sont déterminants autant que la qualité de la mise en œuvre de leur décision et, finalement, la perception qu’ils ont de leurs compétences en LOH (Stösslein, 2005: 175-179). Toutefois, nos entretiens le documentent amplement, les compétences et les usages langagiers des individus se modifient avec le temps, aussi bien chez les primo-migrants (dans notre étude, les grands-parents) que chez leurs enfants de la seconde génération. Pour ces derniers la langue locale est devenue progressivement la langue dominante; toutefois le degré de cette dominance varie non seulement d’un individu à l’autre mais il est tout le temps sujet à modifications. Finalement, les connaissances en LOH et les pratiques des jeunes dépendent du comportement langagier des parents et des grandsparents: elles sont des lors très hétérogènes. Les caractéristiques du couple parental – composé d’un enfant de migrant et de son partenaire – sont tout à fait cruciales. Les combinaisons possibles sont multiples: les couples peuvent réunir deux individus monolingues partageant la même langue, ou des individus bi/ plurilingues ayant des langues en commun ou non, un individu monolingue et un bilingue, etc. Cette constellation parentale a un impact capital sur les pratiques langagières familiales et influence les stratégies familiales de transmission. Nous observons en effet une très grande hétérogénéité de constellations linguistiques dans les couples parentaux des jeunes interrogés: - Les deux parents ont grandi comme bilingues LOH- langue locale (couple G2-G2 homoglotte) - Un parent est bilingue LOH-langue locale et l’autre est monolingue LOH (couple G2-G1) - Un parent est bilingue (langue d’origine et langue locale) et l’autre est monolingue, ayant une autre langue d’origine (couple hétéroglotte LOH1-LOH2) - Un parent est bilingue (langue d’origine et langue locale) et l’autre est monolingue, ayant la langue locale comme langue principale (couple hétéroglotte LOH- langue locale). Couple parental Italiens

Espagnols

IT+ESP

Homoglotte LOH

9

5

14

Hétéroglotte LOH1-LOH2

2

2

4

Hétéroglotte LOH- langue locale

9

5

14

Tableau 1: Constellation linguistique parentale des jeunes interrogés

Parmi les jeunes interrogés (Tableau 1), quatorze ont des parents partageant la même langue d’origine; bien souvent un de parents a grandi

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Transmission d'une langue minoritaire

en pays francophone ou germanophone et l’autre en pays italo- ou hispanophone. Quatorze autres ont des parents hétéroglottes, dont l’un parle la langue locale comme langue principale et le deuxième parle la langue d’origine de ses parents outre que la langue locale. Enfin, quatre jeunes ont des parents qui, outre que la langue locale, parlent deux différentes langues d’origine (LOH1-LOH2), de sorte que trois langues sont parlées dans ces familles. La transmission de la LOH aux jeunes G3 dépend dans une large mesure de(s) langue(s) parlées dans la famille. Les jeunes dont les parents partagent l’usage de la même langue d’origine ainsi que de la langue locale utilisent assez souvent la LOH dans la vie quotidienne tant dans la famille nucléaire et, à plus forte raison, dans la famille élargie. La parenté et la vie transnationale qu’elle facilite favorisent indubitablement l’acquisition et l’usage de la LOH. Avoir un parent primo-migrant facilite également la pratique de cette langue: dans ces familles, la langue familiale est bien souvent la LOH. Telle est la constellation la plus fréquente pour les jeunes qui utilisent la LOH au quotidien, mais aussi pour les enfants de « Secondos » (Bolzman et al. 2003), qui ont grandi comme bilingues LOHlangue locale, qui utilisent souvent la LOH dans le cadre familial plus étroit ou en tous les cas dans la famille élargie. Les jeunes dont les parents ne partagent pas la même LOH (3 couples italohispanophones et un couple italo-lusophone) partagent leur temps de pratique entre les deux LOH. Luca par exemple a l’occasion de pratiquer régulièrement l’italien, la LOH de la mère – et des grands-parents très présents dans sa vie quotidienne –, alors que la LOH du père et de ses grands-parents vivant au Portugal est manifestement d’usage moins fréquent. Pour Simona, issue d’un couple italo-hispanophone, en revanche c’est la langue du père qui est la plus pratiquée, grâce aux cours de langue et culture d’origine (LCO) et aux séjours fréquents en Espagne chez les grands-parents. En tout état de cause, parmi les jeunes interrogés dont les parents ont deux langues d’origine différentes, tous pratiquent au moins l’une d’entre elles. La probabilité d’un effacement de la LOH est plus élevée, lorsqu’elle est confrontée à la langue locale d’un parent monolingue. Dans les couples hétéroglottes, lorsqu’un parent ne parle que la langue du lieu (ou ne parle pas très bien la LOH), il est bien difficile que la LOH devienne la langue de la famille. La langue locale prend alors le dessus, car elle est maîtrisée par tous et elle assure la communication avec le milieu extra-familial. Dans ces cas, la LOH reste au mieux en usage dans la famille élargie; ce qui rend immanquablement plus difficile l’apprentissage de la LOH et son usage habituel. Dans ces cas, il est fréquent que les jeunes ne pratiquent pas la LOH, ou alors qu’ils aient des compétences passives ou encore qu’ils connaissent cette langue avant tout grâce à un apprentissage formalisé en contexte scolaire.

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Les jeunes, dont les parents sont hétéroglottes LOH - langue locale, pratiquent la LOH dans le cadre de la famille élargie ou dans un contexte extrafamilial et la maîtrisent avec plus d’aisance. Dans ces cas, une relation étroite aux grands-parents est le facteur décisif, à condition que ces derniers soient motivés par la transmission. C’est bien le cas de la mère de Lea, qui affirme: « in più ho avuto la grande fortuna che i miei genitori parlassero / cioè che i nonni parlassero italiano e parlassero esclusivamente italiano con i ragazzi / cioè non iniziassero mai a fare un miscuglio di tedesco svizzero eccetera eccetera / ma fossero veramente / ognuno aveva la sua lingua e in quella nel bene o nel male 5».

Et la grand-mère explique tout ce qu’elle entreprend pour créer un espace de résonnance pour leurs compétences en LOH: « parlano correntemente se non correttamente l’italiano anche perché io mi son fatta carico di creare occasioni per cui questo avvenisse / non so adesso io dopodomani parto / vado in Friuli / prendo tutto un’ambaradan / lo porto al mare / e creo una specie di villaggio in riva al mare in cui ci sono tutti i nipoti (...) e questo è per me un viaggio in Italia / portarli a Venezia / cioè creargli lo spessore che c’è dietro una cosa perché se no / la lingua può interessare fino a un certo punto 6».

Ainsi, la pratique de la LOH est influencée de manière considérable, outre que par la constellation parentale, par la qualité de la relation avec les grands-parents parlant la LOH et leur implication dans la transmission de la langue ainsi que par l’intensité des relations transnationales. Le rôle joué par les grands-parents apparait clairement dans le Tableau 2: locuteurs compétents et légitimes de la langue d’origine, l’investissement actif des grands-parents dans la transmission de la langue est à même de faire la différence quant à la pratique du bilinguisme de leurs petits-enfants, qui en résulte plus assurée. Couple parental

homoglotte hétéroglotte

G2 + G1 G2 + G2 LOH1 + LOH2 LOH + langue locale

Grands-parents Investissement dans la transmission de la LO fort faible quotidienne quotidienne quotidienne fréquente LOH1>LOH2 LOH1>LOH2 épisodique passive au mieux

Tableau 2: Pratique du bilinguisme selon la constellation parentale et l'investissement des grands-parents

5

6

En plus j’ai eu la chance inouïe que mes parents parlent/que les grands-parents parlent italien, exclusivement italien avec mes enfants/sans jamais mélanger avec le suisseallemand/que chacun ait sa langue pour le meilleur et pour le pire (IB01_G2, 56). Ils parlent l’italien couramment, même si pas correctement aussi parce que je me suis chargée de créer des occasions pour que cela soit possible/ par exemple après-demain je m’en vais dans le Frioul/ je prends tout le monde au bord de mer/ je crée une espèce de village au bord de la mer pour tous les petits-enfants (…). Les amener voir Venise, c’est cela pour moi un voyage en Italie/ créer un espace de résonance derrière les choses/ autrement la langue ne présente qu’un intérêt limité (IB01_G1, 71).

90

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La mère de Laura explique à ce propos: « et puis maintenant / maintenant c’est Laura qui a exprimé le désir de pratiquer son italien avec sa grand-mère / donc je ne sais pas exactement comment elles font et si elles le font régulièrement tous les mercredis (…) mais voilà il y a un désir / ça vient de Laura / elle a envie de s’améliorer / de parler italien avec sa grand-mère / alors elle m’a dit tu sais j’ai décide avec nonna qu'on se parlait en italien / j’ai dis / ah bon / d’accord / il y a quelque chose là / en tout cas elle souhaite que ma mère lui parle (…) elle développe plutôt / une attirance / c’est sa différence à elle / c’est son petit plus 7».

Certains des jeunes interrogés mentionnent l’importance des liens avec la parenté et les amis dans le pays d’origine des grands-parents maintenus grâce entre autres aux moyens de communication tels que les e-mails, les chats et les SMS. Inès et Laura, qui ne parlent guère la LOH en Suisse, « chattent » régulièrement avec leurs cousines et amies. La mère de Laura remarque: « elles communiquent par MSN et c’est Laura qui communique en italien / c’est pas la petite cousine qui communique en français / donc / comment elles font / j’en sais rien / mais apparemment ça marche 8».

Nombreux sont en outre les jeunes qui mentionnent l’importance de leurs séjours au pays de leurs grands-parents, dont Pries (2008) a justement mis en relief la portée pratique et symbolique. Livio, par exemple, se réjouit de ses vacances en Italie qui lui permettent de rencontrer des amis italophones: « però là dopo ci sono tanti tanti amici / per quello mi piace andare là 9».

Il est content de ses compétences en LOH qui lui permettent une bonne interaction avec eux: « così a Trieste almeno posso parlare anch’io 10».

Les interactions entre les frères et sœurs jouent aussi un rôle important; en général l’acquisition de la LOH est plus aisée pour les aînés que pour les cadets qui, moins exposés à la LOH, font l’expérience d’une plus grande présence de la langue locale (Billiez et Merabti, 1990; Depau, 2003; Lecomte, 2001; Nodari et De Rosa, 2003; Pujol, 1991). Letizia, la cadette de quatre sœurs, se sent moins sûre qu’elles en italien, déteste son accent allemand en italien et, du coup, préfère ne pas parler du tout la LOH en famille.

7

IG02_G2, 38, 42

8

IG02_G2, 12

9

Mais là-bas [en Italie] il y a beaucoup, beaucoup d’amis, c’est pour ça que j’y vais volontiers

10

Ainsi je peux moi aussi parler quand je suis à Triest (IB08_G3, 158).

(IB08_G3, 25).

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2.2

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Les pairs et les relations sociales extra-familiales

Un autre élément toutefois pourrait expliquer pourquoi Letizia limite au maximum l’usage de la LOH: elle a l’âge auquel on prend ses distances avec la famille et on s’identifie davantage avec les pairs. Nos entretiens montrent clairement que les pratiques langagières d’une personne se modifient avec le temps et la phase de vie. Les jeunes qui ont grandi comme bilingues, avec l’âge, réduisent l’usage de la LOH ce qui ne manque pas d’influencer leurs connaissances de cette langue (Reich et Roth, 2002). L’entrée dans un groupe de pairs est une étape cruciale, qu’il s’agisse du jeu avec les enfants du voisinage, les copains chez la maman de jour ou encore plus tard la scolarisation. L’envie de l’enfant d’être « comme les autres » est décisive: elle peut conduire au refus d’utiliser la LOH – du moins dans certains cas – car cet usage le différencie de manière visible des autres enfants. La mère d’Alessia, par exemple, raconte: « lei ha iniziato l’asilo che non parlava per niente il tedesco / dopo due tre mesi c’è stato un cambiamento enorme / ha imparato subito il tedesco / e di lì parlava solo tedesco / anche con noi solo tedesco 11».

