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issu de l'anglais cyberspace (contraction de cybernétique et d'espace) au début des années 1980, dans une nouvelle de William gibson intitulée Neuromancer.
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La formation à l’épreuve du numérique

Hors-série AFPA Mireille Andribet Catherine Arnaud Joëlle Arnodo Hélène Bezille-Lesquoy Pascale Brandt-Pomares Capucine Brémond Carmen Compte Denis Cristol Florian Dauphin Jérôme Eneau Véronique Fortun-Carillat Jean Frayssinhes

Frédéric Haeuw Caroline Le Boucher Jean-Baptiste Le Corf Mickaël Le Mentec Georges Michel Paul Olry Cathia Papi Pascal Plantard Christine Poplimont Gilbert Renaud Paul Santelmann Jean Vanderspelden

La formation à l’épreuve du numérique Hors-série AFPA 2013 coordonné par Paul Santelmann

Cette publication est cofinancée par l’Union européenne

SOMMAIRE Editorial

5

Introduction

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n SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE ET RAPPORT AU SAVOIR n Qu’est-ce que le social learning ? Denis Cristol

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Cyberespace, cyberculture, cyber-apprentissage : quels impacts sur nos modes de vie ? Jean Frayssinhes

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n L’USAGE DU NUMÉRIQUE ET DU DISTANCIEL EN FORMATION n Les usages du numérique en formation et le décloisonnement des formes d’apprentissage Hélène Bezille-Lesquoy, Véronique Fortun-Carillat

33

Le rôle des outils informatisés dans l’activité de formation Pascale Brandt-Pomares

43

Dispositifs de formation à distance : interactions et régulations Christine Poplimont

59

n LES FORMATEURS ET LE NUMÉRIQUE n Le formateur et le numérique : conditions d’une rencontre Gilbert Renaud, Paul Olry

71

Conditions de l’engagement du formateur et de l’apprenant en formation à distance Capucine Brémond

91

La formation à distance : une voie vers la professionnalisation ? Cathia Papi, Florian Dauphin

101

Apprendre autrement pour un public nouveau : l’apport du numérique Carmen Compte, Catherine Arnaud

115

n APPRENTISSAGES INFORMELS ET PRATIQUES COLLABORATIVES n Le numérique et les apprentissages plus ou moins (in)formels Jean Vanderspelden

127

Les réseaux d’échanges réciproques de savoirs à l’heure du numérique Caroline Le Boucher, Jérôme Eneau 139 L’industrialisation des services aux entreprises dans les secteurs des TIC Jean-Baptiste Le Corf

151

n PUBLICS APPRENANTS ET FRACTURE NUMÉRIQUE n La fracture numérique : mythe ou réalité ? Pascal Plantard

161

Le blended learning, levier de progrès dans l’acquisition d’une posture professionnelle Mireille Andribet

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La société numérique : un contexte propice au renouvellement des pratiques de lutte contre l’illettrisme Joëlle Arnodo, Frédéric Haeuw

181

Capacités d’agir des disqualifiés sociaux dans les espaces publics numériques ? Mickaël Le Mentec

193

Du mésusage de certains environnements informatiques pour l’apprentissage humain Georges Michel

203

Résumés des articles

213

ÉDITORIAL

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Pour de nombreux commentateurs des phénomènes de société, le développement du numérique s’apparente à une révolution copernicienne. Cette interprétation dans le domaine de la formation est d’autant plus développée qu’elle s’inscrit dans une fascination de l’éphémère en matière de rapport aux savoirs. Dans cette optique, l’absorption immodérée de micro-savoirs plus ou moins utiles apparaît comme une nouvelle forme d’« apprenance » au fil de l’eau, favorisée par les nouvelles prothèses technologiques (smartphones, tablettes, etc.). Ce phénomène se concentre curieusement sur la circulation intensive de savoirs formalisés au détriment des savoirs expérientiels qui demandent précisément du temps pour se construire, se formaliser et se redéployer collectivement. On pourrait même considérer que le numérique privilégie les « savoirs » qui ont vocation à être assimilés facilement et qui relèvent essentiellement des contenus dispensés par le système éducatif (rappelons que la méthode Assimil date de 1929)... Cette tendance n’est pas nouvelle ; elle s’est développée dans le cadre des formations ouvertes et à distance (fOaD) qui ont répondu partiellement aux nouveaux modes individualisés d’acquisition des savoirs. Elles ont aussi, dans un premier temps, trop souvent dupliqué le modèle du stage, perpétué un formatage « traditionnel » des contenus de formation et se sont organisées comme simple mode alternatif aux formations en présentiel. Le numérique est aussi caractérisé par la croissance des « formations » de courte durée, un développement accentué par le e-learning qui estompe la frontière entre formation et information, mais également entre formation organisée et processus informels d’acquisition de savoirs. En france, cette évolution concerne des millions de personnes et interpelle les 60 000 prestataires de formation. Rappelons que les organismes de formation sont désormais minoritaires parmi ces prestataires, et qu’ils sont menacés de marginalisation dans les processus de transmission et de diffusion des savoirs portés par les réseaux du web.

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Le rêve « pédagogiste » qui consiste à isoler et à individualiser le rapport aux connaissances des conditions et des contextes sociaux semble prendre corps dans une forme inattendue où l’enseignant et le formateur disparaissent... Les observateurs de l’autoformation se voient également légitimés par la prolifération de canaux et de réseaux permise par le numérique. L’intermédiation professorale se voit soudainement mise au rencart, avec son fatras de cours ennuyeux et de discours directifs... De simples moteurs de recherche deviennent les accompagnants supposés astucieux et serviles de millions de chercheurs de savoirs... L’intérêt des ressources de formation numérisées est qu’elles peuvent être intégrées dans les modalités collectives d’apprentissage et de formation, mais aussi connectées les unes aux autres et répondre à des demandes diversifiées et évolutives. Ces potentialités modifient profondément le profil des formateurs et les ingénieries de formation. Encore faut-il que cette dimension de l’intelligence collective ne soit pas repliée sur elle-même mais soit en interaction permanente avec le monde du travail, qui est également traversé par les potentialités du numérique. L’afPa n’ignore pas cette interpellation ; elle a vocation à l’intégrer non pas comme remède pédagogique miracle mais en tant que vecteur des transformations de l’entreprise et du rapport au travail. L’appropriation du numérique par les salariés et les chômeurs est un enjeu économique, culturel et social, donc un défi pour la formation professionnelle dédiée à celles et ceux qui cumulent souvent les handicaps dans le fonctionnement du marché de l’emploi. Mais cette appropriation remet en cause les modalités classiques de la formation, et un débat s’est ouvert sur la façon d’optimiser l’usage du numérique par les formateurs eux-mêmes. Ce troisième hors-série afPa de la revue Education permanente marque d’abord l’intérêt de nombreux auteurs pour cette formule, et s’inscrit dans la nécessité de faire fructifier le débat sur les mutations de société entraînées par le numérique : identifier les transformations de la société qui impactent le rapport aux savoirs, mesurer la réalité de la « fracture » numérique et interroger les thèses sur la nature intrinsèquement libératrice des technologies de l’information et de la communication appliquées à l’éducation et à la formation. n Yves Barou, président de l’AfpA.

INTRODUCTION

1.

Xavier Guchet, Les sens de l’évolution technique, Paris, Editions Léo Scheer, 2005.

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Ce troisième hors-série afPa-Education permanente aborde un thème qui interpelle toute la chaîne du système de formation. L’usage du numérique concerne aussi bien les fonctions d’orientation que les ressources pédagogiques ou le fonctionnement de l’ingénierie de formation. Mais cette question dépasse le périmètre du système de formation. Comme le soulignent, sous des angles différents, Denis Cristol, Jean Frayssinhes et Jean-Baptiste Le Corf, la diffusion du numérique relève de dimensions multiples : économique, sociale, sociétale et culturelle... Cette mutation d’ampleur n’est cependant pas exempte de tensions et de contradictions, qui se cristallisent d’ailleurs dans les enjeux organisationnels des entreprises, mais aussi dans le fonctionnement du système de formation. Celui-ci ne s’est guère préparé à l’appropriation du numérique malgré les intuitions précoces des années 1980 autour des pratiques d’autoformation. Ce retard à l’allumage a eu comme effet paradoxal une fâcheuse tendance à surestimer les vertus du numérique au vu des performances déclinantes des méthodes anciennes, la foi des nouveaux convertis prenant la forme d’une sorte de croisade pour le virtuel comme remède aux dysfonctionnements de la formation institutionnelle. Cette louange à l’égard d’une technologie, certes bouleversante, rejoint les conceptions évolutionnistes et déterministes qui génèrent d’ailleurs leur lot de contestataires conservateurs pour qui les mutations technologiques sont intrinsèquement porteuses d’aliénations supplémentaires. Or le débat sur les technologies devrait s’extraire des mythes pour aborder les questions liées au sens : « La certitude que l’évolution technique va, par sa logique propre, dans le sens du progrès de l’homme ne fait plus vraiment recette, mais ce doute ne porte pas atteinte à l’évidence qu’il y a une évolution technique1. »

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La communauté des formateurs d’adultes, déjà fragilisée par les différentes amputations liées à la fragmentation de l’appareil de formation réduit à une offre de stages, a été bousculée par la montée des usages du numérique. Les lieux, les espaces, les formats, les durées de formation ont été revisités, induisant des mouvements contradictoires dans le rôle, les fonctions et les pratiques des formateurs. Ce thème est abordé sous l’angle du décloisonnement des apprentissages par Hélène Bezille-Lesquoy et Véronique Fortun-Carillat, de l’usage contrasté des outils numériques par Pascale Brandt-Pomares, de l’intrusion du distanciel et de ses nouvelles régulations par Christine Poplimont... Un outillage nouveau pour de nouvelles façons d’appréhender la fonction formative et les conditions d’implication et d’engagement des formateurs dans leur relation aux apprenants, une question traitée par Gilbert Renaud et Paul Olry, Capucine Brémond, Cathia Papi et Florian Dauphin, Carmen Compte et Catherine Arnaud. Mais les transformations du système organisé de formation sont indissociables des processus d’apprentissage et d’échanges de savoirs plus ou moins organisés, traités par Jean Vanderspelden, Caroline Le Boucher et Jérôme Eneau. Des processus qui traversent le monde des services aux entreprises des technologies de l’information et de la communication et des secteurs du numérique et de « l’industrie créative », une thématique abordée par Jean-Baptiste Le Corf qui illustre le déplacement des fonctions formatives et leur réinternalisation dans l’économie des services et le système productif lui-même. La valeur ajoutée des organismes de formation professionnelle va donc se déplacer dans leur capacité à organiser les ressources de formation, à capitaliser et à alimenter l’activité des praticiens de la formation, et à produire des contenus directement appropriables par les personnes et les collectifs de travail. Ces fonctions nécessitent à la fois une maintenance en termes de contenus fiables et une architecture dynamique permettant d’établir des liens favorisant la navigation en fonction des objectifs poursuivis par les personnes. Ce défi recoupe les questions liées à la thématique de la « fracture numérique » et des publics supposés rétifs aux nouvelles technologies. Pascal Plantard brosse le tableau des notions et des représentations relatives à ce questionnement. Les autres contributions apportent des éléments concrets d’appréciation des avancées (Mireille Andribet, Joëlle Arnodo et Frédéric Haew, Mickaël Le Mentec) et des obstacles (Georges Michel) dans les processus d’appropriation du numérique dans les dispositifs de lutte contre les exclusions mais aussi les stigmatisations. Toutes ces contributions constituent un faisceau très riche de réflexions et de pratiques sur les différentes dimensions de la diffusion du numérique. Un enjeu qui doit nous rappeler que les organismes de formation professionnelle sont d’abord des catalyseurs intelligents des transformations du travail et de l’enrichissement des compétences professionnelles. Leur apport consiste à capitaliser

ces évolutions et à les rendre appropriables par les collectifs de travail, mais aussi à en faire des points d’appui pour les projets professionnels des actifs, et notamment des moins armés d’entre eux. La connaissance des métiers n’a de valeur que capitalisée et mutualisée dans des métasystèmes favorisant les transferts de compétences et les mobilités. Or l’économie numérique et les réseaux permettent de réaliser ce travail transverse, difficilement assuré par les anciennes ingénieries de formation confrontées à des approches spécialisées et cloisonnées des qualifications et des savoirs, mais aussi par les réseaux d’échange informels dont la vitalité dépend aussi des formes organisées du savoir. Dans la même veine, on peut ainsi donner vie à la logique d’individualisation à travers le sur-mesure « de masse » plutôt que l’illusoire produit standard. En augmentant et en organisant les ressources numérisées à l’usage des formateurs, on élargit leur capacité à réaliser ce sur-mesure en lien avec les usagers de la formation continue. n

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Paul Santelmann.

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DENIS CRISTOL

Qu’est-ce que le social learning ?

Le constat empirique d’une transformation des rapports aux savoirs La transformation des rapports aux savoirs s’accélère sous la conjonction de trois phénomènes. A un niveau mondial (macro), l’humanité croît, se regroupe et se connecte. Au niveau des organisations (méso), les entreprises misent sur l’intelligence collective, l’organisation apprenante et le partage des savoirs. Au niveau des individus (micro), un rapport plus autonome aux savoirs semble se dessiner, qui privilégie la diversification des sources d’information, l’usage du numérique et les échanges en ligne au sein de communautés plus ou moins structurées. Au fur et à mesure que l’humanité grandit, elle se regroupe et se connecte. Selon l’InEd, nous serions près de sept milliards d’êtres humains, avec la perspective d’atteindre huit milliards en 2025. Comparée aux quatre-vingts milliards d’êtres humains estimés qui auraient vécu sur terre depuis les premiers hommes (Biraben, 2003), la masse humaine actuelle est d’une densité sans précédent. Ces hommes se regroupent essentiellement dans des environnements urbains. dans le même temps, les réseaux de communication se multiplient. Les différentes techDENIS CRISTOL, directeur de l’ingénierie et des dispositifs de formation du CNFPT, Centre de recherche éducation formation, EA 1589, Université Paris-Ouest Nanterre-La Défense ([email protected]).

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L’expression social learning, qui envahit les discours éducatifs, semble lier travail collaboratif, apprentissages informels et univers numérique. L’objectif de ce texte est d’identifier l’origine de l’expression, ce qu’elle recouvre et quels en sont les enjeux. Il s’agit de vérifier si l’expression décrit des pratiques réelles en train de s’ajuster ou bien s’il faut voir dans son utilisation une campagne marketing destinée à promouvoir des produits de formation e-learning, par exemple d’orientation collaborative. Enfin, un essai de repérage d’impacts sur les rapports aux savoirs sera esquissé quant aux effets des pratiques repérées.

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nologies mobilisées (câble, satellites) permettent d’assurer des connexions de plus en plus denses et rapides. Selon l’union internationale des télécommunications, agence de l’onu, ce sont désormais cinq milliards d’abonnements à la téléphonie mobile et deux milliards à Internet qui sont comptabilisés, contre cinq cents millions d’abonnés à la téléphonie mobile et deux-cent-cinquante millions d’abonnés à Internet en 2000. Ces trois phénomènes poursuivent leur expansion. Ils contribuent à changer l’environnement, les modes de vie et de déplacement, ainsi que l’habitat des hommes. La transformation de l’humanité induit de nouvelles conditions pour apprendre en dehors des institutions éducatives qui peinent à accueillir une telle masse. Les besoins d’éducation et d’apprentissage sont immenses. Ainsi, l’unESCo anticipe une croissance des besoins d’enseignement supérieur dans le monde de 97 millions d’étudiants en 2000 à 262 millions en 2025. Ce besoin de savoirs engendre des migrations de professeurs et d’étudiants. dans le même temps, un milliard et demi d’humains vivent dans des bidonvilles, sans accès aisé à des besoins primaires ou à des connaissances de base. Les technologies de la communication pourraient être un élément de solution. dès à présent, des universités développent et mettent à disposition des ressources éducatives libres1. L’oCdE aurait ainsi identifié dans le monde plus de trois mille programmes dans trois cents universités. C’est le cas du Massachusetts Institute of Technology (MIT), avec son initiative Open course ware, ou de iTunes U qui permet d’accéder à des cours d’université prestigieuses (Stanford, Yale, duke). dans le même ordre d’idées, il faut rapeller que c’est en 2001 qu’a été imaginée la licence Creative commons visant à protéger des droits, par exemple d’un usage commercial, tout en les partageant. Si la mise en commun s’institue au profit de tous, un marché s’installe également. En effet, simultanément, des sociétés commerciales telles que Yahoo, Microsoft ou Google attirent respectivement 689 millions, 905 millions et un milliard d’utilisateurs chaque mois, et en tirent bénéfice. Créé en 2004, Facebook revendique déjà près d’un milliard de profils2. Les applications informatiques proposées par les prestataires sont nombreuses : forums de discussion, visioconférences, messageries instantanées, wikis, blogs, podcasting, rSS (really simple syndication, ou rich site summar), services de partage de vidéos ou de musiques, portfolio électronique, et plus généralement, accès aux informations en ligne sous ses innombrables et croissantes déclinaisons. Les réseaux numériques faciliteraient l’apparition de réseaux sociaux. dervin et Abbas (2009) montrent de quelle manière les identités sont transformées par les nouvelles technologies, comment les individus disposent de nouvelles façons de 1. 2.

Le terme a été inventé en 2002 à l’occasion du forum de l’unESCo sur l’impact des cours libres sur l’enseignement supérieur dans les pays en développement. Au rythme de progression de cette société, qui existe depuis moins de dix ans, elle pourrait viser une cartographie complète de l’humanité !

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Les entreprises misent sur l’intelligence collective, l’organisation apprenante et le partage des savoirs L’intelligence collective est la capacité cognitive d’une communauté à générer un résultat plus grand que la somme des capacités individuelles. Les entreprises sont de plus en plus pénétrées des enjeux d’apprentissage continu permettant de développer une telle intelligence. Le « capitalisme cognitif », décrit par Moulier-Boutang (2007), développe et soutient une économie d’apprentissage et d’innovation. C’est autour de la question du rôle de la production de la connais3.

Le journaliste Charles Leadbearter attribue à Tim Berners-Lee, en 1989, au sein du laboratoire européen pour la physique des particules (CErn), le développement d’une plate-forme collaborative qui deviendra le World Wide Web (www), et à Tim reilly l’expression « web 2.0 ».

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s’identifier, de créer des alias, et de se lier les uns aux autres pour répondre à une multitude de besoins comme jouer, être reconnu ou rompre l’isolement. Les hommes s’organisent en groupes à distance pour répondre à une variété de besoins. A côté des communautés physiques instituées, se créent des communautés numériques informelles. des sociétés tirent profit du mouvement, c’est l’exemple de l’enseigne Castorama, qui facilite la liaison entre ses clients pour qu’ils échangent entre eux des savoirs et des heures de bricolage grâce à un service de géolocalisation. C’est le cas des communautés de chercheurs, d’informaticiens ou de hackers, qui développent des forums en ligne pour faciliter la résolution de problèmes techniques ou entretenir des plates-formes (par exemple Moodle). C’est le cas des blogs ou des journaux en ligne, qui diffusent les informations recueillies par des amateurs et dont les activités peuvent contribuer à stimuler la démocratie. un mouvement d’échange d’informations et de savoirs se met en place. La distinction classique entre apprentissages dirigés par une autorité éducative, autodirigés par l’apprenant, non dirigés et laissés au hasard de l’expérience, fait la place à des apprentissages codirigés et influencés par des groupes humains proactifs. Ce mouvement semble s’accélérer grâce aux facilités de connexion. C’est ainsi qu’a émergé l’idée du web, grâce auquel il est possible de consulter des informations à distance. Puis du web 2.0, ou « web social », qui appréhende Internet comme une plate-forme sociale sur laquelle il est possible d’interagir plutôt que comme un ensemble isolé de sites3. L’expression « formation continue », qui se référait jusque-là le plus souvent à des séquences discontinues de stages espacés dans le temps, commence à prendre une consistance réelle. Face à l’explosion des savoirs disponibles (un brevet est déposé dans le monde toutes les trois minutes), la formation structurée est impuissante, et trop longue à offrir des réponses utiles en juste-à-temps. Les apprentissages informels et le recours aux autres sont donc la seule solution pour rester à flot dans un monde riche de connaissances.

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sance et de sa valorisation que tournerait le problème des nouvelles modalités d’accumulation capitalistique. L’économie devient virtuelle, les premiers magasins des grandes chaînes de distribution sont désormais les magasins en ligne. Le poids de l’immatériel grandit dans les transactions. Les organisations cherchent à capter les savoirs tacites que mobilisent les collectifs de travail (nonaka et Takeuchi 1997). L’économie de l’apprentissage tend à se substituer à l’économie d’échelle, car le besoin de variété lié à l’individualisation prédomine. Il en découle un bouleversement des séquences productives linéaires. Les parcours d’achats spontanés et opportunistes se disjoignent des parcours de ventes planifiés et convenus promus par les spécialistes du marketing. Les entreprises cherchent à changer de paradigme de production et à intégrer l’apprentissage continu nécessaire pour innover et s’adapter à des demandes changeantes. A la force du travail physique qu’il s’agissait de diriger, elles essayent de substituer la coopération des cerveaux. Plus que la seule addition des performances individuelles, c’est la performance globale qui est recherchée. Pour cela, les entreprises investissent dans des systèmes d’informations et des réseaux numériques en vue de partager les connaissances (deschamps, 2009). Elles mettent en place des projets et des platesformes d’informations et d’échanges qui visent à gérer la connaissance (Ferrary et Pesqueux, 2011). Les plus grandes entreprises ambitionnent même la création d’organisations apprenantes. Pour cela, elles se dotent le plus souvent d’une « université d’entreprise », dont l’une des principales missions serait d’innover, de capitaliser et de faire circuler les connaissances pour créer de nouvelles valeurs ajoutées (renaud et Coulon, 2002). on peut estimer qu’il existe aujourd’hui en France plus de cent universités d’entreprises, soit plus que le nombre d’universités classiques. Cette valorisation de l’apprentissage collaboratif est également perceptible dans les catalogues des grands organismes de formation. Les modalités de groupes d’échanges de pratiques, de groupes de codéveloppement, de forums ouverts, sont proposées. Tout en lui offrant un cadre d’action collectif, elles renvoient incidemment à l’individu la responsabilité de son apprentissage.

Par nécessité ou par désir d’émancipation, les individus apprennent par eux-mêmes depuis le brevet déposé par François Gernelle en 1973 pour le « micral », l’un des premiers micro-ordinateurs vendu entièrement assemblé, le nombre de machines n’a cessé de progresser. En 1980, il y avait environ dix mille ordinateurs dans le monde, et l’unité de mesure était le millier d’informations par seconde (MIPS). on compte désormais des milliards d’ordinateurs, et l’unité de mesure est devenue le Pétaflop4. Incidemment, les logiques de flux s’imposent à celles des 4.

Le FLoPS est un acronyme signifiant floating point operations per second (« opérations à virgule flottante par seconde »).

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stocks ; elles produiraient des transformations dans les priorisations, dans l’attention, et même dans la chimie du cerveau (Enlart et Charbonier, 2010). Cela produit, dans le rapport des individus aux savoirs, des effets qui seraient de l’ordre d’une véritable « révolution » (Le Crosnier, 2010). de son côté, Carré (2005) constate une transformation des rapports aux savoirs et de nouvelles manières d’apprendre. Il utilise le néologisme « apprenance » pour montrer que le rapport traditionnel « j’enseigne donc tu apprends » ne fonctionne plus. Cela tiendrait à une individualisation croissante et à une masse d’informations disponibles grâce à Internet. Cette apprenance se caractérise par une montée progressive des comportements d’apprentissage autodirigés. de tels comportements seraient liés à des contraintes économiques (la formation organisée coûte cher), mais aussi à un besoin d’émancipation à l’égard des autorités instituées. La défiance dans une parole d’autorité, exacerbée par les crises financières, économiques et sociales – et plus généralement par une crise de sens –, se traduit par une vérification, par soi-même, de la parole du médecin, du vendeur, du professeur... Cela pourrait avoir un effet sur l’automédication, l’auto-information et l’autoformation. Les relevés d’études de Carré sont renforcés par ceux du sociologue Patrice Flichy (2010), qui examine la montée en puissance des pratiques amateurs. Les internautes ne se contenteraient pas de consommer de l’information, ils en produiraient. depuis le premier blog créé en 1993, il y aurait ainsi, en France, deux millions de blogueurs qui partageraient leur passion sous la forme de photos, de vidéos et de textes. Cependant, l’universitaire danois nielsen (cité dans Compiègne, 2010), étudiant les flux d’échanges sur les réseaux sociaux, montre qu’il existerait des types d’internautes très différents : ceux qui sont de forts contributeurs (1 %) ; ceux qui contribuent de temps en temps (9 %) et ceux qui se contentent de capter les informations qui les intéressent (90 %). Les sociabilités et les sentiments d’appartenance, mais également les apprentissages découlant des pratiques, seraient liés à l’implication dans le traitement d’informations. En fait, c’est la combinaison d’outils numériques – par exemple autour d’un blog – qui permettrait de construire un savoir, la boucle d’acquisition de la connaissance passant par des étapes de recherche, d’archivage, de notification, d’intégration et de publication. d’autres combinaisons sont observables, comme au sein de l’école Telecom Bretagne, où les élèves sont invités à créer leur support de cours en plusieurs langues sur un wiki, à partir de leurs prises de notes, puis de creuser la recherche et d’expliciter les concepts. Cette proactivité au regard de la connaissance serait aussi attestée par le développement d’encyclopédies en ligne, telle que Wikipédia, créée en 2001 en France, qui progresse grâce à l’investissement bénévole de près d’un million et demi de contributeurs. dans cet exemple, l’écriture collaborative, (a)synchrone, le suivi des modifications, l’effort de structuration, le dimensionnement des articles, la visualisation des auteurs et la publication offriraient un cadre pour apprendre,

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mais également pour stimuler des recherches par un effet de coaction. Qu’elles soient guidées par des institutions (Open course ware ou universités numériques thématiques) ou libres (slideshares ou diffusion de contenus sur des blogs ou des wikis), les technologies collaboratives apporteraient plus d’échanges, plus de possibilités de collaborer, de comparer, de rendre compte, de co-innover sur les contenus5, voire de cocréer de la connaissance ou de tendre vers un apprentissage collaboratif global. En effet, si l’individu s’investit seul dans des processus d’investigation et de recherche, à l’aide de son ordinateur ou de son téléphone, il n’est jamais vraiment seul et apprend rarement sans les autres (Cristol et al., 2012). Jézégou (2012) montre même qu’il existe un sentiment de « présence à distance ». A partir de ce qui est observé aux niveaux macro, méso et micro, et pour reprendre la formule de Maffesoli (2007), la société passerait du paternalisme au fraternalisme. une culture de la collaboration est peut-être en train de se dessiner.

Les racines théoriques du social learning Il importe de rappeler que l’apprentissage possède des dimensions bio-

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16 logiques, psychologiques et cognitives, aussi bien qu’historiques et politiques, et qu’il ne se résume pas au social. Les constats empiriques établis plus haut visaient à rendre tangible ce qui tend à être exprimé par l’expression social learning dans des discours commerciaux, des conférences, des interventions, des blogs de consultants. Peu d’études cernent et mesurent le phénomène. Peut-être cela est-il dû au fait que les concepts qui le sous-tendent sont encore à construire. Examinons trois courants de recherche pour étayer ce que pourraient être les racines du social learning : le premier s’intéresse aux apprentissages collaboratifs ; le deuxième est relatif aux apprentissages informels ; le troisième concerne les formes d’apprentissage avec le e-learning. Vygotski est l’un des premiers à avoir émis l’idée selon laquelle le sens est une construction sociale ; le langage sert au développement cognitif et la collaboration en serait le premier vecteur (Blandin, 2011). Comme le montre Eneau (2005), les apprentissages collaboratifs pointent l’importance des réciprocités. Ils s’inscrivent dans les travaux des interactionnistes symboliques (Mead et Goffman), ou dans ceux de Bandura (2007). Ce dernier expose le mécanisme de l’apprentissage vicariant, le rôle du sentiment d’efficacité personnelle et celui de la modélisation dans son modèle de causalité triadique réciproque reliant le comportement, la personne et l’environnement. Si l’expression social learning semble prometteuse, il faut rappeler qu’elle est utilisée depuis longtemps. Il est en effet possible d’en trouver mention dès les années 1970, dans la base de données 5.

Voir plusieurs exemples tels que : Ensiwiki, Foreigners in Lille, Wikiversity, Wikibooks, Wikipeplum de plume, Open course in education futures (http://edfutures.com/

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scientifiques ErIC (Education resources information center), qui rassemble plus d’un million et demi de notices. L’expression désignait alors l’apprentissage et la socialisation de jeunes ou de criminels. Force est de constater des évolutions : à côté d’articles traitant de la « formation » des criminels, des déviants ou des activistes, les dernières notices mettent en jeu des situations où les groupes et les ordinateurs sont présents. Le social learning actuel s’inscrit dans la logique du web 2.0, qui voit monter en puissance les technologies ouvertes et interactives permettant le développement et l’intégration de services externes, tels que la carte géographique ou des vidéos encastrées (CEFrIo, 2011). Il est encore possible de se référer au socioconstructivisme ou au courant de la social cognitive theory (Tolman) et de l’intelligence distribuée. Mais c’est certainement dans les communautés apprenantes décrites par Lave et Wenger (1991) que le social learning pourrait trouver sa plus étroite filiation. Selon ces auteurs, une communauté de pratiques peut être comprise comme un système social d’apprentissage possédant une structure émergente, une capacité d’auto-organisation, des frontières changeantes, une négociation continue sur les identités et sur le sens. A côté de ces communautés de pratiques, il convient de ne pas oublier qu’il existe aussi des communautés d’intérêt aléatoire, des communautés virtuelles, des communautés d’apprenants, et que ces communautés se font apprenantes par le moyen des conflits sociocognitifs qui les traversent et obligent chacun à revoir ou à préciser ses points de vue (Charlier et Henri, 2010). La structure de ces communautés peut aussi jouer un rôle sur le développement économique de régions entières. C’est ce qu’ont montré des chercheurs indiens (Munshi, 2003) s’intéressant à l’adoption de nouvelles modalités agricoles. Ils ont constaté que l’adoption de nouvelles pratiques par information et par imitation des agriculteurs entre eux est plus lente lorsque les populations sont hétérogènes. La façon d’apprendre serait donc, pour partie, liée aux structures sociales. Les apprentissages informels se distinguent des apprentissages formels car ils se produisent de manière non instituée. Selon Tough (1999), ces apprentissages représenteraient 80 % des apprentissages d’un individu. dans l’idée d’apprentissages informels, il est possible de distinguer : les apprentissages incidentels, qui se déroulent à l’occasion d’une autre activité ; les apprentissages accidentels, qui émergent comme un éclair de compréhension, un eurêka ou un insight ; les apprentissages fortuits, qui se produisent dans des temporalités diffuses ; les apprentissages expérientiels, qui renvoient soit à une expérimentation pragmatique par essais et erreurs, soit à l’exposition à la vie et à la formation de l’identité de la personne ; les apprentissages tacites, qui découlent de l’organisation et d’une culture de travail. A cela s’ajoute l’informal learning anglo-saxon, qui se pratique dans un contexte situé, par exemple on the job (au travail). Toutes ces formes d’apprentissages ont lieu hors du cadre institutionnel ; elles sont spontanées et naturelles, et ne requièrent pas obligatoirement une attention ou une inten-

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tion d’apprendre. Toutes ont en commun d’être à l’interstice entre la vie organisée et régulée et les aléas provoqués par la fréquentation de groupes ou par l’exposition à des informations qui viennent heurter des croyances acquises. Cela provoque largement l’accès à des informations par le moyen d’ordinateurs ou de téléphones. Enfin, le e-learning contribue à alimenter la notion de social learning. Blandin (2011) propose une typologie du e-learning : selon le mode d’accès au réseau (à partir d’un point fixe ou d’un point mobile (le terme de m-learning est alors évoqué) ; selon le degré de contrôle des interactions de l’apprenant sur le système ; ou selon les configurations sociales. dans cette dernière acception, les configurations sociales sont particulièrement mises en avant. La recherche s’intéresse alors aux modalités d’apprentissage en groupe à partir des ordinateurs, et le monde anglo-saxon constitue même un domaine de recherche avec le computer supported cooperative work (Spada et reiman. 1996), ou plus récemment, collaborative learning. Enfin, si les connaissances sont perçues comme distribuées dans un réseau social, alors le connectivisme pourrait fournir des éléments d’explication à l’apprentissage. Le connectivisme est une théorie de l’apprentissage proposée par Siemens (2005), qui s’intéresse à l’apport des nouvelles technologies, et plus particulièrement à l’interaction des communautés humaines en réseau. L’apprentissage et la connaissance résident dans la diversité des opinions. Selon les principes du connectivisme : – l’apprentissage est un processus reliant des nœuds spécialisés ou des sources d’information ; – l’apprentissage peut résider dans des appareils (non-humain) ; – la capacité d’en savoir plus est plus critique que ce que l’on sait actuellement ; – entretenir et maintenir des connexions sont nécessaires pour faciliter l’apprentissage continu ; – la possibilité de voir les liens entre les domaines, les idées et les concepts, est une compétence de base ; – obtenir des connaissances précises et mises à jour est ce vers quoi tendent toutes les activités d’apprentissage connectivistes ; – la prise de décision est un processus d’apprentissage en soi ; l’importance que l’on donne à une information est variable dans le temps, selon les modifications de l’environnement de cette information. Si la théorie semble séduisante, elle est peu étayée par des recherches et elle emprunte largement aux théories sociales de l’apprentissage. Il s’agirait donc plus d’une proposition pédagogique que d’une nouvelle théorie. Avec l’usage des téléphones, ces apprentissages seraient de plus en plus mobiles (unESCo, 2012). Cette mobilité est spatiale (les apprenants sont situés en différents lieux) ; elle est temporelle (les apprenants sont libres à des moments différents) ; elle est thématique (les apprenants passent d’un sujet à l’autre) ; elle est enfin technique (les

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apprenants passent d’un outil à un autre). Le mobile permet à chacun d’accéder à des informations sans barrière, quand il le souhaite et à tout moment. Lorsque l’interaction permise par le mobile offre des informations en temps réel sur son environnement par affichage sur son écran de données, il est possible de parler de réalité augmentée, voire d’« apprentissage augmenté ». L’acquisition de données sur des produits alimentaires, la prise d’informations sur son rythme cardiaque dans une salle de sports, ou encore l’accès à une conférence au cours de la visite d’un musée, sont quelques exemples. Si le social learning est présenté comme une nouveauté en matière d’apprentissage, c’est donc par l’assemblage de trois courants : l’apprentissage collaboratif, les apprentissages informels, les apprentissages à l’aide de technologies numériques. La fécondation de ces trois courants pourrait constituer le développement de nouvelles façons d’apprendre, à condition d’être passée au crible d’investigations plus poussées sur les effets.

Conclusion

7.

Fab lab : fabrication laboratory (laboratoire de fabrication).

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L’effet de mode, ainsi que l’appétit pour un nouveau marché de la formation qui aurait des produits tangibles à proposer, renforcent la nécessité de promouvoir des idées. Celle de social learning offre des arguments d’un marché heurté par la crise économique. des opérateurs privés tentent de lancer des concepts pour fournir leur technologie. C’est le cas d’organismes de formation tels que la CEGOs, qui propose un global learning, ou Crossknowledge, qui invente de nouvelles combinaisons entre apprentissages formels et informels. Ils cherchent à créer des liens grâce aux offres de produit de formation à distance (Jennings et Wargnier, 2011). Ce sont également les solutions technologiques promues par les grands opérateurs numériques, qui considèrent parfois leurs clients comme des tribus, auxquelles il conviendrait de fournir des moyens (hier de se connecter, aujourd’hui d’apprendre ensemble). C’est encore l’exemple de l’immersive way, d’Alcatel-Lucent, qui promet des connexions fluides partout et tout le temps entre les membres d’un même groupe, avec un terminal téléphonique ou un ordinateur portable. Il existe encore des approches citoyennes ou à visée créative de l’apprentissage, dont les fab labs6 constituent un exemple. Au sein d’établissements d’enseignement supérieur ou d’agences d’innovation, les fab labs proposent des lieux équipés pour fabriquer à peu près n’importe quel prototype, objet matériel ou numérique. Ils s’appuient sur des principes pédagogiques valorisant l’apprendre en groupe par le faire, le droit à l’erreur, la transdisciplinarité, l’invention de nouveaux usages et le réseau (du très local à l’international).

