Monsieur le Ministre de la santé

J'avais espéré pouvoir travailler à l'urgence et au bureau. Aujourd'hui .... qui ne font pas de prise en charge depuis plusieurs années à, tout à coup, suivre des.
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Monsieur le Ministre de la santé,

Je prends le temps, dans mon horaire plus chargé que vous ne le croyez, de vous écrire afin de vous exprimer mon indignation face au projet de loi 20. Je suis médecin de famille de formation, médecin d’urgence et d’hospitalisation en Unité d’hospitalisation brève exclusivement. Je ne fais, pour l’instant, aucun suivi de patient. Je suis aussi un être humain, une amoureuse et une maman de deux jeunes enfants, que j’ai fait le choix d’élever et de voir grandir. En 2007, quand j’ai terminé mes études, on m’a laissé peu de choix. Mon conjoint ayant un emploi difficile à déplacer, nous voulions nous établir dans les Laurentides, idéalement près de St-Jérôme. Or, les PREM (plan régionaux d’effectifs médicaux) de l’époque étaient extrêmement serrés dans la région, et on m’a fait comprendre que si je voulais avoir une chance d’y travailler, je devrais accepter de travailler exclusivement en milieu hospitalier. C’est ainsi qu’a commencé ma carrière de médecin de famille qui ne fait pas de prise en charge, avec une certaine déception. J’avais espéré pouvoir travailler à l’urgence et au bureau. Aujourd’hui, 7 ans et demie plus tard, je considère toujours faire du bureau, mais pas n’importe comment. J’avais l’intention de commencer graduellement, en prenant le temps de me mettre à jour dans cet aspect de la profession que j’ai délaissé dans les dernières années, et ce, afin de continuer d’offrir un service de qualité à mes patients. C’est cet aspect que votre projet de loi brime sans considération. La qualité des soins. Avec les quotas de patients que vous voulez imposer, les médecins seront forcés d’accélérer la cadence. D’accord, les chiffres de productivité s’amélioreront. Qu’en estil de la qualité des soins? Chaque patient aura droit à un rendez-vous écourté. Il est illogique de penser que des soins de la même qualité peuvent être rendus en aussi peu de temps. On assistera aussi probablement à une multiplication des rendez-vous, et au retour de la formule « une visite, un problème ». Avec beaucoup de visites à leur actif, les éventuelles visites à d’autres médecins seront diluées et les statistiques d’assiduité seront meilleures. Mais les patients, eux, devront se déplacer plus souvent. Je suis aussi inquiète pour toute la clientèle vulnérable, dont le suivi pénalisera les médecins, vu le temps qu’ils nécessitent et par faute d’assiduité (visites à l’urgence fréquentes, suivi conjoint en spécialité). Il est à prévoir que les gens qui ont le plus besoin d’un médecin seront, sous votre égide, ceux qui auront le plus de mal à en trouver un. En mettant autant d’emphase sur l’assiduité des patients, vous brimez aussi la liberté des patients à choisir leur médecin. Le projet de loi 20 semble aussi tout à fait irréaliste en région. En effet, dans les villes où la population est limitée, il se pourrait que chaque médecin ne puisse pas prendre en charge son quota de patients. Cela veut-il dire qu’il y a trop de médecins dans la ville? Pourtant, il en faut un nombre minimal pour assurer la garde hospitalière en tout temps. Les citoyens des régions devront-ils aussi payer pour vos idées, Dr Barrette? Je déplore de plus le manque de vision à long terme dont ce projet fait preuve. Il est à prévoir, si le projet de loi 20 est adopté, un départ de plusieurs médecins vers les

