Une génération à la vitesse supérieure

revues de théâtre spécifiques comme la vôtre ou des voies spécialisées dans la publication de textes de théâtre. En Uruguay ce n'est pas encore le cas, mais ça ...
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Le bruit de… l’Uruguay

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Le bruit du monde. Tu es une jeune auteure, qu’est-ce qui t’a poussé à faire, à écrire du théâtre ? Luciana Lagisquet. Ma mère était metteure en scène et comédienne. Ma première pièce, je l’ai vécue dans son ventre. Jusqu’à mes douze ans, j’ai été contaminée par un théâtre post-dictature très particulier. Du théâtre avec beaucoup de comédiens, vingt personnes, tous avec de la mousseline de soie, à moitié nus, avec des roseaux, genre Peter Brook, avec des textes spectaculaires, sans dialogues, des créations qui démarraient à partir d’idées, de concepts ou de mouvements. C’est un peu comme ça que j’ai grandi. Après, ma mère a tout abandonné. Ça me fait rire parce que je crois que j’ai vu ma première pièce de théâtre « normale » à dix-sept ans.

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J’ai aussi toujours été accro à la littérature. Je n’ai pas grandi dans la capitale, mais dans un autre département de l’Uruguay, plus près de la mer, avec une autre ambiance. Quand je suis partie étudier à Montevideo, j’ai commencé des études pour être avocate et je faisais du théâtre en même temps. Mais à ce moment-là on avait toujours un gouvernement de droite. Il n’y avait pas beaucoup de soutien à la culture et le seul moyen d’étudier le théâtre c’était de jouer. Alors j’ai dû faire des études de comédienne. C’est mon diplôme. Après, j’ai fait des stages et tout ce qu’il y avait. C’est comme ça que j’ai rencontré tous ceux qui, par la suite, sont devenus mes « cobayes ». J’ai créé des groupes avec lesquels je pouvais expérimenter des choses, des gens qui avaient envie de travailler sur mes projets. Petit à petit, il y a eu de plus en plus de démarches pédagogiques ou de transmissions liées à la dramaturgie et à la mise en scène, mais il n’existe toujours pas de formation spécifique, même si les choses commencent à changer. De toute façon, je crois qu’au point où j’en suis, je ne le ferai pas. Le bruit du monde. Comment travailles-tu exactement ? Tu joues tes propres textes, tu les mets en scène ? As-tu une compagnie ? Luciana Lagisquet. J’ai joué dans la première pièce que j’ai écrite. C’était une grande erreur. On était sept ou huit. Je jouais la Mort, un petit rôle. Après ça, non, plus jamais. J’ai dû jouer pour finir mes études – il faut monter une pièce pour obtenir le diplôme. La dernière fois que j’ai joué, c’était avec la promotion suivante, qui travaillait avec Gabriel Calderón. Il était le directeur de mon école, j’ai été son assistante à la mise en scène. Il a appelé trois auteurs pour écrire avec lui et j’en faisais partie. On a monté à quatre une pièce appelée Obscena. Il a eu la brillante idée de dire « bon, étant donné que les quatre auteurs sont aussi des comédiens », ce qui arrive en Urugay, « si un comédien n’est pas disponible », parce qu’il y en avait quinze, « un d’entre