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Si un bouillonnement est perceptible, de nombreuses questions non résolues subsistent. Selon Blandin (2011), il y a, sur l’efficacité des formations requérant un support informatique, plus d’avis que de recherches scientifiques dûment étayées, que les ordinateurs soient utilisés sur un mode de collaboration (Wikipédia), de contacts sociaux (Facebook) ou d’exploration (web au sens large). Quelques indices laissent penser que la multimodalité (texte, son, image), des activités résolument actives et collaboratives, et une présentation structurée des informations produiraient des effets sur l’apprentissage. Les apprentissages informels, pas plus que l’informatique, ne constituent une panacée. du reste, nous serions quelque peu inquiets si un chirurgien se prévalait de ce seul mode d’apprentissage pour nous opérer à cœur ouvert. Ensuite, la posture des « appreneurs » a du mal à se transformer, car le lien étroit entre rapport au pouvoir et rapport au savoir est vigoureusement défendu. Ceux qui savent officiellement se départissent difficilement de leurs prérogatives. Le renversement observé par Thomas et Brown (2011) propose de partir des réponses pour trouver les bonnes questions, plutôt que l’inverse. Si rôle du social dans l’apprentissage est parfaitement validé (Bandura, 2007), il n’induit pas toujours des transformations dans les modalités de formation qui demeurent classiques (les enquêtes réalisées par la CEGOs montrent un plébiscite du stage). Cependant, les organisations prennent peu à peu la mesure des changements que nécessite la mise en œuvre de nouvelles façons d’apprendre, car les collaborateurs sont souvent équipés de matériels plus performants que ceux proposés par leurs organisations. L’invention d’usages et la coproduction de savoirs par les apprenants oscillent entre l’émancipation des individus, apprenants sociaux, et l’organisation d’un business. Si le social learning a une vertu, c’est celle d’interroger une fois de plus la façon d’apprendre, et de nous pousser à toujours mieux combiner les ressources disponibles pour le faire. n

Bibliographie BANDURA, A. 2007. Auto-efficacité : le sentiment d’efficacité personnelle. Bruxelles, De Boeck. BIRABEN, J.-N. 2003. « L’évolution du nombre des hommes ». Population et sociétés. N° 394, p. 1-4.

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CHARLIER, B. ; HENRI, F. 2010. Apprendre avec les technologies. Paris, Puf. COMPIÈGNE, I. 2010. La société numérique en question. Auxerre, Editions Sciences Humaines.

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JEAN FRAYSSINHES

Cyberespace, cyberculture, cyberapprentissage : quels impacts sur nos modes de vie ?

JEAN FRAYSSINHES, professeur de marketing, UMR EFTS« Education, formation, travail, savoirs » de l’université de Toulouse-Le Mirail ([email protected]). 1. 2.

Inspection générale des finances, Mission d’évaluation relative au soutien à l'économie numérique et à l’innovation, Rapport de synthèse, 22 janvier 2012, www.igf.finances.gouv.fr/ Selon l’uneSco, seuls 11 % de la population mondiale accèdent à Internet, dont 90 % vivent dans des pays industrialisés...

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Après des débuts d’abord fulgurants puis contrastés, l’économie numérique se développe dans le monde de façon exponentielle depuis 2010. cet essor constitue l’un des moteurs essentiels de la croissance des sociétés modernes : une meilleure compétitivité industrielle et commerciale ; un partage de ressources, une influence sur la santé, l’éducation, la culture, les transports, la sécurité des biens et des personnes, le tout aboutissant à un développement de la société de la connaissance et de l’économie de l’immatériel. L’Inspection générale des finances évalue la part du cœur de l’économie numérique à 5,2 % de notre pIb, et à 3,7 % des emplois en France1. comme j’ai eu l’occasion de le montrer (Frayssinhes, 2012), nous sommes progressivement entrés dans ce que les uns appellent la « société cognitive », les autres « l’économie du savoir ou de la connaissance », expressions qui désignent une société censée investir dans l’intelligence, le développement de nouvelles compétences, la recherche scientifique. ce bouleversement progressif a dû être d’abord compris, puis assimilé, afin que cette révolution technologique rende notre vie plus agréable, plus efficiente, voire plus heureuse. on pourrait penser que, grâce à la diminution brutale des coûts de transmission de l’information à distance, la multiplication des réseaux, l’interactivité grandissante du web 2.0, la multiplication des équipements informatiques, la diminution de leur coût, la simplification des outils logiciels, le savoir vient ainsi facilement à nous, où que nous soyons, sans que nous ayons à nous déplacer, par un simple clic de souris. La réalité est hélas plus complexe ! Les inégalités se perpétuent entre l’économie du savoir des pays riches et celle des pays où les populations ne sont pas encore connectées2. certes, on ne peut réduire l’économie du savoir à la seule

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dimension technologique, mais on constate que le phénomène numérique s’est insinué dans toutes les activités économiques et sociales des pays développés, facilitant la transmission des connaissances, et rapprochant les hommes en leur permettant de communiquer3, souvent en temps réel. L’accélération de la transmission des connaissances a permis de basculer dans l’économie du savoir (Lévy et Jouyet, 2006). c’est elle qui assure le développement des entreprises, en leur permettant notamment de conserver leur avance technologique et, in fine, de prendre de nouvelles parts de marché ou de pérenniser celles qui existent. A contrario, en tant qu’individu, nous n’avons plus le droit de « ne pas savoir ». cette grande facilité d’accès aux connaissances nous impose en effet d’être informé, en toute circonstance et sur tous les sujets, au risque sinon d’être totalement dépassé, voire ringardisé, avec les conséquences prévisibles sur notre avenir professionnel (Frayssinhes, 2012). Le cyberespace est devenu incontournable pour forger notre futur immédiat.

Le cyberespace : une nouvelle dimension ? EDUCATION PERMANENTE hors-série AFPA 2013

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Il n’existe pas de définition consensuelle et officielle du cyberespace, ce concept évolutif. on s’accorde néanmoins pour situer l’origine de ce néologisme issu de l’anglais cyberspace (contraction de cybernétique et d’espace) au début des années 1980, dans une nouvelle de William gibson intitulée Neuromancer (gibson, 2001), où il parle d’une « hallucination consensuelle vécue quotidiennement par des dizaines de millions d’opérateurs dans tous les pays ». Il s’agit d’un lieu imaginaire appliqué métaphoriquement au réseau Internet, où des internautes circulent virtuellement pour s’informer, discuter, échanger, flâner, jouer et apprendre... comme dans le monde réel. né de la collaboration de la recherche universitaire et du département américain de la Défense, Internet fut « conçu comme un instrument de la guerre froide, puis cédé à des entreprises privées dans le cadre d’un plan global de “privatisation du cyberespace” ; il se caractérise en effet à l’heure actuelle par une absence complète de règlementation spécifique4 ». L’encyclopédie Larousse le définit comme un « réseau télématique international, qui résulte de l’interconnexion des ordinateurs du monde entier utilisant un protocole commun d’échanges de données [baptisé Ip pour Internet protocol] afin de dialoguer entre eux via les lignes de télécommunication [lignes téléphoniques, liaisons numériques, câbles] ». Malgré tout, le mot cyberespace est polysémantique, et peut donc prêter à de multiples interprétations pouvant mener à des confusions. Quelquefois, il se réfère à la seule réalité virtuelle, les autoroutes de 3. 4.

Selon gFk, fin 2010, on comptait 5,3 milliards d’abonnements à la téléphonie mobile dans le monde (http://globometer.com/recyclage-portables.php). Jean-Jacques Lavenue, http://droit.univ-lille2.fr/fileadmin/user_upload/enseignants/lavenue/cyberart.pdf

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l’information et l’Internet apparaissant alors comme des notions distinctes. parfois perçu comme un territoire, le cyberespace est porteur d’une utopie qui participe à son processus de territorialisation. Liberté de circulation de l’information, transparence, partage, démocratie, égalité, pacification du monde et progrès sont quelques-uns des éléments de cette utopie du cyberespace, qui participent à la construction de sa représentation territoriale (Flichy, 2001).

• Au niveau sociétal L’usage des tIc au sein du cyberespace contribue à changer la nature du travail des salariés et des compétences mises en œuvre pour l’exercer (Lasfargue et Mathevon, 2008). La pratique virtuelle devient la norme ; plus largement, l’abstraction dans le travail se développe : le vendeur ne rencontre plus physiquement son client ; le gestionnaire ne visualise plus son stock de marchandises sur les racks du hangar ; l’opérateur ne « touche » plus la vanne, etc. Il s’agit non plus d’agir directement, mais de recueillir, de traiter et de transformer des volumes d’informations toujours plus importants7.

5. 6. 7.

http://ceriscope.sciences-po.fr/node/419 consulté le 20 janvier 2013. http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2012/12/05/iraniens-encore-un-effort-pour-nationaliser-lInternet_1798592_3218.html centre d’analyse stratégique, L’impact des tIc sur les conditions de travail, note 266, février 2012.

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• Au niveau politique Le cyberespace représente une nouvelle dimension virtuelle qui permet aux etats d’étendre leur territoire géographique, en repoussant leurs frontières terrestres et leur souveraineté. Lors des manifestations postélectorales en Iran, et alors que les réseaux sociaux étaient utilisés par les manifestants, le département d’etat américain a demandé au réseau social twitter de repousser une opération de maintenance qui devait avoir lieu sur la zone. celle-ci aurait entraîné une coupure du service de microblogging en Iran qui aurait privé les manifestants d’un de leurs outils de communication et d’organisation. ce qui n’était au départ que virtuel est alors devenu réel, au grand dam des autorités iraniennes. Afin de s’en prémunir, certains etats, notamment la chine, ont rapidement repensé l’architecture des réseaux numériques afin de les rendre plus aisément contrôlables. L’expression « grande muraille du net » désigne la censure qu’exercent les autorités de pékin sur l’Internet. Le contrôle de l’etat chinois institue en quelque sorte des frontières au sein du cyberespace5. c’est afin de mieux contrôler les échanges d’informations que la chine et l’Iran6 envisagent de créer leur propre réseau, sans passer par le web mondial. cette nouvelle dimension virtuelle attire ou inquiète ; elle devient la proie d’abus de tous ordres : une liberté débridée ou une censure accrue, un asservissement ou une cyberdépendance.

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Au sein du cyberespace, grâce aux tIc, les salariés peuvent accéder plus simplement à l’information et trouver des solutions rapides et adaptées aux problèmes qu’ils rencontrent. Dans le même temps, un certain nombre de risques personnels existent : une augmentation du rythme et de l’intensité du travail ; un renforcement du contrôle de l’activité pouvant réduire l’autonomie des salariés ; un affaiblissement des relations interpersonnelles et/ou des collectifs de travail. A cela s’ajoutent le brouillage des frontières spatiales et temporelles entre travail et hors travail – qui peut être l’occasion de brouilles familiales – et les effets pervers de la surinformation due à l’accroissement excessif du flux des courriels, qu’il faut ensuite apprendre à trier.

La cyberculture : une chance ?

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Selon Wikipédia, le terme cyberculture, apparu au début des années 1990, désignerait à la fois un certain nombre de productions culturelles et un nouveau rapport à la culture en général, diffusés notamment par les internautes. Mais la notion de cyberculture va au-delà d’un genre culturel. elle désigne aussi, selon l’un de ses principaux théoriciens, « un nouveau rapport au savoir, une transformation profonde de la notion même de culture, voire une intelligence collective8 » (Lévy, 1997), dont Wikipédia pourrait servir d’exemple. grâce aux réseaux numériques, ce qui était hier réservé à une élite numériquement peu nombreuse devient aujourd’hui, avec le cyberespace, ouvert à tous, sans distinction de race, de genre ou d’âge, ce qui modifie notre rapport au savoir. point besoin d’aller à new York pour visiter le Museum of Modern Art ; deux clics de souris permettent de trouver la recette de la poule au pot ou du couscous ; en écrivant la requête « refaire ma salle de bains », j’obtiens plus d’un million de réponses sur Google le 7 mars 2013... Seule obligation pour accéder à la cyberculture : être connecté à Internet, ce qui est de plus en plus aisé, du moins dans les pays développés. La cyberculture change ainsi notre rapport au savoir. L’ubiquité qui y est associée nous permet de passer instantanément d’une problématique à une autre, d’un continent à un autre, et grâce à l’informatique, d’en garder une trace indélébile, de la conserver en mémoire numérique dans le cloud, ce qui permet de libérer notre cerveau d’une surcharge cognitive qui, indéfiniment répétée, pourrait être fatale à son fonctionnement. pour peu que l’on soit curieux et motivé, on peut multiplier les occasions de se cultiver au sein du cyberespace, dans tous les domaines de l’activité humaine, parfois même les plus utopiques, comme l’Internet des objets, qui permettrait à un épi de blé ou de maïs d’envoyer un SMS à son agriculteur pour lui réclamer un arrosage salvateur, ou le réfrigérateur qui « passe une commande » au supermarché habituel pour remplacer les aliments 8.

http://hypermedia.univ-paris8.fr/pierre/cyberculture/cyberculture.html consulté le 20 janvier 2013.

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consommés. c’est aussi la possibilité offerte à un non-voyant de conduire sa voiture pilotée numériquement9. en médecine, des scientifiques de l’université de tokyo développent actuellement des outils capables de « sentir » la forme et la texture des objets qu’ils touchent, ce dont l’homme est incapable, donnant naissance à un scalpel intelligent qui permet de caractériser la matière à son simple toucher, et de trouver des différences entre deux textures, permettant ainsi d’avoir une plus grande précision dans le geste, en évitant les mauvaises manipulations de chirurgien10. toutes nos actions sont bouleversées pas la cyberculture, et nous devons nous adapter pour apprendre d’elle. bien sûr, les dérives sont possibles, et nombreux sont ceux qui ne souhaitent pas être dirigés par des objets connectés, qui les privent de leur leadership et de leur faculté de penser par eux-mêmes.

Le cyberapprentissage : un progrès ?

9.

http://www.dailymotion.com/video/xpwft2_google-car-un-aveugle-teste-la-voiture-autonome_tech#. uQJAtn1hFMw 10. http://www.doctissimo.fr/html/sante/mag_2001/mag1130/dossier/sa_4872_chirurgie_futur.htm

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pour s’adapter à la cyberculture, il faut être formé. pour faire face aux évolutions technologiques permanentes, et s’adapter aux changements induits par le numérique dans toutes les sphères de nos activités quotidiennes, le cyberapprentissage, comme vecteur de la formation tout au long de la vie, peut s’envisager comme une solution possible à la [re]mise à niveau devenue nécessaire des salariés, et à la [re]mise en question nécessaire des relations employeurs/salariés, mais aussi fournisseurs/utilisateurs. Le cyberapprentissage est donc le moyen dont dispose un individu pour utiliser les réseaux numériques (Internet, intranet, extranet), afin d’apprendre et de se former dans tous les domaines de l’activité humaine, dans un cadre professionnel, culturel, ludique, ou social. L’utilisation de l’Internet, et d’outils numériques variés, a considérablement transformé les activités de tous ceux qui y ont eu accès. Mais pour suivre ce changement civilisationnel, encore faut-il que cela soit cognitivement et psychologiquement possible pour le plus grand nombre d’individus, ce qui n’est pas encore le cas aujourd’hui. L’objectif d’amélioration des dispositifs d’enseignement numérique est un enjeu social et d’ingénierie éducative, afin que nous comprenions mieux comment optimiser les conditions dans lesquelles les apprenants adultes peuvent améliorer les conditions d’efficacité de leurs apprentissages à distance. La recherche connaît encore peu les modalités d’apprentissage des apprenants adultes en FoAD ou en elearning, c’est pourquoi nous travaillons sur ce thème depuis de longues années, afin de découvrir les comportements des apprenants qui ont terminé avec succès à suivre une formation ouverte et à distance. La culture des écrans favorise des capacités psychiques et mentales (trouver des informations, les classer, se concentrer, comprendre, mémoriser, oublier, etc.) très différentes de la culture livresque.

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Si les modalités d’apprentissage des adultes sur les réseaux numériques sont encore peu étudiées en France, nous savons cependant que de nombreuses mises en situation d’apprentissage d’adultes en présentiel ont permis d’observer que : – chaque adulte est singulier ; les stratégies et les modalités d’apprentissage qu’il met en œuvre sont intrinsèques à chacun, et se différencient d’une personne à une autre ; – cette singularité s’explique par la multiplicité des expériences vécues par les adultes ; avant d’être cognitif, basé sur la connaissance, le mode d’apprentissage de l’adulte est conatif, relevant de l’expérience, et plus le niveau culturel de l’apprenant est faible, plus ses appuis sont d’ordre conatif, car c’est alors la seule référence dont il dispose pour se forger une opinion. ces constats réalisés en présentiel sont transposables dans un processus en ligne. Selon nous, connaître le lien entre les conduites d’apprentissage en FoAD et le mode personnel de saisie et de traitement de l’information (les styles d’apprentissage) des apprenants adultes peut, grâce à la recherche scientifique, nous aider à mieux comprendre les processus mis en œuvre pour espérer la rendre plus efficace. processus d’acquisition des connaissances, la FoAD pourrait alors, grâce à sa souplesse d’utilisation, devenir un élément important des politiques éducatives. Selon blandin (2010), ce n’est pas le cas : la FoAD, encore marginale, reste une solution supplétive lorsqu’aucune autre n’est possible.

Qu’appelle-t-on FOAD ? L’expression « formation ouverte et à distance » est apparue pour la première fois en 1991 ; elle fut utilisée l’année suivante lors d’un appel à projets de la Délégation à la formation professionnelle (blandin, 2004). comme cet auteur le rappelle très justement, l’expression fut produite « pour décrire, au plan administratif, un ensemble de dispositifs hétérogènes [...] cet ensemble regroupait aussi bien des dispositifs ouverts en présentiel [...] que de l’enseignement par correspondance, ou des formations à distance s’appuyant sur le RnIS [réseau numérique à intégration de services] » (blandin, 1998), sans qu’il soit fait référence à Internet, qui n’est devenu opérationnel qu’à partir de 1995. Depuis lors, il est impossible de s’en tenir cette vision historique, car le web n’a cessé de se développer, sa propagation et sa réception de s’amplifier, et Internet est progressivement devenu l’un des vecteurs principaux de la diffusion de la FoAD. Aujourd’hui, sa caractérisation ne cesse d’évoluer, de se préciser, et il nous paraît important de la revisiter à l’aune de l’accélération du renouvellement des connaissances et des compétences, et des outils de gestion des connaissances débouchant sur des pratiques formatives évolutives pour les salariés. Selon nous, la FoAD revêt trois acceptions complémentaires et indissociables (Frayssinhes, 2012).

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• La foAd est un processus Le processus est un cheminement, une suite continue de faits ou de phénomènes, présentant une certaine unité ou une certaine régularité dans leur déroulement. cette construction procédurale doit souscrire à un ensemble d’opérations successives, organisées en vue d’un résultat déterminé, correspondant aux objectifs fixés. Le processus de FoAD permet de progresser avec méthode et organisation dans ses apprentissages en ligne, en se connectant à une plate-forme LMS13 à 11. objets ou grains d’apprentissage. 12. professeur de psychologie cognitive et ergonomique à l’université paris 8, directeur scientifique du Laboratoire des usages en technologies d’informations numériques (LutIn). 13. Learning Management System (système de gestion de la formation).

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• La foAd est un concept Le concept est la manière de se représenter une chose, concrète ou abstraite. Dans le langage de kant, le concept (Begriff) exprime toute idée qui est générale et abstraite sans être absolue ; il est défini comme un acte de la conscience qui opère la synthèse des diverses perceptions, susceptible d’évolution car non figée dans une certitude absolue. La FoAD est un concept d’apprentissage en construction, qui fait appel à une modularisation (learning objects)11 des contenus didactiques, à la modélisation des parcours et des activités, à la prise en compte des styles cognitifs par une navigation multidimensionnelle, à la mise à jour possible des contenus en temps réel, à l’ouverture informationnelle avec des liens (uRL) vers des bases documentaires extérieures. en perpétuelle mutation, le concept doit tenir compte des nouvelles découvertes scientifiques, notamment celles des neurosciences. Les travaux de thierry baccino (1994, 2004)12 sur le eyetracking (oculométrie) nous ont montré la difficulté qu’il y a à lire, comprendre et mémoriser un texte sur un écran d’ordinateur afin de le restituer. en effet, la lecture sur un écran demande une surcharge cognitive au cerveau avec un mode de fonctionnement différent. Les zones de l’encéphale qui contrôlent les prises de décision et les raisonnements complexes sont plus sollicités que pour une lecture sur papier. La culture du support papier favorise la pensée linéaire, organisée par la succession des mots, des lignes, des paragraphes, des pages. elle est construite autour d’une logique de succession qui favorise l’élaboration narrative. A contrario, la lecture sur un écran favorise la pensée non linéaire, en réseau ou circulaire. Au lieu de suivre un chemin de lecture unique, notre regard zigzague sans cesse entre plusieurs zones sur l’écran (Frayssinhes, 2012), ce qui perturbe fortement la concentration de l’apprenant. D’où la nécessité de développer une mathétique (comenius, 1680 ; gilbert, 1978 ; papert, 1989 ; kohlberg et unseld, 2006) dédiée à la FoAD, afin de tenir compte de cette non-linéarité des outils numériques. A ce jour, rien n’est figé ; le concept amorcé est en mouvement conceptuel dans une totale empirie, où nous avançons à pas comptés.

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l’aide de réseaux numériques ou à Internet, hier à l’aide d’un ordinateur, aujourd’hui à l’aide d’un smartphone ou d’une tablette numérique. ce processus d’apprentissage doit tenir compte des différentes modalités spécifiques à l’apprentissage sur les réseaux. Il doit intégrer les phases d’auto-apprentissage à celles où l’apprenant collabore avec ses pairs pour réaliser des travaux de groupe, et aux phases de contrôle pour évaluer les résultats obtenus. ce cheminement doit s’envisager de façon multiforme, en tenant compte des profils des apprenants. L’objectif final est la réussite pour le plus grand nombre.

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• La foAd est un dispositif un dispositif est un ensemble d’éléments agencés en vue d’un but précis, c’est-à-dire une somme de mesures pédagogiques et didactiques, un environnement technique et technologique offrant de nombreux services 2.0 en temps réel (son, image, films, QcM, etc.), un accompagnement et un encadrement humain spécifique (tuteur/médiateur/facilitateur), une interaction collaborative prévue avec ses pairs. tous ces éléments du dispositif doivent être mis en œuvre de façon optimale pour atteindre l’objectif de la réussite finale de cet apprentissage. La plate-forme doit être capable de supporter tous ces éléments techniques et technologiques (chat, synchronisme, asynchronisme, films, vidéos, tableaux collaboratifs, etc.), afin d’offrir le maximum de souplesse à la FoAD. Le dispositif peut être évolutif, c’est-à-dire que certaines fonctions peuvent être ajoutées progressivement, au prorata de la montée en compétence des apprenants, afin de ne pas trop perturber et complexifier leur apprentissage de son utilisation.

Conclusion Le cyberespace est une réalité qui grandit de jour en jour, multipliant les possibilités d’exploration de nos imaginaires, les repoussant sans cesse, pour le plus grand plaisir des technophiles et la plus grande crainte des technophobes. Il permet d’envisager le futur différemment, obligeant l’individu à s’adapter aux changements civilisationnels qui impactent notre quotidien, le perturbent, parfois dans le sens d’une plus grande simplification des tâches accomplies, parfois pour une complexité plus grande ou incompréhensive. La banalisation des pratiques communicationnelles sur les réseaux numériques fait que le cyberespace tend progressivement à devenir un territoire faisant parti d’un patrimoine commun à l’humanité, en introduisant le concept de cyberculture, et son corollaire, le cyberapprentissage, dont la théorisation est en marche. Demain, les objets seront interconnectés, nous offrant l’antépénultième organisation de notre vie. notre plasticité cérébrale permet de s’adapter, chacun à son rythme, à ces cyberchangements auxquels nous devrons faire face.

JEAN FRAYSSINHES

La lecture électronique induite par l’usage des technologies numériques (documents multimédia, hypertextes, web...) modifie la prise d’information visuelle (visibilité, lisibilité), la compréhension et la mémorisation des informations, ce qui complexifie l’apprentissage. Rien n’est acquis, mais rien n’est impossible, dès lors que l’on conserve une confiance en soi suffisante pour permettre d’envisager l’apprentissage de ce futur immédiat sous les meilleurs auspices. n Bibliographie BACCINO, T. 1994. « Contrôle d'un pointage avec souris informatique et codage spatial ». L’année psychologique. N° 94, p. 11-24.

BACCINO, T. 2004. La lecture électronique. Grenoble, Presses universitaires. BLANDIN, B. 1998. « Développement d’un paradigme et hypothèses pour un état de l’art ». Actualité de la formation permanente. N° 156, p. 55-62.

BLANDIN, B. 2004. « Historique de la formation ouverte et à distance ». Actualité de la formation

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permanente. N° 189, p. 69-71. COMÉNIUS, J.-A. 1680. La Grande Didactique. FLICHY, P. 2001. L’imaginaire d’Internet. Paris, La Découverte. FRAYSSINHES, J. 2012. L’apprenant adulte à l’ère du numérique. Paris, L’Harmattan. GIBSON, W. 2001. Neuromancien. Paris, J’ai lu. GILBERT, T.-F. 1978. Human Competence : Engineering worthy Performance. New York, McGraw-Hill. KOHLBERG, W.-D. ; UNSELD, T. 2006. Mathétique du e-learning. Université d’Osnabrück, https://www.blikk.it/projects/eisweb/assets/mathetik.pdf LASFARGUE, Y. ; MATHEVON, P. 2008. Qualité de vie et santé au travail. Toulouse, Octarès. LÉVY, P. 1997. « Essai sur la cyberculture : l’universel sans totalité ». Diverscité. N° 6. LÉVY, M. ; JOUYET, J.-P. 2006. L’économie de l’immatériel. Paris, La Documentation française. PAPERT, S. 1989. Le jaillissement de l’esprit. Paris, Flammarion.

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HÉLÈNE BEZILLE-LESQUOY, VÉRONIQUE FORTUN-CARILLAT

Les usages du numérique en formation et le décloisonnement des formes d’apprentissage

HÉLÈNE BEZILLE-LESQUOY, professeure à l’université de Paris-Est Créteil, EA 4384 « Reconnaissance, expérience, valorisation, REV-CIRCEFT ([email protected]). VÉRONIQUE FORTUN-CARILLAT, doctorante à l’université de Paris-Est Créteil, EA 4384 « Reconnaissance, expérience, valorisation, REV-CIRCEFT ([email protected]). 1.

L’acronyme tic désigne l’ensemble des dispositifs intégrant les technologies de l’information et de la communication, auxquelles on peut associer le e d’enseignement ou d’éducation. Bien que la littérature et les recherches fassent état de tout un ensemble d’expressions (environnement de travail, dispositif de formation ou de communication à distance utilisant les tic, etc.), dans le cadre de cet article, nous préférons employer l’expression tic-e que certains qualifient pourtant d’obsolète. Pour nous, ce terme renvoie à une combinaison significative des quatre lettres qui composent l’acronyme : le t de technologie désigne l’ensemble des outils techniques utilisées (forums, interface technique, etc.) ; le i d’information se réfère aux possibilités techniques de l’ordinateur et d’internet (création, transmission, circulation, accès rapide, stockage facilité et mises en réseau d’une multitude de sources d’informations et d’idées) ; le c de communication renvoie au « comportement d’échange d’informations » (Wiener, 1950) possible et immédiat entre des êtres humains qui se retrouvent sur le web (à condition d’avoir accès à internet) ; enfin, le e d’éducation ou d’enseignement permet de nous interroger sur ce que les tic peuvent rendre possible en matière de formation tout au long de la vie.

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il est désormais convenu d’affirmer qu’avec l’évolution exponentielle des technologies de l’information et de la communication (tic1), nos façons d’agir pour nous former se transforment. certains soulignent toutefois que les espoirs véhiculés par l’introduction des tic dans la formation ont été excessifs, en nourrissant le mythe d’une « révolution » au sein des mondes de la formation. en quoi ces ressources transforment-elles réellement les usages en matière de formation d’adultes ? Nous nous appuyons sur une expérimentation menée dans le cadre d’une formation professionnelle continue d’enseignants (formation visant une spécialisation dans le domaine de l’enseignement auprès de publics à besoins spécifiques) pour interroger les formes d’appropriation des plates-formes en ligne mises à disposition. L’« entrée » par les usages se trouve donc au centre de cet article et conduit à proposer une typologie des usages, dans ce contexte particulier.

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Sans prétendre à une généralisation, notre analyse donne de la lisibilité aux effets possibles de l’assouplissement et de l’ouverture du cadre institutionnel de la formation professionnelle continue sur les usages développés par ailleurs dans les espaces du quotidien. L’hypothèse est que ces supports et ces ressources peuvent contribuer à transformer les usages en matière de formation, en permettant notamment la mobilisation de formes d’apprentissage non programmées de façon explicite par les institutions. elle invite donc à prendre en considération l’intérêt du « métissage » de différentes formes d’apprentissage, plus ou moins institutionnalisées. elle montre la portée, dans certaines conditions, d’une conception participative de l’apprentissage, qui articule engagement individuel et engagement collectif, et prend acte des potentialités de la réciprocité dans la dynamique formative. chemin faisant, elle invite à interroger le paradoxe d’une « distance qui rapproche » formateurs et apprenants sous certaines conditions.

Interroger les usages des plates-formes en ligne Nous nous appuyons sur une étude de cas qui fait partie d’une recherche de

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34 terrain plus vaste2 sur l’usage de tic en formation continue d’enseignants au sein

d’un institut universitaire de formation des maîtres (iuFM). Les enseignants impliqués désirent faire évoluer leur carrière en se spécialisant dans l’enseignement auprès d’élèves qui présentent des besoins spécifiques (élèves en grande difficulté d’apprentissage ou handicapés). La formation de ces enseignants alterne, pendant une année scolaire, des moments de stage dans l’espace formel de l’iuFM, et une pratique sur un terrain d’exercice qui accueille ces élèves. Des espaces collaboratifs en ligne3 sont mis à disposition des stagiaires sur une plate-forme réservée à cet effet. Le dispositif est représentatif des usages actuels de plate-forme locale de collaboration, de partage et de coformation que l’on peut trouver dans d’autres contextes (médecine, université, centre national d’enseignement à distance...). 2. 3.

Menée par Véronique Fortun-carillat, cette recherche impliquée est doublée d’une analyse distanciée qui s’appuie sur des entretiens menés avec les stagiaires, usagers et non usagers de la plate-forme en ligne, et sur une analyse du contenu des échanges sur des forums de discussion et des listes de diffusion. ces environnements numériques offrent plusieurs possibilités : poster des messages sur un forum ; mettre des fichiers à disposition du collectif dans un espace ressources ; proposer des liens vers d’autres sites internet ; échanger des courriels avec les personnes appartenant à cet espace dédié. ces espaces sont « autogérés » par les stagiaires (qui sont libres d’y participer ou non, celle-ci ne donnant lieu à aucune évaluation), et les formateurs volontaires, qui peuvent y déposer des documents utilisés pendant les stages en présence ou en complément, et inciter les stagiaires à les consulter. Les formateurs peuvent aussi, au cours du stage en présence, reprendre des éléments développés ou interrogés sur les forums (cas d’élève, problématiques professionnelles). Des discussions en ligne entre stagiaires, avec ou sans le formateur, peuvent également s’amorcer suite à un moment en présence et le poursuivre. Les stagiaires peuvent proposer au collectif un sujet de réflexion en fonction de besoins rencontrés sur le terrain professionnel ou de besoins de formation complémentaire. ils peuvent partager des documents qu’ils ont élaborés individuellement ou collectivement, ou encore des ressources glanées sur internet. ils peuvent faire part de leurs expériences professionnelles.

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L’expérience, nouvelle pour des stagiaires déjà professionnels, qui ont l’habitude d’un certain modèle pédagogique (forme traditionnelle de stage en présence), fonctionne comme un « analyseur », c’est-à-dire comme un événement permettant de révéler des phénomènes ou des processus latents et cachés qui structurent l’apprentissage. il est alors intéressant de repérer les « ethnométhodes » (coulon, 1987) des stagiaires (et des formateurs), les bricolages plus ou moins conscients, plus ou moins stratégiques, auxquels ils se livrent pour tirer parti de l’espace en ligne proposé, en fonction de leurs intérêts et de leurs contraintes (temps disponible, degré de familiarisation avec les tic, etc.). ces usages sont fondés sur un système de représentations issues d’expériences passées, d’attitudes, de désirs, d’attentes et de valeurs, mais aussi de dispositions à agir de telle ou telle manière en fonction de cadres sociaux ou d’identification à un groupe social. L’espace de formation en ligne est lui-même considéré comme un « micromonde social4 » en ligne (Strauss, 1992 ; Bruillard, 1997 ; Blandin, 2002 ; turban, 2004). Notre grille d’analyse se démarque donc des approches didactiques de l’apprentissage.

L’approche fait écho au modèle développé par Françoise Massy Foléa (2002), qui suggère que les typologies d’usage des tic relèvent d’un ensemble lié aux caractéristiques spécifiques de l’outil, aux représentations des usagers et au contexte institutionnel. Mais notre exploration de terrain nous amène à proposer une typologie qui conjugue quatre dimensions déterminantes dans l’organisation des usages : – les cadres sociaux, organisationnels et institutionnels, avec leurs règles ; – les supports technologiques précis qui organisent l’espace virtuel formatif ; – les représentations des usagers, notamment celles liées à leur expérience de l’usage des tic, et plus largement à leurs expériences passées d’apprenant ; – les représentations du dispositif de formation lui-même, des outils et des ressources dans ce contexte. Le croisement de ces dimensions conduit à identifier, en l’état de la recherche, trois formes d’usage. • Une forme pédagogique classique valorisant les « produits de savoir » Dans cette orientation, les espaces en ligne sont considérés comme des lieux ressources pour accéder facilement à des productions abouties, reproductibles et 4.

issu du vocabulaire informatique, le terme « micro-monde » désigne un monde artificiel ou virtuel dans lequel l’individu agit sur des objets. Dans le cadre de cette recherche, le micro-monde est formé par les espaces virtuels mis à disposition des enseignants en formation, qui peuvent ainsi communiquer et agir sur des objets de savoir et d’expérience.

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Trois formes d’appropriation

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validées par l’institution. ils ont alors vocation à soutenir le processus de formation académique. Le stagiaire ne partage que ce qui lui apparaît entériné par ceux qu’il considère comme des experts : « Quand je serai plus sûre de moi et que j’aurai des réussites validées sur le terrain, je pourrai partager mes documents et mes découvertes avec les autres [...] en fait, je ne veux y mettre que des éléments où je suis sûre [...] Je préfère lire ce qui est mis dans l’espace ressources par ceux qui savent vraiment faire et voir si ça peut me servir [...] J’aime bien les textes pédagogiques que le formateur nous donne à lire, parfois ils peuvent m’aider à comprendre des choses, mais pas toujours. »

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• Une forme coopérative et artisanale cette orientation se cristallise pour une large part sur des forums de discussion. Les stagiaires y parlent de leurs réussites et de leurs difficultés ; ils racontent leurs expériences, posent des questions, demandent de l’aide : « Hier, journée de concertation avec toute l’équipe d’une des écoles de mon secteur. une enseignante qui m’a semblée un peu “dépassée” par deux de ses élèves m’a posé une question à laquelle je n’ai pas su lui répondre [...] Vous auriez des pistes5 ? » L’espace à distance s’institue alors, de façon paradoxale, comme un espace de proximité, d’intimité, d’engagement et de plaisir à partager, plus marqué que lors d’une situation de formation traditionnelle en présence. Les forums apparaissent comme des « écosystèmes » catalyseurs des expériences de chacun, comme un lieu de formation expérientielle partagé, accompagné et soutenu par le collectif. L’apprentissage s’élabore dans la mutualisation ou l’échange de connaissances et d’outils, ou encore avec des discussions autour de problématiques professionnelles. Les stagiaires disent agir non pas en fonction d’un plan prédéterminé par l’organisme de formation, mais en référence à ce qui se passe au sein de cet espace en ligne. Le collectif a une fonction d’étayage à la formation qui vient compenser l’isolement géographique : « c’est une façon pour moi de garder le lien et de ne pas me sentir seule sur le terrain. On a l’impression qu’il y a toujours quelqu’un à l’écoute [...] il a une fonction de soutien et un support de recherche, et il vient rassurer un peu. Je peux poser une question à deux heures du matin, une de celles qui m’empêchent de dormir, il y a du lien, quelque chose qui te relie [...] c’est génial de se dire qu’il y a un endroit où on peut se retrouver et s’entraider. J’aime bien dire ce que j’ai réussi à faire aux autres, ils vont pouvoir ainsi se servir de ce que j’ai pu mettre en place6. » • Une forme autodidacte et nomade Pour quelques stagiaires, il s’agit de rapporter ou de faire référence à des matériaux provenant d’un contexte « hors les murs » du dispositif, qu’ils ont 5. 6.

extraits d’un message posté dans le forum de discussion. Idem.

