PREMIERE GUERRE MONDIALE Voici le témoignage laissé à l ...

Il a participé à de nombreux combats, toujours en première ligne, dans ...... Très bas, un avion ennemi aux croix funèbres nous survole et lâche une fumée bleue ...
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PREMIERE GUERRE MONDIALE

Voici le témoignage laissé à l'issue de la Grande Guerre 14-18 par Georges FRENOT (1895-1975) Parisien et Louveciennois. Il a participé à de nombreux combats, toujours en première ligne, dans l'Est et le Nord de la France, entre 1915 et 1918, en qualité de Dragon puis de Fantassin du 20ème Corps (146ème Régiment d'Infanterie). Ci-après, sont décrits avec force détails les épisodes qui l'ont le plus marqué au cours de ces combats et lui ont laissé un souvenir fier mais amer jusqu'à la fin de ses jours./.

Georges, Paul, Henri FRÉNOT (Né en 1895, Décédé en 1975)

Engagé volontaire à PARIS en novembre 1914 : 1. Enrôlé au 21e régiment de dragons-3e division de cavalerie 2. Puis sur sa demande, au 146e régiment d’infanterie, 39e division, 20e corps ; Blessé en 1916 et en 1918. Nommé brigadier en 1916. Sous-lieutenant en 1918. Reçu au concours de l’école militaire de SAINT-CYR en octobre 1919. A démissionné de l’armée en 1921. Nommé lieutenant de l’armée de l’air en 1939, puis capitaine de réserve. Ses décorations : • Chevalier de la Légion d’Honneur à titre militaire ; • Officier de la Légion d’Honneur à titre civil ; • Croix de Guerre 14-18 ; • Médaille interalliés. Profession jusqu’en 1960 : Chef du centre de documentation de la Direction des Industries Aéronautiques du Ministère de l’Air et traducteur-interprète allemand-anglais.

QUELQUES EPISODES DE LA GRANDE GUERRE 1914-1918 oOo

i - Les Dragons aux tranchées en 1915. Première montée en ligne. II - Un chef, le Capitaine COCHIN. III - Avant l'offensive (Somme 1916). IV - L'attaque – le barrage (Somme 1916). V - Le fortin. VI - SAILLY – SAILLISEL - La boue (Novembre 1916) VII- la prise de CHIVY (Chemin des Dames –1917). VIII- la ruée allemande vers DUNKERQUE en 1918 – le MONT KEMMEL. IX - Un retour de permission mouvementé. X - L'attaque allemande vers PARIS (juin 1918). XI - Le pressentiment. XII - Attaques et contre-attaques (Marne 1918). XIII- La marche en avant (juillet 1918).

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I – Les Dragons aux tranchées en 1916 – Première montée en ligne. Les Dragons au grand trot venaient de Doullens, allant vers l'Est. Les deux files parallèles, encadrant la route, s'enlevaient en cadence sur les étriers. Les lances d'acier bruni faisaient comme une forêt mouvante au-dessus des casques aux longues crinières noires. De temps à autre, un cheval canadien, récemment importé et à demi-dressé, faisait faire à son cavalier un brusque écart. « Dans le rang ! » criaient les sous-officiers serre-file qui trottaient en queue des pelotons Le soleil couchant accrochait des teintes pourpres à la croupe du bai-cerise qui me précédait à une demi-longueur. Après une longue descente, nous arrivons à Souastre. L'officier de tête nous fait prendre le pas. Après avoir suivi une rue où quelques maisons basses s'alignent, un commandement nous arrive de l'avant : « Halte ! Pied à terre ! » D'un seul mouvement, toute la foule obéit. Maintenant, la lance sur l'épaule, la main à la rêne de filet, nous nous dispersons par demi-pelotons vers nos cantonnements. Il faut d'abord s'occuper des chevaux. Une écurie étroite m'échoit. Je donne la musette d'avoine à ma jument qui dessellée et bridonnée, se restaure avec satisfaction. A mon tour, assis sur un banc avec les copains, je déguste la gamelle et bientôt après, je m'endors du sommeil des soirs d'étape, voluptueusement enfoui dans une triple épaisseur de foin odorant. Quelques jours plus tard, un détachement est désigné pour les tranchées. Nous allons, au pas de nos montures, sur la route qui conduit aux lignes. Le paysage se tranforme. Les civils se raréfient. A droite, dans la plaine, quatre troncs d'arbre installés sur de vieilles roues simulent une batterie. Voici l'entrée de Foncquevilliers avec sa barricade de chariots et d'instruments aratoires où est ménagée une chicane. Pied à terre. Un cavalier sur deux retourne à l'arrière emmenant les chevaux. Nous pénétrons dans le village. Beaucoup de maisons sont détruites. La mairie est largement éventrée. On s'est battu fort ici en 14, au moment de la course à la mer. Nous logerons cette nuit dans la cave d'une maison effondrée, en face de l'église. .

.2. Dès le soir, nous sommes violemment secoués par les sèches détonations des 75, tapis tout près dans les vergers. Le lendemain, défense de se montrer dans la rue. A la nuit, nous partons vers un chemin de terre. Après un grand quart d'heure de marche, nous voici dans un petit bois. Quelques obus éclatent à proximité, après un sifflement rageur. Le vent rabat sur nous d'âcres bouffées de poudre. Impression nouvelle pour beaucoup. Tout notre moi se hérisse et se tend dans l'attente du danger. Les facultés sont décuplées. L'instinct de conservation nous transforme en êtres supersensibles. Nous sommes en tirailleurs, courbés sous les balles qui sifflent avec un miaulement modulé. Parfois, un claquement sourd : l'une d'elles vient de s'enfoncer dans le tronc d'un arbre. Un commandement assourdi nous parvient, répété de proche en proche : « Défense de fumer, faites passer ». Tout près devant nous, d'étranges étoiles s'élèvent, s'épanouissent, puis planent très lentement, dans une descente qui nous semble interminable : les fusées éclairantes de l'ennemi. « Face à droite. Par un, derrière moi ». La carabine à la main, nous nous enfonçons dans un boyau. Après de nombreux méandres, un labyrinthe qui nous étourdit, nous atteignons la tranchée de tir. Elle est étroite et profonde. Sur une haute marche, la banquette de tir , un guetteur est installé tous les deux mètres, derrière un créneau. Nous nousplaçons chacun, derrière un de ces hommes que nous allons remplacer. La conversation s'engage à voix basse « Mon gars - me dit le mien - le secteur est bon. Pas d'obus sur la tranchée, les Allemands sont trop près, à vingt mètres. Leur deuxième ligne est à la lisière du Bois de GOMMECOURT, 80 mètres plus loin. Par exemple, il ne faut pas montrer la tête au-dessus du parapet, ou tu es un homme mort. Ils ont des tireurs d'élite dans les arbres du bois. » Maintenant, la relève s'en va vers ses cantonnements, au repos. Nous allons vivre ici 15 jours, fantassins bottés, prenant 3 fois par 24 heures, la garde au créneau. Ce sera long, mais il ne faut pas s'en faire. La vie est belle et on a vingt ans.

Le grand silence de la veillée au front commence, plein de traîtrises, coupé seulement de temps à autre par le claquement d'un Manser que l'écho répète : « Tac....on....tac....on ».

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La lune se lève. Elle met des reflets pâles sur les canons de nos carabines. Aussi loin que porte la vue, les guetteurs sont là, l'oreille tendue, étroitement accolés à cette glèbe qu'ils défendent. Dormez tranquilles, bonnes gens de l'arrière! Les cavaliers montent la garde aux avancées de la terre libre de France. ovovo

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II - Un chef, le Capitaine COCHIN. « A 10 heures, vous vous présenterez au Capitaine, au Bureau de la 9ème Compagnie. » SOMME.

Ces paroles m'étaient adressées le 20 juin 1916, dans la Grande Rue de BRAY-sur-

Quinze jours auparavant, j'avais appris aux Dragons que ma demande pour passer dans l'Infanterie était agréée et j'attendais une nouvelle affectation, heureux et fier d'appartenir désormais à une régiment d'élite qui venait de se couvrir de gloire à VERDUN. A 10 heures, je suis devant le Capitaine au garde-à-vous. « Vous êtes volontaire pour l'Infanterie, Caporal, c'est très bien. Venez avec moi, nous allons nous promener un peu. » Nous sortons, nous faisons les cent pas. Il me tient familièrement par le bras. Je lui dit mes espoirs, mes impatiences de jeune soldat qui, depuis un an, n'a fait que tenir les tranchées. « Voyez comme tout cela est beau ! C'est une veille d'attaque. Vous n'avez jamais assisté à une grande attaque ? » « Jamais, mon Capitaine ». attaque! »

« Eh bien, vous tombez bien, dans quelques jours nous allons faire une grande J'étais définitivement conquis et me sentais déjà une âme de fantassin. Et puis, le Capitaine avait sa légende. Fils du Ministre Denys COCHIN, c'était un brave entre les braves. Plusieurs fois blessé, il venait de quitter avant terme l'hôpital pour reprendre son commandement. Devant DOUAUMONT, alors que les Allemands attaquaient après un bombardement terrible, il avait enlevé sa Compagnie baïonnette au canon et couru à l'ennemi, qui, décontenancé, avait fait volteface. Le lendemain de cette conversation avec mon nouveau Capitaine, toutes les batteries françaises ouvraient le feu; le pilonnage des lignes allemandes commençait. « Vous venez, les copains ? Le Capitaine nous invite à aller voir la préparation ». La soupe avalée, nous grimpons sur la colline. Les coups secs des départs nous assourdissent. Dans le soir qui tombe, des langues de feu fulgurantes strient la grisaille des vallons. Les lueurs rougeâtres des éclatements s'épanouissent en feux de Bengale intermittents dans les lignes allemandes. « Qu'est-ce qu'ils prennent, ceux d'en face ! » crie un loustic. « Il ne peut rien rester, rien » dit un autre. victoire.

Confiants, nous regagnons BRAY et nous nous endormons dans une atmosphère de Mais le lendemain matin, un souffle d'ouragan s'approche. Avec le bruit d'un express qui brûle une gare, un E 10 s'abat dans la rue. Un jeune soldat arrive en courant, défait :

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d'en face. »

« Les Anglais qui occupent l'autre côté de la rue, ont déjà sept tués, dans la maison

Certains pâlissent. D'autres gagnent les jardins et les champs fuyant cette rue trop bien repérée. Les jeunes de la Classe 16 voient le feu pour la première fois. La panique les gagne. C'est alors que le Capitaine COCHIN arrive. Calme, souriant, il nous dit : « Eh bien mes enfants, ça ne va pas ? Il ne faut pas s'en aller. Nous pouvons être alertés. Chacun doit rester à son poste. Dans quelques jours, nous en verrons d'autres. Il faudra tenir sur place et même progresser. Nous allons organiser un petit concours de tir pour nous distraire. » Il prend une planche, va la poser contre le mur au fond du jardin et revient vers nous. « Je commence. On va voir qui est le meilleur tireur ». Il prend son révolver et tire sur la planche. « A vous, maintenant ! » A tour de rôle, nous tirons avec le révolver du Capitaine. Pendant ce temps, les « gros noirs » descendent. Parfois plus loin, parfois tout près : on entend le hululement sinistre de l'arrivée puis le fracas de l'explosion. Des éclats sifflent et ricochent sur les murs. Mais personne ne songe plus à partir. Chacun vise de son mieux pour prouver que sa main ne tremble pas. C'est ainsi que le Capitaine COCHIN nous apprenait à dominer nos nerfs dans le petit jardin de BRAY. Je compris ce matin là ce qu'était un chef. Quelques jours plus tard, cet entraîneur d'hommes nous menait à l'attaque des positions allemandes de MERICOURT et du Bois FAVIERES et le 8 juillet, il tombait glorieusement, frappé d'une balle en plein front, devant HARDECOURT-aux-BOIS, emportant dans la mort la vision de notre victoire. ovovo