nous le remplacera ». C’était une pièce dans laquelle on jouait à poil et il fallait faire du sexe oral. Une des comédiennes jouait une actrice porno et elle suçait une bite sur scène. Pas pour de vrai, mais les gens croyaient que c’était vrai. Évidemment, qui a-t-il fallu remplacer ? Elle. Et parmi les quatre auteurs, j’étais la seule femme, alors j’ai dû le faire. Mais c’était génial, parce qu’après ça, aucune comédienne ne peut te dire non à rien. Si elle te dit « moi je ne fais pas ça »… Oui, oui, mais moi j’ai sucé une bite sur scène ! Le bruit du monde. Et c’est là que tu t’es dit : « J’arrête le jeu, je vais mettre en scène. » Luciana Lagisquet. Oui, oui, oui, complètement (rires). Définitivement, je me considère comme une auteure et une metteuse en scène. Le bruit du monde. Tu mets en scène tes propres textes ? Luciana Lagisquet. Oui, parce que personne d’autre ne le fait. Je n’ai pas encore rencontré quelqu’un qui aurait envie de travailler mes pièces, quelqu’un avec qui on pourrait se livrer l’un à l’autre. Malheureusement, en Uruguay c’est très difficile de mettre en scène des auteurs nationaux. Il n’y a pas de culture de l’auteur, presque tout est centré sur les comédiens. Enfin, on a fait une version de Marosa à New York et en Uruguay aussi, avec des textes de plusieurs auteurs uruguayens. Mais ça n’arrive pas souvent. Il y a des auteurs très intéressants dans mon pays et ils mettent tous en scène leurs propres textes. Beaucoup de comédiens, aussi, deviennent metteurs en scène. Le bruit du monde. Tu as mis en scène des textes d’autres auteurs ? Luciana Lagisquet. Oui, plusieurs. En réalité, j’ai mis en scène plus de textes d’autres auteurs que de textes à moi.

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Le bruit du monde. Comment écris-tu tes textes ? T’arrive-t-il de les retravailler avec les comédiens ? Ton écriture se fait-elle plutôt « en solitaire » ou, au contraire, « au plateau » ? Luciana Lagisquet. Disons que je suis une espèce d’auteur de bureau. Mais en ce moment, je démarre un projet avec Florencia [Dansilio] pour lequel je veux essayer un autre système. Je veux travailler davantage avec des comédiens, qui répondent à mon discours et s’engagent depuis un autre point de vue. Et aussi parce que ça génère un travail en groupe très intense. Pour l’instant, on se voit, on déjeune, on réfléchit à ce qu’on a envie de faire, d’expérimenter. Concrètement, on a décidé hier qu’on allait partir de nos histoires personnelles (c’est une première). Il ne s’agit pas de tomber dans un propos autobiographique, mais de choisir un point de départ à notre recherche. C’est encore très expérimental, pour l’instant c’est une idée qui est dans nos têtes, je ne sais pas du tout quelle forme ça va prendre. Mais dans ce cas-ci, la mise en scène et la dramaturgie fusionnent, parce que je vais probablement proposer aux comédiens des exercices explorant des sujets qui sont apparus pendant nos rencontres et écrire à partir de ça. Le bruit du monde. Où est-ce que tu joues ? Dans des théâtres ou dans d’autres espaces, par exemple, des appartements, comme à Buenos Aires ? Luciana Lagisquet. Ce qui se passe à Buenos Aires est un phénomène incroyable qu’on essaie tous de copier depuis des années. On commence à chercher des espaces alternatifs pour une question de personnalité, d’idéologie. Ce serait idéal pour un pays comme l’Uruguay. Mais c’est très difficile à cause du problème des permis.1 En Argentine, ils ont un syndicat très puissant. Ici, on te demande des choses vraiment ridicules pour qu’un endroit soit aux normes. Du coup, ça se fait de façon illégale.

