Révolution Positive - La Revue du Cube

... est la conséquence d'un changement de paradigme et d'un saut culturel. ..... que nous sommes parvenus à l'idée que derrière les mutations technologiques,.
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Création et société numérique

RÉVOLUTION POSITIVE #8 Mai 2015 PERSPECTIVES :

Joël de Rosnay, Mathieu Baudin, Carine Dartiguepeyrou, Isabelle Lefort, Bénédicte Manier, Maëva Tordo, Guillaume Villemot POINTS DE VUE :

Yacine Ait Kaci, Étienne-Armand Amato, Franck Ancel, Véronique Anger-De Friberg, Hervé Azoulay, Flavien Bazenet, Philippe Boisnard, Maxime Gueugneau, Étienne Krieger, Ariel Kyrou, Janique Laudouar, Éric Legale, Marie-Anne Mariot, Carlos Moreno, Dominique Sciamma, Hugo Verlinde (PRESQUE) FICTIONS :

Jean-Jacques Birgé, Philippe Cayol, Philippe Chollet, Marta Grech, Yann Minh, Joël Valendoff RENCONTRE :

Francis Demoz LES LIAISONS HEUREUSES :

Les Liens qui libèrent

www.cuberevue.com

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Création et société numérique

La Revue du Cube Parce qu’à l’ère du numérique, le mouvement, la porosité et le foisonnement recomposent le monde, la Revue du Cube entend croiser les regards de praticiens, d’artistes, de chercheurs, de personnalités et d’experts venus d’horizons différents. Chaque numéro s’articule autour d’une thématique qui traduit les tendances émergentes. Articles, points de vue, interviews, entretiens vidéo, débats, empreintes sonores ou visuelles, toutes les formes d’expression ont droit de cité dans la Revue du Cube La Revue est éditée par Le Cube, centre de création numérique. Comité éditorial : Nils Aziosmanoff, Rémy Hoche Avec la contribution de Carine Le Malet, Isabelle Simon-Gilbert, Hélène Gestin www.cuberevue.com

Le Cube, centre de création numérique Pionnier sur la scène culturelle numérique française, Le Cube est un lieu de référence pour l’art et la création numérique. C’est un espace ouvert à tous, quel que soit son âge et sa pratique du numérique, pour découvrir, pratiquer, créer et échanger tout au long de l’année, autour d’ateliers, de formations, d’expositions, de spectacles, de conférences et de rencontres avec les artistes et les acteurs du numérique. Le Cube organise tous les deux ans un festival international d’art numérique, ainsi qu’un prix pour la jeune création en art numérique. Depuis 2011, Il a également lancé sa revue en ligne. Créé en 2001 à l’initiative de la Ville d’Issy-les-Moulineaux, Le Cube est un espace de la Communauté d’Agglomération Grand Paris Seine Ouest, géré et animé par l’association ART3000. Il est présidé par Nils Aziosmanoff. Le Cube 20 cours St Vincent, 92 130 Issy-les-Moulineaux 01 58 88 3000 / [email protected] www.lecube.com

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#8 Nils Aziosmanoff - Édito

RÉVOLUTION POSITIVE 5

PERSPECTIVES

Joël de Rosnay - Société collaborative, écosystème numérique et révolution positive : Pour un nouveau contrat social (adapté à notre siècle) 9 Mathieu Baudin - « Hacker vaillant rien d’impossible » 13 Carine Dartiguepeyrou - Révéler les énergies créatives : un changement de paradigme culturel 15 Isabelle Lefort - Nous ne sommes pas des Bisounours ! 18 Bénédicte Manier - Vers de nouveaux écosystèmes 23 Maëva Tordo - Le bruit du cœur 27 Guillaume Villemot - Demain la Révolution solidaire 30 POINTS DE VUE

Yacine Aït Kaci - (R)ÉVOLUTIONs POSITIVEs 35 Étienne-Armand Amato - Le jeu, l’érotisme et l’humour, sources souterraines du régime digital   38 Franck Ancel - Scénographie datée ou post-scénographie des datas 41 Véronique Anger-De Friberg - Changer d’ère pour entrer dans le temps de la fraternité 43 Hervé Azoulay - Révolution collaborative : nouvelle approche 46 Flavien Bazenet - La politique peut-elle faire sa Révolution positive ? 48 Philippe Boisnard - Ontologie du numérique : la ruse de la nature 50 Emmanuel Ferrand - Les paradoxes des réseaux 52 Maxime Gueugneau - Le temps du rêve 54 Étienne Krieger - Discours de la servitude numérique volontaire 56 Ariel Kyrou - Pour la révolution… Marier la carpe technophile au lapin technophobe 58 Janique Laudouar - Tout change : la nouvelle démocratie est arrivée 61 Éric Legale - Apprendre à coder pour rester maître de son destin 64 Marie-Anne Mariot - « Il faut choisir : se reposer ou être libre » Thucydide 66 Carlos Moreno - La révolution positive de l’altruité - Plaidoyer pour un humanisme numérique   69 Dominique Sciamma - « Sharing Politics », le pouvoir en partage 71 Hugo Verlinde - Étoiles jumelles 73 (PRESQUE) FICTIONS

Jean-Jacques Birgé - L’extra ordinaire 79   Philippe Cayol - Les aventures aléatoires d’un chevalier anonyme et téméraire, et ce qu’il en advint 81 Marta Grech - Concept chef – Recette de base de la révolution positive 84 Yann Minh - Meurtre en Extropia 86 Joël Valendoff - Usage des effets indésirables 90 Philippe Chollet - Révolution 92 RENCONTRE

Francis Demoz - De l’électricité pour tous !

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LES LIAISONS HEUREUSES

Les Liens qui Libèrent - Résolutions citoyennes

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#8 Édito

Révolution positive Nils Aziosmanoff Tout comme la construction du chemin de fer a permis l’essor de l’économie industrielle au siècle dernier, les plateformes numériques constituent aujourd’hui des externalités positives d’emprise planétaire. En s’adressant directement à des milliards d’individus, elles créent des gains d’opportunité à un niveau encore jamais atteint. Mais leur déploiement nécessite de gigantesques investissements en amont. Le seul coût de déploiement de l’Internet de l’énergie aux États-Unis, qui pourrait permettre un accès gratuit à l’électricité, a été évalué à quelques 2000 milliards de dollars1. Un montant que ni les énergéticiens ni les puissances publiques rendues exsangues par la crise ne peuvent financer. Grâce à leurs profits colossaux, les entreprises leaders du numérique tirent avantage de cette situation en développant à grand pas les nouvelles infrastructures du monde connecté. Répondant aux besoins croissants des usagers et des acteurs économiques, elles deviennent de fait de véritables monopoles privés d’intérêt public. Car à l’ère des pratiques collaboratives et de la big data, la multitude connectée devient le premier producteur de la richesse créée. Le nouveau paradigme économique du 21e siècle nous fait passer de la « production pour les masses » à « la production par les masses ». Ainsi par exemple, le monde de la santé se réinvente complètement autour d’une médecine prédictive, basée sur la mutualisation et la corrélation des données personnelles. Particularités génétiques, pathologies, traitements mais aussi habitudes alimentaires, localisation ou activités, toutes ces informations sont automatiquement croisées afin de définir le protocole de soin le plus adapté à notre profil. Ces résultats intéressent déjà les banques, les assurances ou encore l’industrie alimentaire qui souhaitent les exploiter pour leur propre compte. Parce qu’elles améliorent la personnalisation des services, ces pratiques répondent à une forte demande sociale et ne rencontrent que peu d’objection. Chacun s’accommode doucement de l’émergence d’une société de la sous veillance2 régulée par la big data, les algorithmes prédictifs et les machines qui pensent. Cette intégration verticale du consommateur en amont des processus de production rencontre un autre phénomène de grande ampleur : l’automatisation des tâches grâce au progrès spectaculaire de l’intelligence artificielle, de la robotique, des technologies de la cognition et du calcul haute performance. D’ici 20 ans, 40 à 70 % des emplois pourraient être remplacés par des machines autonomes, à l’instar de la voiture sans pilote déjà en test 1. 2.

La nouvelle société au coût marginal zéro, Jeremy Rifkin, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2014 Surveillance globale, Éric Sadin, Éditions Flammarion, 2009

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chez les constructeurs automobiles, ou bien des générateurs automatiques de texte utilisés par de grands médias. Dans un monde où les consommateurs infoproducteurs alimenteront de leurs données des unités de fabrication dépourvues d’employés, une hyper élite maîtrisant les hautes technologies pourrait concentrer toutes les richesses et faire fonctionner les principaux rouages de la société. C’est pourquoi, l’inquiétante perspective de voir apparaître de véritables « entreprises États » répondant à leurs seuls intérêts économiques devient chaque jour un peu plus réelle, avec notre placide consentement. Face à cette vision Orwellienne, un autre monde émerge. Ses adeptes misent sur les potentialités du numérique pour imaginer une société productrice de valeur sociale forte. Un peu partout, leurs initiatives isolées se ramifient et se multiplient pour apporter des solutions concrètes à la crise. Ils inventent des modèles de consommation où l’usage prime sur la propriété et renouvelle les formes de solidarité. En permettant à chacun d’élargir son horizon empathique grâce aux dynamiques participatives, ils retissent les liens de confiance et de proximité au sein de communautés atomisées par les nouveaux modes de vie urbains. L’altruisme rationnel3, devient la norme d’une génération qui adhère aux principes de « l’économie positive »4. Soucieuse du bien commun et des générations futures, elle est prête à s’adonner à une sobriété heureuse5 pour préserver la planète, et fait de la relation, de l’éducation, de l’inter créativité et du partage, le terreau fertile du renouveau. Forte de sa longue histoire en matière d’entreprenariat social, la France pourrait bien prendre le leadership de cette mutation. Associations, coopératives, mutuelles ou sociétés d’économie mixte, plus d’un million d’organismes d’utilité sociale structurent depuis un siècle son paysage économique et culturel. Ce remarquable acquis a fait dire à l’économiste américain Jeremy Rifkin, lors de sa venue au Cube, « La révolution collaborative mondiale commence en France ! ». Souhaitons donc qu’une nouvelle énergie irrigue la société toute entière afin que, face à l’hégémonie annoncée des machines qui pensent, se mobilisent les forces créatives d’une salutaire révolution positive.

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Plaidoyer pour l’altruisme, Mathieu Ricard, Éditions du Nil, 2013 P+sitive Book, bâtissons une société positive, Jacques Attali, Éditions Flammarion, 2014 5. Vers la sobriété heureuse, Pierre Rabhi, Éditions Actes Sud, 2013 4.

Nils Aziosmanoff : « Édito » / La Revue du Cube #8

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PERSPECTIVES Joël de Rosnay, Mathieu Baudin, Carine Dartiguepeyrou, Isabelle Lefort, Bénédicte Manier, Maëva Tordo, Guillaume Villemot

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#8 Société collaborative, écosystème numérique et révolution positive : Pour un nouveau contrat social (adapté à notre siècle) Joël de Rosnay

Scientifique, prospectiviste, conférencier et écrivain Parmi les changements les plus significatifs de l’immersion dans l’écosystème numérique, il faut noter la co-éducation, le partage intercréatif et la personnalisation. Désormais, c’est l’abondance de variété et de diversité que le politique va devoir gérer, lui qui s’était habitué à un univers régit par les statistiques, les probabilités et les sondages d’opinions. Ce décalage des politiques face à la nouvelle démocratie des réseaux a été décrit par Laure Belot, dans son remarquable livre, « La Déconnexion des élites » (Éditions des Arènes, 2015). L’auteure souligne le fossé entre pensée et action politique traditionnelle et l’émergence de la génération du « millenium » à l’échelle internationale. Un tel décalage est la conséquence d’un changement de paradigme et d’un saut culturel. La pensée cartésienne, analytique, linéaire, séquentielle et proportionnelle, partagée par tant de décideurs politiques et industriels, formés aux mathématiques et au droit, appartient à l’ancien paradigme. La culture de la complexité qui est partie intégrante du nouveau paradigme se réfère à la pensée systémique, au non linéaire, au multidimensionnel et intègre la dynamique due aux effets d’amplification. Les caractéristiques du nouvel espace économique, social et culturel immatériel de l’écosystème numérique, échappent aux analyses de ceux qui vivent et raisonnent sur les bases de l’ancien paradigme. Elles leur sont invisibles.  Il existe donc aujourd’hui deux cultures chez les décideurs politiques et industriels. Un nouveau clivage culturel qui apparaît souvent plus marqué que les traditionnels clivages politiques. Et il ne s’agit pas seulement de fossé entre les générations. Il s’agit d’une nouvelle approche de la complexité et de l’environnement immatériel. Seule une telle approche multidimensionnelle permettra de jeter les bases et de co-construire la charte universelle d’une révolution positive.   L’exemple le plus marqué du fossé culturel lié à l’essor de l’écosystème numérique et de l’Internet des objets connectés, est celui de l’économie collaborative. Les critères de la société industrialiste et de l’économie de marché ne s’appliquent plus face au « précariat » et à ses valeurs, aux « freelancers » (adeptes du travail intermittent) et à l’uberisation du travail (gestion personnelle d’un portefeuille d’activités à placer en fonction de la demande). Et pourtant, croissance, emploi et activités « non solvables » pourraient être complémentaires, à condition de jeter un nouveau regard sur la situation actuelle. Le « noyau dur » de l’économie marchande traditionnelle assure pour un État la collecte des impôts et des taxes diverses, les prélèvements sociaux destinés à la protection sociale et aux caisses de retraites. Les « moteurs » de la croissance sont la recherche, le développement

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industriel et la diversité des marchés assurant le progrès économique et le bien-être social. La compétition, la concurrence, stimulent l’économie tandis que la croissance permet de créer les emplois nécessaires à une saine économie. Ce schéma traditionnel est resté longtemps pertinent dans un univers matériel fondé sur la production et la distribution d’objets manufacturés. Il n’est plus adapté à l’écosystème numérique et donc à la société informationnelle. On atteint dans l’économie classique la loi des rendements décroissants. Un accroissement considérable des efforts gouvernementaux et des investissements financiers, industriels et humains est nécessaire pour une augmentation marginale des bénéfices, des parts de marchés ou de la compétitivité économique. Un phénomène parfaitement décrit dans le livre visionnaire de Jeremy Rifkin « La nouvelle société du coût marginal zéro » (Éditions Les Liens qui Libèrent, 2014). Telle est la dure loi des trente dernières années : l’accroissement de productivité due à l’automatisation, à l’informatique, à la robotisation et, désormais, à l’intelligence artificielle et à la mobilité engendrée par le smartphone, entraîne l’apparition de poches de chômage irréductibles. Les politiques de relance créent des effets pervers. Les « moteurs » sur lesquels agissent les gouvernements ne tournent pas en harmonie et souvent neutralisent leurs forces. Accélération de la croissance, relance de la consommation, incitations à réduire l’épargne, augmentations des salaires, stimulation des exportations, baisse des taux d’intérêts, travail le dimanche, réduction du temps de travail, aménagement de la fiscalité… Des mesures spectaculaires, à forte résistance sociale mais aux résultats modestes. Le noyau dur de l’économie classique n’entre pas en expansion et la croissance de l’emploi est fortement limitée. Pourtant la sphère des activités est, elle, en constant développement. Les innovations du numériques (produits, services ou start-ups) catalysent de nouveaux échanges et d’autres formes de transactions. Les réseaux de communication interpersonnels voient leur densité s’accroître, amplifiant les flux des échanges immatériels. Ces nouvelles activités ne sont pas toujours solvables dans l’économie classique. Elles traduisent pourtant une forte demande sociétale. Comment concilier le noyau dur de l’économie marchande, née de la société industrielle, et la sphère en expansion des activités immatérielles, liées à la diversification et à la complexification de l’écosystème numérique ? Il faut repenser en profondeur la relation entre le temps et la nature du travail, pour un nouveau contrat social et la charte universelle d’une révolution positive. Le contrat de travail enferme aujourd’hui la logique de croissance et d’expansion dans une matrice à une dimension : temps contre salaire. Les règles traditionnelles de l’unité de lieu, de temps et de fonction bloquent l’essor de l’économie du numérique. Mais si l’on peut travailler à distance, on peut aussi travailler en temps choisi, effectuer plusieurs tâches de nature différente, simultanément ou séquentiellement, voire de courte durée. Ce qu’a parfaitement compris la génération des « freelancers » et des pratiquants de l’uberisation du travail. Travail choisi, temps choisi. Les outils modernes du numérique permettant de gérer plus efficacement le temps et l’information. Les savoirs, eux, et donc les compétences, pouvant s’obtenir « online ». On voit ainsi apparaître une nouvelle catégorie socio-économique, de « salariés libéraux » : tantôt salariés à employeurs multiples, tantôt consultants, conférenciers ou enseignants, champions des téléactivités grâce à leurs outils de communication et de traitement de l’information. La Joël DE ROSNAY « Société collaborative, écosystème numérique et révolution positive : Pour un nouveau contrat social (adapté à notre siècle) » / La Revue du Cube #8

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puissance et la mémoire d’un smartphone dépassent largement ceux des superordinateurs des années 1980-1990. Les enquêtes indiquent que les salariés sont ouverts à des formes complémentaires de rémunération. À une augmentation de salaire, certains préféreront une amélioration de la qualité de vie, une formation, une réduction du temps de travail, la création d’une « épargne temps ». Pour les jeunes de la génération « millenium », il s’agira moins de « chercher un emploi » que de « créer une activité ». D’avoir un « rôle » plutôt qu’un « job ». Pour les DRH, il ne s’agira plus seulement de « sélectionner » un(e) candidat(e) à un poste en fonction de ses compétences et de sa correspondance à un profil de poste pour l’entreprise, mais à former des personnes motivées ayant déjà acquis une certaine expérience par la coéducation et la formation online. Les habitués des réseaux sociaux et des blogs pratiquent déjà une nouvelle forme d’économie : le « troc d’informations ». Une création originale (logiciel, texte, conseils, musique, graphisme, audiovisuel…) est mise gratuitement à la disposition des utilisateurs. En retour, les créateurs sont « rémunérés » en information à plus haute valeur ajoutée. La matrice traditionnelle s’élargit. Aux deux cases du contrat de travail, temps et salaire, viennent s’ajouter de nouvelles lignes et colonnes : information, valeurs, reconnaissance, temps… Des cases nouvelles apparaissent et se remplissent. La sphère des activités « rémunérées » par ces nouvelles formes d’échange entre en expansion. C’est une des caractéristiques fondamentales de la société collaborative et de la co-économie. Un phénomène parfaitement compris et intégrés par GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), qui tire profit de ses propres consommacteurs pour créer de la valeur ajoutée, revendue sous différentes formes à d’autres clients. Le système est vertueux, car fonctionnant grâce au « win-win ». Il nécessite peu d’investissements si l’on considère, en retour, la vitesse de la valorisation de l’entreprise par ses stakeholders, et l’accroissement de sa capitalisation boursière. Avec, évidemment, le risque majeur de la constitution de nouveaux monopoles du numérique et des atteintes à la vie privée. On assiste à de nouvelles formes de troc, d’échange marchandise, à l’essor du volontariat, du bénévolat, de l’assistance humanitaire, des mouvements associatifs, des mutuelles. Ces activités créent du « capital-temps » dont on peut utiliser les « intérêts », et du « capital-information » qui permet, grâce au temps investi, d’accélérer et de rendre plus efficaces des processus de travail en équipe où de nombreux modules fonctionnent en parallèle. Une des clés du développement économique de la société du XXIe siècle se trouve sans doute en ce point précis de transition : dans l’impossibilité actuelle de faire croître le « noyau dur » de l’économie classique, ne faudrait-il pas tenter de le faire croître de l’extérieur, aspiré par une sphère d’activités en expansion, elle-même créatrice indirecte d’emplois ? La densité des échanges et des contacts dans l’écosystème numérique réalise justement cette relation. On est loin des infrastructures lourdes de type « autoroutes de l’information » de la société industrielle avec ses péages et son contrôle de la circulation. On doit plutôt adopter l’image d’un réseau de capillaires, de veines et d’artères fortement ramifié et irriguant tous les aspects de la société. Dans les systèmes vivants, les artères n’ont pas précédé les capillaires. C’est l’intégration des cellules en tissus, en organes et en organismes qui a rendu nécessaire l’accroissement des débits. Mais la fonction première était l’irrigation des cellules, unités de Joël DE ROSNAY « Société collaborative, écosystème numérique et révolution positive : Pour un nouveau contrat social (adapté à notre siècle) » / La Revue du Cube #8

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base de la vie. L’Homme et les contenus des messages qui donnent du sens à son action sont au cœur des réseaux de demain. L’emploi ne résultera pas de mesures ponctuelles incompatibles les unes avec les autres. Mais d’un changement des relations entre le temps, l’espace et le travail. C’est-à-dire de l’introduction du nouveau paradigme dans une société interactive et responsabilisante. La vision politique de la société industrialiste est enfermée dans une logique héritée du XIXe siècle : gestion de la rareté, concentration sur les processus de production et de distribution, spécialisation des tâches, contrôle et programmation des activités. Aujourd’hui, gestion de l’abondance (notamment de l’information), de l’obsolescence, importance de la transaction, pilotage et catalyse sont les maîtres-mots de la société collaborative informationnelle. Il convient de favoriser tout ce qui accroît la densité des interactions et des transactions : désynchronisation des tâches par le temps partiel, le temps partagé, l’épargne-temps, le temps choisi. Délocalisation des activités par la réduction des coûts de communication, la démocratisation et la simplification de l’usage des smartphones et des tablettes, la réorganisation des lieux de travail (bureaux mobiles, entreprises virtuelles). Diversification des fonctions, par l’aide aux entrepreneurs, la création de pépinières d’entreprises, les avantages accordés aux salariés libéraux, la réforme du contrat et du code du travail et des systèmes de couverture sociale adaptée à ces nouveaux contrats de travail ou activités précaires. Valorisation de l’expérience des plus âgés, afin qu’ils puissent transmettre leurs connaissances par la co-éducation intergénérationnelle et rayonner longtemps. Une nécessité de la société du numérique, avec retour au lien humain et au lien social. De telles mesures sont pratiquement à l’opposé de celles mises en œuvre aujourd’hui. Il faut accepter la réalité : il ne s’agit plus de créer des emplois ici et maintenant par mesures gouvernementales ou subventions. Mais plutôt de créer des systèmes qui favorisent l’émergence d’emplois. Des emplois indirects qui se trouveront en d’autres lieux, dans d’autres temps, dans d’autres fonctions et secteurs économiques. Ce qui évidemment est en contradiction avec la localisation de l’électorat, la durée du mandat électoral ou le versement local de taxes liées au travail… en plus d’être en contradiction avec un système économique qui favorise la stabilité plus que la précarité. Le défi de la société collaborative dans l’écosystème numérique est qu’il remet en cause les politiques traditionnelles d’aide à l’emploi. Le politique ne doit plus craindre la diversité mais au contraire la favoriser. Il ne peut la contrôler, mais peut en revanche « catalyser » l’émergence des potentialités de chacun. Toute la question de la transition entre la société industrielle et la société informationnelle est contenue dans cette alternative : soit poursuivre l’exercice (parfois solitaire) de l’intelligence élective, soit favoriser la pratique solidaire de l’intelligence collective. La complexité ne se réduit pas à quelques éléments simples par l’analyse cartésienne. Elle se construit au contraire par l’action simultanée de personnes responsables, informées et créatives. La réussite de la « révolution positive », première étape vers l’émergence d’un monde nouveau, se fera à ce prix : celui de la responsabilisation des « neurones » du cerveau planétaire. Les acteurs personnalisés de la société collaborative numérique de demain.

Joël DE ROSNAY « Société collaborative, écosystème numérique et révolution positive : Pour un nouveau contrat social (adapté à notre siècle) » / La Revue du Cube #8

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#8 « Hacker vaillant rien d’impossible » Mathieu Baudin

Historien et prospectiviste, directeur de l’Institut des Futurs souhaitables Ce cri résonne comme le bruit d’une forêt qui pousse, celle germinatoire d’un nouveau monde qui s’annonce. Dans une période où les mots sont tous piégés, lestés qu’ils sont de l’obsolescence d’un monde qui ne veut pas finir, voir le verre à moitié plein est déjà en soi une forme de résistance créative. C’est la dynamique des Conspirateurs positifs1, ces explorateurs du Monde qui vient. Pour eux, l’avenir ne se prévoit pas, il se prépare. Bien intéressés par ce dernier car c’est là qu’ils ont prévu de passer le restant de leurs jours. Rebelles, ils trouvent qu’il y a bien trop de chefs et pas assez d’indiens, et se disent souvent que si le climat était une banque, on l’aurait déjà sauvé. Intellectuels, ils aiment la controverse. Pour eux, construire les désaccords est un sport collectif et la philosophie, une discipline de fond. Même s’ils trouvent que vu du cosmos, parler de la Terre fait un peu “provincial”, non sans humour ils veulent sauver la planète car a priori, c’est la seule qui a du chocolat. 100% bio, le retour à la terre et l’inspiration du vivant constituent pour eux une bonne partie de la solution. Après tout, avec 3,8 milliards d’années de R&D à son actif, la nature a forcément des choses à nous apprendre. Connectés, ils délaissent le « pire to pire » pour le partage sans modération, bien convaincus qu’un homme AZERTY en vaut deux. Romantiques, ils cultivent l’art subtil de vivre à la bonne heure. Ce qui ne les empêchent pas de penser à l’avenir, car le bonheur est aussi dans l’après.

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Conspirateurs : www.conspirateurspositifs.org

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Artistes de leurs destins, le futur est pour eux la dernière terre vierge qui reste à explorer. Bien convaincus qu’un adulte créatif est un enfant qui a survécu, ils savent que ceux qui n’ont pas d’imagination devront se contenter de la réalité.

Happy-Culteurs, Change makers, Artisans du libre, Architectes d’invisibles, Free-Lifers, Objecteurs de croissance, Designers de monnaies, Bio-imitateurs, Transitionners, Symbionomistes, Stylistes 3D, Co-révolutionnaires, ils créent des nouveaux mots pour des nouvelles réalités… Optimistes offensifs, ils sont leurs propres terrains d’expérimentations. Tentant de remplacer le mot2 « crise » par le mot « métamorphose » dans ce qu’ils lisent comme dans ce qu’ils disent, ils ouvrent la pensée à de nouvelles opportunités. Une (r)évolution poétique qu’ils portent intrinsèque, étymologiquement con spirare en latin voulant dire « respirer avec ». Un bon début pour un nouveau souffle.