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Avant l'offensive – SOMME 1916. Nous avons quitté nos cantonnements de BRAY-sur-SOMME ce matin. Le moment est venu. Il y a plus de huit jours que notre artillerie déchaînée bouleverse les positions allemandes. Au loin, tous les villages flambent dans une atmosphère de catastrophe. Les bois sont en partie rasés. Les collines se sont affaissées et dénudées. Les tranchées et les boyaux ont fait place à de confus entrelacs de terre remuée. Ce labour de titan ne cesse ni jour ni nuit. Notre aviation est maîtresse du ciel. Pas un de leurs ballons d'observation ne s'élève sans être immédiatement incendié. Par contre, toutes nos saucisses « sautent » leurs lignes, de l'aube au crépuscule. Un nuage noir et verdâtre obscurcit l'horizon. De lourdes colonnes de fumée s'élèvent. Ce sont des dépôts de munitions qui sautent. Poussés par les troupes de réserve, nous serrons sur MERICOURT, dernier village « français ». Après SUZANNE et ses marais, nous faisons une courte pause, dépassés par des convois de munitions qui montent. En colonne par un, nous repartons d'un rythme chaotique, obsédés par la crainte de perdre le contact. « Attention au trou d'obus, faites passer ! » Après avoir gravi une pente à flanc de colline, nous atteignons un long boyau à 300 mètres de MERICOURT. C'est de là que nous partirons prendre les lignes. Les Allemands « sonnent « MERICOURT, SUZANNE, BRAY, tous les noeuds de communication. Ici, c'est le calme. Nous nous installons dans le boyau, en état d'alerte. « Rassemblement des Caporaux désignés par le Capitaine ». Nous voici autour du Capitaine COCHIN. Il nous confirme notre mission Individuelle : repérer dans le Bois cu Château de MERICOURT, à la lisière duquel passe notre première ligne, les abris où nous passerons la nuit avant l'attaque. Rendre compte au Capitaine GAUCHE, à la Brasserie. Je pars vers MERICOURT. Dans mon esprit est gravée la topographie des lieux et des tranchées notamment. J'atteins la route de BETHUNE et la Brasserie. Les obus tombent nombreux. Les batteries allemandes, pourtant contrebattues, s'acharnent avec la rage du désespoir. A vingt mètres de la route, je prends le pas de course. Je la traverse entre deux rafales. Dans un fossé, des morts. Plus loin, un cheval boursoufflé, les pattes raidies. Je saute dans un boyau au moment où un 150 éclate tout près. Me voici dans le bois. Le tir ennemi est de plus en plus dense. Le boyau est par endroits complètement nivelé. Il faut ramper sous des arbres fracassés, en enjamber d'autres. Une lourde fumée plane sur l'ensemble. De place en place, une éclaircie. Le soleil de juin met des teintes vert pâle sur les feuillages épargnés. Des soldats sont couchés; d'autres sont croupetonnés la tête blottie dans leur trou individuel. Par mégarde, je marche sur l'un d'eux.

.7. « Il est mort, celui-là ! » « Pas encore, attends à demain ! ». Enfin, j'arrive aux emplacements désignés. J'ai hâte de quitter ce bois infernal. Je n'ai encore jamais subi un tel bombardement. Je reconnais rapidement les abris et retourne vers MERICOURT et la Brasserie. C'est une grande bâtisse érigée sur le bord de la route. Elle est éventrée. Je pénètre en courant dans la grange attenante. Le Capitaine GAUCHE est là. Assis sur un banc derrière une planche posée sur deux tonneaux, il fume tranquillement une cigarette. Sur la planche, un plan directeur et un quart de vin. Fluet, imberbe, on lui donnerait 18 ans ! Il en a 22 et a été fait Chevalier de la Légion d'Honneur pour sa conduite héroïque aux attaques d'Artois. Les obus éclatent toujours, devant sur la route ou rasant le toit de la Brasserie dans les champs derrière nous. La partie gauche de la grange est occupée par des territoriaux. A chaque « arrivée », la plupart s'acroupissent ou se jettent contre les murs. Impassible, le Capitaine nous interroge. Les Caporaux se présentent en le saluant à six pas dans un garde-à-vous impeccable. Je fais comme les camarades et je rends compte. « Un quart de vin, Caporal ? » Et toujours les « arrivées » et les pépères qui gesticulent à l'autre bout de la grange. Ma mission terminée, je regagne le boyau de SUZANNE. « Alors, qu'est-ce que tu dis du Bois du Château ? » « Mon vieux, il fait chaud là-bas ! » Le soir même, l'ordre de départ arrive. Nous gagnons nos emplacements. L'artillerie allemande s'est tue. Après une marche heurtée dans les boyaux effondrés, nous nous installons dans nos abris, Poilus de la Marne, soldats de 1915, jeunes de la Classe 16, au milieu de notre matériel d'assaut et de nos musettes bourrées de cartouches et de grenades. Maintenant, nous fumons le cigare de l'intendance, celui des veilles d'attaque. Peu à peu, les conversations baissent de ton, s'éteignent une à une. Gagnés par la fatigue, nous nous endormons la tête sur le sac plein de vivres de réserve, ayant tous au coeur le même pincement d'angoisse et la même confiance en notre victoire de demain... ce demain qui devait être fatal à tant d'entre nous. ovovo

.8. IV – L'attaque – Le barrage – SOMME 1916. 1er juillet 1916. - Un tonnerre incessant me tire du profond sommeil où je suis plongé. Autour de moi, dans le petit jour encore sale de la sape, les camarades sont étendus sous leurs couvertures, au milieu des fusils-mitrailleurs et des musettes bourrées de cartouches et de grenades. Mon ami GENRE m'interpelle : « Quelle heure as-tu, Caporal ? » Je regarde mon bracelet-montre.: « cinq heures et demie » Les abris du Bois de MERICOURT où nous avons passé la nuit, résonnent des énormes coups de gong du bombardement sur les lignes ennemies. Un porteur arrive, porteur d'un carré de papier sale : « Heure H : 6 heures ». Nous nous équipons fiévreusement. Le tumulte est indescriptible. Les sifflements rageurs des 75 nous assourdissent. Il semble qu'ils nous frôlent tant leurs trajectoires sont tendues. Les grosses pièces envoient des tonnes de mitraille sur les tranchées et les batteries allemandes. Tout tremble. La terre s'effrite et coule entre les rondins et les planches de coffrage. De gros rats s'enfuient, affolés, entre nos jambes. Il faut hurler à l'oreille des camarades pour se faire entendre. Nous attendons, groupés, sur les dernières marches de l'abri. « Baïonnette au canon. Par un, derrière moi ! » Nous sortons dans le boyau, chargés comme des mulets de notre attirail de mort. Le soleil brille. Il met des lueurs fauves sur l'acier de nos armes. D'être à l'air libre, nous soulage et nous délivre. Nous savons que nous sommes un bataillon de réserve et que nous allons occuper notre première ligne à la lisière du Bois, dès que le premier bataillon aura sauté le parapet. Nous nous hâtons, empêtrés par nos musettes qui se coincent contre les parois du boyau. Le bombardement atteint son paroxysme. GENRE me glisse, de sa voix traînante de Parisien : «Qu'est-ce qu'ils dégustent, les frères ! » Anxieux, les dents serrées, j'observe les autres, je regarde autour de moi, encore inconscient de cette chose grandiose mais affreuse que je vais vivre pour la première fois. {Engagé dans les Dragons en octobre 1914, j'avais tenu les tranchées, mais jamais participé à une grande attaque}. Les canons ripostent coup par coup d' un rythme fou, désordonné. Jusqu'à présent, pas de pertes, notre bombardement est tellement violent qu'on se rend à peine compte des arrivées. Il est six heures moins une. Tout-à-coup, l'artillerie française allonge le tir. Immédiatement, des cris tout proches : « En avant... en avant ! » Aussitôt on entend « tousser « les mitrailleuses allemandes : « tactactactactac... tactactactac ! » L'attaque est déclenchée.

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Dans une course cahotée, nous gagnons la tranchée de tir maintenant déserte,et l'occupons dans toute sa longueur. Dans la plaine, derrière le mur de fumée de notre barrage roulant, des groupes de soldats bleu-horizon courent, se couchent, repartent. On entend les cris lointains de ces pygmées qui chargent sur le Bois FAVIERES : « En avant .... en avant ! » C'est ça... une attaque !! Par endroits, des tas bleus: ceux qui viennent de tomber. Quelques blessés courent, d'autres se traînent, revenant vers nos lignes. Là-bas, plus loin, quelqu'un agite un panneau de signalisation. De la droite, des clameurs s'élèvent : le 37ème qui monte à l'assaut de CURLU et du Chapeau de Gendarme. Partout, le feu d'artifice de nos fusées blanches jalonne notre avance qui se poursuit, rapide. Tout-à-coup, GENRE pousse un cri : « Des Fritz ! » Quatre grands gaillards, tout jeunes, pâles comme la mort, surgissent au pas de course au-dessus du parapet, déséquipés, les mains en l'air. « Kamerad..Kamerad ! » Les premiers prisonniers! Ils sautent au milieu de nous dans la tranchée. GENRE fait le geste de les piquer avec sa baïonnette. « Laisse les, va ! « dit un autre. « Allez, filez à l'arrière ... à l'arrière ! » Ils ne se le font pas dire deux fois et sur notre geste, ils bondissent et s'enfoncent dans le bois. C'est alors que la chose atroce se déclenche. Cela commenca par cinq ou six obus qui tombent à quelques mètres, encadrant la tranchée. Aussitôt, chacun se jette à terre, la tête sous le sac ou entre les jambes des camarades. Encore inconscient de ce qui va se passer, je reste droit et regarde sans comprendre. Un grand sergent barbu me tire violemment par le pan de ma capote et me fait coucher. Il était temps. Le tir s'intensifie rapidement. Un grand cri parcourt la tranchée, cri de détresse de ceux qui vont mourir : « Le barrage ! » A ce moment, le barrage s'abat. Un souffle puissant pique à droite: un obus a éclaté en pleine tranchée, tout près. Un grand trou noir, du sang, de la fumée. Trois morts, hideux, découpés, hachés, enchevêtrés. Cinq ou six blessés qui hurlent. Aussitôt, à gauche, encore un autre, en plein. Et cela continue, devant, derrière, partout. Nous sommes bousculés, soulevés par le souffle des explosions. Des coups de marteau, des coups de cymbales géants nous vrillent le cerveau dans un roulement de tambour. Sans