Ce sujet me fascine. Je pense à la possibilité de le faire chez moi, mais je ne veux pas devenir une administratrice, ça me fait un peu peur. C’est ce qui arrive à beaucoup d’artistes à Buenos Aires. Sinon, j’ai presque toujours travaillé dans des salles. J’ai n’ai eu que quelques projets dans des espaces « non conventionnels ». Je pense à un travail magnifique de Mariana Percovich, une excellente metteure en scène uruguayenne très attachée aux écrivains nationaux, auquel j’ai participé l’année dernière avec les quatre auteurs d’Obscena. Avec elle, nous avons travaillé sur l’œuvre de Felisberto Hernández, un dramaturge uruguayen colossal, comparable à Julio Cortázar, qu’on commence tout juste à reconnaître. Mariana a fait l’acquisition d’une maison qu’elle a réaménagée complètement pour y recréer l’univers de l’auteur, avec l’aide d’une directrice artistique merveilleuse. Chacun de nous a produit un texte à partir d’un conte de Felisberto et le public suivait les comédiens pour suivre l’histoire. Les gens choisissaient par où ils voulaient entrer puis se déplaçaient d’une pièce à l’autre. J’ai choisi le salon et j’ai écrit sur les personnages féminins de Felisberto. J’ai participé à plusieurs projets de ce genre. J’aime ces espaces parce qu’ils s’opposent aux salles conventionnelles. Pour autant, je serais stupide de dire que je suis alternative, parce que je ne sais pas ce que je suis. Et ce n’est pas plus mal. Ce n’est pas à moi de nommer ce que je fais. Il y a tellement d’autres questions que je dois me poser, des questions artistiques surtout, que je crois que c’est aux salles de défendre la pièce en disant « ça, c’est telle chose » et de la vendre. Le bruit du monde. En Uruguay, est-ce qu’il est difficile pour des jeunes compagnies de jouer dans des salles conventionnelles ? En France, pour les compagnies qui n’ont pas de subventions, qui ne sont pas encore connues, c’est très difficile. Il y a peu d’argent et beaucoup de concurrence.

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Luciana Lagisquet. Il y a dix ans c’était impossible, mais on a commencé à voir apparaître beaucoup de mouvements de soutien pour justement donner de la place aux nouvelles générations. Et puis, il y a des générations après nous qui se sont multipliées. Quand j’ai commencé à écrire il y a sept ans, j’en avais vingt-et-un, c’était de la folie, on avait une grande visibilité. Et maintenant il y a beaucoup de petits jeunes qui écrivent ! Il y a même des gens de ma génération, de vingt-huit, trente ans et quelques, qui sont passés à la vitesse supérieure et qui se sont mis à la fois à écrire et à mettre en scène. On commence à avoir du courage et les salles ont dû entendre aussi cela. En ce moment il y a des salles qui commencent à ouvrir leurs portes même pour les gens qui viennent de démarrer. Mais cela reste compliqué. Le coût de la location, les éléments qu’elle met à disposition, etc. peuvent empêcher les possibilités artistiques. Il y a des salles avec trois pièces par jour tous les jours de la semaine ! Alors bien sûr tu ne peux pas changer les projecteurs d’endroit parce qu’ils doivent être prêts pour la prochaine compagnie ou alors tu ne peux rien fixer au sol ni répéter dans la salle… Du coup, c’est un peu artificiel mais possible. Le bruit du monde. Quelle est la situation d’un auteur de théâtre en Uruguay ? Est-ce qu’il y a des bourses, des aides à l’écriture ? Luciana Lagisquet. J’ai eu la chance d’avoir beaucoup de bourses, par exemple celle de la Sala Beckett. Par ailleurs, il existe un discours un peu désagréable par rapport à « l’auteur national » : une sorte d’idée d’une autre génération comme quoi il n’y aurait pas d’auteurs, comme quoi les auteurs uruguayens ne sont pas bons. Et aussi un regard assez colonialiste par rapport à l’Europe. On admire beaucoup l’Argentine aussi et c’est très bien : en réalité, mes premières influences ont été des auteurs argentins. Mais nous avons nous aussi