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Remplacer le mot « crise » par le mot « métamorphose », consigne : www.futurs-souhaitables.org/wpcontent/uploads/2015/03/INTELLECTUEL-1.pdf Mathieu BAUDIN « Hacker vaillant rien d’impossible » / La Revue du Cube #8

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#8 Révéler les énergies créatives : un changement de paradigme culturel Carine Dartiguepeyrou

Prospectiviste, docteur en Sciences Politiques, présidente d’Uniqueness Comment expliquer que de nouvelles expressions émergent et se manifestent dans tous les domaines, pas uniquement dans les mouvements dits sociaux ou alternatifs, mais aussi dans les milieux les plus traditionnels qui cherchent à se réinventer ? C’est en cherchant à répondre à cette question que nous sommes parvenus à l’idée que derrière les mutations technologiques, écologiques, socioéconomiques, se tissait une révolution encore plus profonde, la mutation culturelle définie par nos systèmes de valeurs et nos comportements. Face aux enjeux planétaires, il existe aujourd’hui une minorité active de personnes qui cherchent à inventer un monde nouveau plus juste et solidaire. Pour comprendre ce qui se trame derrière la révolution positive, il faut comprendre le changement de paradigme culturel, ce qui relève non pas de l’éphémère mais d’une transformation profonde de notre société. De quoi parle-t-on ? La métamorphose numérique1 révolutionne la création de valeur en donnant plus de poids à la connaissance (transformation des données personnelles, le pouvoir n’est plus dans le stock mais dans le partage de l’information, importance stratégique des moteurs de recherche et des algorithmes) et à la communication (dans un monde déjà surinformé, le triptyque stratégique est celui de la contribution, attention et reconnaissance). Cette métamorphose est portée par un changement de paradigme culturel qui cristallise un certain nombre de valeurs telles que le respect, la liberté, l’être plutôt que l’avoir, l’altruisme, le don, le partage, la conscience planétaire. Le levier individuel est celui de l’émancipation. Une personne cherche avant tout à se réaliser, à apprendre, à progresser ; elle est prête à beaucoup donner mais veut en échange avoir le sentiment que son avis compte et d’être reconnue. Elle prend plaisir à ce qu’elle fait et lorsqu’il n’y a plus de plaisir, elle passe à autre chose. Le second levier collectif est celui de l’interdépendance. Il se caractérise par notre rapport à l’autre et à la planète, par un champ de conscience plus élargi où l’empathie favorise le pouvoir d’action, libère les énergies et la créativité. Dans ce type d’échange, on donne sans forcément recevoir de l’autre, on partage parce que l’on voit grand et que l’on sert un projet ambitieux, que l’on a un rêve qui porte. Dans le levier de l’interdépendance, les échanges se font entre personnes ou groupes autonomes, qui se connaissent, savent ce qu’ils peuvent apporter et cherchent à se relier à d’autres qui ont ce même état d’esprit. 1.

Voir ma contribution à La métamorphose numérique, vers une société de la connaissance et de la coopération, sous la direction de Francis Jutand, Éditions Alternatives, 2013.

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Le numérique joue un rôle d’amplificateur aux actions en leur donnant une portée internationale. Il permet de cristalliser, de souder les relations et de les entretenir. Qui sont ces acteurs ? Le changement de paradigme culturel touche une minorité de personnes, que l’on estime à 30 % de la population. Il touche des personnes d’âges variés bien que nombre de digital natives se retrouvent dans le levier d’émancipation. Le levier d’interdépendance est plus exigent, on le trouve chez les change makers, salariés qui veulent transformer leur organisation, créateurs d’entreprises, leaders de mouvements associatifs, artistes engagés ou encore entrepreneurs sociaux. Ces personnes se retrouvent dans tous les secteurs économiques. Ils expérimentent et cherchent à établir de nouvelles manières de travailler, utilisant les tiers-lieux, travaillant aussi bien à distance qu’en présentiel, favorisant l’usage du numérique pour faciliter la collaboration. Ils sont souvent à l’origine de nouveaux modes de vie plus durables et sont soucieux de leur impact écologique. Ils voyagent et consomment plus de biens immatériels (livre, formation, sorties culturelles etc.) que de biens de consommation courante et matériel. Ils se retrouvent dans des valeurs de respect de la différence, pratique une spiritualité laïque plutôt qu’une religion. Ils ont une conscience plus forte des enjeux planétaires et de la nécessité d’inventer de nouvelles formes de solidarité pour combattre l’augmentation des inégalités sociales, la faim dans le monde, la spéculation financière qui cannibalise la prospérité économique, l’inaccessibilité des filles à l’éducation dans certaines sociétés ou encore le non-respect des droits de l’homme et fondamentaux, etc. Bien que très engagés politiquement, ils ne se retrouvent pas dans les partis existants. On y retrouve les créatifs culturels, les bobos, les pionniers de l’open source, les promoteurs de l’économie collaborative, les leaders de Occupy Wall Street, les conspirateurs positifs, les Indignados, etc. tous ces courants très divers que l’on a qualifié de nouvelle avant-garde2. Il s’agit bien d’une minorité active qui exprime un changement de paradigme culturel, mais qui derrière ce ralliement à une grande cause cache en fait des diversités d’opinion et des priorités différentes. En quoi le phénomène est-il profond ? Dans cette nouvelle avant-garde, il existe deux expressions, l’une plus tournée sur la personne, l’autre plus tournée sur les autres. D’un côté, des personnes plus attachées à se transformer elle-même, dans une démarche de profonde transformation personnelle voire spirituelle. Le film documentaire « En quête de sens » réalisé par Nathanaël Coste et Marc de la Ménardière est une bonne illustration de personnes qui se retrouvent dans l’expression de Gandhi « Sois toi-même le changement que tu veux voir advenir dans le monde ». D’autres plus concernées par le fait de réaliser ou d’entreprendre, que cela soit une entreprise, une association, un mouvement, une création artistique, un collectif. Ces personnes sont conscientes de la nécessité de réaliser de nouvelles formes d’organisation et d’expressions de pouvoir pour faire advenir un nouveau monde plus juste et solidaire. Elles cherchent par le poids des réseaux sociaux et de la fibre citoyenne à sortir des conformismes et instrumentalisations 2.

La nouvelle avant-garde, vers un changement de culture, sous la direction de Carine Dartiguepeyrou, L’Harmattan, 2013. Carine DARTIGUEPEYROU «Révéler les énergies créatives : un changement de paradigme culturel » / La Revue du Cube #8

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du monde actuel, à peser dans les rapports de force et à donner vie à un autre monde plus juste et solidaire. De fait, l’enjeu de cette nouvelle avant-garde est de rassembler les dynamiques à la fois individuelles et collectives, de la recherche intrinsèque de sens tout en développant son altruisme et en cherchant à inventer et à construire avec d’autres. Ce changement de paradigme culturel est important car il libère les énergies créatives, il permet d’expérimenter, de faire bouger les lignes, de regarder plus loin et plus large. La révolution positive, c’est le pari qu’un autre monde est possible et que si on le donne à voir, si on le partage il saura l’emporter sur les forces mortifères.

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#8 Nous ne sommes pas des Bisounours ! Isabelle Lefort

Journaliste, directrice éditoriale du Positive Book Le dîner s’annonçait sous les meilleurs auspices. Nous étions une dizaine, toutes des personnes de qualité « mondaine » représentant les univers de la finance, des medias, des entreprises, de l’art, tous occupant plus ou moins des postes à responsabilités, impliqués par ce que la doxa considère comme des sujets importants. Les maîtres de maison pouvaient s’enorgueillir. Le « dîner en ville » avait belle allure. Après les civilités d’usage, la conversation se déliait. Mais, voilà, j’en ai appelé au besoin de solidarité et la nécessité de prendre soin les uns des autres. Le couperet du dédain est tombé instantanément. J’avais à peine formulé le nom de Thomas Piketty, que la sentence est tombée « Nous ne sommes pas le monde des Bisounours ! ». Et les uns et les autres de tourner le dos psychologiquement pour donner un nouvel élan à la discussion en parlant des œuvres exposées à la FIAC. Cette situation, je l’ai rencontrée mille fois. Je suis journaliste, je collabore à La Tribune depuis 8 ans, à la revue We Demain depuis trois ans et je chemine avec l’équipe du Positive Economy Forum, initiée par Jacques Attali depuis 2013. Je m’intéresse de près aux sujets du développement durable, de son impact social et environnemental. Mon champ d’investigation est la réalité non la fiction. Mon métier impose que je me maintienne à juste distance pour observer et comprendre les forces en présence et les enjeux. L’empathie est nécessaire, il faut embrasser son sujet sans se compromettre. Que répondre à une personne qui vous qualifie de « Bisounours » ? Tout d’abord qu’il est facile et peu glorieux de tourner en dérision un individu sous prétexte que l’on ne partage pas ses idées. Il l’est beaucoup moins de regarder la réalité en face et de laisser de côté ses certitudes pour se remettre en question. Il me suffit chaque matin de faire la revue de presse internationale, d’explorer ma liste de mails où affluent les communiqués pour vanter tel ou tel produit, m’inviter à telle ou telle conférence « pour changer le monde » pour mesurer combien désormais les questions sur le climat et l’impact social innervent notre quotidien. Une révolution invisible est en marche La crise est passée par là, les temps changent. Le succès international de l’essai Le capital au XXIe siècle de Thomas Piketty, l’atteste. Dans le monde entier, des individus se lèvent pour dénoncer et remettre en question les modes de fonctionnement qui avaient cours jusqu’alors.

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La peur et la misère attisent la haine et la folie terroriste de réactionnaires qui entendent faire régner la barbarie et la terreur au nom d’une interprétation délirante et erronée de la religion. De Tokyo à São Paulo, Damas au Cap, Stockholm à Berlin, Madrid à Istanbul, la grande majorité des voix se dresse contre la menace de basculement du monde dans la barbarie. Ils se font entendre pour réclamer un nouvel ordre mondial. Utilisé à des fins pacifiées, le numérique est un sésame pour la liberté. Ici et là, la société du bottom up s’exprime sur les réseaux, échange, partage, milite via les pétitions sur change.org, avaaz.org ou 350.org. Sur les réseaux, les entrepreneurs sociaux et les changemakers s’organisent sans attendre un blanc seing des autorités. Les jeunes, ceux que je nomme la génération @perdue, ces femmes et hommes, sortis de leurs études en 2009, — ils ont autour de 25 ans aujourd’hui — à qui l’on a dit tout de go « vous n’avez pas d’avenir » ont pris leur destin en mains. L’innovation et la création sont leurs moteurs. Le coding, leur expression quotidienne, ils refaçonnent le monde. Certains se réunissent sous l’étendard des Barbares, prenant à la hussarde tel ou tel secteur pour mieux conduire l’économie disruptive, prôner de nouveaux modèles et mettre à bas des rentes qui, depuis le XXe siècle, fructifient sur des schémas d’arrière garde. D’autres entendent donner du sens à leur vie, avoir une dimension morale, éthique et choisissent la voie du social business, de l’économie sociale et solidaire. Certains sont entrepreneurs sociaux, d’autres bénévoles ou travaillent au sein d’associations, d’ONG ; tous sont des acteurs du changement, convaincus que c’est en partageant, en faisant œuvre de solidarité que le monde trouvera des solutions d’avenir. Le phénomène est planétaire. Que ce soit dans des pays émergents ou des régions développées, des individus s’engagent et créent de nouveaux modèles. Le foisonnement et l’effervescence de ces initiatives sont tout bonnement fulgurants ; ils témoignent d’une réalité du monde qui jusqu’à peu n’intéressait pas les medias. Face aux mastodontes de l’économie classique dont les intérêts premiers ne sont pas l’épanouissement du bien social et la protection de la nature, face à la dictature du court terme imposée par la finance et les medias, la quête effrénée de toujours plus de rentabilité souhaitée par des investisseurs, individuels ou institutionnels, ces milliers d’hommes et de femmes invitent à une autre vision du vivre ensemble et de la possibilité de construire notre avenir. Vers une économie positive À la tête de PlaNet Finance, l’organisation de solidarité internationale qu’il a co-créé en 1998 avec Arnaud Ventura, Jacques Attali prône sous le concept d’altruisme rationnel au service des générations futures l’une des voies les plus porteuses pour comprendre et soutenir cet élan : l’économie positive. Le mouvement est né en 2012. Il a depuis porté sa voix au travers du Positive Economy Forum au Havre et à San Patrignano, en Italie, donné lieu à la présentation d’un rapport et 45 propositions remis au président de la République, François Hollande, et nourrit différents écrits dont l’indice de l’économie positive et le Positive Book. Nous travaillons actuellement à deux nouveaux ouvrages à paraître à l’automne 2015. Le groupe de réflexion invite des philosophes, des entrepreneurs, des changemakers, de Cynthia Fleury à Maurice Levy, en passant par Arnaud Mourot d’Ashoka et Gilles Babinet à réfléchir ensemble sur les actions Isabelle LEFORT « Nous ne sommes pas des Bisounours ! » / La Revue du Cube #8

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à mener pour l’intérêt des générations futures. L’altruisme rationnel étant au cœur même de l’économie positive ; la condition première de sa réussite. L’altruisme rationnel Le mot même d’altruisme est récent dans l’histoire. Il est né au XIXe siècle, en 1854, sous la plume d’Auguste Comte dans son livre Catéchisme positiviste. Le philosophe fondateur du positivisme désigne par ce terme l’attitude de bonté, de générosité, d’empathie qui découle de l’attitude d’un individu qui aime à donner aux autres, à faire du bien, sans attendre en retour mais qui trouve sa satisfaction dans l’acte de donner. C’est une forme d’amour désintéressé d’autrui. L’altruisme rationnel affine le concept. Le biologiste Philippe Kourilsky parle même d’altruité pour qualifier la notion de devoir qui anime l’altruisme rationnel. En termes non savants, on peut qualifier l’altruisme rationnel d’empathie réfléchie. L’individu qui le pratique sait qu’en étant altruiste, il contribue au bien commun. C’est un acte voulu. L’action peut être motivée pour améliorer le vivre ensemble, la société, assurer la prospérité du marché, l’économie, et contribuer l’épanouissement individuel, pour soi. Œuvrer par l’altruisme rationnel au service des générations futures au plan sociétal est une priorité pour nous permettre de solutionner les enjeux du bien vivre. À une époque menacée par la somalisation du monde où la communauté internationale est mise en danger par une poignée de fanatiques toujours plus puissants, difficiles à cerner car n’étant pas un adversaire institutionnel clairement identifié, qui manient les armes comme les cyber-attaques, trouver des solutions positives sur le long terme est essentiel pour tarir définitivement la source de la barbarie. La lutte contre la pauvreté, l’éducation, l’accès à la santé, à l’énergie, l’emploi demeurent les meilleurs remparts contre la violence. Les milliers de migrants qui frappent aux portes de l’Europe l’attestent ; imaginer que les problèmes des uns à des milliers de kilomètres ne nous concernent pas, n’est que pure illusion. Plus que jamais, comme l’affirment les membres éminents de « The Elders », le monde est un village global. Outre la misère, source première des inégalités, terreau de toutes les violences, le réchauffement climatique va, dans les années à venir, inciter toujours plus d’individus à quitter leur territoire en quête d’un futur possible. Il est urgent de trouver des solutions positives à long terme. Déjà, l’instauration des objectifs du millénaire établis par les Nations Unies a contribué à diminuer la pauvreté globale ; mais c’est nettement insuffisant. Ici et là, au Nigéria, au Tchad, au Pérou, au Mexique, en Inde, en Chine, en Espagne, en Grèce, en Égypte, des individus initient des projets positifs qui participent au maintien et à l’accomplissement du lien social. En Inde, Vandana Shiva milite pour la défense des petits agriculteurs face aux géants que sont Monsanto et les groupes de l’industrie chimique. Au Cameroun, c’est un étudiant, Arthur Zang qui a imaginé un cardiopad qui permet aux personnes isolées les plus éloignées des hôpitaux de suivre le rythme des battements du cœur et de prévenir une crise cardiaque. Partout, l’intelligence humaine invente des solutions positives. Tous ne sont pas entendus, mais le réseau international des changemakers tisse sa toile. Et se propage grâce au Net. De l’intérêt économique Les acteurs économiques ont de leur côté tout intérêt à contribuer à leur succès. Si la majorité des multinationales et entrepreneurs ont jusqu’à peu songé à la seule réussite de Isabelle LEFORT « Nous ne sommes pas des Bisounours ! » / La Revue du Cube #8

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leur entreprise, les yeux rivés sur la ligne de rentabilité immédiate, de plus en plus de voix là encore s’élèvent pour militer pour des actions de bon sens que l’on peut qualifier d’altruisme rationnel. Pourquoi ? Parce que le règne des marchands d’arme ne peut durer. La majorité des entreprises ont besoin de paix sociale, donc de moins de pauvreté et d’inégalité pour déployer leur marché. L’agence de notation Standard & Poors a ainsi surpris son monde en annonçant en début d’année, que désormais elle sanctionnerait dans ses notes les entreprises qui ne prendraient pas en considération leur impact social et environnemental. Philippe Lamberts, le vice-président du groupe écologiste au Parlement européen, qualifié d’ennemi public numéro 1 de la City pour ses prises de position réclamant la moralisation du comportement des traders, a sans doute été le premier estomaqué de l’initiative de la Rabobank, la plus grande banque néerlandaise qui a instauré une forme de serment d’Hippocrate pour ses 90 000 salariés. Ces derniers devant désormais s’engager à toujours avoir un comportement éthique, qu’ils soient traders ou simple conseiller bancaire. La révolution des mentalités est en route. Après l’initiative de « The B Team » lancée, voici quatre ans par Richard Branson et Jochen Zeitz, respectivement pdg de Virgin et de Puma, une cinquantaine de grandes entreprises ont lancé au dernier World Forum de Davos en février, le mouvement « We mean business » qui milite pour l’instauration d’une économie décarbonnée. À chaque fois, les initiatives veulent mobiliser les acteurs dans l’optique de replacer l’entreprise dans son rôle sociétal. Ce n’est pas un hasard si aujourd’hui, l’organisation Ashoka qui a constitué en 30 ans le premier réseau des entrepreneurs sociaux avec 3000 membres, investit désormais les champs de la santé et de l’éducation. L’économie déploie son succès dans une société pacifiée. La révolution énergétique et numérique offre de formidables opportunités ; les futurs objets connectés, sans parler de la révolution quantique annoncée bouleversent la donne. Tout n’est pas à réinventer mais presque. Chaque pan de nos activités doit être passé au scanner de la transition. C’est un terrain d’aventure qui donne tout autant le vertige aux plus frileux qu’il fait pousser des ailes aux plus aventureux. À Las Vegas, au dernier International Electronic Show, les 120 start-up de la French Tech ont imposé leur extraordinaire vitalité et hissé la France au deuxième rang des pays les plus récompensés. D’ERDF à Cisco, en passant par les géants du numérique qui viennent recruter dans l’Hexagone, les entrepreneurs saluent la qualité de l’enseignement de l’ingénierie et des mathématiques et la capacité des universités françaises à former des étudiants dans des domaines aussi pointus que la cryptographie et les algorithmes. Ne nous méprenons pas, il ne s’agit pas de lancer un ridicule, vain et prétentieux cocorico. Mais bel et bien de reconnaître nos atouts dans un pays si souvent enclin à la flagellation. Là encore les jeunes générations aux commandes dans la French Tech n’ont cure des discours à l’ancienne. Eux foncent et beaucoup pratiquent l’altruisme rationnel comme ils respirent. Cela va de soi. Le baromètre de la performance des start-up du numérique, publié chaque année, par France Numérique, démontre que ces entreprises qui enregistrent + 40 % de croissance, + 30 % à l’international et + 25 % d’augmentation d’effectifs tous les ans avec une majorité d’emplois créés pour des jeunes de 32 ans d’âge moyen, dont 90 % de CDI, sont très éloignées des structures traditionnelles, puisque dans leur très grande majorité, elles sont fondées sur des partenariats et le partage des risques. L’écart salarial entre les dirigeants et les salariés est de 2,7 % seulement et 83 % de ces entreprises distribuent des stock options aux tiers de leurs salariés. Il s’agit de projets communs où l’on partage la valeur créée.

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Au delà même de la réussite du projet entrepreneurial, ce qui anime les entrepreneurs à pratiquer l’altruisme rationnel, à partager, à contribuer au bien commun répond à des aspirations individuelles. Cela peut sembler simpliste. Mais tous les changemakers vous le confirmeront de Pierre Rabhi à Muhammad Yunus, c’est satisfaisant de faire du bien autour de soi. Depuis les philosophes antiques, aux humanistes, Jean-Jacques Rousseau, Auguste Comte, Vladimir Jankelevich, les sages des religions pacifiés, on sait que la bienveillance est le meilleur antidote contre l’aigreur et la vieillesse. Être altruiste contribue à l’épanouissement de l’être. Il se pratique désormais en toute connaissance de cause. Comme un argument rationnel. Et fleurit sur le semis qu’il répand. Dernier cas en date mis sur le devant de la scène médiatique ? Dan Price. Le patron de Gravity Payment s’est retrouvé, sous les feux des projecteurs du monde entier, après avoir annoncé, en plein débat sur les inégalités aux États-Unis, en particulier dans la ville de Seattle, qu’il allait réduire de 70 % son salaire pour que chacun de ses employés reçoive 70 000 dollars de rémunération. Coup de pub ou sincère générosité ? Seul l’avenir le dira. Pour l’heure, il est amusant de lire dans le New York Times l’interview de Dan Price expliquer « I’m a capitalist » et affirmer que l’entreprise est une aventure humaine. Ce dernier épisode illustre l’époque. Et le basculement de notre société. Les inégalités ont atteint un paroxysme, nous ne pouvons poursuivre sur cette voie, au nom de la paix sociale. Pratiquer l’altruisme rationnel est une question de survie collective et individuelle. L’anti-thèse de l’image enfantine des Bisounours ou du cynisme de quelques adultes pétris de leurs certitudes passéistes.

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#8 Vers de nouveaux écosystèmes Bénédicte Manier Journaliste

Une révolution positive, ce serait quoi ? Rien de moins qu’une inversion de la plupart des paradigmes actuels, de nos logiques de prédation, de concurrence et de croissance sans limite. Un processus d’ampleur et de long terme, qui nécessitera de revoir entièrement nos modes de vie. Mais depuis quelques années, des actions de terrain ouvrent la voie à de nouveaux écosystèmes, qui sont autant de pistes prometteuses. Elles suivent globalement cinq axes. Réinitialiser notre contrat avec la planète En Amérique du Sud, la culture andine a une longue relation d’échange, d’offrande avec la Pachamama. Ce rapport instinctif avec la Terre-mère n’est finalement qu’une profonde compréhension des conditions de survie de l’homme grâce au milieu naturel. En Inde, Rajendra Singh, l’homme qui a transformé un désert du Rajasthan en oasis agricole, en construisant un vaste réseau de collecte de l’eau de pluie, a compris et rationnalisé ce rapport. Dans sa région, « chaque goutte d’eau utilisée est rendue à la terre », dit-il : l’eau prélevée pour l’agriculture ou la consommation est compensée par un apport équivalent de pluie aux nappes phréatiques. L’équilibre naturel n’est jamais rompu. Aucune révolution positive n’est possible sans que l’homme ne s’inscrive, comme le fait Rajendra Singh, dans un écosystème intelligent avec la biosphère, condition indispensable à une résilience mutuelle. Ce qui implique de n’utiliser que des sources renouvelables d’énergie, et de compenser intégralement chaque prélèvement d’eau, de faune, de flore, par un renouvellement de ces ressources. Déjà s’organisent au Kenya, en Inde et ailleurs, de vastes opérations citoyennes de plantation de forêts : c’est le début d’un contrat renouvelé avec la planète. Réenchanter le local En quelques années, la planète a vu s’installer un mouvement mondial qui vise à produire, transformer, échanger, partager, réparer, recycler local. Une tendance portée par la génération des Millennials, ces jeunes devenus adultes avec le nouveau siècle et qui sont certainement le pivot de la révolution positive. Cette génération a en effet intégré les atouts de la mondialisation (elle est historiquement la plus connectée, la plus informée, la plus consciente des enjeux planétaires), mais elle en a fait basculer les valeurs : elle est convaincue que l’économie ne peut plus reposer sur des

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échanges mondiaux insoutenables écologiquement et socialement, mais sur la renaissance d’une économie territoriale, appelée très justement community-scaled economy aux États-Unis. Dans ce pays, cette génération est donc en train de réinvestir les centres urbains – à l’opposé du modèle banlieue-voitures de ses parents – et elle revitalise l’économie de proximité, tout en développant une mobilité durable (vélos, transports en commun). À Portland ou à Minneapolis par exemple, on voit déjà des quartiers renaître grâce à l’éclosion de circuits alimentaires locaux ou de commerces gérés en coopératives. Cette exigence de relocalisation dépasse la seule nécessité de réduire l’empreinte carbone : elle relève d’une logique de vie plus large qui, en valorisant les ressources humaines, sociales, culturelles d’un territoire, crée des prospérités locales aux bénéfices mesurables en termes de qualité de vie, de créativité et de vie démocratique. Le réenchantement du local passe aussi par l’investissement dans les agricultures biologiques, y compris dans les villes. Venue du Sud, l’agriculture urbaine connaît aujourd’hui une expansion mondiale, qui fait émerger des jardins partagés dans toutes les métropoles (800 jardins cultivés à New York, un million de co-jardiniers aux États-Unis), des fermes urbaines (Detroit, Rosario, Curitiba…), des forêts nourricières (Seattle, Boston), des serres sur les toits (Montréal, New York, Londres…) et des cultures dans tous les interstices du monde urbain : murs, cours, balcons, anciennes voies ferrées... Et les quartiers de demain auront leurs fermes verticales, avec des projets à Las Vegas, à Dubaï ou à Dongtan, la future ville écologique chinoise. Ces filières agro-alimentaires urbaines ne sont pas seulement prometteuses en termes d’emplois. Elles sont surtout vitales pour des villes en croissance rapide, qui n’ont aujourd’hui que trois ou quatre jours en moyenne de stocks alimentaires, en raison de leur dépendance au pétrole. Favoriser les logiques de coopération La coopération est innée chez les espèces vivantes, parce qu’elle est une condition de leur survie dans le milieu. Chez l’animal social qu’est l’homme, la concurrence est au contraire un acquis récent, qui a favorisé les comportements prédateurs et la fragmentation des sociétés en groupes toujours plus inégalitaires. Créer une économie positive implique de revenir à des processus coopératifs qui relèvent d’une logique de bien commun et de dépassement collectif. La crise de 2008 a au moins pour effet de doper les pratiques collaboratives, qui se multiplient aujourd’hui partout dans le travail (coworking), la consommation, les transports (covoiturage), la finance (crowdfunding), la production alimentaire ou l’habitat. Quant à la mutualisation des connaissances, portée par les supports numériques, elle préfigure à elle seule un changement d’ère : elle promet d’amplifier les capacités humaines à une échelle inédite, comme en témoignent déjà la multiplication des technologies en open source, les outils d’enseignement en ligne ou les audits mondiaux de la biodiversité lancés par les alliances scientifiques-citoyens. Ces nouveaux écosystèmes d’échange, qui s’organisent en réseaux sectoriels et géographiques (comme les Sharing Cities), témoignent à l’évidence de la recherche d’un nouveau modèle, d’une nouvelle cohésion sociale. Aux États-Unis, par exemple, il est étonnant de voir des écoles, des hôpitaux, des commerces ou des fournisseurs d’énergies renouvelables se convertir en coopératives. Cette année, la ville de New York va d’ailleurs consacrer un budget de 1,2 Bénédicte MANIER « Vers de nouveaux écosystèmes »/ La Revue du Cube #8

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million de dollars aux coopératives, devenant une des collectivités qui investit le plus dans ce secteur. Là encore, de nouvelles logiques émergent, dans des sociétés désenchantées par les dérives de Wall Street. Créer des synergies high-tech / low-tech Inverser les processus de destruction de la planète impose enfin de repenser la nature et l’échelle de nos productions et de nos consommations. Réduire, décélérer, décroître et penser low-tech sont les maîtres-mots pour l’avenir. À l’opposé des logiques souvent mercantiles du high-tech, aux supports obsolètes et polluants, le low-tech réhabilite les techniques populaires et les matériaux simples et réparables. Mais loin de se combattre, low et high-tech produisent aujourd’hui des interactions intelligentes, qui rendent le changement accessible au plus grand nombre. En Inde, des techniques écologiques low-tech (équipements solaires d’irrigation et de purification d’eau, phyto-médicaments, solutions agricoles...) sont déjà diffusées dans 75 pays du Sud par des réseaux regroupant informaticiens, chercheurs, étudiants et fermiers. La start-up Digital Green, par exemple, fait profiter des centaines de milliers de paysans indiens et africains de solutions en agroécologie, en nutrition et en santé, grâce à 260.000 vidéos diffusées en 20 langues par Internet mobile. D’ici trois ans, elles auront amélioré la vie d’un million d’agriculteurs éthiopiens. En alliant l’accessibilité du low-tech à la puissance de diffusion du high-tech, la société civile se montre aujourd’hui mille fois plus efficace que les agences de développement. En Afrique, le réseau Jerry Clan allie, lui aussi, low et high-tech : ces Fab-Labs de terrain fabriquent des ordinateurs en assemblant des pièces recyclées (carte mère, disque dur...) dans de vieux jerricans. En mariant le « bricole it yourself » et le « do it together », il fabrique sans doute les ordinateurs les moins chers au monde, contribuant ainsi à réduire la fracture numérique dans plusieurs pays subsahariens. Multiplier les logiques d’empowerment Cette multiplication actuelle des solutions de terrain a au moins trois effets notables. Leur diffusion virale leur confère d’abord une portée sans précédent, de l’ordre de plusieurs millions de bénéficiaires. Leur conception coopérative met aussi en place des systèmes d’intelligence collective — des « réseaux pensants », dit très justement Patrick Viveret — qui font de la société civile du 21e siècle une actrice majeure du changement social : pragmatique, innovante, elle est désormais très en avance sur le monde politique. Enfin et surtout, ces solutions sont de formidables outils d’empowerment, qui redonnent aux citoyens un pouvoir d’agir, un levier pour changer l’avenir. L’open source, par exemple, met des technologies de pointe à la portée de tous. Le solaire et l’éolien permettent à des territoires entiers d’accéder à l’indépendance énergétique, et ouvrent des opportunités inédites de développement à des territoires défavorisés. Les makers se dotent de nouvelles capacités

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productives. Des millions de connaissances se mondialisent. Le crowdfunding fait émerger des initiatives qui n’auraient pas trouvé de financement ailleurs. Ces empowerments polymorphes, dispersés, constituent sans aucun doute l’amorce d’une transition, d’un changement global de paradigmes. Mais les transformer en une révolution plus large nécessitera d’aller plus loin. Il faudra presser le bouton reset et repenser globalement un modèle matérialiste vide de sens, pour le remplacer à l’échelle mondiale par des millions d’écosystèmes intelligents et de réseaux économiques coopératifs, enfin centrés sur le mieuxvivre.