La mère de Inès aussi parle de sa fille qui parlait bien espagnol mais avait à un certain moment refusé de le faire: maintenant cependant elle éprouvait à nouveau le désir de le parler12. L’adolescence, vers les 11 ans, amène son lot de changements dans les usages des langues: cette phase se caractérise par un travail intensif sur soi dans le but de parvenir à la construction d’une identité personnelle (Tajfel, 1978). Les jeunes essaient divers rôles sociaux, se confrontent à normes et valeurs, considèrent possibles projets de vie et appartenances13. Le groupe de pairs acquière une importance fondamentale dans la séparation du groupe primaire et la transition à la vie adulte: si, jusqu’à cet âge, les jeunes avaient intégré les représentations et les conceptions inculquées par les adultes, maintenant ils s’orientent davantage vers leurs pairs et affirment leur autonomie. En même temps cependant, ils veulent se singulariser par rapport à leurs pairs et deviennent ainsi plus conscients de leurs propres caractéristiques, notamment celles acquises en raison de leurs origines particulières. Le désir d’être « comme les autres» côtoie celui de se singulariser par rapport aux autres, voire de se voir reconnu comme individu. Dans les phases ou les situations où ce désir prédomine, les jeunes bilingues peuvent se servir de leurs connaissances de la LOH pour marquer leur individualité. Ainsi Lea parle volontiers un peu italien avec son

11

Quand elle est allée au jardin d’enfants elle ne parlait pas allemand. Mais deux ou trois mois après cela a changé radicalement, elle a appris l’allemand et depuis lors elle n’a plus parlé que l’allemand, même avec nous, les parents (IB10_G2, 112).

12

EB03_G2, 180 Erikson (1970: 20) parle d’une « crise normative » à l’adolescence.

13

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Transmission d'une langue minoritaire

amie d’origine italienne en classe car elles s’amusent du fait que les autres ne peuvent les comprendre: « con lei parlo qualche volta italiano (...) in scuola perché gli altri bambini non capiscono 14».

Et sa mère confirme qu’entretemps ses enfants, désormais adolescents, apprécient leur bilinguisme à sa juste valeur: « sì sicuramente adesso / ne sono diventati coscienti / fondamentalmente credo che siano contenti adesso in questa fase della vita sono contenti 15».

Les usages des langues chez les jeunes interrogés sont en outre influencés par le milieu et la conjoncture historique. Contrairement à la situation qui prévalait lorsque leurs parents étaient à l’école, la présence d’élèves italiens et espagnols n’est plus massive. Certes, nombre de jeunes interrogés disent bien avoir des copains de classe bilingues ou plurilingues: à la question de savoir comment les camarades réagissent à son propre bilinguisme, Livio rétorque que « tutti parlano una lingua / un’altra lingua 16».

Il s’agit le plus souvent non pas d’italien ou espagnol mais plutôt d’albanais, bosniaque, portugais ou turc, ou alors parfois anglais ou suédois. Carmen raconte: « Y / luego pues casi todos saben hablar su lengua / pues mis amigas que son árabes pues saben hablar / el árabe / y mi amiga turca también sabe hablar el turco / y mi amiga mis amigas que son albanesas pues / hablan su lengua también 17».

Et Estella ajoute: « Sí tengo una amiga que habla francés inglés y sueco / y los otros hablan como francés italiano francés y portugués 18».

Pour nombre de jeunes interrogés, le bilinguisme ou le plurilinguisme parmi leurs pairs est la norme et non pas l’exception: ils observent en outre que ce phénomène n’est pas l’apanage des jeunes « immigrés » mais que les « autochtones » aussi le pratiquent. Giuseppe, âgé de 17 ans, raconte:

14

15

16 17

18

Avec elle [l’amie] je parle parfois italien (…) à l’école, de sorte que les autres ne nous comprennent pas (IB01_G3, 45, 47). Certainement, aujourd’hui ils ont acquis la conscience de cela [la valeur du bilinguisme]; je crois qu’ils sont heureux de cela [d’être bilingues] dans cette phase de la vie (IB01_G2, 119). Tous parlent une langue, une autre langue (IB08_G3, 66). Donc presque tous savent parler leur langue. Mes amies arabes, par exemple, savent l’arabe. Mon amie turque aussi parle turc et mes amies albanaises également, elles parlent leur langue (EG03_G3, 198). J’ai une amie qui parle français, anglais et suédois et les autres parlent français et italien, français et portugais (EG05_G3, 182).

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« ci sono tante persone adesso qua in Svizzera che non parlano solo il tedesco / anche gli Svizzeri non parlano più solo il tedesco / sanno parlare il francese inglese / però ci sono gli altri che parlano tedesco e turco / tedesco spagnolo / tedesco portoghese conosco tanti / allora adesso i ragazzi della mia età la maggior parte sa parlare due lingue (...) beh / io so parlare l’italiano / gli altri sanno parlare un’altra lingua / c’è tanti amici che non sono svizzeri / cioè spagnoli o bosniaci e loro parlano anche un’altra lingua / allora non e che parliamo tanto delle lingue / noi parliamo il tedesco perché ci capiamo (...) però non si può durante la partita / durante l’allenamento parlare in un'altra lingua / solo tedesco così lo capiscono tutti 19».

Mais, en fin de compte, Giuseppe observe que la langue de communication dans les groupes de pairs plurilingues est bel et bien la langue locale, (comme le soulignent notamment Extra et Yagmur (2004). Tout se passe comme si la norme ‘monolingue’ qui a longtemps dominé, notamment dans les pays d’immigration, se fissurait en quelque sorte, non pas pour remettre en discussion la prédominance de la langue locale mais pour entrouvrir un espace pour un plurilinguisme légitime pour tous (le plurilinguisme a en effet toujours été admis pour les élites). C’est sans doute un effet produit conjointement par les migrations et la mondialisation, qui se répercute sur les jeunes d’origine immigrée aussi bien que sur les jeunes autochtones. Ainsi en commentant la demande de plus en plus large d’un enseignement bilingue on pouvait lire récemment dans le journal des opinions telles que « ce n’est pas normal de parler qu’une seule langue » ou encore « l’analphabète d’aujourd’hui est celui qui ne parle qu’une seule langue » (Le Temps, 15.11.2011). D’un côté donc, le bilinguisme/plurilinguisme est aujourd’hui fortement valorisé, bien plus qu’à l’époque où les enfants des primo-migrants allaient à l’école; il est recherché par nombre de jeunes et perçu comme la norme dans le monde d’aujourd’hui: ceci a manifestement un impact positif sur les jeunes interrogés. Ils sont conscients du fait qu’ils disposent aisément de compétences recherchées par les autres au point d’être parfois enviés. Lea dit justement: « Mi piace che posso parlare in italiano e in tedesco / sono felice (...) tutti dicono che vogliono anche parlare italiano 20».

19

20

Ici en Suisse il y a beaucoup de gens qui ne parlent pas que l’allemand: les Suisses aussi ne parlent plus seulement l’allemand, ils savent le français, l’anglais. En plus il y a les autres qui parlent allemand et turc, allemand et espagnol, allemand et portugais, j’en connais beaucoup. En fait aujourd’hui la plupart des jeunes de mon âge parlent aussi une autre langue: moi je parle italien, les autres une autre langue. J’ai beaucoup d’amis qui ne sont pas suisses, ils sont espagnols, bosniaques et ils parlent une autre langue. Toutefois c’est pas que nous parlons souvent d’autres langues, on parle allemand pour se comprendre (…) on ne peut parler une autre langue pendant les entraînements de foot, [on parle] l’allemand seulement, car ainsi tout le monde comprend (IB02_G3, 87, 40, 32). J’aime bien que je sache parler italien et allemand, j’en suis heureuse (…) tous me disent qu’ils aimeraient parler italien aussi (IB01_G3, 118, 60).

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Transmission d'une langue minoritaire

Adriano, Lisa e Estella également mentionnent les commentaires positifs de leurs copains à propos de leur bilinguisme: « Alcuni sono pure un po’ gelosi ché sanno parlare solo una lingua 21».

De l’autre côté, toutefois les jeunes d’origine italienne et espagnole ne trouvent pas souvent l’occasion de pratiquer la LOH en dehors du cadre familial, donc avec leurs pairs ce qui assurerait le maintien de la fraîcheur de la langue. Leur situation est ainsi en contraste patent avec celle de leurs parents qui s’adonnaient en tant qu’enfants avec plaisir à des conversations ponctuées d’alternances codiques avec leurs amis, un goût prononcé qu’ils gardent encore aujourd’hui. Letizia raconte qu’elle parle italien seulement pendant les vacances en Italie: « Solo in Italia che ce la faccio [parlare italiano] / quando c’è i miei cugini 22».

Dans la même veine, Lea affirme: « Ma in Svizzera non parlo quasi mai in italiano / se non con i genitori qualche volta / e con i nonni / e con gli amici non così tanto 23».

Adriano, qui avec ses 21 ans est l’un des plus âgées des jeunes interrogés, explique à quel point les changements dans son milieu quotidien ont un impact sur son usage de la LOH. Le cercle de ses amis s’est « germanisé » significativement au cours des dernières années, de sorte qu’il ne parle plus tellement italien. En même temps grâce à son apprentissage dans un garage «italien » et à la présence de clients italiens il peut toujours faire usage de l’italien: « pure per me / non è che lo voglio perdere / però i miei amici adesso / quelli che sto sempre insieme / non sono italiani e allora così / però ho fatto pure / quando ho fatto la Lehr / un garage italiano no / poi ci sono un po’ i clienti italiani e così poi / sempre ho potuto parlare italiano 24».

2.3

L’influence de l’école: le discours institutionnel et les pratiques individuelles

Les usages des langues et les attitudes par rapport aux langues des grands-parents, voire par rapport au plurilinguisme, sont influencés par la position de l’école sur ces questions25. Il est vrai que les jeunes interrogés 21 22 23

24

25

Certains m’envient même un peu, car ils ne parlent qu’une langue (IB03_G3, 111). Je le fais [parler italien] seulement en Italie, avec mes cousins (IG08_G3, 51). Mais en Suisse je ne parle presque jamais italien avec d’autres que mes parents ou mes grands-parents, mais avec les copains ce n’est pas fréquent (IB01_G3, 134). Pour moi aussi… C’est pas que je veux le perdre [l’italien] mais mes amis maintenant, ceux avec lesquels je suis tout le temps, ne sont plus italiens et donc… Mais j’ai fait l’apprentissage dans un garage « italien » où viennent de temps en temps des clients italiens alors je peux parler l’italien un peu (IB03_G3, 93). Il s’agit des messages produits par l’institution scolaire quant à la valeur de la diversité linguistique et du plurilinguisme, qui se concrétisent dans le soutien aux élèves plurilingues ou à la promotion du plurilinguisme dans l’offre scolaire.

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n’ont guère fait état d’une attention particulière, d’un soutien de l’école pour leur plurilinguisme: parfois les enseignants ne sont même pas au courant de leurs connaissances linguistiques. Toutefois personne ne signale des attitudes négatives à ce propos dans le cadre de l’école. Certains évoquent le fait que des enseignants valorisaient explicitement cet acquis. Il est cependant frappant de voir que la valorisation du bilinguisme par les enseignants n’est pas en réalité une valorisation de la LOH des petits-enfants de migrants, mais plutôt une marque d’appréciation pour le fait que cette langue est un support bienvenu dans l’apprentissage des langues étrangères importantes dans le cadre scolaire, le français et l’anglais. Les jeunes de l’agglomération bâloise sont bien conscients, notamment en raison des commentaires de leurs enseignants, de l’utilité de leurs compétences dans une langue latine car ils peuvent exploiter les parentés linguistiques. C’est bien ce que dit Giuseppe: « Le maestre di francese e d’inglese hanno detto sempre ‘che buono che sai l’italiano’ perché è molto vicino al francese allora è sicuramente un vantaggio 26».

Ce constat est également celui de Fürstenau (2004) et de Gogolin (2008) qui ont étudié les jeunes portugais à Hambourg: tout se passe comme si la reconnaissance des compétences linguistiques des jeunes était soumise à la condition qu’ils fassent preuve de bons résultats dans les langues scolaires, telles le français ou l’anglais: « Une des conditions pour la valorisation du plurilinguisme découlant du cadre de vie des immigrés est manifestement le succès scolaire dans les « langues scolaires légitimes » (Gogolin, 2008: 6). Une stimulation bienvenue pour le développement des connaissances de la LOH chez nombre des jeunes interrogés vient des cours de langue et culture d’origine (LCO) organisés par les consulats italien et espagnol. Les jeunes n’y vont pas toujours volontiers car ces cours ont lieu durant leur temps libre; toutefois cet enseignement offre l’opportunité régulière de faire usage et d’approfondir les compétences linguistiques notamment pour les jeunes qui ne parlent guère la LOH dans le cadre de la famille nucléaire. Les parents, qui pour la plupart ont suivi à contrecœur ces cours lorsqu’ils étaient enfants, sont convaincus de l’utilité de cette offre de formation même s’ils expriment parfois des doutes quant à la qualité de l’enseignement. Ainsi la mère de Gianni explique: « Anche che so che due ore sono poche / diciamo / non è che / però dico in quel poco sempre qualcosa in più imparano che solo di me del parlare 27».