.10. arrêt, la mort fauche. Les éclats sifflent, grondent, frappent. Le grand sergent barbu est maintenant allongé, raidi, la figure cireuse. Du sang partout. Nous sommes asphyxiés par d'âcres relents de poudre qui nous prennent à la gorge. Et ce terrible barrage dure, dure. Non, nous n'en sortirons jamais vivants. Nous sommes perdus, sacrifiés. Nous nous dressons comme fous. Nous nous jetons contre les parois de l'élément de tranchée. Tout-à-coup, à droite, nous entrevoyons le Capitaine GAUCHE, qui, debout sur le parapet, au milieu de la mitraille, hurle : « La 10ème, en avant ! » A travers un nuage sombre barré de lueurs rouges, des ombres surgissent, s'élancent. Beaucoup tombent, s'écroulent avec un geste désarticulé. Un geyser jaillit devant moi. Aveuglé par l'éclair de l'explosion, la respiration coupée, je suis soulevé contre le parapet la tête toute résonnante. Les blocs de terre retombent en pluie, m'ensevelissent à demi. Je me dégage, haletant. Pas de mal ! C'est insensé ! A ce moment, un grand cri : « La 9ème aux abris ! ». C'est l'ordre de retraite sur nos emplacements de la nuit. Je comprends vaguement que la position est intenable, qu'il faut la quitter coûte que coûte. L'horrible course commence. Alors, nous réalisons : la tranchée est un ruisseau de sang, une ruelle sinistre encombrée de morts, de mourants, de blessés empilés par endroits les uns sur les autres. Il faut passer, marcher sur eux, écrasant de nos souliers ferrés les corps gémissants ou déjà muets. A gauche, sur le parapet, un mort sans tête. Plus loin, un monstre éventré comme par un coup de hache. Appuyé contre lui, un sous-officier dont le sang coule goutte à goutte du nez, engluant sa moustache, est en train de mourir, les yeux fixes et vitreux. Enfin, nous atteignons les abris et nous nous précipitons vers le fond. Alors, anéantis, nous nous jetons à terre comme des bêtes traquées, pendant que le bombardement fait rage sur la tranchée maudite. Un tremblement me saisit et me secoue violemment. Mes pensées sont paralysées. Assommé, saoul d'horreur et d'épuisement, je sombre dans un sommeil de plomb pendant que dansent devant mes yeux des fantômes dégoulinant de sang et que tinte à mes oreilles, dans un écho de cauchemar, ce cri d'angoisse que scandent les éclatements : « Barrage !.....Barrage ! ». ovovo

.11. V – LE FORTIN. « On repart les gars.. on avance ! » Le petit sergent GRANIER, seul sous-officier survivant de la section depuis le terrible barrage du début de la journée, nous rassemble. Nous quittons les abris où nous avons dû nous réfugier, enjambons les corps de nos morts de ce matin, regardant le moins possible. Nous voici dans la parallèle de départ. Quelques échelles y sont encore, intactes. Nous sautons à notre tour le parapet, courons vers ce sinistre Bois FAVIERES, qui barre l'hrizon de ses piquets déchiquetés. Les copains du 1er Bataillon l'ont dépassé dans les premières heures de l'offensive. De place en place, des camarades fauchés en plein élan, jalonnent le chemin de notre victoire. Le large ravin qui séparait les lignes, est bouleversé, chaotique. Un gai soleil jette une note de vie joyeuse sur ce champ de carnage et de dévastation. Des balles sifflent très haut, saluant notre course. Trois coups de cymbale cuivrée résonnent au-dessus de nos têtes. Trois nuages verdâtres dérivent et s'effilochent : des shrapnells dont les gerbes de plomb mortelles fouettent le sol aux alentours. Après nous être un instant camouflés, nous remontons la contre-pente en suivant un long boyau allemand presque nivelé. Un cortège s'avance lentement vers nous. Deux hommes portant une civière, petite arche de douleur perdue dans cette immensité de souffrances. Sur le mince bandeau de toile, nous reconnaissons notre Commandant. Il est livide. Sa grosse voix s'élève sous sa forte moustache blonde à la gauloise : « Ce n'est rien. Une balle dans la cuisse. « Après une longue pause, nous débouchons dans la plaine qui précède le Bois. « En tirailleurs ! Pas gymnastique ! » A toute allure, nous nous précipitons et nous nous jetons à plat ventre quelques mètres à l'intérieur du taillis. Nous savons que les Allemands ont organisé le Bois FAVIERES en fortin, qu'il est maintenant cerné, qu'ils y résistent avec des effectifs dont l'importance est inconnue et que nous devons l'attaquer dès que nous en aurons l'ordre. « Ralliez les éléments de boyau et les trous d'obus! Creusez vite ! » A la pelle-bêche, nous nous hâtons d'organiser un semblant de ligne continue. De temps à autre, l'ennemi nous rappelle sa présence par une rafale de mitrailleuse. A cinq heures, un murmure se transmet d'homme à homme : « On attaque ce soir à la nuit ! Faites passer ». La nuit vient, dérange avec son cortège d'ombres fantastiques et de bruits incertains que l'imagination déforme et amplifie. A droite, la canonnade d'une attaque ou d'une contre-attaque roule en un tonnerre ininterrompu. De ce grondement d'orage se détache le crépitement de fusillades qui s'allument, grandissent, décroissent, puis brusquement se rallument et s'exaspèrent, jeux de crécelles frénétiques .. de gnomes insensés et

.12. malfaisants.... La nuit est maintenant complète. Là-bas, toujours à droite, rougeoie une lueur d'incendie. A ce moment, un ordre : « L'attaque est remise à demain soir. Il y aura préparation d'artillerie. « Le doigt sur la gachette, nous nous relayons à l'orée du bois, scrutant le moindre mouvement, épiant le moindre bruit. Vers nos anciennes lignes, des rumeurs confusent s'élèvent. Des renforts, des munitions qui montent pour nous aider. Au petit jour, nous n'y tenons plus. L'âme délivrée de l'esprit maléfique, nous explorons la position, sautant de trou en trou. Partout des morts, Allemands ou Français, des fusils brisés, des débris d'équipements sanglants. Dans l'après-midi, une note comique : une légère fumée bleue plane là-bas. Aussitôt on entend de trou en trou : « On a défendu de fumer. Qui c'est le cochon qui nous fait repérer :! Faites passer. » Alors la voix traînante du Lieutenant s'élève. Grand fumeur, il s'était oublié. Il répond : « Faites passer que c'est moi ! » Mais un coureur arrive. « Attention ! Retirez-vous cent mètres en arrière. L'artillerie lourde va exécuter un tir de destruction ». A la hâte, nous reculons dans la plaine. Trop tard! Un ronflement puissant fond sur nous. Un énorme obus s'abat dans le Bois sur un groupe de retardataires, soulevant un noir geyser. Un des nôtres est projeté sur la plus haute branche d'un des rares arbres encore intacts. Il pend maintenant, là-haut, à moitié nu, comme un pantin disloqué. Pendant deux heures, la grosse pièce écrase le fortin. Le soir, entre chien et loup, le Lieutenant nous fait passer un ordre. « Nous allons attaquer. Le Caporal fourrier GENRE va partir en éclaireur avec deux hommes. Nous suivrons derrière. Une fois au contact, tous ensemble, nous foncerons en avant, à mon commandement. » La nuit iombe. GENRE, mon ami, me serre la main. Très vite, il disparaît entre les troncs mutilés aux grotesques moignons. Par un, derrière le Lieutenant, nous obliquons légèrement à gauche et avancons lentement dans un boyau à peine ébauché. Soudain, deux explosions sèches à cinquante mètres. Que se passe-t-il ?

.13. Nous stoppons, indécis. Peu après, GENRE surgit en rampant à ma hauteur. Dès qu'il me voit, il crie : « Les Allemands! Ils viennent... ils attaquent ! » Dans le Bois, des ombres courent, rapides. Ce sont eux ! Ils arrivent ! Alors, le Lieutenant : « Attention ! Préparez-vous à les recevoir ! » Un éclair m'aveugle. Un coup de gong m'assourdit. J'ai reçu un coup de fouet en pleine figure, un coup de poing en pleine poitrine. Une grenade allemande vient d'éclater devant moi, à deux mètres. Aussitôt une autre, immédiatement derrière. Quand la fumée se dissipe, je vois le camarade qui me précédait, agenouillé dans le boyau. Sur son dos, une tache rouge qui s'élargit. Il tombe... Je porte la main à la figure et la retire pleine de sang. A gauche sur ma capote, une longue traînée rouge en pluie. « Je suis blessé, mon Lieutenant ! » « Au poste de secours.. Allez, les autres .. Feu à volonté ! » Je cours vers la droite, courbé bas, longeant la lisière du Bois. Nos fusées rouges s'élèvent, demandant le barrage. Les grenades claquent, la fusillade crépite. Déchaînés, nos 75 foudroient maintenant le fortin. L'artillerie allemande riposte. En un instant, tout le secteur est en feu. Je cherche le Capitaine. Je le trouve enfin, debout à la lisière, révolver au poing; au milieu de ce déchaînement insensé, il cherche à comprendre, à stopper la sortie allemande au milieu de cette nuit sinistre hachée par les lueurs rouges des explosions. « Je suis blessé, mon Capitaine! » « Bonne chance, FRENOT ! Au poste de secours ! » Je cours maintenant dans le ravin, croisant de gros renforts qui arrivent à la rescousse. Me voici dans le Bois de MARICOURT. Il est infranchissable. Le barrage allemand le fouille dans toute sa profondeur. Dans un trou d'obus, j'attends que le tir se ralentisse, puis je repars. Le sang m'aveugle. Je bute contre des arbres abattus, contre des morts. Enfin, j'arrive à la route où j'évite de justesse un camion d'artillerie. « Le poste de secours ? « « Là, dans la cave! » L'escalier est encombré de blessés. Dans le fond, des médecins pansent, sans arrêt. Un aumônier parle doucement à un mourant. Un jeune Major m'examine.

.14. « Toi, mon vieux, t'as de la chance ! Un éclat sous l'oeil, un autre sur une côte, près du coeur. Pas de dégâts. V'la ta carte de pesage. « Il accroche une large fiche au bouton de ma capote. Je remonte l'escalier, croisant de nouveaux blessés qui arrivent et je pars vers BRAY-sur-SOMME puis je suis transporté dans l'ambulance divisionnaire vers l'arrière ... et c'est le repos !. ovovovo

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VI – SAILLY – SAILLISEL ( novembre 1916 ) - LA BOUE. Les baraques sont bruyantes d'une animation fébrile C'est le dernier soir que nous y passons. Demain, nous prenons les lignes. Il y a trois jours que nous logeons dans ce camp du ravin de MAUREPAS. Enlevés par camions du grand repos, nous avons débarqué à MARICOURT, où passait notre première ligne en juillet... MARICOURT où nous avions attaqué et laissé tant des nôtres. A pied, nous avons longé le Bois FAVIERES, fortin désormais muet. Nos lignes passent maintenant à plus de 10 kilomètres. Ce soir, c'est dans la baraque branle-bas de combat... Le lendemain, à la nuit tombante, nous démarrons. Après plusieurs kilomètres, nous commençons à longer des fondrières, des cratères remplis d'eau. Nous grimpons une pente raide et faisons halte à mi-pente. C'est la Carrière. Cet endroit malsain est pour l'instant très calme. Les officiers de reconnaissance nous y attendent pour nous guider vers les lignes. Nous voici maintenant dans une vaste plaine hachée de trous d'obus innombrables. Pas de boyau. En colonne, par un, nous suivons une piste qui serpente entre les entonnoirs, avec l'idée fixe de garder le contact. « Attention au trou d'obus ! Faites passer ! » A gauche, dans le ravin de MORVAL, de grosses pièces anglaises tonnent. L'écho répète les coups de départ de façon prolongée et lugubre. Voici les premières rafales d'obus allemands. Les lueurs rouges des explosions éclairent notre file harassée jetant de sombre feux follets sur les casques et les armes. Devant, en demi-cercles, montent à l'horizon des fusées multicolores, feu d'artifice de ceux qui, là-bas, guettent, souffrent, appellent: « zzzzzzz......... hraan ! » Cette fois, c'est tombé tout autour. D'un seul geste, notre file s'est accroupie. Puis, sans un mot et d'un même mouvement, elle se lève et repart. « Pas gymnastique ! » Au pas de course, nous traversons la zone dangereuse, enjambant des corps encore souples. Combien de morts seront crispés demain, le long des pentes. Enfin, nous traversons la route de BETHUNE. De nombreux soldats casqués y sont étendus la face contre terre, ceinturés de multiples bidons. Les hommes du ravitaillement, que le barrage allemand massacre toutes les nuits.