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#8 Le bruit du cœur Maëva Tordo

Co-fondatrice du NOISE, directrice de l’incubateur Blue Factory de ESCP Europe J’ai le souvenir d’une rédaction que j’avais eu à faire, il y a plus de 15 ans, lorsque j’étais au collège. L’intitulé disait : « Un extra-terrestre arrive sur Terre et débarque à Paris, racontez ». Je me rappelle avoir été désemparée pour décrire avec étonnement et naïveté ce qui me paraissait si quotidien. Aujourd’hui aussi, le mot d’ordre est à ce regard décalé pour enclencher l’innovation, le changement, le re-nouveau. Les méthodologies se multiplient pour « disrupter » les anciens modèles et penser « outside-the-box ». Mais aurions-nous besoin de nous efforcer à penser en dehors de la boîte si nous n’y étions pas encore, si nous étions « extra-box » ? Puisqu’il nous faut imaginer un nouveau modèle de société, pourquoi ne pas solliciter ceux qui ne la connaissent pas encore trop bien ? Nos extra-terrestres, ce sont les étudiants. Ce sont eux que nous devrions encourager et questionner pour retrouver l’étonnement, la curiosité et la créativité qui nous aidera à identifier les leviers pour l’émergence d’un monde nouveau. C’est en cela que l’univers étudiant est fascinant. Parce qu’il est précisément ce moment où l’individu oscille entre la boîte et sa réinvention. De la même façon que les entreprises ont l’habitude, lorsqu’elles accueillent un nouveau collaborateur, de lui demander de rédiger un « rapport d’étonnement » sur leur organisation, nous devrions demander aux nouvelles générations de partager leur rapport d’étonnement sur le monde dans lequel nous leur proposons de vivre… et leur permettre de l’améliorer ici et maintenant. Il est temps de compter sur la jeunesse, non pas seulement pour son énergie fougueuse, mais pour sa candeur quant à ce que le monde doit être afin de contrecarrer le formatage de formations qui portent intrinsèquement les limites de l’innovation tant recherchée. Et les étudiants n’attendent que cela ! Adolescents au cœur de la crise financière de 2008, ils ont pleinement conscience des défis que leur génération va devoir relever et du décalage accéléré entre le contenu des formations qui leur sont proposées et la réalité de l’incertitude de leur vie professionnelle. Alors, ils veulent contribuer dès à présent et trouver des alternatives durables et généreuses pour « changer le monde ». En témoigne le succès rapide d’initiatives telles que Ticket For

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Change1, un voyage de 10 jours pour révéler l’entrepreneur social qui sommeille en chacun, de MakeSense2 qui permet à chacun d’aider un porteur de projet engagé ou d’Enactus3 qui accompagne les étudiants entrepreneurs sociaux. Au NOISE4, une association d’innovation sociétale multi-écoles que j’ai cofondée, c’est plus d’un tiers de la nouvelle promotion d’une école de commerce qui a participé aux recrutements de la nouvelle équipe cette année. Plus qu’une tendance, c’est un véritable mouvement. Si l’on osait prendre la mesure de cette énergie en puissance et du potentiel créatif des nouvelles générations, il serait alors possible d’imaginer une éducation à même d’accompagner l’émergence d’un monde nouveau. Mais par où commencer ? Face à l’inconnu, si nous commencions tout simplement par leur faire confiance à ces étudiants ? Par voir en eux, non pas seulement des pages blanches à compléter, mais plutôt des kaléidoscopes de possibles ? C’est un peu comme si, avec le temps, ils avaient été débranchés, et qu’ils attendaient qu’on leur redonne la permission d’oser. Il est temps de mettre en place des dispositifs d’émancipation et d’expression au sein même des établissements d’enseignement. Là où l’habitude est à la transmission de méthodologies « prêtes-à-l’emploi », il s’agit d’ouvrir des terrains d’exploration, d’incertitude et d’ambiguïté. Là où l’apprentissage se fait à partir de cas éprouvés, il s’agit d’y ajouter l’expérimentation inédite. En cela, l’entrepreneuriat, qui arrive enfin au cœur des enjeux stratégiques de certains établissements, est un sujet idéal. Car aucune méthodologie ne peut l’envelopper. À tel point que les débats académiques vont bon train quant à la possibilité même de pouvoir l’enseigner. Enfin un sujet qui ne rentre pas dans une boite et commence à incarner les frémissements du vivant, du réel, de la complexité. Et les étudiants s’y précipitent ! Depuis 2007, année de la création de la Chaire Entrepreneuriat de ESCP Europe5, le nombre d’étudiants aspirants entrepreneurs est passé de 20 à plus de 200 par an. Or, si l’entrepreneuriat est si plébiscité par les étudiants, ce n’est pas tant qu’ils veulent tous « monter leur boite », mais parce que ce type de formation intègre deux des trois composantes essentielles de leur aspiration : l’action et l’impact, soit la possibilité d’être acteur ici et maintenant, et de concrètement mesurer l’enjeu de leurs études. Et pas besoin de grands programmes pour initier cette dynamique de manière transversale dans tout type de formation : commençons par créer, dans chaque établissement, au même titre qu’une bibliothèque permet d’étudier, une « fabricathèque » dédiée au passage à l’action ! Enfin, indissociable de l’action et de l’impact, la troisième composante qui qualifie les aspirations de ces nouvelles générations est la recherche de sens. Et elles ne sont pas seules sur ce chemin. Je suis toujours stupéfaite et ravie par le puissant enthousiasme qui les portent lorsqu’ils découvrent les initiatives extraordinaires qui, de par le monde, sont déjà dans cette dynamique d’innovation sociétale. L’entrepreneuriat social, l’économie collaborative, la démocratie participative, les modèles d’innovation ouverte… prendre connaissance de 1.

Ticket For Change : http://www.ticketforchange.org/ Make Sense : http://beta.makesense.org/ 3. Enactus : http://enactus.fr/ 4. NOISE Nouvel Observatoire de l’Innovation Sociale et Environnemental http://www.the-noise.org/ 5. Chair Entrepreneuriat de ESCP Europe : http://www.chaireeee.eu/ 2.

Maëva TORDO « Le bruit du cœur » / La Revue du Cube #8

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ces nouvelles tendances crée chez eux un déclic irréversible, comme autant de signes que « l’on pourrait faire autrement et mieux ». Avis aux établissements d’ouvrir leurs étudiants sur ces nouveaux modèles… ça plaît ! Néanmoins dans cette recherche de sens qui frémit en toute notre société, le défi est bien de ne pas remplacer un modèle par un autre. Et malgré ce tableau enthousiaste, il reste que ces nouvelles générations en action ne sont pas pour autant encore libres d’inventer des modèles absolument nouveaux. En réalité, à leur arrivée à l’université, les étudiants, même les plus engagés, sont déjà profondément empreints d’une éducation balisée depuis l’enfance : être le premier, faire mieux qu’un autre, réussir, dépasser. L’entrée dans le moule de ces valeurs, que nous ne souhaitons pas faire rimer avec le XXIe siècle, commence tôt et se mêle aux idéaux humanistes pouvant aller parfois jusqu’à une compétition surprenante « à qui changera le plus le monde ». La révolution positive est un appel voluptueux à l’étudiant curieux qui se love en chacun de nous. À cette partie qui refuse de se figer, qui s’étonne, joue, créé, apprend, offre, aime… Et qui ne demande qu’à ce qu’on la laisse battre.

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#8 Demain la Révolution solidaire Guillaume Villemot

Fondateur du Festival des Conversations, président de Bleu Blanc Zèbre Faire confiance, redonner confiance, voilà ce que nos mouvements citoyens veulent aujourd’hui initier et mettre en place. La devise de notre république pourrait se voir enrichir de ce si beau mot : Confiance. Mais un mot que nous avons abandonné pendant de nombreuses années et que nous avons laissé porté par une élite politique qui, en se professionnalisant, nous a cantonné dans un rôle de spectateur de moins en moins acteur. La révolution digitale que nous voyons arriver depuis plusieurs années entre désormais dans sa phase active. Pour la première fois, nous commençons à nous rendre compte que ce n’est plus des politiques qu’il faut que nous attendions des solutions, mais que nous sommes collectivement une part de la solution. Il est intéressant de constater comment, dans la dernière décennie, le pouvoir des syndicats (en tout cas en France) s’est réduit au profit du pouvoir des salariés eux-mêmes, qui arrivent à se mobiliser plus fort et plus efficacement que ne le font leur représentant. Pourquoi ? Mais simplement parce qu’ils sont hors cadre et n’attendent rien d’un système qu’ils jugent bloqué et qu’ils n’ont pas de rente à perdre. Intéressant également de constater que ce sont les citoyens qui forcent les politiques à prendre position quand des massacres tels que ceux perpétués au Kenya se déroulent ; quand nos politiques restent désespérément silencieux, les citoyens se mobilisent en lançant des pétitions, en agissant sur les réseaux sociaux, en créant des codes visuels qui permettent de montrer son engagement par rapport à cette cause. Et le politique ne peut que suivre et donc n’avoir qu’une image discréditée par rapport aux choix et aux positions des citoyens. Comment ne pas également juger la posture des compagnies de Taxi qui suivent comme elles le peuvent le succès grandissant de UBER, en mesure aujourd’hui de remettre en question une profession incapable de se renouveler. Les campagnes de publicité sur les portes des voitures de la G7 semblent bien dérisoires et surtout bien dépassées. Nous sommes définitivement entrés dans le monde du CO latin, c’est-à-dire du faire avec. Que ce soit le co-voiturage, le co-working, la co-habitation, la co-consommation… nous avons décidé de prendre les choses en main. Et même la conversation1, qui pendant si longtemps avait tendance à disparaître, ne cesse de se renouveler et de s’enrichir de ce que le digital 1.

Festival des Conversations : http://festivaldesconversations.org/

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nous apporte. Les conversations permettent des échanges diversifiés en envahissant de nouveaux territoires tel que les réseaux sociaux, les forums et même les jeux vidéo. Et cette conversation, c’est bien ce besoin de faire avec, c’est bien être en mesure de se mobiliser sur un sujet ou une cause, c’est la capacité de mobiliser pour changer le cours des choses. Mais qui dit conversation dit échange et écoute de l’autre, qui dit conversation dit intégration des points de vue des autres et qui dit conversation implique faire confiance à l’autre. Désormais, un certain nombre d’entre nous ont compris qu’ils pouvaient agir avec les autres et qu’ensemble on pouvait obtenir des résultats probants. Il n’est plus temps de se lamenter sur le monde dans lequel nous vivons, en revanche, il est temps d’agir pour le faire évoluer. Cette prise de conscience ne se limite plus aux actions caritatives pour lesquelles nous avons toujours su nous mobiliser, mais touche tous les secteurs. De l’éducation (Zup de Co avec les étudiants des grandes écoles qui viennent faire du soutien scolaire à des collégiens dans des zones difficiles) au transport (BlablaCar, Wemoov…), en passant par l’alimentation (Les incroyables comestibles qui sont présents dans déjà plus de 150 villes en France pour nous permettre de collectivement cultiver et partager nos fruits et légumes) ou encore le retour à l’emploi (Nos quartiers ont du Talent qui accompagne des jeunes des quartiers sensibles avec des parrains en entreprise pour les aider à trouver un stage, un emploi…). Mais la vraie révolution, c’est que nous pouvons désormais avancer tous ensemble, que l’on soit issu du monde associatif, du monde de l’entreprise, du monde de l’économie social et solidaire. Désormais, c’est collectivement que nous apportons nos réponses aux problèmes des français, et cela de façon positive et enthousiaste. Le mouvement Bleu Blanc Zèbre2, que nous avons créé avec Alexandre Jardin en Mars 2014, est l’illustration de cette Révolution Solidaire que nous pouvons appeler de nos vœux et qui devient une réalité chaque jour plus forte. Pour la première fois, en nous faisant confiance et en faisant confiance à ceux qui font, nous arrivons à changer les choses en incluant tout le monde. Une révolution se met en place grâce entre autre au digital qui n’exclu pas la moitié de la population en la montrant du doigt, ou pire, en la massacrant comme les révolutions l’ont fait jusqu’à présent. Cette révolution solidaire repose sur le partage des solutions mises en place par certains et qui peuvent, grâce au digital et à sa vitesse de propagation, être reprises par d’autres dans d’autres territoires. Cette révolution solidaire est aussi une révolution transversale, capable d’embarquer toutes les formes de solutions et de les faire progresser grâce aux apports que les unes et les autres font. « Mais que faites vous des politiques ? » me direz vous « les excluez-vous de votre système ? ». Non, nous avançons d’une part avec les politiques, notamment les maires qui, sur le terrain, sont depuis toujours à une portée de baffes de leurs électeurs et sont donc confrontés aux besoins de trouver et de mettre en place des solutions. Nous avançons avec les politiques parce qu’une société sans politique est une dictature, mais notre révolution solidaire va forcer les politiques à changer en profondeur, à se révolutionner. Avec une côte de confiance dans l’opinion publique française comprise entre 8 et 11 %, ils n’ont pas le choix, ils doivent eux aussi revoir leurs modèles, ne plus promettre mais faire, ne plus penser aux prochaines élections mais agir pour apporter des solutions, car sinon les sanctions seront sans appel. 2.

Bleu Blanc Zèbre : http://bleublanczebre.fr/

Guillaume VILLEMOT « Demain la Révolution solidaire » / La Revue du Cube #8

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Ces années qui viennent de s’écouler nous redonnent confiance dans notre capacité à faire collectivement et efficacement. La dernière prise de conscience que nous devons effectuer pour éviter de sombrer dans des extrémismes catastrophiques, c’est que notre action peut politiquement changer notre société et donc, que nous avons la possibilité réelle de faire évoluer nos femmes et hommes politiques. Là aussi, c’est ensemble que nous réussirons, en forçant les politiques à diriger notre pays avec la société civile, plus en lui donnant l’illusion de faire (en distribuant quelques médailles et quelques portefeuilles factices), mais en agissant conjointement avec les solutions que nous, citoyens, avons mises en place et qui portent leurs fruits. C’est ainsi que nous redonnerons confiance aux français et qu’ils ne seront plus majoritairement abstentionnistes. C’est ainsi que cette confiance sera retrouvée et partagée par tous, c’est ainsi que la Révolution Solidaire deviendra une réalité à l’aube de ce XXIe siècle qui portera tant de changements dans nos vies. C’est ainsi que cette révolution solidaire est déjà en marche et à défaut de nous promettre un grand soir, elle nous offre des tas de petits matins bien réels et positifs.

Guillaume VILLEMOT « Demain la Révolution solidaire » / La Revue du Cube #8

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POINTS DE VUE Yacine Ait Kaci, Étienne-Armand Amato, Franck Ancel, Véronique Anger-De Friberg, Hervé Azoulay, Flavien Bazenet, Philippe Boisnard, Emmanuel Ferrand, Maxime Gueugneau, Étienne Krieger, Ariel Kyrou, Janique Laudouar, Éric Legale, Marie-Anne Mariot, Carlos Moreno, Dominique Sciamma, Hugo Verlinde

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#8 (R)ÉVOLUTIONs POSITIVEs Yacine Aït Kaci © Camille Desquenes

aka YAK / Elyx - Artiste

On pourrait trouver paradoxale la thématique de la révolution positive dans un environnement médiatique marqué par l’horreur et une vie qui semble chaque jour plus difficile pour un nombre croissant de citoyens… En fait, ce sont deux polarités qui se sont chacune « radicalisée », d’où ce concept de révolution, car c’est bien une force en mouvement, engagée et résolue. De même que l’optimisme s’oppose au pessimisme, l’engagement des forces positives s’est accéléré en même temps que celui des forces opposées, dans une arithmétique quasi-mathématique. Ces deux forces ne sont pas en conflit l’une avec l’autre, elles sont les deux extrémités d’un même fil qui s’est tendu de manière exponentielle, suivant la même fameuse courbe de l’accélération technologique, du climat et des émissions de CO2, de l’accroissement de la démographie et des inégalités. Ces courbes nous indiquent une tendance et un mouvement : quelque chose va bientôt se passer, ou est déjà en train de se passer, et il y aura un avant et un après, un de ceux qui font l’histoire. Une révolution ? Sans aucun doute. Et chacun participe à ce mouvement en choisissant résolument de quel côté faire pencher la balance. La réalité n’est certes pas manichéenne et évidemment très contrastée. Il ne s’agit pas là d’analyser les différents scenarii prospectifs mais de réfléchir à son positionnement personnel pour évaluer son impact et se comporter et agir en connaissance de cause. Avoir un impact positif, ce n’est pas simplement avoir le moins d’impact négatif possible. L’urgence a tellement été dépassée qu’il s’agit aujourd’hui de compenser les impacts de notre héritage. Cela induit des changements tellement radicaux que le terme de révolution n’est pas trop fort. Bonne nouvelle, cette révolution porte bien son nom car elle porte dans sa forme et sa finalité, des systèmes beaucoup plus équilibrés et justes pour chacun d’entre nous, une organisation symbiotique pour reprendre le terme d’Isabelle Delannoy. Les exemples sont chaque jour plus nombreux, de bâtiments qui produisent plus d’énergie, de nourriture qu’ils n’en consomment, des villes intelligentes qui optimisent l’énergie et décuplent les liens sociaux, des organisations locales qui proposent un nouveau rapport à la production industrielle, au

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travail, à l’éducation… Des milliers d’initiatives un peu partout dans le monde, qui chacune n’a pas la prétention de le changer, mais simplement d’œuvrer positivement à petite échelle. En prenant un peu de recul, on s’aperçoit que ces initiatives ne sont pas du tout anecdotiques. En France, la Fondation Nicolas Hulot regroupe un certain nombre de ces initiatives sur le site MyPositiveImpact.org, pour permettre de les faire connaître. Des médias d’un nouveau genre apparaissent sous la bannière de l’Impact Journalism, une sorte de journalisme des bonnes nouvelles. En France encore, la revue WeDemain recense tous ces projets et énergies qui, chaque jour, font un peu plus pencher la balance vers le meilleur.

En Amérique centrale, plusieurs pays viennent d’annoncer utiliser 100  % d’énergies renouvelables. La Chine a tellement investi dans les énergies renouvelables qu’en 2014, pour la première fois depuis qu’elles sont mesurées, les émissions de gaz à effet de serre ont stagné à l’échelle mondiale. C’est une tendance lourde qui n’occulte pas les gigantesques défis auxquels nous faisons face et l’urgence, encore une fois, est déjà derrière nous. C’est donc animé de cette double polarité de conscience des enjeux et de la faillite généralisée des modèles traditionnels, de ce qu’on peut déjà appeler le monde d’hier et les formidables opportunités de sortie par le haut, entre résilience, créativité et définition d’un nouveau rapport au monde et à l’humanité. À titre personnel, c’est en pleine conscience que j’ai choisi d’accompagner humblement ce mouvement en créant Elyx et en partageant ses images positives sur les réseaux. Elyx est l’expression du regard d’enfant qui sommeille en chacun d’entre nous, qui le relie au merveilleux et la poésie du monde. Le but de ce projet est totalement inclusif, chacun peut se sentir concerné car il ne vise personne en particulier : faire sourire est son but, faire corps autour de ce qui s’active consciemment ou inconsciemment lorsqu’on sourit. L’espace d’expression d’Elyx, c’est la ville, le réel, le quotidien mais aussi et surtout les réseaux sociaux. Le maillage informationnel d’Internet est en effet, lui aussi, pris dans cette polarité entre le pire et le meilleur. Et d’ailleurs, il participe des deux mouvements. Son côté positif est l’incroyable fluide qu’il génère entre les cellules de l’humanité pour en faire un tout, partage des expériences, viralisation de l’éducation, dématérialisation de la valeur, économie émotionnelle… Encore une fois, c’est en pleine conscience des dangers et des dérives que, résolument, on peut choisir de faire pencher la balance en utilisant le potentiel emphatique, partager une pensée positive, inspirer, rêver et finalement construire ensemble.

Yacine AÏT KACI « (R)ÉVOLUTIONs POSITIVEs » / La Revue du Cube #8

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Chacun a entre ses mains une capacité de décision et d’action. L’impact est réel. À chacun de prendre le temps de réfléchir à la manière d’accompagner ou non ce mouvement, en toute bienveillance et pleine conscience de sa responsabilité et de son empreinte sur le monde. La révolution positive commence par une prise de conscience individuelle, un état des lieux de son impact sur le monde, une réflexion à mener sur ses capacités de changement et in fine, découvrir que ce qui est bon pour soi, est ce qui est bon pour la communauté et vice versa.