notre propre regard. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas d’auteurs incroyables en Europe, mais c’est à se demander ce qui se passe avec notre identité. Je trouve que plus un auteur étranger est contemporain dans son écriture, plus on peut commettre l’erreur de s’identifier sans faire une analyse en profondeur. C’est un des problèmes, de toujours trop regarder vers l’Europe : on s’approprie les problèmes des autres de façon frivole et probablement bourrée de stéréotypes. Ce qui fait qu’on ne fait face à aucune réalité, ni la nôtre (parce qu’on ne développe pas le travail de nos écrivains) ni l’étrangère (parce qu’on ne l’interprète pas du point de vue de l’autre). Toutefois on peut trouver de plus en plus sa place en tant qu’auteur. Je cherche encore quelle est cette place, comment écrire, comment combiner mes activités. J’enseigne le théâtre, je vis de ça. Comment travailler pour pouvoir écrire ? De quoi vit un auteur ? C’est un métier très solitaire. Ça me fait du bien de pouvoir assister à des ateliers qui ont lieu ailleurs. L’expérience de la Sala Beckett a été incroyable, celle de Panorama Sur à Buenos Aires aussi. Cela permet de rencontrer des gens qui ont les mêmes problèmes que toi. Je ne suis pas douée pour m’inscrire à des bourses et à des prix, je devrais m’en occuper mieux parce qu’il y a beaucoup de possibilités. Il y a un prix annuel de littérature auquel je ne me présente jamais. Je devrais me faire une feuille Excel pour suivre les étapes. Et je crois que les gens qui savent s’y atteler développent leur carrière mieux que moi. Le bruit du monde. Est-ce compliqué de faire publier des pièces de théâtre en Uruguay ? Est-ce plus facile de se faire publier à l’étranger ? Luciana Lagisquet. C’est compliqué de faire publier du théâtre, mais c’est compliqué de se faire publier en général. Ma seule pièce publiée est Marosa, par une maison d’édition de Buenos Aires. Il y a encore beaucoup de travail, mais on a commencé à zéro.

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On avance. Je précise toujours « maintenant, maintenant, maintenant » parce qu’on a eu deux gouvernements de gauche, et on débute le troisième, qui commencent à prendre la culture un peu plus au sérieux. Les possibilités économiques du pays commencent à s’améliorer. C’est pour ça que je dis « maintenant, maintenant, maintenant » tout le temps. Maintenant, il y a des maisons d’édition qui commencent à considérer les écrivains nationaux et donc les auteurs de théâtre nationaux aussi. Il y a des prix qui incluent une publication. Je ne sais pas très bien comment ça marche, mais je suppose que si on s’y prend avec plus de ferveur que moi ça doit être possible de se faire publier. En plus, les livres sont chers en Uruguay. Quand je voyage à Buenos Aires, je rentre avec une valise pleine de livres. J’ai fait la même chose quand je suis allée à Barcelone. Chaque fois que je pars à l’étranger j’en profite pour acheter des livres. Quant à se faire publier à l’étranger, je connais des pays qui offrent des formes de publication plus accessibles, par exemple l’Argentine, et j’ai entendu dire que Cuba aussi. Ces pays ont des systèmes qui permettent d’être publié : des maisons d’édition spécialisées dans le théâtre ou qui cherchent des auteurs de théâtre émergents, des revues de théâtre spécifiques comme la vôtre ou des voies spécialisées dans la publication de textes de théâtre. En Uruguay ce n’est pas encore le cas, mais ça commence, on en reparlera dans quelques années. Il y a quelques années en tous cas c’était impossible, je me disais : « Ici, personne n’en a rien à faire, on ne publie aucun écrivain, il ne se passe rien » et je crois que dire la même chose maintenant serait un peu injuste. Le bruit du monde. Quand tu écris, est-ce que tu imagines le passage au plateau ou te laisses-tu une liberté totale ? Ou encore penses-tu que c’est à la personne qui le mettra en scène de trouver des solutions ?