.16. Des pans de mur hauts d'un pied émergent çà et là. Tout ce qui reste de SAILLY-SAILLISEL. Après avoir sauté de trou en trou pendant encore une centaine de mètres, nous trouvons les camarades du 160 qui, à voix basse, nous passent les consignes : « Les Allemands sont à cinquante mètres. Le village ou plutôt ce qu'il en reste, vient d'être repris par les Français pour la septième fois. » « Eh bien ! Me dit le Sergent FOUCAULT; ça va être gai ! » La relève est partie. Nous voici encore une fois seuls avec notre pauvre petite vie qu'il va falloir préserver tout en faisant notre devoir.... pendant combien de jours ? Notre vie...cette faible veilleuse qui vacille si fortement aux souffles d'ouragan les plus durs, pourrons-nous toujours empêcher qu'elle ne s'éteigne ? « Reliez les trous d'obus. Tâchez d'organiser une tranchée avant le jour ! » Nous creusons avec de bons outils de parc. La pointe de ma pioche accroche une étoffe. Je tire. Tout un pan de capote apparaît. Nous sommes sur les morts de la dernière attaque qu'un mince linceul de terre a recouverts. Nous renonçons à creuser. Tout-à-coup, un souffle pique sur nous. Un obus a éclaté devant, à deux mètres. Je suis couvert de flammèches que les camarades éteignent. Vont-ils nous griller comme des porcs avec des obus incendiaires ? Aussitôt, un autre juste derrière nous. Par miracle, pas une égratignure. Mais tout mon barda est déchiqueté, dispersé. Et, ce qui est grave, mon bidon plein de vin a disparu. « Tu as vu mon bidon ?... Les salauds m'ont volatilisé mon vin ! » « T'en fais pas ! .... On récupèrera sur les morts demain matin. » Le lendemain, un pâle soleil brille un instant. Très loin, dans les lignes ennemies, à gauche, les maisons intactes de TRANSLOY étincellent. Comme on comprend que cette position-clé où nous sommes, soit si disputée ! Bientôt la pluie se met à tomber sans interruption. Elle va nous transpercer pendant des jours et des nuits, noyant ce paysage lunaire. Nous pataugeons sans rien pouvoir organiser. Tenaces, méthodiques, les canons allemands battent la position en profondeur. Les mitrailleuses la fouillent et nous tirent comme du gibier. De jour, de nuit, de terribles feux roulants d'artillerie se déclenchent. On sent que l'ennemi craint une attaque. Pas de ravitaillement possible. On vit sur les morts, sur ce que laissent les blessés, sur les vivres de réserve. Et les jours passent, sinistres, désespérants.

. 17 . Un soir, le barrage est d'une telle violence que, couché sur un sergent et supportant FOUCAULT qui m'étreint convulsivement, nous sentons la terre se soulever sous la force des éclatements. Près de nous, le Caporal S... embrasse une carte postale de chez lui, en répétant : « Pauvre patelin .... pauvre patelin ! » Nous sommes des statues de boue. Plus un fusil ne fonctionne. S'ils attaquent, nous n'aurons que les grenades pour les recevoir. Nous sommes épuisés, hâves, amaigris, méconnaissables avec nos barbes drues et nos figures aux longues traînées noires, aux yeux brillants de fièvres. Depuis quinze jours, nous n'avons rien pris de chaud. Nos capotes imprégnées de boue, pèsent comme du plomb. Avec nos couteaux, nous les coupons au-dessus des genoux. Enfin, la relève vient. Nous quittons cette boue infâme. Après trois heures d'une marche exténuante dans un cloaque visqueux, nous arrivons au-dessus de COMBLES. « A manger chaud, les gars ! Du jus chaud ! ». Les cuisines roulantes sont là. Trop las pour fouiller dans nos musettes, nous prenons avec nos mains couvertes de boue le morceau de boeuf gluant qui nous est tendu, et nous mordons à belles dents. Un quart de café bouillant finit de dilater nos etomacs contractés par quinze jours de conserves froides. Nous gagnons maintenant le campement 15, les pieds gonflés dans nos godillots déformées, incapables de faire plus de cent mètres sans nous arrêter. Nous mettons douze heures pour faire les quinze kilomètres qui nous en séparent. Sur les côtés du chemin, les artilleurs se sont massés pour voir passer notre troupe déguenillée, boueuse, hagarde et titubante. De leurs rangs, un cri s'élève : « Les pauvres gars ! » A ce moment, nous réalisons combien nous avons souffert. Arrivés au camp 15, on fait l'appel. C'est alors que nous ressentons les vides, que nous comprenons combien des nôtres sont tombés là-bas ou gisent maintenant dans l'ambulance, la peau trouée ou les pieds gelés. Et nous, les survivants, nous nous jetons sur la paille pouilleuse de la baraque et nous anéantissons dans un lourd sommeil pendant vingt-quatre heures , le sommeil de ceux qui reviennent d'un pays étrange et sordide où la résistance humaine a trouvé sa limite. ovovovo

PREAMBULE

Le 16 avril 1917, l'Armée française attaquait le CHEMIN DES DAMES, en vue d'une rupture brutale des lignes allemandes et de la reprise de la guerre de mouvement. Le 146ème Régiment d'Infanterie, du 20ème Corps d'armée, participait à cette offensive. A 6 heures du matin, la 9ème Compagnie du 146, sortait de la tranchée de première ligne, baïonnette au canon, et se jetait au pas de course sur le village de CHIVY situé à cent mètres en contrebas et défendu par le 29ème Régiment d'Infanterie allemande. Après avoir couru cinquante mètres, nous étions bloqués sur place à découvert, harcelés par les mitrailleuses ennemies et subissant de très grosses pertes. Peu après, nous étions pris sous le feu de l'artillerie allemande. Nous devions rester dans cette situation précaire jusqu'à 2 heures de l'après-midi, avant de pouvoir repartir en avant. Les lignes suivantes sont le témoignage d'un survivant de cette attaque.

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VII -LA PRISE DE CHIVY (CHEMIN DES DAMES - 1917) 16 a vril 1917. Cinq heures du matin. Dans une heure, nous attaquons. Hier soir, nous sommes descendus par une échelle verticale dans cette grotte naturelle de la butte de MONTFAUCON que l'artillerie allemande pilonne. Les coups sourds des arrivées nous parviennent, lointains et comme ouatés. Allons ! Il va falloir encore une fois faire le grand saut. Mais aujourd'hui, les espérances sont grandes. Depuis onze jours, notre artillerie écrase tout chez eux en profondeur. Leur Paradis Lager flambe comme une torche. Notre premier objectif est l'Ailette. Après on poussera à fond vers le Nord.... C'est l'offensive de la victoire... le commencement de la fin. « Tu enverras bien mes papiers chez moi, en cas de malheur ? » « Sois sans crainte ! » Dans ma poche gauche, je tâte l'épais portefeuille que le Sergent P... a absolument voulu me confier. Et s'il m'arrivait malheur à moi ? Bah ! C'est toujours un rembourrage supplémentaire contre les balles.. 6 heures moins le quart. « Equipez-vous ! » Nous ajustons le barda d'attaque. Ensuite, nous grimpons lourdement à l'échelle. Au fur et à mesure de la montée, s'affirme le tonnerre des deux artilleries. Nous voici dehors. « Baïonnette au canon ! » En colonne, par un, nous suivons le boyau qui mène à la première ligne, toute proche. Aujourd'hui, c'est notre Compagnie, la 9me, qui saute le parapet. Le chant de marche du Régiment me revient à l'esprit. « C'est nous, les forts ténors, « Les poilus du vingtième Corps ».

. 19 . Les batteries allemandes ont déjà commencé leur oeuvre. Nous dépassons quatre mitrailleurs sanglants, écrasés près de leur pièce. Les premiers morts de la journée, tout frais. Nous sommes dans la parallèle de départ. Comme un balcon, elle surplombe le ravin où est blotti CHIVY, le village que nous allons enlever. Derrière, les premières pentes du CHEMIN DES DAMES, qui ferme l'horizon de sa masse sévère. A droite, le Bois du PARADIS aux arbres fracassés. A ce moment, notre bombardement s'exaspère. La dernière orchestration avant le lever de rideau. Tous les calibres donnent à la fois dans un rythme toujours plus accéléré. Sur CHIVY et les premières lignes ennemies, nos 75 hurlent et fauchent à une cadence insensée. Les 90, les 120, les 155 écrasent la deuxième et la troisième positions. Les grosses marmites, en roucoulant, vont se poser au loin sur le CHEMIN DES DAMES où elles soulèvent de grands geysers noirs. La cuvette de CHIVY est recouverte d'un épais nuage de fumée. A la base, les lueurs d'incendie des explosions rapides et toujours renaissantes. En haut, cherchant à regagner l'air libre, les étoiles rouges, vertes et blanches des fusées allemandes qui demandent le barrage. Spectacle de cauchemar, spectacle terrifiant, extraordinaire, inimaginable pour celui qui n'a pas encore vécu de telles heures. Très bas, un avion ennemi aux croix funèbres nous survole et lâche une fumée bleue. Soudain, six éclairs devant notre tranchée. Six coups de gong à peine perceptibles au milieu du tumulte. Le barrage allemand qui se déclenche. Il est six heures moins une. A droite, à gauche, aussi loin que porte la vue, les hommes de la 9ème, ceinturés de cartouchières et de musettes gonflées, sont courbés contre le parapet, prêts au grand plongeon dans l'inconnu. Au-dessus des casques, la forêt d'acier des baïonnettes jette une lueur sauvage dans la grisaille sinistre du petit jour. D'un seul coup, nos canons allongent le tir. A ce moment, un grand cri. D'une voix déchirée par l'émotion, le Capitaine SAINT-GUILHEM nous lance : « En avant la 9ème ! » Alors, c'est comme une puissance irrésistible qu'on libère. La longue file d'hommes se lève et escalade le parapet. Maintenant, fonçant à travers le barrage sans se soucier des camarades qui tombent, tous courent, lancés sur la pente rapide qui descend vers CHIVY. De cette foule, des cris rauques s'élèvent : « En avant.... en avant ! »

. 20 . L'attaque est bien partie. Mais après cent mètres d'une course rapide, la file s'affaisse comme un château de cartes qui s'abat. Un à un les hommes trébuchent, s'écroulent comme happés par une force invisible. A mes pieds, de petits nuages jaunes se multiplient. Je me jette à terre, rudement. Partout, des blessés, des morts. Les mitrailleuses ennemies nous ont pris sous leur feu précis et implacable. Mort le Capitaine, morts tous les officiers, morts ou blessés une grande partie des hommes. Impossible de gagner un trou, de creuser un maigre abri. Tout geste, tout mouvement est immédiatement et infailliblement puni d'une gerbe de balles. Il faut se résigner, faire le mort, étendu sur la pente. Près de moi, se traîne un blessé hagard, livide. Il soutient son bras déchiqueté au moyen d'une courroie qu'il serre entre ses dents. Il cherche à regagner nos lignes. Cruellement, les balles le suivent. Depuis six heures du matin, nous sommes là, impuissants, désemparés. Il est midi. Maintenant, l'artillerie allemande se règle sur nous. Les rafales mortelles se succèdent, fauchant sans pitié les survivants. La gorge sèche, les membres rompus, meurtris par les courroies de l'équipement, chacun attend la balle ou l'obus qui mettra fin à son martyre. Deux heures de l'après-midi. Que se passe-t-il dans le ravin ? Hourrah ! Notre premier bataillon attaque par la trouée de BEAULNE. Il progresse rapidement par infiltration. A droite, les tirailleurs marocains avancent dans le Bois du PARADIS. Le village est encerclé. Alors, tout droit sur notre pente jonchée de cadavres, surgit un grand Capitaine d'artillerie. Il nous crie : « En avant, les gars ! ... En avant ! » Galvanisés, nous nous dressons. Et, dépassant nos morts, nous fonçons vers le village en une course frémissante. Voici les premiers pans de murs calcinés. Je sens le souffle brûlant d'un de nos lance-flammes qui s'avance à ma gauche. La langue de feu rougeâtre jaillit loin en avant avec un halètement puissant. Une lourde fumée noire accompagne le jet embrasé. De nombreux Allemands sortent des ruines et se rendent, déséquipés, les mains hautes. Sur leurs pattes d'épaule, je lis le chiffre 29. Je plonge dans un abri profond où je viens de balancer deux grenades. En bas, je remarque un fort périscope. On y voit distinctement notre première lignre. Sans m'attarder, je parcours en courant la sape centrale, le Browning à la main. A droite, une boîte de cigares neuve, un paquet de lettres encore cachetées, qui arrivent d'Allemagne.