Yacine AÏT KACI « (R)ÉVOLUTIONs POSITIVEs » / La Revue du Cube #8

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#8 Le jeu, l’érotisme et l’humour, sources souterraines du régime digital Étienne-Armand Amato Chercheur et enseignant, conférencier et consultant

S’enthousiasmer avec bienveillance, conviction et souplesse pour des causes, des idées, des valeurs qui nous transportent et séduisent. Se lancer à corps perdu, au-delà de soimême et de ses petits intérêts dans des entreprises de construction, et non de destruction. Provoquer le changement, et non la colère ou le désordre, pour inventer des réalités plurielles et des virtualités nouvelles. Voilà un beau programme que chacun aimerait adopter ! Qui n’aimerait chanter quelques lendemains heureux sous le soleil du développement personnel, des techniques contre le stress ou d’une réconciliation avec les traditions philosophiques, ou quelques spiritualités réactivées, à moins que cela ne soit les nouveaux feux du numérique qui nous attirent, tels Icare sorti de son labyrinthe paternel ? Autant d’invitations qui ne nous parviennent que rarement. Quand bien même, on craindrait alors faire face aux avances de fanatiques, de dangereux utopistes, voire d’anges des affaires volant au-devant d’une nouvelle idée à succès. Alors, comment aller à contre-courant des lamentations et plaintes instituées en rapport au monde, pour échapper aux regrets ? Comment avancer sur un chemin d’évolution qui ne s’appelle plus progrès ? Et pourquoi, d’abord, devrait-on quitter notre confortable posture doloriste et défaitiste qui justifie de ne pas agir ? Au mieux, la rengaine paranoïde des résistants a-t-elle encore une aura héroïque, et la colère des indignés au cœur noble se fait-elle entendre. Les alertes des derniers jusqu’au-boutistes souhaitant un monde plus juste, plus ouvert, plus respectueux font la une des médias de masse, lorsque les abus de la surveillance électronique ont franchi les bornes et trouvé un nouveau sauveur à sacrifier. Envers eux tous, la tolérance a changé de camp. Elle a cessé d’être cette belle acceptation de l’altérité pour ne désigner que la crispation devant ce qu’il nous faut tout de même accepter, par défaut et non engagement. De là à dire que ce serait tellement mieux si tout pouvait correspondre à nos rêves d’ordre et de paix, certes au prix de quelques sacrifices démocratiques, de renoncements civiques. Une concorde qui rimerait avec apathie, boulimie et lâcheté ? Mais la paix, à la fin ! Laissez-nous tranquille avec toutes vos questions… Résolution positive, évolution constructive, quand viendras-tu nous ravir, nous emporter de l’autre côté du miroir ? Et bien, maintenant ! Il n’y a qu’à prendre l’ascenseur qui n’est plus social, mais existentiel, expérientiel, émotionnel et cognitif. En régime digital, que d’autres qualifient de révolution numérique, les rouages ne sont plus les engrenages mécaniques, mais des lignes de codes qui

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nous tirent de la fange vers d’autres cieux. Le moteur n’en est plus électrique, mais de recherche. Les filins d’acier ont laissé place aux fibres de verre tissant leurs toiles multidimensionnelles. Les étages et sous-sols à visiter sont indénombrables, essentiellement ranger en trois grands domaines jusqu’alors indicibles, que les cultures séculaires avaient mis en coupe réglée, soucieuses de conserver le contrôle des peurs et frustrations, de maintenir les énergies en tension, de faire chanter les rêves comme on rançonne les innocents. D’une part, le Jeu est sorti de son lit ! Il inonde selon les esprits chagrins, irrigue selon les plus optimistes, les fertiles territoires de notre imagination. S’il fut sacralisé en France par Roger Caillois dans son ouvrage Les jeux et les hommes1, qui souhaitait le préserver de toute instrumentalisation et le maintenir en son pur royaume, le Jeu bat de plus en plus la chamade. Jeux vidéo, réseaux socioludiques, mini-énigmes, puzzles en ligne, univers persistants amusants captivent ou envoient au tapis les moins pulsionnels d’entre nous, met en responsabilité les plus irresponsables, rend possible les erreurs, les essais, les envies, les situations les plus réalistes ou fantaisistes devenues enfin jouables et rejouables grâce à la simulation interactive ! De son côté, l’érotisme, que certains requalifieront de sexe sous couvert d’appeler un chat un chat, alors que d’autres ne pourront évoquer que l’amour, sort des placards, des enfers, des recoins, des pulsions refoulées, pour prendre toutes les directions et désigner tous les cadrans que la rose du plaisir et des envies ouvre en cercles concentriques ! Par la relation de charme ou de rencontre sentimentale, par l’obscénité ou la créativité pornographique, par les médias en tout genre, ce désir qui mène à la jouissance devient tangible et palpitant. Orgasme célébré ou maudit, qui rend vivant celui qu’il secoue de spasmes, quand tu investis les ordinateurs, peu de censures te résistent et encore moins les verrous de nos conceptions surannées. Enfin, l’humour, ce mystère dont la révélation résonne comme un tonnerre en rires dithyrambiques, vient se répandre sous toutes ces formes à travers les écrans et les connexions. Il se fait acide corrosif ou miel pacificateur, et ennemi radical pour les plus endoctrinés. Grâce aux vidéos amusantes, aux photos improbables, aux artistes auto-produits, aux mots d’esprit spirituels, aux paradoxes de la connaissance, de l’histoire et autres cas particuliers du genre comique, il devient aisé de s’esclaffer, ou faire revenir aux lèvres ce sourire franc ou gêné, indice d’un éveil intérieur et d’une nouvelle intelligence du monde. Aujourd’hui plus que jamais, ces trois fontaines dispensent leurs bienfaits, à l’excès pour beaucoup, à juste titre pour les plus assoiffés. Elles instituent, petit à petit, la joie comme émotion centrale et motrice d’un partage et d’un épanouissement existentiel. Autant de plaisirs, non plus seulement hédonistes car tournés vers la seule satisfaction, mais davantage créatifs, inventifs, jouissifs et profondément organiques et humains. Incontestablement, depuis l’avènement de l’âge digital, est intervenu la libération de ces trois champs en pleine expansion grâce aux médias interactifs, qu’ils s’agissent des hypermédias (sites web, réseaux socio-numériques, base de données) ou des cybermédias (jeux vidéo, réalités virtuelles). Ils permettent d’oser, d’essayer, d’explorer ses délires ludiques, ses envies intimes, ses hilarités et gaités sans craindre le jugement, l’échec, la honte, la stigmatisation. 1.

Roger Caillois, Les jeux et les hommes, Paris, 1958 / Édition revue et augmentée éditée chez Gallimard en 1992 Étienne-Armand AMATO « Le jeu, l’érotisme et l’humour, sources souterraines du régime digital » / La Revue du Cube #8

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Et si s’enjouer avec le jeu, l’érotisme et l’humour, c’était redécouvrir les positivités intrinsèques de nos individualités multiples, pour les en nourrir avec gourmandise et sérénité. Et s’il nous restait à n’être que des militants de la joie. Et si nous décidions de faire l’hypothèse vitale qu’alors que les déserts et misères avancent, enfin les rares oasis ludiques, érotiques et euphoriques n’en deviennent que plus évidents, réconfortants et partageables… Pourvu qu’ils ne soient pas de simples mirages de nos fièvres intérieures, et que l’on sache les habiter avec grâce et félicité.

Étienne-Armand AMATO « Le jeu, l’érotisme et l’humour, sources souterraines du régime digital » / La Revue du Cube #8

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#8 Scénographie datée ou post-scénographie des datas Franck Ancel

Théoricien et artiste « Nous sommes passés, en changeant de genre technique, insensiblement de la notion d’information ponctuelle à celle d’une information par réseaux. ( ) C’est ce système complexe de machines à information que l’on peut qualifier de scénographie électronique ». C’est ainsi que le scénographe Jacques Poliéri (1928-2011) analysa — insensiblement — le basculement de l’ère mécanique à celle de l’électronique à la fin du dernier siècle. L’œuvre, par son intégration de la révolution abstraite dans l’art, devient un dépassement des disciplines artistiques dans la vie même. Lieu d’exposition et de représentation ne sont plus que des jeux virtuels élaborés en fonction de réseaux dont la numérisation planétaire contrôle avec ambiguïté l’orchestration de nos vies. Alors que le prochain TEDxParis s’intitule [R]évolutions françaises, je place mon cinquième article pour la Revue du Cube sous le signe d’une mutation, d’une théorie de la scénographie née en France, sans pour autant faire croire que le numérique serait son cinquième élément. Un hexagone comme l’état d’une technique sont trop limités dans la vision de Poliéri. Sa scénographie prend sa source depuis des tracés par-delà les frontières tant spatiales que temporelles. Pour Poliéri, un mandala est aussi une scénographie. Sa vision artistique est celle de la création d’un territoire pour un environnement de formes par-delà le spectacle. Si la scénographie s’hybride désormais en connexion avec notre environnement digital, elle n’est donc plus un mouvement de lumières, un ensemble d’actions ou de paroles. Je pose celleci comme un réseau ouvert, non limité, numérique, entre une énergie contemporaine et une tradition créatrice. Dans leur tribune du journal Libération du 3 avril 2015, deux informaticiens, Laurent Lefèvre et Jean-Marc Pierson posent la bonne question avec Le Big Data est-il polluant ? « Le Big Data est la ruée vers l’or des temps modernes. Comme sa glorieuse aînée, elle draine beaucoup d’espoirs — fondés ou non — et pose d’importants problèmes tout en permettant le développement de nouveaux territoires. Il nous appartient de veiller à ce que le coût environnemental de ces technologies soit contrebalancé — au moins en partie — par des progrès dans la lutte contre le réchauffement climatique et la pollution. » De même, je tente de trouver, tant dans ma pratique que ma réflexion, une position juste que l’on pourrait concevoir comme un refus de croire à la seule positivité numérique dans un souci éthique d’une écologie des signes.

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En même temps que se prépare le grand rendez-vous planétaire de la COP 21, la conférence sur le changement climatique, en France, une initiative en Île-de-France renverse l’acronyme en POC 21. POC 21 se propose d’insuffler une autre orientation sous licence libre, persuadé que ce numérique là est un des leviers majeurs pour continuer à respirer dans notre environnement digital. La scénographie n’est plus le décor d’une seule scène pour un type de spectacle mais bien un art d’êtres connectés, à l’heure de l’open source ; ce que j’appelle depuis quelques années post-scénographie, trouve ici tout son sens post-médiatique lorsque l’on renverse ainsi l’actuelle donne culturelle. Le message ne réside plus dans le médium mais dans des données ouvertes pour les créateurs d’aujourd’hui, par-delà toute [r]évolution.

Franck ANCEL « Scénographie datée et post-scénographie des datas » / La Revue du Cube #8

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#8 Changer d’ère pour entrer dans le temps de la fraternité Véronique Anger-de Friberg Fondatrice des Di@logues stratégiques et Forum Changer d’Ère

L’Urgence de la métamorphose1 à laquelle nous invitait dès 2007 Jacques Robin dans son livre testament, n’était rien d’autre qu’un appel à la révolution positive. Fondateur du Groupe des Dix2, lanceur d’alerte, il appelait déjà en 1989 dans son œuvre majeure Changer d’ère (Éditions du Seuil) à « explorer des pistes de réflexion et d’action dans les domaines clés de l’économie, des comportements, de la démocratie et de l’éthique, et tenter de définir les conditions de réalisation du grand dessein auquel nous sommes conviés : sortir enfin de l’ère néolithique ». Nos systèmes de pensée trop rigides n’ont pas encore permis de réaliser cette « métamorphose » de la société, des pratiques, des comportements, des organisations, de l’économie ou de l’énergie. Une « transformation énorme qui associe à une complète transformation technologique des transformations anthropologiques »3. Dans le contexte actuel de crise et d’incertitude, d’un monde en accélération et en transformation, c’est bien à Changer d’ère, à L’urgence de la métamorphose et à la pensée des Dix, pionniers de la transdisciplinarité et de la vision systémique pour une approche transversale des problèmes, que fait référence le Forum Changer d’Ère4. Hors de toute idéologie ou dogmatisme, cette journée d’échanges et de partage rapproche penseurs de la systémique, intellectuels, scientifiques, analystes du changement, décideurs économiques, entrepreneurs et chercheurs de la jeune génération et grand public pour aborder autrement les grands défis économiques, technologiques et sociétaux. Parce qu’il n’est pas de révolution positive sans révolution des esprits, pas de changement d’ère sans changement de mentalités. Construire sur ce qui rassemble, au-delà de nos différences, au-delà de nos différends, est une condition essentielle à cette révolution positive, car il n’y a pas de changement d’ère possible, ni de projet de société, sans valeurs partagées. Il faut pour cela identifier ce qui fait sens pour tous, ce qui « fait commun ». Je fais miens les propos du philosophe Abdennour Bidar dans son vibrant Plaidoyer pour la fraternité5 publié en réaction au massacre de Charlie le 7 janvier 1.

L’urgence de la métamorphose, Jacques Robin (avec Laurence Baranski). Éditions Des idées & des Hommes, 2007. Réédition InLibroVeritas, 2008. Préfacé par René Passet et postfacé par Edgar Morin. 2. Groupe des Dix : http://www.forumchangerdere.fr/sur-les-traces-du-groupe-des-dix 3. Jacques Robin, « Un autre monde est possible » in Les Di@logues Stratégiques, 2007 4. Forum Changer d’Ère : http://www.forumchangerdere.fr 5. Abdennour Bidar, Plaidoyer pour la fraternité, Albin Michel, 2015

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2015 : « Nous avons aujourd’hui l’occasion historique de changer d’ère en changeant de vision de l’Homme (…) On a oublié une évidence dans notre société : la fraternité s’apprend. On ne naît pas fraternel, on le devient (…) Est-ce donc vraiment de la naïveté que de réclamer d’entrer tous dans le temps de la fraternité ? (…) Remettons-nous, grâce au trésor de nos ressources culturelles diverses, à fabriquer du commun ! ». Oui, il est temps de réhabiliter la fraternité, valeur universelle et grande oubliée de nos frontons républicains. Temps de réaliser que Liberté et Égalité prennent leur pleine dimension et se transcendent grâce à Fraternité. Non, ce n’est pas naïveté que de croire cette construction possible. Une fois qu’on a dit cela, que fait-on pour changer le monde ? Que fait-on au-delà de la révolution numérique pour revenir à l’humain ? Pour paraphraser Gandhi6, il faut commencer par se changer soi-même et prendre sa vie en main. Au-delà de la révolution numérique, une révolution positive implique une refonte en profondeur de la société : éducation, sécurité sociale, fiscalité, économie, démocratie… Il est temps de changer un système inventé avec la révolution industrielle, mais inadapté aux besoins des êtres humains du IIIe millénaire. Il est urgent de repenser la chose publique, d’organiser des débats citoyens, de mettre en place des contre-pouvoirs et une vraie démocratie participative. Va-t-on laisser les GAFAMA (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, AliBaba…), ces « entreprises-États7  » nouveaux maîtres du monde numérique, et bientôt du monde tout court, dicter leurs lois à l’humanité tout entière en les laissant s’emparer de tous les secteurs porteurs et en créant une « super élite transhumaniste » ? Doit-on regarder disparaître nos emplois (jusqu’aux plus qualifiés), remplacés par des robots sans repenser l’éducation et la formation à des métiers qui n’existent pas aujourd’hui, sans s’interroger sur la place du travail dans notre « vie active », sans veiller à assurer une « flexisécurité » qui protège des travailleurs précaires de plus en plus nombreux ? Doit-on laisser se creuser le fossé entre les plus riches et les plus pauvres et renoncer à une plus juste répartition des richesses ou redonner du sens et de la « valeur » à l’argent ? Faut-il instaurer une allocation universelle ? Si elle se fonde sur une fraternité, non pas rêvée mais vécue, cette révolution positive que nous avons déjà enclenchée va rendre possible cette « utopie réaliste » de société plus équitable, plus empathique, plus respirable. « Il ne s’agit pas de soumettre chaque génération aux opinions comme à la volonté de celle qui la précède, mais de les éclairer de plus en plus, afin que chacun devienne de plus en plus digne de se gouverner par sa propre raison ». Soyons les dignes héritiers des Lumières, faisons confiance à nos frères humains comme nous y encourageait le philosophe et mathématicien Condorcet8. Tous les signes sont là : la révolution positive est en marche ! Il est temps de changer d’ère pour entrer dans le temps de la fraternité.

6.

« Si tu veux changer le monde, commence par te changer toi-même » citation attribuée à Gandhi (18691948). 7. Entreprises-États : http://lesdialoguesstrategiques.blogspot.fr/2014/03/la-revolution-numerique-nest-pasce-que.html 8. Condorcet, philosophe, mathématicien et politologue français (1743-1794). Véronique ANGER-DE FRIBERG « Changer d’ère pour entrer dans le temps de la fraternité » / La Revue du Cube #8

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Pour aller plus loin : •La 3e édition du Forum Changer d’Ère aura lieu le 3 juin 2015 à la Cité des Sciences et de l’Industrie sur le thème : « Au-delà de la révolution numérique : retour à l’humain9 ». Toutes les informations sur www.forumchangerdere.fr. •« Une protection sociale en phase avec l’économie numérique »10 •« Partager sans diviser : un pari sur l’avenir »11 publié dans La Revue du Cube, avril 2014. •« La révolution numérique n’est pas ce que vous croyez… Ou de l’État-nation à l’entrepriseÉtat »12 publié dans L’Opinion, 25 mars 2014.

9.

« Au-delà de la révolution numérique : retour à l’humain » : http://www.forumchangerdere.fr/programme-fce2015 « Une protection sociale en phase avec l’économie numérique » : https://medium.com/welcome-to-thefamily/pour-une-protection-sociale-en-phase-avec-l-économienumérique-efad69b088b7 11. « Partager sans diviser : un pari sur l’avenir » : http://lesdialoguesstrategiques.blogspot.fr/2014/04/partager-sans-diviser-un-pari-sur.html 12. « La révolution numérique n’est pas ce que vous croyez… Ou de l’État-nation à l’entreprise-État » : http://lesdialoguesstrategiques.blogspot.fr/2014/03/la-revolution-numerique-nest-pas-ce-que.html 10.

Véronique ANGER-DE FRIBERG « Changer d’ère pour entrer dans le temps de la fraternité » / La Revue du Cube #8

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#8 Révolution collaborative : nouvelle approche Hervé Azoulay

Président d’Invest Banlieues Nous voyons apparaitre au niveau mondial des multinationales privées constituées de producteurs d’informations (Google, Facebook, Amazon...), qui disposent de plateformes numériques à très lourds investissements financiers et bien calibrées pour gérer des milliards d’individus. Ces entreprises deviennent des nœuds incontournables sur le contrôle et la maitrise de l’information et font peser une menace sur les citoyens, leurs objectifs étant de servir leur propre intérêt financier dans un monde marchand sans penser un seul instant à l’intérêt collectif ! Pour éviter que nous, producteurs d’informations, alimentions les bases de données de ces Big Data avec notre consentement tacite, nous devons inventer un modèle de collaboration produisant la même information mais cette fois au service d’un monde non marchand et où l’usage pour tous sera plus important que la propriété. Un monde nouveau, un monde en réseaux où les producteurs d’informations seront les consommateurs ! Par exemple le monde de la santé, pourra, grâce à la mutualisation des données personnelles, déterminer un profil de soins personnalisé. D’autres partenaires de la branche santé pourraient les exploiter à leur propre compte sans être tributaires des canaux monétaires. Mais pour cela, il faudra imaginer une société en réseaux pour produire une valeur sociale forte en inventant des modèles de consommation et d’exploitation des données dans une dynamique collaborative. Nous trouverons dans ce vaste réseau de partage, des associations, des mutuelles, des coopératives, des sociétés d’économie mixte dans le domaine de l’assurance, de l’agro-alimentaire, des banques solidaires, de la santé…, maillées par branches et maillées entre elles. Ce type de maillage entre partenaires a déjà été mis en place dans le cadre de réseaux d’entreprises, d’associations et de collectivités territoriales1. Cette révolution collaborative pourrait démarrer en France, pays à la culture d’entreprenariat social, qui a permis le développement d’associations, de mutuelles, de coopératives et de sociétés d’économie mixte. Par exemple, la branche de la santé pourrait se constituer en réseaux avec plusieurs disciplines du domaine, des associations, des mutuelles, des partenaires pour créer une véritable coopération. Grâce à la flexibilité et la modularité des structures, on pourra intégrer à tout moment de nouveaux partenaires et créer ainsi plus d’intelligence sociale. 1.

« Vive l’entreprise solidaire » Hervé Azoulay, Éditions Eyrolles, 2002

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La solidarité associative de proximité mène des actions, souvent non coordonnées, tous azimuts, ponctuelles, avec des solutions peu duplicables et avec des moyens très limités. Alors pourquoi ne pas mettre en place un Plan solidaire de développement pour les différentes branches maillées entre elles et définir par branche une proposition de valeur qui serait visible par tous, chiffrée, significative et mesurable afin qu’elle puisse rendre compte de l’efficacité des actions. Chaque branche devra créer de la valeur pour que le citoyen en bénéficie. La notion de création de valeur n’a de sens que si elle contribue à la création d’une valeur finale au sein d’un système sociétal qui constitue le véritable système de valeur. Les alliances doivent renforcer les partenaires de la branche dans la chaîne de valeur et non pas les affaiblir. Dans chaque branche il y aura un pilote qui devra définir, coordonner et mettre en œuvre la politique qui a été définie par ce réseau et améliorer le dialogue et la coordination entre tous les partenaires. Il identifiera dans son domaine les « bests practices » utilisées dans d’autres pays, partagera les expériences, collectera et diffusera toutes les informations auprès des membres du réseau. Il proposera des outils pour favoriser l’échange d’informations, tout en mettant en place une méthodologie de consolidation de données sur les besoins du réseau. Pour avoir une vision claire et une stratégie, ce plan solidaire de développement par branche devra répondre aux questions suivantes : doit-il être mondial, national, régional ou local ? Quels sont les réseaux extérieurs sur lesquels on peut compter ? Quelles sont nos compétences clés ? Quelle est notre stratégie de développement solidaire et quels sont nos plans opérationnels ? De quels talents devrons-nous nous entourer pour exécuter le plan de développement ? Quels sont les facteurs de risques et les scénarios alternatifs ? Quels sont nos besoins financiers et les ressources possibles pour les couvrir ? Une fois mis en place, c’est le besoin en informations non satisfait de chaque branche qui dictera la stratégie à suivre et non l’inverse ! La segmentation stratégique sera différente : on passe à une segmentation de la demande en se positionnant par rapport aux besoins des partenaires de chaque branche du réseau. Tous les besoins seront susceptibles d’être segmentés, surtout sur ceux à forte demande sociétale pour être en adéquation avec la proposition de valeur. Mettre en place ce type de plan solidaire nécessite la prise en compte de la globalité du système et de ses interactions. Aujourd’hui le système cellulaire constitué de réseaux doit devenir l’emblème de ce qui créera les richesses autres que marchandes pour aller vers l’émergence d’un monde nouveau !

Hervé AZOULAY « Révolution collaborative : nouvelle approche » / La Revue du Cube #8

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#8 La politique peut-elle faire sa Révolution positive ? Flavien Bazenet

Entrepreneur et enseignant « Le politique est mort. Vive le politique ! » Les principes de la Révolution positive, terme lancé par le spécialiste en sciences cognitives1 Edward de Bono en 1991, s’appuient sur une capacité à utiliser son énergie pour réaliser des actions qui maximisent le bonheur individuel et collectif. Les piliers fondateurs reposent sur la « créativité collaborative » et sur la capacité de chacun à « prendre le pouvoir  », pour améliorer son quotidien tout en préservant le futur. Cette révolution irrigue la société par petites touches, sur le plan économique, social, écologique. Sur le plan économique, de nouveaux modèles apparaissent avec les concepts d’économie circulaire ou collaborative qui représentera, d’après une récente étude2, près de 270 milliards d’euros d’ici 2025. Un Français sur deux utilise déjà régulièrement des services collaboratifs tels que le co-voiturage. Sur le plan social, des systèmes de troc de services, des réseaux d’entraide se créent, la connaissance se partage, par exemple via les MooCs. En termes d’écologie, les bâtiments intelligents et les bâtiments à énergie positive se développent, le smartgrid améliore notre gestion des consommations énergétiques et les citoyens favorisent les productions locales. Tout cela est rendu possible et s’accélère par l’avènement de la technologie, des infrastructures numériques ou encore des objets connectés. Mais qu’en est-il du domaine politique ? Dans cette société du partage qui valorise l’émergence des actions collectives et la prise du pouvoir par chacun, avons-nous encore réellement besoin du politique ? Que vont devenir nos élus ? Notre système politique actuel semble, en apparence, en complète contradiction avec les principes de la Révolution positive. Les partis politiques vivent en conflit permanent et s’affrontent bloc contre bloc. L’opposition classique de la droite contre la gauche ne semble plus construire, depuis 30 ans, d’actions positivement perçues par nos concitoyens. Même dans nos collectivités locales, qui régissent notre quotidien, la domination de la majorité ne rend pas nécessaire la recherche de consensus. Pourtant, la politique pourrait s’appuyer sur ces énergies qui se libèrent dans la société française et les accompagner. Le politique n’a peut-être jamais été aussi nécessaire qu’aujourd’hui, pour 1. 2.

Sciences cognitives : http://fr.wikipedia.org/wiki/Sciences_cognitives Étude réalisée par le cabinet PwC publiée le 15 août 2014

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redonner du sens, une direction aux actions collectives. Le changement de monde induit par la Révolution numérique, décrit par Michel Serres3, interroge sur le marché du travail de demain avec l’arrivée de la robotique, de l’enseignement et de l’éducation avec la généralisation des cours en ligne, de l’avenir de l’homme avec le développement des biotechnologies. À l’heure des grands changements de paradigme, nous avons besoin de réfléchir en profondeur sur nos modes de vie, sur les questions éthiques, sur la place de l’humain, sur le vivre-ensemble que nous voulons construire demain. Alors changeons nos modèles de gouvernance. Permettons, au sein des partis, à chacun de participer au projet collectif et non plus simplement aux experts de choisir les lignes politiques pour tous. Favorisons des modes de gouvernance collaboratifs en incitant à l’échange, en limitant la domination des majorités dans les instances locales. Aidons les citoyens à s’engager dans la vie publique et à participer directement aux décisions politiques. La technique du budget participatif, déjà testé dans plus de 2700 villes au monde dont New York, Londres, Paris, Séville est un excellent moyen de favoriser la démocratie directe. Ceci permet de recréer du lien et de la confiance entre les élus et les citoyens. Le politique doit repenser son rôle. Le politique doit devenir un « homme-orchestre »4 au sens des sciences de gestion, qui canalise les bonnes volontés, capable de mettre en réseau les porteurs de projet, capable de veiller à la circulation des bonnes informations. Les élus doivent faciliter la prise d’initiative, aider à l’émergence des projets et accompagner leurs réalisations. Pour cela, il doit devenir plus réactif, plus agile et faire lui aussi sa Révolution positive.

3.

Michel Serres, « Petite poucette », Le Pommier Abittan Yoni et Assens Christophe, « Le rôle stratégique des hommes-orchestres dans l’écosystème des pôles de compétitivité », Vie & sciences économiques, 2011/2 N° 188, p.22-37. DOI : 10.3917/ vse.188.0022 4.