26

27

Les enseignantes de français et d’anglais m’ont toujours dit « c’est super que tu saches l’italien », car c’est semblable au français, c’est assurément un avantage (IB02_G3, 85). Je sais bien que deux heures de cours c’est peu… mais je me dis qu’ils apprennent néanmoins quelque chose dans ce temps, un peu plus que ce qu’ils peuvent apprendre de moi, sur le plan oral (IB07_G2, 30).

96

Transmission d'une langue minoritaire

Il apparaît clairement dans les entretiens que les conditions dans lesquelles ces cours LCO sont données varient sensiblement et en conséquence leur évaluation par les parents et les jeunes diffère. Alors que là où les cours sont intégrés dans l’horaire scolaire, les parents et les jeunes s’en montrent ravis, là où ce n’est pas le cas au contraire, les voix critiques se font entendre. Certains parents critiquent par ailleurs le fait que les cours ne tiennent pas compte correctement du niveau des enfants, spécialement de ceux qui grandissent dans des familles plurilingues. Ainsi la maman d’Alberto explique: « Alberto ha cominciato a andare / anche questi corsi di italiano che era / del consolato italiano / è stato quando era alla prima o seconda / mi sembra alla seconda elementare è andato / però purtroppo avevano un / come si dice / un livello troppo alto per lui / questi che danno i corsi non hanno ancora capito che sono bambini della seconda generazione / o della terza / no la terza / e che non possono pretendere che loro capiscono subito tutto / / di sicuro se ci sono i genitori che tutti e due parlano l’italiano / allora qui i bambini lo sanno / ma ci sono molto bambini che allora il papà o la mamma / una dei due è svizzera l’altro italiano / allora questi bambini non / si dovrebbe cominciare a spiegarle / non so io / semplicemente / (…) lui è andato un po’ e dopo non voleva più andare 28».

C’est intéressant que les parents fassent usage de cette offre de formation en dépit de leurs souvenirs négatifs et de leurs critiques, car ils sont tout à fait conscients qu’elle représente l’une des rares occasions pour leurs enfants de mettre en pratique les compétences acquises et de les approfondir dans un apprentissage structuré. Ainsi ils apprécient très clairement ce soutien extra familial à la transmission informelle de la langue en famille. C’est le cas notamment pour les parents qui ont un usage non assuré de la LOH, ceux dont le conjoint ne partage pas la même langue d’origine: ce soutien vient alléger partiellement la charge que représente la transmission de la langue lorsqu’ils ne peuvent compter sur le support des grands-parents pour faire face à cette tâche. Selon les jeunes interrogés, l’enseignement de l’italien et de l’espagnol dans l’école suisse correspond à un besoin ressenti par nombre de petitsenfants de migrants. C’est précisément le cas de ceux qui n’ont pas pu acquérir la langue des grands-parents dans le cadre familial et qui n’ont pas trouvé leur compte dans les cours LCO, comme Alberto. Il souhaite progresser en italien grâce à un enseignement optionnel dans le cadre de l’école régulière:

28

Alberto a commencé à fréquenter les cours d’italien du Consulat lorsqu’il était en première ou deuxième, en deuxième, je crois. Mais les autres avaient un niveau trop élevé pour lui. Les enseignants n’ont pas compris qu’il s’agit de jeunes de la deuxième voire troisième génération, et qu’on ne peut partir de l’idée qu’ils comprennent déjà tout. C’est clair, si les deux parents parlent italien, les enfants le parlent aussi mais il y a nombre d’enfants dont un des parents est suisse et l’autre italien et ces enfants ne peuvent pas…, on doit leur expliquer simplement (…) Mais l’enseignante est allée vite et il [Alberto] est allé au cours quelque temps, après il n’a plus voulu (IB04_G2, 34).

Chantal Wyssmüller & Rosita Fibbi

97

« also Italiänisch beköme mir jetzt denn irgend e mol und das nimm ich denn29».

Même les jeunes qui pratiquent la LOH en famille apprécient l’opportunité d’approfondir les compétences acquises dans les cours LCO dans le cadre du collège, comme l’explique par exemple la mère de Lisa: « Lisa ha fatto tutte le scuole medie del corso d’italiano e ora continua ancora al collège / ha scelto ancora l’italiano 30».

2.4

L’influence du contexte linguistique

La dernière des influences qui transparaît dans nos données tient au contexte linguistique, tel qu’il apparaît par la comparaison entre la germanophone Bâle et la francophone Genève où nous avons mené notre étude. L’analyse du recensement 2000 (Lüdi et Werlen, 2005) montre que le français déploie une efficacité intégrative plus grande sur le plan linguistique que l’allemand: la proportion d’étrangers de la deuxième génération qui indiquent la langue locale comme langue principale est sensiblement plus élevée en pays francophone (79,7%) qu’en pays germanophone (60,6%). Par ailleurs la pénétration de la langue locale dans l’espace familial des locuteurs de l’italien comme langue principale varie selon les régions linguistiques: 68,1% en région francophone vs. 38,8% en région germanophone. De manière analogue, ces pourcentages passent chez les locuteurs de l’espagnol de 55,8% pour le français dans les régions francophones à 36,6% pour l'allemand dans les régions germanophones. L’efficacité intégrative plus grande du français langue locale peut s’expliquer partiellement par la parenté linguistique des langues latines; toutefois ce même décalage s’observe systématiquement dans le cas de langues qui n’ont aucune origine commune avec l’allemand ou le français. Ainsi deux arguments complémentaires doivent être avancés à ce propos: la taille de la collectivité partageant la langue en question (plus la taille du groupe est réduite, plus grande est la pression intégrative de la langue locale), d’une part et la situation de diglossie qui caractérise la Suisse alémanique, d’autre part (Lüdi et Werlen, 2005: 33-34). Nos données confirment ces tendances aussi en ce qui concerne la troisième génération: le glissement vers la langue locale chez les familles interrogées à Genève apparaît plus rapide qu’à Bâle. L’impact de la parenté entre langue locale et LO est manifeste pour ce qui est des grands-parents: à Genève nombre d’entre eux ont déjà intégré le français dans leurs échanges avec leurs enfants, de sorte que ces derniers ont un usage moins assuré de la LOH et hésitent quant à sa transmission à leurs enfants. En 29 30

Alors si nous avons la possibilité d’avoir l’italien, je saisis cette opportunité (IB04_G3, 54). Lisa a suivi tous les cours LCO et continue au collège, elle a de nouveau choisi l’italien comme matière [à option] (IG04_G2, 22).

98

Transmission d'une langue minoritaire

revanche dans les familles interrogées à Bâle, la langue de communication entre les primo-migrants et leurs enfants adultes est toujours la langue d’origine, car les primo-migrants ne sont pas toujours à l’aise avec la langue locale, notamment à cause de la diglossie entre suisse-allemand, langue parlée et allemand standard, langue écrite: ainsi la LOH est restée d’actualité pour les G2 jusqu’à aujourd’hui car ils se sentent mieux équipés pour la transmettre à leurs enfants. Ce constat valable pour l’italien ne vaut toutefois pas entièrement pour l’espagnol, car cette langue semble céder sa place face à la langue locale davantage à Bâle qu’à Genève. La raison tient probablement à la taille de la collectivité hispanophone à Bâle: étant sensiblement inférieure à celle de Genève31, la pression linguistique est plus grande à son égard (cf. Lüdi et Werlen 2005: 33-34). Il faut également avoir à l’esprit que Genève est le siège européen de l’ONU, où l’espagnol est langue officielle; la ville connaît de plus une immigration continue de locuteurs de l’espagnol, notamment latino-américains: en somme cette langue s’avère particulièrement valorisée dans le discours public32.

3.

Conclusions

Dans l’ensemble, la langue locale est la langue dominante pour les petitsenfants de migrants mais un nombre élevé des jeunes G3 parlent encore la langue de leurs grands-parents, ne serait-ce que dans le cadre familial et sont ainsi des bilingues fonctionnels. La présence des grands-parents, leur implication dans la prise en charge des petits-enfants ainsi que la fréquence non négligeable des modes de vie transfrontaliers de cette génération donnent aux compétences plurilingues une résonance affective et pratique susceptible d’influencer les objectifs des transmissions linguistiques ainsi que les dispositions des jeunes en la matière. Ces résultats invitent à nuancer la validité du modèle de Fishman (1964, 2001) qui constitue le canon en matière de language shift: selon ce modèle la perte de la langue d'origine intervient sur trois générations, de sorte que le bilinguisme est un pont intergénérationnel temporaire relativement peu important entre le monolinguisme en langue d’origine (LO) des immigrants eux-mêmes et le nouveau monolinguisme dans la langue locale du pays d’immigration (langue locale) de leurs petits-enfants. Nos résultats 31

En prenant en considération, faute de données plus précises, la nationalité comme indication approximative de la langue principale, on observe que les ressortissants de pays hispanophones – Espagne et pays latino-américains (sans le Brésil) – sont bien plus nombreux à Genève qu’à Bâle. En 2007 on comptait 20'408 personnes (4,7% de la population résidente) provenant de pays hispanophones, alors qu’à Bâle il n’y avait que 6359 personnes, soit 1,4% de la population résidente (Bundesamt für Statistik, 2009).

32

Les groupes de discussion avec les enseignants des cours LCO ont particulièrement signalé cet aspect.

Chantal Wyssmüller & Rosita Fibbi

99

concernant les facteurs familiaux coïncident largement avec ceux de Fishman et de Alba qui a étudié cette question dans les années 2000 aux Etats-Unis (Alba, 2005; Alba et al., 2002); en revanche nous mettons en évidence l’importance des facteurs tel que l’école et les contextes linguistiques aux niveaux méso et macro social qui n’avaient pas été relevés jusqu’ici et qui sont caractéristiques de la situation européenne et plus spécifiquement suisse.

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Transmission d'une langue minoritaire

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Travaux neuchâtelois de linguistique, 2012, 57, 101-119

Le développement de la compétence d’interaction: une étude sur le travail lexical Clelia FARINA, Evelyne POCHON-BERGER & Simona PEKAREK DOEHLER Institut des sciences du langage et de la communication, Université de Neuchâtel

This paper presents an exploratory longitudinal study on how an adolescent speaker of French L2 manages word searches as part of auto-initiated other-repair. We followed Julie, a German-speaking au pair girl sojourning in a French-speaking environment, for 9 months. Based on the analysis of audio-recorded and transcribed everyday conversations, we track how Julie’s ‘methods’ for initiating word searches and calling for co-participant’s help change across the duration of her stay. Results show a shift from the use of ‘heavy’ resources that suspend the ongoing activities and focus explicitly on lexical issues towards the use of more subtle resources that maximize the progressivity of talk while still allowing the speaker to overcome lexical problems. It is argued that these changes are indicative of the development of L2 interactional competence. Key words: conversation analysis, second language acquisition, interactional competence, repair, word search, adolescence.

1.

