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Processus participatifs de conception et d’usage de simulations multi-agents Application à la gestion des ressources renouvelables Christophe Le Page* — Patrick D’Aquino*,** Michel Etienne***— François Bousquet*,**** * CIRAD-TERA, Equipe Green TA 60/15, F-34398 Montpellier cedex 5 {christophe.le_page;francois.bousquet;patrick.daquino}@cirad.fr ** CIRAD-IAC, BP 06, F-98825 Pouembout, Nouvelle-Calédonie *** INRA - Ecodevelopment unit F-84914 Avignon cedex 9 [email protected] **** CU-CIRAD Project, Department of Biology, Faculty of Science Chulalongkorn University, Phayathai Road, Pathumwan, Bangkok 10330, Thailand RÉSUMÉ. Les jeux de rôles, utilisés conjointement avec la simulation multi-agent, sont particulièrement adaptés à la concertation entre acteurs. Deux exemples d’usage de ces outils évolutifs et co-construits avec les différents acteurs impliqués dans des processus de décision collective concernant la gestion des ressources renouvelables sont présentés. La démarche est efficace pour acquérir des connaissances sur les systèmes étudiés mais aussi pour appuyer pragmatiquement des processus de décision au sein de situations complexes. Elle facilite la production d’indicateurs partagés et l’émergence d’une vision commune des dynamiques territoriales possibles. ABSTRACT. Role-playing games, jointly used with agent-based simulations, are helpful to create dialogue between stakeholders. This paper presents two case-studies using these adaptive tools collectively designed by the stakeholders involved in collective decision making processes dealing with renewable resources management. The modelling approach is efficient to gather knowledge about the systems under study and also to nurture and pragmatically support decision-making processes in complex situations. It promotes the design of shared markers, together with the emergence of a common view about possible land-use dynamics.

: jeu de rôles ; simulation multi-agent ; gestion des ressources renouvelables ; modélisation d’accompagnement.

MOTS-CLÉS

KEYWORDS:role-playing game; agent-based simulation, renewable resources management; companion modelling.

JFSMA 2004, pages 33 à 46

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1. Introduction Depuis quelques années, un champ de recherche sur la simulation de sociétés en interaction avec leur environnement se développe. Pour articuler des connaissances expertes de différents domaines et bâtir des modèles par nature multidisciplinaires, les systèmes multi-agents (SMA) ont depuis le début accompagné cet essor. Utilisés à des fins de simulation, les SMA permettent de créer des sociétés virtuelles sur lesquelles on expérimente « in silico » différents modes de gestion de l’environnement et des territoires (Ferrand, 1998). Simuler pour « piloter » implique la mise au point d’un modèle permettant de révéler une « vérité » unique. Dans ce contexte, le modèle est un outil de recherche d’une solution optimale à un problème complexe. Une réflexion à la fois pragmatique et théorique sur la nature, la place et l’usage des modèles dans des processus d’aide à la décision collective concernant la gestion des ressources renouvelables a débuté en 1994 au sein de l’équipe Green (Bousquet et al., 1999). Dans cette lignée, un collectif de chercheurs baptisé ComMod (pour Companion Modelling) s’est structuré autour d’une opposition à la vision du modèle unique pour aider le décideur final. Comme stipulé dans la charte1 du collectif ComMod, face à des objets d'étude forcément complexes et profondément dynamiques, la reconnaissance de l'incertitude et de l'existence de multiples points de vue légitimes, expertises scientifiques comprises, nous paraît incontournable. Ces différents points de vue méritent d'être pris en compte dans un processus itératif de compréhension, de confrontation et d'analyse. Ce postulat est à la base d’une démarche de modélisation dite d’accompagnement (Bousquet et al., 2002). La modélisation d’accompagnement va progressivement produire toute une famille de modèles, trace des interactions successives et véritable système à base de connaissances qui permet au chercheur et aux acteurs ayant été en interaction d'accroître leurs connaissances personnelles et communes sur le système, sur les processus en cours et sur la place de chaque acteur-observateur dans le processus. La reconnaissance mutuelle de la représentation que chacun a de la problématique étudiée s'appuie sur des indicateurs construits progressivement, en commun, au cours de la démarche et qui constituent les fondements de la modélisation participative telle que nous la concevons. Dans le domaine des simulations multi-agents, on peut considérer qu’il y a deux modes de modélisation des processus de décision individuels et collectifs. Le premier mode, qui est le plus fréquent, consiste à utiliser des théories sur le processus de prise de décision et à les implémenter dans le modèle. Ces théories ont pour origine soit les sciences de la cognition, soit les sciences sociales, soit les 1