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souvent trouvés au hasard de leur navigation sur internet. L’ouverture sur le web leur permet par exemple de lire des blogs, ou de trouver des documents élaborés par d’autres professionnels, ou par des communautés auxquelles ils appartiennent ou non. ces blogs sont parfois issus de pays étrangers ou de communautés professionnelles différentes de la leur. ils revendiquent leur liberté de choix et d’ouverture vers une multitude de ressources formatives pour des raisons diverses : espaces de contre-pouvoir ; espaces de remise en cause du formateur (ainsi ce stagiaire,qui va compléter et même contredire les propos d’un formateur en se référant au contenu d’un site qu’il a déniché sur internet) ; ou plus simplement complément de leur formation plus formelle.

Porosité et mixage des ressources informelles et formelles à travers l’usage

• Les possibilités ouvertes par la plate-forme L’ouverture et le décloisonnement des espaces-temps de formation L’ouverture que permet un tel dispositif présente au moins deux avantages : – une mise à disposition permanente de la formation, aussi bien à domicile, sur son terrain professionnel que n’importe où, à condition de disposer d’un accès à internet ;

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• Une opportunité pour la transformation des usages : un contexte institutionnel de transition Le dispositif qui fait l’objet de cette recherche est mis en place à un moment où l’institution universitaire traverse une période de transformations importantes, où les institutions (notamment les iuFM) ne sont pas encore identifiées comme expertes dans les formations en ligne, et où les usages ne sont pas encore intégrés à une culture partagée et normée. ce contexte représente une opportunité pour des formes d’appropriation plus ouvertes au développement de pratiques collaboratives ou autodidactiques. Dans ce contexte de transition, agir dans des espaces de formation en ligne constitue une expérience formatrice qui conduit les stagiaires et les formateurs à interroger leur rapport aux autres, à la formation, aux objets technologiques... On peut dire ainsi que s’approprier ou se réapproprier un dispositif organisé par les tic est en soi vecteur de formation. L’expérience, inédite dans ce contexte, bouscule les représentations que les formateurs, les formés et même les organisations, se font de leurs rôles. L’explicitation, par les acteurs, de ce qui se trouve bousculé dans leur rapport à la formation, notamment grâce aux forums, est une dimension importante du processus de formation (Fortun, 2013). L’espace en ligne ouvre la possibilité d’une formation informelle à la réflexion sur l’usage, formation nécessaire pour les acteurs, mais qui contribue aussi à faire évoluer le dispositif.

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– le développement d’une culture partagée ; avec internet (et les outils qu’il intègre), il est possible de passer d’une logique de diffusion ou de transmission pyramidale (comme pour la télévision ou la radio) à une logique de navigation interactive plus horizontale. La démocratisation du haut débit associée au déploiement d’ordinateurs de plus en plus puissants, accessibles et présents en tout lieu (connexion en temps réel avec un téléphone portable ou une tablette numérique), permettent une culture d’usage partagée au quotidien des supports tic7.

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• Une plus grande souplesse dans les formes d’appropriation des savoirs : entre « clé en main » et « bricolage » La typologie témoigne des postures rendues possibles par cet environnement, entre sacralisation/désacralisation des savoirs ; entre « clés en main » et « bricolage » autodidacte. Les conditions sont réunies pour que professionnels et usagers expérimentent ensemble, bricolent pour tirer le meilleur parti de la plate-forme. La contribution autodidacte est une ressource sans laquelle le dispositif ne pourrait sans doute pas fonctionner. La typologie fait ressortir la figure du « bidouilleur » qui explore les nouveaux outils internet chez lui, les essaie, et initie les autres stagiaires en ligne. Le décloisonnement se traduit par la porosité entre des formes d’apprentissages autodidactes ou/et coopératives, peu structurées institutionnellement, et des formes plus classiques, fortement structurées institutionnellement. On retrouve là l’idée du mixage des formes (du plus au moins formalisé institutionnellement) développée par cross (2006). Dans un même dispositif, on peut trouver : diverses formes de participation (cours classique, atelier, conversation) ; diverses formes de contrôle (classique « descendant », par les pairs, auto-évaluation) ; une variation des durées et du fractionnement des séquences ; une variation des approches sur les dimensions théorie/pratique. Dans l’exemple étudié, le mixage des formes se fait dans un contexte fortement institutionnalisé, et plutôt que de mixage (qui peut donner l’illusion d’une équivalence des formes), on peut parler « d’informel dans le formel », d’intégration de dimensions informelles dans un dispositif de formation académique8. Dans l’usage des ressources numériques, les savoir-faire développés en dehors de l’institution elle-même sont mis au service de la situation « formelle ». On va chercher ailleurs les ressources, comme l’ingénieur va chercher sur les blogs la réponse aux problèmes qu’il rencontre dans l’entreprise. ce « bricolage des formes sociales d’apprentissage » vient perturber la forme didactique classique. Le bricolage autodidacte pénètre paradoxalement au cœur de l’institution. 7. 8.

Dans d’autres contextes que celui de notre étude, on peut se référer aux initiatives de l’institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (iNJeP) et à sa plate-forme de formation en ligne, ou encore à l’Open CourseWare Consortium, espace où des institutions universitaires mettent en ligne des cours en accès libre. c’est dire que le discours tendant à opposer formel et informel renvoie à une représentation qui n’est plus vraiment d’actualité.

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De nouvelles formes de relations sociales en formation

9.

extraits d’un message posté dans le forum de discussion.

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• L’accompagnement coopératif et artisanal par les pairs ces « micro-mondes » que sont les forums fonctionnent un peu comme une « communauté de pratiques » (Wenger, 2005), en valorisant des relations de réciprocité, de partage, et une conception participative de l’apprentissage par l’activité elle-même : « Je vais y piocher plus tard, je sais que ça m’attend [...] On échange et après, on sait que c’est là, dans le forum [...] il y a toujours quelqu’un à l’écoute, un contact permanent avec les autres [...] J’ai besoin d’informations, et hop, je me connecte, je n’ai pas besoin d’attendre mon retour à l’iuFM9. » certains stagiaires témoignent de l’intérêt qu’ils éprouvent à échanger avec les autres stagiaires par l’intermédiaire des ressources de la plate-forme, en particulier les forums. cet espace contribue à dynamiser les potentialités d’apprentissage du stagiaire, notamment grâce au soutien et à l’accompagnement d’une dynamique collective qui encourage et facilite l’investissement de chacun.. Des propos tels que : « Je sais que ça m’attend » ou : « On sait que c’est là » témoignent du fait que la petite communauté des stagiaires est considérée comme une ressource. ils témoignent dans le même temps de l’importance que revêt, aux yeux de ces stagiaires, le fait de se sentir affiliés à cette communauté, même éphémère, à cet espace « d’intimité sociale » (Bezille, 2003), tout à la fois social et convivial. La relation à distance et la solitude amplifient l’investissement imaginaire et affectif de la relation, et les enjeux existentiels de la formation. Pour les stagiaires, ces forums ont une fonction de coopération, de régulation socio-affective, peut-être également une fonction compensatoire face à la solitude de l’apprentissage, une fonction refuge, une fonction de réassurance face à une expérience inédite, et une fonction d’accompagnement collectif de la mise en mots et du partage d’expérience. c’est aussi, on l’a vu, le lieu du bricolage collectif, où certains vont tenter de comprendre ensemble le parti qu’ils peuvent tirer de l’outil proposé par l’institution, en le comparant aux outils qu’ils connaissent éventuellement déjà. c’est aussi le lieu du détournement en cas de difficulté. A cette occasion, s’inventent ou se réinventent de nouvelles formes pédagogiques ; le mur qui sépare le professionnel de l’usager se fissure. tout le monde devient usager d’un dispositif qui le dépasse dès lors qu’il n’a pas été formé à son usage. La figure du pédagogue face à l’apprenant assujetti par la situation disparaît au profit d’une forme de relation pédagogique inédite qui, par nécessité collective, laisse place à la réciprocité. ces formes de participation à l’apprentissage nous rappellent que « la forme scolaire » telle que nous la connaissons aujourd’hui est une invention relativement récente. elle s’est substituée à des modèles participatifs de l’apprentissage, jadis

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inscrits dans des espaces-temps non séparés de la vie quotidienne (Vincent, 1994). il semble donc relativement logique que cette forme évolue elle-même à l’occasion du développement de nouveaux espaces-temps d’apprentissage. • Le paradoxe d’une distance qui peut rapprocher Notre typologie – comme celles qu’avaient déjà proposées Bouchard (2000), Blandin (2004) et Jézégou (2012) – met en avant un paradoxe. un espace à distance tel que celui que nous avons étudié peut permettre d’entretenir des relations de proximité, d’intimité, d’échange et de partage, plus grandes qu’une situation de formation traditionnelle en présence. une formation en présentiel peut en effet se révéler être plus distante qu’une formation en ligne. tout dépend du degré de distance transactionnelle ou relationnelle qu’elle instaure entre les acteurs de l’espace10.

Que retenir pour le domaine de la formation des adultes ? Nous faisons l’hypothèse que le développement de ces nouvelles formes

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40 d’usage peut, sous certaines conditions, contribuer à transformer les pratiques d’apprentissage et les modèles pédagogiques dans le domaine de la formation professionnelle, bien au-delà de la formation continue des enseignants. ce qui est en jeu à cette occasion, c’est évidemment aussi la transformation des modèles culturels d’apprentissage qui font référence en formation d’adultes. Notre analyse pourrait ouvrir à d’autres développements, notamment en ce qui concerne les tensions ou les complémentarités éventuelles entre les logiques d’appropriation : par l’institution elle-même, au service du projet qui est le sien (et qui pose possiblement la question de la possible « marchandisation » de la formation via la mise en ligne) ; par les ingénieurs de dispositifs et les concepteurs de plates-formes ; par les formateurs ; par les personnes en formation. Quelles sont les logiques d’usage des uns et des autres ? comment se conjuguent-elles ? Quelle formation pour les formateurs ? n

10. La théorie de la distance transactionnelle, évoquée notamment par M.-G. Moore, se fonde sur le principe selon lequel la distance en formation est non pas spatiale ni temporelle, mais principalement transactionnelle, c’est « un espace psychologique et communicationnel entre l’enseignant et l’apprenant, mais aussi entre les apprenants, dans une situation éducationnelle » (Moore, 1993, p. 23).

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HÉLÈNE BEZILLE-LESQUOY, VÉRONIQUE FORTUN-CARILLAT

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PASCALE BRANDT-POMARES

Le rôle des outils informatisés dans l’activité de formation

PASCALE BRANDT-POMARES, directrice adjointe de l’IUFM Aix-Marseille Université, chercheure au laboratoire « Apprentissage, didactique, évaluation, formation » (ADEF/IFÉ-ENS), EA 4671 ([email protected]).

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La volonté institutionnelle d’intégrer les technologies de l’information et de la communication (tic) dans le système éducatif français est manifeste, pourtant celles-ci ne sont pas significativement mises en œuvre. Notre analyse de l’intégration des tic dans la formation se fonde sur le rôle attribué aux outils dans les théories de l’activité. Un des enjeux de la recherche est de repérer des genèses d’usages de ces technologies qui soient légitimes dans l’activité de formation (Bruillard et Baron, 2006). il s’agit de se placer du point de vue des formateurs et de considérer leur appropriation des outils, garantie de leur intégration. Dans un premier temps, les tic sont situées dans le contexte de l’éducation. Malgré de nombreuses incitations, leur intégration est limitée et de nombreuses études montrent qu’elles ne font pas la preuve de leur efficacité intrinsèque. Les théories de l’activité sont ensuite mises à contribution pour comprendre le rôle que les formateurs peuvent leur faire jouer car, in fine, ce sont eux qui sont responsables de l’usage qu’ils en font. Les cadres conceptuels fournis par l’activité instrumentée permettent d’analyser les tic en tant qu’instrument de l’activité du formateur. cette analyse explique le rôle d’intermédiaire que jouent les outils, à l’égard du motif qui oriente l’activité, mais aussi des schèmes que le formateur leur associe pour arriver à ses fins. La genèse instrumentale est alors analysée dans trois cas. Elle explique : l’usage massif et intégré du vidéoprojecteur ; l’importance du rôle du formateur dans la mise en œuvre d’un dispositif d’aide aux devoirs ; plus généralement, l’appropriation des outils à disposition des enseignants en situation ordinaire. ce dernier cas s’appuie sur la mise en œuvre d’un type d’enseignement particulier basé sur l’investigation. ces trois cas mettent en évidence l’intérêt de ce type d’analyse et de son prolongement par l’examen de situations précises tenant compte des enjeux d’enseignement-apprentissage (contenus, publics, méthodes), pour comprendre l’intégration des tic dans la structure hiérarchisée de l’activité.

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Intégration des TIC dans le domaine de l’éducation

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Dans un contexte économique difficile, les tic constituent un enjeu majeur en tant que source de croissance des pays industrialisés (ocDE, 2007). comme ce fut le cas avec les technologies qui les ont devancées, de nouveaux usages sociaux apparaissent qui, selon certains auteurs, sont comparables à ceux que l’écriture ou l’imprimerie ont apportés (Serres, 2011). ces évolutions s’accompagnent d’une politique d’équipement volontariste dans le secteur de l’éducation (UNESco, 2011). celle-ci vise la réduction de la « fracture numérique », expression rhétorique qui, en France, fait écho à la fracture sociale et à l’appellation digital divide sur la scène internationale (ocDE, 2001). Dans certains départements français (Bouches-duRhône, Landes, Lot, Val-de-Marne), cette politique a donné lieu à des opérations massives d’équipement des collégiens de type One to One1. certains traits communs à ces dotations en ordinateurs portables sont apparus (Khaneboubi, 2009). L’introduction massive d’ordinateurs portables s’impose top-down et passe par l’équipement des élèves de collège et de leurs enseignants sans beaucoup plus d’objectifs institutionnels annoncés, ni d’accompagnement. Les programmes et les instructions officielles émanent du ministère de l’Education nationale et concernent toutes les académies de France qui ont en charge la formation, alors que les décisions d’équipement relèvent des conseils généraux pour les collèges. La décision d’intégrer cet équipement à leur enseignement résulte, de fait, de la volonté des enseignants. De multiples recherches tendent à mesurer le degré d’intégration pédagogique des tic qui, en définitive, apparaît assez limité (thibert, 2012). Différents auteurs pointent un retard dans l’intégration pédagogique des tic en France par rapport à d’autres pays et, sans pour autant s’inquiéter de ce retard, chaptal (2011) met en avant l’importance que les tic doivent avoir à l’école compte tenu du rôle qu’elles jouent dans la société, indépendamment de leur intérêt pédagogique. Selon lui, aucune école ne peut durablement se sanctuariser, se couper de ce qui fait à la fois l’âme, la culture et les forces vives de la nation. chaptal évoque aussi les difficultés à généraliser l’innovation. La désormais classique fickle romance (cuban, 2001) traduit le phénomène cyclique au cours duquel l’engouement pour une nouvelle technologie en éducation fait place à la désillusion avant qu’une autre technologie nouvelle ne survienne. Parallèlement, d’autres recherches se sont multipliées dans le monde pour mesurer l’efficacité des tic dans l’éducation (Brandt-Pomares, 2013). Les résultats mitigés (Baron et Bruillard, 2007) de ces recherches, survey, méta-analyses... sur la prétendue efficacité des tic, même à grands renforts de productions scientifiques toutes plus éprouvées les unes que les autres, ne permettent pas de vérita1.

One lap top per child (http://one.laptop.org/) est l’exemple le plus emblématique de ce type d’opérations.

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Cadre théorique : activité et genèse instrumentale comme toute activité, la formation se caractérise par son intentionnalité. Le formateur poursuit un but qui donne du sens à ce qu’il fait (Leontiev, 1972 ; Luria, 1979 ; Galperine, 1966 ; Vygotski, 1985). Mais une fois définis, le but et les moyens ne suffisent pas à déterminer comment l’activité se réalise. Dans la psychologie soviétique, les processus mis en œuvre s’expliquent par l’emploi d’outils et la mise en œuvre de moyens. De ce point de vue, les tic peuvent être considérées comme des outils et des moyens de l’activité de formation. comment les formateurs s’en emparent-ils ? Qu’est-ce que les tic leur permettent de faire et qu’est-ce qui les détermine à les mobiliser ? L’activité constitue une structure hiérarchique dynamique à trois niveaux de relations entre le sujet et l’objet (Leontiev, 1972). Au niveau supérieur, l’activité est orientée vers un motif qui précède l’activité (Vygotski, 1985) et forme un tout dans lequel, au niveau intermédiaire, les actions sont dirigées vers un but subordonné au niveau supérieur. Au niveau élémentaire, les opérations qui relèvent des conditions de réalisation de l’action sont dans une relation dynamique, qui permet aux actions de devenir des opérations au fur et à mesure de leur intégration. Les activités se distinguent en fonction de leur objet (Kuutti, 1996). L’activité de formation est orientée vers l’apprentissage et le développement de ceux à qui elle est destinée. Dans le système didactique, la relation ternaire qui lie le professeur,

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blement trancher. Pour autant, les méthodes ne sont pas sans effet sur l’apprentissage. En France, les recherches ne tendent pas à faire la preuve de l’efficacité des tic en tant que telles ; elles se caractérisent par leur inscription dans des cadres conceptuels qui visent leur compréhension. Elles mettent l’accent sur les dispositifs d’enseignement-apprentissage (Albero, 2004 ; Paquelin, 2009), ou sont centrées sur les fonctions cognitives et s’intéressent à l’attribution de fonctions pédagogiques selon les différents types d’outils, ou aux rôles joués par les documents numériques et hypermédias dans l’apprentissage (Burkhardt et Wolff, 2005 ; tricot, 2007). comprendre les pratiques, les connaître et les accompagner constituent un enjeu pour la recherche car, malgré des politiques incitatives importantes, le décalage perdure entre prescrit et réel à propos de l’intégration des tic dans les pratiques. Si les enseignants sont équipés et ont un usage privé des tic – conséquence du développement de potentialités technologiques qui évoluent et se diffusent dans la société –, l’usage qu’ils en font professionnellement se limiterait à la préparation de la classe (cerisier et Popuri, 2011). Quelles sont les conditions qui rendent l’intégration des tic effective dans les pratiques des enseignants ? Envisager le rôle des outils du point de vue de leur appropriation nécessite de comprendre l’activité dans laquelle ils sont mis en œuvre.

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l’élève et le savoir, se caractérise par l’intention didactique qui motive l’activité du professeur. chaque activité peut donner lieu à de multiples actions et les actions peuvent servir à d’autres activités. Les artefacts, matériels ou symboliques (tools and signs), sont des médiateurs de l’activité (Vygotski, 1985). En ce sens, ils s’interposent entre le sujet et l’objet afin de permettre au sujet d’intervenir sur l’objet. La médiation par les tic intervient dans la formation par et pour ce qu’elle permet, c’est-à-dire ce qu’elle rend possible (afford) et ce qu’elle limite (constrain) [Leontiev, 1972]. L’activité est considérée comme un système qui lie les trois pôles de l’activité : le sujet, l’objet de son activité et l’artefact médiateur de l’activité du sujet. ces trois pôles sont indissociables. Dans le cas de la formation, les tic sont des artefacts parmi d’autres, dont le formateur dispose pour accomplir l’objet de son activité : former. Selon les auteurs, l’instrument recouvre des caractéristiques différentes qui ont pour trait commun de lui accorder une place de médiateur entre le sujet et l’objet. Simondon (1989) met en avant ce que les systèmes techniques permettent de faire. L’outil et l’instrument seraient, par analogie biologique, des prolongements qui interviendraient sur le milieu comme des effecteurs pour réaliser des opérations, dans le cas de l’outil, et prélever des informations, comme nos sens perçoivent, dans le cas de l’instrument. Dans le langage courant, l’outil semble plus déterminé par rapport à l’opération dans laquelle il intervient, alors que l’instrument demande plus d’engagement du sujet dans l’activité (l’instrument de musique, par exemple). Mais pour Rabardel (1995), l’instrument n’existe pas par nature. il est associé à l’action du sujet. L’appropriation est le processus par lequel le sujet reconstruit pour lui-même des schèmes d’utilisation d’un artefact, au cours d’une activité significative pour lui. Un artefact est une chose susceptible d’un usage qui devient instrument lorsqu’il constitue le moyen de l’action pour le sujet. Rabardel parle alors de genèse instrumentale : « L’artefact n’est pas en soi instrument ou composante d’un instrument [même lorsqu’il a été initialement conçu pour cela], il est institué comme instrument par le sujet qui lui donne le statut de moyen pour atteindre les buts de son action. » Les formateurs ne s’approprient les tic qu’à condition de leur reconnaître le statut d’instrument de leur activité, au sens que lui donne Rabardel. tant que les tic ne sont pas reconnues comme un moyen d’action par les formateurs, ils n’ont aucune raison de les intégrer à leurs pratiques. Sans formateur, les tic ne peuvent devenir un instrument, c’est-à-dire une entité mixte composée de l’artefact et des schèmes que le formateur lui associe pour qu’il devienne un organe fonctionnel (Kaptelinin, 1996 ; Rabardel et Waern, 2003). Dans la genèse instrumentale, Rabardel distingue le processus d’instrumentalisation (lié dans notre cas aux tic) de celui d’instrumentation (lié aux schèmes du formateur). Le premier intéresse la composante artefactuelle de l’instrument par attribution de fonction(s), alors que le deuxième, tourné vers le sujet, est constitutif de la capacité du sujet « à s’adapter à de nouvelles contraintes, de

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nouveaux objets », à la genèse des schèmes. En d’autres termes, la genèse instrumentale s’opère quand le formateur instrumentalise les tic pour ce qu’elles permettent de faire, et quand il les instrumente en faisant évoluer ses propres schèmes. L’innovation ne se décrète pas,Ò et ce n’est pas l’invention ou l’intervention d’outils nouveaux qui inscrit leur usage dans la pratique : l’intégration se fait sur la base des fonctions externalisées dans l’outil et de leur apport dans l’action individuelle du formateur. Ainsi, les tic viennent augmenter le pouvoir d’agir (clot, 2008) des formateurs. L’intégration des tic dans l’activité de formation est analysée sous l’angle de la genèse instrumentale dans trois études de cas basées sur l’observation des usages qui se développent dans les pratiques enseignantes.

Développement massif de l’usage du vidéoprojecteur

2.

Au moins deux vidéoprojecteurs pour 100 élèves en collège, lycée, lycée professionnel (source : MEN-MESR et MEN-DGESco, Enquête sur les ticE dans les établissements publics des premier et second degrés) http://www.education.gouv.fr/cid57096/reperes-et-references-statistiques.html DEPP

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L’usage du vidéoprojecteur se généralise dans les pratiques de formation. Bien qu’il ne fasse pas l’objet de projet d’équipement spécifique, le vidéoprojecteur s’impose dans les établissements scolaires2. il est aujourd’hui considéré comme un équipement de base dans l’enquête PRoFEtic (ministère de l’Education nationale, 2012) conduite auprès de 3 270 enseignants. ils sont 71 % à déclarer disposer d’un vidéoprojecteur dans leur établissement quand ils en ont besoin. ce chiffre est en progression par rapport à 2011, alors que l’accès aux ordinateurs stagne pour les enseignants ou régresse pour les élèves. cet usage répandu du vidéoprojecteur mérite d’être analysé. L’observation de classe répétée depuis maintenant plusieurs années atteste de ce que les enseignants des disciplines scientifiques et technologiques au collège y recourent ordinairement. Au-delà de ce qu’un tableau traditionnel permet de faire, le vidéoprojecteur associé à un ordinateur offre à l’enseignant d’autres possibilités qui le déchargent d’une partie de ce qu’il fait traditionnellement. L’association ordinateur et vidéoprojecteur lui permet de préparer et de conserver la trace de ce qu’il aurait dû écrire et effacer pendant la séance. Pour peu qu’il dispose sans trop de difficultés de cet équipement, l’enseignant incorpore facilement son usage à sa pratique. cet usage du vidéoprojecteur tend d’ailleurs à se généraliser dans toutes les formations, succédant directement dans certains cas au tableau noir, mais aussi à d’autres supports (rétroprojecteur, tableau blanc, paperboard...). Durant de très nombreuses années, les lois d’évolution (Deforge, 1985) s’appliquant au tableau n’avaient conduit qu’à de très faibles changements de solutions techniques (bois/tôle ; noir,/blanc,/vert ; craie/feutre ; fixe/mobile). Mais avec la vidéoprojection, comme avec la rétroprojection, la même fonction d’usage –

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permettre à l’enseignant de communiquer par écrit avec tous les élèves en même temps – est réalisée par de nouvelles fonctions et solutions techniques qui dissocient la trace écrite de sa projection. contrairement à la trace laissée au tableau, les contenus préparés à l’avance et réalisés ou modifiés pendant la classe peuvent être conservés. L’intégration de l’usage du vidéoprojecteur à la pratique des enseignants résulte de l’incorporation de fonctions de gestion spatiale et temporelle supplémentaires par rapport à celles du tableau. cette externalisation des fonctions intégrées dans l’outil conditionne l’usage des tic. celles-ci n’échappent pas aux lois d’évolution de toutes les technologies « de l’abstrait vers le concret » (Perrin, 1991 ; Simondon, 1989). « Dans la terminologie de cet auteur [Simondon], qui compare l’objet à un organisme, est “abstraite” une solution composite, est “concrète” une solution dont les éléments sont intégrés, fondus l’un dans l’autre dans une synergie de formes et de fonctions, l’aboutissement étant l’intégration totale, la fermeture, l’enveloppement et éventuellement la réduction des dimensions » (Deforge, 1985). cependant, la coexistence des deux, tableau et vidéoprojecteur, témoigne de pratiques dans lesquelles les deux systèmes artefactuels jouent des rôles distincts même s’ils sont proches. Frappé d’obsolescence, l’usage du rétroprojecteur a disparu au profit de celui du vidéoprojecteur, mais celui-ci n’a pas (encore) effacé l’écriture au tableau. Quand le tableau s’avère plus efficient, c’est-à-dire quand le coût (cognitif, en énergie, en temps...) de la mise en œuvre du vidéoprojecteur est supérieur à celui qui permettrait d’aboutir à des résultats équivalents avec le tableau, ce dernier reste encore utilisé. Avec un ordinateur et un vidéoprojecteur, l’enseignant dispose d’un outil de diffusion de la trace écrite, qui facilite la monstration (Johsua, 1989) et la gestion dans le temps et l’espace de la préparation de l’enseignement. il n’est plus limité par la superficie du tableau et il peut sans difficulté montrer ou cacher la trace, sans avoir à anticiper de manipulations fastidieuses. Ainsi, nous pouvons dire que le nouveau système artefactuel, sans engendrer de réelle innovation dans les pratiques, intègre des fonctions de préparation et de présentation en même temps qu’il accroît le champ des possibles. Avec l’ordinateur, l’enseignant prépare son enseignement en anticipant la diffusion de ce qu’il projettera en cours avec le vidéoprojecteur. Pour peu que cet outil soit accessible facilement, il aura, grâce à une gestion plus souple, repoussé les limites en termes d’espaces liées à l’affichage de ce qu’il choisit de diffuser et en termes d’apparences différentes (photos, films...) de celles que peut prendre la trace écrite à main levée. Source d’économie, l’outil participe ainsi à l’efficience de l’activité (clot, 2008). Le mode d’écriture n’est plus uniquement celui de l’écriture à la main, mais l’enseignant n’a pas fondamentalement modifié sa pratique. il s’est approprié le vidéoprojecteur en lui donnant un sens proche de celui qu’il donne au tableau. Le vidéoprojecteur est un instrument dans l’activité de l’enseignant sans être pour autant une innovation. Au niveau intermédiaire de l’activité, le vidéoprojecteur

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permet des actions qui servent l’activité de formation d’un point de vue générique, sans que ce qui est enseigné soit interrogé. L’usage du vidéoprojecteur, du fait de sa portée au moins aussi large que celle du tableau noir, peut s’envisager indépendamment de ce qui est en jeu comme apprentissage dans la formation. Si le tableau noir a perduré depuis si longtemps, cela tient à sa forme, au sens que lui donne Simondon, pour qui la bonne forme est celle qui, jusque-là, a le mieux résisté et qui se mesure par la quantité d’obstacles qu’elle permet de dépasser. L’entrée en lice du vidéoprojecteur témoigne de son intérêt en tant que médiateur de l’activité. il trouve son application dans la transformation de l’activité pour l’améliorer, mais ne préjuge pas de ce qui s’enseigne.

Prof-express : plateforme d’aide aux devoirs

3.

4.

L’incubateur national multimédia Belle-de-Mai (www.belledemai.org/), labellisé par les ministères de l’Education nationale et de la Recherche, est un organisme destiné à aider les porteurs de projets innovants à accroître le transfert des résultats de la recherche vers de nouveaux services et de nouveaux produits, en encourageant la création et le développement de PME innovantes dans le domaine des tic et de leurs usages. cette initiative est soutenue par le ministère de l’Education, du Loisir et du Sport, Bell canada, la société GRicS, la Fédération des caisses Desjardins du Québec et télé-Québec.

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certains outils permettent d’atteindre des objectifs difficiles, voire impossibles, à atteindre sans leur usage. ils rendent possible ce qui ne l’était pas. c’est le cas de Prof-express, une application informatique développée par la société classiP (http://www.profexpress.com). Sa conception dans le cadre de l’incubateur national multimédia Belle-de-Mai3 s’est déroulée en parallèle d’une recherche sur l’usage de cette application. comme d’autres applications web développées en Amérique du Nord, Prof-express met en relation des élèves et des enseignants. Une initiative similaire est apparue en 1995 au canada. Allô prof est un service d’aide aux devoirs des représentants du réseau de l’éducation engagés dans la lutte contre le décrochage scolaire4 offert à tout élève scolarisé au Québec. Aux Etats-Unis, tutor.com est une société créée en 1998 pour développer l’aide aux devoirs à la demande et d’autres services d’accompagnement scolaire. Les élèves se connectent à un réseau professionnel de professeurs disponibles en ligne et reçoivent de l’aide au moment où ils en ont besoin. Prof-express repose sur ces mêmes fonctions d’usage et met en relation des élèves avec des enseignants de mathématiques, de physique-chimie et d’anglais, dans une relation d’individu à individu. Dans le modèle économique marchand de Prof-express, le coût est supporté soit directement par la famille de l’élève, soit par le comité d’établissement de l’employeur des parents. ce cours particulier, ponctuel ou régulier, relève d’une forme de téléassistance aux devoirs et repose sur une interaction très importante d’un élève avec un enseignant (Brandt-Pomares, 2007). Les critères proposés par Jacquinot (1985) permettent de valider le degré d’interactivité élevé de Prof-express :

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– modalités directionnelles de l’échange ; la communication est bidirectionnelle ; l’élève et l’enseignant peuvent échanger (s’interroger mutuellement) ; – rapidité de la réponse ; les échanges sont synchrones, reposant sur une messagerie écrite (fenêtre de chat), de la vidéo instantanée (fenêtre audio/vidéo), des documents partagés (porte-documents), et un écran interactif commun (tableau d’affichage) ; – individualisation de la réponse ; l’enseignant s’adapte à un seul élève ; – flexibilité des échanges ou du processus d’assistance ; l’enseignant et l’élève peuvent choisir parmi différents outils. Les tâches instrumentées avec Prof-express sont contraintes par des modes de communication (dessin, chat, vidéo...), mais plus encore par l’activité de l’enseignant. Sa compréhension du processus logique dans lequel l’élève est arrêté ou empêché, ses choix et sa capacité à proposer une stratégie qui permette à l’élève de dépasser les difficultés qu’il rencontre conditionnent l’activité du formateur bien plus que l’outil. Le fait que la question ou le problème soit soulevé par l’élève lui-même est d’une importance capitale envers sa motivation à apprendre. L’adéquation de la réponse qui lui est faite met en jeu la capacité de l’enseignant à apporter une réponse adaptée tant du point de vue des savoirs en jeu que de la manière de les étudier. L’efficacité de l’enseignement repose en définitive totalement sur l’enseignant. Prof-express est conçu sur un modèle d’aide aux devoirs qui met en relation des enseignants et des élèves en marge de l’enseignement public, tel qu’il peut exister dans des officines privées ou des associations situées en dehors du cadre et de la forme scolaires. L’outil numérique s’impose pour que l’activité soit possible (tâches synchrones au domicile d’un enseignant et d’un élève), mais l’analyse du rôle joué par l’outil dans la réalisation de l’activité montre qu’il n’y pas d’efficacité absolue ni automatique à attendre de lui, car l’efficacité de l’activité de formation dépend essentiellement du formateur. L’outil ne devient réellement instrument de l’enseignant qu’in situ, par rapport à la difficulté que rencontre l’élève et à la capacité pour le formateur à l’aider à la dépasser. Dans cette genèse instrumentale, l’instrumentalisation prend le pas sur l’instrumentation qui reste proche de ce que l’activité requiert sans avoir recours à Prof-express. comme pour le vidéoprojecteur, l’instrument Prof-express ne présume pas de ce qui est en jeu comme enseignement-apprentissage.

Intégration dans l’enseignement ordinaire Dans le cadre de l’institution scolaire, la question de l’intégration des tic se pose dans l’activité enseignante telle qu’elle s’exerce ordinairement. Le ministère de l’Education nationale (2012) procède régulièrement à une enquête massive sur les pratiques numériques des enseignants du second degré. Les données recueillies

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Figure 1. Répartition des enseignants par discipline et selon qu’ils déclarent utiliser les ticE pour enseigner la démarche d’investigation (en effectifs).

Globalement, les enseignants des trois disciplines déclarent très majoritairement (80 %) utiliser les tic pour mettre en œuvre la démarche d’investigation en classe. tous disent connaître la démarche d’investigation, mais ils ne sont qu’une moitié à déclarer la mettre en œuvre fréquemment. ils se rejoignent tous sur deux aspects : le peu de formation reçu et, inversement, le nombre important d’échanges avec des collègues à ce sujet. cette importance donnée à la dimension d’échanges

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par voie de questionnaire sont déterminées par la représentation que les enseignants veulent donner de leur usage des tic. En outre, leur précision sur ce qui est enseigné s’arrête au champ de la discipline. Pour autant, la réalité de ce qui se passe en classe reste à approcher. A la faveur d’une recherche menée sur l’enseignement basé sur l’investigation (inquiry based learning) au collège (Boilevin et Brandt-Pomares, 2011 ; Boilevin et al., 2012), des données ont été spécifiquement recueillies pour étudier l’intégration des ticE dans les pratiques déclarées d’enseignants de collège en sciences de la vie et de la terre, en physique-chimie et en technologie (Brandt-Pomares, 2011). Un questionnaire en ligne, mis à disposition par le biais de listes de diffusion professionnelles, a été présenté uniquement sous l’angle de l’enseignement par investigation, sans rien annoncer sur les tic. Du reste, l’enjeu principal du questionnaire ne portait pas sur l’intégration des tic. Sur vingt-trois questions, deux seulement sont relatives aux tic. Pour choisir de répondre au questionnaire, les enseignants anonymes et volontaires qui ont répondu ne se sont pas déterminés par rapport à leur usage des tic. certes, ceux qui ont répondu en font usage, au moins pour la préparation de leur cours, comme la grande majorité des enseignants, qui cependant ne l’utilisent pas en classe. ils ont été 163 à répondre en cliquant sur un lien hypertexte, représentant plus d’enseignants de physique-chimie (42 %) que de SVt (28 %) ou de technologie (29 %), comme le montre la répartition de la population interrogée (figure 1).