Introduction

L’apprentissage d’une langue seconde/étrangère (ci-après L2) ne se limite de loin pas à la seule acquisition de formes et structures linguistiques mais consiste à développer une compétence d’interaction qui permet d’accomplir – au sein d’activités communicatives – des actions telles qu’argumenter, défendre son point de vue, initier un nouveau sujet de conversation, etc. L’accomplissement de ces actions suppose, de la part du locuteur, la mise en œuvre non seulement de savoirs et de savoir-faire linguistiques, mais aussi discursifs, socioculturels et interactifs. La compétence d’interaction en L2 a un double caractère: elle est à la fois une ressource pour participer aux interactions verbales en langue cible et un objet d’apprentissage ne pouvant être développé qu’à travers la pratique elle-même. La compétence d’interaction se trouve à l’heure actuelle au cœur des préoccupations éducatives en matière de langues à travers l’Europe. Le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (CECRL), élaboré par le Conseil de l’Europe, inclut le volet ‘interaction’ dans son échelle de référence pour les différents niveaux de compétence en langues, à côté des compétences – plus classiques – de production et réception écrites et orales. Une définition précise de la compétence d’interaction fait

102

Le développement de la compétence d'interaction

cependant encore défaut, de même que des descripteurs détaillés permettant de l’observer et de l’évaluer (Pekarek Doehler, 2009). Pour l’enseignement et l’évaluation des L2, pouvoir se référer à des descriptions empiriquement fondées des capacités que les acteurs sociaux mettent en œuvre lorsqu’ils interagissent avec autrui en L2 représentent toutefois un enjeu central. La présente contribution s’intéresse au développement de la compétence d’interaction en français L2 de jeunes en séjour linguistique en Suisse romande. Une expérience de ce type constitue un terrain d’observation intéressant pour l’étude du développement des compétences en L2, car elle matérialise des transitions sur plusieurs plans. Le séjour linguistique est traditionnellement effectué à un moment de transition dans le parcours de formation: entre la scolarité obligatoire et la vie professionnelle (p.ex. apprentissage professionnel) ou une formation post-obligatoire. Cette transition, et l’entrée dans un nouvel univers socio-professionnel/éducatif, implique typiquement des remaniements et des adaptations des compétences interactives et fait naître de nouveaux besoins communicatifs. Le séjour linguistique est alors envisagé comme une opportunité pour augmenter ses chances de réussite par l’amélioration des compétences langagières. Par ailleurs, les savoirs et savoir-faire acquis à travers un enseignement scolaire de la L2 peuvent être testés et mis à profit dans le cadre d’une communication ‘authentique’. En effet, bon nombre d’études ont pu démontrer les effets d’une telle expérience sur le développement des compétences en L2, en termes de gains sur le plan lexical, grammatical ou encore pragmatique, mais aussi d’une fluidité verbale accrue et d’une attitude plus positive face à la langue cible (voir p.ex. Freed, 1995; Regan, Howard & Lemée, 2009 pour une synthèse sur la recherche dans le domaine des ‘studies abroad’). Le séjour linguistique incarne ainsi une transition entre l’apprentissage d’une langue en milieu scolaire et son utilisation (et éventuel développement) en milieu nonscolaire, sur le ‘terrain’. Il devient dès lors intéressant de se demander comment les compétences acquises antérieurement se trouvent transformées progressivement au cours de celui-ci. Dans cette contribution, nous abordons cette question à travers le cas spécifique d’une fille germanophone séjournant comme jeune fille au pair en région francophone. Nous nous proposons d’appréhender le développement de la compétence d’interaction par le biais de l’étude d’un ‘microcosme actionnel’ (Fasel et al. 2009). En d’autres termes, nous suivrons une démarche analytique qui consiste à observer un type de micro-action récurrent à travers différents moments du processus d’apprentissage. Concrètement, nous nous pencherons sur l’initiation, par l’apprenante, d’une réparation lexicale accomplie par autrui (en termes techniques: hétéro-réparation auto-initiée). Nous nous intéresserons donc aux procédés déployés par l’apprenante pour gérer la recherche lexicale de

Clelia Farina et al.

103

manière à solliciter et à obtenir l’aide d’autrui; procédés dans lesquels des changements à travers le temps seront observés sur les plans à la fois linguistiques et interactifs. Certaines dimensions du développement de la compétence d’interaction pourront ainsi être retracées à travers les modalités de gestion de problèmes lexicaux par l’apprenante. Ainsi, au travers de l’étude d’une micro-action particulière nous tâcherons d’apporter un éclairage quant à la définition et à la description de la compétence d’interaction en L2.

2.

La compétence d’interaction en L2: enjeux méthodologiques

2.1

Une approche interactionniste de la notion de compétence et de l’apprentissage des langues

La recherche sur l’acquisition des L2 a été longtemps dominée – et l’est encore aujourd’hui – par des perspectives formelles et fonctionnalistes et un centrage sur les connaissances linguistiques (lexicales, grammaticales), ou le couplage entre formes linguistiques et fonctions communicatives. Comme l’ont soulevé Firth & Wagner (1997), cette tendance se traduit par la prédominance de dispositifs méthodologiques de type (semi-) expérimental où les données observées ne relèvent pas de pratiques effectives dans des situations communicatives authentiques, mais sont provoquées par le chercheur et consistent pour la plupart en des monologues plutôt que des dialogues, voire des formes ou structures isolées. Il n’est donc guère étonnant que, en l’état actuel de la recherche, nous en sachions encore peu sur la manière dont les locuteurs d’une L2 gèrent les activités pratiques au sein des dynamiques interactives telles que prendre la parole au moment opportun, manifester un désaccord, demander une explication, etc. De même, peu est connu sur la manière dont les capacités ayant trait à la gestion de la communication en face-àface se développent à travers le temps. La présente étude s’inscrit dans une approche interactionniste de l’apprentissage des L2 qui reconnaît le rôle constitutif de l’interaction sociale dans les processus acquisitionnels (voir Firth & Wagner, 1997; Mondada & Pekarek Doehler, 2001; Pekarek Doehler, 2010). Cette approche se fonde sur l’analyse conversationnelle d’inspiration ethnométhodologique, tout en montrant certaines affinités avec les travaux issus de la pensée vygotskienne, dans lesquels l’apprentissage est appréhendé comme un processus éminemment contextuel (voir p.ex. Hall, 1995; Lantolf & Thorne, 2007; Lave & Wenger, 1991): ce que l’on apprend et la manière dont on l’apprend est situé dans le contexte socio-historique et immédiat des pratiques sociales. L’apprentissage se passe ainsi dans et par la participation aux activités sociales d’une communauté donnée et consiste

104

Le développement de la compétence d'interaction

à développer des moyens permettant précisément la participation de plus en plus appropriée à ces activités. Une telle conception de l’apprentissage va de pair avec une (re)définition interactionniste de la compétence de communication, inspirée par les travaux en analyse conversationnelle d’origine ethnométhodologique. Cette compétence est dite située, c’est-à-dire déployée en réponse au contexte situationnel (socio-historique) et séquentiel (Pekarek Doehler, 2006). Elle est aussi multimodale: la participation à des interactions verbales repose certes sur la mobilisation de formes et de structures linguistiques, mais fait appel également aux ressources non-verbales telles que la prosodie, la gestualité, etc. Ces éléments constituent des ressources pour l’action pratique, relevant de ‘méthodes’ (au sens ethnométhodologique du terme: des procédés systématiques) par lesquelles les acteurs sociaux gèrent les enjeux pratiques de leur rencontre tels qu’introduire un nouveau thème conversationnel, initier une explication, clore la narration d’un événement, initier et mener à bien une recherche lexicale. Dès lors, il devient possible de retracer le développement de la compétence d’interaction en analysant comment ces ‘méthodes’ de gestion de l’interaction changent à travers le temps. Dans cette optique, la compétence en langue est envisagée dans sa dimension praxéologique: la mise en œuvre de moyens linguistiques (et autres) ne consiste pas en premier lieu à transmettre des contenus informationnels, mais à accomplir des activités conjointement avec autrui. Apprendre une L2 signifie alors développer une capacité à prendre part à des activités sociales – à développer une compétence d’interaction en L2.

2.2

Observer un développement de la compétence d’interaction: l’exemple de la recherche lexicale

Dans l’optique citée, la compétence d’interaction relève de façons d’agir dans l’interaction et de mécanismes de coordination avec les actions d’autrui. Or, retracer le développement de la compétence d’interaction pose des défis méthodologiques de fond: comment observer un développement à moyen ou long terme si le point de référence n’est pas une forme/structure linguistique mais des ‘méthodes’ pour l’action? La solution méthodologique que nous proposons consiste à nous concentrer sur la description d’une micro-action accomplie de manière récurrente par les participants de notre recherche (p.ex. le désaccord, cf. Fasel et al., 2009; Pekarek Doehler & Pochon-Berger, 2011). Prendre comme point de départ une action et son organisation séquentielle permet d’identifier des changements dans les procédés systématiques (ou: ‘méthodes’) dont se servent les locuteurs pour l’accomplir. Ces changements dépassent le simple élargissement du répertoire linguistique et intègrent également des ressources proprement interactives. Notre

Clelia Farina et al.

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argument rejoint d’autres études longitudinales qui ont retracé le développement de la compétence d’interaction en L2 en se focalisant sur la manière dont les apprenants accomplissent une action donnée, récurrente. Par exemple1, Cekaite (2007) a examiné l’évolution, à travers le temps, des techniques de prise de tour de parole par une fille kurde en classe d’immersion en Suède. Hellermann (2008) quant à lui a étudié le changement des méthodes déployées par des adultes apprenant l’anglais en milieu institutionnel pour initier une activité en dyade, pour se désengager de l’activité ou encore pour faire démarrer un récit. Ces études montrent que le changement observable dans la participation du locuteur d’une L2 aux interactions en langue cible ne résulte pas simplement de l’accroissement de son capital proprement linguistique, mais repose également sur la restructuration des méthodes pour agir. Dans le cadre de la présente contribution, l’action investiguée est la recherche lexicale. Ce type de séquence a fait l’objet de nombreux travaux dans le domaine de l’acquisition et de la communication en L2, et cela à partir d’horizons théoriques et méthodologiques très divers (p.ex. Brouwer, 2003; De Pietro et al., 1989; Long, 1981 et 1991). Dans les travaux interactionnistes francophones, la recherche lexicale a notamment été abordée sous l’angle des ‘séquences potentiellement acquisitionnelles’ (SPA: De Pietro, et al., 1989), organisées en trois pas: (i) le locuteur nonnatif rencontre un problème linguistique (le plus fréquemment lexical) pour lequel il sollicite l’aide de son interlocuteur; (ii) l’interlocuteur lui fournit l’aide sollicitée; (iii) celle-ci est ratifiée par le locuteur initial (le non-natif). Ce dernier pas (appelé la ‘prise’) est intéressant, car il constitue la trace verbale d’un travail d’appropriation cognitive que le locuteur non-natif fait d’un élément linguistique sur lequel il a porté préalablement son attention. Les travaux sur les SPA ont ainsi pu démontrer l’orientation de l’apprenant vers la résolution de problèmes linguistiques et les mécanismes interactionnels mis en œuvre pour y contribuer, mais l’apport de ces séquences à l’acquisition est resté largement sous-exploré (cf. Vasseur, 1990). De manière plus centrale, pour ce qui concerne nos objectifs, la recherche jusqu’à ce jour n’a pas étudié si et comment ces séquences changent à travers le temps: se présentent-elles de la même manière à différents moments de l’apprentissage de la L2? Des travaux émanant de l’analyse conversationnelle d’origine ethnométhodologique portant sur les réparations (repairs) en général (voir notamment Schegloff et al., 1977; Jefferson, 1987; Schegloff, 1979) offrent des jalons intéressants pour l’étude des activités de recherche lexicale. La réparation est une activité interactionnelle visant la résolution d’un problème d’intercompréhension ayant trait à la production ou à la réception. La réparation se caractérise typiquement par la présence d’un élément problématique (‘réparable’) – pouvant être de nature diverse 1

Voir aussi les contributions réunies dans Hall, Hellermann & Pekarek Doehler (2011).

106

Le développement de la compétence d'interaction

(linguistique, informationnelle ou actionnelle) – suivi d’un candidat alternatif. Ces séquences de réparation sont organisées selon (i) qui initie la séquence (le locuteur en cours vs. l’interlocuteur) et (ii) qui accomplit la réparation à proprement parler (le locuteur en cours vs. l’interlocuteur). La combinaison de ces axes donne ainsi lieu à quatre configurations possibles: auto-réparation auto- ou hétéro-initiée; hétéro-réparation autoou hétéro-initiée. Par ailleurs, Schegloff et al. (1977) observent dans la conversation ordinaire une préférence pour l’auto-réparation auto-initiée, c’est-à-dire une propension des interactants à effectuer eux-mêmes les réparations. La recherche lexicale – objet de notre étude – correspondrait selon Kurhila (2001) à une forme de réparation auto-initiée portant spécifiquement sur un élément lexical. Les recherches citées mettent en évidence la nature organisée des séquences impliquant des recherches lexicales. Pour un apprenant, il s’agit donc de développer des moyens interactifs lui permettant de gérer de manière de plus en plus subtile et contextuellement appropriée un problème lexical. Sur la base d’une étude longitudinale de 18 mois de l’apprentissage de l’anglais L2 par une adulte, Hellermann (2009) identifie des changements dans la manière dont l’apprenante accomplit des autoréparations auto-initiées. Ces changements se manifestent à la fois dans les mécanismes d’accomplissement de la réparation (p.ex. l’émergence en cours d’étude de ‘post-recycled repair formats’, c’est-à-dire le recyclage d’un constituant plus large que l’élément problématique per se au moment de la réparation) et dans la nature des éléments linguistiques focalisés par les réparations. Ces résultats témoignent, d’après Hellermann (op. cit.), d’une augmentation du répertoire de méthodes dont l’apprenante dispose pour effectuer elle-même une réparation. Ce type d’étude permet ainsi de concevoir la recherche lexicale non pas uniquement comme un vecteur d’acquisition (dans la mesure où le traitement d’un élément linguistique peut potentiellement mener à son appropriation, cf. De Pietro et al., 1989), mais comme objet d’acquisition per se: une activité pratique pour laquelle des ‘méthodes’ doivent être développées. Dans le cadre de la présente contribution, nous nous intéresserons uniquement aux cas de recherche lexicale auto-initiée et complétée par autrui. Nous décrirons les techniques par lesquelles une telle recherche est initiée: comment le problème est-il signalé par l’apprenant? Comment la demande d’aide est-elle manifestée? Ce qui nous intéresse n’est pas la possible contribution de la recherche lexicale à l’acquisition, mais la manière dont elle est gérée et comment cette gestion (et notamment les ‘méthodes’ employées) change à travers le temps.