La première version publiée (en anglais) : http://jasss.soc.surrey.ac.uk/6/2/1.html Une version en français, dans la revue « Natures, Sciences, Sociétés », est sous presse Cette charte ayant vocation a poursuivre son évolution, les lecteurs sont invités à consulter le site : http://cormas.cirad.fr/fr/reseaux/ComMod/charte.htm

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sciences de la nature, soit les sciences informatiques. C’est ainsi que ces derniers ont développé de nombreuses architectures d’agent fondées sur la rationalité du raisonnement (Woolridge, 2000). Les sciences sociales, qui interagissent de plus en plus avec le champ des sciences informatiques, proposent elles aussi des modèles de décisions sur la base de théories comportementales (Jager et Janssen, 2003) Le deuxième mode consiste à tenter de modéliser le processus de décision tel qu’il est observé sur le terrain. Le problème de l’extraction des connaissances se pose alors, d’autant que dans de nombreux cas il s’agit de problèmes de décision collective (Bécu et al., 2003). Les deux types d’outils que nous mobilisons fréquemment dans le cadre de la modélisation d’accompagnement, à savoir les simulations multiagents et les jeux de rôles, confèrent aux réflexions collectives sur les processus de prises de décision « ad hoc » une dimension heuristique et maï eutique. Nous allons ici mettre l’accent sur les apports spécifiques des jeux de rôles dans le cadre de leur couplage avec la simulation multi-agent appliquée à l’étude des processus de décision portant sur la gestion de l’environnement et des ressources renouvelables. Après une première partie de présentation de ce que nous entendons par « jeu de rôles », afin d’illustrer notre propos, deux expériences sont présentées. La première concerne les conflits d’usage du sol entre agriculteurs et éleveurs dans la région du fleuve Saint-Louis, au Nord du Sénégal. La seconde se situe dans le Sud de la France, au cœur du Parc National des Cévennes, sur un espace naturel composé d’une part de zones de pelouse constituant des parcours utilisés par des éleveurs pour nourrir leurs troupeaux et abritant des espèces végétales et animales rares, et d’autre part de boisements de pins exploités par des forestiers. Dans les deux cas, les simulations multi-agents réalisées ont été mises au point à partir de la plateforme Cormas2 développée par l’équipe Green du Cirad (Bousquet et al., 1998). Barreteau (2003) a montré en quoi jeux de rôles et systèmes multi-agents sont intrinsèquement des outils complémentaires. Au travers de l’analyse des deux exemples présentés ici, nous examinons d’un point de vue pratique l’hypothèse selon laquelle les jeux de rôles facilitent et améliorent l’implication des acteurs représentés dans des modèles multi-agents dans les phases de conception et d’utilisation de ces modèles.

2. Jeux de rôles et modélisation d’accompagnement Le jeu de rôles, qui a déjà été utilisé pour l'appui à la gestion locale de territoires (Mermet, 1993 ; Piveteau, 1994 ; D’Aquino et al., 2001), est une technique classique d'analyse de situation en groupe. L'animateur propose un jeu qu'il a conçu à partir d'un diagnostic préalable du milieu. Chaque participant joue le rôle d'un acteur de la situation à analyser, afin de mieux en évaluer les différents aspects, en particulier ceux concernant les mobiles et les interactions entre acteurs. Les acteurs convoqués partagent une même représentation artificielle de la réalité. Sous le 2