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entre enseignants se confirme à propos des ressources auxquelles les enseignants recourent. Les sites personnels de professeurs sont cités presque aussi souvent que les manuels scolaires ou les sites académiques (figure n° 2), qui constituaient précédemment des références traditionnelles et presque uniques en termes de transposition didactique externe. Une communauté et de nouvelles règles voient le jour (Engeström, 1987). Ainsi, des échanges de pratiques entre enseignants qui ne se connaissent pas et qui peuvent être très éloignés géographiquement peuvent se faire grâce aux tic. En cela, les tic contribuent à l’inscription dans la communauté de ceux qui exercent l’activité de formation.

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Figure 2. Ressources citées par les enseignants (en %).

A propos des ressources citées par les enseignants, les réponses classées dans les réponses « autre[s] » peuvent se subdiviser en deux : les réponses qui, sans les exclure, ne font pas explicitement référence aux tic mais à divers supports (documents personnels, journaux, vidéos, catalogues, photos, ouvrages...) et celles qui font explicitement référence aux tic (cD-RoM, logiciels, Google, You tube...). Différents types de ressources coexistent qui se caractérisent davantage par leurs variétés que par la nature de leur technologie d’origine. Un journal, une photo ne font pas référence explicitement aux tic mais deviennent de plus en plus facilement accessibles grâce à internet. La coexistence et la diversité des ressources apparaissent de manière flagrante. Les tic ont pour spécificité de faciliter la production de ressources et d’accéder à des ressources variées. La dynamique de création des techniques à l’œuvre objective des fonctions humaines en les externalisant. Ainsi, la technologie décuple les potentialités humaines et rend possible la production et l’accès par de plus en plus de personnes à de plus en plus de ressources et à des ressources nouvelles. Les enseignants qui ont apporté des précisions sur les autres ressources auxquelles ils ont recours pour enseigner la démarche d’investigation mettent en avant les potentialités d’internet, comme l’enseignant qui déclare : « J’utilise tout ce que je peux trouver sur internet qui me donne des idées pour ce nouvel enseignement. »

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Figure 3. Dispositifs informatiques utilisés (en %).

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Dans une moindre mesure, quelques réponses soulignent des difficultés à trouver des ressources sur la démarche d’investigation ; le fait que certaines ressources soient très récentes est mis en avant, comme c’est le cas dans les trois réponses suivantes : « il vient tout juste de sortir un livre, La démarche d’investigation Delagrave pour la techno. Pour l’instant je ne connais rien d’autre. Les ressources des autres profs sont autant de tâtonnements » ; « il n’y a presque pas de ressources pour les nouveaux programmes » ; « peu de ressources concernant cette méthode, pas de formation, pas praticable selon les classes ». A la question : « Selon vous, qu’est-ce qui a le plus influencé la manière dont vous mettez en œuvre la démarche d’investigation ? », les enseignants évoquent les programmes, les inspecteurs, la formation, l’intérêt pour les apprentissages des élèves, etc. Mais deux enseignants mettent en avant les potentialités des tic et répondent textuellement pour l’un d’entre eux : « La gigantesque bibliothèque mondiale que représente internet », et pour l’autre : « Les nouvelles technologies, la numérisation des ressources. » ces deux enseignants convoquent les tic comme motif, signifiant ainsi l’affordance qu’ils en perçoivent ; autrement dit, les propriétés qu’ils projettent sur les tic à propos de l’accès aux ressources (livres, ressources existantes...) constituent pour eux une aide potentielle à l’enseignement. certains dispositifs sont majoritairement utilisés (le vidéoprojecteur obtient un score de 78 %). ce taux, plus élevé que celui du recours à internet, rend compte de l’usage qui tend à se généraliser. L’usage d’ordinateurs fixes ou portables par les élèves ou par l’enseignant, du vidéoprojecteur, d’internet et des diaporamas, couvre l’essentiel des pratiques les plus répandues (figure 3).

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ces résultats montrent que les enseignants ont l’intention de recourir aux tic quand ils mettent en œuvre un enseignement basé sur la démarche d’investigation et qu’ils considèrent internet comme un accès incontournable aux ressources. Quand on leur demande dans quel but ils utilisent les dispositifs informatiques, ils font un lien entre l’accès aux ressources et la démarche d’investigation, notamment à propos du questionnement qu’ils veulent susciter chez les élèves. cet aspect de l’investigation est particulièrement sensible à propos de la question de départ (la situation déclenchante, le problème à résoudre...). Les enseignants ont recours aux tic du fait de leurs capacités de représentation et d’évocation du réel (vidéo, image...). Plus globalement, les pratiques déclarées quant à l’usage des tic sont ancrées dans le collectif par les nombreux échanges qu’ils citent très souvent à propos des ressources qu’ils utilisent pour enseigner. Les exemples et les motifs invoqués montrent que le recours aux tic est inscrit dans l’activité et témoignent de la genèse instrumentale qui s’opère. Les tic sont parties prenantes des actions des enseignants. A ce stade de l’analyse, rien ne permet de dire que ces actions sont intégrées et pourraient devenir des opérations, et il n’est pas évident de les rapprocher du motif de l’activité auquel le but poursuivi par ces actions est subordonné. Le lien entre enseignement basé sur l’investigation et ressources vient éclairer l’intégration des tic, mais l’observation réelle permettrait une analyse plus fine du rôle des outils à l’égard des contenus et des méthodes pédagogiques.

L’activité pour analyser l’intégration des TIC Dans le champ des activités humaines liées à la transmission, l’impact sur les ressources apparaît comme un aspect majeur du « mixte » incertain qui résulte de l’interaction des propriétés objectives des outils avec les capacités subjectives des utilisateurs à les mettre en œuvre (Rabardel, 1995). Dans l’enseignement et la formation, les supports pédagogiques et les questions documentaires ne sont pas nouveaux, mais ils voient leur traitement renouvelé avec le numérique. De même que l’évaluation d’une ressource nécessite d’être rapportée à l’analyse de son contenu et à ce qu’elle véhicule sur le fond, le rôle des tic, analysé grâce aux théories de l’activité, doit aussi être rapporté à ce qui est l’enjeu de la formation en situation. La spécificité de ce qui est transmis et l’objet de savoir dans chaque situation de formation sont essentiels dans l’acte d’apprendre. Une analyse qui ne tient pas compte de ce qui est enseigné oblige à s’en tenir au niveau intermédiaire de l’activité, celui de l’action. Elle rend compte d’une intégration réelle de l’outil, mais seulement d’un point de vue générique qui ne traduit pas complétement la genèse instrumentale de ces artefacts dans l’activité d’enseignement. Les aborder d’un point de vue générique permet d’appréhender les tic pour les actions qu’elles rendent possibles, dans le cas de Prof-express, et présente l’intérêt d’expliquer le succès du vidéoprojecteur dans l’activité de forma-

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tion. Mais ce que l’activité recèle d’aide potentielle à l’apprentissage mobilisée par le formateur n’est pas complétement élucidé. intriquées aux enseignements, les tic constituent un moyen d’enseignement. Elles ont une capacité à servir différents modes d’enseignement, tant sur le plan formel (codes, langages...) que du point de vue des modèles d’apprentissage sous-jacents, qu’ils soient explicites ou implicites. Sans prise en compte des savoirs en jeu dans les situations d’enseignementapprentissage, l’analyse du rôle de l’instrument, pourtant abordée d’un point de vue de l’activité, est limitée. Qu’ils incorporent à leur pratique un outil qu’ils jugent utile, ou qu’ils repoussent les limites de ce qu’ils pouvaient faire auparavant grâce à un outil, les formateurs instrumentent leur activité dans une intention didactique, celle-ci se rapporte à ce qui doit être effectivement appris dans la situation. Le but que le formateur poursuit à travers ses actions est relié aux apprentissages en jeu. Pour évaluer l’intégration réelle des tic dans les pratiques de formation, il faut pouvoir situer les actions dans la hiérarchisation de l’activité en identifiant les buts des actions, qui sont effectivement subordonnés au motif de la formation, et leur degré d’intégration au point de devenir de simples opérations. L’analyse de l’activité réelle des formateurs pour rendre compte de l’usage des tic s’avère indispensable pour mieux comprendre le rôle joué par l’artefact en tant qu’instrument de l’activité, mais elle montre aussi que l’analyse doit se poursuivre en tenant compte des aspects didactiques spécifiques liés aux enjeux d’apprentissage et au public concerné. n

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CHRISTINE POPLIMONT

Dispositifs de formation à distance : nouvelles interactions et régulations

CHRISTINE POPLIMONT, maître de conférences, HDR, à l’université d’Aix-Marseille, « Apprentissage, didactique, évaluation, formation » ([email protected]). 1.

UMR 4671

La différence entre ces exemples et le phénomène actuel de mondialisation tient au caractère simultané et global du dernier, alors que les premiers résultent d’actes et de réactions, notamment politiques, séquentiels, épars dans le temps et dans l’espace, et souvent indépendants les uns des autres.

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Le phénomène de mondialisation, même s’il s’inscrit dans une histoire longue, forme aujourd’hui un cadre général auquel rapporter de nombreuses évolutions, notamment en matière de communication des savoirs. En effet, le développement du commerce par les Phéniciens, l’ouverture des routes des Amériques et de l’Extrême-Orient par les grands voyageurs dès le xve siècle, les mouvements politiques et économiques de colonisation depuis deux siècles, les deux guerres mondiales du xxe siècle, s’inscrivent dans la construction progressive de ce phénomène. Ces exemples pris dans l’histoire révèlent que l’ensemble du monde et de son devenir a été touché par l’événement et par ses conséquences1. Il est l’aboutissement de la dynamique unifiante propre à la modernité dans laquelle sont enlacés des facteurs divers et hétérogènes : techniques, scientifiques, politiques, économiques, linguistiques, juridiques, etc. (Mattelart, 2007 ; Warnier, 2008). Les réseaux de communication, notamment, en sont la clé, le monde se définissant de plus en plus en termes de pôles et de flux, et de moins en moins en termes de territoires (Musso, 2000). Au cours du siècle passé, deux facteurs majeurs ont en effet favorisé l’émergence de ce phénomène : le développement des réseaux de transports et celui de la technologie numérique. Avec le premier, les hommes se sont rapprochés physiquement ; l’espace s’est rétréci grâce à la réduction du temps des déplacements. Avec le second, le développement d’une nouvelle ressource (l’information et son traitement par différents outils de communication) a permis l’émergence de nouveaux espaces virtuels, délestés du poids des contraintes matérielles (Lévy, 1997a).

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De fait, les tIC, les médias et les industries culturelles, les matériels et les réseaux, voient aujourd’hui leurs performances accrues et interconnectées par le continuum numérique, permettant un accès a priori universel, infini, instantané et simultané, aux informations. Ainsi se construit progressivement une infrastructure globale à partir de l’informatique communicante, multimédia, interactive et généralisée (Chantepié et Le Diberder, 2010), réduisant la taille du monde à un clic de souris. Nous sommes donc en présence d’un phénomène émergent, qui s’autoconstruit à l’échelle globale du monde. Ne parle-t-on pas de globalisation, en référence au terme anglo-saxon globalization qui, de manière synthétique, renvoie à l’idéal d’une offre mondiale intégrée, sur un circuit et un marché mondial intégrés, et qui laisse entrevoir une vision universelle du monde, mais aussi une conception réductionniste du globe (Mattelart, 2009) ? L’événement se conçoit de moins en moins comme le produit de prises de décisions humaines locales, et de plus en plus comme la conséquence de dynamiques simultanées et interactives, parfois spontanées, résultant du développement de stratégies universelles. L’humanité entière est concernée mais, paradoxalement, les acteurs de la mondialisation apparaissent de moins en moins responsables, le résultat de leurs actes se diluant dans la complexité décuplée des phénomènes, de leurs échelles et de leurs dynamiques. En s’intéressant plus particulièrement aux communications et aux relations entre les hommes, on peut rattacher la notion de mondialisation à deux visages, ou à deux postures, empruntés à l’image du grand voyageur, tel Christophe Colomb, qui était à la fois un découvreur mais aussi et surtout un conquérant. La figure du conquérant renvoie à une stratégie de domination. L’autre, dans ce qu’il comporte de différent, de singulier, d’original, doit être éliminé ou soumis. La posture est typiquement « ethnocentriste », superposant l’avancée de la « civilisation » occidentale à celle, tout aussi unifiante, des réseaux techniques2 : il s’agit d’imposer sa culture, son système de valeur et son système social, au service de ses intérêts propres. Il en résulte une homogénéisation des modèles du fait de l’absorption, par les cultures économiquement et politiquement plus faibles, des cultures dominantes. C’est ainsi que se développe un monde standardisé, où l’autre n’est plus source de différence (Mattelart, 2009). La seconde figure de la mondialisation est, à l’inverse, celle du découvreur d’espaces encore vierges. Elle renvoie au désir de découvrir l’autre, l’ensemble des autres, et de s’y mesurer sans a priori. Cette posture favorise l’appropriation, et donc l’émergence, d’espaces inattendus et diversifiés (de savoirs et de 2.

N’oublions pas que la technique n’a pas la neutralité de la matière, qui est seulement sa composante la plus visible, car elle cristallise identités, représentations et cadres, sociaux, qui en définissent collectivement les usages (Ollivier, 2007).

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pratiques), conscients et respectueux des particularités de l’autre et de l’altérité du monde, selon une logique non plus « relativiste » mais « écologiste3 », que reprend notamment l’uNEsCO dans sa défense de la diversité culturelle. seul l’échange entre les cultures permet leur capacité d’adaptation et leur enrichissement respectif, et « chaque patrimoine culturel est un bien commun à l’humanité » (uNEsCO, 2004). un autre contenu est donné à la mondialisation ; l’interconnexion devient interdépendance et renvoie à la nécessité vitale, pour une culture, d’évoluer en se mélangeant aux autres. Aussi l’anthropologue, qui n’a jamais affaire à des cultures mais à des individus singuliers et insérés dans des contextes, en analyse plus particulièrement les interactions et les médiations (Warnier, 2008). Rapporté aux progrès des techniques de communication, le phénomène de mondialisation, dans sa conception la plus positiviste et la plus constructiviste, donne au découvreur la possibilité d’accéder virtuellement à une infinité d’interactions, de même que l’opportunité d’adopter la posture du conquérant.

Le réseau Internet, nouvel ordre mondial

3.

Au sens où l’entend Gregory Bateson (1977).

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L’évolution globalisante que nous venons de présenter affecte aujourd’hui, de manière profonde, la nature, les conditions et les formes de communications entre les hommes. Elle repose, comme nous allons le voir, sur les caractéristiques ambivalentes du réseau, capable à la fois d’accroître les possibilités de contrôle ou d’autonomie de ses utilisateurs (Musso, 2003a,b) et de renvoyer à la tension déjà évoquée entre conquête et découverte. ses répercussions sont d’autant plus profondes que le réseau affecte aujourd’hui progressivement l’organisation de l’ensemble nos vie quotidiennes, définies à l’aune de nos possibilités et de nos modalités d’accès et d’usages. Le développement récent d’Internet, dans ses usages civils et non plus seulement militaire ou scientifique, illustre précisément les propos précédents sur la mondialisation. Il permet, en effet, un nombre d’accès infinis, pour des utilisateurs en augmentation constante, à des services de plus en plus nombreux et diversifiés, au point d’être considéré comme un média « à tout faire ». son mode de fonctionnement est singulier en ce qu’il n’est pas le produit d’un acteur (concepteur, groupes, entreprise, etc.). Il s’érige en ressource universelle, tout en étant le résultat d’une multitude de contributions particulières. selon Pierre Lévy (1997b), « l’interconnexion généralisée, utopie minimale et moteur primaire de la croissance de l’Internet, émerge comme une forme nouvelle de l’universel ». Le réseau Internet permet en effet la mise en place d’une nouvelle structure de communication entre les hommes, non seulement « à tous pour tout » (Compiègne, 2010), mais de tous vers tous. L’internaute y est libre d’établir et de construire des liens

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significatifs. Il est un voyageur virtuel qui, par une succession de choix, peut prendre la figure de découvreur d’espaces à la fois nouveaux et virtuels4. C’est dans ce contexte de mondialisation des échanges, où les interactions de communications sont simultanées, multipliées à l’infini, affranchies des contraintes spatio-temporelles, que les pratiques traditionnelles de formation sont interrogées, voire remises en question, et que de nouvelles perspectives de formation émergent. Le réseau, venant superposer à nos temps et à nos espaces vécus sa propre matrice spatio-temporelle virtuelle, appelée « cyberespace » (Lévy, 1997a), provoque de nouvelles expériences sensorielles, cognitives, et en cela bien concrètes (Fuchs et Moreau, 2006), qui recomposent le système d’enseignement et de formation traditionnel. Acte est pris que les réseaux, dans leur dimension interactive et collaborative, modifient radicalement les processus d’apprentissage et d’acquisition des connaissances5.

L’interaction au centre du processus de formation Dans le système de formation traditionnel, où les apprenants et le formateur

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62 sont physiquement présents dans le même lieu, nous vivons l’interaction comme une relation ou un processus dynamique de communication et d’échange d’informations entre deux individus (shannon et Weaver, 1949) ou groupes d’individus. L’interaction s’inscrit dans un contexte social, caractérisée par un environnement. Elle est ainsi un processus d’apprentissage social valorisé comme un mode positif de communication (Fischer, 2010). En sciences sociales, la notion d’interaction doit beaucoup aux travaux d’Erving Goffman (1967), qui analyse le monde comme une scène sur laquelle s’exécutent, au cours d’interactions successives, des rituels de communication. Ainsi, le moi social est le produit de la reconnaissance mutuelle des protagonistes impliqués, la communication étant toujours un processus impliquant l’autre, dans les deux sens du terme. Pour l’école de Palo Alto, un individu est en interaction avec un ensemble d’individus par un processus de communication (Watzlawick, 1972), dans un contexte et un environnement donnés, qui constituent en quelque sorte le système de référence de l’individu. Dans une situation de formation, la relation entre le formateur et le formé s’établit dans un cadre défini, et privilégie la coconstruction de ce que nous identifierons, dans une approche systémique, comme une interaction. Cette interaction est une boucle par laquelle le formateur et le formé engagent un échange inter4.

5.

Cette métaphore fluviale n’est pas sans renvoyer à celle filée depuis Platon jusqu’à Norbert Wiener, et reprise aujourd’hui par l’expression de « navigation » comme mode de lecture hypertextuel. Dans la construction du terme « cybernétique », elle fait référence au gouvernail, au pilotage, et plus particulièrement à l’autorégulation (Wiener, 1958). selon Joël de Rosnay (1999), par exemple, « avec la pratique des réseaux, le professeur peut se transformer en passeur, plutôt que se cantonner dans son rôle traditionnel de pasteur ».

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6.

Nous distinguons la notion d’interaction de celle d’interactivité, associée depuis le début aux propriétés d’Internet, même si la filiation avec la notion de « rétroaction » développée par la cybernétique dans le cadre de recherches en balistique ne peut être ignorée. Elle nourrit en particulier l’analyse systémique pour laquelle le principe de rétroaction permet d’envisager les transformations mutuelles de l’émetteur et du récepteur.

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actif, entre stratégie de transmission d’un savoir, questionnement et problématisation pour le formateur, assimilation et questionnement pour le formé. Chacun agit (action) ou rétroagit (feed-back) alternativement (Wiener, 1958). Cette boucle d’action et de rétroaction fait de la formation une coconstruction entre le formateur et le formé6. On peut ici parler d’interaction singulière, puisque spécifique et unique dans le cadre décrit précédemment. Pour que le système fonctionne et que l’action de l’un s’élabore en tenant compte de la réaction de l’autre, chaque acteur doit s’approprier le contenu transmis par l’autre. Cette action doit amener le formateur à réguler sa pratique de formation (autorégulation) et l’apprenant à se questionner sur les contenus transmis par le formateur, afin de bâtir son propre système de références, à partir duquel il renverra un feed-back au formateur. L’apprenant devient alors « sujet se formant », s’autoformant. La formation se déroule dans un cadre contextuel et temporel précis, défini et interactif. Elle s’inscrit aussi, pour le formateur comme pour le formé, dans le temps plus large de la vie, lui-même soumis à un ensemble d’interactions riches et plurielles, externes au cadre de la formation. Les interactions externes contribuent aussi à l’élaboration des représentations sociales des acteurs de la formation (Gilly, 1994). Ces représentations sociales favorisent la coconstruction de l’interaction singulière de formation, le formateur autorégule sa formation pendant que le formé devient sujet se formant. A l’inverse, l’interaction singulière de formation contribue à enrichir ou à modifier leurs systèmes respectifs de représentations, et ainsi, pour chacun, devenir l’une des interactions riches et plurielles dans le cadre plus large du système interactionnel de leur vie. Qu’en est-il si l’on considère un groupe en formation? Le processus interactionnel décrit plus haut est, a priori, démultiplié par le nombre de sujets en formation. si chaque membre du groupe se trouve dans ce processus interactionnel, tous ne sont pas simultanément dans l’interaction singulière formateur/ formé, car ils sont en posture de tiers observateurs. Nous pouvons imaginer qu’une telle posture permet à l’observateur de s’autoformer en observant cette interaction, qui peut devenir productrice de sens. Il peut aussi établir une interaction singulière avec le formateur ou les autres sujets en formation. Dans un cadre de formation, on est alors en présence d’un système pluriel d’interactions singulières. Dans un tel système, le formateur agit sur la totalité des interactions ; il devient l’un des éléments du système de formation, garant des contenus théoriques et régulateurs du cadre méthodologique.

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Dans les formations que nous animons, nous demandons régulièrement aux formés de raconter les problèmes rencontrés pendant les périodes de stage. L’analyse de l’expérience permet de dépasser le clivage théorie/pratique. Le récit est conceptualisé comme un processus déclencheur de problématisation, et aboutit à une réflexion sur la posture du formateur qui favorise les boucles de régulation de l’apprenant. Ce formateur-accompagnateur place les formés en situation pour les amener à questionner leurs pratiques, afin qu’ils modifient leurs méthodes d’enseignement et sortent d’une logique de transmission pour adopter une logique favorisant une pratique réflexive (Poplimont, 2010).

Le processus interactionnel dans la formation à distance

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Nous passons à dessein de l’interaction au « processus interactionnel » pour rendre compte de la formalisation accrue occasionnée par la « mise en dispositif » imputable à la médiation technique et à la nécessité de s’adapter à un mode de communication asynchrone et déterritorialisé. Autre précision terminologique : nous utilisons la notion de « dispositif », non pas au sens étroit d’un agencement d’éléments techniques, mais au sens approché par Michel Foucault (1975) dans son analyse critique des institutions, et dont Bruno Ollivier (2007) a extrait la portée théorique : « un dispositif comprend à la fois des éléments matériels et immatériels, techniques, sociaux et discursifs qui participent de la même création de savoir et de pouvoir. » Le développement des nouvelles technologies et la mondialisation des échanges conduisent à une modification des dispositifs de formation et à des interactions de formation par la mise en œuvre de dispositifs de formation à distance. un certain nombre d’entreprises et d’institutions sont aujourd’hui engagées dans de tels projets : environnements numériques de travail des universités ; services d’autoformation multimédias et à distance des usagers dans les bibliothèques et les centres de documentation (Beudon, 2009) ; offre de didacticiels en ligne ; accès distant à des plates-formes de ressources, etc. Cependant, la mise en œuvre de ces projets est complexe, incertaine ; elle pose un certain nombre de questions méthodologiques et conceptuelles. Nous parlerons non pas de dispositifs du type vidéoconférence ou forum, où tous les participants sont simultanément présents malgré l’éloignement, mais de dispositifs de formation à distance, où la distance implique une double rupture spatiale et temporelle. • La distance comme rupture spatiale Elle élimine l’ensemble des interactions et des interrelations des différents apprenants en situation de formation, et par extension, elle gomme toute possibi-

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lité d’organisation7 et d’auto-organisation du groupe autour du dispositif et des contenus d’apprentissage. Dans cette situation, il n’est plus possible au formé d’accéder aux représentations et aux processus cognitifs de l’autre, du fait de la disparition de toute interaction ou de toute observation comportementale et cognitive des acteurs de la formation (Bonniol, 1988). L’apprenant est ainsi en rupture totale avec le processus de « l’autre », défini par Le Moigne (1999) comme un « complexe d’actions multiples et enchevêtrées que l’on perçoit par l’action résultante ».

7. 8.

Au sens où l’entend Edgar Morin (1977). Cette évolution affecte aujourd’hui non seulement le métier de formateur à distance, mais l’ensemble des situations de formation, pour lesquelles les qualités de conception et de médiation tendent à prendre le pas sur celles de transmission des connaissances et d’expertise, quand le cours, devenu hybride, se voit « augmenté » de multiples ressources multimédias mobilisées en temps réel, et de plus en plus par les formés eux-mêmes, et se prépare et/ou se prolonge après la classe, au gré de la conception, de la consultation de ressources à distance et l’autoévaluation à partir de régulation externe (sites, blogs, archives ouvertes, etc.).

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• La distance comme rupture temporelle C’est probablement la rupture qui bouleverse le plus les processus d’apprentissage dans la formation à distance. Dès lors qu’il y a distance, décalage de temps, l’échange interactif et l’interaction disparaissent, du fait qu’il n’y a plus action, puis rétroaction (feed-back), entre le formateur et le formé, c’est-à-dire qu’il y a rupture du processus interactif de communication. Le formateur a un rôle double dans la conception de son intervention : il doit transmettre un savoir, mais aussi anticiper et prévoir certains comportements des apprenants, afin de bâtir un dispositif simulant l’échange interactionnel de ce que sera le rapport entre l’apprenant et la machine. Il doit ainsi comprendre et maîtriser le fonctionnement de l’outil informatique (Lévy, 1993) afin de concevoir un certain nombre d’interactions, possibles mais incertaines, entre l’outil de formation et l’apprenant. Il élabore ainsi son intervention « à l’aveugle », sans rétroaction ou feed-back des apprenants, et gère le compromis entre les contenus et les savoirs à transmettre, d’une part, les potentialités et les contraintes de l’outil qu’il maîtrise (hypertexte, page web, interfaces, multimédia, etc.) d’autre part (Naymak, 1999). Il passe de la posture traditionnelle de formateur à celle de formateur concepteur, devant maîtriser à la fois les savoirs et l’outil de transmission de ces savoirs8. L’apprenant se retrouve seul face au dispositif de formation. Il chemine à son propre rythme, dans les créneaux horaires de son choix. Il est libre de rester dans le cadre du dispositif construit par le formateur, mais il peut aussi accéder aux savoirs et aux connaissances infinis du réseau mondial. Il développe alors sa propre autonomie, par le développement d’un processus d’autoformation, dans sa démarche d’apprentissage, naviguant entre les multiples sources d’informations et

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de connaissances offertes par le réseau mondial, accédant potentiellement à une certaine universalité des savoirs et des connaissances. Il prend alors la figure du voyageur, du découvreur alternant entre l’assimilation du dispositif élaboré et construit par le formateur, et les portes de sortie entrouvertes sur le monde par le formateur-concepteur, destinées à découvrir de nouveaux espaces cognitifs.

Régulation et autorégulation : de nouvelles interactions

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Contrairement à la situation de formation en présentiel, la formation à distance par les tICE s’inscrit dans des espaces-temps renouvelés ; elle se passe de plages de temps et d’espace fixes rendant le public physiquement captif afin de tendre à réduire l’incertitude liée à toute interaction humaine. Les seules interactions du formateur avec le formé consistent en des temps de régulation, ayant pour objectif d’améliorer le dispositif de formation (stufflebeam, 1980), mais aussi « de répondre aux exigences de développement des aptitudes dans l’apprentissage » (Bonniol, 1988). Ces deux acteurs doivent engager une démarche d’autorégulation de leurs pratiques respectives : le formateur, entre ses contenus et le dispositif de formation à distance ; le formé, entre dispositif de formation à distance et accès universel aux connaissances. Ces moments d’autorégulation peuvent devenir des occasions nouvelles de construction d’une pédagogie plus différenciée, favorisée par le cadre technique du dispositif, mais auquel elle ne peut être réduite. L’absence d’autorégulation chez le formé le priverait certainement de sa posture de voyageur découvreur de nouveaux espaces. Pour favoriser les boucles d’autorégulation, nous demandons aux apprenants d’écrire le plus régulièrement possible un journal de bord. Le formé y présente son expérience et échange avec les autres membres du groupe. tous sont invités à mettre en ligne leur production réalisée en trois temps : la description de l’activité, l’analyse puis les propositions d’amélioration. Les temps de confrontation, où les pairs peuvent annoter le texte des collègues, servent de passage de l’anecdotique à la problématisation. Ils permettent à l’apprenant d’identifier les situations-problèmes, afin de construire du sens et de rechercher une ou plusieurs solutions pour éclairer et dépasser l’expérience de terrain. Grâce à la dynamique de groupe, les pairs, par leurs échanges, favorisent les processus d’autorégulation et accompagnent les modifications de pratiques des apprenants et des pairs eux-mêmes. Cet exercice est l’occasion de plusieurs formes d’interactions : la solidarité, la contestation, l’argumentation, la réflexion sur ce qu’ils vivent. Les résultats montrent qu’une dynamique de groupe s’installe malgré les rares regroupements « physiques » ; les sujets proposent des modifications de leur pratiques et sont capables de justifier leur choix en prenant appui sur des éléments de théorie (Poplimont, 2009).Du côté du formateur, l’exercice permet de repérer les savoirs

CHRISTINE POPLIMONT

en usage, les manques. Ces informations permettent de réguler l’organisation de la formation. L’absence d’autorégulation chez le formateur-concepteur le centrerait sur les contenus dont il est expert, orientant ainsi l’apprenant vers sa propre vision du monde. Le formateur prendrait alors la figure du conquérant, valorisant l’action ou la pensée unique, sa vision singulière du monde. L’exercice du journal de bord évite à l’apprenant d’être centré sur la conception de la formation du formateur, il peut repérer ses manques et formaliser des besoins d’interventions. Les apports proposés suivent donc au plus près l’évolution des apprenants.

Perspectives de développement

Bibliographie BATESON, G. 1977. Vers une écologie de l’esprit. Paris, Le Seuil. BEUDON, N. 2009. Apprendre et se former dans les bibliothèques. La mission éducative des bibliothèques municipales. Mémoire pour l’obtention du diplôme de conservateur de bibliothèque. Lyon, ENSSIB.

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si, comme on l’a vu, la formation à distance favorise l’ouverture sur le monde et l’autonomie de l’apprenant dans un processus d’autoformation, elle réduit cependant le champ des interactions interindividuelles et requiert nécessairement une bonne formation à l’autoévaluation, sans la réduire à un régulation externe. L’exploitation du vécu de stage par le biais de journal de bord permet à l’apprenant de se questionner, de construire des connaissances. Le récit est vecteur de questionnement et d’autoévaluation. Le sujet est obligé de repenser ses actes avant de les écrire, les interrelations favorisent le développement (Poplimont, 2003). L’action passée au crible de la pensée se transforme et permet de mettre en œuvre une autre action réfléchie. Il paraît difficile d’envisager un dispositif de formation entièrement assuré à distance, au risque de priver l’apprenant d’une coconstruction des apprentissages grâce à une relation interactive avec le formateur et les autres apprenants. une répartition équilibrée des deux dispositifs semble bénéfique, voire indispensable, pour favoriser l’émergence d’interactions singulières au sein du groupe en formation, tout en lui offrant l’accès au réseau mondial des connaissances, lui-même porteur de savoirs universels. A cette fin, la conception de dispositifs de formation à distance ne saurait se passer de l’accumulation de données d’enquêtes interdisciplinaires (psychologie cognitive, sociale, sociologie, sciences de l’information et de la communication, etc.) sur les savoir-faire des utilisateurs, et portant précisément sur les modalités renouvelées de régulation et d’autorégulation. n

CHRISTINE POPLIMONT

BONNIOL, J.-J. 1988. « Entre les deux logiques de l’évaluation, rupture et continuité ». Bulletin de l’ADMEE. N° 88-3, p. 1-5.

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CHRISTINE POPLIMONT

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Le formateur et le numérique : conditions d’une rencontre

Formations et solutions numériques : appui ou perturbation ? Les outils numériques sont convoqués dans le cadre de cours « présentiels », ou groupes classes, ou associés aux nouveaux dispositifs de formation, plus flexibles, connus sous l’expression « formation ouverte et à distance (foad) », intégrant également des dimensions d’individualisation et d’autoformation1. Ils sont souvent évoqués dans leur dimension facilitatrice des apprentissages, selon une vision idéalisée qui oublie la prégnance des contextes et des environnements.

GILBERT RENAUD, maître de conférences à AgroSup Dijon, UP « Développement professionnel et formation » (g.renaud@ agrosupdijon.fr). PAUL OLRY, professeur des universités à AgroSup Dijon, directeur scientifique de l’UP « Développement professionnel et formation » (p.olry@ agrosupdijon.fr). 1.

Chaque terme mériterait un article à lui seul, notamment les notions de foad et d’autoformation, qui sont polysémiques et souvent réduites aux notions de distance et de travail individuel.

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Le métier de formateur évolue au gré des évolutions sociales, institutionnelles, culturelles et techniques, auxquelles il doit pour partie sa pérennité. ainsi, le développement des outils numériques est actuellement évoqué comme un domaine-clé de l’évolution du métier. associé aux outils et aux techniques, le numérique prend aujourd’hui une dimension quasiment anthropologique, au sens où il affecte tous les domaines de la vie et génère des comportements nouveaux. C’est pourquoi le monde de la formation se trouve continuellement sollicité. Pourquoi le numérique n’a-t-il pas envahi les lieux et les acteurs de la formation ? Pourquoi la migration tant attendue des pratiques sociales vers les pratiques pédagogiques ne s’effectuet-elle pas aussi massivement ? En quoi le métier de formateur est-il mis en question par le développement de cet univers ?

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• Vision transformatrice et autonomisante vs conception de l’environnement d’apprentissage

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depuis vingt-cinq ans déjà, les outils numériques engendrent un espoir d’ubiquité : ils vont permettre d’apprendre, par leur dimension nomade, « où et quand on veut », en s’affranchissant ainsi d’institutions et de déplacements contraignants. « Comment former beaucoup plus de gens sans faire exploser tous les budgets publics ou privés ? L’une des réponses, c’est précisément la recherche d’enseignements à distance, la possibilité d’offrir aux gens de suivre un enseignement au lieu de leur choix, au moment de leur choix, selon le rythme de leur choix. La possibilité de permettre à quelqu’un de ne pas quitter son travail et d’accéder néanmoins à la formation. de ce point de vue, les techniques [...] offrent des perspectives tout à fait considérables de développement2. » Cette « « vision » optimiste d’une autoformation outillée et à distance perdure. Les injonctions3 à mettre en place des foad, associées à des outils numériques reposent sur l’idée que cette flexibilité des outils facilitera les apprentissages qui vont s’individualiser. deux représentations sont en jeu. La première est une représentation transformatrice des ressources numériques (Chaptal, 2009), dont la nouveauté, le « jamais vu », changerait la nature des apprentissages ; la seconde est un primat à la liberté de l’individu qui, à elle seule, produirait de tels effets bénéfiques que toutes les conditions nécessaires aux apprentissages s’en trouveraient bouleversées. Elle repose sur une conception selon laquelle l’apprenant est capable de choisir ses modalités d’apprentissage et ses stratégies, et de garantir une constance dans l’effort. Ces conceptions ne peuvent que heurter la connaissance pragmatique que les formateurs ont de leur métier et des apprenants. Comment un formateur qui doit déployer tant de ruses pour enrôler les apprenants et créer les conditions de leur attention et de leur engagement peut-il adhérer sans interrogation ni réticence à cette représentation de la formation, où un bon outillage permettrait de répondre aux différentes difficultés académiques, professionnelles, psychologiques qu’il doit affronter chaque jour ? En son temps, Charlot (1976) avait intitulé son premier livre La mystification pédagogique, en analysant, dans l’histoire de l’éducation, selon quelles représentations et quelles idéologies s’étaient bâtis les courants éducatifs de notre société. alimentant cette mystification, les discours institutionnels relèvent souvent de formes incantatoires qui décuplent « les attentes », surlignent « les besoins », 2. 3.

andré Ramoff, délégué à la formation professionnelle en 1988, cité par Lisowski (2009). Parmi d’autres, citons, en 2012, le n° 124 la revue Côte-d’Or Magazine, éditée par le conseil général de Côted’or, qui consacre six pages à un dossier intitulé « des collèges à l’heure du numérique », informant du plan d’équipement des collèges en 2011-2013. Il véhicule toujours l’idée « transformatrice » de pratiques éducatives [qui] ont été révolutionnées par l’avènement des technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement [tICE] ».