. 21 . Je mets le tout dans ma musette et remonte quatre à quatre le deuxième escalier au moment où des grenades lancées par des copains explosent dans l'abri. Nous courons, sautant des pans de mur, enjambant des débris de toiture. Des Feldgrau nous croisent, filant vers notre ancienne ligne, casqués ou nu-tête, levant les mains à notre approche. Soudain, un hurlement d'ouragan s'annonce et grandit. Avec un fracas d'enfer, une grosse marmite allemande explose dans les ruines, devant nous. Des éclats d'acier et de pierraille fouettent l'air en ronflant. Forçant l'allure, nous traversons le nuage de poussière et de fumée et gagnons éperdus les vergers défoncés. Alors, soulagés, nous commençons à gravir rapidement la pente du CHEMIN DES DAMES, tandis que derrière nous l'artillerie lourde allemande s'acharne sur CHIVY. LE VILLAGE EST PRIS ! ovovovo

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VIII – LA RUEE ALLEMANDE VERS DUNKERQUE EN 1918 – LE MONT KEMMEL « Alerte ! On part immédiatement. » Il est midi. Pas de chance, toute la popote de la 11ème Compagnie se préparait à déguster les frites que notre cuistot avait préparées. Nous nous dispersons dans nos sections pour donner nos ordres. Il fallait s'y attendre. En mars, nous étions en ligne devant VERDUN, attendant l'attaque ennemie. Le 21, le tir d'artillerie avait brusquement décru puis cessé. Quelques jours après, nous apprenions la percée allemande à la charnière franco-anglaise. Aussitôt, nous traversions VACHERANVILLE, BRAS et VERDUN, puis, embarqués en chemin-de-fer, nous roulions à toute vitesse vers le Nord, par PARIS et la côte. Depuis quelque temps, nous nous attendions à être jetés soit vers BAILLEUL soit vers le MONT KEMMEL, là où les Allemands forceraient nos défenses. Rapidement équipés, nous prenons la route et marchons tout l'après-midi. Nous traversons WESTOUTRE tandis qu'au loin un formidable feu roulant d'artillerie gronde sans interruption. Toutes les vitres tremblent dans la grande rue. Les civils anxieux, courent le long des trottoirs. Cela sent la panique. A en juger par le bombardement que nous évaluons en connaisseurs, ce n'est pas à une plaisanterie que nous allons. Au soir, nous arrivons à RHENINGHELST. Les civils fuient, abandonnant tout. Nous faisons halte dans ce gros bourg. Avec un camarade, nous nous jetons sur un lit dans une maison bourgeoise cossue. La soupe est encore sur le feu, intacte. Déjà les obus s'écrasent au centre du bourg, à la croisée des routes. Deux heures après, nous repartons. Vers dix heures, nous arrivons à la ferme l'Abeale, à la frontière franco-belge. Là encore, les civils s'enfuient, laissant tout. Ils abandonnent un piano sur lequel nous jouons quelques airs. « Défense de se déséquiper. Se tenir prêts à partir à la première alerte ! » Nous nous étendons sur la paille de la grange et nous nous endormons. A minuit, un agent de liaison me réveille. « Les Allemands ont enlevé le MONT KEMMEL dans la matinée. Marcher à l'ennemi. Contre-attaquer et reprendre le MONT KEMMEL coûte que coûte. » Tel est l'ordre qui est parvenu au Régiment. Nous suivons pendant deux heures une route défoncée que jalonnent les épaves de la retraite. Puis, nous faisons une longue pause sur les bas-côtés. Enfin, vers quatre heures du matin, déployés en lignes d'escouades dans les champs, nous marchons à l'ennemi, cherchant le contact. Le jour se lève. Un épais brouillard recouvre la campagne.

. 23 . Déjà des rafales d'obus s'abattent autour de nous. Soudain, des divils débouchent à travers champs. Ils nous croisent en courant, filant vers l'arrière. « En tirailleurs ! » Comme à l'exercice, le bataillon se déploie. Nous approchons de la route de LA CLYTTE à LOCRE, reconnaissable à ses grands peupliers. Nous l'atteignons. Quelques poilus sont couchés dans le fossé, l'arme à la main, exténués. Ils marquent la limite de l'avance allemande. Tout ce qui reste du Régiment qui tenait le KEMMEL. Le 1er Bataillon attaque en première vague, devant nous. On entend le crépitement des mitrailleuses ennemies. Nous suivons la progression et gravissons la pente de SCHERPENBERG. De làhaut, on voit la masse sombre du KEMMEL, à l'horizon. Dans le fond du ravin devant nous, un bois. « Halte ! Organisez la position à la lisière sans pénétrer dans le bois ! » Le KEMMEL n'a pu être repris. Toutefois, on s'en est sensiblement rapproché. « Allez, les gars ! Creusez vite ! Gare au bombardement tout-à- l'heure ! En vous enterrant, vous sauverez votre peau ! » Il est huit heures. Avec acharnement, la Compagnie s'enfonce rapidement dans le sol. A dix heures, brutalement, le bombardement commence. En un clin d'oeil, le bois, devant nous, fume comme une chaudière bouillonnante. Les gros noirs s'écrasent derrière nous sur la pente et sur la route. A la Compagnie, déjà, des pertes. Je vois le Capitaine C... qui remonte la pente, blessé au bras. On m'avise que le Lieutenant S... prend le commandement. A midi, le feu roulant ralentit puis cesse. Toute la journée, le martèlement se poursuit, coup après coup, méthodiquement. Le soir descend, lugubre. Un ordre arrive : « Retraiter sur RHENINGHELST pour y organiser une ligne de défense ! » En hâte, nous quittons la position. Arrivés devant le bourg, nous commencons à creuser. Ici, il faut tout faire : se battre le jour, travailler à de nouvelles positions la nuit. C'est qu'il n'y a plus rien pour arrêter l'ennemi. A deux heures du matin, nous nous endormons, très las, dans la tranchée ébauchée.

. 24 . Un nouvel ordre arrive : « Repartir en avant et y organiser une autre ligne de défense, à gauche de celle de ce matin ! » Après avoir creusé de nouveaux trous, nous observons, au petit jour, notre nouvelle position. Sur la droite, le bois de ce matin. Devant nous, une colline derrière laquelle émerge la crête du KEMMEL. Derrière nous, des fermes isolées. Toute la journée du 28 avril, le bombardement ennemi fait rage. A droite, attaques et contre-attaques se succèdent sans interruption. A la jumelle, je vois les Français retraiter, poursuivis par les Allemands, puis nos renforts contre-attaquent et les Allemands refluent en désordre. Derrière nous, les fermes flambent. Tout près, deux chevaux hébétés tournent en rond. « Si j'étais à leur place, dit l'un de mes hommes, je ne resterais pas longtemps là ! » Le soir tombe. A la nuit, nouvel ordre : « Organisez une ligne de tranchée à 150 mètres, devant la route de LA CLYTTELOCRE. Comme hier soir nous repartons. Cette fois, nous trouvons sur place des outils de parc. Nous reprenons notre travail de terrassiers. '{Vu l'urgence, les fantassins d'attaque faisaient tout : organisation de positions et combat.} Vers trois heures du matin, un cri s'élève du groupe de travailleurs : « Les gaz !.....Les gaz ! » Je regarde. A gauche, des fusées vertes montent dans le ciel. Je crie : « Mettez les masques ! ... En vitesse ! » Le « groin de cochon » sur le visage, nous nous blotissons dans nos trous. Déjà, les obus à gaz éclatent silencieusement autour de nous. La nappe empoisonnée recouvre tout. Epuisés, nous nous endormons, le masque sur la figure. Vers cinq heures, une formidable explosion me réveille. Un 150 vient d'éclater tout près. C'est la préparation ennemie qui commence. Maintenant, le tir d'obus explosifs se déclenche. Alors, en quelques secondes, c'est un enfer. Par rafales serrées, les « marmites » écrasent notre pente, à cadence rapide. Autour de nous, tout siffle, hurle, gronde. Une épaisse fumée noire nous entoure. La violence du tir est terrible ! C'est une fournaise de cauchemar , une extermination ! Maintenant, des dizaines d'avions à croix noires nous

. 25 . survolent, nous cherchent à la mitrailleuse, prennent avec leurs gerbes meurtrières nos éléments de tranchée en enfilade. A ce moment, un homme s'abat sur moi, venant de l'extérieur. C'est un coureur. Il me tend un minuscule carré de papier sale. J'arrache mon masque et lis : « L'ennemi attaque sur toute la ligne. Contre-attaquer sur les emplacements reconnus ! Lieutenant S... « Je hurle : « En avant ! .... A la position !... » Mais il m'est impossible de me faire entendre. Heureusement les hommes qui sont à proximité, comprennent. Ils me suivent. Nous cherchons à utiliser un boyau qui remonte la pente. Il est déjà encombré par une section voisine qui cherche à rejoindre, elle aussi, sa ligne de contre-attaque. Dans le fond, des blessés et des morts, qu'il faut enjamber . Pour comble de malheur, le boyau est pris en enfilade par une grosse pièce ennemie. Près de moi, l'Aspirant C.. a le bras presque arraché par un obus qui éclate en plein dans sa section, tuant ou blessant de nombreux camarades. Le sang ruisselle partout. Les hommes s'énervent. Cela ne peut pas durer... le temps presse. Je crie : « En avant, par la plaine ! « Je bondis sur le bled. Deux hommes enjambent le déblai en même temps que moi. Comme en un rêve, j'entrevois les autres qui, au milieu de la fumée, sortent du boyau et de la tranchée. Nous fonçons à travers le barrage. La terre jaillit autour de nous sous les coups de boutoir des obus ennemis. Des hommes d'écroulent. Il faut passer... Il faut contreattaquer ... Enfin, nous atteignons la crête. Nous la dépassons et longeons le bois. Comme hier, il fume sous la mitraille. « En avant ... en avant ... ! » Nous gravissons une pente au pas de course, délivrés du barrage. Maintenant, nous descendons un glacis à travers champs. Là-bas, le KEMMEL se dresse, masse imposante et sinistre. Nombreuses, les balles froissent l'herbe à mes pieds. Ils tirent très bas. Courbés, nous courons à perdre haleine. Nous arrivons à une haie vive et nous nous jetons derrière à plat ventre. Une longue file y tiraille. Ce sont les rescapés du 1er Bataillon : compagnies et sections mêlées des bataillons de réserve. A droite, l'une de nos mitrailleuses tire frénétiquement. Mais une mitrailleuse ennemie se démasque à quelques mètres. Elle fauche notre haie. Les coups claquent furieusement.