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double effet de processus dynamiques naturels et des actions des autres joueurs, cette réalité virtuelle est susceptible d’évoluer (i.e., le paysage artificiel se transforme progressivement). Ainsi plongés dans un univers changeant, les joueurs doivent prendre des décisions pour réaliser les activités propres au rôle qu’ils endossent (éleveur, forestier, gestionnaire de parc naturel, décideur publique, etc.). Le jeu de rôles constitue à cet égard un espace expérimental de la cognition située (Hutchins, 1995), en permettant d’observer des décisions prises par acteurs placés dans des situations en marge de la réalité mais cependant en lien analogique avec elle. La technique d’animation fondée sur l’usage des jeux de rôles est particulièrement adaptée à une situation complexe et à la prospective. Lors d’une session de jeu de rôles, les règles ou contraintes sont généralement suffisamment souples pour laisser libre cours à une certaine liberté comportementale. Chaque joueur expose ses comportements au regard de chacun et est susceptible de se faire interpeller à ce sujet (à tout moment ou lors de phases de négociation spécifiquement dédiées à cet effet, selon le cadre défini par le concepteur du jeu). Les observations qui peuvent être réalisées au cours des sessions de jeux de rôles, ainsi que les éléments pouvant être obtenus à l’issue de ces sessions (au cours de débriefings collectifs ou d’interviews personnelles) servent de base à l’analyse des comportements des joueurs et des impacts de ces comportements sur le déroulement du jeu. Cette analyse peut ensuite être réexaminée collectivement avec les acteurs, qui, délaissant leurs « costumes » de joueurs, sont invités à évaluer dans quelle mesure elle demeure pertinente à la lumière de leur réalité quotidienne. Cette forme de validation à dire d’acteurs ou « validation sociale » permet de vérifier que le modèle conceptuel sous-jacent au jeu de rôles est reconnu comme étant une représentation acceptable de la réalité. S’il advient que certains joueurs pointent des éléments d’invalidation, ceux-ci sont discutés collectivement et s’ils sont reconnus comme étant pertinents, ils servent à faire évoluer la structure même du modèle conceptuel sous-jacent au jeu de rôles. Ce processus de co-construction aboutit à une représentation commune du fonctionnement du système étudié. Toute simulation informatique susceptible de reproduire cette représentation sera facilement acceptée par les acteurs qui retrouvent sous un format alternatif les éléments constitutifs du jeu de rôles. Cette analogie entre le déroulement de la session de jeu de rôles et l’exécution d’un scénario de simulation facilite l’intelligibilité du modèle informatique et permet de se soustraire aux réflexes de défiance voir de rejet de la part de personnes peu familières des ordinateurs. Sur le terrain, les projets se référant à la démarche de modélisation d’accompagnement se concrétisent fréquemment par le développement de modèles de simulation multi-agent appliqués à la problématique abordée, et parallèlement par l’organisation de sessions de jeu de rôles. Au-delà de la complémentarité déjà signalée entre simulation multi-agent et jeu de rôles qui rend leur association assez naturelle, les intérêts relatifs à cette association sont multiples et dépendent du

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mode opératoire de couplage entre les deux outils. Avant de discuter de ces différents types d’associations et de leurs intérêts spécifiques, nous présentons deux expériences proposant un type d’association bien différencié.

3. L’expérience « SelfCormas » 3.1. Contexte Depuis 1998, dans la Valée du fleuve Sénégal, se développe un projet visant à aider les collectivités locales (conseils ruraux) et leurs administrés à planifier l’occupation et l’affectation des sols (D’Aquino, 2001). Concrètement il s’agit de faciliter les discussions à propos d’éléments tels que les règles d’accès aux différents espaces en fonction de la période de l’année, les types d’aménagements à mettre en place de manière prioritaire, etc. La pluriactivité étant explicitement recherchée par les acteurs, l’enjeu est de trouver des solutions qui permettent au maximum d’usages différents (en particulier agriculture et élevage) de coexister sur un même espace. Dans ce contexte, une expérimentation spécifique sur l’intérêt et la faisabilité du recours à la simulation multi-agent a accompagné le projet, avec pour objectif de tester une conception directe du modèle multi-agents par les acteurs dès le départ (D’Aquino et al., 2002). Cela signifie que le travail de modélisation en amont devait se concentrer sur la réalisation d'un environnement permettant aux acteurs de s'exprimer ensuite dans la conception de leur modèle. Afin de pouvoir formaliser le plus rapidement possible les connaissances et les points de vues exprimés par les acteurs au cours d'un processus continu et collectif de décision, deux outils ont été associés à la simulation multi-agent : un jeu de rôles, lui-même directement conçu avec les acteurs, et un Système d'Information Géographique (SIG) géré par la société nationale d’aménagement des terres du Delta du fleuve Sénégal (SAED).