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dramatisent les « enjeux », stigmatisent « les retards », fabriquant ainsi une réalité oublieuse d’un fait têtu : cela sert-il à apprendre mieux, plus vite, autrement ? Pour individualiser, pour développer l’autoformation dans la formation professionnelle continue, le cadrage des situations d’apprentissage et l’encadrement de proximité restent essentiels. En effet, apprendre seul chez soi, en s’organisant à son gré, n’est pas si évident pour la plupart des adultes ou des jeunes en formation. L’acte d’apprendre exige du temps, de la concentration, de la constance, une volonté personnelle de persévérer dans l’effort, une capacité à travailler sur des outils qui, actuellement, sont essentiellement des écrits illustrés. Cette posture peut se développer si l’environnement apporte le cadre nécessaire. or, il ne va pas de soi que la maison ou le lieu de travail constituent le meilleur endroit pour s’isoler, se concentrer pour travailler efficacement. Les lieux de vie ou de travail sont régis selon des modus videndi souvent implicites, des règles, des ambiances, qui constituent un univers dans lequel le postulant apprenant s’est construit une identité, une posture, un environnement familial ou professionnel symbolique implicite. Celui-ci doit « composer, s’arranger avec la loi des autres » ; c’est le problème de l’idiorythmie, qui désigne la combinaison de l’indépendance de l’individu et son appartenance au groupe, évoqué par Jean Ravestein (2005). Il n’est pas aisé de rompre cette sphère privée, marquée par des pratiques sociales et psychologiques spécifiques, pour en construire une autre, propice à l’apprentissage, recréer une « bulle » particulière qui va protéger de l’environnement habituel. C’est sans doute la cause principale des nombreux abandons en formation à distance. Ces formules d’individualisation et d’autoformation, mises en œuvre comme moyens de responsabiliser l’apprenant, peuvent ainsi fonctionner comme de redoutables machines à le décourager, face à ses responsabilités et à ses insuffisances. Se rendre dans une institution dédiée reste sans doute la forme la plus sécurisante pour créer un environnement matériel et humain d’apprentissage. La formation à distance, aussi tutorée soit-elle, n’est pas commensurable à des dynamiques présentielles. Les formules de type « autoformations tutorées sur site » (Renaud, 2011), qui placent les apprenants dans une institution assurant le suivi de parcours individuels, entourés de pairs, assistés et conseillés en permanence par un formateur, posent moins de problèmes d’abandon que les situations à distance, pour peu que les ressources d’autoformation soient à la hauteur des enjeux. Lorsqu’il lui est proposé de mettre en place des formations ouvertes et à distance, associées à des outils numériques, le formateur sait qu’il va rompre le contexte d’apprentissage qu’il connaît pour d’autres formules susceptibles de déstabiliser l’équilibre déjà précaire de la situation collective et présentielle. Il sait implicitement qu’il va prendre des risques concernant la réussite des apprenants, et qu’il va devoir remettre en cause la dynamique du groupe dont il maîtrise habituellement la conduite. Rien d’étonnant alors à ce qu’il prenne une posture de

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précaution que tout bon artisan adopterait s’il lui était proposé une innovation : constitue-t-elle un appui ou engendre-t-elle trop de perturbation au regard de ses bénéfices ? • Former pour faire apprendre : des environnements et des postures

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distinguer ce qui est de l’ordre du numérique n’est pas aisé. « Le numérique » n’a pas d’existence propre : il n’existe que par ses usages, qui relèvent des situations professionnelles et pédagogiques et des dispositifs de formation mis en place. Les usages du numérique sont le plus souvent implicitement évoqués en abordant les notions de formation ouverte et à distance, d’individualisation, d’autoformation. Le numérique s’est ainsi glissé dans des dispositifs et des situations pédagogiques (notamment ceux dits ouverts). Parler de tels dispositifs sousentend en arrière-plan un outillage, numérique ou non. or, toutes ces notions sont associées de façon irréductible ; elles ne peuvent s’aborder indépendamment les unes des autres et sont génératrices de conditions, de situations et de postures de travail et d’apprentissage. Bucheton (1998) définit une posture d’apprentissage par « la manière particulière dont un sujet négocie la tâche qu’il doit accomplir, la manière dont il la comprend, l’interprète, lui donne du sens et s’y implique. Les pratiques langagières, la culture dans laquelle il vit, l’expérience qu’il a accumulée ont déjà préconstruit ses manières de répondre. ainsi, dans les tâches ordinaires, à sa portée, tout élève, tout individu, dispose de schèmes préformés, socialement et scolairement construits, plus ou moins nombreux. Ils vont lui permettre d’entrer dans la tâche ». Cette définition de la posture convient aussi bien aux apprenants qu’aux formateurs. Une des caractéristiques du métier d’enseignant et de formateur est d’avoir intégré combien l’engagement des apprenants est primordial et ne va pas de soi. Il suppose l’élucidation de cette posture, construite dans la relation avec le formateur et avec l’environnement de travail. « Emmener un jeune pendant deux ans, le voir évoluer, le voir passer par des phases difficiles, reprendre le dessus et mettre le grand coup de reins les trois derniers mois parce qu’en général il ne faut pas l’espérer avant parce qu’il pense que là, c’est possible d’avoir l’examen ; c’est valorisant pour nous. Moi, c’est ce qui me motive, c’est voir la réussite » (témoignage de formateur, dans Renaud, 2011). a la posture de l’un (apprenant) répond donc la posture de l’autre (formateur), en une rencontre qui dépend largement de l’environnement proposé. L’engagement dans un processus d’apprentissage repose essentiellement sur un environnement propice. Un tel environnement est lui-même fondé sur de multiples dimensions : les lieux d’apprentissage, les rythmes, la part d’activité de l’individu et celle du groupe, les modalités pédagogiques, les interactions apprenants-formateurs, les outils...

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• Formateur et situations pédagogiques : des constantes mises à l’épreuve Pour apprendre, comme pour rendre compte des environnements professionnels, les possibilités ouvertes par les technologies numériques butent finalement sur deux points durs : diminuer les incertitudes liées au faire-apprendre ; améliorer la rencontre entre le formateur et l’apprenant. or, que sait-on précisément de l’activité du formateur ? Est-elle différente de celle de l’enseignant ? Le but principal, permanent et transversal, du formateur comme de l’enseignant, est la réussite des apprenants (tourmen, 2010 ; Renaud, 2011). Ce but de réussite est la toile de fond de quatre « registres de préoccupations » qui organisent l’activité (Pastré et al., 2006) : – piloter et organiser l’avancée du cours ; –maintenir un espace de travail et de collaboration langagière et cognitive ; – tisser le sens de ce qui se passe ; – étayer les activités d’apprentissage et le travail en cours. 4. 5.

Notamment par l’intermédiaire des appels d’offres régionaux à la mise en place de foad. différentes études nationales en témoignent, conduites du primaire au supérieur, en formation professionnelle initiale, continue ou par alternance (assude et al., 2010 ; Isaac, 2008 ; fourgous, 2010 ; ourliac, 2009 ; PRofEtIC 2011 [http://eduscol.education.fr/cid60855/profetic-2012.html]).

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L’apprenant se familiarise avec cet environnement, l’interprète, s’approprie ses dimensions et s’en constitue une représentation symbolique qui détermine sa posture et son engagement. Le numérique n’est qu’un paramètre dont il faut se demander quelle place il occupe, tant du point de vue symbolique que du point de vue des activités d’apprentissages et des acquisitions. C’est pourquoi les formateurs, s’engageant dans des projets qui les mobilisent, intègrent les outils et les dispositifs associés au numérique en évaluant leurs potentialités. Ils les apprécient au regard de ce qu’ils s’attendent à en tirer pour leur métier et pour les situations qu’ils maîtrisent. S’intéresser à la prise en compte du numérique dans la formation et l’enseignement, c’est ainsi revenir d’abord sur ce qui caractérise l’activité du formateur dans une situation « classique » d’enseignement. Pourtant, l’écart constaté entre les usages sociaux (quasi permanents) et les usages pédagogiques (plus discrets) n’interpelle jamais sous cet angle les décideurs politiques, institutionnels et industriels. au contraire, cet écart semble exacerber leur attente d’un usage, par les professionnels de la formation, de l’outillage numérique qu’ils ont conçu à leur attention. Cette fétichisation du numérique engendre sans cesse des injonctions4 à y recourir. or, manifestement, les systèmes de formation comme les formateurs y « résisteraient »5. Principaux prescripteurs d’usages et de ressources, les formateurs et les enseignants se trouvent ainsi régulièrement mis en cause dans leur capacité, leur volonté, leur activité, pour s’approprier ces outils numériques.

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Ces registres sont orientés par l’objectif transversal de « faire réussir ». Sans cesse confrontés à l’univers fluctuant et incertain du « cours vivant », ils seraient des organisateurs de ce que Rogalski (2003) désigne comme « un cas spécifique d’un environnement dynamique ». Le formateur ou l’enseignant agit sur un environnement dynamique constitué d’apprenants qui vont développer leur activité d’élève en fonction de l’environnement et de leurs « maîtres », ainsi parés du statut symbolique de référent pédagogique, culturel et institutionnel. de même, l’action didactique de l’enseignant et des élèves est conjointe et en interaction (Sensévy et Mercier, 2007). face à cet environnement mouvant, l’enseignant ou le formateur fait en sorte que cela « tienne ». au plan de l’environnement d’apprentissage, il élabore des activités didactiques et un parcours pédagogique aussi pertinents que possible, ce qui, selon Bucheton et Soulé (2009), passe par : – le maintien d’une atmosphère de travail et de relations sociales favorables ; – une activité d’étayage de l’apprentissage par un régulier rappel du sens du but ; – un pilotage des tâches et une gestion de l’espace-temps. formateurs et enseignants combinent ces registres professionnels, ces « préoccupations enchâssées » (Bucheton, 1998), s’adaptent aux circonstances, parfois au prix de tension et de stress. Inversement, la sensation de maîtrise éprouvée à « tenir un équilibree » sans cesse remis en cause entre anticipation et improvisation produit une grande satisfaction professionnelle. Cette posture d’inventivité planifiée relève de ce que dejours (1993) appelle « l’intelligence rusée », à la fois pratique et créatrice, facteur de plaisir et de stimulation. Le formateur pilote et régule les séquences conçues en anticipation. Il tire plaisir de ce pilotage à la fois préparé, mais aussi « à vue », générant une source de satisfaction existentielle : « La partie pédagogie est quand même assez large pour moi, c’est tout ce qui est cours, préparation de cours, faire comprendre le message qu’on veut faire passer, comment arriver à faire comprendre des choses aux gens et surtout les faire mémoriser, c’est mon gros souci, et après, comme je suis coordonnatrice de formation, tout ce qui concerne le suivi individuel des gens, les difficultés qu’ils peuvent rencontrer, le suivi des parcours chez les patrons parce que je m’occupe aussi beaucoup des apprentis. dans la pédagogie je mettrais tout ça : pédagogie, coordination, relation avec les apprenants » (témoignage de formateur, dans Renaud, 2010). dans un cadre « présentiel », l’activité pédagogique du formateur s’inscrit dans un espace d’action au sein duquel les outils ont une place discrète : ce sont des moyens qui intègrent cet univers complexe de façon transparente, sans le remettre en cause. ainsi, nombre d’outils familiers (y compris numériques, comme le powerpoint) sont finalement peu évoqués par les formateurs, car ils font partie de cet environnement de façon presque implicite.

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Le numérique en situation : quelques constats Pour autant, nous soutenons qu’une certaine « mutation numérique » est en marche, qui suit le cours non pas des injonctions mais des possibilités d’exercer son métier de formateur dans des conditions évolutives. • Le numérique affecte déjà le travail du formateur depuis quarante ans, l’instructeur, centré sur sa discipline ou sur son domaine professionnel a laissé place au formateur, dont les tâches et les fonctions se sont considérablement élargies aux activités : d’ingénierie de la demande, d’ingénierie pédagogique, de relation avec les professionnels, de connaissance des dispositifs juridiques régissant la formation professionnelle et son financement, de démarches administratives en tout genre (réponses et bilans aux appels d’offres, gestion des apprenants, démarches qualité...), de tutorat d’apprenants en autonomie, de conception de ressources pédagogiques... (Gravé, 2003 ; Santelmann, 2011 ; Renaud, 2010 ; tourmen, 2010).

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Ce qui organise l’activité du formateur (piloter, organiser, construire un espace de travail, entretenir le sens, étayer le cours), ce ne sont donc pas les outils ou les moyens, ce sont des principes communs qui ont fonction de référence (Renaud, 2011) : – la relation au savoir, à la discipline ou au domaine d’expertise, dans un but de référence et de déontologie disciplinaire ou professionnelle ; – l’élaboration et la conduite de parcours pédagogiques et de situations d’apprentissage dans le but de gérer au mieux la progression des apprenants ; – la relation aux apprenants (à travers les formes de médiation), dans le but de donner du sens aux activités et d’établir les conditions d’un étayage permanent. Les formateurs ne résistent pas au numérique : il se l’approprient en fonction du mandat qui est donné. Ils sont là non seulement pour animer un moment de coprésence avec des stagiaires, mais pour faire partager, élaborer, apprendre un contenu professionnel dans des conditions plus ou moins favorables. on comprend alors pourquoi le numérique est peu mobilisé : il apporte souvent plus de complexité que de facilitation. Pour tout formateur/enseignant, le numérique est avant tout questionné sur sa pertinence à traiter de situations de rencontre, lorsque la pédagogie mobilisée, subtile, fluctuante, peine à tenir ensemble les registres organisateurs de l’activité évoqués plus haut. ainsi, c’est non pas au titre de leur cohérence interne, mais bien faute de pertinence au regard de l’activité du formateur que les outils numériques restent marginalement utilisés dans les séquences de formation. au nom de quelles attentes et de quels environnements d’apprentissage le seraient-ils ?

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Ces nouvelles tâches ont deux caractéristiques : elles sont souvent superposées, parfois imbriquées, et elles requièrent des outils numériques de communication et de bureautique. Par ailleurs, les réponses systématiques aux appels d’offres régionaux ou locaux, ainsi que le raccourcissement et le renouvellement accéléré des cycles de formation exigent une réactivité et une polyvalence de plus en plus importantes des formateurs, tant sur le plan de la diversité des tâches que sur celui des compétences disciplinaires. on assiste à une accumulation des tâches qui provoque un morcellement des activités et des rythmes de travail, peu propice à la concentration et à l’élaboration pédagogique (Renaud, 2010). Les outils numériques contribuent à augmenter et à accélérer ces tâches, en faisant prendre en charge, par le formateur, des activités autrefois dévolues au secrétariat. Ils augmentent également le caractère frénétique de l’activité en favorisant l’instantanéité et la simultanéité des tâches. de ce point de vue, les formateurs n’échappent pas aux effets de l’usage de tIC sur les conditions de travail communes à tous les secteurs professionnels (Klein et Ratier, 2012 ; Centre d’analyse stratégique, 2013) : – volume d’information à traiter surabondant, qui accentue le niveau de stress et agit négativement sur la concentration au regard du maintien des conditions de l’engagement au travail ; – immédiateté de l’information et des réponses à fournir, qui accélère et intensifie le rythme de travail vs le besoin de se retirer, de se déconnecter pour faire un travail de qualité ; – normes de contrôle s’intensifiant et procédures normatives multipliées, qui accentuent au quotidien les tâches destinées à contrôler et à satisfaire aux normes, et peuvent influer sur l’autonomie et la motivation des agents. Le numérique touche donc d’abord les conditions d’exercice du métier6, et le numérique « pédagogique » n’arrive pas en terrain vierge. Il est précédé d’une réorganisation du travail des formateurs associée à un usage du numérique dédié à la communication et aux tâches de gestion et d’administration des formations. de ce point de vue, à l’instar d’autres secteurs professionnels, l’apport du numérique à la formation ne s’aborderait qu’en s’intéressant au travail réel des salariés, en passant par l’analyse de l’usage des tIC et de leur appropriation (BenedettoMeyer et Chevallet, 2008). Ce morcellement du travail des formateurs n’est pas toujours reconnu, alors qu’il empiète aujourd’hui sur la possibilité de construire et d’animer des situations pédagogiques, cœur de leur métier. Celles-ci demandent des dispositions, une posture, qui dosent subtilement anticipation, allocation de temps préparatoire et capacité à conduire l’acte pédagogique. Les témoignages de 6.

dans un chapitre consacré à la fonction enseignante, la récente étude du Centre d’analyse stratégique (2013) relève que « si 94 % des enseignants utilisent les tICE pour préparer leurs cours, la plupart considèrent que l’usage des tICE augmente leur charge de travail : choix des supports, difficulté d’adaptation des ressources pédagogiques ou encore préparation d’un “plan B” en cas de dysfonctionnement de l’outil informatique ».

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formateurs concordent pour dénoncer le fait que l’administratif envahit leur activité : « C’est ce qui est à l’origine de notre sentiment de dispersion, ne plus avoir le temps de préparer nos cours et d’être réduits à de l’organisation, à de l’administratif » (témoignage de formateur, dans Renaud, 2010). Le numérique pédagogique est ainsi précédé du numérique gestionnaire et communicationnel, qui réclame un accroissement des tâches. Que signifie l’arrivée du numérique pédagogique pour un formateur ? En quoi ces nouveaux outils et ces nouveaux dispositifs facilitent-ils ses tâches d’enseignement ? Nous réduisons à trois points la réponse à ces questions. • Des tâches réorientées vers l’organisation pédagogique au détriment des activités didactiques

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Le numérique est associé aux notions d’individualisation, d’ouverture des dispositifs de formation, qui reposent sur la flexibilité des rythmes, des lieux et des contenus. Ces dispositifs sont souvent présentés comme un enjeu majeur pour la formation professionnelle. Cependant, pour chaque apprenant, adapter les rythmes, les lieux et les contenus ne préfigure en rien la qualité des activités et des situations didactiques, c’est-à-dire la relation directe de celui-ci avec le formateur ou avec la ressource destinée à l’apprentissage. Le focus sur l’individualisation, sa normalisation selon les paramètres cités plus haut, contribuent à développer une approche essentiellement organisationnelle dédiée à la gestion « économique » des parcours, considérant les apprenants sous l’angle d’un rapport coût/bénéfice temporel qui sous-estime la complexité et la dynamique des situations collectives. Les parcours pédagogiques sont agencés sous forme de briques, de grains, selon les exigences de l’individualisation. L’apprentissage est alors assimilé à une somme de connaissances à organiser au gré des individus selon une logique de self-service, avec une approche « produit », une logique industrielle et non pas une logique processus, qui ignore alors la question des intentions pédagogiques (Barbot et al., 2006). toute la malléabilité des situations de formation peut être ainsi figée, réifiée, réduite à une logique d’empilement de connaissances, finalement en contradiction avec les discours d’ouverture et de souplesse. L’ouverture et l’individualisation sont alors le siège de prescriptions qui peuvent transformer l’activité de l’apprenant en un un parcours individuel d’acquisition programmé, dont les problèmes et les dynamiques d’apprentissage sont en partie gommés. En mettant en place des dispositifs individualisés et ouverts, on propose aux formateurs de se concentrer sur des problèmes d’organisation complexes, au détriment d’une réflexion qui mériterait d’être plus poussée sur les situations pédagogiques et didactiques, et sur la posture d’apprentissage de l’apprenant. L’analyse des ressources pédagogiques utilisées confirme ce constat, car la plupart sont plus déclaratives que procédurales.

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• La fausse évidence de familiarité du digital native aux équipements pour apprendre

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Il est fréquent d’évoquer les pratiques quotidiennes des apprenants afin de justifier leur intérêt pour les outils numériques. L’équipement en smartphones et en tablettes a explosé, laissant supposer un potentiel important et sous-utilisé d’apprentissages nomades. Mais ce constat global de la possession généralisée d’équipement7 peut cacher des disparités, car il méconnaît le rapport équipement/ usage privé qui relativise la qualité d’un usage « pour apprendre ». En effet, si les usages privés sollicitent des attitudes multitâches, selon un rythme intense, les compétences qui en résultent ne recouvrent pas nécessairement les compétences numériques attendues dans une posture d’apprentissage. L’aisance apparente d’individus « branchés » est interprétée comme une évidence de facilité qui cache l’effort incompressible pour apprendre à réaliser sur des thématiques académiques ou professionnelles. Ces usages familiers, dans la sphère privée, éloignés des préoccupations scolaires, préparent mal aux utilisations « professionnelles » utiles au « métier d’élève » (dioni, 2008). « Les jeunes qui fréquentent les réseaux sociaux en ligne y acquièrent des compétences en matière de communication et de sociabilité. La même chose leur arrive depuis longtemps dans leur famille, leur école, la rue, les clubs de sport » (Pouts-Lajus, 2009). Concrètement, nombre de professeurs des collèges et des lycées font le constat que leurs élèves, digital natives, peinent sur les usages élémentaires des tIC – « réaliser une recherche sur le web, produire un document ou un schéma, gérer une messagerie » (ibid.). dans son étude menée auprès de 1 300 élèves, Guichon (2012) le confirme : « Il convient de remettre en cause l’image d’un adolescent expert dans l’utilisation des outils numériques, qui traverse les discours médiatiques et façonne la logique d’imposition selon laquelle les enseignants devraient adopter de nouvelles pédagogies recourant aux tIC parce que leurs élèves en seraient particulièrement friands. on peut même supputer que la logique d’imposition a créé de toutes pièces la fable des natifs numériques à laquelle les jeunes eux-mêmes semblent participer [“Nous, c’est vrai qu’on est nés dedans, donc on est habitués”, dit une interviewée]. » Il ajoute : « Pas plus que la génération née avec la télévision n’est devenue experte en décryptage d’images, celle qui est née avec Internet n’est pas aussi universellement compétente qu’on serait porté à le croire. » Il convient de rappeler que, pour « « exprimer » leur potentiel d’apprentissages informels en situation, le bénéfice des outils numériques dépend de deux conditions au moins. 7.

Les particuliers sont équipés en moyenne à 75 % ; cette moyenne s’élève à 90 % des jeunes de moins de 24 ans. Cette moyenne doit être pondérée par le fait que seulement 34 % des personnes aux plus faibles revenus ont un ordinateur à domicile et 28,2 % une connexion à Internet (Centre d’analyse stratégique, 2011).

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• Promesse de souplesse vs complexité des procédures et faiblesse des ressources didactiques Le but ultime d’un recours aux technologies est de rendre plus efficace et plus diversifié l’apprentissage d’un contenu. Nous venons de souligner combien la souplesse nécessaire est freinée dans les organismes de formation pour des raisons d’équipements. Nous y ajoutons la facilité d’organisation. En premier lieu, la souplesse attendue bute sur l’investissement dans les ressources pédagogiques et la faiblesse de la formation des enseignants et des formateurs. Malgré les annonces régulières, il n’y a pas eu d’investissement massif dans le numérique9. Conséquence : la responsabilité de la conception des ressources pédagogiques a été déplacée sur les enseignants et les formateurs.

8. 9.

dans les systèmes de formation initiale de la france (2007), le niveau d’équipement en outils numériques nous situe en dessous de la moyenne européenne, deux fois moins équipés que l’angleterre et trois fois moins que le danemark (fourgous, 2010). Pour les seules ressources numériques, entre 1997 et 2007, la france a investi environ quinze millions d’euros par an dans la formation initiale pendant que l’angleterre investissait cent millions d’euros par an et produisait dix mille ressources (ibid.).

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La première est relative aux situations d’usage. La cohabitation entre apprentissage informel et formel peut être productive, surtout si l’on prête attention aux risques de concurrence entre les attirances distractives, d’un ludique « « gratuit », et les exigences laborieuses de l’apprentissage. En d’autres termes, la conception de « situations numériques d’apprentissage » ne doit pas oublier les postures et les capacités métacognitives à structurer les connaissances dans le but d’apprendre. La seconde repose sur le fait que ces outils numériques ne peuvent faire l’économie, dans leurs fonctionnalités, d’éléments régulateurs des apprentissages et pas seulement de la communication autour de ces apprentissages. de ce point de vue, dans leur majorité, ils ne diffèrent pas de supports plus anciens dont la pratique sociale régulière ne garantissait pas les compétences scolaires ou professionnelles. La plupart des travaux sur les usages des outils numériques montrent combien les apprenants ont besoin d’un étayage permanent, ce qui suppose des outils spécifiques destinés aux postures de travail en autonomie (tricot, 1998, 2007 ; Hérold, 2012). du côté des enseignants, et sans doute des formateurs, l’usage des outils numériques est tout à fait généralisé ; neuf sur dix sont convaincus par l’intérêt des tIC dans leur enseignement (enquête PRofEtIC 2012). dans cette même enquête du ministère de l’Education nationale, les freins principaux évoqués sont la taille des groupes et les contraintes liées au matériel, en termes de quantité, mais aussi de qualité, obsolète ou inadaptée8.

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En second lieu, dans les organismes, si les équipements sont utilisables individuellement, l’usage collectif des salles informatiques ou multimédias nécessite une programmation et parfois la préparation de chaque ordinateur plusieurs jours ou plusieurs semaines à l’avance. de surcroît, les lourdeurs techniques sont encore trop fréquentes, et il n’est pas rare qu’une séance demandant dix minutes de mise en route technique soit perturbée par plusieurs incidents qui vont mobiliser le formateur (rapport PRofEtIC, 2012). a la longue, la souplesse annoncée d’exercices « à la demande », « en instantané », est bien souvent réduite par les rigidités organisationnelles. L’outil, pas plus que le système, n’est encore mis au service d’une dynamique pédagogique, c’est la pédagogie qui doit se plier aux rythmes et aux facéties de l’outil. Les formateurs vivent ou ressentent ces pesanteurs technologiques et organisationnelles, de même que le déficit de ressources didactiques, d’où leur grande prudence à s’engager dans des situations dont la maîtrise peut leur échapper.

Quatre leviers pour une entrée de plain-pied dans le métier EDUCATION PERMANENTE hors-série AFPA 2013

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Parmi les outils numériques, les outils de communication (espace numérique de travail, plate-forme de formation) sont à distinguer des ressources pédagogiques, qui peuvent s’aborder sous l’angle des ressources auxiliaires du formateur (tableau numérique interactif, diaporama), ou sous l’angle de ressources que nous qualifions d’« autoformation » pour placer l’apprenant en activité autonome. • Faire apprendre par le numérique : l’épreuve combinée des situations et des ressources didactiques Notre connaissance de l’usage des outils pédagogiques disponibles dans les institutions de formation professionnelle, relevant notamment de l’enseignement agricole, nous amène à quelques constats que l’on peut probablement étendre à d’autres organisations. Comme Legros et Crinon (2002), nous constatons que la plupart des ressources utilisées par les formateurs ou par les apprenants dans des situations collectives ou d’autoformation sont expositives et de type « instructionniste ». Elles sont construites sous la forme d’exposés illustrés, avec quelques animations et des évaluations de type « vérification de connaissances ». Ces outils sont très limités en ce qui concerne la « gestion de l’erreur », qui consiste souvent à proposer la solution ou à revoir la leçon. Ils ne fournissent aucune indication à l’apprenant sur les causes de ses erreurs par un feed-back approprié qui reste à la charge du formateur et de l’apprenant. Comme Chaptal (2009), nous constatons un recours abondant aux diaporamas vidéo-projetés et, quand les moyens sont là, sur des tableaux numériques

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10. dans sa récente recherche comparée sur l’usage des tableaux numériques interactifs.

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interactifs. or, rien n’indique qu’au plan cognitif, l’information formatée Powerpoint organise et structure plus efficacement la pensée. au contraire, cette forme schématique, très simplificatrice (frommer, 2010), renforce la forme expositive de la situation et souligne à nouveau combien la dimension numérique n’est pas une garantie d’originalité pédagogique. Il faut donc approfondir la question de la forme didactique de l’outil, qui pourrait lui conférer une spécificité pour l’apprentissage. Mais là encore, cela reste souvent à la charge du formateur. Comme duroisin10 et al. (2011), nous constatons que la situation pédagogique dépend non seulement de l’outil, mais aussi de l’intention pédagogique de l’enseignant et du dispositif qu’il met en œuvre. de ce point de vue, la dimension d’interactivité est souvent mise en avant pour assurer le partage de cette intention. Nous constatons, avec Barchechat et Pouts-Lajus (1990), que l’actuelle conception des outils mobilise le plus souvent une interactivité fonctionnelle (pour tourner la page d’un livre numérique par exemple). Elle n’a rien à voir avec l’interactivité intentionnellement pédagogique conçue avec l’intention cognitive d’agir sur le contenu. Une confusion est ainsi entretenue entre l’interactivité fonctionnelle de navigation offerte par les outils et une interactivité engageant un contenu d’apprentissage identifiée dans certains jeux, dans des simulateurs, et plus simplement dans les études de cas et les résolutions de problèmes. Ces constats invitent donc à revenir sur le potentiel d’apprentissage de situations numériquement équipées. Par exemple, les formes hypertextes permettant de naviguer à sa guise apparaissent souvent comme une opportunité pour apprendre. or, il apparaît qu’elles peuvent devenir un handicap cognitif dès lors que, pour apprécier ses acquisitions, l’apprenant doit retrouver son cheminement, reconstruire son parcours mental et élaborer une synthèse sémantique de son activité (tricot et derouet, 1998). Signalons également qu’aucune métarecherche ni aucune analyse n’ont démontré une supériorité décisive des outils numériques sur les autres supports pour faire apprendre (Barbeau, 2007 ; Chaptal, 2009). Les conditions d’apprentissage reposent sur un tel enchevêtrement de paramètres qu’il est impossible d’isoler, en situation réelle, tel ou tel facteur, ni de reproduire telle ou telle procédure dans des dimensions comparables. ajoutons enfin que l’usage même des outils n’est pas sans poser des problèmes ergonomiques : citons pour exemple la fatigue associée à la lecture sur l’écran et l’exigence d’une mise en page allégée et adaptée pour faciliter la lecture (Caro-dambreville, 2007). La méta-analyse de Bardeau (2007) concernant quatre-vingt-seize recherches au Canada conclut que deux conditions sont centrales pour mieux user des tICE : la formation des usagers, associée à un équipement adéquat ; des objectifs et des situations pédagogiques clairs, associés à une maîtrise et à un contrôle de la dynamique du groupe et de la séquence d’apprentissage.

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• Le problème de la conception des ressources

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Les outils et les dispositifs laissent donc aux formateurs le soin de « se débrouiller » dans des contextes locaux parfois précaires. Les formateurs perçoivent la complexité de mettre en œuvre de nouveaux dispositifs et de nouveaux outils, qui font implicitement abstraction des réalités d’exercice. Ils perçoivent encore, dans les politiques institutionnelles, l’impensé des différences de rythme et de « pas de temps » pédagogique vs technologique. de nombreux chercheurs s’accordent sur l’importance des situations et de l’environnement pédagogique, essentiels pour mettre l’apprenant « en posture » d’apprendre. C’est pourquoi, ils affirment volontiers que l’acte pédagogique et l’acte d’apprentissage sont propres à un contexte, et « situés » dans un environnement d’apprentissage toujours prégnant. Si les outils numériques peuvent y occuper une place, elle n’est pas décisive : ce sont des outils à adapter aux situations didactiques qui, elles, sont déterminantes. La conception de ressources numériques et didactiques reste donc un enjeu. Concevoir un outil original sur le plan didactique et interactif, suffisamment ouvert pour qu’un formateur puisse se l’approprier, est un objectif. Cette conception ne peut être que collective et distribuée, combinant les apports de didacticiens, de pédagogues, de graphistes et d’ingénieurs multimédias, pour étudier ensemble l’accès, l’ouverture, l’adaptabilité de ce dont on veut faire ressource pour des apprenants. Pour que les formateurs exercent leur fonction de concepteurs de situations didactiques, la perspective d’une recherche-développement portée par des pouvoirs régionaux et par les organismes eux-mêmes est attendue. Les conditions de travail des formateurs ne laissent en effet que peu de temps pour participer à l’élaboration de tels outils. Quand c’est le cas, il vient en surcroît de l’activité habituelle et réclame une évolution de l’organisation du travail (CauBareille et al., 2012). • Quelle formation à l’appropriation du numérique par les enseignants et les formateurs ? Selon dioni (2008), toutes les études sur les compétences des enseignants et des formateurs soulignent l’écart entre la compétence individuelle en bureautique et communication, et celle à mettre en œuvre des outils pédagogiques à des fins de travaux autonomes. or, la plupart des formations de formateurs sur ce thème sont très courtes (un à deux jours)11, orientées sur les outils et sur l’ergonomie des 11. L’étude des métiers de la formation et de leurs évolutions (Charbonnier et al., 2010,) révèle que 77 % des formateurs jugent satisfaisantes les formations qu’ils ont suivies, alors qu’ils sont 55 % à les considérer trop courtes. Plus d’un tiers des formations ont en effet une durée de un à deux jours et plus des deux tiers ont une durée inférieure à cinq jours par an.

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• L’identité professionnelle en question : décomposition ou recomposition du métier on aura compris que, face au numérique, les formateurs sont dans un rapport de prescription soudain, initialement fort, auquel ils sont censés répondre malgré des contextes de travail dégradés. Ces circonstances et cette injonction interrogent leur activité en termes de compétences de métier : que devient d’abord mon rapport à ma discipline, mon contact « « en direct » avec les apprenants ? Comment tenir encore la conduite du cours du point de vue des contenus et des méthodes, la maîtrise des situations pédagogiques ? Jusqu’où assurer le tissage du sens à l’égard des apprenants, l’étayage du travail et le maintien d’un espace de communication ? 12. Nous le confirmons à travers notre propre engagement dans des formations de ce type en région Bourgogne, où il n’existe pas d’approche globale qui placerait les outils dans une perspective pédagogique et organisationnelle favorisant l’instrumentation (au sens de la genèse instrumentale) des outils 13. dans la théorie de la genèse instrumentale, l’artefact est le terme donné par Rabardel (1995) concernant l’outil et ses potentialités avant usage. L’artefact devient instrument lorsque l’opérateur s’en empare et apporte aux fonctions de base son intelligence de la situation.

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outils, en excluant fréquemment les questions didactiques et pédagogiques12. tout se passe comme si la pédagogie était connue, acquise, et que seules les clés techniques assureraient l’appropriation des outils (Baron et Bruillard, 2000 ; assude et al., 2007 ; Chaptal, 2008). Cette ingénierie de la formation de formateur, réduite à la manipulation d’outils pensés par d’autres, condamne d’entrée de jeu la dissémination des ressources dans les structures d’éducation. L’appropriation d’un outil est un processus complexe de genèse instrumentale (Rabardel, 1995), qui permet à l’utilisateur de s’approprier les potentialités de l’outil dans une perspective d’instrumentation, c’est-à-dire d’adaptation aux activités à développer : « Le sujet s’approprie l’artefact13 en s’appuyant sur le monde extérieur et les préconstruits sociaux [les méthodes, les concepts, les normes, les genres des collectivités auxquels ils appartient], il développe ainsi son pouvoir d’agir » (duthoit et al., 2012). L’utilisateur modifie non seulement les fonctions de l’outil, mais aussi son environnement de travail, donc les conditions d’usage de l’outil. ainsi décrite, l’activité des enseignants et des formateurs montre combien l’évolution de leurs schèmes professionnels au regard du numérique ne peut être réduite à l’exécution, à l’usage de fonctionnalités prépensées. or, le processus d’appropriation subtil, long et complexe, passant par des mises en situations, des apprentissages pragmatiques, associant ergonomie, technique et pédagogie, exigerait la mise en place de séquences de formation longues, et d’accompagnements de proximité pour favoriser une conception continuée de ses premiers modules par chaque enseignant ou formateur.