provinces et états voisins, ainsi que vers le privé. De plus, votre vision de la médecine familiale ne rend pas la profession particulièrement attrayante aux yeux des étudiants qui devront faire un choix de carrière. Il est à parier que de plus en plus de places de résidence en médecine familiale resteront vacantes. À ce compte, quand les babyboomers seront à la retraite, qui les remplacera? Probablement que plusieurs médecins en fin de carrière préféreront aussi devancer leur retraite plutôt que de subir un rythme de travail effréné imposé par votre dictature ministérielle. D’ailleurs, il n’est pas nouveau que le système de santé manque de vision à long terme, puisque depuis de nombreuses années, l’administration met des bâtons dans les roues des jeunes médecins qui veulent se consacrer à la prise en charge de patients, comme en témoignent les AMP (activités médicales particulières) qui sont toujours en vigueur. Aviez-vous déjà songé que cesser d’obliger les médecins à travailler à l’hôpital pourrait contribuer à favoriser la prise en charge en bureau? Vous n’êtes sûrement pas sans savoir que si, au Québec, les médecins de famille suivent moins de patients qu’ailleurs, ce n’est pas parce qu’ils ne travaillent pas, mais bien parce qu’ils travaillent beaucoup à l’hôpital. D’ailleurs, plusieurs activités pratiquées par des médecins de famille ne sont ni de la prise en charge, ni des activités de médecine de famille telles que décrites dans votre projet. Les cliniques de médecine sportive, les équipes de prise en charge des TCCL (les fameuses commotions cérébrales!), la clinique du sein et les soins à domicile en sont quelques exemples. Les médecins qui auront fait tout ce que vous leur demandez n’auront plus de temps à consacrer à ces activités qui, ma foi, sont une richesse de notre système de santé. Il en va de même pour tous les comités cliniques ou administratifs dans lesquels nous nous impliquons, la plupart ayant pour but d’améliorer la qualité des soins. Encore une fois, ce sont les patients que vous pénalisez, Dr Barrette. Vos exigences quant aux heures de travail des médecins ne me semblent pas non plus sécuritaires. On sait que, règle générale, vu l’horaire variable et instable, les médecins d’urgence qui oeuvrent exclusivement à l’urgence font rarement plus de 14 quarts de travail par période de 4 semaines (28 jours). Cette limite auto-imposée a un but : la sécurité des patients. En effet, il est facile de comprendre qu’un médecin épuisé fait plus d’erreurs. Bien que nous n’avons pas de normes de repos à respecter comme les pilotes d’avion, nous avons généralement un jugement qui nous permet d’établir nos limites. Malheureusement, vous ne semblez pas en avoir tenu compte dans votre projet de loi. Vous n’avez pas non plus tenu compte de la compétence des médecins. La médecine familiale est vaste et de plus en plus complexe. Si vous forcez des médecins qui ne font pas de prise en charge depuis plusieurs années à, tout à coup, suivre des centaines de patients, il est irréaliste de penser que ces médecins seront au sommet de l’art en ce qui a trait au bureau. On se demande d’ailleurs qui travaillera dans les hôpitaux pendant que tous seront au bureau. Car même si tout le monde a un médecin de famille, il y aura toujours des situations que même le meilleur médecin famille, même s’il est très, très disponible, ne pourra être en mesure de gérer au bureau. Quand je pense à tout ça, monsieur le Ministre, je me demande si votre préoccupation principale est la santé de la population ou les statistiques. Bien que votre

objectif soit tout à fait louable, la méthode proposée est inquiétante et la qualité des soins aux patients semble avoir été totalement oubliée dans le processus. Je suis aussi très inquiète de voir que votre gouvernement se permet, par un projet de loi, d’abroger des clauses d’une convention collective qui ont été préalablement négociée et signée. Aujourd’hui, ce sont les médecins qui en sont la cible. Qui attaquera le prochain projet de loi de votre gouvernement? Une telle action mine la confiance que j’ai en votre gouvernement, et je crois que tous les gens dont le travail dépend du gouvernement devraient s’inquiéter tout autant. J’espère aussi que la population ne se laissera pas aveugler par la promesse d’un médecin de famille pour tous, et réalisera toutes les conséquences néfastes qu’entraînera le projet de loi 20 sur l’organisation des soins de santé au Québec. Finalement, je me demande qu’est-ce que j’ai fait de mal pour avoir une telle dette à la société à payer. J’ai bénéficié d’études de qualité et qui ont été coûteuses, j’en suis tout à fait consciente. Je paie mes impôts, je travaille dans le système public, une fin de semaine sur deux, presque toujours en horaires défavorables, mais j’ai aussi fait le choix d’être présente à la maison à l’occasion pour m’occuper de mes enfants au lieu d’engager une nounou pour le faire à ma place. Mes valeurs ne sont pas les mêmes que les vôtres, visiblement, monsieur le Ministre, mais sont représentatives d’une bonne partie de la population que vous êtes supposé représenter. Je ne comprends pas pourquoi une telle façon de penser devrait être punie par une loi aussi coercitive.

Je vous prie d’agréer, monsieur le Ministre, mes salutations distinguées,

Dre Marie-Pier Chartrand