3.2. Démarche Trois ateliers, regroupant à chaque fois environ vingt-cinq personnes, ont été organisés par le conseil rural de la commune de Ross-Béthio, partenaire local et volontaire de l'expérience. Le premier atelier, en français, concernait un groupe de personnes-ressources de la communauté rurale (instituteur rural, jeune de retour au village, etc.), choisies directement par celle-ci. Le but de ce premier atelier était des tester la démarche avant de se rendre, pour les deux autres ateliers (en wolof), directement auprès des populations de base, non alphabétisées. Ces trois ateliers se sont déroulés à chaque fois sur trois jours, et selon un protocole méthodologique détaillé ci-dessous.

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3.2.1. Identification des besoins et élaboration d’un support cartographique Pour élaborer une représentation partagée des besoins des différents acteurs pour chacune des activités qu’ils pratiquent, on s’attache dans un premier temps à identifier collectivement les critères techniques essentiels pour mener à bien cette activité dans la région. Cela aboutit à la production de règles simples, comme par exemple « l'agriculteur a besoin d'une source en eau douce à moins de 500 m de son champ, sur une terre non inondable ou inondable très peu de temps ». Les "ressources" auxquelles les critères de satisfaction font explicitement référence sont ensuite représentées sur un support cartographique. Le SIG de la SAED est ici utilisé "en direct" pour réaliser les cartes à partir des perceptions paysannes. Ce processus collectif d’identification des besoins et de construction d’une représentation cartographique constitue l'initialisation du jeu de rôle. 3.2.2. Session de jeu de rôles L'objectif de la deuxième phase est de tester collectivement la compatibilité dans l'espace et le temps des différents usages répertoriés. Cela consiste à "mettre en mouvement" et tester la représentation commune de la situation qui en avait été faite, sous la forme d'un jeu de rôles. Chaque participant décide de son activité et de son emplacement en fonction des besoins identifiés durant la première étape. Pour cela il utilise un « post-it » qu’il déplace mois après mois sur le plateau de jeu qui n’est autre que le support cartographique co-construit la veille (cf. figure 1).

Figure 1. Le plateau du jeu de rôles pour l'atelier de Ndiaye. On voit les "post-it" sur lesquels sont indiqués les numéros identifiant les différents joueurs, qui sont déplacés à chaque pas de temps par les participants.

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Les premiers tests du jeu de rôles permettent aux acteurs d'amender la première représentation co-construite, jusqu'une situation de jeu qu'ils considèrent comme suffisamment représentative, non d'une réalité subtile, mais d'une problématique particulière (ici les conflits entre agriculture et élevage) qu'ils souhaitent traiter. Après quelques cycles annuels de jeu, l'analyse est faite ensemble des résultats produits sur les différents usages, l'environnement et les incompatibilités qui sont apparues. Il faut d'abord noter comme résultat le plus probant l'accord intime de tous les participants au diagnostic ainsi progressivement effectué. Au-delà de ce simple constat, par l'analyse des situations de crise se produisant dans le jeu, les participants expriment également une volonté d'expérimenter des interventions sur le territoire, (nouvelles règles d'usage ou aménagements hydro-physiques). Cependant, ils commencent aussi à trouver lourds les cycles de jeu et ressentent bien qu'il ne sera pas possible de parvenir ainsi au test valable d'actions assez fines pour enrichir suffisamment une réflexion qui se veut opérationnelle. C'est alors que le passage à la simulation informatique peut s'effectuer. 3.2.3. Simulations multi-agents Entre le deuxième et le troisième jour des ateliers, un modèle correspondant au jeu de rôle est implémenté à partir de la plateforme Cormas. Les simulations sont alors présentées aux participants. La figure 2 montre un exemple d’affichage visualisé sur l’écran de l’ordinateur devant lequel sont placés les participants.