Clelia Farina et al.

3.

107

Données et procédures d’analyse

L’étude présentée ici relève d’un projet de recherche plus vaste ayant pour objectif de tracer le développement de la compétence d’interaction en L2.2 La recherche se fonde sur un dispositif longitudinal en français L2 au sein duquel nous suivons des jeunes (pour la plupart germanophones) en séjour linguistique d’une année scolaire en Suisse romande, engagés comme jeunes au pair dans une famille d’accueil. La présente contribution se concentre sur les données provenant d’une seule participante: Julie (pseudonyme), germanophone, qui a suivi un enseignement scolaire de français L2 pendant douze ans. Sa compétence en français est de niveau B1 (niveau seuil) sur l’échelle des niveaux du CECRL. Lors de son séjour linguistique, elle suit 2h hebdomadaires d’enseignement du français L2 dans un centre de langue, en plus de son activité comme fille au pair. Le corpus est composé d’enregistrements audio de conversations spontanées (p.ex. un repas en famille), impliquant Julie et les membres de la famille d’accueil, effectués à intervalles réguliers au cours du séjour, entre septembre 2009 et juin 2010. Ce corpus comprend dix-huit enregistrements d’une durée allant de 15 à 25 minutes, pour un total d’environ 7 heures. La démarche analytique se base sur deux étapes. Dans un premier temps, nous avons identifié toutes les séquences de réparation sur un élément linguistique relevant du discours de Julie3 – et dont la recherche lexicale constitue une sous-catégorie – au sein de notre sous-corpus. Ces séquences ont ensuite été organisées selon deux critères: (1) qui initie la réparation, à savoir l’apprenante elle-même ou son interlocuteur (auto- vs. hétéro-initiée); (2) qui achève la réparation (auto- vs. hétéro-accomplie). Le repérage exhaustif de ces séquences et leur classification selon des critères séquentiels ont donné lieu à une première analyse quantitative dont certains résultats sont exposés au point 4. Dans un second temps, nous avons restreint l’objet d’analyse aux occurrences d’hétéro-réparation auto-initiée portant sur un élément lexical, soit des recherches lexicales initiées par l’apprenante qui sont résolues par l’intervention d’autrui. Ces occurrences ont fait l’objet d’une analyse qualitative qui a permis d’observer des différences subtiles dans la façon d’initier une recherche lexicale de la part de l’apprenante. Les résultats de ce volet qualitatif sont exposés au point 5.

2

3

Ce projet, dénommé ‘Tracking interactional competence in a second language. A longitudinal study of actional microcosms (TRIC-L2)’, est financé par le Fond National Suisse de la Recherche scientifique (subside n° 100012_126860/1) pour la période 2010-2013. Pour plus d’informations: www.unine.ch/cla. Les réparations portant sur le discours d’un autre membre de la famille, même si initiées par Julie, ont été écartées.

108

4.

Le développement de la compétence d'interaction

Le travail sur la forme au cours du séjour: quelques tendances générales

Les données montrent, sur l’ensemble du séjour de Julie, un total de 45 occurrences de réparations portant sur une forme apparaissant dans le discours de Julie (toutes catégories confondues: lexicales, grammaticales, phonétiques; auto-/hétéro-initiées, auto-/hétéro-accomplies). Dans la mesure où nous nous intéressons dans le cas présent au mouvement effectué par Julie pour soumettre une difficulté linguistique à autrui (i.e. une auto-initiation qui constitue en même temps une sollicitation), nous avons exclu de nos analyses les auto-réparations auto-initiées qui ne sont pas accompagnées de signes avant-coureurs (p.ex. hésitations) d’une difficulté avec l’élément linguistique faisant l’objet de la réparation4 - et qui, par conséquent, n’offrent pas l’occasion à l’interlocuteur d’apporter son aide. Nous avons identifié des tendances générales sur trois plans, relatifs aux participants (interactions avec les adultes de la famille d’accueil vs. interactions avec les enfants exclusivement), à l’organisation séquentielle (réparation auto- vs. hétéro-initiée) et à l’axe temporel (évolution des méthodes au cours du séjour). Ces tendances se résument ainsi: •

Les participants. En général, les réparations sont plus fréquentes dans les interactions avec les parents qu’avec les enfants. Il apparaît surtout que les enfants ne semblent pas s’orienter vers l’enjeu acquisitionnel de leur interaction avec la fille au pair. Dans ces interactions, nous ne trouvons qu’une seule occurrence d’une initiation d’une réparation par l’un des enfants (i.e. hétéroinitiation), par opposition à 8 réparations initiées par Julie (i.e. autoinitiation). Ces éléments témoignent de l’absence, dans ces interactions, d’un ‘contrat didactique’ (De Pietro et al., 1989) partagé par les participants concernés.



L’organisation séquentielle. Sur l’ensemble du corpus, les réparations linguistiques auto-initiées par Julie prédominent largement (78% des occurrences, n=35) sur celles hétéro-initiées (22% des occurrences, n=10). Ces dernières cependant sont quasi exclusivement le fait des parents (cf. supra). La prédominance de l’auto-initiation de la réparation par Julie, met en évidence la sensibilité de l’apprenante vers l’exactitude, voire l’amélioration, de ses productions verbales5.

4

Comme dans l’exemple suivant, où l’élément lexical ‘sait’ est remplacé par ‘connaît’ au moyen d’une reformulation: Jul:

5

mais elle- elle avait l'air d'être très là avec les autres ((rit)) qu'elle ne sait- qu'elle n:e connait pas:

La tendance à l’auto-initiation est aussi un fait séquentiel (voir Schegloff et al., 1977), dans la mesure où l’opportunité potentielle pour une auto-initiation précède celle pour une

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Axe développemental. Les 3 premiers mois du séjour montrent une concentration plus élevée de séquences de réparation: on dénombre 71 % des réparations (n=32) entre septembre et décembre. Ces séquences diminuent fortement par la suite, et disparaissent presque entièrement lors de la dernière phase du séjour.

La diminution du travail sur la langue au cours du séjour suggère que l’apprentissage de la L2 relève de moins en moins d’un enjeu prioritaire des échanges verbaux dans ce contexte familial, et que, au fil des mois passés ensemble, les participants semblent de plus en plus privilégier le maintien du flux communicatif plutôt que le travail sur la langue. Ce constat contraste fortement avec la tendance généralement observée pour les contextes ouvertement didactiques (p.ex. la classe de langue) où l’on relève une préférence pour l’hétéro-correction (hétéro-réparation hétéro-initiée) de l’enseignant relative aux productions des élèves (McHoul, 1990). On constate donc une certaine discontinuité entre les pratiques développées en classe de langue (milieu prioritaire de la socialisation de Julie en L2 avant son arrivée en Suisse Romande) et les pratiques pertinentes dans le contexte de la conversation familière durant un séjour linguistique. Enfin, la diminution générale du travail sur la langue, s’il peut être la trace d’une compétence grandissante de Julie en L2, est probablement aussi le résultat de changements dans les relations interpersonnelles qu’entretient Julie avec les membres de la famille d’accueil et son statut au sein de cet environnement communicatif. En effet, au cours de son séjour linguistique, Julie est de plus en plus intégrée dans la famille d’accueil, elle perd peu à peu son statut d’apprenante au profit d’un statut de ‘membre’ de la famille.

5.

Changements des méthodes d’initiation d’une recherche lexicale

Dans la partie précédente, nous avons observé un changement en ce qui concerne les pratiques de réparation d’un élément linguistique (toutes catégories confondues) qui se traduit par une diminution quantitative des réparations au cours du séjour. Dans cette section, nous allons décrire un développement sur le plan qualitatif, montrant que la nature des ressources mobilisées pour accomplir la réparation change avec le temps. Pour des raisons de constance dans la comparaison des séquences à travers le temps, nous nous concentrerons sur un seul cas de figure: la recherche lexicale initiée par Julie et complétée par autrui, soit l’hétéroréparation auto-initiée portant sur un objet lexical. Les changements observés suggèrent le passage progressif d’un dispositif ‘lourd’ d’initiation d’une recherche lexicale vers un dispositif plus ‘souple’.

hétéro-initiation (autrement dit: le locuteur actuel a la possibilité d’initier une réparation avant que l’autre ne puisse intervenir).

110

5.1

Le développement de la compétence d'interaction

Un dispositif ‘lourd’ d’initiation de la séquence

Les occurrences recensées au début du séjour témoignent de la mise en œuvre d’un dispositif ‘lourd’ d’initiation d’une recherche lexicale, qui consiste à thématiser de manière explicite la présence d’un problème linguistique entravant la poursuite du projet communicatif. Ce type de procédé rappelle ce que Jefferson (1987: 97) dénomme ‘exposed correction’, c’est-à-dire une réparation accomplie ouvertement, par opposition à ‘embedded correction’ où le locuteur réalise une réparation de manière implicite (p.ex. sous forme de reformulation) tout en poursuivant le discours. L’exemple ci-dessous illustre le recours à un tel dispositif. L’extrait provient d’une interaction ayant lieu au tout début du séjour de Julie, quelques semaines après son arrivée dans la famille d’accueil. Sa mère d’accueil lui demande quel type de thé elle souhaiterait boire, ce à quoi Julie peine à répondre: Exemple 1: ‘cynorhodon’ (septembre 2009) 01 02 03 04 → 05 → 06 → 07 08 09 10

MAM: [tu veux quoi comme (x) JUL: [avec les , ((rit)) MAM: comme thé? JUL: eh::m eh::m °comment on dit en français.° (.) hagebutten. MAM: cynorhodon. JUL: cynor MAM: celui-là? JUL: ou↑i. (1.8) JUL: °merci.°

La réponse que Julie donne à la question (ligne – l. par la suite - 04) est d’emblée marquée par des hésitations comme indices possibles d’une recherche mentale en cours, qui peut aussi bien concerner le plan linguistique qu’informationnel. Cette hésitation initiale est cependant suivie d’un commentaire métalinguistique sous forme de question (‘comment on dit en français’, voir aussi ex. 3 infra), énoncé à voix basse, ainsi qu’une traduction en L1 de l’élément cible (‘hagebutten’), indiquant de cette façon que le problème est d’ordre linguistique. La mère lui fournit alors le candidat recherché dans le tour suivant (l.05), que Julie répète ensuite en guise de ratification (l.06). Enfin, la séquence se clôt par une demande de confirmation supplémentaire de la mère (‘celui-là?’, l.07) qui pointe probablement la boîte de thé en question. La recherche lexicale est ainsi initiée par une accumulation de différentes ressources dans le tour de Julie: marqueurs d’hésitations – éléments typiquement présents dans les réparations auto-initiées (Schegloff et al., 1977), demande explicite d’aide au moyen d’une question métalinguistique, traduction de l’élément cible en L1. Le commentaire métalinguistique, en particulier, de par son format interrogatif, crée une pertinence pour l’intervention d’autrui dans la résolution du problème linguistique. Le recours à la traduction de l’élément cible en allemand permet quant à lui de

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guider l’interlocuteur vers le candidat recherché. Ces différents éléments qui composent ce mouvement d’initiation d’une recherche lexicale relèvent ainsi d’un dispositif ‘lourd’ témoignant explicitement d’une orientation de la locutrice vers la présence d’un problème linguistique et la nécessité de l’aide d’autrui pour pouvoir poursuivre son projet communicatif. De manière intéressante, d’après Kurhila (2001), il existe une interrelation étroite entre la manière dont la recherche lexicale est initiée et la manière dont elle est complétée. Dans le cas présent, le travail d’appropriation que Julie fait de l’élément cible ‘cynorhodon’ est en effet notable. Dans son mouvement de ratification (l.06), Julie ne se contente pas de répéter simplement le candidat lexical que lui a fourni son interlocutrice, mais elle ralentit le débit sur la deuxième partie de l’item et accentue la dernière syllabe comme si elle s’exerçait à le prononcer. En somme, à travers la thématisation explicite de l’existence d’un problème linguistique, et à travers le travail d’appropriation suivant la séquence de réparation, Julie focalise le travail lexical d’une manière qui met en suspens la poursuite de l’activité communicative en cours. Elle se positionne ainsi clairement comme apprenante de la langue cible. Ce premier exemple illustre ainsi un cas de figure récurrent d’autoinitiation d’une recherche lexicale au cours des premiers mois du séjour de Julie. Une pratique alternative – la seule d’ailleurs – au dispositif ‘lourd’ observé au début du séjour consiste à simplement abandonner le projet communicatif face à un problème linguistique (cf. stratégie d’abandon, Faerch & Kasper, 1983). L’exemple suivant, qui se situe à la même période, en offre une illustration. Julie se renseigne sur l’organisation des déplacements du lendemain. Elle ne termine pas son tour de parole à la ligne 01: Exemple 2: ‘le bus’ (octobre 2009) 01 → 02 03 → 04 → 05

JUL: ah:=OUI demain c'est e- encore une fois avec le: ↑ehm (1.1) MAM: avec le b↑us [tu dis? JUL: [ouais= MAM: =ah.