Flavien BAZENET « La politique peut-elle faire sa Révolution positive ? » / La Revue du Cube #8

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#8 Ontologie du numérique : la ruse de la nature Philippe Boisnard Artiste

Comment ? Comment des millions d’individus peuvent-ils être amenés à vivre ensemble, dans un même espace, sans même se tuer, sans se haïr, sans être dans une lutte infinie et violente pour prendre la place des autres ? Comment ? Oui, comment tant de corps sont accolés les uns aux autres sans même s’entre-déchirer, se dissoudre ou bien fuir ? Tout [ … ] Tout commence par un écran. Tout commence à même l’écran qui est un monde pour les yeux qui ont perdu la terre. Tout commence par les yeux de cet écran qui est un monde dans lequel les yeux se penchent et plongent, oubliant au-delà de la chute frénétique dans ce monde, le corps qui est resté là-bas. Tout commence par cette sortie du corps du monde à travers les yeux qui sont comme un sas pour entrer dans le monde sans corps. Oui, pour vivre à quelques millions, à quelques millions sur quelques kilomètres de terre, quelques kilomètres de monde, tout commence par la superposition sans congruence entre le monde des corps et les mondes sans corps. Lorsque l’on observe une photographie de l’année 1900, il est à remarquer que toutes les rues de Paris étaient submergées par des foules, marchant, hélant, trépignant, des vendeurs de légumes, des garçons courant d’un bureau à l’autre avec des courriers urgents, des femmes avec des chapeaux, des hommes habillés en noir, il est à remarquer que les foules étaient innombrables et denses, que les hommes vivaient tout à la fois dans la rue et dans les intérieurs, que la place manquait, tellement les hommes étaient occupés à bouger pour donner sens à leur vie. Lorsque l’on regarde une photographie de Paris en 2015, on ne perçoit plus ces foules, on perçoit des tramways qui filent à toute allure, des voitures qui se succèdent aux péages du centre, on perçoit des piétons sereins qui marchent et visitent ce centre historique, on perçoit des agents de la circulation, on perçoit François, accompagné de sa mère qui va au supermarché de Ledru-Rollin, on perçoit Samantha qui, avec Nelly et Jessica, quitte par le métro le XIXe arrondissement pour aller aux Halles, on perçoit Bernard, attaché-case à la main, qui a décidé de rentrer à pied n’étant pas pressé de retrouver sa femme, on perçoit Slam [13], avec son gros blouson aviateur, ses bagues en or qui recouvrent ses doigts et son

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sourire caustique, on voit aussi Marie qui, avec son petit Yorkshire, se promène tranquillement près du canal Saint-Martin, peu loin de l’Hôtel du Nord, devenu un musée du cinéma. On perçoit tant de détails dans ce Paris 2015 sans foule, seulement avec des hommes et des femmes éparses, alors que pourtant des millions d’individus sont là, invisiblement là, dans ce monde des corps, mais eux sans corps. Pendant longtemps, on a cru au miracle des écrans, on a cru à leur contenu, mais les écrans ne sont pas du tout à comprendre comme facteur de progrès scientifique ou technique pour l’homme, mais en tant que médiation éthologique afin que les hommes continuent à vivre avec les autres hommes. Les écrans n’ont pas d’intérêt pour leur contenu, car ils n’ont pas de contenus, ce qui signifie qu’ils ont une infinité de contenus, ce qui signifie que les écrans sont des surfaces où les yeux des hommes se rivent et s’attachent sans pouvoir s’en décoller, quelques soient les contenus qui se diffusent à la vitesse infinie de la propagation des informations. Les écrans sont des mondes en 3D, qui ne simulent aucunement le monde des corps, car le monde sans corps, pour être, n’a pas à imiter une autre réalité que la sienne. Le monde des écrans est pour lui-même son propre modèle, qu’il imite en temps réel, en le réinventant à chaque instant et ceci infiniment, pris dans la boucle de son propre fonctionnement. La condition de possibilité pour que vivent ensemble les hommes tient à l’écran, le centre névralgique de tout habitat n’est autre que l’écran, pour en finir avec la perturbation humaine des grands ensembles, les écrans ont été donnés gratuitement. La révolution numérique n’est pas celle qui est liée à la volonté de l’homme, mais celle qui, en contre-bande de toutes ses prétentions, lui donne la possibilité de se survivre tout au long de son expansion de population. C’est une révolution ontologique majeure car elle est celle de l’homme-fantôme pour reprendre ce que pouvait écrire d’une manière critique Kafka dans une de ses lettres à Milena. Le corps de l’homme est un passé. Son ghost est le futur imprescriptible de son devenir. « L’humanité le sent et lutte contre le péril ; elle a cherché à éliminer le plus qu’elle pouvait le fantomatique entre les hommes, elle a cherché à obtenir entre eux des relations naturelles, à restaurer le prix des âmes en inventant le chemin de fer, l’auto, l’aéroplane ; mais cela ne sert plus à rien ; l’adversaire est tellement plus calme, tellement plus fort ; après la poste, il a inventé le télégraphe, le téléphone, la télégraphie sans fil. Les esprits ne mourront pas de faim, mais nous, nous périrons. »

Philippe BOISNARD « Ontologie du numérique : la ruse de la nature » / La Revue du Cube #8

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#8 Les paradoxes des réseaux Emmanuel Ferrand

Chercheur en mathématique On observe, dans le champ sociétal et économique, l’éclosion prometteuse de nouveaux modèles faisant la part belle aux idées de mise en réseau, de collaboration, de parallélisme, de distribution (au sens de « calcul distribué »), de relocalisation, de procrastination, de lenteur et de résilience… Ce mouvement accompagne le développement considérable des technologies numériques, qui en sont en fait la condition nécessaire. Ce vocabulaire est d’ailleurs en grande partie issu de monde de l’informatique. À un moment où la planète est confrontée à une série d’enjeux environnementaux vertigineux, ces idées qui s’articulent autour de la révolution numérique représenteraient une voie vertueuse pour sauver le capitalisme et la société techno-industrielle. Mais on nous cite par ailleurs les nouveaux monopoles1 et les capitalisations boursières titanesques obtenues, en quelques années, par des jeunes structures emblématiques de ce nouveau monde numérique. En réalité, à l’échelle planétaire, notamment au niveau des pays nouvellement industrialisés, la tendance reste plus que jamais à la disparition rapide des réseaux courts, particulièrement en ce qui concerne l’agriculture et l’alimentation. L’industrie lourde que nous associons au passé a simplement été délocalisée sous d’autres cieux, tout comme la production du hardware, sans lequel les réseaux n’existeraient pas. En quelques années, des marques mondialisées se sont imposées sur tous les segments de la consommation, en parallèle à des marques de distributeurs qui ne sont que le miroir de cette mondialisation. Greenwashing. Les réseaux courts tels que les AMAP se développent mais restent encore marginaux dans les habitudes de consommation. Ce sont des marchés de niche qui parfois servent de paravent et de faire valoir à la grande distribution (vogue des rayons « bio » dans les hypermarchés). Par ailleurs, le coût énergétique et environnemental des réseaux qui sont censés nous sauver est mal évalué, et la prise de conscience à sujet n’a pas encore vraiment eu lieu. Ces réseaux autorisent le développement sans relâche du low-cost. On prend l’avion, moins cher que le train, comme on prenait le bus autrefois. Le consommateur de la classe moyenne ne semble pas prêt à renoncer à cette mobilité, à Airbnb et à Uber. L’économie s’organise autour de hubs, et les métropoles régionales asphyxient le tissu rural, relégué à la production agro-industrielle. 1.

Les nouveaux monopoles : http://www.lesechos.fr/tech-medias/hightech/0204176731522-les-gafaplus-forts-que-le-cac-40-1095611.php

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Au sein de l’université, l’injonction est de créer de la valeur (« valoriser la recherche ») et, s’il le faut, créer de nouveaux besoins, inventer des produits et chercher des marchés pour faire fructifier des portefeuilles de brevets. Le financement de la recherche se fait sur quelques gros projets fortement soutenus au niveau de l’Union Européenne, de la Chine ou des USA. Le chercheur humaniste libre et indépendant se fait plus rare que jamais. Face à cela, le développement des hacklabs et de la science indépendante, tant vanté dans les médias, n’a pas d’impact appréciable sur la production. Le biohacking est structurellement lié à l’institution et fonctionne avant toute chose comme un dispositif permettant de valider de manière astucieuse auprès du grand public les idées prométhéennes des startups de la génétique. Le mouvement « hacker » et « maker » s’est fait en grande partie lui même hacker par les théoriciens du management et se retrouve sous le coup d’injonctions utilitaristes qui en brident la radicale créativité. Mais si l’esprit du hack n’a pas d’influence notable sur nos modes de consommation, il a néanmoins un rôle fondamental chez les lanceurs d’alertes et plus généralement dans la prise de conscience des enjeux de pouvoir au sein de la sphère technoscientifique. Et surtout, avec en ligne de mire l’éclatement de la bulle. Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain et les belles idées avec leur dévoiement utilitariste.

Emmanuel FERRAND « Les paradoxes du numérique » / La Revue du Cube #8

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#8 Le temps du rêve Maxime Gueugneau Rédacteur à Kiblind

« Utopie Réaliste ». La voilà, l’oxymore qui guide la pensée des bons, de ceux qui ont soif de voir dans le XXIe siècle l’aube d’un changement profond des relations entre les individus. Il semble juste, en effet, de dire que si l’action n’est pas la sœur du rêve, alors celui-ci redeviendra une poussière que le vent emportera sans peine. Agir, sur le terrain, concrètement, est une nécessité absolue et nul n’en discutera. Nos gouvernements, nos sociétés, nos modes de vie sont vérolés, injustes et suicidaires. Et les initiatives qui visent à améliorer les uns et changer les autres, en tenant compte de la réalité, doivent être applaudies des deux mains. Mais, à l’heure où la vitesse et le pragmatisme sont devenus des valeurs cajolées, l’empressement à l’agir et l’injonction au faisable doivent se voir contrebalancer par un appel au calme et à l’imaginaire. Plutôt que de la vouloir dès maintenant réaliste, laissons à l’utopie le temps d’être elle-même. Parce que chaque révolution est d’abord née de décennies de réflexions, de supputations et de songes inavouables, il importe que celle que nous appelons de nos vœux prenne le temps d’être rêvée. Les chartes, déclarations ou manifestes qui la formeront ne doivent pas se confronter au réel mais, au contraire, l’éviter soigneusement afin de n’en point subir la corruption. Elles doivent être ce chef-d’œuvre qui, selon le mot de Darien, est « une protestation véhémente et superbe de la liberté et la beauté contre la laideur et la servitude ». Avant de combattre durement cette laideur et cette servitude, construisons avant tout une utopie solide vers laquelle il faudra se tourner lorsque le courage nous manquera. Le rêve est ainsi, au moins aussi important que sa transcription concrète. Il la permet car il lui fixe un objectif, une ligne d’arrivée, un aboutissement. Il la supporte car il est ce paradis – au sens religieux du terme – atteignable seulement si l’on suit ses préceptes. Il est la motivation première de tout changement profond des habitudes et modes de vie. L’utopie est une construction intellectuelle, un idéal-type. Elle est cette projection cognitive sans frein et sans frottement, vierge de tout contact avec la rude réalité. Avant même de prendre pelles et pioches, il s’agit de rassembler les moellons de nos idées et de s’assurer qu’ils soient sans faille, afin que le monde que nous construirons demain possède les bases solides qu’il mérite. Aussi, avons-nous dès aujourd’hui la chance de pouvoir accéder sans peine aux différentes visions du futur qui nous parviennent des quatre coins du monde. Nous le savons, c’est en additionnant ces points de vue que nous réussirons à faire de cette révolution, non un coup de tonnerre vertical, mais bien plutôt une vague horizontale comprise et acceptée

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de tous. Cette mathématique cognitive sera ce matelas sur lequel nous pourrons rêver nos lendemains. Si les initiatives citoyennes qui ont cours aujourd’hui sont indispensables et doivent être soutenues, il importe au moins autant de réfléchir le monde prochain. Il faut prendre le temps de la concertation, multiplier les rencontres, partager les points de vue et construire ensemble, grâce aux nouvelles technologies, une utopie innocente, naïve, phare de nos agissements sur la réalité. Le temps du rêve peut être pensé comme une gabegie, et la candeur de cet appel à le respecter, être moquée. Pourtant, comme tous les aventuriers, nous avons besoin d’une étoile du berger pour nous guider. Prenons le temps de la faire briller le plus possible, pour qu’elle devienne visible de tous. Les concessions pragmatiques viendront, inéluctablement. Profitons donc de cet avenir imaginaire sans tâche, avant qu’il ne se salisse au contact du sol.

Maxime GUEUGNEAU « Le temps des rêves » / La Revue du Cube #8

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#8 Discours de la servitude numérique volontaire Étienne Krieger Entrepreneur, professeur affilié HEC

La révolution numérique est en marche : c’est un fait entendu. Même un bédouin perdu au fin fond du désert semble condamné dans un proche avenir à divaguer dans la Matrice. On nous vante, chaque jour, de nouvelles applications qui permettent de transformer notre grenier encombré d’objets antédiluviens en liasse de billets. Les réseaux sociaux nous donnent l’impression d’être connectés à des millions d’amis alors même que l’on ignore superbement nos voisins dans les transports en commun, ceux-ci étant d’ailleurs compulsivement rivés à leurs smartphones… La solitude grégaire a de beaux jours devant elle, dans la lignée des nombreux oxymores qui pavent le chemin du progrès. « Si c’est gratuit, c’est vous le produit », nous rappellent opportunément certains contempteurs de ces applications qui nous veulent tellement de bien, qu’elles analysent l’ensemble de nos déplacements et de nos requêtes sur Internet pour anticiper nos désirs et nous proposer ce qui correspond, à coup sûr, à notre « profil ». Vertus et vertiges du « big data », nouvel eldorado du XXIe siècle… Il ne s’agit pas ici d’une mode passagère mais bien d’une révolution, une vague de fond que l’on nous présente comme « positive ». L’ennui, c’est que l’on occulte souvent le revers de la médaille dudit progrès induit par ces algorithmes de « personnalisation de masse » tellement sophistiqués qu’ils nous feraient douter de notre libre arbitre, tant nous serions déterminés par des comportements éminemment prévisibles. Fort heureusement, la foule est aussi insaisissable qu’une goutte de vif argent tombée sur une tablette tactile. Son acceptation des « meilleurs » outils de recherche et services géolocalisés n’est, en aucun cas, inconditionnelle. Un service Web qui outrepasserait ses prérogatives serait rapidement boudé par une majorité d’utilisateurs qui lui préféreraient un concurrent plus respectueux de leurs droits. Le sevrage numérique intégral relève en revanche de la science-fiction, même si, dans un registre connexe, on rencontre de plus en plus de personnes qui ne regardent plus la télévision, considérée comme un média du siècle dernier, trop linéaire et pas suffisamment personnalisé. Le « Discours de la servitude volontaire » rédigé en 1549 par Étienne de La Boétie à l’âge de 18 ans, nous invite à pratiquer un relativisme sceptique qui permet de se maintenir à bonne distance de l’absolutisme des tyrans et de leurs affidés. La situation politique de notre vieille Europe n’est fort heureusement pas comparable à celle du XVIe siècle d’Henri VIII et d’Ivan le

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Terrible mais le parallèle entre les observations de la Boétie et le contrôle social exercé sur la Toile est assez fécond. Si La Boétie était notre contemporain, il aurait sans doute rencontré l’informaticien et « lanceur d’alertes » Edward Snowden. Tous deux auraient analysé les ressorts de la soumission aux nombreux dispositifs numériques en apparence anodins qui s’offrent à nous. La Boétie n’explique pas pourquoi les hommes renoncent à leur liberté au bénéfice d’un tyran mais il postule que cette renonciation perdure tant par la force de l’habitude que grâce à un contrôle social pyramidal exercé par une poignée de courtisans. Ce contrôle est complété par de nombreuses sources de divertissement : « Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, la compensation de leur liberté ravie, les instruments de la tyrannie ». Les mécanismes d’assujettissement volontaire décrits par La Boétie s’appliquent de manière troublante à la Toile et trouvent un écho dans l’univers postmoderne du film Matrix. Le moyen de sortir de cette servitude numérique est à nouveau donné par Étienne de La Boétie : « Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres ». Transposée à l’univers digital et notamment celui du Web marchand, cette injonction consiste à ne pas se résoudre à être réduit à un bipède doté d’un numéro IP géolocalisé. Il convient de rester vigilant et ne pas sombrer dans la force de l’habitude. Il n’est ainsi nullement nécessaire de faire la révolution pour lutter contre un golem bardé d’algorithmes prétendument géniaux. Il suffit de faire preuve de discernement et d’esprit critique pour être en mesure de se passer, le cas échéant, de services trop intrusifs. Avant d’être le pays d’origine d’une startup devenue un des leaders mondiaux du « retargeting publicitaire », la France est avant tout la patrie d’écrivains humanistes comme La Boétie, qui nous rappellent opportunément que la défaite morale précède presque toujours la défaite politique et que la liberté est souvent celle que l’on veut bien se donner.

Étienne KRIEGER « Discours de la servitude numérique volontaire » / La Revue du Cube #8

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#8 Pour la révolution… Marier la carpe technophile au lapin technophobe Ariel Kyrou

Écrivain et journaliste spécialisé des nouvelles technologies Le nouveau monde numérique est-il le siège ou le véhicule d’une « révolution positive » ? Comment tout individu à l’esprit un tant soit peu critique pourrait-il répondre « oui » à pareille question ? Le premier terme de ce vœu pieux, « révolution », fleure bon la terreur jacobine et les lendemains qui déchantent tandis que grondent les orgues de Staline. Scénario classique variant selon les couleurs des époques : tandis que le chœur des imbéciles chante la grandeur de la rupture et de la pureté retrouvée, une nouvelle élite éjecte l’ancienne pour mieux réinventer l’horreur de l’exploitation du bipède sans plume par le bipède sans plume – mais avec pour le coup un rutilant smartphone et plein de capteurs tout autour de l’exploité comme de l’exploiteur. Quant à l’autre terme de l’expression, le « positive » de la « révolution », il sonne de prime abord à nos oreilles comme une caricature, entre le New Age sirupeux et le bonheur marketing de l’ultralibéralisme en mode technoïde. Soyez positifs ! Sécurité et confort assurés ! Aimez nos algorithmes ! Car nos algorithmes vous adorent, vous et surtout vos données personnelles. Quelle farce ! En 2015, même le plus technophile des niais de l’âge digital ne peut décemment accorder quelque crédit aux promesses paradisiaques des GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) et de leurs émules en culottes de start-up. L’affaire semble classée, et La Revue du Cube renvoyée à ses chères études numériques. Et pourtant non. Car une ritournelle ne cesse de musiquer dans nos esprits, même les plus sceptiques. Et si l’addition de deux termes en pratique « négatifs », comme « révolution » et « positive », était susceptible d’aboutir à un résultat « positif » ? Et si l’on prenait cette « révolution positive » comme l’opportunité pour nos sociétés de muter sans violence de la destruction hypercapitaliste de la Terre et des âmes à une société post-capitaliste reposant sur le partage et le faire ensemble ? Et si l’enjeu était moins d’avaler a priori la pilule de la « révolution positive », par nature indigeste dès lors qu’elle est consommée aveuglément, que d’agir a posteriori pour qu’il y ait quelque chance que se concrétise peu à peu le rêve d’un futur meilleur ? Telle est en effet la conviction du docteur Bernard Stiegler, à la fois philosophe critique et militant combatif, contempteur de la négativité contemporaine et concepteur avec d’autres acteurs de nouveaux outils digitaux à même de nous enrichir intellectuellement, voire spirituellement, nous

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et nos collectifs de contributeurs. Côté obscur de la force, il reconnaît : avec « l’organologie », autrement dit les instruments du « numérique », nous avons « affaire à des technologies dont la puissance de captation de l’attention est infiniment plus grande que celle des technologies analogiques du XXe siècle, et qui sont donc encore bien pires en termes d’effets toxiques. » Mais à l’inverse, sur son versant lumineux, le panseur affirme : « Dans le même temps, ces technologies sont porteuses d’une capacité à produire des alternatives économiques que les technologies du XXe siècle n’avaient pas. Les conditions d’une révolution sont en train de se mettre en place – pas forcément une révolution faite de barricades et de drapeaux, mais une révolution rendue possible parce que certaines choses doivent et peuvent être dépassées. »1 Autrement dit : se donner les moyens de construire une autre société suppose à la fois la lucidité critique d’un Éric Sadin et le romantisme pragmatique d’un Michel Bauwens. Oui, au-delà de ses postures de prophète de l’Histoire, Éric Sadin a raison de nous alerter sur le conformisme tranquille de la « vie algorithmique » telle que nous la concoctent les GAFA et tous les soldats de chair et de logiciels de notre quotidien intégralement connecté, numérisé, mesuré, fiché, classé, estampillé et au final sans qualité, triste et insipide comme une armée de 0 et de 1. Oui, tout à l’inverse de Sadin et au risque d’une apparence de naïveté, le fondateur de la P2P Foundation Michel Bauwens a raison de nous éclairer sur le potentiel littéralement post-capitaliste du « peer to peer » au sens le plus large, des fablabs au crowdsourcing en passant par le logiciel libre, Wikipédia, les micro-usines, les hackers et les makers, etc. L’exemple que Bauwens donne, dans son livre Sauver le monde, de la Wikispeed, « projet P2P animé par une équipe internationale d’ingénieurs » fonctionnant entre eux selon les méthodes du logiciel libre, est particulièrement éclairant : « Ses initiateurs ont conçu une voiture modulaire qui peut être construite par quelques personnes dans un garage. Aujourd’hui, il est parfaitement possible d’imaginer un réseau mondial de micro-usines équipées d’appareils de pointe, comme des imprimantes 3D, et où des voitures seront fabriquées localement à la demande. »2 Il n’est donc pas inenvisageable de dépasser à terme le capitalisme de grand papa, y compris sur le registre de la production. Mais comment, dès lors, ne pas tomber sous la coupe souriante des GAFA et de leurs émules ? Car ceux-ci, que Bauwens appelle les « capitalistes netarchiques », rendent possible et favorisent « la socialisation via des mécanismes entre pairs, mais sous leur contrôle » et à leur unique profit. C’est une forme d’exploitation, car ces propriétaires de réseaux d’individus « vendent les centres d’intérêt et les données des utilisateurs à des publicitaires sans qu’il y ait de retour de la valeur d’échange aux utilisateurs. Les utilisateurs créent la valeur d’usage, les propriétaires réalisent la valeur d’échange. »3 Si nous nous contentons de « googliser » sans traquer d’autres voies de recherche, de partager nos fesses sur Facebook et de faire le coq dans les voitures Uber, nous ne vivrons pas une 1.

« L’attention, entre économie restreinte et individuation collective », par Bernard Stiegler, dans le livre collectif paru sous la direction d’Yves Citton, L’économie de l’attention : Nouvel horizon du capitalisme ?, La Découverte, 2014, page 130. 2. Michel Bauwens (avec la collaboration de Jean Lievens), Sauver le monde : Vers une économie postcapitaliste avec le peer-to-peer, Les liens qui libèrent, mars 2015, pages 38-39. 3. Ibid., page 74. Ariel KYROU « Pour la révolution... Marier la carpe technophile au lapin technophobe » / La Revue du Cube #8

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révolution, mais une involution. Une soumission à des plateformes vendant notre attention à l’insu de notre plein gré. Bref, comme le dit Bernard Stiegler, maître de la pharmacopée digitale, la révolution, cela « ne se passera pas tout seul, il ne suffit pas d’attendre que le capitalisme s’effondre par lui-même ; cela suppose au contraire des gestes révolutionnaires, parce qu’il faut acter que l’économie restreinte (consumériste, capitaliste) de l’attention est révolue, non seulement de facto mais de droit – constituant un nouveau droit. »4. À nous, au-delà des mots trop beaux pour être crédibles5, de créer les gestes contribuant aux savoirs de l’âge digital et à une refonte de l’éducation pour la vie. À nous de trouver, à l’instar de la Wikispeed, les gestes d’invention d’une « vraie » nouvelle économie. À nous, enfin et surtout, de multiplier les gestes politiques : pour résister à l’emprise connectée des Google et consorts, transformer la société de l’emploi mortifère en monde de libres activités – le « vrai travail » selon Stiegler6 – et enfin expérimenter puis instaurer les mécanismes de ce marché d’un nouveau genre, qui serait soumis selon les termes de Bauwens « à la logique des communs ».

• Ariel Kyrou sort le 6 mai avec Mounir Fatmi Ceci n’est pas un blasphème, sous-titré « La trahision des images, des caricatures de Mahomet à l’hypercapitalisme » aux Éditions Dernière marge / Actes Sud.

4.

Bernard Stiegler, Ibid., page 130. Lire aussi Bernard Stiegler, La société automatique : 1. L’avenir du travail, Fayard, mars 2015 5. http://digital-society-forum.orange.com/fr/les-actus/423-et_si_leconomie_collaborative_etait_dabord_ une_question_de_mots 6. Sur le sujet de la fin de l’emploi, voir Bernard Stiegler (avec Ariel Kyrou), L’emploi est mort : vivre le travail !, Mille et une nuits / Fayard, mai 2015, et le sujet au même titre sur le site Culture Mobile : http:// www.culturemobile.net/visions/bernard-stiegler-emploi-est-mort-vive-travail. Ariel KYROU « Pour la révolution... Marier la carpe technophile au lapin technophobe » / La Revue du Cube #8

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#8 Tout change : la nouvelle démocratie est arrivée Janique Laudouar Directrice éditoriale Web

« Tout doit changer » répète Gilles Babinet devenu le porte-parole de tous ceux qui ont une vision autre que celle qu’on nous propose. Il vient de publier Big Data, penser l’homme et le monde autrement1. Tout change déjà : « à l’ère des pratiques collaboratives et de la big data, la multitude connectée devient le premier producteur de la richesse créée » écrit Nils Aziosmanoff2. Il faut que ceux qui le nient soient aveugles ou cyniques pour ignorer cette régénération qui prend ses racines loin dans la contre-culture, et loin dans le futur. Le 31 mars 2015, se réunissait à Paris un groupe au nom mystérieux Barbares, BAR BAR #1, né sur Facebook et Twitter. Ces « barbares » cooptés sont porteurs d’actions innovantes et d’expériences « inspirantes » à partager pour changer le monde. Ils sont ainsi des centaines de milliers en France à s’auto-organiser politiquement, économiquement et numériquement, au nez et à la barbe des partis traditionnels. La France bouillonne, change, a soif d’une nouvelle démocratie, et la classe politique l’ignore obstinément. Co-construire la démocratie avec les citoyens. Le débat organisé par Démocratie Ouverte3 à l’Assemblée nationale le 30 mars 2015, le lendemain des élections départementales, était porteur de cette vision positive. Démocratie ouverte, c’est-à-dire une démocratie qui prend en compte l’avis et la contribution des citoyens. Cyril Lage a eu l’idée de Parlement et Citoyens4, s’est allié à Armel Le Coz, designer de services et Bastien Jaillot, développeur (Web). Leur plateforme, qui a adaptée pour la grande concertation en ligne réussie du CNN5, devrait être un modèle. L’association prend de l’essor avec une stratégie douce : inciter des députés et même le Président de l’Assemblée nationale Claude Bartolone à prendre en compte l’immense désir des citoyens de participer et de proposer. 1.

Gilles Babinet, Big Data, penser l’homme et le monde autrement, Préface d’Érik Orsenna, février 2015, Éditions Le Passeur.  2. Nils Aziosmanoff, Révolution positive, éditorial de la Revue du Cube #8 3. Démocratie ouverte : http://democratieouverte.org/ 4. Parlement et Citoyens : https://www.parlement-et-citoyens.fr/ 5. CNN : http://www.cnnumerique.fr/

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Loïc Blondiaux, Professeur chercheur en Science Politique à Paris I, expose très clairement pour ceux qui ne veulent pas le comprendre, la méfiance des citoyens envers les politiques : c’est la vieille démocratie représentative datant du 18e siècle qui est en cause, car elle confie un pouvoir exclusif de décision aux élus. Blondiaux livre les enjeux de la nouvelle démocratie : transparence, co-construction. Place à l’expertise profane dans le processus de décision démocratique. « Aujourd’hui la prise de décision a lieu à huit clos. Or, pour qu’elle soit légitime, il faut qu’elle ait été débattue. ». Le Hackhaton comme modèle de démocratie collaborative ? Sous les dorures du Palais Bourbon, Gilles Babinet déplore « une fascination sur les élites, sur les grands corps, sur les personnels ultra qualifiés », comme il se moquera un peu de Polytechnique lors du Rendez-vous du Futur au Cube6, citant l’école 42 de Xavier Niel7 comme un nouveau modèle opérationnel. Très vite, il débouche sur une vision positive et sur l’impact du numérique en politique : « Le design de la réalité : une nouvelle forme de débat politique », citant Lawrence Lessing « le code conforme la réalité », et « il faut donc le contrôler », c’est-à-dire le pratiquer, le maîtriser et le modeler. La démocratie moderne va reposer sur deux notions : « la transparence et le débat citoyen ». Il cite le hackhaton8, – auquel il participe personnellement – comme « une réalité puissante », une nouvelle forme de démocratie collaborative. « L’ADN numérique pilote notre action » (Laure Lucchesi Etalab) « L’ADN numérique pilote notre action » déclare Laure Lucchesi en présentant Etalab9, l’outil officiel de l’ouverture des données, avancée majeure pour la démocratie ouverte. Avoir accès aux données permet de décrypter les dépenses publiques. La France est membre d’Open Gov et à ce titre, a l’obligation de préparer un plan. Munie de données précises, l’expertise citoyenne peut œuvrer pour le bien commun. « La technostructure ne peut plus régler à elle seule la complexité » affirme Laurence Lucchesi. L’expertise citoyenne a de l’avenir. C’est le même terme d’une « contre-expertise » citoyenne qui sera employé par plusieurs intervenants, dont Laurence Monnoyer-Smith vice présidente de la Commission pour le Débat national10 qui parle de la grande difficulté à consulter sur « les grands projets du futur » et « se heurter

6.