Figure 2. La grille spatiale de la simulation multi-agent de l'atelier de Ndiaye. Les ronds verts représentent les champs, les losanges bleus représentent les points d'eau pastoraux et les zones où la ressource pastorale a disparu apparaissent en blanc.

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La première simulation représente la session de jeu de rôles qui s’est déroulée la veille. Puis d’autres scénarios sont simulés de manière interactive. Dans ce type de démarche, les modélisateurs, qui ne sont aucunement intervenus au cours des deux premiers jours d’atelier, ont alors un statut d’opérateurs de simulation, à l’écoute des propositions ou suggestions des participants. Les simulations font apparaître les incohérences et les antagonismes qui resteraient cachés avec de simples diagnostics, même participatifs. Ce processus provoque ainsi des discussions de fond entre les acteurs qui alimentent le processus de négociation concertée. La simulation est ici un support prospectif pour se concerter sur les directions possibles que pourraient choisir la société locale, dans une situation complexe où la représentation du réel est trop ambitieuse. 4. L’expérience « Causse Méjan » 4.1. Contexte Situé dans le Massif Central, le Causse Méjan constitue un milieu d’apparence steppique à forte diversité biologique, ce qui justifie son inclusion dans le Parc National des Cévennes (PNC). Sur ce territoire coexistent des éleveurs et des forestiers. On observe actuellement l’accélération d’un processus d’envahissement des pelouses par les pins, ce qui affecte les objectifs de gestion spécifiques des trois types d’acteurs concernés (protection de la nature, production ovine, production de bois) de façon très contrastée (Etienne, 2001). Ainsi, les accrus de pin affectent essentiellement les éleveurs dont la production est fortement basée sur l’utilisation des parcours, en limitant progressivement la production fourragère, au fur et à mesure que les peuplements se ferment. Au contraire, ils génèrent de nouveaux espaces boisés sur lesquels les forestiers revendiquent un droit de regard ou proposent une gestion appropriée. Enfin, l’extension des pins fragmente et réduit de façon drastique la surface en pelouses du Causse, or celles-ci constituent un des rares habitats naturels de ce type et de cette extension en Europe de l’Ouest avec tout ce que cela signifie en terme d’enjeux pour le flore, la faune et la biodiversité.

4.2. Démarche Pour faire réagir les différents acteurs du Causse Méjan dans ce contexte et stimuler l’émergence de scénarios possibles de gestion concertée du territoire, une démarche de modélisation d’accompagnement associant simulation multi-agent et jeu de rôles a été initiée (Etienne et Le Page, 2002). Les différentes phases de cette démarche déclinent toute une panoplie d’usages possibles de ces outils : support pédagogique pour faire prendre conscience du problème de l’enrésinement, outil de médiation entre les partenaires et enfin outil d’aide à la décision pour la mise en place d’un plan local d’aménagement concerté.