Suite à l’hésitation et la longue pause (l.01) au sein d’un énoncé visiblement non complet, la mère intervient (l.03) en proposant un candidat lexical (‘avec le bus’) pour lequel elle demande explicitement une confirmation (‘tu dis?’). Dès que le candidat ‘bus’ est fourni, Julie le ratifie immédiatement (cf. ‘ouais’ en chevauchement avec le tour de la mère, l.04). La manière dont Julie affronte le problème lexical qu’elle rencontre consiste à simplement s’arrêter de parler. En somme la pratique d’initiation d’une recherche lexicale au début du séjour de Julie se caractérise essentiellement par le recours à un dispositif ‘lourd’ consistant à signaler le problème et demander de l’aide à autrui de manière explicite. L’unique alternative à cette technique consiste à

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Le développement de la compétence d'interaction

abandonner le projet communicatif en cours, relevant d’une stratégie d’abandon du projet communicatif au sens de Faerch & Kasper (1983).

5.2

Vers un dispositif plus ‘souple’ d’initiation de la séquence

Au cours de son séjour, Julie mobilise peu à peu des moyens lui permettant de résoudre un problème linguistique de manière plus souple, remplaçant ainsi à terme le dispositif ‘lourd’. Le changement est progressif, comme l’illustre l’exemple (3) où l’on retrouve des restes (notamment le commentaire métalinguistique) du dispositif ‘lourd’, à côté d’autres moyens plus subtiles pour initier la recherche lexicale. Un premier changement notable concerne la manière dont l’élément cible est désigné. Alors qu’au début du séjour, l’apprenante a recours systématiquement à la traduction du candidat en allemand, sa L1, ce moyen est rapidement remplacé par des tentatives de référer au candidat en français mobilisant des moyens tels que les périphrases, les définitions ou descriptions, ou encore l’exemplification. L’exemple (3) illustre un cas de périphrase. Il provient d’une interaction se déroulant deux mois après l’arrivée de Julie – et plusieurs semaines après l’exemple (1). Julie et son interlocutrice, la mère de sa famille d’accueil, discutent d’une troupe de théâtre faisant un spectacle dans la région. Exemple 3: ‘les spectateurs’ (octobre 2009) 01 02 03 04 05 06 07 08

→ → → →

JUL: oui mais nON. c'est allemand parce que ma sœur elle a ↑dit avant ils étaient toujours en alle↑magne (.) et puis maintenant ils vo:nt QUE euh dans les autres pays parce que là le- le(.) comment on dit, les gens qui regardent [sont MAM: [les spectateurs JUL: les spectateurs sont m- meilleurs.

La séquence présente un déroulement séquentiel similaire à ce que nous avons pu observer dans l’exemple (1) et qui correspond typiquement à une séquence potentiellement acquisitionnelle (De Pietro et al., 1989) en trois pas: sollicitation, proposition, (re)prise. La manière dont Julie initie la recherche lexicale est également semblable à ce que nous avons observé auparavant: un problème linguistique est signalé déjà par des hésitations (ici: sur l’article défini) précédant l’élément recherché (‘le- le’, l.04, suivi d’une micro-pause, l.05); il est suivi d’une question métalinguistique (‘comment on dit’, l.05) portant sur un élément cible qui est ensuite évoqué. Cependant, au lieu de recourir à une autre langue comme dans l’exemple (1), l’élément cible fait ici l’objet d’une périphrase (‘les gens qui regardent sont’, l.05). Il semble donc que malgré les difficultés que rencontre Julie, elle essaie avant tout de recourir à des moyens alternatifs en L2 pour désigner l’élément cible.

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Le changement en termes de ‘méthodes’ devient peu à peu plus notable, notamment en ce qui concerne la manière dont Julie signale le problème lexical qu’elle rencontre. A travers le temps, on constate la progressive disparition de la question métalinguistique par laquelle la locutrice sollicitait explicitement l’aide d’autrui. L’exemple suivant illustre un cas de recherche lexicale faisant intervenir l’aide d’autrui mais n’étant pas précédée par une question métalinguistique. L’extrait a été enregistré plusieurs mois après l’arrivée de Julie. Il provient d’une interaction avec les enfants. Julie demande aux deux enfants s’ils ont déjà essayé les bouées aquatiques pour descendre les toboggans. Exemple 4: ‘une bouée’ (décembre 2009) 01→ 02 03 04 05 06 07 08 → 09 10 → 11 12 13 14 → 15

JUL: vous avez déjà fait une toboggan avec euh hum: (..) JOR: un pire [(mogan)?] JUL: [un to]boggan avec hum: (..) JOR: non. (.) JUL: un truc- c (..) qu’on doit gonfler. (.) JUL: comme ça: un: (..) JOR: une bouée? (...) JUL: ou[ais] JOR: [non]

Le problème lexical est signalé par plusieurs éléments: marqueurs d’hésitations (l.01), pause courte (l.02), une nouvelle tentative de formulation (l.04). Alors que l’enfant, Jordan, ne semble pas s’orienter vers la résolution du problème linguistique (l. 03 et 06), Julie tente d’aller au bout de son projet en initiant une description (‘un truc qu’on doit gonfler’), et en le désignant probablement par un geste (‘comme ça:’, l.10). L’amorce d’un syntagme nominal avec allongement vocalique (‘un:’, l.10) invite à une complétion de la part d’autrui (designedly incomplete utterances, Koshik, 2002), qui est enfin fournie par Jordan sous forme d’un candidat lexical (‘une bouée’?’) à la ligne 12 et est ensuite accueille par une ratification de la part de Julie (l.14). Même si la recherche lexicale est élaborée et ne mène pas à une résolution rapide – ce qui est probablement dû au fait que son interlocuteur ne s’oriente pas tout de suite vers cette activité – Julie n’abandonne pas son projet communicatif, mais se sert de moyens alternatifs en L2 pour surmonter son problème lexical, dans un mouvement relevant d’une stratégie d’accomplissement (Bange, 1992; Faerch & Kasper, 1983). Parmi ces moyens d’accomplissement, Julie mobilise non seulement des exemplifications, descriptions ou périphrases, mais se sert aussi de ressources prosodiques pour signaler qu’une formulation est proposée comme candidat et soumise à la ratification de l’interlocuteur (cf. ‘try-

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Le développement de la compétence d'interaction

marking’, Sacks & Schegloff, 1979; voir également Brouwer, 2003, pour le cas spécifique des recherches lexicales en L2). L’exemple (5) se situe environ à la moitié du séjour. Julie se trouve au milieu d’une explication sur la technique du carving (i.e. ski parabolique), et notamment sur la difficulté à positionner son torse de manière appropriée. Exemple 5: ‘haut de corps’ (février 2010) 01 → 02 → 03 → 04 05 06

JUL: [.h et puis je mets euh (..) °mon: >comment-haben die andern auch verstanden?< est-ce que les autres ont compris aussi

L’extrait 2 montre comment l’enseignant scinde la classe en deux groupes. Il commence son tour avec une référence vague (‘wer fertig ist’, l.01), puis s’auto-répare en s’adressant à un groupe spécifique (‘wenn ihr fertig seid’, l.01). Une analyse prenant en compte la vidéo révèle que l’enseignant réfère au groupe (ou à une partie du groupe) des trois élèves déficients auditifs: il regarde en direction de Jacob et Nikolas et les pointe du doigt (l.01-02). De plus, l’enseignant articule de manière exagérée (l.01, l.04), son explication présente des reformulations (l.4), et il utilise une syntaxe simplifiée (absence du verbe, l.05). L’enseignant change ensuite de posture (l.7) en demandant si les autres, c’est-à-dire ceux qui ne font pas partie du groupe auquel il vient de s’adresser, ont compris aussi (l.09). Tout comme dans le premier exemple, il est important de prendre en considération le contexte séquentiel de cet extrait: précédemment, Nora avait demandé si c’était bien dans le cahier de langue qu’elle devait faire l’exercice. Ces deux extraits illustrent la construction d’une réalité de deux groupes. Dans le premier exemple, le contraste est créé lexicalement entre classe bimodale et classe 2f. Le deuxième exemple est moins explicite puisque la scission en deux groupes est faite au moyen de ressources prosodiques dans un premier temps, et rendu plus explicite dans un deuxième temps au moyen d’une ressource linguistique (‘die andern’, l.09). Ce constat soutient ce qui a été soulevé par Hinz (2002) dans sa comparaison entre le modèle intégratif et le modèle inclusif. Selon lui, le premier repose sur une théorie de deux groupes (Zwei-Gruppen-Theorie) et les élèves intégrés sont abordés comme des élèves ayant des besoins spécifiques qu’on intègre dans une classe homogène d’élèves tout-venants. Le contraste entre les deux groupes est créé rien que par la présence d’un enseignant spécialisé assigné aux élèves intégrés, ce qui peut être particulièrement délicat pour des adolescents en quête d’autonomie et d’indépendance. Par contraste,

130

Identité(s) en interaction

l‘inclusion scolaire va de pair avec une re-conceptualisation du système de la classe en abordant les enfants en situation de handicap comme une minorité parmi d’autres (minorités ethniques, nationales, religieuses, etc.). L'enseignant spécialisé y fonctionnerait comme ressource pour la gestion d’une classe hétérogène plus large et ne serait pas l'assistant d'une personne spécifique. Il est intéressant de noter que dans l’ensemble des données on n’observe aucune occurrence où la référence aux élèves fait apparaître une catégorisation élèves intégrés, élèves sourds ou malentendants. Cela montre que leur handicap n’est jamais rendu pertinent au moyen de termes référentiels spécifiques.

6.

Incarner et négocier des identités: une analyse multimodale

Alors que dans le chapitre 5 nous nous sommes intéressés à la manière dont les enseignants/assistants s’adressent aux élèves, ce chapitre traite de la dimension co-construite et négociable de l’identité. Afin de contextualiser les analyses qui suivront, quelques remarques sur la participation des élèves dans les activités en classe s’imposent. Les élèves déficients auditifs sollicitent régulièrement l’assistante de manière explicite lorsqu’ils rencontrent des problèmes de compréhension lors des travaux individuels ou en petit groupes. Cette forme de participation est systématiquement observable dans le reste du corpus. Lors de ces moments, les élèves accomplissent une activité liée à leur catégorie d’élèves assistés (category-bound activity), ce qui rend observable leur identité différente. Il est notable que cette auto-catégorisation contraste nettement avec celle que l’on retrouve dans l’intégralité des moments où les trois élèves sont engagés dans des activités en plénière.

6.1

Quand auto-catégoriser est hétéro-catégoriser

L’extrait 3 illustre l'auto-catégorisation de l'assistante Karpf comme tutrice qui soutient l'élève (category-bound activity) lorsque celui-ci est impliqué dans un exercice en plénière. Cette identité de tutrice ne lui est donc pas uniquement attribuée par l'institution, mais s’incarne à travers les ressources linguistiques et non-linguistiques auxquelles elle a recours. L’activité en cours est un exercice où les élèves doivent déterminer le temps de verbes écrits au tableau noir ainsi que sur une feuille devant eux. L’assistante Karpf est présente, travaillant sur son ordinateur le dos tourné aux élèves Jacob et Nikolas.

Simone Groeber

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Extrait 3: ‘plusquamperfekt’ (JNV_IN_100614) 01 Rot

und (.) jacob?

02 Jac 03 Rot

+(..) ((se redresse))+ die letzte?