. 26 . A côté de moi, l'Aspirant S..., un camarade, me crie : « ça y est ! .. » Son cou est rouge de sang ! Il a une balle dans la gorge ! Je lui crie: « Ce n'est rien ! Tu en reviendras ! Va-t-en ! Va-t-en ! ». Il bondit vers l'arrière. A ce moment, un vrombissement de moteurs. Nombreux, les avions de chasse français arrivent très bas : ils nous survolent , foncent vers l'ennemi. En passant à notre hauteur, lespilotes nous encouragent de la main. Nous répondons, nous crions, fous de joie de nous sentir soutenus. Devant nous, la pente est couverte d'Allemands qui montent à l'assaut par centaines. Ils sortent d'une ferme, au pied du MONT KEMMEL. La plaine en fourmille ! { C'est le Corps alpin allemand. Il avait l'ordre de percer et de foncer sur Dunkerque. } Nous sommes décidés à défendre chèrement notre peau et d'abattre tout ce qui se présentera devant nous. Mais soudain, notre barrage s'abat. Nous assistons alors à un véritable massacre . Nos 75 hurlent, fauchant à une vitesse insensée, foudroyant les masses ennemies. Des grappes entières de « Feldgrau » sautent en l'air, anéanties. Au bout d'un moment, ils se dispersent et refluent. Ils renoncent enfin ! Nombreux sont les dos gris qui, isolés ou par tas, gisent partout dans la plaine. Là-bas, une longue file bleue, sans armes, monte la pente du KEMMEL : les prisonniers du 1er Bataillon que les Allemands emmènent ! L'attaque ennemie est définitivement brisée. Le soir descend. On regroupe les compagnies et les sections. Alors un bombardement effroyable commence qui ne cesse ni jour ni nuit. Les troupes fondent sous le feu, littéralement. Les morts sont tués plusieurs fois ! Près de moi, le corps d'un des nôtres, en deux jours, est dépecé, déchiqueté, pulvérisé ! Mais notre artillerie rend coup pour coup. Au bout de quelques jours, elle surpasse l'artillerie adverse. Chez eux, tout flambe ! Les dépôts de munitions sautent ! Enfin, nous sommes relevés. A la boussole, nous rejoignons un point convenu à l'arrière, perdus dans ce paysage de cauchemar aux arbres rasés, aux maisons nivelées, qui remplace désormais la contrée riante, intacte, que nous avions traversée quelques jours plus tôt. Derrière le MONT KEMMEL, les Allemands, le 29 avril, avaient massé un Corps de cavalerie. Leur but était : DUNKERQUE .... La mer ! Mais une fois de plus, les glorieux régiments du 20ème Corps leur avaient barré la route ! ovovovo

. 27 . IX – UN RETOUR DE PERMISSION MOUVEMENTE. Le 27 mai 1918 était le dernier jour de ma permission de détente. Depuis dix jours, je me reposais chez mes parents à Louveciennes ( dans la banlieue parisienne), des épreuves subies fin avril au cours des terribles attaques du MONT KEMMEL, où mon Régiment avait participé à l'arrêt de la ruée allemande sur Calais. Une fois de plus, la 39ème Division , la « Division de Fer » de Toul, du 20ème Corps surnommé par les Allemands « la Garde française » , avait fait honneur à sa renommée. Ce 29 mai, en préparant mon départ de Louveciennes, j'entendis des éclatement de 210 sur Paris. La Grosse Bertha » avait donc recommencé à tirer et c'était le signal d'une nouvelle attaque allemande de grand style. J'avais pris le train à la Gare de l'Est et roulais vers LA FERTE-MILON d'où je devais regagner mon cantonnement à FAVEROLLES où mon régiment était au repos au Sud du CHEMIN DES DAMES. Mais, après une vingtaine de kilomètres, le train ralentit puis fut soumis à une marche lente entrecoupée de très longs arrêts. Dans l'autre sens, se succédaient des trains remplis de blessés. Sans aucun doute, la nouvelle attaque allemande se développait dans le secteur où nous étions en réserve. Au lieu des deux heures de trajet prévues ,je n'arrivai que le soir à LA FERTEMILON et pris aussitôt la route de FAVEROLLES. Mais au bout d'un kilomètre, je me ravisai et revins sur mes pas. J'appris à LA FERTE-MILON que mon Régiment avait été alerté l'avantveille à minuit et se trouvait impliqué dans la bataille. Je réussis à monter dans un camion de munitions qui se rendait à VILLERSCOTTERETS et à minuit j'arrivai dans cette localité, où – me dit-on – se rassemblaient les &permissionnaires rentrant. Je passai le reste de la nuit sur une paillasse dans une baraque près de la gare et fus réveillé par les bombes que les avions allemands larguaient sur la gare et ses environs. Le matin, j'allai en ville et me fis raser par un coiffeur civil dont la boutique donnait sur la place de la gare. Pendant ce temps, des bombes d'avion tombaient et la population partait en exode. J'appris ensuite que le centre récupérateur de mon Régiment était à CHOUY à quelques kilomètres à l'Est et je décidai de déjeuner avant de partir. VILLERS-COTTERETS était encombré de convois de munitions et d'artillerie qui arrivaient en renfort. Sans interruption, les avions allemands surgissaient et mitraillaient. Je parvins à trouver un petit restaurant encore ouvert près de la gare. La patronne faisait ses paquets mais accepta de me préparer un repas. J'étais le seul client. Au milieu du repas, des bombes tombèrent dans la rue. La patronne arriva, ferma les volets et descendit précipitamment dans sa cave. Je l'appelai pour la payer et pris la route de CHOUY. Au fracas du bombardement sur cette ville, succèda un grand calme. La campagne était d'un vide impressionnant. J'arrivai à CHOUY vers la fin de l'après-midi. Là, j'appris que le centre récupérateur des permissionnaires s'était déployé dans la plaine. Je partis donc vers le Nord-Est .... à la rencontre des Allemands !

. 28 . Cela allait encore plus mal que je ne pensais : je me rendis compte que la percée était faite et que l'ennemi n'avait plus rien devant lui pour l'arrêter. Heureusement j'avais une carte mais pas une arme, les permissionnaires n'étant pas autorisés à porter une arme.. Il s'agit donc de retrouver mon régiment ou tout au moins les troupes françaises. Je partis vers le Nord-Est en direction d'HARTERMES. A deux kilomètres du village, je rencontrai quelques Français isolés qui prétendirent que les Allemands venaient d'y arriver. Je redescendis la colline et observa vers l'Est à l'aide de mes jumelles. Je vis alors, à deux kilomètres, le village du PLESSIER-HULEU qui flambait et des vagues allemandes qui en débouchaient en courant. La nuit tombait; très fatigué, je m'endormis profondément sur le bas-côté de la route. A deux heures du matin, je fus réveillé par un 75 qui se repliait au galop et je me repliai également dans la même direction. Arrivé au petit jour à LOUATRE, je pris contact avec les Français qui l'occupaient A ce moment, le feu des mitrailleuses légères allemandes encercla le village. Il ne resta qu'un étroit passage permettant aux soldats de filer vers l'Ouest. Dans une course éperdue, je m'engouffrai avec les autres, mais bientôt isolé, traversai un ravin et m'arrêtai dans un champ, à la lisière de la forêt de VILLERS-CAUTERETS. Le calme étant revenu, j'inspectai le paysage : devant moi, une pente douce qui s'inclinait brusquement, à 80 mètres du ravin que j'avais traversé. A l'arrière, je discernai la lisière de la forêt, séparée du champ par une haie vive. Un peu en avant, à gauche, trois bottes de paille sur lesquelles une capote française très propre était soigneusement posée. Je supposai alors qu'une patrouille française était dans les parages. En effet, je vis un homme qui me tournait le dos de trois-quart, dont seul le buste apparaissait, qui descendait vers la gauche dans le ravin. Mais comme son casque était de forme bizarre et comme il était gros pour un casque français ! L'homme disparut. A ce moment, une rafale d'obus de 77 allemandq éclata dans le champ. Je m'accroupis puis me relevai et regardai soigneusement ma carte pour bien me répérer. Puis, je jetai un coup d'oeil sur le terrain mais j'entrevis une tache rouge qui sortait du ravin et montait vers moi. Et je vis son visage. C'était un Allemand avec son calot à bande rouge. L'homme apparut alors tout entier. Il avait son casque accroché à la ceinture. Derrière lui, un autre muni d'une mitraillette. Derrière eux, deux autres avec des munitions. Et à 50 mètres à gauche puis à droite, apparurent deux autres colonnes de même composition. Mon sang ne fit qu'un tour. Une pensée rapide : prisonnier ou plutôt tué !. Je fis demi-tour et foncai vers la forêt. Par réflexe, je ne sautai pas la haie vive qui se présentait mais foncai dedans la tête la première. Au même instant, une rafale de mitraillette passa audessus de moi. Je descendis le ravin dans le bois, traversai un marécage et montai à pic une côte couverte d'arbres où je tombai sur une ligne de Français, troupe disparate composée de soldats de régiments mêlés. Survint un Capitaine. Je m'écriai : « Les Boches arrivent ! » . Il répondit : « Impossible ! ». « Vous allez bientôt les voir ! ». Mais tout resta calme. Je pris le commandement d'une centaine d'hommes et toute la nuit, le ventre creux, nous nous efforçames d'organiser une position de défense.

. 29 . La journée du lendemain se traîna, sinistre. Et toujours la faim qui nous tenaillait. Mais au cours de la n uit sivante, à trois heures du matin, le bombardement allemand se déclencha puis le 75 français, cherchant l'ennemi, commenca un barrage malheureusement sur nous, au début. A cinq heures, ils attaquèrent. Ce fut alors une suite ininterrompue de combats violents et acharnés jusqu'au soir. [ voir chapitre X : un épisode de l'attaque allemande vers Paris – juin 1918 } . Au cours de ces combats, les Allemands nous encerclèrent peu à peu puis reculèrent à la nuit tombante, après avoir laissé un grand nombre de morts sur le terrain. Nous, sur notre éperon, nous nous défendîmes avec rage car nous nous sentions perdus si bien que nous fûmes décidés à tuer le plus grand nombre possible de nos adversaires, avant d'être tués à notre tour ! Le surlendemain, les survivants que nous étions, furent relevés. Je traversai à nouveau le village de VILLERS-CAUTERETS, complètement déserté, et avec moi une troupe hétéroclite et déguenillée. Après une journée de marche, nous réussimes enfin à nous restaurer pour la première fois depuis trois jours après avoir réquisitionné, sous la menace des armes, une voiture de ravitaillement contenant des boules de pain et des boîtes de sardines. Enfin, je pus rejoindre ce qui restait de mon Régiment qui sortait lui aussi de la bagarre et qui se trouvait à deux kilomètres sur la gauche de l'endroit où je m'étais battu avec des « inconnus ». Je me fis immédiatement porter « rentrant ». Pour cela, je remis le certificat que m'avait délivré, sur ma demande, l'officier chef du secteur de fortune auquel je m'étais rallié et qui témoignait de ma participation aux combats. ovovovo