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4.2.1. Simulations multi-agents intégrant connaissances expertes et savoirs locaux La plateforme Cormas a été utilisée pour construire un premier modèle multiagents, dans un premier temps fondé sur les connaissances expertes. Pour représenter le territoire sous la forme d’une grille « raster » intégrant les informations pertinentes par rapport à la problématique de l’enrésinement. Ainsi la topographie a été décrite par la position des crêtes et l’identification des bassins de dispersion potentiels des graines de pin. La végétation a été représentée par la cartographie réalisée en 1999 par le service scientifique du PNC, et traduite en terme de structure en combinant les différentes strates (arbre, arbuste, herbe). Etant donné leur rôle dans le processus d’enrésinement, les forêts ont fait l’objet d’une caractérisation plus fine, en précisant l’espèce dominante, l’age et la densité des peuplements forestiers. En accord avec les règles de sylviculture définies par les techniciens contactés (Cohen, 2001), les bois ont été découpés en parquets dont la forme et la taille sont automatiquement définies par le modèle. Les trente sept agriculteurs en activité sur le Causse Méjan ont été intégrés au modèle à partir d’une base de données précisant leur système de production, la répartition de la pression de pâturage sur les parcours, leur sensibilité environnementale, etc. La stratégie de gestion des parcours a été élaborée à partir de leur système de production, de la taille du troupeau, la distance à la bergerie et du taux de recouvrement des pins sur les parcours. Le processus écologique basé sur les lois de dispersion des graines de pin en fonction de l’âge du semencier, du vent dominant et de la position topographique du boisement (Etienne, 2001) a été complété en introduisant un taux de survie des plantules de pin lié à la pression de pâturage, ou à des interventions mécaniques. Il a ainsi été possible de faire évoluer le paysage du Causse en fonction de la dissémination naturelle des pins, et des pratiques de gestion pastorale ou forestière de chaque acteur représenté. Dans un second temps, ces simulations d’évolution paysagère ont été présentées à chacun des trois types d’acteurs (naturalistes, éleveurs et forestiers), avec trois objectifs principaux : (i) leur faire prendre conscience du processus en cours ; (ii) les inciter à proposer eux-mêmes des scénarios qui leur semblent intéressants et qu’ils aimeraient explorer ; (iii) leur permettre de proposer des indicateurs ou des « points de vue » qui leur « parlent » pour discuter des résultats des scénarios. 4.2.2. Propositions par les acteurs de scénarios de simulation Huit scénarios ont été proposés, quatre d’entre eux correspondant à des options défendues par un seul type d’acteurs, et les quatre autres à des alternatives envisagées de manière collective (Etienne et al., 2003). En ce qui concerne la première catégorie de scénarios, les forestiers ont ainsi estimé que pour eux, la vitesse d’avancée du processus d’enrésinement démontrait

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l’incapacité des agriculteurs de gérer correctement leur parcours. Ils ont donc proposé de « laisser faire la nature », ce qui s’est traduit par un scénario dans lequel la dynamique du paysage dépend exclusivement de la position des arbres semenciers. Ont également été proposés dans cette même catégorie un scénario « laisser faire les acteurs locaux » défendu par les agriculteurs ayant estimé être capables de s’adapter à la progression des pins, et enfin deux scénarios défendus par les naturalistes qui mettaient en avant, de manière plus ou moins radicale, des actions directes de contrôle de l’enrésinement par les agents du PNC sous la forme de journées de travail consacrées à la coupe de pins sur des zones stratégiques. La deuxième catégorie de scénarios est née de discussions qui ont amené à envisager des possibilités de compromis entre différents types d’acteurs. Ainsi, naturalistes et forestiers ont proposé l’idée d’une intervention précoce sur les pins situés sur des crêtes dominant des bassins de dispersion non encore boisés et à forte valeur patrimoniale. Une deuxième option de coopération entre acteurs est venue du constat fait par plusieurs acteurs que l’impact de certaines pratiques agricoles pouvait être bénéfique à la sauvegarde d’espèces menacées. Le PNC a alors envisagé, sur le modèle des mesures agri-environnementales prises par l’Union Européenne, de mettre en place un programme de financement pour soutenir les agriculteurs dont les pratiques garantissaient une pression soutenue sur les parcours. Les deux derniers scénarios se proposent de restaurer progressivement l’espace en steppe mais sans remettre en cause les investissements forestiers passés, en favorisant la mise en place d’aménagements sylvopastoraux. 4.2.3. Propositions par les acteurs de points de vue spécifiques Afin de suivre l’impact de ces scénarios sur les dynamiques paysagères, un éventail de points de vue a été élaboré à partir des indicateurs mentionnés comme pertinents par chacun des acteurs ayant participé à ce projet (Etienne et al, 2003). Ces points de vue traduisent ce que chacun a l’habitude ou l’envie de voir dans le paysage qu’il gère ou qu’il administre. Ils permettent de visualiser une dynamique paysagère, une dynamique d’action ou une dynamique de production, soit sous la forme de cartes animées, soit sous la forme de graphes dynamiques. Une série de points de vue a été construite pour faciliter la compréhension du processus d’enrésinement en distinguant clairement l’aspect physionomique (les pins se voient dans le paysage), de l’aspect fonctionnel (de jeunes plants de pins se sont installés dans la parcelle). Une autre série a été construite pour localiser les enjeux patrimoniaux de faune, de flore ou de paysage, pour en produire une représentation synthétique. Certains points de vue ont cherché à traduire un regard particulier comme par exemple l’évolution du niveau de risque d’enrésinement à partir des crêtes, ou encore la localisation et l’éventuelle répétition des coupes de pins effectuées.