04 Kar 05 Jac 06 07 Jac

[se tourne depuis son ordinateur vers jacob [dirige son regard depuis le tableau noir sur sa feuille +(1.4) ((jacob regarde sa feuille))+ perfekt.=

08 Rot

=

et jacob?

la dernière?

plusqueparfait très bien

09 +(5.5) ((roth écrit au tableau noir))+ 10 Rot so alors

11 (1.0) 12 Rot

richtig. also wir haben jetzt *(..)& juste donc nous avons maintenant

13 Kar 14 Kar

*hochement affirmatif de la tête -gutbien

L’extrait commence avec l’enseignante qui hétérosélectionne Jacob (l.01). Celui-ci répond à l’hétérosélection en se redressant (l.02) sur sa chaise. L’enseignante poursuit en lui demandant de déterminer le dernier verbe (l.03). Suite à la demande de Roth, l’assistante Karpf commence à se tourner vers Jacob (l.04) alors que lui dirige son regard depuis le tableau noir sur sa feuille (l.05). Par son désengagement de son travail sur l’ordinateur et l’orientation vers Jacob à ce moment précis, Karpf rend observable qu’elle est (tacitement) engagée dans l'exercice et donc disponible pour une éventuelle sollicitation d’aide de la part de Jacob. Pendant 1.4 seconde (l.06), celui-ci regarde sa feuille avant de fournir la réponse à voix basse et lentement (l.07), tout en fixant sa feuille. L'enseignante Roth évalue positivement sa réponse par un enchaînement rapide (l.08), clôturant ainsi la séquence IRE (Initiation, Réponse, Evaluation; Mehan, 1979). Il est à noter que, dans ces leçons, le format IRE subit quelques modifications. Alors que l'enseignante principale pose les questions et donne les consignes (I), le troisième mouvement (E) est régulièrement produit non pas exclusivement par l'enseignante principale mais aussi par l'assistante: dans l’extrait 3, Karpf confirme la réponse de Jacob d’un hochement de la tête (l.13), suivi d’une évaluation positive à voix basse (l.14). D'une part, la réalisation retardée et le volume bas de cette évaluation montrent que Karpf ne s’intègre pas comme participante dans la plénière, mais engage une interaction à part avec Jacob. D'autre part, le fait que Karpf évalue également l'intervention de Jacob rend observable sa catégorie de tutrice, déclenchant ainsi la collection classe d’intégration. Par cela, son auto-catégorisation accomplit

132

Identité(s) en interaction

en même temps une hétéro-catégorisation de Jacob comme étant l’élève assisté ou l’élève à besoins ‘spécifiques’ 8. Il est intéressant de voir que Karpf construit cette catégorisation alors même que Jacob se présente comme un participant compétent de la classe qui suit le développement de l’exercice et qui peut résoudre les tâches qu’on lui attribue. Par ses actions verbales et non-verbales, Jacob se présente donc comme un élève parmi d'autres, sans besoins spécifiques. Cependant, son hétéro-catégorisation en tant qu'élève assisté qui est sous-jacente à l’auto-catégorisation de l’assistante le présente comme étant différent du reste de la classe. L’extrait 3 illustre un aspect régulièrement observable dans le corpus. Lors d’exercices en plénière, les élèves ne sollicitent pas l’aide de l’assistante mais incarnent, du moins dans un premier temps, une identité d’élève parmi d’autres en essayant de participer à l’exercice de manière autonome. Dans l’extrait 4, l'assistante Micheli est assise à côté de Nikolas, tournant le dos à Nora. Celle-ci est hétéro-sélectionnée par l'enseignante Roth pour répondre à un exercice en plénière qui consiste à déterminer les cas nominaux à partir de phrases écrites au tableau noir. L’exercice est en cours depuis un moment, la tâche des élèves est toujours la même: lire la phrase et déterminer les cas nominaux à l’aide d’une question formulée par l’élève9. Extrait 4: ‘unter die feinde’ (JNV_IN_100506) 01 Rot

und jetzt (..) haben wir einen zweiten teil hier, (..)

02

nora?

et maintenant nous avons une deuxième partie ici nora

03 (...) 04 Rot 05 Mic 06 Rot 07 (.) 08 Rot

+stieg in voller rüstung auf? und [jagte es unter die& [dos contre nora, tourne sa tête vers nora &feinde. ((lecture du texte))+ unter die feinde musst du bestimmen. parmi les ennemis tu dois déterminer

09 (11.6) 10 Mic 11

+WAVE(nor) *FRAGEN palm-up ((langue des signes))+ *°wie musst du fragen° comment dois-tu poser la question

8

9

Cela illustre ce que Schegloff (2007:470) dit: “the doing of a category-bound action can introduce into a scene or an occasion the relevance of the category to which that action is bound, and, with that category, the MCD which is its locus, and thereby its other categories as potential ways of grasping others in that scene.“ Il s’agit d’une stratégie communément utilisée dans les leçons d’allemand pour déterminer les cas nominaux. Si par exemple dans ‘der Esel pries das Pferd’, on doit déterminer le cas de ‘das Pferd’, on formule la question, ‘wen oder was pries der Esel’, pour déterminer que ‘das Pferd’ est accusatif.

Simone Groeber

133

Dans son tour allant des lignes 01 à 06, l’enseignante hétéro-sélectionne Nora pour l’exercice et lui explique ce qu’elle doit faire. Comme dans l’exemple 3, l’assistante incarne son identité de tutrice en se tournant vers Nora pendant cette hétéro-sélection (l.05). L’action qui est rendue pertinente, c’est-à-dire la détermination du cas de ‘feinde’, n’est visiblement pas produite (voir aussi les pauses aux lignes 03, 07 et 09). Nora n’exprime son incompréhension par aucun moyen explicite, mais son absence de réponse répétée indique la présence d’un problème. Après le long silence de 11.6 secondes pendant lequel Nora fixe la projection au tableau (l.09), l’assistante initie finalement une séquence en reformulant par une question la tâche que Nora doit accomplir. Elle attire l’attention de Nora avec un mouvement de sa main (l.19 WAVE(nor)), utilise le signe (langue des signes) FRAGEN et demande à voix basse °wie musst du fragen° (l.11). Cette question fonctionne comme étayage dans la résolution de la tâche que Nora doit effecteur (déterminer les cas nominaux), puisqu’il s’agit d’une étape intermédiaire faisant partie du format de cet exercice (cf. aussi note de bas de page 9). Les extraits 3 et 4 montrent à différents degrés d’explicitation que l’autocatégorisation par les élèves eux-mêmes et l’hétéro-catégorisation des élèves par l’assistante peuvent être concurrentielles. En incarnant l’identité de tutrice, celle-ci s’oriente vers les élèves comme faisant partie de la catégorie élève assisté. Contrairement à cela, les élèves eux-mêmes revendiquent une identité d’élève parmi d’autres en s’alignant sur un mode de participation commun à la classe ordinaire. Autrement dit, en accomplissant les activités associées à la catégorie élève de la classe ordinaire (category-bound activity), ils évitent de rendre manifeste la collection classe d’intégration. L’auto-catégorisation des élèves est donc dépendante du contexte situationnel et des structures de participation en jeu (cf. aussi Ochs, 1993): (1) ils revendiquent l’identité d’élève à besoins spécifiques lors des travaux individuels et lors des moments de type cours magistral, (2) ils s’alignent sur une forme de participation identique à celle du reste de la classe, en se présentant comme des élèves parmi d’autres, lors des exercices en plénière. Ces différentes revendications d’appartenance révèlent que les élèves sont (à un certain degré) socialisés dans la communauté de pratique de la classe ordinaire. Ils ont recours aux mêmes ressources que les élèves tout-venants, tant en termes de langue utilisée qu’en termes de forme de participation à la plénière. L’alignement sur un mode de participation rendant manifeste une appartenance à la classe ordinaire leur permet de se présenter comme similaires aux élèves tout-venants, et cela dans des moments où ils sont exposés à l’ensemble de la classe. En même temps, leur revendication d’appartenance à la classe bimodale/classe d’intégration dans des moments de travail individuel indique que leur

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Identité(s) en interaction

différence (en termes d’appartenance à une autre communauté) n’est pas camouflée mais est entièrement rendue observable lors des moments de travail individuel. Ce résultat suggère que les élèves ne cherchent pas de manière inconditionnelle à être similaire à leurs camarades entendants, puisqu’ils n’évitent pas de recourir à l’aide de l’assistante dans certains moments. Leur adaptation au comportement des camarades entendants dans des moments précis semble plutôt traduire une certaine socialisation dans la communauté entendante donnée.

6.2 L’auto-catégorisation dynamique Dans les extraits 5a et 5b, on observe le cas exceptionnel où, durant une plénière, un élève construit lui-même l’identité d’élève assisté et d’élève avec implant après une première orientation vers une identité élève parmi d’autres. L’identité y est observable comme quelque chose de dynamique et comme exploitable en tant que ressource pour la réalisation de tâches émergeant de l’interaction. L’extrait provient d’un exercice de conjugaison de verbes. Pour clore cet exercice, l’enseignante Roth demande à Jacob de réciter les trois temps verbaux qu’ils viennent de déterminer en classe. Extrait 5a: ‘Batterie leer’ (JNV_IN_100623_1ere) 01 Rot

wer kann jetzt fürs letzte verb noch einmal alle drei

02 03 (.) 04 Rot

formen sagen?

qui peut maintenant pour le dernier verbe dire encore une fois toutes les trois formes

jacob? jacob

05 (1.0) 06 Rot

[grundform eins.

07 Jac

[°ich hab(e) nicht verstanden.°

forme de base une j’ai pas compris

08 (1.1) 09 Rot

von diesem verb da. de ce verbe-là

10 (1.5) 11 Fi1

(xx) schloft. (xx) dort

12 (3.6) 13 Jac

°ich weiss nich(t)° je ne sais pas

14 (1.0) 15 Rot

hast du nicht zugehört du hast ja immer gehört. tu n’as pas écouté pourtant tu as toujours entendu

16 (.) 17 Rot

ich hab’s ja immer wiederholt. puisque j’ai toujours répété

Après la sollicitation par l’enseignante (l.01-04), la première longue pause d’une seconde (l.05) suggère que Jacob n’est pas en mesure de fournir la réponse. Après cette première absence de réponse, Roth produit une

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expansion de son tour en spécifiant sa requête par l’indication de la forme verbale que Jacob doit fournir en premier (l.06). En chevauchement avec cette expansion de Roth, Jacob donne une première justification (account)10 pour l’absence de réponse en disant qu’il n’a pas compris (l.07). Par la nature ambiguë du verbe ‘verstehen’ qui peut référer à la fois à une compréhension acoustique et à une compréhension de type saisir, Jacob sous-spécifie le problème qu’il rencontre en laissant implicite l’objet du problème de compréhension, ainsi que plus généralement le type de compréhension. Cela lui permet d’évoquer simultanément deux catégories sans pour autant expliciter l’appartenance à l’une ou à l’autre. D’un côté, la catégorie déficient auditif est rendue pertinente dans la mesure où Jacob rencontre régulièrement des problèmes de compréhension acoustique en raison de son statut auditif (c’est un attribut qu’on associe à Jacob en tant que membre de la catégorie déficient auditif). La catégorie élève ordinaire peut aussi être évoquée par cet account dans le sens où un élève entendant peut également avoir un problème de compréhension, acoustique ou conceptuel, et donc ne pas être en mesure de répondre à l’enseignante. De manière intéressante, quelle que soit la catégorisation rendue pertinente, cette justification permet d’éviter une revendication de l’identité mauvais élève qui serait évoquée en disant ‘je n’ai pas écouté’ et donc ‘je n’ai pas suivi’ ou encore ‘je ne sais pas’. Après de nouvelles longues absences de réponses (l.08, 10 et 12), Jacob fournit une deuxième justification, référant cette fois-ci non pas à la compréhension mais au savoir (l.13). Par cette deuxième justification pour son absence de réponse (ignorance account; Heritage, 1984, 1988), Jacob s’aligne toujours sur une identité d’un élève parmi d’autres. A travers cette justification Jacob ne s’auto-catégorise pas comme un élève autre ou élève intégré, mais seulement comme un élève ignorant, puisque déclarer son incapacité à répondre en raison de son ignorance pourrait être accomplie par n’importe quel élève, et pas uniquement par un élève déficient auditif. Il est intéressant de voir que l’enseignante réfute clairement les justifications de Jacob. Etant donné qu’il s’agit d’une répétition des réponses données au préalable et non pas d’une réflexion individuelle à faire, la justification de ne pas savoir et de ne pas comprendre conceptuellement n’est pas traitée comme valide – il ne s’agit pas de savoir mais de répéter. Sans avoir été explicité par Jacob, le problème de l’audition, de ne pas comprendre acoustiquement, comme une explication est réfutée également quand l’enseignante affirme que Jacob a toujours entendu (l.15). Elle juge impossible l’éventualité que Jacob n’ait pas 10

L'organisation de l'interaction repose en grande partie sur des paires adjacentes (questionréponse, salutation-salutation, etc.) dans lesquelles les tours de paroles sont liés par une dépendance conditionnelle. Une deuxième partie de paire (réponse, salutation) qui est absente ou produite de manière non-préférée doit être justifiée (account, p.ex. Heritage, 1984).