. 30 . . X – UN EPISODE DE L'ATTAQUE ALLEMANDE VERS PARIS (juin 1918) La chaude nuit de juin met des teintes claires sur les fûts des grands hêtres. Depuis deux jours, nous sommes accrochés à cet éperon abrupt de la forêt de VILLERSCAUTERETS. Le front a été enfoncé le 27 mai au CHEMIN DES DAMES et depuis, l'armée allemande dévale à grande vitesse vers la Marne et Paris. Revenu d'une permission de détente après les dures batailles du MONT KEMMEL, j'ai débarqué à LA FERTE-MILON en képi rouge et armé d'une carte pour y apprendre que mon Régiment avait été enlevé par camions l'avant-veille dans la nuit, direction : l'ennemi ! {voir chapitre IX }. Cherchant le dépôt divisionnaire après avoir rejoint la nuit VILLERS-CAUTERETS et y être arrivé sous un bombardement d'avions allemands, j'avais assisté de loin à la prise du PLESSIER-HULEU, tandis que tous les villages flambaient au Nord-Est. Puis, cerné dans un hameau, à LOUATRE, après avoir échappé au petit jour aux feux croisés des mitraillettes, je m'étais trouvé seul, à cinquante mètres, devant deux patrouilles allemandes et j'avais pu fuir encore, par une chance inouïe, en foncant tête baissée dans une haie vive, à la lisière de la forêt, sous le feu de leurs mitrailleuses légères. Après avoir traversé le chemin de VILLERS-CAUTERETS et la petite rivière dans l'eau jusqu'au ventre, c'est sur cet éperon que j'ai à nouveau trouvé des Français, des inconnus: des régiments mêlés, plutôt une bande qu'une troupe. Un lieutenant âgé a confié au jeune chef de section que j'étais alors, le commandement de cent à cent-vingt de ces hommes et l'organisation d'une ligne de défense en équerre. Cette ligne faisait face à la forêt, à l'Est, face à l'éperon, au Sud, afin que nos feux puissent prendre de flanc le ravin d'accès vers l'arrière, la route de VILLERS, celle de PARIS. Depuis deux jours, tout est calme. Les Allemands doivent amener leur artillerie. Hier, 2 juin, un avion s'est abattu en flammes dans la forêt, à six cent mètres en arrière. Aucun ravitaillement et toujours creuser ces trous encombrés de racines avec nos simples pelles-bêches. Nous sommes affamés et exténués. Il y a cinq jours, j'étais à PARIS sur les boulevards. La nuit du 2 au 3 juin nous permet de recevoir des munitions, d'organiser un peu la ligne. On entend vers l'Est des bruits confus. L'attaque est imminente. En effet, à trois heures du matin, commence un violent feu de préparation sur notre éperon. Par six à la fois, les marmites explosent en éventail. Le tir s'allonge puis se raccourcit de 25 mètres environ à chaque décharge. Tout le monde est à son poste, se fait petit, se recroqueville derrière les arbres, la tête cachée dans le maigre trou creusé la veille. Nous avons relativement peu de pertes, la position étant mal repérée. Mais la densité du feu augmente. Cela devient dur. A quatre heures, elle atteint son maximum. Pas de doute, c'est une attaque de grand style. Alors, l'artillerie française, pour la première fois, ouvre le feu. Mais les 75 tombent en plein sur nous, fauchant les jeunes sapins qui nous abritent. Feu devant, derrière, partout. Cette fois, nous sommes perdus . Des blessés se traînent déjà. Le sang qui jaillit met une note pourpre sur la verdure du sous-bois salie par les traînées grisâtres des fumées d'éclatement. Des morts tombent, la face crispée et jaunie tournée vers le ciel. A ce moment,

. 31 . précis, un cri : « Ils attaquent ! » Les deux artilleries font toujours rage. Le tir de la nôtre, heureussement, s'allonge. Je bondis vers la crête, à dix mètres. Les Allemands progressent individuellement par infiltration. Rapidement, ils longent la route vers l'Ouest. On a à peine le temps de voir émerger leurs casques au-dessus des hautes herbes qui bordent la rivière. A cent mètres en arrière, barrant la vallée, une Compagnie de notre Génie exécute des feux de salve. On entend maintenant le commandement : « Joue ! ..... Feu ! » Face à eux et à notre hauteur, un grand Allemand s'est avancé en pointe. Il est blessé à mort. Il a un mouchoir blanc à la main. Geste de reddition ? Cherche-t-il à se panser ? Il a de longues moustaches noires et sa figure est creuse. Deux... trois fois, le mouchoir s'agite encore comme un signal de détresse. Il tombe allongé, la face dans l'herbe. Mais que se passe-t-il ? A l'orée de la vallée, au débouché de COTEY, des grappes plus nombreuses de « Feldgrau » s'élancent. Il faut leur barrer la route, les arrêter ! PARIS est à 60 kms ! Je crie, au milieu du fracas, à un fusillier-mitrailleur dont je ne sais même pas le nom : « Tire.... mais tire donc ! » Pas de réponse. Je bondis vers l'homme, m'affale près de lui. Il est mort ! Un petit trou à la tempe par où l'âme s'est envolée ! Un mince filet de sang. Je le roule sur le côté et prends l'arme. La-bas, à 80 mètres un officier allemand donne des ordres; écrit sur un carnet. Près de lui, un agent de liaison. Et les autres courent, progressent ... Je tire ..... je tire .... je tire.... L'officier tombe. Ensuite c'est le tour de l'agent de liaison. Toute la ligne tire à droite... à gauche .... partout. C'est un crépitement de fusillade qui s'enfle, décroit et se rallume, scandé par la voix de basse de la cannonade. Et toujours, dans la vallée, ceux du Génie : « Joue!.... Feu!.... »

« Joue!.... Feu!.... »

A sept heures, l'assaut était brisé dans notre direction. Seul le bombardement continuait, coup par coup, tenace, mécanique. Cependant, à gauche comme à droite, l'ennemi avait largement progressé dans la forêt et nous étions en flèche, persuadés quenous finirions la journée morts ou au mieux prisonniers. Le Lieutenant et moi , nous dissimulons notre angoisse aux hommes et nous partageons tristement un dernier morceau de viande froide. Au loin, on entend la fusillade s'éloigner. Le soir descend, lugubre.

. 32 . Mais quel est donc ce tonnerre qui, soudain, résonne dans le ciel ? Des masses d'avions, par escadrilles successives, viennent de chez nous, nous dépassent et dans la vallée de LONGPONT, c'est une série ininterrompue d'éclatements en chapelets qui foudroient les réserves allemandes. Ainsi que nous devions l'apprendre plus tard, les escadrilles VUILLEMIN avaient opéré en masses compactes sur les arrières de l'ennemi. En même temps, à droite, des cris s'élèvent dans la forêt et se rapprochent : « Kamerad!.... Kamerad!... « Nos chars d'assaut contre-attaquent et reprennent le terrain perdu. Les Allemands refluent ou se rendent. A la nuit, nous étions dégagés. La route de PARIS par VILLERS était barrée ! Une fois encore, le glorieux 20ème Corps avait stoppé la ruée ennemie ! ovovovo Dans la nuit qui suivit, nous fûmes relevés et notre file – diminuée – gagna par le sous-bois le bourg de VILLERS-CAUTERETS maintenant désert, puis les arrières. Une voiture régimentaire pleine de pains était immédiatement pillée par nos hommes qui, depuis cinq jours, se battaient le ventre creux. Derrière nous, dans la forêt, là-bas, le grondement de l'artillerie faisait rage. N'importe, nous pouvions aller au repos le coeur tranquille. Ce n'était pas encore cette fois que les Allemands entreraient dans PARIS !! ovovovovo

. 33 .

XI – LE PRESSENTIMENT. En cette fin de juin 1918, nous sommes en réserve à l'Ouest de CHATEAUTHIERRY, dans les bois qui couvrent la rive Nord de la Marne. Les lignes passent sur la crête de la Cote 204, à quinze cents mètres. Sur notre gauche, les Américains viennent de faire une furieuse contre-attaque dans le Bois BELLEAU. Pour le moment, notre secteur est calme. De temps à autre, l'artillerie allemande cherche à atteindre la route qui conduit aux lignes. Quelques 88 éclatent dans le bois après un bref sifflement qui suit immédiatement le coup de départ. Cet après-midi est doux, d'une douceur printannière. Je descends le flanc du ravin où se tient ma section, traverse la route et remonte la pente ayant le dessein de faire un brin de causette avec l'Adjudant-Chef HUBERTY qui commande la section de gauche. Je le trouve à son P.C. Nous évoquons un instant notre cher PARIS qu'il vient de quitter, rentrant de permission. Soudain, sa figure se contracte. Il appelle le poilu qui lui sert d'ordonnance. « Je sens qu'il va m'arriver quelque chose !... Réglons nos affaires ! .... Je te dois douze francs ! ... Viens, je veux te les rendre ! ». Nous nous récrions : « Tu es fou !... Il ne se passe rien en ce moment ! .. En voilà des idées noires ! » « Non.. réglons nos affaires ! » Nous haussons les épaules et l'ordonnance empoche l'argent en maugréant. « Au revoir, HUBERTY.... Viens me voir à ma section demain ! » Sans répondre, il secoue tristement la tête. Je le quitte en pensant : « HUBERTY a le cafard ! Voilà ce que c'est que d'aller en permission ! « et je rejoins mon poste sans plus songer à cet incident. Deux heures plus tard, un homme de la Section HUBERTY arrive en courant vers moi : « L'Adjudant-Chef est mort !! ». « C'est impossible ! Il n'y a rien eu ! » « Si, il est mort ! ». « J'y vais ! »

. 34 . Je dévale le ravin. J'arrive à l'emplacement où j'étais tout-à-l'heure, devisant tranquillement avec HUBERTY. « Que s'est-il- passé ?... C'est incompréhensible ! » « Un obus a éclaté sur la route, à 200 mètres. Un petit éclat est venu le frapper en pleine tête ! » Alors, je me souviens vaguement qu'un obus auquel personne n'avait prêté attention, avait éclaté, en effet, dans le fond du ravin. Le seul en deux heures ! Et cet éclat venu de deux cents mètres avait tué mon ami qui venait de participer, sans une égratignure, aux dures batailles du KEMMEL, où les obus tombaient, drus comme grêle... Atterré, je compris qu'il avait eu le pressentiment de sa fin prochaine dont une puissance suprême et mystérieuse l'avait avisé. Cet événement nous impressionna beaucoup et fut le sujet principal de nos conversations deux jours durant. Le troisième jour, nous attaquâmes et nous eûmes d'autres soucis. Mais l'Adjudant-Chef HUBERTY resta à jamais dans mes pensées de même que les étranges circonstances qui avaient entouré sa mort !...... ovovovo

. 35 .

XII – ATTAQUES ET CONTRE-ATTAQUES (MARNE - 1918) La crête boisée de la Cote 204 domine la Marne à l'Ouest de CHATEAU-THIERRY. Depuis huit jours, nous sommes en réserve dans les bois de la Rive Nord et attendons l'ordre d'attaquer ce promontoire où les Coloniaux ont stoppé la ruée allemande. Cette soirée du 14 juillet 1918 se termine dans le calme. Mais dans la nuit, un roulement continu se fait entendre vers la droite. Sur nos positions, les obus se mettent à pleuvoir, nombreux. L'ennemi attaque de CHATEAU-THIERRY à REIMS. C'est le « Friedensturm », la grande offensive pour la paix, celle qu'il croit décisive. Sur nous, pas d'attaque d'infanterie mais vers DORMANE, le fleuve est traversé par les Allemands. De là, au petit jour, nous recevons l'ordre d'exécuter une contre-attaque de flanc, en liaison avec celle de l'Armée MANGIN. Notre objectif immédiat est la cote 204 et le bois qui la couronne. La Compagnie s'ébranle. Ma Section est en tête. Nous atteignons COURTONNE. Aussitôt, les obus à gaz s'abattent sur le village. Pour gagner de vitesse le barrage d'explosifs qui va sui vre, je fais prendre le pas de course sans mettre les masques. Nous traversons le village, enjambant les débris de charpentes et de toitures calcinés, au milieu des vapeurs d'ypérite encore heureusement peu denses. Après avoir gravi une pente raide, nous nous arrêtons une heure dans la tranchée MARCHAND. Devant nous, à 150 mètres, le bois fume sous les coups de notre artillerie. Derrière nous, les obus explosifs s'abattent maintenant dans le ravin et sur COURTONNE. Quelques-uns encadrent notre tranchée. A neuf heures, nous attaquons. Immédiatement l'ennemi déclenche un barrage explosif qui ferme l'accès du bois. Dans ce barrage, je remarque un trou. Quittant mon axe de marche, j'y engouffre ma Section et reprends mon azimut, une fois entré dans le bois. Les balles sifflent nombreuses. Les layons sont pris en enfilade. Arrivés à la clairière, nous sommes stoppés par un tir violent. L'un de mes sergents est tué, l'autre blessé. Hélas, il faut s'arrêter. On se planque dans les trous d'obus. A quelques m ètres, les Allemands, invisibles dans les feuillages mais partout présents, tirent au moindre mouvement, au moindre bruit. Pas de liaisons, pas de tranchées. Les autres chefs de section sont hors de combat. Le Lieutenant qui commande la Compagnie se tient cent mètres en arrière avec la section de réserve, dès que j'ai pris le commandement de la première ligne. Dans l'après-midi, un Lieutenant et sa section arrivent en renfort. Je les fais placer sur la gauche où l'on manque de défenseurs.