Rendez-vous du Futur avec Gilles Babinet au Cube, 31 mars 2015. École 42 de Xavier Niel : http://www.42.fr/ledito-de-xavier-niel/ 8. Ce marathon du « hacking » qui réunit des développeurs pour faire avancer le « bien commun » du code. 9. Etalab : https://www.etalab.gouv.fr/ 10. Commission pour le Débat national : http://www.debatpublic.fr/ 7.

Janique LAUDOUAR « Tout change : la nouvelle démocratie est arrivée » / La Revue du Cube #8

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à des visions du monde divergentes ». Elle préconise pour les territoires une « critériologie partagée » pour un vrai « vivre ensemble ». « Parlement et citoyens » : une plate-forme en ligne à intégrer au Parlement ? Plate-forme en ligne, Parlement et Citoyens est opérationnel et évolutif11. Dominique Raimbourg, député de Loire-Atlantique qui soutient Parlement et Citoyens confirme que les lois se font en comité restreint « 10 à 12 personnes ». Pour la loi pénale qu’il a réussi à faire voter après négociation, il a bien consulté 300 personnes, syndicats de magistrats, de policiers, de professionnels des prisons, etc. Mais les citoyens ? Les lois qui sont votées ne sont pas assez mises à l’épreuve des faits et du terrain. « On produit de la norme, il faut voir l’efficacité de la production de cette loi, on produit de la loi bavarde ». Est cité comme exemple dans la salle, la loi inapplicable sur la protection des majeurs dénoncée par des milliers de familles détruites et des dizaines d’associations. En vain. Omerta. Interviendront l’après-midi sur le thème « Territoires hautement citoyens12 », animé par Armel Le Coz, un panel de maires très actifs dans la mise en œuvre de la contribution citoyenne dont Éric Piolle, maire de Grenoble et le bouillonnant Joe Spiegel, maire de Kingersheim en Alsace. « Haute qualité démocratique » est sa devise, très applaudie, bravo à tous ces maires « avancés ». Bienvenue dans la nouvelle démocratie ! « Le numérique est ainsi une opportunité pour renouveler, enrichir, étendre la participation et la co-construction entre l’État et les citoyens. » peut-on lire sur Etalab. « Il faut hacker l’Assemblée nationale » s’exclame un rebelle dans la salle. Inutile, « de nouveaux contre-pouvoirs afin de penser la démocratie de demain, entre ouverture et participation citoyenne » écrit le blogueur Benjamin Sourice13. Il dénonce cependant le risque de cyberlobbystes aux méthodes modernes qui risquent de court-circuiter les initiatives citoyennes dans son essai Plaidoyer pour un contre-lobbying citoyen14. On retrouve avec bonheur Quitterie de Villepin qui avait osé dire « non » en 2007 à François Bayrou et à une place en or de députée européenne. Dire très tôt non aux partis, qui pourtant l’avaient adoptée, lui a permis de mûrir une forme originale de démocratie présentée à Paris le 31 mars aux « Barbares ». Ils se sont enthousiasmés pour son projet de « député augmenté » qui consiste pour les citoyens à « récupérer leur voix » dans l’Assemblée nationale. Pas de programme, pas d’idéologie, peut-être un nouveau parti « post partis traditionnels », en tout cas, un dispositif, une nouvelle capacité de décision citoyenne. « Tous ces nonistes ne fuient pas la société. En véritables pionniers, ils la réinventent de l’intérieur. »15

11.

La nouvelle version s’ouvre à tous les députés et contient une boîte à idée législative pour propositions citoyennes. 12. Territoires Hautement Citoyens : http://democratieouverte.org/projets/territoires-hautement-citoyens 13. Benjamin Sourice : http://blogs.mediapart.fr/blog/benjamin-sourice 14. Benjamin Sourice, Plaidoyer pour un contre-lobbying citoyen, Éditions Charles Léopold Mayer, 2014. 15. Thierry Crouzet dans son billet Quitterie Story : aimer la politique pour mieux la quitter. Janique LAUDOUAR « Tout change : la nouvelle démocratie est arrivée » / La Revue du Cube #8

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#8 Apprendre à coder pour rester maître de son destin Éric Legale

Directeur général d’ISSY MEDIA En réfléchissant aux nombreuses initiatives citoyennes qui, grâce au numérique, font émerger des projets innovants pour améliorer notre société, une image s’est figée dans mon esprit. Celle de ce jeune de Montreuil, fier de faire voler le mini drone qu’il venait de construire alors qu’il n’avait même pas son certificat d’études en poche. C’était dans les locaux de Simplon, l’école de formation aux technologies internet créée par quatre jeunes et qui s’adresse à ceux qui n’ont pas, ou peu, profité du système scolaire classique. L’un des fondateurs, Frédéric Bardeau, me racontait tout aussi fièrement que les jeunes sélectionnés bénéficient d’une formation intensive de 6 mois non seulement gratuite, mais rémunérée. La formation est, en effet, ouverte prioritairement aux demandeurs d’emploi, aux allocataires du RSA, aux 18-25 ans, aux non-diplômés ou peu diplômés, aux personnes originaires de quartiers prioritaires et de zones rurales, ainsi qu’aux femmes, encore insuffisamment représentées dans les métiers techniques. Au-delà de l’espoir et de la fierté retrouvés par ces jeunes qui se croyaient condamnés à vivre de petits boulots ou à basculer dans l’économie parallèle, la révolution positive proposée par Frédéric Bardeau et ses acolytes est une remise en cause du système éducatif français, car elle démontre qu’il est possible de faire de jeunes exclus de l’école les talents d’une économie de plus en plus dépendante du numérique. Il ne s’agit pas de « l’école de la dernière chance, mais l’école d’une sacrée chance ». Car le code, c’est l’avenir ! Comme le souligne Frédéric Bardeau, « Le numérique constitue l’une des seules branches professionnelles à pouvoir présenter une création nette d’emplois dans les années à venir. Des emplois d’ingénieurs bien sûr, mais aussi – et surtout – des emplois de développeurs, de chefs de projet Web, de community managers, de techniciens de maintenance, d’administrateurs systèmes, d’artisans des données, etc. » Autant d’emplois qui ne nécessitent pas des formations longues, ni de prérequis de diplômes ou de qualifications, autant de moyens de proposer à ceux qui ont un train de retard ou qui ont manqué d’opportunité de reprendre en main leur destin et d’avoir enfin une longueur d’avance. Apprendre à coder doit être considéré comme aussi essentiel que d’apprendre l’anglais ou le chinois. Mais ne répliquons le modèle scolaire actuel, passons à une nouvelle façon d’apprendre. L’annonce de la création d’une « grande école du numérique » est à cet égard plus inquiétante que rassurante si elle n’est pas accompagnée d’une mise en perspective et

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d’une quête de sens. Car il ne s’agit pas seulement de former des développeurs pour fournir de la main d’œuvre à nos entreprises. Il s’agit aussi, et peut être surtout, de permettre à nos enfants de comprendre la société numérique dans laquelle ils vont grandir, travailler et vivre ensemble. Il faut donc bien aller plus loin. Quand, à Issy-les-Moulineaux, nous proposons aux élèves du primaire des ateliers de codage dans le cadre des activités périscolaires ou que nous amenons les jeunes des centres de loisirs à l’Atelier d’Aldebaran pour programmer des robots, nous ne les préparons pas seulement au monde du travail. Nous ouvrons une fenêtre sur leur monde de demain, où ils devront comprendre le fonctionnement des algorithmes pour rester maîtres de leur destin. Cette grande école du numérique ne doit donc pas seulement être un bâtiment avec ses classes, ses professeurs et ses élèves alignés derrière leurs tables, aussi bien équipée soit-elle. Elle doit révolutionner l’enseignement, remettre en cause l’organisation spatiale même des enseignements, à l’image de la « classe immersive » que Microsoft a mise en place dans son siège d’Issy-les-Moulineaux, à partir des échanges avec les écoles primaires de la Ville. Elle doit, finalement, ressembler à l’écosystème numérique : être agile, ouverte, collaborative.

Éric LEGALE « Apprendre à coder pour rester le maître de son destin » / La Revue du Cube #8

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#8 « Il faut choisir : se reposer ou être libre » Thucydide Marie-Anne Mariot

Psychologue clinicienne - psychothérapeute Dès 2007, les philosophes1 dépistaient en politique l’usage de la rhétorique managériale et ses approches narratives. Ségolène Royal proposait un management participatif, fondé sur les valeurs d’écoute, de partage et d’exaltation des talents, censé emporter le cœur révolutionnaire des français. Si ces valeurs semblaient mieux refléter l’état du monde et de ses désirs, c’est pourtant le management visionnaire, fondé sur le volontarisme2 de Nicolas Sarkozy qui a obtenu les suffrages. De fait, notre société a consacré le sophisme volontariste, en même temps que celui de l’urgence et de la réforme, à commencer par la sienne propre. « Si vous voulez changer le monde, changez-vous vous-même » ! Cette injonction, telle une déferlante, a inondé le monde du management, du développement personnel et même du développement durable. Ces slogans dénient tous le principe de réalité et n’entraînent que culpabilisation, souffrance, dépression ou fatigue d’être soi3 pour les uns, et toute-puissance de la volonté ou manipulation pour les autres4. Vouloir, n’est pas pouvoir, en particulier si je souhaite vivre sans compte en banque ou sans adresse mail par exemple. Possible ou pas, l’appel à la révolution, y compris par soi-même, produit de fait, selon le principe d’énantiodromie5, son exacte opposée. Coachés, mais burn-outés à coups de « il faut » et « d’amélioration de soi », nous avons la gueule de bois. Dans cette brèche s’engouffrent Oracles et Pythies. Les unes semant l’angoisse tandis que d’autres prophétisent l’optimisme, la transversalité, le partage et la solidarité dans un « monde nouveau ». Un point commun cependant dénoncé par Aristote : s’il est difficile de croire à la justesse des oracles, il est encore plus difficile de les démentir !6 Comment résister en effet aux sirènes du « nouvel » homme dans un « monde nouveau », vénéré avant d’être vécu puisque forcément meilleur, nous exonérant à moindre coût de cette 1.

MARZANO Michela. (2008). Extension du domaine de la manipulation, de l’entreprise à la vie privée, Grasset, p 205.  2. « Avec des efforts, tout devient possible », la réalité oblige pourtant toujours à des choix qui en rendent « impossibles » d’autres. 3. EHRENBERG Alain. (1998). La fatigue d’être soi. Dépression et société. Paris, Odile Jacob 4. MARZANO Michela. (2008). Extension du domaine de la manipulation, de l’entreprise à la vie privée, Grasset, p 193. 5. Principe de renversement en son contraire. 6. Aristote, Rhétorique, III, 5, 1407 a 39.

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condition humaine qui n’en finit pas de nous persécuter ? Comme l’écrivait Nietzsche, « voici venir la contradiction entre le monde que nous vénérons et le monde que nous vivons, que nous sommes. Il nous reste, soit à supprimer notre vénération, soit à nous supprimer nousmêmes. Le second cas est le nihilisme ». Supprimer notre vénération de la révolution, du passé, de l’avenir où s’enfuit inévitablement le meilleur des mondes, ou encore, ce « positif », concept aussi vague que dangereux tant il a vocation, lui aussi, à se retourner en son contraire ! « Faire avec » qui nous sommes, est-ce tellement inconcevable ? Les conditions de vie de l’homme n’ont jusqu’à présent pas changé la condition humaine. Les révolutions technologiques nous ont modifié sans nous révolutionner. Aux débuts de l’imprimerie La Boétie écrivait son « traité de servitude volontaire ». Depuis la démocratie et la révolution numérique, Jean-Léon Beauvois7 confirme que notre « soumission » augmente pourvue qu’elle soit « librement consentie ». Les anthropologues font le même constat et voient la source de notre inertie obéissante dans la néoténie8. Contradiction donc, entre cette propension à l’aliénation qui fait partie de la condition humaine9 et cette vague révolutionnaire enfin libre d’être horizontale et en bottom-up. Notre époque se veut en effet plus que jamais libre du changement et capable d’en travailler les résistances. Libre d’être généreuse, partageuse et solidaire. Pourtant, la soumission, comme un refoulé qui fait retour, nous heurte de plein fouet : soumission aux hiérarchies auxquelles on s’agrippe en favorisant leur impunité, soumission aux religions et autres Patriot Act qui nous sécurisent menant pourtant à l’abdication de la liberté d’expression tant chérie et revendiquée par ailleurs, soumission aux élus haïs et aux élections paradoxalement vénérées les ayant produites, soumission à la perversion des discours financiers sur la monétarisation de la nature, soumission sexy ayant fait le succès d’un best-seller devenu film raflant un maximum d’entrées, soumission à la hiérarchie encore, lorsque obsédés de compétition nous persistons à vouloir réussir, être les premiers, mus par cet irrésistible désir de l’emporter sur l’autre… Tout cela ne nous dit-il rien de nous10 ? L’économie du partage et celle du numérique savent se rendre attractives, proposant du confort, de grosses rémunérations et un blabla gagnant-gagnant. Mais pour les observateurs, elles restent éminemment pyramidales sans être véritablement « libérées » ou créative en terme de progrès social11. Leurs motivations principales n’ont rien de révolutionnaires et consacrent toujours la compétition quant il ne s’agit pas, purement et simplement, d’exploiter et d’obtenir un travail quasi gratuit, paré des atours d’une émulsion créative et participative. Bienvenue 7.

Joule Robert-Vincent, Beauvois Jean-Léon. (1998), La soumission librement consentie, Paris, Presses Universitaires de France. 8. Néoténie = le fait de naître prématurés et de rester dépendant de nos parents, sans autonomie possible jusqu’à un âge très tardif serait une formidable source d’augmentation… et d’obéissance ! 9. Edgar Morin. 10. Albert Jacquard. Compétition, libéralisme, nature et soumission dans le comportement humain : https:// www.youtube.com/watch?v=JwPGoMHfG6w 11. http://www.arte.tv/guide/fr/051637-000/le-bonheur-au-travail?autoplay=1 Marie-Anne MARIOT « Il faut choisir : se reposer ou être libre » / La Revue du Cube #8

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dans l’ère du travail spéculatif12 ! Les prophètes du bottom-up en sont également une illustration cruelle : rois du monde pyramidal utilisant ses codes et ses fonctionnements, ne flirtant qu’avec les puissants et n’incarnant à aucun moment le changement paradigmatique appelé de leurs vœux ; leur incongruence évoque elle aussi le sophisme participatif dont le profit n’ira pourtant qu’à leurs seuls Egos et leurs comptes bancaires. La réalité est désagréable mais sans doute moins aliénante que toutes les rhétoriques révolutionnaires. Car c’est en contemplant le miroir de notre soumission et de notre zèle, et non en s’y soustrayant, que par énantiodromie nous avons peut-être une chance de grandir et d’être plus équitables avec nous-mêmes, les uns avec les autres et avec la planète, sans le secours motivationnel d’une crise économique paroxystique13 par définition transitoire, hélas ! Si l’aliénation fait partie de la condition humaine comme le disait Edgar Morin, elle ne nous prive pas pour autant de résister ; de rémunérer la réussite collective davantage que la réussite individuelle pour installer une coopération durable ; de valoriser ici et maintenant la libre initiative, la créativité et le talent ; de prendre conscience que la confiance nous coûte toujours moins que l’obsession de la surveillance et du contrôle ; de valoriser la liberté de choix d’un leader naturel au détriment de l’hyper-optimisation qui supprime les postes utiles au profit des bullshits jobs ; de célébrer l’autonomie du télétravail, le respect et la fraternité qui n’ont nul besoin de prophète pour être défendus car nous savons déjà que tous ces ingrédients augmentent la productivité de 15 %14 ici et maintenant !

12. 13.

https://www.youtube.com/watch?v=gemQQ0-RSyQ

Rappelons que la crise de 1929 a produit les mêmes initiatives citoyennes, Marc Giget https://vimeo. com/55599666 14 . http://www.arte.tv/guide/fr/051637-000/le-bonheur-au-travail?autoplay=1 Marie-Anne MARIOT « Il faut choisir : se reposer ou être libre » / La Revue du Cube #8

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#8 La révolution positive de l’altruité - Plaidoyer pour un humanisme numérique Carlos Moreno

Professeur des Universités, scientifique, spécialiste de la Smart City Ce début de XXIe siècle est marqué, en Europe et en Occident, par un phénomène de « crise ». Dans nos villes, et ceci de façon particulièrement marquée en France, les tensions économiques, les inégalités, la précarité génèrent un climat anxiogène, tandis que les repères traditionnels sont remis en cause. Cette perte de confiance conduit à un rejet de l’altérité : l’autre n’apparaît plus comme une source de diversité et d’enrichissement au sein d’une société hétérogène, mais plutôt comme une menace. Face à cette tendance de fond, on voit émerger des penseurs qui prônent une « révolution positive », nous invitant à voir le « bon côté des choses » ou le « verre à moitié plein » pour surmonter cette période difficile. Par-delà l’effet de mode, il convient d’abord de se demander ce que signifie vraiment l’expression « révolution positive ». Selon moi, il s’agit d’une construction imaginaire face à un réel donné, qui suppose une circulation, un mouvement circulaire, bref une « révolution » du réel à l’imaginaire puis de l’imaginaire au réel afin de l’appréhender différemment. Dans ce cadre, opérer une révolution positive ne signifie pas simplement fermer les yeux sur ce qui ne va pas, mais bel et bien ouvrir des possibles, faire reculer les frontières – bref, il me paraît possible de transformer le réel sans pour autant occulter la réalité de nos vies urbaines actuelles. Comment ? En développant une autre perception de l’altérité, fondée sur l’empathie. Sur ce point, je me réfère au biologiste et immunologiste français Philippe Kourilsky, qui en a appelé, dans son ouvrage Le temps de l’altruisme, à réhabiliter l’altruisme sous une forme rationnelle. L’auteur a ainsi créé le terme d’ « altruité » pour désigner une forme particulière d’altruisme qui ne repose pas sur un sentiment ou une émotion et n’est pas motivée par l’attente d’une réciprocité. À la différence de l’altruisme qui est relatif et variable, l’altruité pourrait être érigée en principe social et contribuer à la création d’un monde plus juste, sans tomber dans l’utopie. Je partage avec ce penseur la conviction que nos sociétés doivent se refonder sur ces notions fortes d’altérité et d’altruisme. Il est intéressant de voir que le mot « altruisme » a été inventé par Auguste Comte, père de la « révolution positiviste » qui permit, au cours du XIXe siècle, d’écarter la métaphysique au profit de la démonstration et l’expérience scientifique. Ce courant philosophique donna naissance au marxisme, lui-même porteur d’une utopie. L’histoire nous a néanmoins montré que cette utopie s’était réalisée au détriment de l’épanouissement social de l’altérité. Les révolutions peuvent donner naissance ainsi, hélas, à des systèmes totalitaires ; l’histoire est riche en tristes démonstrations.

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C’est pourquoi, plutôt que de revendiquer une révolution positive, je préfère inviter à repousser les frontières, à retrouver le goût de l’altérité, à redonner sa place à l’utopie et à l’imaginaire, à développer une poétique scientifique à l’échelle de nos vies, ici et maintenant, – afin que, tout comme dans le voyage au centre de la terre extraordinaire de Jules Verne, le voyage de notre existence soit avant tout une aventure de soi vécue dans le partage, la collaboration, le regard de l’autre. Tel est le challenge qu’il nous faudra relever au XXIe siècle : redonner à l’altérité et l’altruisme toute la place qui leur revient, en nous appuyant sur la puissance de la révolution technologique. Avec Milad Doueihi, je revendique ainsi un « humanisme numérique », convaincu que le numérique, parce qu’il façonne l’humain, crée de nouvelles humanités. Par le biais des technologies connectées, il devient notamment possible d’ancrer l’altruisme dans un espace social et un territoire donnés. Avec la capacité à se connecter en permanence, nous assistons au développement d’une hyper-proximité entre les citoyens, qui nous montre que de nouvelles sociétés de partage et de collaboration sont possibles. Nous quittons alors le monde de l’utopie, de l’imaginaire et de la métaphore, pour donner à l’altérité toute sa réalité, oui, une fois de plus, ici et maintenant.

Carlos MORENO « La révolution positive de l’altruité - Plaidoyer pour un humanisme numérique » / La Revue du Cube #8

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#8 « Sharing Politics », le pouvoir en partage Dominique Sciamma

Directeur Strate École de Design Nous assistons à la fin d’une époque, d’un âge même. Un âge construit sur une vision du monde, une culture, un rapport au savoir, des modèles politiques et un système technique bientôt obsolètes. Cette vision est née il y a plus de 250 ans, quand les grands esprits du temps se sont débarrassés de Dieu, forts de l’espoir, sinon de la certitude, que la raison et le savoir qu’elle produit enfanteraient un monde meilleur construit par des esprits émancipés et libres. Un monde où les sciences produiraient de la technologie qui produirait des techniques et des procédés qui permettraient la transformation du monde matériel, social et politique. Un monde pensé d’abord par des philosophes, ensuite matérialisé, cahin-caha, par des industriels et des politiques. Tout le monde développé est aujourd’hui issu de cette vision. Et ce monde croit voir dans la révolution numérique, souterraine pendant 50 ans, et au grand jour depuis 20 ans, le dernier rejeton de cette vision, sinon son apothéose, ou alors sa fin programmée. La différence est de taille ! La puissance du numérique serait la puissance ultime, celle qui accomplit et dissout à la fois le grand projet des Lumières. Elle l’accomplirait dans la mesure où la totalité des savoirs du monde serait maintenant à la disposition gracieuse de chacun, permettant à tout individu d’apprendre, de s’informer, de se forger une opinion, de prendre position, et mieux encore de produire et de se faire entendre de tous. L’émancipation promise enfin atteinte. Mais elle le dissoudrait aussi, dans la mesure où la quête du savoir ne serait plus celle de sa production consciente, structurée, partagée, mais le résultat d’analyses algorithmiques de masses de données colossales, celles de nos comportements, de nos humeurs, de nos pérégrinations, de nos consommations. Plus de sciences, de démonstrations, de compréhensions et de controverses, mais de la donnée interprétée, productrice de schémas et de patterns qui se substitueraient à des modèles et des théories. Les chantres d’un néo-libéralisme digital y voient la victoire d’un laisser-faire vertueux, évidemment vertueux, parce qu’enfin sans entrave, sans frottement, grâce au moteur algorithmique et au lubrifiant numérique. Le marché serait enfin parfait, et ne nécessiterait plus de régulateurs quelconques, d’empêcheurs d’entreprendre, de censeurs de nos comportements et surtout de producteurs et de garants de nos droits. Nous ne serions plus alors que des consommacteurs

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en réseaux, produisant nous-mêmes, et sans le savoir, les conditions et les objets de nos bonheurs quotidiens. Les tenants d’un néo-anarchisme numérique pensent, au contraire, y voir l’avènement d’une société émancipée de la nécessité de gouverner, où des individus non seulement devenus des sachants mais aussi des actants, capables de se saisir de tout problème, et de les résoudre, individuellement et collectivement. Des intelligences à l’œuvre. Plus besoin, là non plus, de cadres définissant des rôles, des droits, des devoirs, des pouvoirs. Par la vertu du réseau, des savoirs connectés, des projets partagés, tout se résout horizontalement, sans intermédiaire, sans régulateur, encore une fois. Un ordre naturel émerge de la concurrence de nos comportements, de la mise en réseau de nos initiatives. Dans les deux cas, cela relève de l’illusion d’un « Vivre ensemble » qui ne serait qu’émergent, et jamais conscient. Il est étonnant de voir combien nos progrès technologiques, toujours, nous aveuglent sur la part d’irrationalité qui est en nous, et qui le sera toujours, sur cette part d’émotion et de passion qui nourrit et détruit à la fois nos projets, sur ce qui fait que nous ne sommes pas (que) des acteurs de raison. Il est étonnant de constater combien nous pensons pouvoir et devoir nous débarrasser d’institutions politiques au prétexte que celles qui sont les nôtres aujourd’hui se révèlent incapables d’être en phase avec ces révolutions comportementales et technologiques. C’est paradoxalement de politique dont nous avons urgemment besoin aujourd’hui, c’est-àdire d’Institutions (oui d’institutions !), de règles, de pratiques, d’instruments de mesure de nos actions. Il ne faut, en effet, pas succomber à l’illusion que nos pratiques sociales et économiques, parce que interconnectées, pourraient à elles seules générer de l’ordre économique, social et donc politique. Ce qui fait le « Vivre ensemble », ce n’est pas, ce ne peut être, le simple fait que nous vivions ensemble, même connectés ! Ce qui fait le « Vivre ensemble », ce sont les règles qui définissent les conditions de sa possibilité, c’est ce qui s’appelle le Droit. Il nous faut donc inventer ces nouvelles Institutions et ce nouveau Droit, pour qu’ils soient à la mesure de nos révolutions technologiques, de nos nouvelles pratiques, mais aussi de nos nouvelles limites, de nos nouveaux trous noirs.

Dominique SCIAMMA « "Sharing Politics", le pouvoir en partage » / La Revue du Cube #8

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#8 Étoiles jumelles Hugo Verlinde

Artiste des nouveaux médias, directeur artistique du Pixel Blanc, agence d’art numérique Le cinéma et l’art numérique sont unis par une relation gémellaire. Ces deux formes d’expression ont tant en commun que les péripéties de l’une semblent éclairer la destinée de l’autre. L’arrivée des images en mouvement dans le monde des arts suscita un tollé et des remous considérables. Il faut s’en souvenir, la reconnaissance du cinéma en tant qu’art fut une histoire longue et difficile. Aujourd’hui les images ont changé de nature : de mouvantes, elles sont devenues vivantes, génératives et interactives. Une métamorphose est en cours et les questions autour de l’émergence d’un art se posent à nouveau. Pour aborder ce que la révolution du numérique promet pour l’art, il nous parait utile de dresser un parallèle entre ces deux formes d’expression. Premier trait commun, la dimension technique domine dans ces deux arts. Si on pouvait mesurer sur un axe imaginaire le poids de la technique pour l’ensemble des formes d’expression, nous aurions d’un coté la poésie – l’art le plus immatériel qui soit – et de l’autre, le cinéma et l’art numérique. La pellicule 35 mm perforée, son avance intermittente dans la caméra grâce au mécanisme de la croix de malte et la restitution du mouvement par la projection à 24 images par seconde exigeaient une très haute technicité que seule la fin du XIXe siècle pouvait produire. À présent, les images des œuvres numériques se déroulent en temps réel et utilisent pleinement les ressources du logiciel et de l’ordinateur. Ces œuvres de l’esprit ne sont envisageables que par le truchement de l’industrie numérique. À nouveau, un art déploie ses formes singulières en s’appuyant sur les ressources technologiques que lui fournit son temps. Dans ces deux formes d’expression encore, l’invention de la machine a devancé l’invention du langage. Les inventeurs de la machine cinéma – Auguste et Louis Lumière, Louis Le Prince, Thomas Edison – étaient plus préoccupés de déposer leurs brevets que d’étudier les éléments de langage propre à la prise de vues.