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dans une étude réalisée auprès de CfPPa (centres de formation professionnelle et de promotion agricoles) ayant mis en place des dispositifs de foad, nous avons relevé les perceptions exprimées de ces nouvelles activités par les formateurs sur leur métier (Renaud, 2010). dans les cas d’autoformation tutorée sur site, où le formateur assure un suivi individuel des apprenants, les formateurs semblent satisfaits de cette nouvelle situation alors que d’autres ne le sont pas. Il semblerait que les écarts proviennent des postures qu’on leur fait tenir par rapport à leur métier. dans un cas, ils exercent cette activité dans leur discipline, en étant responsables des parcours des apprenants, alors que dans l’autre, les formateurs ne sont pas utilisés dans leur discipline et assurent le suivi méthodologique d’un parcours qui leur est étranger. Ces derniers s’estiment dévalorisés en exerçant une activité de « répétiteurs ». Ils n’ont plus le sentiment de faire leur métier puisqu’ils n’exercent plus cette fonction d’étayage disciplinaire, motrice de la relation avec les apprenants. Ce premier cas de figure montre combien les formateurs évaluent implicitement les nouvelles tâches qui leur sont proposées à l’aune d’activités de référence associées au « métier ». dans d’autres cas de formations à distance avec regroupement, on observe que certains formateurs, assurant non seulement leurs cours de spécialité mais aussi le suivi d’apprenants à distance, se sentent confinés à un rôle de répétiteur. Là encore, leur nouvelle tâche met en question les fondements de leur métier de formateur, ce qui n’est pas le cas pour d’autres formateurs affectés à des responsabilités pédagogiques plus étendues dans la même configuration. Ces diverses positions induites par les dispositifs numériques questionnent la place des formateurs dans une division du travail qui les dévalorise Comme le soulignent Barbot et al. (2006), « l’introduction du numérique dans les institutions éducatives déconstruit les rôles et les fonctions des acteurs institutionnels, elle réinterroge et déplace la médiation humaine, interpelle les professionnalités traditionnelles, met à mal des identités acquises et fait émerger de nouvelles fonctions [...] La figure classique de l’enseignant, porteur et médiateur des connaissances à acquérir, n’est plus univoque. Elle se décompose et se recompose, selon les contexte étudiés, en diverses fonctions, parfois distinctes, parfois imbriquées ». Un tel constat conduit à des recompositions au regard des registres de tâches et de responsabilités confiés aux formateurs. Les modalités de cette recomposition déterminent le mode d’engagement des formateurs, selon les caractéristiques et les registres de préoccupation liés au public accueilli, selon les références et dimensions organisatrices qui fixent le genre (faïta et Clot, 2000) de l’exercice : insertion, illettrisme, qualification, etc. En effet, les contraintes du numérique conduisent à une appréciation implicite, par les formateurs, des potentialités des nouveaux dispositifs en cherchant « une cohérence suffisante entre le schème de fonctionnement du dispositif, les fonctionnalités de l’environnement numérique et les schèmes d’utilisation des usagers » (Leclercq et al., 2006). Les résistances sont

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difficiles à anticiper ; « loin d’être des manifestations de “conservatisme”, elles font souvent apparaître des contraintes du système d’enseignement ou de formation. Les formateurs ou les enseignants peuvent ne pas vouloir abandonner des stratégies de formation ou d’enseignement qui ont fait leurs preuves et que l’usage d’une technologie rend obsolète et ce d’autant plus qu’ils pensent ne pas disposer de stratégies aussi assurées avec les technologies » (assude et al., 2010). face à cela, la question de la méthode est primordiale. En effet, les formateurs et leurs directions sont confrontés à un problème de genèse instrumentale à grande échelle, qui pose la question de la pertinence des méthodes et des moyens d’appropriation de nouveaux dispositifs et de nouveaux outils. • Connaître et comprendre l’activité du formateur : un préalable à la conception de ressources numériques

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outre les problèmes d’équipement, de morcellement et de surcharge des activités, de formation des formateurs, de qualité des ressources, de méthodologie d’appropriation des outils et des dispositifs, la mise en place d’outils et de dispositifs nouveaux représente de véritables enjeux d’identité professionnelle. on le comprend, les écarts entre les injonctions institutionnelles sur l’importance du numérique et les moyens réellement mis en œuvre sont trop flagrants pour ne pas générer doute et scepticisme de la part des professionnels de la formation. En d’autres termes, l’adéquation des discours, des moyens et des méthodes reste devant nous. de même, le rêve d’un accès souple et fluide au matériel, facilitant les usages « à la demande » et au gré des parcours pédagogiques des enseignants, rendu possible avec des outils nomades, suppose néanmoins d’assurer une maintenance de proximité qui fait souvent défaut. Concernant les outils et les ressources, et en dehors de ceux dont l’usage est collectif, le véritable enjeu pour des apprentissages autonomes est celui d’une diversification des situations et des méthodes pédagogiques (Barbot et al., 2006). Le développement d’une originalité des outils numériques tient dans les méthodes actives à élaborer au profit d’une visée didactique : simuler des situations de travail ou de formation, mobilisant de la résolution de problème, des études de cas. C’est à ce prix que des apprenants, promoteurs de microprojets, s’engageront dans l’action. Car mobiliser les apprenants est un problème crucial aujourd’hui. or, malgré tout leur intérêt, les tNI et les manuels numériques risquent de renforcer la dominante expositive des situations pédagogiques actuelles. Il faut donc imaginer et concevoir d’autres formes d’outils didactiques. Concernant la conception des ressources, dépasser le « tourne page » suppose de constituer des équipes interprofessionnelles. Par-delà la technologie, il s’agit de reconsidérer les méthodes pédagogiques servies par les possibilités techniques d’interactivité. Corollaire indispensable, la volonté de former des formateurs et des

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enseignants doit prendre en compte le temps, et donc les investissements que suppose l’appropriation des outils et des méthodes pédagogiques associées. a cet apprentissage de la conception des outils numériques répond enfin celui de leur usage. L’évolution des méthodes des formateurs se fait en effet par incrémentation progressive, en combinant l’apprentissage de l’usage avec la mise en place de situations pédagogiques en grandeur réelle. « on minimise à tort l’importance des filières d’usages [...] L’usage est un construit social. La diffusion des tIC ne s’opère pas dans le vide social ; elle ne procède pas d’avantage par novation ni substitution radicale. Elle interfère avec les pratiques existantes qu’elle prend en charge et réaménage » (Chaptal, 2008). C’est peu à peu que se fera l’appropriation ; à condition qu’enseignants et formateurs disposent de temps pour engager ce travail de longue haleine. Si l’on exige un changement de paradigme pédagogique, il faut en contre-partie un changement de paradigme économique ; il faut que cesse la pression des appels à projets à court terme qui placent les centres de formation et les formateurs dans un système à crémaillère permanent et infernal, qui n’autorisent pas le moindre recul sur l’activité et freinent ainsi l’innovation pédagogique. n

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CAPUCINE BRÉMOND

Conditions de l’engagement du formateur et de l’apprenant en formation à distance

CAPUCINE BRÉMOND, maître de conférences au Conservatoire national des arts et métiers, équipe « Métiers de la formation », membre du Centre de recherche sur le développement et le travail (CRTD), EA 4132 ([email protected]).

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J’ai pris pris en charge, il y a quatre ans, la conception et l’animation d’une unité d’enseignement à distance, dédiée à un public d’adultes en reconversion ou en évolution professionnelle. La collègue enseignante qui me précédait, et qui avait assuré ce module en foad pendant huit années, n’éprouvait plus la motivation suffisante pour poursuivre et souhaitait passer le relais. La quantité de travaux individuels à lire et le manque de contact direct avec les étudiants lui pesaient. Ce travail répétitif prenait beaucoup de son temps. Le fort taux d’abandon des étudiants en cours de module avait fini par la décourager. En effet, durant l’année qui venait de s’écouler, sur vingt-cinq inscrits, seuls dix s’étaient connectés régulièrement, et huit d’entre eux avaient suivi le module jusqu’à sa validation. des évaluations qu’elle avait fait remplir aux étudiants afin de mieux cerner les raisons de leur désengagement massif, ressortait un motif principal : le souhait d’accorder plus de temps aux regroupements en présentiel afin de limiter les faiblesses communicationnelles liées à l’usage des nouvelles technologies et d’avoir « plus d’occasions d’échanger en direct pour approfondir oralement et collectivement les concepts lus à l’écrit ». Plusieurs étudiants soulignaient en outre les difficultés de fonctionnement liés à la technologie, la quantité de travail exigée et les difficultés à tenir un rythme leur permettant de progresser en parallèle des exigences trimestrielles. a travers ces retours, nous avons entendu un souhait de retourner à plus de présentiel, à minimiser la distance, tendance que nous avions déjà constatée chez les personnes peu convaincues de l’intérêt réel des nouvelles technologies dans la formation. finalement, le principal atout d’une formation à distance ne serait que l’ouverture logistique qu’elle favorise, et qui permet non seulement un accès à distance mais aussi une gestion libre de son temps. Hors de cela, l’outil, en réduisant la part de contact humain, semblerait ne revêtir aucune vertu pédagogique.

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Pourtant, une étude sur les échanges dans les premiers forums de discussion ouverts sur Internet montrait à quel point les relations virtuelles, tout en coupant les individus d’un contact physique, pouvaient créer une proximité d’une autre nature, libérant pour certains la possibilité de s’exprimer. C’est à partir d’un point de vue nourri par cette étude que j’ai entrepris de remanier les modalités d’apprentissage de l’unité afin de faciliter les échanges, à la fois entre pairs et entre pairs et tuteur. Confortée dans mon hypothèse par les retours positifs d’évaluation qui ont suivi et par un taux d’abandon considérablement réduit1, je souhaiterais ici témoigner du dispositif mis en place à l’issue de trois années d’expérimentation et d’ajustements. a partir de la gamme des outils déployables grâce aux nouvelles technologies (forum, wiki, chat, visioconférence, mails), je questionnerai les méthodes susceptibles de favoriser l’engagement dans d’apprentissage.

Un dispositif pédagogique collaboratif Persuadée des potentialités de déploiement des méthodes pédagogiques

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92 grâce à l’usage des nouvelles technologies, j’ai choisi de ne pas réintroduire immédiatement plus de présentiel. J’ai plutôt tenté de revoir le fonctionnement du module de sorte qu’il facilite les échanges entre pairs, mais aussi entre pairs et tuteurs, tout en conservant, dans la mesure du possible, la liberté de temps et d’espace qui me semble être un atout majeur de la formation à distance. ainsi, j’ai d’abord cherché à mettre en place un environnement facilitant la collaboration (Henri et al., 2001 ; Charlier et al., 2003). Si le contenu des modules de cours était également à remanier, je me suis concentrée à ce stade uniquement sur le remaniement de ses modalités d’échange et de suivi. L’unité d’enseignement articule des modules de formation à distance et des regroupements. Elle s’échelonne dans le temps en trois parties distinctes. Un premier regroupement en présentiel initie le démarrage du module. Etant donné que l’ouverture est nationale, des absences sont tolérées lors de ce premier regroupement. L’accent est cependant porté dans le programme sur la nécessité de se rendre à cette unique rencontre afin de se lancer dans le dispositif. Cette séance a pour but de présenter les objectifs d’apprentissage et le fonctionnement du module, qui s’avère complexe du point de vue de l’usage des outils de communication, des échéances et du travail collaboratif à mettre en place, alors que les apprenants seront très vite laissés en autonomie. Lorsque la communication s’attache principalement à dénouer les incompréhensions, le face-à-face est d’une valeur ajoutée évidente par rapport à la commu1.

L’année qui suivit la reprise : 12 abandons pour 31 inscrits, puis l’année suivante : sur 25 inscrits, 4 abandons pour 21 validations. Sur la dernière année, le pourcentage de non-validation est inférieur à celui constaté en présentiel en cours du soir pour le suivi de la même unité d’enseignement.

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Une production collective par rôles répartis Les apprenants doivent traiter certaines études de cas en petits groupes constitués de trois à cinq participants. Leurs productions collectives sont postées sur un forum dédié. Les membres de chaque groupe ont aussi la possibilité de communiquer entre eux via la messagerie ou lors des rendez-vous de chat organisés sur le forum. Si les forums dédiés aux groupes de travail sont accessibles à tous les apprenants, les contributions à l’exercice d’appropriation doivent se faire entre membres du même groupe. Chaque participant aux groupes occupe un rôle préalablement déterminé.

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nication médiatisée. Le regard de celui qui s’exprime peut suivre les mouvements de doute de ceux qui n’osent pas perturber trop souvent l’exposé par un questionnement explicite (Goodwin, 1986 ; Mondada, 2004). des soucis de préservation de face de chacun (Goffman 1973) imposent au formateur d’être attentif aux signes non verbaux d’incompréhension (silences, visages interrogateurs...) afin d’ajuster le rythme et la teneur de son discours. Ce premier regroupement en présentiel a donc pour fonction de fédérer le groupe en lançant l’activité, mais aussi de provoquer et de dénouer les incompréhensions de fonctionnement. Le but est ici d’élaborer avec les apprenants un « cadre commun d’interprétation des consignes » (Blandin, 2004), en ayant à l’esprit que les présuppositions de chacun pourront bloquer fortement l’accès à la compréhension si les divergences ne sont pas pointées explicitement. La progression du module est ensuite organisée en trois parties, correspondant approximativement à trois périodes de travail mensuelles. Une production est attendue à la fin de chaque période. Tout en étant cadrés par un rythme de production, les participants sont ainsi libres d’organiser leur temps de travail dans l’espace du mois en cours. dans le retour d’évaluation, les apprenants notaient qu’ils avaient choisi de s’inscrire en foad pour conserver une autonomie dans leur rythme de production, mais qu’il leur était cependant difficile de se motiver à produire en totale autonomie. Je leur ai donc proposé un rythme de production sans que soit reproduit le caractère imposé du présentiel. Sur une période d’un mois, se succèdent : une phase de lancement, où les apprenants échangent activement ; une phase de relâche, plus ou moins partagée ; une phase de forte collaboration au cours de la semaine qui précède l’échéance fixée. Chaque partie (correspondant donc à un mois d’activité) regroupe trois modules de cours accessibles en ligne et s’achève par une séance de regroupement virtuel. Chaque module est étayé par des exercices d’appropriation individuels et par un sujet d’étude de cas qui mobilise les notions déployées dans le module, les savoirs propres à l’unité d’enseignement se prêtant bien à la méthode des cas. Trois études de cas sont ainsi proposées dans chaque partie.

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L’éclaireur-chercheur réunit des informations nécessaires au traitement de l’exercice. Il apporte la toute première contribution du groupe. Selon la nature du cas à traiter, son rôle peut consister à rapporter des éléments de lecture issus du contenu des modules et/ou de lectures complémentaires. dans d’autres cas, il s’agit plutôt de fournir le descriptif de la situation qui alimentera le traitement de l’exercice. Le coordinateur initie et alimente les débats, s’assure de l’organisation efficiente des échanges ainsi que de l’avancée du travail. Le régisseur récupère et résume les informations pertinentes issues des contributions de l’ensemble des membres du groupe au fur et à mesure de la progression des échanges. Il organise et met en forme le document. Il expédie la version finale du document au tuteur. Le rétracteur relance les contributions de chacun en y apportant de nouveaux éclairages. L’intellectuel rapporte les contributions de chacun en concepts. Chaque membre du groupe apporte sa contribution au travail collectif quand bon lui semble. Un groupe peut fonctionner à partir du moment où les trois premiers rôles sont occupés. Les apprenants doivent occuper chaque mois un rôle différent. La répartition des rôles, inspirée par Walckiers et de Praetere (2004), assure la production du groupe en engageant mutuellement chacun de ses membres.

Une fonction communicative pour chaque outil de communication Sur le forum, les apprenants communiquent sur le contenu des exercices. L’outil est exploité pour échanger des informations et des documents. En tant que tuteur, j’interviens si nécessaire pour réguler les échanges et rectifier les incompréhensions. outil phare du travail collaboratif, le forum a un caractère asynchrone qui ouvre de nombreuses possibilités d’organisation pour ces groupes aux disponibilités disparates. Les apprenants se retrouvent aussi sur le chat après s’être fixé rendez-vous sur le forum. Les participants du groupe qui n’ont pas pu se joindre au chat sont invités à en consulter l’historique dans les jours qui suivent. Cet outil synchrone leur permet d’ajuster entre eux les notions qui leur posent problème individuellement ou de régler des problèmes d’organisation. Chacun y pose ses questions. Si j’ai proposé d’y participer à la demande, les apprenants ne m’y ont jamais conviée. Tous préfèrent débattre entre eux avant de me soumettre, lors du regroupement virtuel, un travail plus élaboré. Sans doute aussi du fait de mon absence, l’échange y est très informel. J’observe la présence de rituels d’ouverture et de clôture qu’on ne retrouve pas sur le forum. on est proche ici des modalités conversationnelles du face-à-face (Blandin, 2004).

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Un tuteur d’abord facilitateur puis essentiellement régulateur Mon rôle de tuteur n’est donc pas ici de produire des ressources, ni même de faciliter les échanges en répondant aux questions d’incompréhension. En effet, « la distance modifie “l’asymétrie du dialogue éducatif” [Postic, 2001] en autorisant implicitement une certaine autonomie des apprenants, ne serait-ce que sur l’initiative des échanges ; ou en rendant impossibles certains types de contrôle, en même temps qu’elle facilite [...] les profanations cérémonielles. de ce fait, ce n’est pas tant la distance qui poserait question, que le changement de statut de l’enseignant et de l’apprenant – et donc le changement de monde – induit par le passage d’une modalité de présence à une autre » (Blandin, 2004). 2.

Blandin (2004) évoque l’apparition du « tutoiement au bout de quelques échanges, même avec l’enseignant ».

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Pour entrer en contact avec moi, les apprenants ont la possibilité de poster des messages sur le forum que je m’engage à lire régulièrement. Pour des questions qui les concernent individuellement, les utilisateurs ont la possibilité d’utiliser la messagerie. Toute question envoyée par mail qui pourrait concerner l’ensemble du groupe est systématiquement repostée sur le forum. La fonction communicative de cet outil est donc restreinte au minimum (même si les apprenants sont libres de l’utiliser pour des communications interindividuelles). La messagerie est utilisée principalement pour le dépôt des travaux en vue de la validation. J’interviens également par le biais de la conférence virtuelle, qui me permet d’organiser les trois regroupements virtuels suite au premier regroupement en présentiel. Enfin, pour produire, les apprenants disposent du wiki, dont le fonctionnement leur est présenté lors du premier regroupement. L’usage de ces outils pour organiser la circulation de la parole et la production laisse émerger un niveau de familiarité rapide entre les apprenants2, facilitant par là même la création de liens socio-affectifs. Non seulement le tutoiement est rapidement de mise, mais les codes y sont moins normatifs qu’à l’écrit papier. Par ailleurs, ainsi que le souligne Blandin (2004), ce qui « fait la spécificité des situations qui ne sont pas face-à-face » c’est qu’« une partie des déterminants de la relation pédagogique, et notamment les repères institutionnels [statuts des acteurs et des lieux, rituels...], s’atténue en réalité plus ou moins en fonction de la modalité de présence ». En effet, le formateur n’occupe plus nécessairement la même place dans la relation pédagogique. En n’intervenant pas en tant qu’animatrice du chat, en n’étant pas à l’initiative de post de consignes en direct sur le forum qui les mettrait en attente des initiatives du tuteur, j’ai souhaité participer à libérer la parole du groupe qui, une fois qu’il est créé, s’autorégule avec une vitalité qui dépasse largement l’engagement que j’aurais pu investir en tant que seul tuteur.

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de manière assez traditionnelle, mon rôle en tant que tuteur est de faciliter la prise en charge du module lors du premier regroupement, puis lors des premières semaines où de nombreuses questions logistiques, conceptuelles ou organisationnelles, sont postées. Progressivement, une fois les groupes constitués, les questions ne me sont plus adressées directement et les membres se répondent mutuellement. Mon rôle consiste alors essentiellement à réguler la composante socio-affective du travail collectif et individuel. dans la mesure où les membres de chaque groupe sont impliqués mutuellement dans la production du travail qui donnera lieu à validation, il me faut surveiller la production active de chacun sur le forum afin de ne pas passer outre l’absence de participation d’un membre, susceptible de pénaliser la production d’un groupe qui n’osera pas le « dénoncer ». Un membre qui ne s’est pas engagé dans la production ne se verra pas attribuer la note du groupe. Plus généralement, il me faut gérer la frustration des étudiants (technologie défaillante, contenus mal structurés), stimuler la production lors des phases de démotivation, repérer les tensions intragroupales et répondre aux demandes de soutien. Comme le soulignent develotte et Mangenot, (2004), les feed-back tutoraux sont essentiels au fonctionnement de ces groupes. Je poste régulièrement sur le forum pour marquer ma présence alors même que le besoin ne s’en fait pas explicitement ressentir. Sans ces contributions minimales, certains membres du groupe se démotiveraient au point de stopper toute forme de production.

Un mode d’évaluation normatif comme prétexte à une évaluation formative Chaque apprenant est donc amené à réaliser une étude de cas en groupe par mois. Une première version des travaux est préalablement mise en circulation sur le forum pour avis du tuteur et des apprenants, au plus tard la veille des regroupements virtuels. Lors des regroupements, je commente chaque travail rendu sur les études de cas. Les membres du groupe disposent ensuite de la semaine qui suit le regroupement pour remanier leur production et envoyer leur version définitive par messagerie pour la notation. a la fin du module, chaque apprenant a participé à l’étude de trois cas réalisés en groupe. Il valide l’unité d’enseignement à partir des trois notes obtenues collectivement, à laquelle s’ajoute une note individuelle obtenue par l’étude critique d’un cas présenté par un des groupes auquel l’apprenant n’a pas participé. L’absence de l’une ces quatre notes entraîne la non-validation de l’unité. Conditionner la validation de l’unité d’enseignement au rendu des travaux de groupe ne vise pas à favoriser une logique de motivation extrinsèque. Engager les échanges dans un forum ne se fait pas à un instant donné sans un projet déterminé. Si une communauté virtuelle3 se crée autour d’aspirations communes, rien ne réunit a priori les apprenants, ils ne connaissent pas d’emblée leurs centres d’inté-

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3. 4.

définition de Barry Wellman, citée par Castells (2001) : « Les communautés sont des réseaux de liens entre personnes qui apportent de la convivialité, de l’aide, de l’information, un sentiment d’appartenance et une identité sociale. » Pour autant, des échanges collectifs peuvent évidemment s’engager spontanément sur des forums. Nous animons la même unité d’enseignement en présentiel. Un de ses participants a ouvert un forum sur lequel certains commencent à échanger. S’y débattent de questions qui reprennent des points abordés en cours. Il nous semple ici que c’est le caractère non imposé mais aussi ressenti utile de l’échange qui participe à la constitution d’un réseau.

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rêts communs. Il m’a semblé pertinent de les réunir autour de l’exigence d’un travail collaboratif à ce stade de leur rencontre. Je souhaite ainsi éviter l’écueil qui consiste à ouvrir un forum pour des apprenants sans autre nécessité que de favoriser la communication, puis, constatant qu’ils n’exploitent pas ce qui n’est qu’un outil ajouté à leur palette, d’en tirer la conclusion que cet outil n’est pas favorable à leurs échanges4. Le fait que la validation dépende du travail en sous-groupes est donc un moteur initial, chacun prenant son rôle de collaboration au sérieux avant même d’avoir saisi la valeur ajoutée du travail collaboratif. Cependant, cette contrainte visait aussi à réduire la charge de travail des apprenants en leur proposant d’associer validation et apprentissage par une construction collaborative. Les apprenants s’embarquent ensuite dans un travail collaboratif qui les sort d’une contrainte unique de validation. Comme on l’a vu, les groupes travaillent sur leur cas pendant trois semaines, puis m’envoient une première version de l’étude de cas. Le retour sur les travaux que je propose lors des regroupements ne vise pas à tout corriger mais éclaire les points d’incompréhension ou les points de pertinence des travaux rendus. Ce retour est organisé par cas et non pas par groupe, afin d’assurer l’intérêt de l’ensemble des apprenants, étant donné qu’à titre individuel, il est utile d’avoir traité l’ensemble des cas pour suivre la progression des modules. C’est évidemment le travail de remaniement que les groupes effectuent après mon retour qui m’intéresse ici, de même que le fait d’avoir pu apporter un retour sur les éventuelles incompréhensions. C’est l’évaluation formative qui est privilégiée ; le plus souvent, toutes les clés ayant été données aux apprenants, la note finale est excellente. Le niveau de production dépasse largement ce qui est attendu pour la validation. dans chaque groupe, certains membres poussent à un niveau d’élaboration avancé. Par ailleurs, lors du regroupement virtuel de fin de mois, les apprenants tiennent compte de mes remarques sur leur production mais aussi sur celle des autres groupes. La remise des notes, peu de temps après, contribue alors à renforcer un sentiment d’appartenance à un groupe en compétition avec d’autres ; l’ambition du travail s’en trouve renforcée lors de la production du deuxième travail collectif. Une émulation se produit au sein de chaque groupe et entre les groupes ; la notation n’intervient plus qu’à titre de reconnaissance du travail fourni. Il devient difficile de justifier une note moyenne tant la dynamique de production est tirée vers l’ambition.

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Le regroupement n’est donc pas l’occasion d’une séance de cours expositive. Les informations sont disponibles entre les supports mis à disposition et les contenus du module. La compréhension du module se fait par les échanges générés entre pairs. C’est le moment pour le tuteur d’éclairer les derniers points d’incompréhension, peu nombreux, et de les conforter dans les voies de réflexion engagées entre eux. Ce moment de regroupement est très attendu par tous. apportant le regard du tuteur sur les travaux, il marque l’aboutissement de la production de groupes laissés en grande partie autonomes.

Quelques remarques sur les plaisirs de la communication médiatisée

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L’usage des NTIC me confronte régulièrement à des difficultés logistiques qui freinent la progression des séances. Tous les acteurs de l’apprentissage n’ont pas le même niveau d’accès à ces outils, ce qui constitue en soi un frein. Malgré tout, l’usage des nouvelles technologies dans la formation participe toujours au déploiement de la communication, du fait de l’étendue des possibilités qu’offrent des modalités de communication synchrones ou asynchrones, privées ou collectives. Pour autant, l’exploitation de ces outils ne justifie pas un changement de démarche ni même de méthode pédagogique. Les modalités de communication ouvertes par l’usage des nouvelles technologies peuvent être exploitées différemment en situation d’apprentissage, selon qu’elles viennent s’ajouter à une pédagogie existante, accroissant les zones de communication, ou qu’elles participent pleinement à reconfigurer les rapports entre formateur et apprenant. Ces outils revêtent des vertus communicationnelles exploitables à des fins pédagogiques. Si l’impact de l’imitation sociale sur l’apprentissage (Bandura, 1977) n’est pas favorisé par la communication à distance, cette dernière peut néanmoins réduire les effets potentiellement inhibants de la parole en face-à-face. Lors d’une étude portant sur l’analyse des échanges au sein des forums de discussion5, j’avais relevé que le contexte spatial dans lequel se trouve un sujet au moment où il écrit favorise l’intimité des propos. Il est souvent seul, assis, dans une posture de repos. L’usage de l’ordinateur ne supporte qu’un très petit nombre d’utilisateurs à la fois. En outre, cet objet est souvent considéré comme d’ordre privé. Si l’on peut interagir avec un nombre de locuteurs illimités, face à l’écran, on est résolument seul. dans ce cadre, aucun des jugements de valeur qui portent sur l’aspect physique, la gestuelle ou le mode de vie, ne peut être produit indépendamment de notre volonté. Seule notre expression écrite peut être soumise à évaluation. or, on l’a dit, les normes formelles sont plus souples dans les échanges médiatisés que 5.

La cyberculture au sein des news groups : analyse pragmatique des échanges, Université aix-Marseille I, mémoire de maîtrise, 1997.

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Bibliographie BANDURA, A. 1977. Social Learning Theory. Englewood Cliffs, Prentice-Hall. BLANDIN, B. 2004. « La relation pédagogique à distance : que nous apprend Goffman ? ». Distances et savoirs. Vol. 2, n° 2-3, p. 357-381.

CASTELLS, M. 2001. La galaxie Internet. Paris, Fayard. DEVELOTTE, C. ; MANGENOT, F. 2004. « Tutorat et communauté dans un campus numérique non collaboratif ». Distances et savoirs. Vol. 2, n° 2-3, p. 309-333.

GOFFMAN, E. 1991. Les cadres de l’expérience. Paris, Minuit. GOFFMAN, E. 1973. La mise en scène de la vie quotidienne : les relations en public. Paris, Minuit. GOODWIN, C. 1986. « Gestures as a resource for the organization of mutual orientation ». Semiotica. N° 62 (1/2), p. 29-49.

MONDADA, L. 2004. « Temporalité, séquentialité et multimodalité au fondement de l’organisation de l’interaction : le pointage comme pratique de prise de tour ». Cahiers de linguistique française. N° 26, p. 269-292.

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dans les échanges écrits « traditionnels ». Les normes formelles en vigueur sont celles héritées du modèle américain, peu normatif sur des règles d’orthographe qui varient d’un Etat à l’autre. Si les premiers groupes de discussion ont rapidement imposé des règles de production de contenu (normes éthiques), aucune règle formelle stricte n’a jamais été imposée. Les communications médiatisées protègent donc en grande partie la sphère d’intimité de ses participants (face négative de Goffman), en rendant moins intrusives les interactions verbales. En se sentant plus « libre », la face positive de chacun pourrait s’exprimer plus aisément, « en toute intimité virtuelle » (develotte et Mangenot, 2004). Les contraintes imposées sur l’interaction par le médium informatique, qui anéantissent certains éléments interactifs, peuvent être autant de libertés gagnées par ailleurs. Une grande variété stylistique s’exprime d’ailleurs sur les forums et dans les chats. Il ne s’agissait donc pas pour moi d’ouvrir des forums en plus des modules de cours, de créer des groupes en plus, ni même de complexifier les modalités pédagogiques sous prétexte que les outils de communication le permettent. Il me semble que la médiation technologique doit être envisagée dans ses potentialités plutôt qu’en cherchant à limiter ses freins. Selon moi, l’exploitation bénéfique des outils de communication virtuelle dans la pédagogie dépend de la mise en place de méthodes favorisant l’engagement des élèves, mais aussi de l’engagement d’un formateur et/ou tuteur qui, non seulement, croit en l’atout de ces outils, mais les investit à la mesure de sa disponibilité sans les percevoir comme une entrave à la qualité de la communication, ni même comme un « ajout » à des modalités plus traditionnelles. n

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POSTIC, M. 2001. La relation éducative. Paris, Puf (9e édition). WALCKIERS, M. ; DE PRAETERE, T. 2004. « L’apprentissage collaboratif en ligne, huit avantages qui en font un must ». Distances et savoirs. Vol. 2, n° 1, p. 53-75.

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CATHIA PAPI, FLORIAN DAUPHIN

La formation à distance : une voie vers plusieurs formes de professionnalisation ?

CATHIA PAPI, maître de conférences à l’université de Picardie-Jules Verne, UMR 7319, Centre universitaire de recherches sur l’action publique et le politique ([email protected]). FLORIAN DAUPHIN, maître de conférences à l’université de Picardie-Jules Verne, EA 4287 « Habiter le monde » ([email protected]). 1.

Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Rapport 2010, accessible en ligne : http://media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/Publications/07/2/EESR10_WEB_167072.pdf

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Au cours des deux dernières décennies, les volontés et les besoins économiques, politiques et sociaux, d’adéquation et de flexibilité des activités ont suscité un développement de la professionnalisation des cursus universitaires, de la formation tout au long de la vie et de la formation ouverte et à distance (foAd). En effet, la professionnalisation des études supérieures et, ce faisant, les liens université/ entreprise, formation générale/formation professionnelle, études/emploi, souvent débattus, ont fait l’objet de divers rapports (Hetzel, 2006 ; Goulard, 2007). La professionnalisation des formations universitaires est l’un des fondements de mesures telles que la mise en place du LMd, comprenant des licences et les masters professionnels, et amenant une réflexion sur les formations courtes de type BtS ou dut. Alors que l’enseignement supérieur s’est progressivement ouvert aux adultes à partir de 1968 dans les textes et, plus concrètement, à partir des années 1990 dans les faits (denantes, 2005), la création de diplômes professionnels semble favoriser l’attrait de l’université pour les adultes et concourir ainsi à l’essor souhaité de la formation tout au long de la vie. Comme le souligne un récent rapport du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, « en 2008, la formation continue dans l’enseignement supérieur accroît son activité de 8 % pour le chiffre d’affaires et de 3 % pour le nombre des stagiaires, par rapport à 2007 ; malgré cela, elle garde une place modeste au sein de la formation professionnelle réalisée en france [5 % du chiffre d’affaires total...] Le nombre des diplômes délivrés dans le cadre de la formation continue universitaire a continué d’augmenter en 2008. Sur les 59 000 diplômes délivrés, plus de la moitié sont des diplômes nationaux, 41 % sont de niveau II [licences et maîtrises]1... ».

CATHIA PAPI, FLORIAN DAUPHIN

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Par ailleurs, la formation à distance se développe rapidement à partir de la diffusion d’Internet au grand public au milieu des années 1990. Couplé au multimédia, Internet, au fondement du vaste champ des technologies de l’information et de la communication (tIC), est considéré comme le sésame d’une diffusion rapide de l’information, aussi bien que de la communication en temps réel. Les tIC viennent alors transformer l’enseignement à distance, désormais appréhendé comme formation ouverte et à distance (Glikman, 2002b ; Blandin, 2002). Permettant la flexibilité de la formation et son adaptation aux individus, la foAd a rapidement été envisagée comme un moyen susceptible de favoriser la formation tout au long de la vie (ftLv), dans la mesure où elle met fin à la règle des trois unités de lieu, de temps et d’action de l’enseignement en classe, tout en offrant des dispositifs plus individualisés (Bahry et debon, 2009) et plus conviviaux (Gobert, 2012) que l’enseignement par correspondance. Ainsi, au-delà des multiples définitions dont la ftLv et la foAd font l’objet et des débats sur la justesse des termes, de nombreuses décisions sont prises, aux devenirs variés (Miguet, 2011), et divers dispositifs, notamment de formation professionnelle, sont créés à l’échelle aussi bien internationale qu’européenne. dans quelle mesure ces récents dispositifs favorisent-ils la professionnalisation de leurs acteurs ? Afin d’éclairer cette question, nous proposons d’interroger la notion de professionnalisation dans ses différentes dimensions émergentes, à l’intersection des courants de modernisation de l’université, de développement de la foAd et d’essor de la ftLv, au niveau théorique, puis au niveau empirique d’une recherche menée auprès des acteurs de la licence professionnelle « activités et techniques de communication ».