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Identité(s) en interaction

entendu, ce qu’elle souligne en disant qu’elle a toujours répété les réponses données par les élèves (l.17). En effet, Roth porte un microphone11 qui amplifie sa parole et la transmet aux audioprothèses des élèves. Par conséquent, la perception acoustique de la parole de Roth est a priori garantie. Par ce tour à la ligne 17, l’enseignante fait donc deux choses. Premièrement, en affirmant que Jacob a toujours entendu elle fait référence à son identité de malentendant ou porteur d’implant tout en réfutant l’idée que cette identité soit la cause de son absence de réponse. On ne s’attendrait pas à ce que l’enseignante dise cela à un élève entendant. Deuxièmement, en réfutant les justifications de ‘pas comprendre’ et de ‘pas savoir’, l’enseignante mobilise une identité mauvais élève (la seule explication restant pour rendre compte de l’absence de réponse de Jacob est une inattention à ce qui se passait en plénière). Ne pas savoir ou ne pas comprendre sont des caractéristiques tout à fait communes à l’identité d’élève, dont une des activités associées est d’apprendre et de comprendre. Contrairement à cela, ne pas écouter est une activité associée à une catégorie mauvais élève puisque ce comportement est inapproprié aux normes et règles de la salle de classe. L’interaction se poursuit avec l’implication de l’élève Besian qui répète encore une fois les formes verbales, suivi à chaque fois d’une répétition émise à haute voix et lentement par l’enseignante avant la répétition de Jacob. Jacob répète les verbes à voix basse et de façon peu intelligible. L’extrait suivant montre la fin de cet exercice de répétition.

11

Système FM: un émetteur à la source du son (un orateur p.ex.) transmet le signal amplifié à un récepteur dans l'implant cochléaire ou l'appareil auditif. Les élèves disposent de ce système FM leur permettant de mieux percevoir la parole de l'enseignante à travers son microphone dans le bruit ambiant de la salle de classe.

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Extrait 5b: ‘Batterie leer’ (JNV_IN_100623_1ere) 41 Rot

und jetz(t)

42 Bes

hineingetreten.

et maintenant entré

43 (..) 44 Rot



45 Jac

°hineinge(xx)°

46 Mic

jacob (.) kannst du bitte deutlicher sprechen und lauter?

47 Rot

[hineingetreten.

48 Jac

[meine batt lee-

49 Rot

hä?

50 Jac

batterie leer.

entré entr(x) jacob peux-tu stp parler plus clairement et plus fort entré mes batteries sont vihein batteries vides

Lors du troisième verbe répété, la prononciation de Jacob donne lieu à une requête par l’assistante qui le prie de parler plus clairement et à voix haute (l. 46). Suite à cette évaluation négative rendant manifeste son identité d’élève intégré par l’intervention de l’assistante, Jacob s’auto-catégorise clairement comme élève avec implant en justifiant sa prononciation jugée inappropriée par la pile de son implant qui est vide (l.48). Cette justification rend compte d’une part de son action précédente (la prononciation), mais rétrospectivement aussi des absences de réponses au début de son activité en plénière. Au-delà de la dépendance des identités du contexte situationnel et des identités concurrentielles (extraits 3 et 4), cet exemple démontre la construction conjointe et interactive de l’attribution et de la revendication de l’identité et son émergence dans des positions séquentielles bien spécifiques. Dans un premier temps Jacob rend observable son autocatégorisation comme un élève de la classe ordinaire, en évoquant son manque de compréhension ou de savoir, plutôt que de solliciter l’assistante ou de référer à sa pile qui est vide. Dans un deuxième temps, l’assistante et l’enseignante rendent observable par différentes ressources une hétérocatégorisation de Jacob en tant qu’élève porteur d’implant ou malentendant, mais aussi en tant que mauvais élève qui ‘n’écoute pas’ et qui ne se comporte pas de manière appropriée. Elles co-construisent cette hétéro-catégorisation en s’alignant les deux sur le fait que Jacob n’a pas une élocution appropriée. Et c’est donc seulement dans un troisième temps que Jacob fait explicitement appel à son identité de porteur d’implant. Cette auto-catégorisation lui permet d’expliquer ou de justifier non seulement sa mauvaise prononciation, mais aussi, de façon plus générale, son impossibilité de résoudre la tâche qui lui était attribuée et donc de

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Identité(s) en interaction

participer de manière appropriée à la plénière. L’incarnation de l’identité porteur d’implant devient à ce moment précis une ressource pour justifier diverses actions jugées inappropriées dans la salle de classe et défendre son identité de bon élève de la classe d’intégration. Cette observation rejoint celle de Rapley et al. (1998: 810): self-categorisations may be dynamic and fluid within the course of a single interaction, being locally crafted or worked up, in an occasioned manner, to meet the moment-by-moment exigencies of conversational interaction

Il est notable que l’appartenance à la catégorie d’élève implanté n’est avancée qu’en dernier recours, lorsque toutes les justifications sont épuisées et réfutées par l’enseignante. La référence à l’implant et à un statut différent est donc retardée, démontrant la préférence de Jacob pour la catégorie d’élève parmi d’autres lors d’activités en plénière. La mobilisation finale de la catégorie élève implanté permet un évitement de la catégorie mauvais élève de la classe d’intégration. Or, alors que l’argument de la pile vide permet de maintenir l’identité de bon élève en intégration, cela n’est pas le cas pour l’identité élève bimodal. L’interaction continue avec l’intervention de l’assistante dans l’échange qui explique à Jacob que lorsque l’implant ne fonctionne pas, il n’a pas le droit d’assister aux leçons d’intégration.

7.

Synthèse et conclusion

Dans cet article, nous nous sommes intéressés à la manière dont différentes catégories ou identités sociales sont évoquées dans des interactions en classe régulière, soit par des termes référentiels explicites, soit par des actions rendant manifeste l’appartenance à une certaine catégorie. Cette analyse s’est penchée sur l’ensemble des ressources disponibles pour l’auto- ou l’hétéro-catégorisation. Une attention particulière a été portée à l’insertion situationnelle mais aussi séquentielle des catégorisations, en relevant les tâches interactionnelles auxquelles elles étaient liées ou auxquelles elles pouvaient répondre. Nous espérons avoir montré que parmi l’ensemble des catégories et identités possibles pour les trois adolescents à déficience auditive, • l’attribution et la revendication de l’identité tutrice et élève intégré est co-construite par les interlocuteurs à travers des moyens linguistiques mais aussi non-linguistiques (prosodie, posture, regard); • les participants peuvent s’orienter simultanément vers des identités concurrentielles; • l’orientation vers des identités spécifiques est dépendante du contexte situationnel (travail individuel, travail en séance plénière), mais aussi du contexte séquentiel (au fil d’une même interaction);

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• l’attribution ou la revendication d’une identité fonctionne comme une ressource dans l’accomplissement de tâches interactionnelles émergentes, comme p.ex. dans la justification d’une action par un participant. L'analyse des extraits a montré que les élèves n'incarnent pas nécessairement l'identité qui leur est attribuée d'une part par le modèle éducatif/institutionnel et d'autre part par les actions des enseignantes. Ils jonglent avec des identités différentes selon les activités et les tâches interactionnelles en jeu et font ainsi preuve d’une compréhension située des moyens jugés appropriés aux contextes situationnel et séquentiel. Malgré le fait que certaines activités associées à leur statut d'élèves intégrés ne seraient pas considérées comme inappropriées (solliciter l'assistante en cas de besoin), ils répondent aux normes et aux valeurs d'une classe ordinaire. Ils accomplissent des activités spécifiques à la catégorie d'élève ordinaire et tant qu'une telle catégorisation est possible, elle est maintenue. Malgré des problèmes de compréhension que les élèves peuvent rencontrer, ils démontrent donc une compétence à participer de façon pertinente à l'interaction en classe, ce qui témoigne de leur socialisation dans la communauté de pratique entendante. Ils investissent des efforts pour agir en tant que membres compétents et pour se fondre dans la communauté entendante. Par contre, l'identité élève intégré ou élève implanté est mobilisée à toutes fins pratiques, devenant par exemple une ressource lors de la justification d'un comportement jugé inapproprié en classe. Cette identité est revendiquée, bien qu’elle ait pour conséquence d’étiqueter publiquement l’élève comme différent de ses camarades, lorsqu’elle permet de préserver une image de bon élève. Conventions de transcription (.) (..) (...) (1.2) & = [] * . , ? .h > < < > bimodal (xxx) (bimodal) ((rires)) -schenken°schenken° °°schenken°°

Pauses Continuation du tour de parole Enchaînement rapide Chevauchement (entre deux locuteurs) Simultanéité entre vocal et gestuel/langue des signes (du même locuteur) Intonation descendante finale Intonation continuative Intonation montante finale Prise d’air Accélération Ralentissement Emphase Inaudible Incertain Commentaire Produit sans vocalisation Volume faible Volume très faible (chuchotement)

140 +schenken+ WAVE(nor)

palm-up

Identité(s) en interaction Volume fort Mouvement de la main conventionnel en langue des signes pour attirer l’attention de quelqu’un (p.ex. de Nora) Paume de la main tournée vers le haut; forme de la main conventionnelle en langue des signes suisse allemande pour des questions ouvertes

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Adresses des auteurs Marc AGUERT 1, [email protected], Michel MARCOCCIA2, Hassan ATIFI2, Nadia GAUDUCHEAU2, [email protected], [email protected], 3 [email protected] & Virginie LAVAL , [email protected] 1 Université de Caen Basse-Normandie, Esplanade de la Paix, Campus 1, F14032 Caen Cedex (France) 2 Université de technologie de Troyes /CNRS, 12, rue Marie Curie, BP 2060, F10010 Troyes Cedex 3 Université de Poitiers /CNRS, 5, rue Théodore Lefebvre, Bat. A5, F-86000 Poitiers Ivan DARRAULT-HARRIS, [email protected] Université de Limoges et EHESS de Paris, FLSH, 39e rue Camille-Guérin, F87000 Limoges (France) Clelia FARINA, Evelyne POCHON-BERGER & Simona PEKAREK DOEHLER [email protected], [email protected], [email protected] Centre de linguistique appliquée, Institut des sciences du langage et de la communication, Université de Neuchâtel, Espace Louis-Agassiz 1, CH-2000 Neuchâtel Simone GROEBER, [email protected] Centre de linguistique appliquée, Institut des sciences du langage et de la communication, Université de Neuchâtel, Espace Louis-Agassiz 1, CH-2000 Neuchâtel Stefano REZZONICO1 & Davide ASTORI2, [email protected], [email protected] 1 Chaire de logopédie, Institut des sciences du langage et de la communication, Université de Neuchâtel, Espace Louis-Agassiz 1, CH-2000 Neuchâtel 2 Dipartimento di Antichistica, Lingue, Educazione Filosofia (ALEF), Università degli Studi di Parma, Via M. D’Azeglio 85, I-43125 Parma (PR)

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Langage et identité à l’adolescence

Geneviève DE WECK, [email protected] Chaire de logopédie, Institut des sciences du langage et de la communication, Université de Neuchâtel, Espace Louis-Agassiz 1, CH-2000 Neuchâtel Chantal WYSSMÜLLER & Rosita FIBBI, [email protected] Forum suisse pour l’étude des migrations et de la population, Université de Neuchâtel, Fbg de l’Hôpital 106, CH-2000 Neuchâtel Tania ZITTOUN, [email protected] Institut de psychologie et éducation, Université de Neuchâtel, Espace LouisAgassiz 1, CH-2000 Neuchâtel

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Comité de lecture pour ce numéro Marie-José Béguelin (Université de Neuchâtel), Anne-Claude Berthoud (Université de Lausanne), Gilles Corminboeuf (Université de Neuchâtel), Janine Dahinden (Université de Neuchâtel), Marinette Matthey (Université de Grenoble), Bruno Moretti (Université de Berne), Simona Pekarek Doehler (Université de Neuchâtel), Cecilia Serra (Université de Genève), Elisabeth Stark (Université de Zürich), Evelyne Thommen (Université de Fribourg), Joël Uzé (CHU et Université de Poitiers) et Grégoire Zimmermann (Université de Lausanne)