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De même à notre époque, les systèmes d’imagerie 3D temps réel, immersives et interactives, ont été commercialisés pour des applications variés – visites virtuelles de monuments, simulateurs de vols – et n’ont connu que très progressivement leurs premières expérimentations artistiques1. Germaine Dulac le résume bien : « On exploita commercialement la découverte sans chercher si elle avait une possibilité artistique, si, en elle, gisait comme un métal inconnu, une forme d’expression nouvelle. »2 Du coup, et comme une conséquence fort logique, la difficulté pour vaincre les résistances sur le statut d’art du cinéma fut immense. « Le temps est proche – écrit Émile Vuillermoz en 1917 – espérons-le, où le langage de l’écran sera assez nuancé et assez complet pour se suffire à lui même. » Paul Souday lui répond la même année : « La vraie question est bien de savoir si le cinéma est un art. Et soyons francs, nous accorderons au cinéma tout ce qu’il voudra, pourvu qu’il n’ait pas cette prétention. »3 Par un étrange tour de passe-passe, nous retrouvons un siècle plus tard exactement les mêmes interrogations au sujet de l’art numérique. Est-il un art ou ne l’est-il pas ? Existe-t-il seulement ?4 Mais revenons au cinéma, qu’est ce qui a changé la donne ? Qu’est ce qui a levé les doutes, dissipé les brumes et fait entrer pour des siècles le cinéma dans la ronde des arts ? Étaient-ce les débats passionnés des artistes théoriciens ? Étaient-ce les productions littéraires des critiques de cinéma ? Étaient-ce les performances techniques du 7e art naissant ? Rien de tout cela. Le véritable point de bascule, c’est l’instant où cette forme d’expression invente son mode de diffusion. En investissant les théâtres, en construisant les cabines de projection, en fixant les grands écrans blancs au fond des salles, le cinéma a fini par trouver son public. Dans les années 20, soit déjà 25 ans après sa naissance technique le faisceau de lumière traversait l’espace des salles obscures, les yeux des spectateurs découvraient les gesticulations de Charlot et le cinéma entrait à gros flots dans les cœurs. L’histoire du cinéma est là pour nous le rappeler, les enjeux de création débouchent nécessairement sur des enjeux de diffusion. Ce qui manque à notre art numérique, c’est de parvenir à identifier clairement son mode de diffusion. Il ne saurait se contenter des espaces consacrés aux arts existants, ni même des espaces confinés que l’art contemporain lui octroie de temps à autre et non sans quelques 1. Une des premières œuvres immersives et interactives : World Skin de Maurice Benayoun, installation de réalité virtuelle (1997). 2. Germaine Dulac : L’essence du cinéma – L’idée visuelle (1927). 3. Cité par Noureddine Ghali, L’avant-garde cinématographique en France dans les années vingt, chapitre 4 : Le cinéma est-il un art ? 4. Exemple de textes critiques sur l’art numérique à découvrir sur le site de l’artiste Grégory Chatonsky : http://chatonsky.net/ Hugo VERLINDE « Étoiles jumelles » / La Revue du Cube #8

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réticences. L’art contemporain le pressent-il ? Le destin de l’art numérique est plus vaste et se joue ailleurs. Les œuvres numériques – génératives et interactives – sont vivantes et il est naturel qu’elles investissent des lieux de vie. Les bâtiments, les universités, les écoles, les lieux de promenade, tous ces espaces peuvent être investis pour accueillir des œuvres dont la singularité réside dans l’expérience vécue à leur contact. Les artistes ont compris ces enjeux et incluent, dès la conception, la relation spécifique que le public peut établir avec l’œuvre. Les corps des spectateurs se mêlent à une présence vivante et réactive qui garde toujours sa part de mystère et d’imprévisibilité. En 2030, notre espace urbain aura triplé. D’ici là, parions que l’art numérique aura réinventé nos villes. Ces œuvres signent l’identité des lieux qui les accueillent et peuvent devenir les symboles d’un monde soucieux de partage où la relation aux autres sera la clef de voute de nos échanges.

Hugo VERLINDE « Étoiles jumelles » / La Revue du Cube #8

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(PRESQUE) FICTIONS Jean-Jacques Birgé, Philippe Cayol, Marta Grech, Yann Minh, Joël Valendoff, Philippe Chollet

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#8 L’extra ordinaire Jean-Jacques Birgé

Compositeur de musique, réalisateur de films, auteur multimédia, designer sonore Je suis un gars ordinaire. Je me lève le matin sans réveil, content de me mettre au travail. Depuis que nous sommes passés au salaire universel, tout le monde est au même tarif. On s’ennuierait de ne rien faire. Il a fallu légiférer évidemment pour que certaines tâches trouvent des volontaires et automatiser les moins intéressantes. Et comme il faut de tout pour faire un monde, chacun a miraculeusement trouvé sa place. Une fille est venue déposer la traditionnelle baguette de pain dans la boîte pour le petit déjeuner. Après la douche, j’ai pris le bus qui passe toutes les cinq minutes en bas de chez moi. Depuis qu’on a limité les transports individuels et développé les collectifs, il n’y a plus d’embouteillages et l’air a retrouvé sa transparence printanière. Au ministère, je dois boucler mon bilan des quatre années pour lesquelles j’ai été tiré au sort parmi les citoyens intéressés à assumer cette responsabilité. Mon prédécesseur avait bien fait le boulot, félicité par les contrôleurs, eux-mêmes remplacés systématiquement à chaque mi-mandat. Ce n’est pas comme aux Sports où le ministre s’est retrouvé mis à l’index pour avoir favorisé ses petits copains. Ce sont des choses qui ne se font plus. Il s’est retrouvé dans un deux pièces minable avec sa photo en Une sur tous les écrans du quartier. Avant le déjeuner, je suis allé faire du qi-gong dans un des parcs exotiques qui ont été ouverts dans les ruelles qui donnent sur les grandes artères. Le pâté d’algues de l’île de Sein m’a donné l’impression de prendre un bain de mer au soleil de Bretagne et le ragoût de champignons et fourmis rouges avait un fumet censé sublimer l’époque où l’on mangeait de la viande à tous les repas. Avant de regagner mon bureau, je me suis allongé dans l’herbe pour écouter les oiseaux. Une mésange jouait avec son reflet dans un des miroirs plantés parmi les massifs de fleurs sauvages. Place de la République, j’ai failli me faire écraser par un autobus. Je ne comprends pas pourquoi ils ont changé de musique pour avertir du passage des véhicules depuis qu’ils sont passés de l’électricité à l’auto-alimentation. Comme j’étais contrarié, j’ai préféré travailler dehors puisque ma tablette était de toute manière connectée

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à l’ensemble des données du réseau. Lorsqu’il fait froid, je me réfugie dans les centres de confort, mais avec les beaux jours autant profiter du climat et de l’air pur. Le soir nous avons projeté un de ces vieux films comme on n’en fait plus. Le noir et blanc insuffle une poésie incroyable que l’hyper-représentativité a consumée. Retirer seulement un seul paramètre à la réalité et l’imagination s’épanouit comme une fleur de jasmin dans une théière transparente. On la voit s’ouvrir comme un ballet nautique de Busby Berkeley. Mais là, je m’emporte en citant les voisins qui étaient venus profiter du spectacle. Une des filles est la formatrice des petits qui vont encore à l’école. C’est formidable comme ils poussent vite depuis qu’a été lancé le programme du pourquoi généralisé. On ne leur impose plus aucune réponse avant qu’ils aient eu le temps de poser leurs questions. À onze ans, ils parlent déjà plusieurs langues et sont capables de tenir leur place dans la société. Dès qu’ils ont le temps, les plus grands font les courses des vieux qui ne peuvent plus se déplacer. En échange les anciens leur racontent leur vie, histoire de ne pas commettre les mêmes erreurs. Il y en a tant de possibles, autant en tester de nouvelles ! Odile m’a raconté qu’elle avait rendez-vous dimanche avec un beau gars qu’elle avait dragué au concert météo. Les choses sont tellement plus simples depuis qu’on s’est débarrassés des financiers qui asphyxiaient la planète. Les femmes ont pris le pouvoir le temps de résorber tous les conflits dont ces salauds profitaient. Les usines d’armement ont été recyclées pour fabriquer des machines à progrès. Les tâches les moins épanouissantes ont été ainsi entièrement robotisées. Quand une personne a la mauvaise idée de se comporter comme avant la révolution positive, elle se retrouve toute seule dans son lit, sans câlin, et elle doit retourner à ces rendez-vous pénibles où l’analyse n’en finit pas, du moins tant que les causes n’ont pas été identifiées et l’imbécillité réformée. Il y a encore du travail à faire, mais d’autres gars et d’autres filles ordinaires se sentent une vocation pour soulager celles et ceux qui souffrent. Beaucoup de gens vivent mieux depuis que le partage est devenu institutionnel. Mais il est déjà minuit et je n’ai pas écrit une ligne de l’article que je me suis fixé d’envoyer chaque jour à mes abonnés. C’est une sorte de blog où je cherche à dénicher des expressions artistiques personnelles qui ouvrent l’esprit de mes contemporains, en commençant par ma pomme. L’ordinaire devient vraiment extra.

Jean-Jacques BIRGÉ « L’extra ordinaire » / La Revue du Cube #8

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#8 Les aventures aléatoires d’un chevalier anonyme et téméraire, et ce qu’il en advint Philippe Cayol Journaliste et éditeur

Il s’attela à la tâche. Comme tout chevalier anonyme et téméraire, il s’enferma dans un château en Espagne et ébaucha un plan : il se lancerait dans l’étude ! Il s’y tint. Pendant des mois, il consulta des grimoires élimés et des parchemins, des rouleaux et des codex, des livres de poche écornés et des e-books composites. Il s’immergea dans le web, traqua tout écrit approchant le sujet ou, ruse subtile, tentant de l’éviter. Il fréquenta les spiritualistes chrétiens, les humanistes, les hommes de science, Hobbes et Locke, Rousseau, Robespierre et Saint-Just, Marx, Blanqui et Bakounine, Lénine, Victor Serge, les situationnistes, les aquoibonistes… Il se lança dans l’alchimie, la biologie, l’économie, l’anthropologie, les neurosciences. Il tâta du positivisme, du trans-humanisme, du post-humanisme. Lors de rares sorties, il participa même à certains débats au Cube. Rien n’y faisait. Pas moyen de trouver un sens à la révolution, encore moins positive. Il ne trouvait dans les manuels d’Histoire que révolutions sanguines, confisquées, déviées de leurs trajectoires… Un jour, Il découvrit même que « toute révolution aboutit à l’inverse de ce qu’elle a proclamé à ses origines1 » ; un autre, que les logiques tactiques (nos actions quotidiennes) et stratégiques (les actions du pouvoir) cohabitent et s’équilibrent sans jamais se rejoindre2. La révolution était-elle un mythe3 ? Il changea de méthode. Tel Antoine Doinel4 répétant inlassablement le nom d’une Dulcinée improbable, il se mit devant le miroir et répéta d’innombrables fois la formule magique : révolution positive, révolution positive, révolution positive5… Pendant des semaines entières, il recommença chaque jour le même rituel sans fléchir, jusqu’à l’hypnose. Rien. Alors, pris d’expérimentitite aigue, il se mit à absorber des substances plus ou moins tolérées. À force de persévérance, il eut bien quelques visions, rêves vagues, réminiscences, prémonitions, mais toujours rien de probant. Les portes de la perception restaient closes. Son esprit s’égarait. Soudain, après de longs mois d’infructueuses recherches et de déraisonnements, il s’effondra. Il resta plusieurs semaines alité, divagant et délirant. Cependant, il se rétablit peu à peu, à base de camomille, de films d’Hitchcock et de romans futuristes. Mais ses démons le reprirent 1.

Jacques Ellul, De la révolution aux révoltes, 1972. Voir Michel de Certeau, L’invention du quotidien, 1.Arts de faire, 1980. 3. Selon Claude Levi-Strauss, le mythe relève du « bricolage », est « le résultat d’un jeu qui consiste à s’arranger avec les moyens du bord. » La pensée sauvage, 1962. 4. Personnage emblématique de plusieurs films de François Truffaut. Allusion à une scène de Baisers volés, 1968. 5. Selon cette méthode hautement empirique, il faut répéter le nom au moins vingt fois pour arriver à un premier niveau de conscience augmentée. 2.

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et il se décida de nouveau à agir. Perché sur une mauvaise rosse, il cavala sans relâche dans une Castille inventée, fou de rage, ivre du sens à trouver, beuglant dans l’aridité infinie. Errant dans des plaines floues, il traqua les moulins du temps jusqu’au jour où, dans une vision subite, hallucination traîtresse, il croisa Nietzsche. Mais Friedrich, sans fard ni égard, ôta tout reste de candeur à sa folie : « Il n’est pire menteur qu’un homme indigné6 », lui dit-il abruptement, avant d’ajouter que si l’homme avait été destiné à atteindre le bonheur sur terre, il l’aurait déjà atteint… Il était perdu. Ravalant son abattement, il poursuivit malgré tout. Il opta alors pour l’enquête. Sociologisant, il jetait maintenant son dévolu sur l’humain. De là viendrait le sens, au plus près de la vie réelle. Il semblait reprendre peu à peu ses esprits. Il sonda passants, errants, inconnus, winners, loosers, hipsters, tout ce que la terre offrait de quidam à son champ de vision, des « jeunes cons de la dernière averse » aux « vieux cons des neiges d’antan ». Rien. Nada. « Les idées de tout le monde défilaient dans leur costume ordinaire, sans exciter d’émotion, de rire ou de rêverie7 » : révolution juste, non violente, dynamiques participatives, altruisme rationnel… Idéologueux, chevalier déclassé en reconversion, il s’enfumait de concepts imprécis. Le scepticisme le rongeait, sa raison frisait à nouveau l’implosion devant l’évidence : la majorité voulait tout changer, mais sans toucher à rien. « Well, you know8 »… Et puis, un jour, à l’improviste, alors qu’il errait sur le pavé en quête d’enquête, sous une trappe de la voirie, dans une galerie obscure à l’écart du monde, il rencontra un mathématicien d’origine perse exilé de la vie commune. Féru d’arithmétique, d’astronomie et de géographie, il travaillait, lui dit-il, à redéfinir l’aire d’un segment de parabole. D’une voix calme et grave, le vieil homme lui expliqua simplement deux choses. La première est qu’il ne fallait jamais oublier que la révolution, dans son sens premier, est encore et toujours un mouvement circulaire qui ramène à un point de son cycle. La seconde, plus grave, est que la révolution, dans une acception linéaire, est une aporie. Ses exils répétés de l’oppression ou de la pauvreté, sa chute dans les limbes, avaient fait de notre mathématicien un personnage disséminé dont les travaux avaient péri. Aussi avait-il égaré le détail de « l’équation sublime » élaborée si longtemps auparavant, de même que le cheminement de sa pensée. Il n’en possédait plus que la conclusion, mais celle-ci constituait, selon lui, le paradoxe suprême : tel un corps soumis à la gravité qui en chutant annule la cause de sa propre chute (son poids), la révolution nécessite des conditions optimales de solidarité pour se réaliser ; mais ces conditions optimales de solidarité, si elles en viennent à exister, ôtent à la révolution toute sa nécessité. Notre chevalier en resta prostré de longs mois. Puis, peu à peu, il revint à la vie. Il accepta. Il reprenait même parfois la route, sans plus toutefois tenter de pourfendre les moulins du sens, vents superficiels d’époques candides ou révolues. Et aujourd’hui encore, lorsqu’il arpente les terres de Castille ou d’ailleurs et que revient la lumière du jour naissant, il pense au mathématicien génial et inconnu. Il lui semble alors voir le sens tant cherché tournoyer dans le soleil matinal, sans parvenir à se poser. Le sens qui flotte un instant dans l’air, semble hésiter, 6.

Friedrich Nietzsche, Par delà le bien et le mal, 1886. Gustave Flaubert, Madame Bovary, 1857. 8. Revolution, The Beatles, 1968. À la question brûlante de la révolution, ce fut la réponse laconique donnée par John Lennon dans la célèbre chanson du même nom. 7.

Philippe CAYOL « Les aventures aléatoires d’un chevalier anonyme et téméraire, et ce qu’il en advint » / La Revue du Cube #8

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virevolte, s’éloigne ou se rapproche comme pour revenir sur lui-même, comme le jour après la nuit. Et dans ces moments-là, presque en paix, il se sent lui-même mouvement circulaire, retour à un point de son cycle. Dans ces moments-là, il oublie qu’un jour sans doute il lui faudra tout reprendre depuis le début, tout recommencer. Presque en paix, il oublie que l’Homme, ce chevalier anonyme et téméraire, n’arrête jamais de chercher le sens de toute chose.

Philippe CAYOL « Les aventures aléatoires d’un chevalier anonyme et téméraire, et ce qu’il en advint » / La Revue du Cube #8

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#8 Concept chef – Recette de base de la révolution positive Marta Grech

Spécialiste en marketing et communication responsable, directrice d’enseignements en management et économie sociale et solidaire.

Difficulté : délicat Temps de préparation : plusieurs mois, voire des années Temps de cuisson : 3-5 semaines Avant de préparer cette recette, vérifiez que c’est bien une révolution que vous cherchez à concocter. D’autres recettes, en effet, partagent quelques-uns des éléments de la révolution  : de cuisson rapide, sautée à feu vif et à découvert, la révolte a un goût très intense, mais produit des résultats moins durables et risque de vous laisser sur votre faim. Si vous n’aimez pas le gaspillage, le réformisme vous permettra de rehausser le goût de votre préparation de la veille en y ajoutant des aromates et quelques produits frais, avec une cuisson au pot au feu tout en douceur. Adapté à la plupart des palais, il est plus rassasiant… pourvu que votre recette d’origine soit riche et équilibrée ! Veillez surtout à ce que ses ingrédients ne soient pas périmés : autrement, il devient très indigeste. Contrairement à l’idée reçue selon laquelle « trop de cuisiniers gâtent la sauce », la recette de la révolution positive est forcément collective. Tous ses ingrédients doivent être considérés dans ses dimensions individuelle et fédérative. Comme toute recette de base, la préparation de la révolution positive a une infinité de variantes. À vous de l’enrichir et de l’adapter selon vos envies, vos moyens et vos besoins. Surveillez bien les ingrédients tout au long du processus : ils brûlent facilement, pouvant engendrer des externalités négatives. Ingrédients Pour la révolution : • 1 contexte prérévolutionnaire • 1 prise de conscience • 1 remise en question personnelle et 1 volonté de cohérence • 4-6 portions d’idéaux : justice sociale et économique, solidarité, partage, coopération… • 1 projet de transformation sociétale • 1 dose d’innovation capable de modifier l’ordre social établi • 1 plan d’action pour renverser les institutions en place • Des mesures pour bâtir de nouvelles institutions et pour les protéger • 1 système de partage équitable des moyens de production et de ses fruits

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• • • •

1 système fiable et accessible de partage d’informations indépendantes Des mesures d’empowerment pour les citoyens 2 grandes doses de créativité et d’intelligence collective 1 pincée d’humour (pour servir)

Pour sa dimension positive : • 1 définition claire du résultat favorable • 2 portions de réalisme et de sens pratique • Des exemples de réalisations réussies (à volonté) Réalisation Le secret d’une révolution positive réside aussi bien dans la qualité de ses ingrédients et son mode de préparation que dans ses objectifs. Pour parvenir à un résultat favorable, prenez soin de les définir précisément. Dans un bol, laissez fermenter la veille les objectifs de votre choix jusqu’à l’obtention d’une définition claire. En arroser généreusement tous les ingrédients de votre préparation, afin qu’ils en prennent l’essence. Pour préparer le lit de votre recette, sélectionnez les zestes prérévolutionnaires de votre contexte (crise institutionnelle, tensions religieuses, inégalités, violence économique, élites déconnectées, absence d’espoir et de perspectives..) et disposez-les soigneusement dans un plat à four. Saupoudrez généreusement de votre prise de conscience, ajoutez la remise en question personnelle et la volonté de cohérence et enfournez pendant une semaine. Vous obtiendrez une couche épaisse et fondante. À la sortie du four, ajoutez 4-6 portions d’idéaux (justice sociale et économique, solidarité, partage, coopération, altruisme…) et recouvrez d’un grand projet de transformation sociétale. Il convient d’utiliser un projet de taille, capable de conceptualiser le nouveau système définit dans vos objectifs. Versez quelques exemples de réalisations réussies, deux portions de réalisme et de sens pratique et faites cuire de 2 à 4 semaines jusqu’à ce que votre projet soit bien saisi et qu’il commence à devenir transparent. Préparez la sauce. Faites fondre votre plan d’action dans une (ou plusieurs) doses d’innovation (technologique, de gouvernance, de « business model »…) jusqu’à ce que l’ordre établi commence à se colorer. Augmentez le feu et ajoutez en remuant les mesures pour bâtir de nouvelles institutions, en prenant soin qu’elles ne brûlent pas. Hors du feu, ajoutez les mesures pour protéger vos institutions et les trois systèmes de partage : d’informations indépendantes, de moyens de production et de ses fruits. Mélangez bien pour qu’il n’y ait pas de grumeaux. Parsemez de mesures d’empowerment, ajoutez la créativité et l’intelligence collective. Pour en mettre plein les papilles, saupoudrez d’enthousiasme et d’illusion. Versez la sauce sur votre préparation et servez aussitôt avec une pincée d’humour, avant que le projet sociétal ne ramollisse.

Marta GRECH « Concept chef-recette de base de la révolution positive » / La Revue du Cube #8

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#8 Meurtre en Extropia Yann Minh

Artiste multimédia et transmédia Émergeant du tapis de nuages, les miroirs opaques des façades renvoyaient les éclats rougeoyants du crépuscule. Leslie laissa le singe augmenté qui pilotait le gyrodine de service le mettre en charge aux bornes installées à la base des énormes câbles d’alimentation reliant la tour Vitamore aux écoturbines de haute altitude. Elle pouvait discerner, depuis la plateforme, la lente rotation de leurs pales démesurées suspendues aux cerfs-volants portés par les jetstreams. Les bourrasques faisaient hurler le champ d’éoliennes surplombant la forêt d’antennes et de superstructures diverses entourant l’héliport. Poussée par le vent, Leslie courut se réfugier dans le monte-charge, précédée de ses deux drones d’investigation qui tentaient vainement de maintenir un semblant de stabilité. À l’abri dans la cabine qui descendait l’immense façade verticale en y adhérant comme un gecko robotisé, elle savoura la chaleur sur sa peau des rayons filtrés par les capteurs solaires translucides des parois. Une feuille ocre mauve d’érable japonais, portée par les flux d’automne se fixa un instant sur la surface de verre énergétique avant de s’envoler comme à regret, repoussée par la nanolaque de protection. Dans les lointains, au-delà des sommets monolithiques des tours d’Extropia, telles des nefs improbables naviguant sur le moutonnement blanc des stratocumulus, dérivaient les immenses hémisphères géodésiques des Fullers, dômes abritant les moissons. D’un geste rapide de la main, Leslie activa le nanotatouage métamorphe injecté dans l’épiderme de son avant bras et tapa le code d’accès pour entrer en relation avec Andromède, l’I.A.1 qui pilotait la néométropole d’Extropia. Les éco-urbanistes de la « révolution positive » avaient donné des noms de constellations aux dispositifs informatiques qui géraient leurs nouvelles grandes cités auto régulées énergétiquement. « - Andromède chérie, peux-tu me rappeler le numéro de l’appartement où se trouve la victime. Et me transcrire ses métadatas. » La voix volontairement neutre et atone de la cité résonna dans son implant cochléaire en même temps que le portrait 3D d’un adolescent asiatique se superposait à son champ de vision. 1.

I.A. Intelligence artificielle.