La professionnalisation en question • De la professionnalisation des filières à celle des apprenants ? Bien que plusieurs études aient mis en relief les limites de la concordance entre formation et emploi (Béduwé et al., 2007), la professionnalisation recherchée au plan socio-économique et impulsée par les institutions s’inscrit d’abord dans une logique adéquationniste : « La professionnalisation, en tant qu’objectif ou intention qui traduit le souci de l’utilité des connaissances transmises par les institutions de formation et des débouchés des bénéficiaires de ces formations, englobe potentiellement la formation et l’accès aux certifications, que ce dernier passe par les diplômes ou la validation des acquis mais aussi, dans une configuration plus large, l’ensemble des processus susceptibles de transmettre et de construire savoirs et compétences dans une visée professionnalisante [en incluant les situations de travail formatrices et les différents dispositifs destinés à valoriser l’expérience et les compétences] » (Champy-Remoussenard, 2008). La tendance à la professionnalisation des formations universitaires, amorcée depuis les années 1960, notamment avec la création des instituts universitaires de

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technologie (Iut) et, à la décennie suivante, celle de maîtrises et de diplômes d’études supérieurs spécialisés, s’est accentuée à partir des années 1990. outre la création des IufM, est alors engagée la réforme de l’organisation des premier et deuxième cycles des filières générales des universités, ainsi que la création des instituts universitaires professionnalisés (IuP) délivrant des diplômes d’« ingénieur-maître ». Enfin, à l’entrée dans le xxIe siècle, s’opère un renforcement des liens entre professionnalisation et internationalisation (tremblay, 2009 ; Elliott et al., 2011) qui conduit aux projets de modernisation se concrétisant par le passage au système LMd et, en 2007, à la loi LRu (libertés et responsabilités des universités) redéfinissant les missions de l’enseignement supérieur « en y faisant figurer explicitement l’orientation et l’insertion professionnelle des étudiants et, donc, en faisant de l’employabilité des diplômes un impératif » (Cartapanis, 2009). Les termes « pro », « compétences », « employabilité » et « flexibilité » participent alors d’une même logique d’ajustement de l’offre et de la demande d’emploi, influençant les cursus d’enseignement supérieur aussi bien que les organisations supposées être apprenantes. Si le terme professionnalisation peut recouvrir diverses acceptions (demaizière et Cord-Maunoury 2003 ; Wittorski, 2008 ; Rose, 2008 ; Etienne, 2008 ; Barna 2010), ce sont ainsi avant tout « les espaces théoriques, idéologiques et pratiques qui lui sont associés, du fait des références théoriques adoptées par ceux qui y recourent et des intentions sociales qui lui sont attachées », qui lui donnent sens (Sorel, 2008). Cette logique ne se limite pas aux cursus professionnels ; elle s’intègre également à ceux considérés comme plus généraux. En effet, après la mise en œuvre de référentiels et de certificats de compétences dans les domaines des langues (CLES) et de l’informatique et Internet – C2i – (Papi, 2012), l’arrêté du 1er août 2011 relatif à la licence affirme, outre la visée traditionnelle de poursuite d’études, celle d’insertion professionnelle, et prévoit une déclinaison des attendus de la formation de licence en termes de compétences transversales et préprofessionnelles. Considérées comme plus adaptées aux sociétés modernes, les approches par compétences sont ainsi soutenues par les employeurs et par les politiques publiques. Les tIC et la foAd, permettant davantage de flexibilité des parcours et de collaboration en ligne, sont supposées favoriser de telles évolutions, et faciliter le développement de l’alternance nécessaire à l’acquisition simultanée de connaissances et de compétences. Ces changements d’environnements socio-économiques et institutionnels ne sont pas sans conséquences sur les acteurs de ces institutions, dont les représentations et les pratiques sont liées aux situations et à leur vécu (Papi, 2007). Astier (2008) insiste ainsi sur le rôle du sujet : « La professionnalisation est la démarche d’un sujet qui, dans le travail, engage non seulement ce qu’il fait et, partant propose ses performances au jugement d’autrui, mais aussi ce qu’il est comme sujet agissant mais aussi pensant, comme présent, comme histoire et comme anticipations ». dès lors, la professionnalisation de la formation et son ouverture via

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la foAd, favorisant l’accès des actifs, semble aller de pair avec la professionnalisation des acteurs en tant que développement de nouvelles compétences et de nouvelles socialisations professionnelles. Ainsi que l’écrit Sorel (2008), « la compétence apparaît comme un ensemble complexe qui correspond à une construction de sens ici et maintenant, et sur la situation, et sur les effets recherchés, et sur l’action à mettre en œuvre, ce qui implique que [1] la production de compétences ne peut se faire en extériorité selon un principe d’hétéro-structuration [Not, 1988] ; on ne produit pas de compétences, on déploie des potentiels qui les rendent possibles ; [2] la professionnalisation des individus se joue tout autant au plan des améliorations de connaissances/postures/activités cognitives qu’au plan de l’émotionnalité, des affects ou de la construction identitaire ». toutefois, façons de faire et objectifs universitaires et professionnels s’inscrivent dans des traditions différentes, au point que leur association dans un même cursus de formation peut poser problème aux apprenants et les entraîner vers des pratiques d’apprentissage et des attentes différenciées. Selon leurs situations socioprofessionnelles, leurs motifs d’entrer en formation et leurs styles d’apprentissage (frayssinhes, 2012), les apprenants sont ainsi susceptibles de mettre en œuvre des pratiques de formation variées, allant d’une prise en charge du développement des connaissances et/ou des compétences à une attitude clientéliste, au motif que la formation étant payante, elle induit l’obtention du diplôme, objectif visé (Compte et Arnaud, 2010). dès lors, le développement de la professionnalité des apprenants implique une évolution des contenus et des méthodes d’apprentissage et d’enseignement. La professionnalisation des apprenants, dans leurs fonctions ou dans celles souhaitées, semble ainsi stipuler une posture d’enseignement quelque peu différente de celle généralement pratiquée à l’université. • De la professionnalisation des formations à celle des formateurs ? Afin de favoriser la professionnalisation des apprenants, les universités sont amenées à revoir leur offre, en termes non seulement d’orientation des cursus mais également de cadres disciplinaires, de modèles pédagogiques, de modalités de formation et de publics. La tendance est au passage d’un paradigme de l’enseignement ou de la connaissance, fondé sur la transmission-restitution-application de savoirs académiques, voire de savoir-faire, à un paradigme de l’apprentissage ou de la compétence, davantage centré sur l’appropriation de savoirs, savoirfaire, savoir-être et savoir-devenir, combinés et à leur mise en œuvre dans des problématiques pratiques (Linard, 2002 ; Perrenoud, 2005 ; Lebrun, 2007 ; tardif, 2013). Si, dans les deux paradigmes, la professionnalisation peut être considérée comme une finalité de la formation – tandis que, dans le cas du paradigme de l’enseignement, cette professionnalisation est supposée survenir d’une agrégation réalisée par l’étudiant des savoirs disciplinaires présentés de façon fragmentaire au cours de la formation suivie –, dans le cas du paradigme de l’apprentissage, les

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formateurs assurent la complémentarité et la continuité des activités d’apprentissage en vue de la professionnalisation de leurs étudiants. tardif (2013) pointe les faiblesses et les limites de l’approche traditionnelle : apprentissages très théoriques, disciplinaires, peu significatifs et peu transférables ; moindre développement de la pensée critique, de la confrontation aux points de vue contradictoires et du développement des compétences permettant la résolution de problèmes complexes. Selon lui, ces différentes lacunes mettent en relief l’intérêt d’une approche par compétences, impliquant un haut degré d’authenticité et de transdisciplinarité de situations d’apprentissage, amenant les étudiants à réfléchir dans et sur l’action, et favorisant un déséquilibre cognitif requérant des apprentissages pour atteindre un nouvel équilibre. Pour ce faire, les enseignants ou les formateurs ne sont plus supposés fournir des savoirs et contrôler qu’ils ont été mémorisés, ils doivent créer des situations d’apprentissage (étude de cas, situation-problème, montage de projet, recherche, stage...) impliquant l’activité de l’apprenant. Reste alors au formateur à accompagner les étudiants en leur faisant profiter de son expertise professionnelle et à rétroagir sur l’évolution de la formation de chaque apprenant. Ce questionnement de la pédagogie universitaire a pris de l’ampleur avec le développement des technologies de l’information et de la communication pour l’éducation (de Ketele, 2010). Ainsi, différents travaux mettent en relief l’évolution du métier d’enseignant/formateur dans le cadre de formations, principalement universitaires, intégrant les tIC, voire s’effectuant en foAd avec, notamment, le glissement problématique d’une posture de transmission à une posture d’accompagnement (Guir, 2002 ; Glikman, 2002a ; Linard, 2002 ; Haeuw, 2003 ; Rege-Colet et Romainville, 2006 ; Wallet, 2007 ; Jacquinot-delaunay et fichez, 2008 ; Barbot et Massou, 2010 ; Renaud, 2010 ; depover et al., 2011 ; Papi, 2013). toutefois, bien que l’instrumentation des pratiques de formation semble propice à de telles évolutions (duveau-Patureau, 2004 ; Lameul, 2008), la majorité de ces travaux font le constat de changements en-deçà de ceux escomptés, et d’une place toujours prédominante de la transmission du savoir mobilisant les technologies dans des pratiques relativement habituelles. Est ainsi repéré un maintien des modèles pédagogiques et didactiques à l’œuvre en salle de classe dans les dispositifs de foAd, lié à la tradition et à la nature du savoir universitaire ancré dans une discipline et dans une institution, mais aussi contribuant à l’identité professionnelle de l’universitaire. dès lors, les dispositifs technopédagogiques semblent souvent adaptés aux pratiques usuelles (transmission des connaissances, études de cas, situation-problème...) favorisant la mise en ligne de cours et l’autoévaluation des connaissances, davantage que la construction des connaissances dans l’échange. Certains dispositifs semblent ainsi laisser peu de place aux formateurs non universitaires, supposer tutorer des cours qu’ils n’ont pas écrits et corriger des sujets qu’ils n’ont pas composés (vincent, 2011). de même, l’usage des technologies en cours se focalise souvent sur les

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outils de communication écrite (e-mail) ou visuelle (PAo), comme le relève l’enquête tEC-MEuS (Barbot et Massou, 2010). Même dans le cadre de la foAd, en tant qu’auteur, l’enseignant/formateur tend à produire des « cours numérisés » davantage que des « cours numériques » (Papi et al., 2009), dès lors que ces derniers conservent une forme transmissive, comme cela est pointé dans le dispositif foRSE (Wallet, 2007). Mais alors que la formation aux tIC a d’abord concerné les formateurs de la formation continue (demaizière et Cord-Maunoury 2003), et que les adultes apprennent différemment – ce qui implique des changements pédagogiques (Blandin, 2012) –, nous posons l’hypothèse que la formation professionnelle universitaire à distance conduit à une évolution de la professionnalité des acteurs de la formation, voire à leur professionnalisation, dans la mesure où elle implique une mixité d’intervenants (universitaires et professionnels) et d’apprenants (en formation initiale ou continue), et une variété d’outils induisant une rupture avec les cadres et les pratiques traditionnels de formation.

De l’individualisation de la formation à la professionnalisation personnalisée

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• Enquête sur une licence professionnelle La licence professionnelle (LP) peut être considérée comme le « dernier stade du processus de professionnalisation » (Maillard et veneau, 2008). depuis sa création en 1999, son attraction ne faiblit pas (contrairement aux licences généralistes), passant de 3 620 inscrits en 2001 à plus de 40 000 en 2009 (avec un doublement des diplômés au cours des cinq dernières années2). Nous avons mené une recherche sur la licence professionnelle « activités et techniques de communication » (LPAtC) à distance, mise en place en 2007-2008 à l’université de PicardieJules verne. Cette formation vise à former des professionnels (manager, superviseur, chef d’équipe, etc.) à des métiers impliquant des infrastructures de télécommunication ; elle suppose ainsi l’acquisition de compétences en communication, management, négociation, usage des médias, ainsi qu’une certaine maîtrise de l’anglais. Conformément à l’arrêté du 17 novembre 1999, la LPAtC « articule et intègre enseignements théoriques, enseignements pratiques et finalisés, apprentissage de méthodes et d’outils, périodes de formation en milieu professionnel, notamment stage et projet tutoré individuel ou collectif ». Elle prévoit « la répartition des diverses modalités de formation : cours, td, tP, projet tutoré, stage et, le cas échéant, autres activités pédagogiques – notamment, recours aux nouvelles technologies de l’enseignement –, ainsi que les contenus et les volumes horaires correspondants », et s’inscrit dans le cadre de la formation tout au long de la vie. 2.

INSEE 2012, France, portait social [http://www.insee.fr/fr/publications-et-services/sommaire.asp? codesage= fPoRSoC12].

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• De la formation à la pratique professionnelle Au-delà de l’étude réalisée sur les motivations d’entrée en formation des apprenants et le soutien apporté ou non par leurs entreprises (Berzin et al., 2010), force est de constater que les apprenants de la LPAtC mettent en œuvre des pratiques d’apprentissage connues : ils calent les différents modules choisis dans un emploi du temps souvent difficile à respecter, impriment, voire relient, le cours, et le surlignent. Ils font les exercices pour lesquels ils ont des réponses immédiates et posent peu de questions, malgré un besoin avéré de communication. Leurs propos oscillent entre une affirmation de leur autonomie, justifiant le manque de communication avec les autres étudiants et les tuteurs d’une part, et un besoin de retrouver la structure connue du cours oralisé les amenant à demander plus de regroupements, voire des séances de chats, d’autre part. dès lors, les cours non classiques, proposant non pas un unique fichier pdf mais des parties de cours à compléter par la réalisation d’activités et éventuellement de recherches, ne correspondent pas au style d’apprentissage de la plupart d’entre eux. Si la multiplication des supports leur semble intéressante, c’est d’abord parce que les ressources sont proposées par les enseignants. Comme le souligne un apprenant, « on tombe facilement sur des fausses informations sur Internet, donc moi, quand je fais une recherche, je ne suis jamais sûre à 100 % que ce soit véridique. Enfin, je préfère encore avoir les cours, au moins c’est quand même plus 3.

Cette recherche appelée EvalfoAd pour « évaluation de la foAd » s’inscrit dans le cadre d’un groupe de travail mis en place par Carmen Compte en 2009, comprenant Catherine Arnaud, Christine Berzin, Cathia Papi et, depuis 2012, florian dauphin.

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La LPAtC propose ainsi des modules universitaires (géopolitique, statistiques, médias, techniques d’expression, infrastructures, mémoire) et des modules professionnels (métier, management, technique de marketing, vente, télévente, rapport de stage). Les formateurs, universitaires et professionnels, peuvent, en tant qu’auteurs, choisir parmi trois formes différentes de scénarisation de cours : « magistrale », avec un écrit linéaire ; « par compétences », avec une présentation et une évaluation progressive ; « mosaïque », mêlant divers supports d’apprentissage et permettant de multiples entrées aux parcours de formations. tuteurs et apprenants ont à leur disposition différents moyens de communication (e-mail, forum, chat, calendrier, etc.) présents sur la plate-forme de formation Ines. Afin de mieux saisir la place du numérique et de la formation professionnelle dans une éventuelle professionnalisation des enseignants/formateurs et des apprenants adultes engagés dans des formations universitaires, nous avons mené des entretiens semi-directifs auprès d’une vingtaine d’acteurs (chef de projet, responsable pédagogique, responsable administratif, coordinateur, auteurs, tuteurs, étudiants3). Les entretiens ont fait l’objet d’une analyse de contenu thématique permettant de questionner divers phénomènes (Berzin et al., 2010, 2011).

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sûr ». Par ailleurs, conjuguant activité professionnelle et études, les apprenants commencent par réaliser les modules qui leur semblent les plus faciles ou les plus intéressants, et cherchent à faire au plus vite ; certains énoncent ainsi le souhait de cours moins longs, plus schématisés, et de mise à disposition de vidéos. La focalisation sur l’objectif d’obtenir le diplôme semble aller à l’encontre de la prise de distance nécessaire à l’évolution de leurs pratiques d’apprentissage. L’incarnation du « métier d’étudiant » (Coulon, 2004) semble telle qu’ils ne cherchent pas à tirer profit des différents styles de cours proposés ; bien souvent, ils n’en voient pas la différence si ce n’est celle des contraintes induites par la sollicitation d’investigations et l’absence d’un document unique facilement imprimable. En dépit de cette posture mêlant tradition de réception d’un cours et clientélisme selon lequel il s’agit de payer pour avoir des contenus tout faits plutôt que procéder à des recherches, un intérêt réel pour certains apprentissages en lien avec leur activité professionnelle est affirmé par quelques apprenants qui se servent de leurs apprentissages pour faire évoluer leurs pratiques professionnelles. Ainsi, une apprenante en poste dans une entreprise depuis neuf ans évoque les changements qu’elle a effectués dans son accueil des nouveaux entrants : « Je ne prenais pas la peine, je dis bien la peine, de les mettre..., alors je prenais un tuteur, je définissais leur place, tout ça, mais c’est vrai, je ne les faisais pas participer, c’est-à-dire qu’elles arrivaient, elles avaient un ou deux jours d’adaptation, à savoir... voilà j’expliquais la tâche, je suivais même ; en fin d’après-midi, on faisait un petit point mais désormais je vais présenter les autres services pour vraiment l’immerger chez nous [...], pour elle aussi, qu’elle se donne l’optique “pour la fin de mon séjour je pourrai voir pour celui-ci” ou “si j’ai un CdI...”, voilà, je présente un panel de ce qu’on fait, et même si ça peut un peu prendre de temps, parce que moi c’est là où je pêchais, c’est que je ne prenais pas le temps, et se dire ce temps tu le gagnes ailleurs, dans le confort, par rapport aux autres, les autres comment ils le vivent. » dès lors, s’il y a professionnalisation des étudiants qui suivent cette formation, c’est bien dans le sens de l’acquisition de certaines compétences professionnelles plus que dans celui d’une évolution des pratiques de formation, malgré une affirmation de leurs capacités de gestion du temps et d’autonomie, comme dans toute formation en ligne. Entre l’attente d’un cours numérisé, de la part des apprenants, susceptible de conforter leurs pratiques usuelles de transmission de savoirs, d’un côté, et l’objectif de professionnalisation des apprenants impliquant que ces derniers adoptent une dynamique de construction de leurs compétences professionnelles, de l’autre, quelles postures les formateurs adoptent-ils ? • Vers une évolution des pratiques de formation Alors que l’enseignant-chercheur à l’origine de la création de la LPAtC à distance prévoyait de faire de la foAd comme de l’enseignement par correspon-

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dance, en procédant à une numérisation des cours, la responsable pédagogique a su imposer son point de vue afin de proposer deux modalités de formation supplémentaires. Si certains, à l’instar du chef de projet, ont opté pour la mise en ligne d’un cours linéaire destiné aux étudiants souhaitant télécharger, imprimer et apprendre un cours en vue d’un examen sous forme de contrôle de connaissances, la plupart des formateurs ont profité des possibilités offertes par Internet et le multimédia, optant ainsi pour les structures dites « par compétences » ou « mosaïque ». L’un des facteurs qui semble favoriser cette rupture avec les pratiques d’enseignement transmissif est le fait que la plupart des formateurs ayant participé à l’écriture et/ou au tutorat des cours sont non seulement enseignants mais également praticiens dans le champ enseigné, ou intervenants dans d’autres structures de formation que l’université. Aucun n’a de réticences à l’usage des tICE, et l’apport de leurs expériences antérieures joue un rôle non négligeable dans leur façon de concevoir les cours et leurs pratiques d’accompagnement. L’un d’eux a ainsi participé à la création de plates-formes de formation au Québec et en Belgique. une formatrice explique ne pas utiliser sa messagerie personnelle, mais celle intégrée dans la plate-forme, conformément à l’obligation faite dans le cadre du CNAM où elle intervient par ailleurs. Concernant la conception des cours et des ressources à mettre en ligne, les formateurs disent chercher à se mettre au niveau et à la place de l’étudiant. Là encore, pour certains, une première phase d’adaptation est déjà ancrée dans la pratique d’écriture de manuels scolaires, et de façon plus générale, dans la délivrance de leur cours en salle de classe. Cependant, ayant tous conscience de la spécificité de la formation à distance, les formateurs déclarent s’être posé des questions et avoir beaucoup travaillé à la conception de cours afin de tirer le meilleur profit des potentialités du numérique. L’objectif était de rompre avec la linéarité et la monotonie des cours non animés, dans le but de susciter l’intérêt et la motivation des apprenants. un tel travail de multiplication des ressources et des activités témoigne de la volonté des formateurs de s’adapter à la diversité des profils d’étudiants, à défaut de pouvoir ajuster le cours en fonction des réactions, comme ils l’auraient fait en face-à-face. C’est ainsi qu’en dehors de quelques enseignants qui ont opté pour une simple mise en ligne d’un fichier pdf, l’ensemble des formateurs admettent que la foAd a induit un changement de posture. un enseignant déclare : « déjà, on n’est plus en frontal, y compris dans la posture de la proxémique, y compris dans la disposition par rapport à l’autre, et donc on est dans l’accompagnement. » Les exercices de mise en situation, les travaux relatifs aux professions des étudiants, les quizz favorisant l’autoévaluation ainsi que la formation par la recherche sont privilégiés par les formateurs pour les motiver dans la construction de leurs connaissances. toutefois, ces ressources ne suffisent pas à former les apprenants. Plusieurs formateurs insistent sur la nécessité de l’accompagnement. Bien que les forums soient peu utilisés en raison du faible nombre d’inscrits, ce

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dernier facteur semble toutefois favorable à l’approfondissement des échanges par courriels, voire, plus rarement, par chat ou par téléphone, et permet un accompagnement plus approfondi et personnalisé des étudiants.

Quelle professionnalisation des acteurs de la formation professionnelle universitaire ?

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Les tIC n’ont pas provoqué de révolution instantanée dans l’éducation, et les changements de pratiques dans les cursus universitaires généraux sont moindres. En effet, la centration sur la discipline et les cadres de l’activité propre à l’université (créneaux définis, salles non équipées, enseignants non formés aux tICE, activités pédagogiques peu valorisées) ne sont pas favorables à l’évolution des pratiques d’enseignement (depover et al., 2011). L’usage de tIC dans un dispositif de formation professionnelle, qui plus est à distance, semble plus susceptible d’entraîner des changements de posture en raison du couplage de la modalité « à distance » avec la finalité professionnalisante de la formation elle-même, d’une part, et de la richesse du parcours et de l’activité des formateurs intervenant dans ce type de dispositif, d’autre part. Alors que l’on a souvent constaté que la foAd est favorable mais non suffisante à l’évolution des pratiques de formation, il apparaît que la dimension professionnalisante de la formation elle-même est susceptible de favoriser non seulement celle des apprenants au métier visé, mais également celle des formateurs. Chargés d’accroître les compétences plus que les connaissances des apprenants, et cela sans les voir, les formateurs déclarent en être progressivement venus à créer des mises en situations accompagnées. La logique, comme l’explique un intervenant, est de « ne plus produire le cours mais de donner des ressources et de guider les apprenants pour qu’ils produisent ». Cette transition vers une mise en œuvre du paradigme de l’apprentissage n’est pas décrétée ; elle résulte de réflexions et de coups d’essai individuels, ainsi que d’échanges avec d’autres formateurs. Si une telle évolution ne se limite pas aux pratiques de formation à distance, cette dernière en a souvent été la source en raison des questionnements suscités par la rupture des trois unités classiques. Ce faisant, les témoignages d’expériences recueillis indiquent que les pratiques pédagogiques développées à cette occasion sont souvent réadaptées pour l’enseignement en face-à-face, marquant une évolution de leurs propres pratiques dans le temps et selon les situations. Nous considérons ces réadaptations comme des signes de cette professionnalisation du formateur axée sur l’apprenant. Les questionnements et les incertitudes qui ont jalonné le passage de la transmission magistrale à la classe renversée (flipped classroom) s’inscrivent dans un parcours parfois difficile, amenant certains à évoquer la nécessité de dépasser une certaine forme de culpabilisation entraînée par la rupture avec le modèle classique, ancré dans les pratiques des formateurs comme dans celles des apprenants,

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Bibliographie ASTIER, P. 2008. « La professionnalisation comme intention, comme processus et comme légitimation ». Savoirs. Vol. 2, n° 17, p. 63-69.

BAHRY, J. ; DEBON, C. 2009. « Formation professionnelle et TIC. Point de vue d’un dirigeant de grand organisme de formation ». Distances et savoirs. Vol. 7, n° 2, p. 321-334. 4.

dans le cadre de la LPAtC, il est affiché que les apprenants ont une réponse dans les 48 heures.

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pour proposer une approche a priori mieux adaptée aux adultes, en développant une nouvelle professionnalité. En effet, comme le souligne Blandin (2012), si les dispositifs appuyés sur des technologies numériques peuvent faciliter l’apprendre, c’est selon les conditions suivantes : « faciliter l’autodirection des apprentissages, rendre effectives les principales dimensions de la présence [sociale, cognitive, pédagogique] et s’appuyer sur des situations professionnelles reproduisant tout ou partie de la réalité ». Pour les apprenants comme pour les formateurs, il s’agit d’être en mesure de prendre de la distance, notamment par rapport au diplôme en jeu, pour développer une posture plus réflexive, et ainsi une réelle démarche de (trans)formation. L’une des dimensions transversales de ces conditions nous semble être l’incitation et la légitimité à emprunter de nouveaux chemins vers la connaissance, comme une forme d’autorisation ou de réconfort dans la sortie des sentiers battus. Mais alors que le tuteur peut accompagner l’apprenant sur cette voie, comment apporter un tel soutien au formateur, enseignant ou tuteur, également apprenant adulte développant ses compétences de formateur dans l’exercice de son activité (Santelmann, 2005, 2009) et, ce faisant, se professionnalisant ? Loin de tout discours péremptoire, ces acteurs innovants, de même que la coordonnatrice dite aussi « animatrice » du dispositif, font preuve d’une grande modestie et d’un investissement important dans l’accompagnement individualisé des apprenants, investissement souvent relevé, notamment dans le cadre de l’AfPA (Mayen, 2009). Mais l’aspect chronophage, les difficultés à mettre en place de nouvelles pratiques et de nouvelles activités, et la disponibilité demandée4 ne sont généralement pas pris en compte (dumont, 2007). Passant du parcours individuel de professionnalisation à celui de l’organisation, la question se pose de la professionnalité comme reconnaissance institutionnelle des activités et des compétences nécessaires à la formation. Enfin, les résultats de l’analyse de la licence professionnelle tendent également à remettre en cause l’idée selon laquelle il faudrait changer les pratiques d’enseignement pour mieux correspondre aux étudiants supposés technophiles, puisque le transfert de leurs pratiques usuelles vers le domaine de la formation ne va pas de soi. dès lors, il semblerait qu’au-delà de la mise en place de cursus professionnalisants, le développement de l’apprenance (Carré, 2005) et des usages des tICE pouvant y contribuer reste à développer. n

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BARBOT, M.-J. ; MASSOU, L. (dir. publ.). 2010. TIC et métiers de l’enseignement supérieur. Nancy, Presses universitaires.

BARNA, J. 2010. « Entre compétence et qualification, logiques et discours d’acteurs ». Dans :

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CARMEN COMPTE, CATHERINE ARNAUD

Apprendre autrement pour un public nouveau : l’apport du numérique

CARMEN COMPTE, professeure émérite à l’université de Picardie-Jules Verne, Centre universitaire de recherches sur l'action publique et le politique, CNRS-UMR 6054 ([email protected]). CATHERINE ARNAUD, consultante, chargée d’enseignement à l’université de Picardie-Jules Verne ([email protected]). 1.

Cette licence a été créée à la demande des centres d’appels qui souhaitaient qualifier leur personnel dans des fonctions d’encadrement. Les compétences en communication, sur le plan de la relation comme sur le plan technique, en sont le noyau dur.

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Le développement progressif du numérique modifie en profondeur la société, en synchronie avec le développement des usages sociaux (liens, échanges, communication, métiers, et au-delà emploi). L’apport du numérique dépasse largement le potentiel offert par les technologies précédentes en communication et en recherche, deux éléments essentiels de l’apprentissage. Il transforme ainsi le rapport aux connaissances, et sa nécessité pour un public qui n’est plus seulement l’élite. Deux constats sont à l’origine de notre réflexion. L’implantation des technologies numériques dans les systèmes de formation et d’enseignement a donné lieu à un marché de concurrences internationales attiré par la manne de « la société du savoir », lequel a boosté une relecture des apports des sciences cognitives pour appréhender – de façon rationnelle pour les uns, da façon plus interactive et autoconstructive pour les autres – le processus d’apprentissage... Les transformations socioéconomiques ont changé les données de la formation des vingt premières années de la vie. Le diplôme est à présent un sésame pour la vie professionnelle, mais il ne garantit pas la pérennité de l’emploi. Le paradigme de « la formation tout au long de la vie » apparaît alors comme la réponse à cette problématique et fait découvrir un public nouveau. L’objectif de cet article est de contribuer à mieux connaître les caractéristiques de ce public, contraint de revenir vers la formation. Les réponses apportées par les technologies numériques seront examinées ensuite, avant de conclure sur l’évolution des formes d’apprentissage. Notre réflexion résulte principalement d’une recherche transdisciplinaire sur la licence professionnelle « activités et techniques de communication (LpatC1) délivrée par l’université de picardie-Jules Verne.

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Le paradigme de « l’apprentissage tout au long de la vie » • L’obsolescence des professions et la naissance d’un public nouveau

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Le paysage démographique des apprenants s’est modifié. Si plus de 80 % des étudiants en formation initiale doivent travailler pendant leurs études, ce pourcentage est encore plus important parmi les adultes en formation continue . L’évolution économique mondiale oblige à changer rapidement, à développer des compétences « flexibles » en fonction de l’évolution des contextes et des environnements de travail. La mondialisation des entreprises nécessite une ouverture vers d’autres cultures et d’autres systèmes de pensée. Elle exige donc, de la part des professionnels, une mobilité intellectuelle et physique. En facilitant les communications et les échanges, le numérique répond en partie à ce changement. La mobilité professionnelle et le changement de la temporalité des professions (l’obsolescence des produits manufacturés atteint les professions) expliquent le besoin, exprimé par le public, d’un système de formation adapté. Le paysage démographique lui aussi a changé, bouleversant la structure sociale. Un récent rapport sur le taux de chômage des diplômés révèle le besoin de réorientation de ces derniers. a côté des diplômes, la validation des acquis de l’expérience permet de reconnaître les compétences professionnelles, sous la forme d’un diplôme ou d’une certification. De jeunes chômeurs sont pris en charge par des salariés proches de la retraite (cf. les contrats de génération) ; des seniors sont jetés dans un système d’instabilité. Il en résulte une nouvelle donne socio-écopolitique : des jeunes à requalifier, car leur diplôme initial ne conduit pas à un emploi ; des seniors à professionnaliser, eux qui, autrefois, étaient peu clients des formations. Jeunes, moins jeunes et seniors sont donc contraints de s’adapter au marché du travail et de développer des compétences nouvelles. • Un public soumis à une double injonction Consolider ses compétences pour trouver un emploi ou en changer Le public de la licence LpatC est majoritairement composé de femmes entre 30 et 40 ans, qui ont une expérience professionnelle plus ou moins qualifiée dans différents secteurs privés ou publics2. Quatre motifs d’engagement dans cette formation ont été repérés lors des entretiens : – une inscription suscitée par l’entreprise, qui a défini un parcours professionnalisant afin que son personnel accède à un poste de cadre de proximité3 ; 2. 3.

Vente, secrétariat, assistance, agents de centres d’appel, titulaires d’un diplôme professionnel bac + 2. parmi les étudiantes interrogées, quatre avaient été engagées par leur entreprise dans la formation pour se préparer à un poste de management d’équipe d’une dizaine de personnes.

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Construire son identité individuelle et professionnelle « Les milieux populaires n’échappent pas au processus de construction des identités individuelles, né dans les années 1960 et qui est au cœur du mouvement de la société d’aujourd’hui » (Guibert et Mergier, 2006). Ces mêmes auteurs rappellent qu’avoir une identité individuelle ne signifie pas nécessairement devenir un individu égoïste ; cela indique « que ce n’est plus la société qui assigne à chacun son rôle, ses attitudes, son destin : c’est à chacun désormais de s’inventer ». or la difficulté, voire l’impossibilité, de construire sa vie et de préparer celle de ses enfants est omniprésente dans les discours des milieux populaires. La perte du statut de sujet – la capacité à guider sa propre vie – est sans doute le sentiment le plus douloureux que nous avons rencontré » (ibid.). L’expression « formation ouverte et à distance » (foaD) témoigne de ce sentiment. Le terme formation a remplacé celui d’enseignement ; il met en valeur et suppose la prise en compte de la dimension psychologique et sociale de l’individu. 4. 5.

présentant plus particulièrement la connaissance des environnements et des contextes de travail. Examen final ou rendu de dossier.

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– la recherche d’une validation de niveau licence, reconnue par l’université afin d’accéder à des diplômes de niveau master ; – la reconnaissance de compétences par un diplôme universitaire, compétences qu’elles estiment non reconnues par leur entreprise. Ce diplôme devrait leur permettre de quitter l’entreprise et de mener une recherche d’emploi. – la consolidation de compétences en communication afin de développer au mieux les opportunités de trouver un emploi à l’issue de la formation. Ces motifs d’engagement ont défini des environnements singuliers et ont révélé des comportements différents concernant l’apprentissage en foaD. Les étudiantes inscrites dans le plan de professionnalisation de leur propre entreprise se sont montrées particulièrement intéressées par des modules professionnels4 qui, selon elles, leur ont permis de mieux comprendre leur entreprise, ses stratégies de développement, les compétences dont elle a besoin. Comme le signalent les chercheurs, « une étanchéité entre sphère privée et sphère universitaire explique en partie une utilisation à l’économie des ressources de la plate-forme ». La majorité des étudiantes a critiqué les modules qui impliquent une recherche et une investigation, ne comprenant pas pourquoi toutes les informations ne leur sont pas données d’emblée. Seuls les contenus notés sont consultés. 90 % des étudiantes impriment leurs documents, plus faciles selon elles à lire et à s’approprier en vue de l’examen, confirmant ainsi la fonction utilitaire du diplôme. Rares sont celles qui ont fait jouer les liens hypertextes présents dans les cours. Seuls les quizz et les évaluations ont été exécutés parce qu’ils sont bien intégrés dans leurs représentations d’un système scolaire en cohérence avec les modalités d’évaluation pratiquées dans l’université5.

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au sentiment de perdre son statut de sujet social (lorsque « l’Etat ne fait rien pour vous »), semble faire écho un sentiment d’abandon, voire de faute professionnelle : les étudiants inscrits au diplôme trouvent « scandaleux que le prof ne fasse pas son travail lorsqu’il envoie l’étudiant faire des recherches sur Internet ». Cette réaction est significative d’un décalage entre deux types d’enseignements, l’un basé sur un paradigme behavioriste, l’autre sur le constructivisme. La coexistence des deux, telle qu’elle a été voulue dans la conception de la licence professionnelle atC, semble ne pas porter ses fruits face à un public non préparé. Cependant, l’instauration de diplômes professionnels semble stimuler une évolution en bousculant la pédagogie, et en montrant la multiplicité des possibilités désormais offertes par les tIC – même lorsqu’elles ne sont pas pleinement exploitées en raison de l’investissement (temporel et financier) nécessaire pour la mise en œuvre de telles démarches et du manque d’aval des autorités institutionnelles.

Le numérique a-t-il changé les formes d’enseignement ? Quelques éléments de la recherche font apparaître des usages nouveaux,

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118 mais aussi les résistances des acteurs du processus et les limites institutionnelles. • Nouvelles formes de médiation offertes par le média numérique

Accéder à l’information n’est pas communiquer Les nouvelles structures d’enseignement ont permis de lutter contre l’isolement de l’étudiant6 en lui offrant des possibilités d’accéder aux informations. transformées en dispositifs par souci pédagogique, les plates-formes7 développent des formes variées d’interactivité : les interactions composent la communication ; les va-et-vient entre les interlocuteurs ouvrent à une coconstruction de l’information (Katz et Lazarsfeld, 1955). pour remédier à l’absence de contacts réels, ces dispositifs mettent en place des systèmes dans lesquels il faut « échanger », parfois beaucoup et de façon laborieuse (chats et forums) alors que, bien souvent, étudiants et enseignants préfèrent les échanges par mail ou par téléphone. La recherche reste donc à faire sur le design des cours à distance afin de déterminer les raisons pour lesquelles l’apprenant serait incité à réagir et à échanger. L’accès aux savoirs, désormais numérisés, est facilité pour les enseignants comme pour les apprenants, les chercheurs comme les autodidactes, ce qui modifie le rôle de l’enseignant transmetteur d’informations. on ne se fie plus 6. 7.

principale source d’échec de l’enseignement à distance traditionnel. Ensemble complexe de logiciels avec entrée unifiée, qui permet de gérer une multiplicité de tâches (communications, cours, agendas, etc.). L’historique technologique évolue ainsi de l’enseignement à distance (EaD) vers l’environnement interactif pour l’apprentissage humain (EIah).

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seulement aux références données par l’enseignant, on consulte tous azimuts. on ne fréquente plus les bibliothèques, on fait du « copier-coller » sur Internet. Le dépit manifesté par les enseignants qui s’insurgent contre le manque de discernement8 devrait les inciter à rechercher des solutions ; aucun cours n’est prévu pour exploiter correctement le potentiel des nouveaux médias. La fédération des ressources (web mining) requiert de nouvelles méthodologies de traitement des données. De transmetteur, l’enseignant doit devenir facilitateur.

• Les déterminismes positifs des diplômes professionnels Confronté à ces processus sociaux, le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, depuis deux décennies, a incité l’université à s’ouvrir aux besoins des entreprises en soutenant les diplômes professionnels, notamment à distance. La mise en place de ces nouvelles certifications induit une collaboration étroite entre universitaires et professionnels, deux profils longtemps en opposition. Le dynamisme, déjà reconnu, de l’alternance semble ainsi être renforcé par la mise en ligne des contenus.

8. 9.

Wikipédia devient la bible de toute recherche alors que les informations sont peu contrôlées. Les problèmes de références, de droits pour tout emprunt, les techniques de mise en écran avec une rhétorique très spécifique, etc. Le rôle du professeur est devenu celui de onze professionnels (Compte, 2009).

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Nouveaux postes, nouvelles fonctions pour qu’il y ait communication, c’est-à-dire implication de l’apprenant dans son processus d’apprentissage, le dispositif d’enseignement doit se transformer en environnement informatique pour l’apprentissage humain (EIah). La mise en place puis le fonctionnement d’un tel environnement doivent alors être envisagés comme une véritable production utilisant tout le potentiel médiatique. Ce travail sur un média audiovisuel ouvert aux autres pose des exigences nouvelles aux enseignants9. La démultiplication des tâches demande un travail orchestral de collaboration entre des compétences diverses et un niveau professionnel, car la classe virtuelle peut être ouverte (en ligne), et donc devenir la cible de toutes les attaques si les droits sont ignorés. Ce nouveau dispositif d’enseignement entraîne la création d’un encadrement diversifié : animateur de la plate-forme, spécialiste des médias, coordinateur, enseignant, tuteur... Notre recherche a montré que les concepteurs des cours peuvent mettre en œuvre différentes formes de scénarisation (mosaïque, magistral, compétences), et que si certains enseignants n’interviennent qu’au niveau de la conception, d’autres sont en même temps concepteurs et tuteurs pédagogiques, et assurent le suivi du formé.