. 36 . Le lendemain, un avion ennemi nous survole très bas. Il vient de l'Est et décrit un vaste cercle au-dessus de la crête. Il passe à toute vitesse au-dessus de nous. L'observateur, penché hors de la carlingue, nous cherche à la jumelle. J'ai un fusilier-mitrailleur près de moi. « Vas-y HINFRAY ! Ne le manque pas.... tire en avant ! » L'avion revient. Avec un bruit de tonnerre, il passe; une rafale de balles l'accueille. « Tire plus en avant... tâche de le descendre ! » Il a décrit son cercle. Il revient en volant un peu plus haut. HINFRAY tire frénétiquement dès qu'il apparaît. Il a dû sentir les balles de près car cette fois, il rentre chez lui. Peut-être a-t-il été touché ? Le même soir, deux de mes hommes se trouvent nez à nez avec les Allemands. Après un échange de grenades, tout rentre dans l'ordre. Pour faire le compte-rendu des vingt-quatre heures, je dois m'accroupir dans un trou d'obus, une couverture sur moi et la lampe de poche à la main. Soudain à minuit, un furieux tir d'engagement se déclenche autour de la crête. Le bruit des éclatements se répercute dans le ravin de façon sinistre. Pas de doute, ils vont nous attaquer ! Je parcours la ligne, sautant de trou en trou, craignant à chaque instant de me perdre et de me trouver face à face avec un « Fritz ». Tout le monde est prêt à les recevoir et à faire son devoir. A trois heures, on entend des bruits suspects. Tout-à-coup, leurs mitrailleuses se mettent à tirer, leurs grenades nous atteignent. Alors nos mitrailleuses tirent, nos grenadiers contre-attaquent. Les V.B., placés un peu en arrière, exécutent un tir de barrage. Toute la ligne tire, bien décidée à défendre chèrement sa peau. Nous lancons les fusées rouges, demandant le barrage. Notre appel est compris. Bientôt, il se déclenche furieusement. Les 75 hurlent et frappent ; les gros noirs vont s'écraser de l'autre côté de la crête. Au bout d'un moment, la contre-attaque est brisée. Le lendemain, en parcourant la ligne, je passe auprès du corps de mon pauvre sergent G.... Il est couché sur le côté, la face noire de sang coagulé. De grosses mouches bourdonnent autour de lui....

. 37 . Au petit jour, nous sommes relevés. Un par un, les hommes quittent la position et franchissent au pas de course la clairière, courbés, sans un bruit, comme des ombres. La relève, très délicate, peut s'effectuer sans incident. La cote 204 est restée aux mains de l'ennemi. Mais il a appris une fois de plus à ses dépens, qu'on ne déloge pas facilement les poilus du 20ème Corps. ovovovo

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XIII – LA MARCHE EN AVANT (juillet 1918). La cote 204 et le bois qui la coiffe dominent CHATEAU-THIERRY et la vallée de la Marne. Depuis hier 21 juillet, nous sommes revenus en première ligne, dans les trous d'obus de ce bois que nous avions attaqué il y a quelques jours sans pouvoir le prendre. Veut-on recommencer cette malheureuse expérience ? Non, à en juger par l'ordre qui vient d'arriver : « Vers minuit, on quittera la position après avoir trompé l'ennemi par un violent tir de grenades. Ensuite, notre artillerie bombardera toute la crête et nous attaquerons au petit jour par la plaine en longeant les lisières du bois sans y pénétrer. Notre Compagnie suivra la lisière Nord. » Vers minuit, les grenadiers simulent leur attaque. Un coureur arrive : « Tout de suite en arrière à la tranchée MARCHAND ! » Déjà, les gros noirs tombent dans le bois. A la hâte, nous évacuons la position et regagnons les emplacements de départ. Toute la nuit, notre artillerie pilonne la crête. A quatre heures, l'attaque démarre. Baïonnette au canon, nous longeons la lisière Nord dans le petit jour blafard. Je passe près d'un trou d'obus aménagé que les Allemands viennent d'abandonner, laissant leurs capotes. Dans le fond, un joli tapis. Sur le bord du trou, deux cigarettes à bout doré fument encore. Nous progressons rapidement sous le tir dispersé de leurs mitrailleuses légères. A gauche, les ruines de VAUX et les arbres déchiquetés du Bois BELLEAU, où vient de s'illustrer la division des Marines américaine. Dans le bois, les Allemands se voiant cernés, se replient en tiraillant et lancent des fusées. Formés maintenant en lignes d'escouades, nous descendons la contre-pente à travers champs. Là-bas devant nous, les « dos gris » s'en vont. Quelques-uns se retournent et nous lâchent un coup de fusil. Un avion à croix noires nous survole à cent mètres. En marchant, nous tirons dessus sans l'atteindre. Voici à droite, les maisons blanches de CHATEAU-THIERRY. Nous traversons la grand' route de SOISSONS et gravissons une pente où gît un avion allemand fracassé. Toute la ligne avance. Un immense espoir nous soulève. Cette fois, nous les tenons. Toute la matinée, nous marchons à la boussole. Dans l'après-midi, nous faisons halte le long d'une voie ferrée. Devant nous, à cinq cents mètres, une forêt où pénètrent des Allemands qui se replient en bon ordre.

. 39 . Mais des cavaliers français arrivent au galop, la lance basse, entourent les derniers. Ceux-ci lèvent les bras : ils se rendent. Au soir, nous nous couchons dans la forêt où nous nous sommes profondément enfoncés. Le lendemain venu, nous marchons pendant plus de quinze kms. Pendant deux jours, la progression continue. Alors, les obus allemands commencent à pleuvoir. On sent que l'ennemi cherche à s'accrocher, à retarder notre avance. Il lance de grosses contre-attaques de dégagement. L'une d'elles se déploie dans une plaine sur nos unités de gauche alors que nous progressons dans le bois contigu, parallèlement et en sens contraire. Enfin, après avoir dépassé plusieurs collines, nous atteignons le bois de VERDILLY. Exténués, nous dormons comme des sourds dans les trous d'obus. A quatre heures du matin, on se tape sur l'épaule ; je m'éveille. Cette matinée du 23 juillet est limpide. L'agent de liaison ne laisse pas de répit: « En avant tout de suite ! .... on attaque immédiatement ! » « En avant.... en avant ! » Encore mal réveillés, nous courons sous un fort barrage qui vient de se déclencher. Au bout de cent mètres, nous dépassons notre Colonel qui nous avait précédés avec son Etat-major. « En avant !.... en avant ! » Enfin, le bois est enlevé ! A deux heures de l'après-midi, arrive un ordre : « Le bois triangulaire est infesté de mitrailleuses allemandes. Le 3ème Bataillon va s'infiltrer dans les lignes ennemies par un endroit repéré et attaquera le bois à revers, immédiatement. Nous partons aussitôt, sans bruit, en colonne par un. Après une heure de marche le long des sentiers, nous parvenons à une route. Nous pointons la carte : c'est bien là. Aussitôt, face à gauche et... en avant ! En tirailleurs, nous escaladons une pente raide couverte d'arbres. « Attention ! Ils ont des guetteurs dans les arbres ! Faites passer ! » L'ennemi nous a vus. Les obus commencent à tomber. Un 88 éclate à deux mètres devant moi. Je ressens un fort coup de gourdin dans la cuisse droite, un cinglant coup de fouet au bras droit qui se retourne par la violence du choc. Le révolver que je tenais en main, est projeté en l'air ! J'ai la cuisse et le bras traversés ! « Sergent GAVAND, prenez le commandement ! »

. 40 . Je fais quelques pas en courant, redescendant la pente. Mais, je ne peux déjà plus que marcher très lentement. Après quelques secondes d'insensibilité totale, une douleur lancinante m'envahit. Ma jambe devient lourde comme du plomb.... le sang ruisselle. Maintenant, je suis allongé à quelques mètres de la route dans les broussailles. Deux soldats américains viennent à passer. Ils m'aperçoivent et accourent. L'un deux découpe mon pantalon à hauteur de l'aine avec son couteau. L'éclat est sorti par la face interne de la cuisse. La plaie est large et déchiquetée. Avec leur paquet de pansements, ils me serrent fortement la jambe, ralentissant ainsi l'hémorragie. Au bout d'une demi-heure, deux brancardiers m'allongent sur une civière au milieu de la route. Ma jambe tremble consulsivement. Je ressens une douleur atroce. Autour de moi, de nombreux blessés sont amenés. Beaucoup d'entre eux ont des éclats dans le ventre; ils meurent appelant leur mère ou leur femme ! Une pluie d'orage nous inonde. Enfin, arrivent des civières sur roues qui nous enlèvent et nous déposent au poste de secours. Un bruit de moteur se fait entendre : c'est une ambulance du 4ème d'Infanterie américaine. On m'allonge dans l' ambulance. « Cigarette, Monsieur ? » Esquissant un sourire, j'accepte. Avec une douceur maternelle, l'Américain me met la cigarette à la bouche et l'allume. Sa face est hilare! Avec un accent impayable, il me dit : « Allemands, pââârtir ! » Je comprends que les Allemands reculent. Nous atteignons un village. Les canons méricains, nombreux, encombrent les carrefours. Les fins museaux des longues bêtes d'acier s'allongent sous la peinture kaki mouchetée de taches brunes. Partout règne une activité intense et le flot monte... monte vers le Nord. C'est beau, la VICTOIRE ! ovovovo

Quelques jours plus tard et récemment opéré, je suis à la gare de COULOMMIERS attendant le départ vers l'intérieur. Je vois passer sur le quai un sergent blessé au bras. Mon sang ne fait qu'un tour : « GAVAND ! « « Mon vieux – me dit-il - tu as été blessé dans les premiers . Après nous sommes tombés sur des nids de mitrailleuses, une fois le barrage traversé. Presque tous les camarades ont été tués ou blessés.

. 41 . « Et les Allemands, GAVAND ? « « Ils ont foutu le camp ! « « Au revoir, mon vieux ! On se tâchera de se voir pendant le trajet ! » Je ne l'ai jamais revu !... Mais, en roulant vers l'arrière et l'hôpital, j'ai bien souvent pensé à tous mes braves poilus et à cette offensive où pour la première fois, l'ennemi vaincu reculait bien que se défendant avec acharnement face à nos régiments qui remportaient la victoire !

FIN

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