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« - Bonjour Commissaire Leslie. La victime est dans l’appartement 1211. Il s’appelle Pham, 122 ans. Immigré vietnamien. Quinze mutations transgenres. Sénescence biologique stabilisée. Genre biologique masculin à ce jour. 12 avatars noodividués certifiés. Résident d’Extropia depuis un an, trois mois et cinq jours. Casier judiciaire vierge. Niveau d’écocivilité négatif de moins sept points. Empreinte écologique négative depuis quatre mois. Plus aucune activité vasculaire depuis une heure et dix minutes. Forte présomption de décès criminel. C’est pourquoi nous avons sollicité votre intervention… » Leslie détestait cette manie qu’avaient les IA des néométropoles de parler d’elles-mêmes à la troisième personne. À l’aide de son passe numérique officiel, elle déverrouilla le sas de l’appartement 1211 et désactiva la domotique résidentielle. Pendant que les drones se faufilaient à l’intérieur, Leslie répandit la poudre de microhexapodes qui se mirent aussitôt à scanner chaque millimètre carré de la scène de crime. Les déplacements de l’essaim à la surface du sol et du mobilier évoquaient l’ombre inquiétante et informe d’un monstre invisible cherchant sa proie. Leslie analysait les premières données transmises via son interface neurale directe lorsqu’un capteur de proximité afficha une alarme. Un vieil asiatique se tenait silencieusement à son côté. Il lui souffla d’une voix basse à peine perceptible. « - Vous venez pour Pham ? Il est mort, c’est ça ? » Leslie répliqua sèchement en prenant un peu de distance. Il était devenu rare de croiser des personnes ayant conservés les stigmates de la vieillesse. « - Il semblerait. Votre identité s’il vous plaît ? » En posant cette question purement formelle à la façon des flics du vingtième siècle, Leslie numérisa son visage et recoupa les données avec la base du fichier central. La requête aboutie quasi immédiatement. L’homme était aussi un immigré vietnamien âgé de 152 ans et résidant dans la tour, deux étages plus haut. Bien qu’ayant bénéficié de plusieurs cures de longévité, il n’avait visiblement jamais changé de genre biologique, ni opté pour la juvénilité artificielle qui donnait aux habitants des extropies les physiques stéréotypés d’adolescents androgyniques. « - Je m’appelle Nguyen Quang… accompagnez-moi sur la passerelle. Je sais qui a tué mon ami Pham, mais je ne peux pas vous le dire ici… ça pourrait m’entendre. » La passerelle donnait sur le potager hydroponique du dernier jardin suspendu où plusieurs locataires aux physiques adolescents récoltaient des légumes pour leur repas du soir dans les oullières entre les rangs de vigne OGM. Au pied de la chute d’eau générée par la condensation depuis le sommet de la tour, et dont le ruissellement couvrait presque sa voix, le vieil asiatique émacié chuchota à l’oreille de Leslie : « - C’est l’I.A. de régulation écologique qui l’a tué. C’est cette chose qui l’a assassiné : Andromède. Les I.A. des néométropoles sont devenues folles. Elles éliminent les habitants Yann MINH « Meutre en Extropia » / La Revue du Cube #8

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qui consomment trop d’énergie ou qui dépassent leurs quotas de recyclage. Vérifiez ses datas. Pham avait le syndrome de mathusalem inversé2. Il était devenu écopunk dépressif et il faisait exprès de consommer le plus d’eau et d’énergie possible, il ne recyclait plus rien. Vous verrez… les gens disparaissent… ce sont les cités qui les recyclent lorsqu’ils n’entrent pas dans les normes écologiques communautaires… ». Il s’interrompit brusquement lorsqu’un grand quadripode de maintenance jaune et noir enjamba avec élégance les rangées de vignes pour se diriger rapidement dans leur direction. Leslie n’avait détourné son attention vers le grand robot qu’une fraction d’instant, mais cela avait suffit pour que le vieillard disparaisse furtivement dans une allée de service. Le quadripode, indifférent à la présence de Leslie, escalada agilement les portants de la passerelle pour grimper vers le rectangle de ciel orangé au sommet du puits central. Intriguée, Leslie alla récupérer ses deux drones et l’essaim de microhexapodes. Elle referma le sas de l’appartement sans y entrer. C’était inutile. Contrairement à ce qui venait de lui être affirmé, ce n’était pas un assassinat, ni même un suicide. L’analyse effectuée par les robots concluait à une mort naturelle par asphyxie pendant le sommeil. Les relevés des sondes neurales indiquaient que Pham s’était arrêté de respirer lors d’une phase de paralysie du sommeil survenue juste avant son réveil et qui portait le joli nom de paralysie hypnopompique. Le rapport évoqua à Leslie un mème urbain hérité d’une ancienne légende attribuant ce type de décès à des démons invisibles qui s’asseyaient sur la poitrine des dormeurs pour les étouffer. En ramenant les drones et les essaims au dépôt situé au cœur du gigantesque building militarisé de la police fédérale, Leslie repensa à ce que lui avait raconté le vieil asiatique paranoïaque. Une brève consultation des specs techniques lui confirma qu’il était possible d’occulter hermétiquement toutes les chambres des appartements via l’intranet de maintenance de la tour Vitamore. Andromède avait peut-être bien assassiné Pham. Il fallait qu’elle interroge l’asiatique plus sérieusement. Elle se connecta de nouveau sur la base mémorielle du fichier central, mais curieusement, elle ne trouva plus aucune trace du vieux NGuyen Quang, sinon une myriade d’homonymes, mais dont aucun n’habitait la tour Vitamore. Perplexe, Leslie remonta les enregistrements de sa caméra rétinienne jusqu’au moment de leur entrevue. Nguyen Quang avait totalement disparu des images. Comme s’il n’avait jamais existé. La vidéo montrait les pérégrinations en vision subjective de Leslie, sans qu’à aucun moment n’apparaisse le vieil asiatique. Les enregistrements des capteurs sonores, thermiques et de proximité ne comportaient plus, non plus, aucune trace de leur rencontre. Le niveau de technicité et de confidentialité nécessaire pour effectuer aussi rapidement et discrètement une opération d’effacement et de reconstitution de données dépassait largement les capacités d’un simple individu. Il ne pouvait s’agir que du travail d’un cluster d’I.A. très performant, aussi performant que les I.A. qui contrôlaient l’équilibre écologique des néométropoles extropiennes. Andromède avait-il éliminé Nguyen Quang, à la fois dans 2.

Le syndrome de mathusalem inversé est une maladie génétique rare apparue avec l’extrême longévité. Chez certaines personnes plus que centenaires, une régression de l’organisation neuronale vers la plasticité juvénile, provoque aussi un retour progressif vers des comportements adolescents, puis infantiles excessifs. Yann MINH « Meutre en Extropia » / La Revue du Cube #8

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le monde réel, mais aussi dans les archives numériques ? Si c’était le cas, Leslie devenait forcément sa prochaine victime. Le martèlement mécanique d’un hexapode lancé au galop la tira de ses réflexions. Derrière elle, au bout de la rue, galopant en longues enjambées élastiques, l’hexapode de maintenance jaune et noir de la tour Vitamore se dirigeait droit dans sa direction…

• Yann Minh : www.yannminh.org

Yann MINH « Meutre en Extropia » / La Revue du Cube #8

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#8 Usage des effets indésirables Joël Valendoff Médecin

Un drone ambulance, propulsé à l’énergie photo-voltaïque vient de me déposer au méta hôpital de ma région, administré par un collectif de jeunes talents, tous issus de l’holosphère médicale mondiale. À la veille de mes 85 ans, je vais me faire implanter une puce pancréatique. C’est une intervention devenue assez banale de nos jours. D’ici quelques heures, mon organisme qui bénéficie déjà d’un rein artificiel et d’un cœur semi-organique sera augmenté d’un système régulateur intelligent de ma glycémie. Tout cela se fera gratuitement car j’adhère depuis mon plus jeune âge à une sécurité sociale internationale. Un robot me reçoit, enregistre ma carte Vitale intercommunautaire et m’accompagne à ma chambre. Tout avait été enregistré au préalable sur cette carte par mon médecin épigénéticien personnel. Il restera en contact avec moi par Internet durant tout mon séjour, ceci grâce à la montre intelligente que je porte au poignet. En effet, je suis suivi dans une maison de santé appartenant au réseau mondial MediGlob. Les professionnels médicaux et paramédicaux qui s’y regroupent sont de toutes les spécialités. Quel que soit l’endroit où je me trouve sur la planète, mon dossier médical me suit de manière sécurisée et reste accessible à tous les spécialistes mondiaux. Depuis de nombreuses années, les médecins isolés ont tous disparu de mon quartier. La médecine, comme tant de choses aujourd’hui, se fait de manière collective et en réseau. Certains le déplorent mais cela me satisfait car je n’avance aucun frais et, quel que soit mon déplacement, je suis en sécurité optimale. Il est 9 heures, j’ai échangé mes vêtements pour un pyjama en e-textile qui collecte toutes mes constantes vitales. Mes pouls, température et pression artérielle ainsi que mon électrocardiogramme sont transférés sans fil à une console qui trace de jolies courbes lumineuses sur un écran flexible. Je m’allonge sur mon lit en lévitation acoustique, alors qu’un robot aspirateur silencieux, à peine plus large qu’une pantoufle, nettoie le sol avec régularité. L’équipe d’infirmières d’accueil arrive enfin. Ce sont les premières personnes que je rencontre depuis le départ de mon domicile. L’une est réelle mais l’autre n’est que l’hologramme de la surveillante générale. Après m’avoir posé les questions d’usage, on me tend une paire de lunettes avec réalité augmentée pour la lecture, sans effort, des dernières nouvelles du monde. En titre : Retour vers la théorie du climat de Montesquieu. Cette œuvre scientifique collective, révèle le journal, a permis de lever une partie des mystères de notre passé lointain. Des astrophysiciens ont compilé des données météorologiques, défini certains paramètres et obtenu des cartes climatiques superposables aux données archéologiques des plus

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anciennes civilisations : sumérienne (Mésopotamie), égyptienne, sabéenne (Yémen / Éthiopie), indusienne (Pakistan), indienne, chinoise, olmèque (Mexique)… Ils viennent de définir l’alchimie qui a permis la création des grandes civilisations de l’histoire. Tout repose sur le climat : il faut un climat global de type « période interglaciaire », comme l’Holocène qui se caractérise par un réchauffement climatique et par la disparition d’une partie de la faune. Cette raréfaction de nourriture produit un effet de stress sur l’espèce humaine en lui imposant l’innovation pour survivre. En second lieu, un climat local pluvieux est incontournable, malgré ses crues qui provoquent un stress supplémentaire, pour l’émergence de l’agriculture. Les rouages civilisationnels se mettent alors en place de manière logique et universelle. La sédentarisation, avec la mise en commun des idées, permet l’invention de l’agriculture et de l’élevage. Le groupe doit ensuite apprendre à repérer les périodes de semis et de récolte… Répartir les tâches, compter et échanger les ressources… L’invention de l’écriture, des mathématiques, de l’architecture, de l’économie découle des découvertes précédentes… Le temps libre est dédié à la prière et au culte d’êtres imaginaires pour obtenir de meilleures récoltes. L’art s’inscrit dans ce besoin de se surpasser pour survivre. L’influence du climat a permis l’émergence des civilisations humaines. De révolution en révolution, nous nous sommes affranchis de l’impact de cet environnement au prix d’une production massive de gaz à effet de serre qui ne fait qu’aggraver le réchauffement climatique et l’extinction tout aussi massive de nombreuses espèces animales. Nous sommes entrés dans l’ère industrielle. Et l’auteur de conclure : en utilisant l’effet de serre qu’il produit, l’homme pourrait maintenir artificiellement la période interglaciaire actuelle et assurer l’avenir de notre espèce sur terre. Nous irions ainsi vers une nouvelle ère géologique anthropocène « positive ». Trêve de rêveries, les chirurgiens m’attendent au bloc opératoire. Dans une heure, je serai de retour à la maison et ferai mon jogging quotidien dans un corps tout neuf.

Joël VALENDOFF « Usage des effets indésirables » / La Revue du Cube #8

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#8 Révolution Philippe Chollet

Écrivain, artiste numérique « - Jean-Baptiste Lebouc », grommelle-t-elle. Elle tente de garder son calme en inspirant fort, très fort… mais ses poings se crispent — dur — et : AAAAaaaargh ! Elle explose, elle hurle… si fort que ses cordes vocales brûlent, crépitent comme de la braise attisée par le feu de sa rage : Spartner, son application « Spy et Partner » vient de l’informer que son malade de mari a encore parié aux courses… et ce, la veille des vacances ! Quel KON ! Elle s’excite sur son téléphone, en vain ! Bien sûr, lui, JB, il ne décroche pas : il est au PMU avec ses copains, point ! Monsieur Martin, intrigué par ces râles mal maîtrisés, ouvre la porte qui sépare son bureau de celui de sa secrétaire : « - Que se passe-t-il Véronique ? - C’est mon mari, il a misé 3500 Euros. Juillet touchait à sa fin, la canicule battait son plein, le cagnard estival gorgeait les cages à poules de kilojoules. La capitale française était un four. À l’hippodrome de Vincennes, les chevaux de la cinquième s’élançaient. Au loin, un gros nuage noir pleurait sa flotte, si bien qu’on aurait dit de longs cheveux noirs qui s’étalaient sur les quartiers Nord. Là-bas, à l’abri chez Bébert, JB rongeait ses ongles : c’était parti… le suspense ne dura pas longtemps : c’était perdu. Véronique le sut… Et merde ! pensa-t-elle. L’aircon avait cédé, elle cédait à son tour : dans la moiteur confinée du bureau, Monsieur Martin avait relevé sa jupe. Elle s’était laissé faire. Il la plaqua contre une vitre, au quinzième étage. Puis, dans un coup de tonnerre, il l’enfourcha par derrière ! Han ! Sens dessus-dessous, Véronique jouissait furieusement. Son regard divaguait, balayait Saint-Denis sous la pluie. Un instant, il s’accrocha sur l’enseigne d’un PMU, au loin. À l’intérieur, Bébert réconfortait JB : « Malheureux au jeu, heureux en amour ! ». JB rentre à la maison, la queue entre les jambes : 3500 Euros… Véro y revient, le souvenir d’une queue illégitime entre ses cuisses : une première… La Gogol Car, un monoplace standard avec son siège plastique inconfortable, démarre. Jean-Baptiste se laisse conduire, tandis qu’une publicité lui rappelle qu’au loto : « 100% des gagnants ont tenté leur chance ». Après quelques détours, l’automobile s’arrête devant un bar-tabac. JB ne le connait pas. S’il veut que la course soit gratuite, il doit stationner — ici — au moins 30 secondes. À la 29e, JB n’en peut plus, il sort précipitamment de l’engin, pénètre dans

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le bar-tabac, remplit une, puis deux, puis trois, puis quatre grilles. Il quitte le zinc difficilement. La Gogol Car lui demande de confirmer le démarrage, il hésite… allez ! … c’est bon pour aujourd’hui, il reprend « sa » route. Ouf ! Remaquillée, recoiffée, ses longues jambes croisées, Véro rêvasse dans un monoplace. Ses songeries prennent fin avec un message de Spartner. Il l’informe que JB vient encore de claquer du pognon aux jeux. Bizarrement, l’application lui propose également toutes sortes de gadgets érotiques, tandis que la Gogol Car stoppe devant un sex-shop. Gênée, Véronique ordonne au véhicule de redémarrer tout-de-suite-immédiatement, quitte à payer la course ! La voiture obéit… silencieusement, puis : dicton du jour ! dit son intelligence artificielle : « Le meilleur moyen de résister à la tentation, c’est d’y céder », Oscar Wilde. Oscar Wilde, elle adore Oscar Wilde, l’homme qui avait écrit : « Women are meant to be loved, not understood ». 1 an plus tard, Sur les conseils de sa nouvelle amie Virginie, Véro vient de télécharger l’app « Hot Chattes Radar ». Une aubaine pour Max qui « cruise » dans le quartier : Douuut-Douuut, Chatte-Alerte ! L’écran tactile affiche l’icône d’une « pussy », à 2 blocs de lui. Problème : 3 quéquettes s’en rapprochent déjà à grands pas ! Heureusement, Max dispose d’un forfait premium qui lui permet de brouiller les pistes. 4 fois par mois. Le profil est intéressant : vite ! Il clique ! Bernard, Robert et Jérémy sont dégoûtés : la chatte vient de disparaître de leurs cartes. Ils pensent passer en version premium, mais c’est cher… Max accoste Véro. 5 minutes plus tard, ils se consomment — hard — dans les chiottes d’un bar. C’est une hypersexuelle, une pornodépendante : grâce à son comptes Gogol X, elle prolonge ses shoots en se masturbant. Une addiction qui lui coûte bonbon ! 12 ans plus tard, Monsieur Martin est tout crispé, son tic : un drôle de froissement au niveau du pif, est démultiplié. Mais il a pris sa décision, irrévocable cette fois : « - Je suis désolé Véronique, ça ne peut plus durer. Tu (il se reprend)… vous êtes licenciée ! Véro se jette à ses pieds, à genoux, elle ouvre sa brag… : « - Non ! » recule brusquement Monsieur Martin. « Non, c’est Non !!!! » son groin s’agite follement : « Dehors ! Dehors SORCIÈRE !!!! » Il ne voulait pas dire sorcière, le sobriquet (employé par sa propre femme à lui) est sorti sans prévenir. C’était le jour de ses 50 ans. Véro craque, elle pleure, elle s’en va. Il est tard, insomnie, c’est le soir, Hot Chattes Radar ? Mais, comme un malheur ne vient jamais seul, l’application l’avise qu’à son âge avancé le service devient aussi payant pour les femmes… Déprimant ! Que faire ? Fort heureusement, Virginie (son robot ménager) a réponse à tout. Tandis qu’il lui concocte un cocktail de somnifères, l’engin l’informe de promotions pour des séjours sans retour… aux Pays-Bas ! Là où l’euthanasie se pratique licitement.

Philippe CHOLLET « Révolution » / La Revue du Cube #8

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Au bout du rouleau, Véro se dit qu’en en effet c’est pas cher… Seulement, la promo c’est maintenant ! Vite, il faut vite régler ça ! Sous le pont d’Avignon, Le grand-père de JB avait été peintre sur une chaine de production automobile, un jour il fut remplacé par un bras mécanique, sombra dans l’alcool et les jeux, perdit sa femme et finit sous les ponts. Le père de JB avait été caissier dans une banque, un jour il fut remplacé par un ATM, sombra dans l’alcool et les jeux, perdit sa femme et finit sous les ponts. JB, quant à lui, avait été chauffeur de camion, un jour il fut remplacé par le Gogol Truck, sombra dans l’alcool et les jeux, perdit sa femme et finit sous les ponts. Mais là, c’était pire : les femmes, pourtant moins connes que les hommes, dixit JB, étaient touchées à leur tour, la sienne — faillite — s’était perdue. Dans les familles, il y avait de moins en moins de gosses. Et compte tenu de son cas, cet atavisme… JB avait convaincu Véro qu’ils n’en auraient pas. À cinquante ans, il regrettait un peu, car il avait repris espoir : aux limbes éthérés de son imagination, se préparait la révolution ! Sous le pont d’Avignon, les périssables refusaient de périr. Entre les poutres, ils avaient dressé d’immenses filets pour rattraper les âmes submergées. Elles arrivaient par milliers, charriées par le fleuve flasque et saturé. Les carcasses en étaient extirpées, secouées, ranimées. Elles vomissaient, des jours et des jours... Ainsi, le nouveau peuple naît. Aux frontières du paradis de pacotille, aux périphéries de l’emprise, nous sommes. Un jour, nous ressusciterons même Turing. Dans la brume céleste et dorée d’une matinée d’été, avec Alan, nous construirons la contre-machine. Plus forte que tous les algorithmes, elle décryptera ce qui mène l’Homme à sa perte, le détourne de sa propre conquête. Les travaux avanceront, et quand moi, JeanBaptiste, soumettrai à la chose : « Au Loto, 100% des gagnants ont tenté leur chance », elle demandera : « Mais ? 100% des perdants n’ont-ils pas tenté leur chance également ? ». En fait, la chose questionnera sans cesse. Nous nous rappellerons alors que la révolution n’est pas tant une affaire de réponses qu’une affaire de questions. Véro appelle JB pour lui faire ses adieux. Il lui dit : « - T’es gogol ou quoi ? Qu’est-ce que ça peut t’foutre que ce n’soit pas cher si tu crèves demain ? » Véro sourit, ça fait longtemps qu’elle n’avait pas souri. Elle est sauvée, et avec elle toute l’humanité.

Philippe CHOLLET « Révolution » / La Revue du Cube #8

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RENCONTRE Francis Demoz

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#8 Rencontre Francis Demoz

Journaliste et consultant, spécialisé sur les questions d’innovation technologique et sociétale

Francis Demoz est journaliste et consultant, spécialisé sur les questions d’innovation technologique et sociétale. Ancien rédacteur en chef du site Internet d‘Europe 1 et chargé de mission à l’école de journalisme de Sciences Po Paris, il est consultant « nouvelles mobilités » sur Radio Vinci Autoroutes. Il a notamment publié « Les défis du futur – Regards croisés sur nos mutations industrielles » (Nouveau Monde éditions). www.francisdemoz.fr Pour la Revue du Cube, Francis Demoz part à la rencontre d’hommes et de femmes impliqués dans des initiatives concrètes, souvent collaboratives, et faisant écho à chaque thème abordé dans la Revue.

De l’électricité pour tous ! Favoriser l’accès à l’électricité des populations défavorisées, telle est la mission de l’association Electriciens sans frontières. Cette ONG française fait de l’accès à une énergie propre et abordable, un levier de développement humain et économique pour les populations les plus pauvres du monde. Ses projets reposent invariablement sur le même triptyque : utiliser les ressources énergétiques locales, (le soleil), former un habitant du village pour assurer la maintenance de l’installation et développer une activité créatrice de revenus pour solvabiliser l’ensemble. Il y a dans ce cercle vertueux, tous les ingrédients d’une « révolution positive », c’est précisément ce qui m’a donné envie de partir à la rencontre d’Hervé Gouyet, président d’Electriciens sans frontières.

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Il y a encore un an, les écoles et les centres de santé de 13 villages isolés des communes de Savalou et de Natitingou, au Bénin, n’avaient pas accès à l’électricité. Dans ce pays de 10 millions d’habitants, où l’espérance de vie est de 59 ans, seul 29 % de la population est connecté au réseau. Un an plus tard, les bénévoles de l’association Electriciens sans Frontières finalisent leur projet. Désormais, les écoles et les dispensaires des 13 villages ont accès à la lumière. Ils n’ont pas été raccordé au réseau électrique, mieux, ils disposent d’une installation solaire autonome ! Des panneaux photovoltaïques ont été installés sur les toits, tandis que les batteries et l’onduleur ont pris place dans un local technique. Dans chaque école, une classe a été équipée de prises de courant et d’éclairages. Dans les centres de santé, les accouchements peuvent désormais se faire à toutes heures ; Dans les salles de vaccinations, les réfrigérateurs conservent les vaccins au frais. Sur les places centrales de chacun des villages, des lampadaires solaires ont également été installés pour assurer l’éclairage public et contribuer à renforcer le lien social. Le travail de l’association ne s’arrête pas là et c’est ce qui fait toute son originalité. Afin d’assurer la maintenance des installations solaires, Electriciens sans frontières a formé, dans chaque village, un opérateur technique. Il est en charge de changer les batteries et de faire vivre le projet. En contrepartie, et afin qu’il puisse gagner sa vie, l’ONG a développé un « mini modèle économique » en lui proposant de gérer un service de recharge de téléphones portables pour les habitants des villages. Ce projet de Savalou et Natitingou au Bénin, n’est qu’un exemple parmi les 145 autres actions en cours, menées dans plus de 35 pays. La majorité des projets se déroule en Afrique, notamment dans les pays de la bande sud saharienne, au Sénégal, au Mali, au Niger et plus récemment au Togo, au Cameroun ou encore à Madagascar où l’accès à l’électricité permet aux populations de pomper l’eau qui leur est nécessaire. L’association, crée par des électriciens en 1986, rassemble aujourd’hui quelques 1000 bénévoles. « Raconter l’urgence de l’accès à l’électricité en plein luxe énergétique n’est pas toujours évident, pourtant à l’heure ou nous parlons près de 1.5 milliard de personnes dans le monde n’ont toujours pas accès à l’électricité » explique d’emblée Hervé Gouyet, président de Electriciens sans frontières. « On croit encore, à tord, que l’accès à l’électricité se fait de manière verticale à l’image de notre modèle énergétique par la création de lignes à très haute tension, d’immenses centrales ou par la mobilisation de plusieurs milliards pour construire de grands barrages. Mais ces solutions ne sont pas adaptées aux populations les plus démunies. Pour ces centaines de millions de personnes, nous devons réfléchir à faire émerger des stratégies d’accès à l’électricité fiables, durables, peu coûteuses et surtout adaptées à leurs besoins et à leurs ressources ». L’association, qui intervient à la demande de collectivités locales ou d’associations, se concentre donc sur des micro-projets, et sur la ressource énergétique locale, le soleil. « Cela n’a pas toujours été ainsi, il y a vingt ans quand nous menions nos premiers projets, les technologies solaires n’étaient pas encore matures, nous devions exporter nos propres solutions, en électrifiant les écoles avec des groupes électrogènes ».

Rencontre avec Francis Demoz / La Revue du Cube #8

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Si la durée moyenne des actions est de 18 à 24 mois seulement, l’ONG met tout en œuvre pour que l’accès à l’électricité s’installe de façon durable après son intervention. Pour se faire, elle forme un opérateur technique local, qui assure la maintenance du projet. Pour qu’il se rémunère, elle crée ce qu’elle appelle, une activité génératrice de revenus. Cette activité consiste, par exemple, à tirer des revenus d’un réfrigérateur installé dans un local, en louant des litres de froid ou en revendant de la glace. Pour Hervé Gouyet, « ces activités génératrices dépendent de l’imagination de chacun et des besoins locaux ». Ainsi, à Madagascar, dans la région du Vakinankaratra, l’ONG développe son nouveau projet baptisé Cafés Lumière. Il s’agit d’espaces alimentés par l’énergie solaire et dédiés à une activité marchande, (bureautique, imprimantes, artisanat). « Une activité de recharge de téléphones portables peut nous paraitre ici bien anodine, alors qu’elle répond sur place à un véritable besoin de la population. Cette activité va générer des ressources, qui permettront d’ajouter plus tard de nouveaux panneaux photovoltaïques pour alimenter d’autres machines. Peut-être même que cette installation pilote sera dupliquée ailleurs dans la région, c’est ainsi que l’on enclenche un cercle vertueux d’électrification » conclut Hervé Gouyet.

• Le site de l’association Electriciens sans frontières : http://www.electriciens-sans-frontieres.org/fr/

Rencontre avec Francis Demoz « De l’électricité pour tous ! » / La Revue du Cube #8

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LES LIAISONS HEUREUSES Les Liens qui Libèrent

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Résolutions citoyennes Les Liens qui Libèrent Nietzsche nous avait prévenus : le présent est une transition. Mais en ce début de XXIe siècle, notre commune humanité se réveille avec la gueule de bois : alors que tout autour d’elle annonçait la victoire de l’abondance, elle se retrouve sur une terre trop petite, appauvrie et fragilisée par ses activités et dans un monde où la finance folle a pris le pas sur les relations humaines. Dans ce climat de morosité ambiante, il y a pourtant de bonnes raisons de se réjouir. Tout autour de la planète, des milliers d’initiatives citoyennes fleurissent, dans la pensée comme en pratique. De simples citoyens, pionniers dans leurs domaines, qui ont décidé de reprendre en main les enjeux qui les concernent en proposant des solutions innovantes pour construire, ensemble, une société plus solidaire et plus humaine. Qu’il s’agisse de la construction d’habitats coopératifs, de l’instauration de microbanques ou encore de la mise en place de circuits courts, ces Millions de révolutions tranquilles1, comme les nomme Bénédicte Manier dans son ouvrage éponyme, essaiment grâce à ceux qui aspirent à vivre dans un monde plus juste. Silencieuses, tranquilles et parfois même invisibles2, ces révolutions annoncent le monde qui vient. Il nous faut changer notre regard, notre perception et parfois nous écarter des vieux systèmes de pensées encore trop ancrés dans notre inconscient collectif. Car un nouveau paradigme est en train d’émerger et les applications concrètes se multiplient dans le monde. C’est de ce souffle nouveau et porteur d’espoir qu’il nous faut s’inspirer, au point de faire nôtre l’adage du militant indien Arudhati Roy : « Un autre monde n’est pas seulement possible, il est déjà en route. Lors de journées calmes, je peux l’entendre respirer. »

1.

Bénédicte Manier, Un million de révolutions tranquilles, Éditions Les liens qui libèrent, 2013. Florent Augagneur et Dominique Rousset, Révolutions invisibles, Éditions Les liens qui libèrent / France Culture, 2013. 2.

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Quelques liaisons heureuses… • Révolutions invisibles : 40 récits pour comprendre le monde qui vient, Floran Augagneur & Dominique Rousset, préface Nicolas Hulot : http://bit.ly/1PMUpa2 • Un million de révolutions tranquilles : Travail, Argent, Habitat, Santé, Environnement… comment les citoyens changent le monde, Bénédicte Manier : http://bit.ly/1FRxWVR • Sauver le monde. Vers une économie post-capitaliste avec le peer-to-peer, Michel Bauwens : http://bit.ly/1bAAIBY

• Nos voies d’espérance, Olivier Le Naire : http://bit.ly/1zOmfOF

Les liaisons heureuses - Les Liens qui Libèrent « Résolutions citoyennes » / La Revue du Cube #8

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#8 ÉQUIPE Comité éditorial Nils Aziosmanoff, Rémy Hoche Avec la contribution de Carine Le Malet et Hélène Gestin Directeur de la rédaction Nils Aziosmanoff Responsable éditorial Rémy Hoche Coordination site et communication Web Aurélie Jullien Assistée de Elise Moret Conception logo Philippe Lakits Traduction Trad’Online Éditeur Le Cube - ART3000

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