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4.2.4. Le jeu de rôle : une mise en situation des acteurs pour ouvrir un espace de médiation L’objectif du jeu était de rendre facilement accessible la modélisation du fonctionnement de l’interaction entre forestiers, agriculteurs et naturalistes, de partager rapidement une représentation du processus d’enrésinement tout en laissant libre cours à l’inventivité des joueurs pour mettre au point une stratégie d’action ou de négociation. Le support spatial du jeu est un territoire fictif sur lequel on retrouve les principales caractéristiques du Causse Méjean mais sur une surface plus réduite. Pendant le jeu lui-même, le support évolue du fait de la dynamique naturelle de la végétation qui est simulée informatiquement sur la même base du processus écologique développé dans le modèle multi-agents décrit précédemment. Pour cette raison, le support informatique du jeu de rôles a également été développé à partir de Cormas. Il propose un ensemble d’interfaces de saisie permettant d’intégrer les actions décidées par les joueurs. Les joueurs-naturalistes peuvent raisonner sur la totalité du territoire, alors que les joueurs-forestiers ne sont concernés que par les forêts et que chaque joueur-agriculteur ne connaît que le territoire de son exploitation. Pour que l’évolution du paysage soit sensible, il faut qu’à l’issue d’une session de jeu, on atteigne un horizon de vingt ans. Deux phases distinctes séquencent le jeu de rôles. Une phase de décisions individuelles aboutit à la production d’un plan de gestion propre à l’activité spécifique de chacun. Pour accélérer les choses, ces plans de gestion sont notifiés par les joueurs sur des bordereaux de décision une fois tous les cinq ans, et les actions correspondantes sont exécutées à l’identique cinq fois consécutivement par le modèle informatique qui sert de support au jeu de rôles. A l’issue du remplissage des bordereaux de décisions individuelles, une phase de négociations de dix minutes permet aux joueurs qui le désirent de discuter librement entre eux et de s’entendre éventuellement pour partager du temps de travail consacré à la coupe de pins dans des endroits bien précis. Cinq séances de jeu de rôle ont été organisées sur le Causse même afin de mobiliser le plus grand nombre possible d’agriculteurs (18) et de techniciens (11). Elles ont largement facilité la concertation entre acteurs et ont fait émerger des comportements innovants en stimulant l’imagination des joueurs dans l’élaboration de stratégies de maîtrise de la dynamique des pins. En outre, ces sessions de jeu de rôles ont donné l’opportunité à chacun de mieux connaître le métier et les contraintes spatiotemporelles de l’autre. 4.2.5. Retour à la simuation multi-agents pour l’aide à la décision La prise de conscience du problème par les partenaires et l’intérêt manifesté pour les scénarios privilégiant une approche collective de la maîtrise de l’enrésinement ont amené la Chambre d’Agriculture, le PNC et les Services