Luciana Lagisquet. Je ne pense pas spécialement au plateau mais, en tant que metteure en scène, je ne peux pas éviter d’y penser en partie. De la même façon, pour certains des textes que j’écris, je suis sûre que ça va marcher sur scène. Ce sont des textes qui ne sont peut-être pas efficaces ou attractifs dans le sens littéraire du terme mais qui vont prendre vie au plateau. En même temps, j’écris en tant que metteure en scène, non pour résoudre les obstacles, mais avec une envie de maîtriser certains aspects. Je pense notamment à la fin de Marosa, qui est une fin plus scénique que littéraire. Je savais qu’il y avait quelque chose dans le langage qui allait être très attractif à monter. Je vais tâcher d’être plus précise : à la fin de Marosa, les personnages ont un « poids », ils se suffisent à eux-mêmes. Je n’ai pas besoin de didascalies décrivant des explosions sur scène ni de milliers de comédiens pour le montrer. Il est vrai qu’en écrivant cette pièce, je n’étais pas en train de me rendre la vie plus facile en tant que metteure en scène. Seulement, je savais qu’il y avait quelque chose de théâtral, d’intéressant et de puissant dans tout ça. Je ressentais sans cesse l’aspect rituel du plateau, la présence des corps. Écrire pour le théâtre c’est avoir ça en tête. Pourquoi c’est du théâtre et pourquoi ce n’est pas du cinéma ou pourquoi ce n’est pas un roman. Je pense à cela plutôt qu’au fait que ma pièce sera jouée dans un dispositif frontal, dans telle salle. Le cas de Marosa est totalement particulier (c’est pour ça que je ne l’ai pas mis en scène, mais je crois que je vais le faire cette année). Je l’ai écrite pour être lue, pour un projet-rencontre de metteuses en scène dans lequel on allait lire nos textes. Dans ce cas, ça a été un voyage beaucoup plus littéraire que scénique. Le bruit du monde. Est-ce que c’est plus compliqué d’être une auteure femme plutôt qu’un auteur homme en Uruguay ?

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Luciana Lagisquet. Oui, définitivement, tout est plus complexe. C’est une question difficile. Je travaille et réfléchis énormément à la question du genre et je crois qu’on souffre des mêmes préjudices que dans d’autres sphères. Par exemple, on est considérées comme des êtres compliqués, on nous colle des étiquettes. Dans le monde du théâtre, il y a trois fois plus de femmes que d’hommes, mais les espaces de décision, d’écriture ou de mise en scène sont occupés majoritairement par des hommes. Par contre, si je songe rapidement aux metteurs en scène les plus importants en ce moment en Uruguay, je pense d’abord à deux ou trois femmes. Et de même pour la dramaturgie. Mais ce sont des femmes qui ont dû lutter pour avoir leur espace et à qui on colle certains préjugés qu’on ne colle pas aux hommes. Il faut savoir que je vis dans un pays qui est très petit, alors tout est très personnel, on connait les histoires de tout le monde, on est toujours jugé dans son milieu par rapport à ce qu’on est. Par exemple : le fait d’être célibataire, si on a eu des enfants ou pas, ce sont des choses que les femmes doivent supporter et pas les hommes, je crois. Quand on parle d’un homme artiste, on s’intéresse directement à son travail et pas autant à sa personnalité, ou alors le côté « fou » de sa personnalité est interprété comme faisant partie de son génie. Mais dans le cas d’une femme, on la considère comme une hystérique que son utérus rend folle. Le bruit du monde. Pour nous, Mujica [président de la République de l’Uruguay] est un référent de la politique de gauche. Y a-t-il pour autant des femmes aux postes décisionnels du théâtre ? Luciana Lagisquet. Il y en a. Je crois même que, comparé à d’autres pays, il y en a pas mal. La directrice de l’École Municipale d’Art Dramatique est une femme. Mais de toute façon, dans notre sphère politique, il existe peu de femmes qui ont

Premier module, mai 2014 Photo © Alejandro Persichetti

du pouvoir. Avec Mujica, j’ai un lien d’amourhaine. Il est sans doute un grand symbole mais le président qu’on vient d’élire a 83 ans ! Ce n’est pas seulement une question de masculinité, c’est que si tu n’as pas plus de 80 ans, tu ne peux pas faire de la politique dans ce pays. J’ai une anecdote un peu bizarre : le candidat à la vice-présidence qui s’est présenté aux élections cette année est un homme jeune et on l’a accusé… Enfin – on ne l’a pas accusé parce qu’on est un pays très correct – mais un des grands débats à son sujet a été de savoir s’il était gay. Il a dû faire des déclarations comme quoi il ne l’était pas mais qu’il n’y aurait aucun problème s’il l’était. Si tu es politicien et gay, tu ne peux pas échapper au fait d’être gay. Et de la même façon, si tu es politicien et femme, tu ne peux pas échapper au fait d’être une femme. C’est alors qu’apparaît la polémique : « ah, elle a obtenu ce poste parce qu’elle est une femme et on dépend tous du genre » ou « il a obtenu ce poste parce qu’il est gay et maintenant on est tous divers ». C’est un peu injuste et en même temps

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on ne peut pas échapper à cette étiquette. Moi, je dois assumer que je suis une femme, que je fais partie d’une minorité, que je suis obligée de comprendre le genre d’une façon plus complexe peut-être que les hommes qui ne se sentent pas autant obligés de le faire. Je ne peux pas ne pas assumer que je suis une femme dans tout ce que je fais. Et je dois aussi accepter cette situation avec de l’amour. Je ne peux pas m’ériger en porte-drapeau de la défense du genre mais c’est en partie sur ça que j’écris, c’est un sujet sur lequel je me questionnerai toujours. Il n’existe pas encore un monde où l’on puisse vivre en égalité de conditions, un endroit où je puisse effacer mon genre pour travailler. Le bruit du monde. Parviens-tu à vivre du théâtre ? En tant que femme, as-tu dû lutter davantage pour pouvoir en vivre en Uruguay ? Luciana Lagisquet. Dans ce cas concret, je ne sais pas vous dire en tant que femme. Peut-être que les personnes qui réussissent mieux que moi ont plus de facilité parce qu’elles sont de meilleures artistes, pas parce que ce sont des hommes. Ou alors parce que je suis plus fainéante, je ne sais pas. Dans ce cas-ci, je ne saurais pas dire si cela a à voir avec mon genre. Sinon, oui, je gagne ma vie en donnant des cours de théâtre dans des institutions. Cette année, disons que c’est la première fois que je me sens indépendante, où je peux avoir une maison et commencer à créer des projets avec lesquels je ne meurs pas de faim. Je crois qu’il existe une petite possibilité de se consacrer totalement à l’écriture, à la mise en scène et à en vivre plus ou moins. Aujourd’hui, je suis dans une période réelle de questionnements car pour vivre du théâtre, mettre en scène, écrire et en dépendre économiquement, on doit être prêt à faire « n’importe quoi ». Maintenant, il y a en effet des aides et des bourses, mais cela implique que tu passes ton temps à créer

des projets pour ces aides ou ces bourses et pas nécessairement à mener la recherche que tu as vraiment envie de faire… En 2013, Sergio Blanco, un excellent auteur de théâtre uruguayen qui vit en France, est venu donner un atelier pour des auteurs en Uruguay. C’est un homme très intéressant. Les œuvres que j’ai lues de lui font partie des meilleurs textes de théâtre que je n’ai jamais lus. Pour pouvoir participer à cet atelier, il proposait un sujet historique particulier très intéressant – parce qu’en plus il est un chercheur incroyable. Je ne peux pas dire que sa proposition n’était pas excellente. Mais je n’avais pas la tête à ça. J’ai commencé à sentir que, pour pouvoir recevoir ces aides ou assister à ces ateliers, il fallait rentrer dans le moule qu’on me proposait. Et, très souvent, ce moule est extrêmement intéressant mais à un moment donné on se doit de commencer à voler de ses propres ailes. Ce qui implique de devenir indépendant et alternatif économiquement parlant, de prendre le risque de monter des projets qui ne rapporteront pas d’argent et dans lesquels tu vas devoir investir. Alors, peut-on vivre seulement du théâtre ? Probablement, oui. Je crois que certaines personnes commencent à y arriver et même qu’elles parviennent à faire le théâtre qu’elles veulent faire. Ça, c’est incroyable, je ne peux toujours pas y croire, je ne sais pas si je vais y arriver. Propos recueillis par Magali Chiappone-Lucchesi et Chap Rodriguez-Rosell. Traduction de Chap Rodriguez-Rosell Paris-Montevideo. Skype. Le 18 décembre 2014

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Ici, l’auteure fait référence aux permis nécessaires pour pouvoir accueillir du public dans une salle. Ndt.