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Forestiers à rechercher un financement pour aborder conjointement la question de la fermeture des milieux sur le Causse Méjan. A l’initiative de la Communauté de Communes, un Plan Local d’Aménagement Concerté (PLAC) a été mis en place afin de déterminer les agriculteurs volontaires, les zones à traiter en priorité, les interventions techniques les plus opportunes et les moyens financiers à dégager. Une fois ce travail d’inventaire terminé, plusieurs partenaires ont souhaité bénéficier de l’appui des simulations multi-agents pour évaluer l’impact des travaux programmés dans le PLAC. Il a alors été nécessaire d’adapter le modèle multi-agents à cette demande d’une part en le rendant plus précis en terme de résolution spatiale (passage à une maille de 1 ha), d’autre part en affinant certaines informations sur les pratiques des agents (localisation précise des travaux, règles de sylviculture, affectation du chargement ovin selon les quartiers de pâturage définis par l’éleveur). Les simulations ont souligné l’importance de regrouper les agriculteurs voisins pour définir une stratégie concertée avant d’élaborer les dossiers individuels. Elles ont aussi montré la nécessité, pour assurer une maîtrise durable du processus d’enrésinement, d’envisager une action soutenue au-delà de la durée du PLAC.

5. Associer simulations multi-agents et jeux de rôles : quelles perspectives ? Les deux expériences présentées ici combinent toutes deux simulations multiagents et sessions de jeu de rôles. Cependant, le mode d’association entre les deux outils est assez sensiblement différent. Dans le cadre de l’expérience « SelfCormas », le jeu de rôles intervient en premier lieu et initie en quelque sorte le processus participatif. En accord avec les principes d'auto conception et d'endogénéité de la démarche (D’Aquino et al., 2003), il n'y a pas de jeu conçu en préalable et les règles du jeu de rôles ne sont que le produit de l'analyse de situation que construisent ensemble progressivement les acteurs, sans se douter qu'ils sont en train de concevoir un jeu qu'ils testeront par la suite. Le jeu de rôles est ici une étape préliminaire déterminante dans le processus de co-conception du modèle de simulation multi-agent. Dans le cadre de l’expérience sur le Causse Mejan, le jeu de rôles reprend les bases du modèle de simulation multi-agent en les simplifiant. Il se distancie un peu plus de la réalité que le modèle multi-agents initial en proposant un support spatial non plus plaqué sur le paysage réel, mais archétypique. Ce faisant, il acquiert une certaine dose de généricité, toute relative dans le cas du Mejan car il s’agit d’un écosystème aux dimensions réduites, qui plus d’un type très rare. Ceci pose la question du rapport coûts/bénéfices de telles expériences. La mise au point des supports (simulation multi-agent et jeu de rôles) ne peut s’envisager sans l’existence d’une accumulation très importante de connaissances sur le système étudié, et requiert en elle-même un travail conséquent. Si les supports

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utilisés pour une expérience donnée ne se prêtent pas, le plus souvent, à une réutilisation dans un contexte différent, nous espérons qu’une démarche méthodologique générique pourra progressivement s’affirmer. Nous avons avancé l’hypothèse que les jeux de rôles facilitent et améliorent l’implication des acteurs représentés dans des modèles multi-agents dans les phases de conception et d’utilisation de ces modèles. L’expérience « SelfCormas » apporte des éléments probants pour ce qui concerne l’implication des acteurs dans la phase de conception, tandis que l’expérience sur le Causse Méjan illustre plus particulièrement comment des sessions de jeu de rôles contribuent à l’adoption voir même l’appropriation du modèle de simulation multi-agent. Les jeux de rôles peuvent être considérés comme une méthode d’élicitation des connaissances en bonne adéquation avec la modélisation à l’aide d’agents. Le jeu est un moyen de mise en situation des acteurs. Il a été reconnu dans de nombreuses expériences à travers le monde, que les acteurs « experts » jouent en fonction de leurs connaissances et importent dans le jeu les décisions qu’ils effectuent dans le monde réel, implicitement ou explicitement. L’avantage du jeu de rôle est que cette décision est collective, que les interactions se font jour. Par la suite les acteurs peuvent être interrogés sur ces décisions individuelles et collectives, afin de préciser les modèles de décision. Bien que la méthode des jeux de rôle apporte une amélioration dans le processus de compréhension des décisions multi-acteurs, il reste encore des progrès à faire dans le domaine de l’élicitation du processus de connaissance. Comment transcrire les décisions observées dans les jeux de rôles en décisions d’agents ? Il nous semble que l’interdisciplinarité avec les chercheurs en ingénierie des connaissances serait très bénéfique.

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