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Les stages et les cursus mixtes L’habilitation donnée par le ministère prévoit une alternance entre stages et cursus. Le lien entre savoirs universitaires et savoirs d’entreprises – et sa mise en lumière publique – a obligé à revisiter les contenus de formation, la cohérence des cursus (actualisation des référentiels universitaires et nouveaux contenus de type professionnel), et surtout leur système de progression. Celui-ci ne peut plus être linéaire ; il doit être cohérent avec la mission de stage, qui consiste à embrasser l’épaisseur du réel et non pas à la réduire. Comme Morin (1990) le signale avec insistance, le réel est complexe, et il faut forger des outils de pensée proprse à affronter cette complexité.

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L’évaluation d’une action et l’évaluation de compétences Les projets de communication conçus par les étudiants à partir d’une problématique propre à l’entreprise sont présentés sous la forme de « salons » auxquels sont conviés les personnels des différentes entreprises. Devant ce public, l’étudiant présente ses modalités de recherche du thème du stage, ainsi que les pistes trouvées dans ses cours pour répondre à une problématique intéressant l’entreprise. Le jury, composé de tuteurs d’entreprises et d’enseignants, valide les projets (le travail effectué et un mémoire rapportant les étapes du processus). Les apports du mémoire de stage Ces exemples de collaboration université/entreprises autour d’un projet commun présentent, avec l’alternance, une forme d’apprentissage qui n’est pas nouvelle, mais que le numérique met particulièrement en lumière. Les étudiants construisent des connaissances tout en travaillant ; ce faisant, ils innovent pour l’entreprise (Wenger, 1998). Ils rendent visibles les liens entre théorie et pratique, et corrigent le cloisonnement des disciplines, une des causes d’échec pour l’étudiant qui ne réalise pas le lien entre ce qu’il étudie et la réalité. L’espace collaboratif mis en place dès 2002 doit permettre une transversalité avec l’entreprise et au sein de l’établissement. L’information sur ces actions se heurte encore aux cloisonnements disciplinaires et hiérarchiques. Certains espaces collaboratifs tels que « e-MIaGE » (« méthodes informatiques appliquées à la gestion des entreprises » ) offrent toutefois la possibilité de mutualiser les enseignements et les recherches menées dans différentes universités.

Apprendre autrement ? Les possibilités numériques nous ont fait passer d’un monde analogique à une société de la virtualité. La peinture et le cinéma en témoignent : on ne recopie

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plus la réalité, on l’invente, on la simule10. or, on trouve peu de traces d’une telle mutation dans notre système d’enseignement : on continue à recopier des connaissances, à les mémoriser, et à évaluer comme compétences des savoirs « à portée de clic », alors que c’est leur gestion qu’il conviendrait d’apprendre à organiser et à dépasser. L’étudiant se sent non plus isolé mais seul, dans des tâches qu’il pourrait accomplir avec un manuel traditionnel (les premiers cours mis en ligne n’étaient que des polycopiés numérisés). a présent que l’urgence est, non plus simplement de créer des données en ligne, mais d’exploiter la puissance d’agir, l’accessibilité, la multiplicité de connexions, il convient de passer d’une logique de médiatisation (ingénierie pédagogique) à une logique de la médiation (didactique sémiocognitive). or, pour mieux comprendre les processus d’apprentissage (implication de l’apprenant), pour mieux les prendre en compte dans la conception des enseignements (l’interaction) et pour intégrer les usages nouveaux des médias numériques (données visuelles et auditives en cohérence avec une réalité quotidienne familière), le recours aux sciences cognitives a été essentiel.

L’ouverture de l’université aux technologies numériques a mis en évidence des problématiques qui, jusque-là, jouissaient d’une faible reconnaissance académique : la pédagogie et la focalisation sur l’étudiant. L’accès facilité aux savoirs (formels et non formels) a souvent laissé penser que le fait de placer des étudiants face aux données était la condition d’apprentissage et que les possibilités de répétition feraient le reste. Les cogniticiens ont montré comment la répétition peut engendrer des automatismes de mémorisation distincts d’un véritable apprentissage en profondeur [l’acquisition] (Salomon, 1979). Ils ont également montré que l’autonomie nécessite une formation précise de l’apprenant aux techniques d’apprentissage11. Cette prise de conscience12 du problème de la médiation des savoirs s’est opérée plus rapidement dans le champ de la formation continue, car elle s’est imposée par les étudiants et par la concurrence interuniversitaire. Confrontés aux exigences d’étudiants devenus « clients13 », les concepteurs ont dû revoir le 10. on peut même réaliser des films avec des acteurs et des décors virtuels (cf. G Lucas, W. hurt...). 11. Cf. l’autodidacte décrit par J.-p. Sartre, seul devant l’Encyclopédie. 12. on regrette à ce propos un manque de capitalisation des expériences (nombreuses mais pas assez mises en valeur ou simplement reconnues) menées par les enseignants. on leur préfère souvent des formules venant de l’international présentées avec force sur Internet et en librairie. a contrario, les hypothèses de la recherche LpatC sont fondées à la fois sur une recherche théorique et sur une expérimentation menée dans la décennie 1990 auprès de 800 enseignants (à « distance de proximité ») dépendant de la MafpEN de Versailles. 13. Un client qui paie sa formation exige des services. Les termes de la communication par mail entre enseignant et apprenant révèlent le changement : la « cordialité » remplace le « respect ».

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• L’acceptation d’une idée nouvelle de l’apprentissage

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système de transmission des savoirs en fonction d’un nouvel environnement, et proposer d’autres formes de travail en cherchant les possibilités d’interactivité des scénarisations. or, la scénarisation suppose une connaissance de la spécificité du nouveau média audiovisuel, lequel remet en cause l’idée de progression linéaire – du simple au complexe – imposée par l’écrit.

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Une adéquation avec la réalité Chaque média transforme et modèle les opérations de pensée. La structuration mentale linéaire apportée par l’écrit est remise en cause lorsqu’il s’agit de traiter la complexité (Veron, 1987) voire d’accepter l’atomisation des notions à apprendre, comme le suggère la granularisation et comme le permettent les liens hypertextes. Les médias numériques utilisent un système de relation en analogie avec la réalité de relation interpersonnelle dans laquelle l’échange se construit avec trois modalités – verbal, non verbal et contextuel (Compte, 2009) – familières à l’apprenant. Ces nouvelles modalités d’échange ont un impact sur la nature des messages. Elles peuvent par exemple traiter l’oralité, qui revient en force via les « mobiles », alors que l’environnement institutionnel privilégie encore l’écrit pour transmettre et pour évaluer. La découverte de méthodologies diverses La conception des cours à distance a été un révélateur pour des enseignants étonnés de découvrir qu’il existe une multiplicité de méthodologies d’apprentissage, et qu’il est même conseillé de les varier selon l’étape du processus, de l’objectif, et surtout de l’étudiant14. on a longtemps accepté un modèle unique de démonstration imposé par l’enseignant, alors qu’il existe toujours plusieurs façons de résoudre un problème. C’est peut-être le changement le plus important qu’autorise l’accès facilité aux savoirs : celui de différencier les tâches et les consignes afin de pousser l’apprenant à se dépasser, à travailler sur une recherche du sens, et à ne pas se limiter à une simple mémorisation. L’apport des technologies numériques permet ce processus, à condition toutefois de ne pas considérer l’outil comme un gadget (tels les diaporamas Powerpoint utilisés ni plus ni moins comme un tableau noir moins salissant). Sa spécificité consiste à équilibrer une présentation verbale (et non pas à la répéter) par des éléments visuels destinés à faciliter la compréhension et la mémorisation. Elargir les représentations mentales de l’apprentissage La facilitation de l’accès aux savoirs permet la transdisciplinarité et l’ouverture vers la multiréférentialité (savoirs savants et informels, savoirs scientifiques 14. alors que le succès des centres de ressources en langues (CRL), dont le modèle strasbourgeois mis en place par N. poteaux a été une brillante source d’inspiration, est basé sur ce concept.

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et témoignages personnels). Les recherches menées dans différentes institutions internationales devraient être explorées par les enseignants universitaires. La nécessité de relier les savoirs a déjà été prônée par Edgar Morin. apprendre à partir de situations problématiques que l’individu peut être amené à devoir résoudre une fois revenu dans son cadre professionnel devrait conduire à une mémoire à long terme. pour qu’il y ait un changement de représentation mentale, il faut que l’apprenant soit actif, comme il l’est lorsqu’il effectue un stage. placé en situation professionnelle, l’étudiant a une attente de résultats ; il recherche des idées sur Internet avec profit car il a un véritable objet d’application sur lequel les expérimenter. La découverte des activités professionnelles devrait donner du sens aux savoirs académiques de la formation, pour peu que l’articulation entre savoirs académiques et savoirs d’actions professionnels soit réfléchie, cohérente, et manée conjointement par l’enseignant et par le tuteur professionnel • La focalisation sur l’apprenant

La motivation Elle détermine l’implication de l’apprenant et le succès du processus d’apprentissage engagé. pour la LpatC, la motivation étant majoritairement extrinsèque (obtenir le diplôme), le besoin était grand d’imprimer les cours et de les mémoriser pour réussir l’examen. L’envie d’apprendre, de s’enrichir intellectuellement15 et de se développer, a été remarquée essentiellement chez les personnes pour lesquelles l’entreprise avait aménagé un temps de formation au sein même de leur travail. La motivation était double : l’entreprise disposait du personnel sur place en cas de besoin, et elle les invitait à la faire bénéficier des nouveautés acquises dans les cours, ce qui était perçu par les intéressés comme un atout et une stimulation intellectuelle. La mise en place de l’apprenant dans un environnement interactif peut jouer ce rôle, à condition que la motivation soit activée par des études de cas, le travail en collaboration, voire par l’introduction d’activateurs (stimulateurs) ludiques tels que des quizz et des avatars. 15. Remarqué par le fait que les étudiants répondaient aux questions non notées et consultaient Internet lorsque le cours le suggérait.

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Les entretiens que nous avons conduits confirment la difficulté du changement des représentations mentales, pour les apprenants comme pour les enseignants. passer d’une focalisation sur les contenus à une focalisation sur l’apprenant engage à accepter les apports des cogniticiens concernant l’apprentissage (motivation, action, autonomie...), mais également concernant l’incidence des médias sur la pédagogie.

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L’autonomie Les psychologues s’accordent sur le fait que l’apprenant doit être « actif », seul moyen pour lui d’accéder à un niveau plus profond d’acquisition. Il doit aussi apprendre à gérer son parcours d’apprentissage avec une flexibilité permettant de jouer entre l’hétéronomie et l’autonomie, à dépasser les systèmes et à développer son adaptabilité en fonction des évolutions des environnements. Notre recherche révèle comment cette incitation à l’autonomie peut détourner un système et construire des usages : les forums et les chats ont été très peu utilisés car les étudiants se sont forgé un réseau (Facebook) avec d’anciens étudiants pour demander aide et conseil, et éventuellement récupérer les corrections de devoirs ou d’évaluations. Dans le cadre d’un enseignement à distance, la situation d’autonomie dans laquelle s’inscrit l’étudiant favorise le développement d’une coopération et d’un partage qui éliminent pratiquement la compétition scolaire. L’autonomie entraîne l’adulte à établir des priorités dans un ensemble qui semble pléthorique tant que l’apprenant n’a pas trouvé sa motivation à agir, à apprendre en fonction de priorités très basiques, fondamentalement individuelles.

Conclusion Convaincre les enseignants de la fonction que peut jouer l’audiovisuel dans le processus d’acquisition, et en même temps, persuader les apprenants qu’il peuvent apprendre autrement : voilà deux cibles nécessaires pour exploiter le potentiel offert par la technologie numérique. Ces changements touchent la déconstruction des conceptions (représentations) mentales de l’apprenant. Dans les années 1930, Gaston Bachelard a été l’un des premiers à décrire, parmi les nombreux obstacles épistémologiques, « le sens commun » qu’il faut dépasser, voire éliminer, pour apprendre. Cela paraît difficile en pédagogie, surtout lorsqu’on en vient à contredire des méthodologies inculquées dès l’enfance. Cet élargissement des représentations mentales peut être obtenu soit par l’interactivité, qui fera apparaître le savoir précédemment acquis comme une étape du processus d’acquisition, soit par un conflit cognitif, selon la terminologie néopiagétienne, en focalisant sur l’opposition des idées. En considérant l’apprentissage dans une perspective constructiviste, on accepte l’existence d’une panoplie de méthodologies dans laquelle l’apprenant peut puiser selon ses objectifs, son environnement et les connaissances qu’il doit acquérir. ainsi, la machine à enseigner – qui évoque pour nous l’oxymoron des « solitudes interactives » de Wolton (2009) et que Compte (2009) a qualifiée de « société du clic » – conserve une place non négligeable. Elle place l’étudiant dans une simulation (c’est le cas des cabines de pilotage ou des logiciels d’apprentissage du Code de la route). Il faut passer d’une application à reproduire à un calcul,

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à une organisation de la pensée, non pas dirigée par les machines mais en développant des usages qui donnent à l’individu les moyens de se dépasser et d’agir plus efficacement dans son environnement16. Le problème des institutions, et de leur structure encore peu adaptée au numérique, réside dans le fait qu’elles s’appuient sur la peur d’une soumission à l’outil, au règne de la vitesse, aux risques de la traçabilité, et à ce que l’on croit être la résignation de la pensée, la fin de l’université comme garante des valeurs éducatives et du savoir, etc. Il n’est donc pas paradoxal (Compte, 2004) que ce soient les services de formation continue des universités qui se retrouvent en première ligne lorsqu’il s’agit d’implanter des technologies numériques. En prise directe avec la réalité socioéconomique, ils sont certainement plus aptes à s’ouvrir à une vision plus mondialiste des connaissances à acquérir. n 16. Idée développée par les tenants de la « cognition distribuée ».

Bibliographie BENOÎT, D. 1995. « La communication “efficace” : convaincre, persuader, influencer, manipuler ». Introduction aux sciences de l’information et de la communication. Paris, Editions d’Organisation, p. 97-186. COMPTE, C. 2004. « Le renouvellement de l’accès aux connaissances : vers une véritable ingénierie pédagogique, ou les trois âges de la FOAD » Dans : I. Saleh, S. Bouyahi (dir. publ.). Enseignement ouvert et à distance : épistémologie et usages. Paris, Lavoisier Hermès, p. 53-72. COMPTE, C. 2009. L’image en mouvement, la médiation du regard. Paris, Hermès Lavoisier. COMPTE, C. ; BERZIN, C. ; ARNAUD, C. 2012. « Avancer ou résister au changement ? L’université et le e-learning dans la houle de la société numérique ». VI e Congrès mondial de la Mediterranean Society of Comparative Education. Hammamet, 1er au 3 octobre. GUIBERT, P. ; MERGIER, A. 2006. Le descenseur social. Enquête sur les milieux populaires. Paris, Plon. KATZ, E. ; LAZARSFELD, P. 1955. Personal Influence : The part played by People in the Flow of Mass Communications. New York, Free Press. WENGER, E. 1998. Communities of Practice. Learning, Meaning and Identity. Cambridge, University Press. WOLTON, D. 2009. Informer n’est pas communiquer. Paris, Editions du CNRS.

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JEAN VANDERSPELDEN

Le numérique ou la rencontre durable de plus en plus improbable entre l’apprenant et ses formateurs

JEAN VANDERSPELDEN, ancien animateur du réseau des ateliers de pédagogie personnalisée, membre du Forum français pour la formation ouverte et à distance (FFFOD), de l’Association pour le développement du multimédia informatisé pédagogique (MIP+), d’Adutice et de Learning Sphère ([email protected]). 1.

2.

http://blogdetad.blogspot.fr. Cet article intègre les remarques formulées par les internautes suite à la publication en ligne des quatre billets sur les apprentissages plus ou moins informels : « L’Europe en première ligne » ; « Des pratiques en entreprises » ; « Les pratiques des organismes de formation » ; « Apprenant lui-même » (mai 2011 à janvier 2012). Même si, dès 1931, Paul Valéry annonçait : « Le temps du monde fini commence ! »

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L’objectif de cet article est de poursuivre l’illustration du rôle-clé que les tuteurs et les formateurs vont assumer dans le cadre d’actions de formation, immanquablement de plus en plus ouvertes, pour s’adapter aux contraintes, aux opportunités et aux invitations à apprendre offertes par la société numérique, dite société de la connaissance... Cet article regroupe quatre billets publiés sur le blog t@d (tutorat à distance) animé par Jacques Rodet1. En avril avril 2011, une journée d’étude organisée par la revue Savoirs avait pour thème : « Les apprentissages informels, continent caché de la formation tout au long de la vie. » Tout est dans le titre2 ! Koïchiro Matsuura, directeur général de l’unEsCo, faisant allusion à la soif mondialisée de compétences, proclamait en octobre 2008 : « Aujourd’hui, ce n’est plus le savoir qui tourne autour de la société, c’est la société qui tourne autour du savoir. » Cette inversion explique en partie le nouveau zoom pour cet eldorado de la connaissance. De même que la partie visible d’un iceberg ne représente qu’un neuvième de sa masse totale, et qu’il est difficile de déterminer la forme de sa partie cachée, la part invisible des diverses formes d’apprentissages, notamment dans le cadre de la formation continue et professionnelle, si elle faisait l’objet de recherches plus approfondies, impacterait nos représentations, nos organisations et nos gestes professionnels. Ces postures adaptées nécessiteraient de conforter la reconnaissance de la capacité naturelle de chacun à apprendre et à s’autoorganiser dans ses apprentissages.

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Cette nouvelle donne se mettrait d’autant plus facilement en place que les contextes ouverts valoriseront durablement les acquis diffus dans les différents espaces-temps de nos vies.

L’Europe, à l’initiative

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Les premiers textes abordant précisément cette question émanent de la Commission européenne3, dans le cadre de la mise en place de sa politique d’« apprentissage tout au long de la vie ». La Commission donne de l’apprentissage trois définitions, qui constituent des références sur lesquelles chaque acteur s’appuie avec sa propre approche. L’apprentissage formel se développe dans des lieux institutionnalisés, dédiés à la formation, où il existe une intention explicite partagée de mettre en œuvre, et donc de profiter, de conditions d’un environnement propice à un apprentissage observable et quantifiable. Ces actions aboutissent à une certification plus ou moins marquée. Ce sont, bien-sûr, les écoles, les lycées, les CfA, les universités – publiques, privées et corporate –, les organismes de formation, mais aussi, plus récemment, les points d’accès à la téléformation, et tout ce que l’on appelle communément l’appareil d’éducation et de formation continue, mis en place et piloté dans chaque pays. L’apprentissage non formel correspond à la volonté d’une personne de fréquenter un lieu culturel, associatif, familial ou autre, pour apprendre convivialement. Ce peut être le partage d’une recette de cuisine, la pratique d’une langue étrangère ou d’un sport, la maîtrise d’un instrument de musique ou des techniques théâtrales, la prise en main guidée d’un outil informatique, l’exploration instrumentée du ciel étoilé, la mise en œuvre d’une culture bio dans son jardin, la gestion d’un territoire... Avec cette deuxième approche, la Commission européenne définit la dimension citoyenne comme un levier important pour un accès de proximité, entretenu et démultiplié, des connaissances. Pour cela, apparaissent, diversement en Europe, des dynamiques territoriales avec des organisations d’échanges réciproques de savoirs, des espaces ouverts d’apprentissage, des lieux de proximité, des cercles communautaires, des espaces publics numériques et de multiples associations. L’apprentissage informel naît d’une multitude de situations qui s’inscrivent dans la continuité de notre vie personnelle, sociale ou professionnelle. Grâce à l’observation, l’imitation, l’échange, l’action, la production, la collaboration, il

3.

En 2004, la Commission européenne publiait les premiers textes reconnaissant l’importance et la pertinence de l’apprentissage, en dehors du contexte de l’éducation et de la formation formelles. La même année, le Conseil européen adoptait une série de principes communs pour l’identification et la validation de l’éducation et de la formation non formelle et informelle (http://ec.europa.eu/education/lifelong-learning-policy/doc52_fr.htm).

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permet d’acquérir ou de renforcer un savoir ou un savoir-faire, base de nos compétences. Ces temps enrichissent notre potentiel d’expériences, sans pour autant être repérés comme des temps de formation stricto sensu. Des études nordaméricaines estiment que plus des deux tiers de nos savoirs sont aujourd’hui issus de cette dynamique personnelle diffuse.

Formaliser l’informel

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Ce qui semble distinguer ces trois types d’apprentissages, c’est le croisement des intentions institutionnelles et personnelles. Pour le premier cas, elles s’entrelacent clairement, à condition que l’apprenant (l’élève, l’étudiant, le stagiaire...) s’appuie sur une motivation continue pour apprendre. Dans le deuxième cas, l’une est en partie absente, mais l’autre assure à elle seule une implication forte. Enfin, dans le troisième, aucune n’est affichée ou activée, et pourtant, cette situation apparaît comme la plus productive en termes de « capital savoir ». Les apprentissages informels marquent un paradoxe. on apprendrait plus quand on n’apprend pas ! La projection de ce paradoxe est susceptible de tracer quelques voies fertiles pour valoriser la capacité fondamentale de chacun à apprendre, mais aussi quelques pistes gênantes pour marginaliser l’apprentissage formel, au profit survalorisé d’apprentissages informels, en quelque sorte instrumentalisés. Dans le premier cas, il s’agit d’une opportunité forte pour installer, sur des bases saines et stimulantes, une relation tutorale d’accompagnement douce, associant toutes les formes d’apprentissages complémentaires. Dans le second, il pourrait être question de faire porter une grande part de responsabilité sur la personne, en cherchant à limiter, là aussi pour des raisons essentiellement économiques, les temps de formation formelle. En reprenant la citation, elle aussi paradoxale : « on apprend toujours seul, mais jamais sans les autres ! », Carré (2005) rappelle la dimension immanquablement sociale de tout apprentissage. Qu’ils soient formels ou informels, ce sont les interactions avec ses proches, pairs et tuteurs, qui donnent sens et valeur à nos apprentissages. si l’Europe porte haut et fort le concept d’apprentissage tout au long (et tout au large) de la vie, il reste à le mettre en œuvre de manière cohérente et durable. une pluralité de territoires et de publics est concernée par cette dynamique ouverte de porosités positives négociées : formel-informel certes, mais aussi individuel-collectif, personnel-professionnel, ou en termes d’activités comme proximité-distance, s’informer-se former-s’autoformer, travailler-apprendre-collaborer, simuler-jouer-tester, réel-réel augmenté-virtuel, etc. nous nous proposons d’éclairer ces territoires, où l’explosion du numérique favorise de nouveaux rapports au monde, avec un lien fractal aux savoirs éclatés. Cela génère de nouveaux espaces-temps d’apprentissage. nous souhaitons y intégrer vos éventuelles remarques, via les commentaires recueillis sur le blog t@d, pour mieux

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cerner l’inévitable alliage, subtil, personnalisé et fort, entre nos apprentissages formels et informels. Dans notre contexte lié à l’accompagnement, nous cherchons à en tirer profit pour mieux ajuster et consolider la place du tutorat dans ce double effet de résonance et de mise à distance.

Des pratiques dans les entreprises

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• Une évolution relativement récente, même si... Depuis les lois de 1971, dans un contexte économique tendu, lié à une modernisation constante des modes de production des biens et des services, et à une interdépendance généralisée et numérisée, une bascule s’est progressivement opérée dans notre secteur. on est passé d’une logique instituée de formation professionnelle à une logique de plus en plus personnelle, dite de professionnalisation (Quentin et Bagorski, 2009). L’aptitude et la responsabilité d’entretenir son « employabilité » sont aujourd’hui clairement partagées entre l’entreprise et le salarié. Pour cela, en fonction de la taille, de la nature et du secteur des entreprises, plusieurs stratégies peuvent être observées, dont l’une porte explicitement sur la prise en compte et la valorisation des apprentissages informels exercés dans l’espace-temps de travail. Les grandes entreprises ont été les premières à se saisir de la question. Elles ont considéré cette tendance comme un axe innovant de régulation potentielle des organisations devenues de plus en plus complexes. on demande au travailleur de s’inscrire dans la ligne managériale collective, canalisant le champ d’actions possibles, et en même temps, de faire preuve d’initiative individuelle dans le savoir-agir, pour être un professionnel durablement compétent. L’une des manières de réduire cette tension porterait sur la capacité de chacun des travailleurs, y compris les travailleurs du savoir, à maintenir son efficacité, en développant des modes diversifiés d’apprentissages, essentiellement informels. Ce sont les savoirs acquis sur son poste, ou en situation de travail, agissant en production, en imprégnation, en interaction, en régulation, en veille... Dans cette perspective, l’apprentissage informel devient un gisement de développement de compétences, à l’initiative et à la disposition de chacun. on serait ainsi mieux armé pour faire face aux résolutions de problèmes, à la prise de décision et à la créativité permanente, souhaitée, attendue ou exigée, dans notre bulle professionnelle. Il s’agit de profiter, en continu, de toute situation pour se former, et ainsi anticiper les ruptures de production ou les dysfonctionnements possibles dans son activité, celles de ses collègues ou de ses partenaires, et aussi faire preuve de créativité. Apprendre et travailler ensemble, ou travailler et apprendre ensemble (Batier et ferro, 2009), tel serait le nouveau challenge qui, on le pressent bien, ne

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concerne aujourd’hui qu’une minorité de personnes4 et qui, en même temps, a toujours existé, par exemple entre compagnons.

• L’impact du numérique L’essor des technologies numériques est l’une des raisons majeures de la démultiplication des situations professionnelles propices aux apprentissages informels. En conséquence, dans notre société digitale, la question même de l’intérêt de la distinction entre formel et informel peut se poser (Meichel, 2010). D’abord, l’effet Internet nous permet d’accéder instantanément à une masse d’informations et de contacts, porteurs de rebond et de sérendipité, favorables aux apprentissages instantanés. Il suffit de disposer d’un poste connecté. L’explosion des outils et des pratiques Web 2.05 place chacun de nous en position d’émetteur éventuel de contenus, plus ou moins intéressants, selon notre e-réputation, établie en partie par 4. 5.

A l’évidence, tous les postes de travail ne se prêtent pas de la même manière aux opportunités d’apprentissage informel. une étude réalisée par GfK en 2010 estimait qu’un salarié sur deux disposait d’un email professionnel dans les PME françaises de moins de 250 salariés. Voir le site http://www.servicesweb20.com

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• Des contradictions et des opportunités possibles D’une occasion naturelle d’apprentissage permanent, le risque pourrait être de donner une nouvelle responsabilité individuelle, soit trop forte ou insufisamment accompagnée, soit en contradiction avec le mode de management de l’entreprise. La reconnaissance des savoirs, liée aux apprentissages informels, ne peut s’inscrire efficacement que dans des organisations souples, favorisant une culture et des pratiques de collaboration, terrain fertile à un apprentissage transversal et collectif. L’autre dérive possible serait de considérer l’espace des apprentissages informels comme un substitut à la faiblesse de pilotage des projets ou à la substitution d’autres actions de professionnalisation, dont la formation « traditionnelle », comme le fameux « stage », modalité toujours dominante. Le cabinet Interface, témoin de la journée organisée en avril 2011 sur les apprentissages informels, a repéré, non pas des catégories d’apprentissages, mais plutôt des types de situations informelles dans lesquels les apprentissages personnels peuvent naître et se déployer. Ces situations propices aux quatre apprentissages informels sont les suivants : l’ajustement (le travailleur acquiert uniquement les compétences nécessaires pour être à l’aise sur son poste de travail) ; le dépassement (l’employé rebondit sur cette situation pour acquérir de nouvelles connaissances ou de nouvelles compétences) ; la signature personnelle (par cet apprentissage nouveau, la personne apporte sa touche personnelle sur le produit ou le service, sous forme d’innovation) ; enfin les apprentissages déviants (le salarié transgresse le protocole établi pour faciliter une intervention favorable à la production ou à la relation client, par exemple).

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nos pairs. Cela multiplie les occasions d’échanges et de collaborations, sur le lieu de travail ou non, sur le temps de travail ou non, sur le sujet de travail ou non, selon les conditions catalysant les échanges6 porteurs d’innovation ! Dans ce monde digital, les frontières s’estompent : celles qui nous empêchent et celles qui nous protègent, celles aussi qui délimitent nos sphères personnelles. • Eclairer et valoriser l’informel Dans cette dynamique de l’entreprise apprenante, surgissent des questions organisationnelles, juridiques et éthiques. Avec ce type d’approche horizontale d’entretien et de renouvellement des savoirs liés aux tâches, chaque acteur est en quelque sorte tuteur de sa propre communauté de travail, elle-même tutorante. La confiance entre collègues, ainsi que le partage des valeurs communes sur le travail et l’apprentissage, semblent constituer un socle nécessaire de reconnaissance et de régulation de ces nouveaux e-apprentissages informels. Pour cela, les démarches liées à la VAE et aux portfolios constituent indéniablement des pistes intéressantes.

Les pratiques des organismes de formation

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• Des questions anciennes Bien avant qu’apparaisse le concept d’apprentissage informel, tous les acteurs de la formation, notamment celle des adultes, avaient en tête la question de la mobilisation optimisée de la personne dans son éducation. si la quasi-totalité des apprentissages informels reposent sur une motivation réelle, plus ou moins revendiquée, la proportion n’est plus la même pour les apprentissages dits formels. L’idée première serait donc de puiser, dans les situations où l’on apprend naturellement, quelques invariants qui pourraient être repris dans le cadre des dispositifs de formation, pour favoriser des acquis, disons moins spontanés, plus cadrés, accompagnés, voire tutorés... • La dimension en partie utilitaire des apprentissages Dès 1973, Bertrand schwartz estimait qu’un adulte ne se forme pas s’il ne trouve pas dans sa formation une réponse à ses besoins dans sa situation. Le caractère utilitaire de la formation est un élément-clé du passage à l’acte d’apprendre, en vue de changer durablement ses pratiques dans sa situation personnelle ou professionnelle. Cette dimension utilitaire, une parmi d’autres, est perçue différemment par chaque personne. Elle varie selon sa capacité à anticiper, dans son contexte social, plus ou moins intensément, les changements promis par un accroissement de ses connaissances ou de ses compétences. 6.

on peut noter la contradiction d’une stratégie de rémunération individuelle au mérite, dans des équipes eprojets, de plus en plus nombreuses, dont la réussite collective repose sur la qualité des échanges de confiance continue entre pairs.

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• Quelques illustrations de cette bascule en cours En tant qu’acteurs de la formation, nous sommes donc partiellement amenés à ne pas tout cadrer, mais à organiser, sur nos territoires, des pratiques ouvertes avec des formes de porosités positives, où l’apprenant puisse se projeter au mieux. on peut illustrer cette évolution par les points suivants : – les parcours sont de plus en plus individuels, avec un accompagnement personnalisé qui vise à « gérer » la motivation, en début de parcours, et à réguler les interactions des pairs durant la formation ; 7.

Pour illustration, voir l’offre www.classilio.com, avec l’offre « formation-pédagogie » sur le e-learning, avec le « rapid e-learning » ou parcours « Woab » ou « App’i » et sur le tutorat à distance avec le parcours «Tut’».

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• Organiser et animer des dispositifs facilitants Pour qu’une personne se reconnaisse apprenante, plusieurs approches ont été mises en œuvre, souvent de manière complémentaire : histoire de vie, entretien d’explicitation, biographie pédagogique, apprendre à apprendre, sentiment d’efficacité personnelle, etc. Dans tous les cas, c’est bien dans la relation et dans l’interaction que chaque personne peut s’inscrire dans une logique d’autodétermination. L’essoufflement relatif de la formule stage est réel, même si une récente étude de la Cegos repérait cette situation encore comme largement dominante pour la formation des salariés. on peut apprendre partout, même en stage ; si un train peut en cacher un autre, un apprentissage (formel) peut en porter un autre (informel). Dans notre société dite de la connaissance, cette frontière a-t-elle encore un sens (Lamontagne, 2011) ? Pour une grande partie des apprenants, particulièrement les moins qualifiés, ces dynamiques, qui alterneraient, associeraient ou conjugueraient intentionnellement situations formelles et situations informelles, semblent nécessaires et reposent sur notre capacité d’ouvrir la formation. Il s’agirait de jouer sur une combinaison évolutive des unités de temps, de lieux et d’action, au bénéfice d’une plus grande souplesse et d’une diversité des situations d’implication, d’apprentissage, de production et de validation, qui composent le parcours de formation. Pour une formation individuelle et flexible, les fonctions tutorales permettent de tisser les liens nécessaires pour que l’on puisse accepter, tant du côté de l’apprenant que du côté des appreneurs, une succession d’ordre et de désordre. Cette oscillation est apparente à des degrés divers pour l’institution, pour le formateur, le tuteur, et surtout pour l’apprenant ; le seul, au final, à redonner du sens à toutes ses activités et ses interactions. L’apport des plates-formes de téléformation, des classes virtuelles7, des web-TV, des outils collaboratifs et de communication, mis en place par les organismes de formation et leurs partenaires, vise à faciliter l’autonomie graduelle des apprenants, et des communautés d’apprenants, dans ces nouveaux espaces-temps d’activité.

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– des parcours de formation se déroulent sans la présence continue d’un formateur et associent l’intervention d’un tuteur sur les plans méthodologique, social, cognitif et technique, dans une dynamique d’autoformation accompagnée, telle que peuvent la mettre en œuvre les ateliers de pédagogie personnalisée (APP) ; – plusieurs prestataires interviennent en complémentarité sur le déroulement d’un parcours. La participation croissante des bibliothèques, des médiathèques, des espaces publics numériques (EPn) ou des points d’accès à la téléformation (p@t) dans le déroulement des parcours individuels de formation, illustre cette tendance territoriale ; – l’accent est mis moins sur les contenus (toujours à concevoir, produire, actualiser et diffuser) que sur l’accompagnement et sur les interactions pour favoriser l’autoformation, l’autorégulation et la métacognition ; – l’amont (bilan de compétences, démarches VAE, valorisation des compétences transversales...) et l’aval (certification, e-portfolio, passeport de formation...) du parcours de formation sont de plus en plus déterminants dans l’implication et la réussite de l’apprenant ; – la diversité stratégique des situations d’apprentissage et de production, ainsi que celle des modalités d’intervention, est mise en œuvre avec une alternance de situations individuelle et collective, distante et de proximité, d’ordre et désordre, de présence et d’absence, de réel et virtuel, où la juste mobilisation des outils et des ressources numériques, en particulier web 2.0, est un élément-clé. La plus-value d’une prestation de formation, de e-formation, voire de econseil, se centre de plus en plus sur la régulation et, au final, sur la validation du parcours, en intégrant le fait que l’on apprend de plus en plus hors institution. La mise en valeur du savoir informel devient un passage obligé. un alliage semble nécessaire entre formel et informel, sans substitution mais dans la complémentarité et la continuité, en rappelant que nos apprentissages informels contribuent à colorer, à diversifier et à structurer nos savoirs.

L’apprenant, lui-même Dans les trois premiers épisodes de cette série, la tendance des arguments avancés était de marquer une frontière (fictive) entre les apprentissages formels et informels, et en même temps d’égrener les porosités positives présentes dans nos vies. A l’évidence, l’apprentissage informel est aussi présent dans l’apprentissage formel, et inversement ! Le point de vue de l’apprenant, développé plus haut, confirme le fait que, dans la société numérique de la connaissance, ce n’est plus la personne qui se déplace physiquement vers le savoir, ce sont les savoirs qui, sous différentes formes, s’offrent aux personnes via leurs activités personnelles, sociales et professionnelles. De nombreux espaces-temps entremêlés s’ouvrent à nous.

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• Une capacité d’auto-organisation Au xIxe siècle, l’historien H. Brooks Adam proclamait : « Ceux qui savent apprendre en savent assez ! » Aujourd’hui, la fracture sociale repose sur les mêmes bases : ceux qui savent « apprendre à apprendre », et les autres ; ceux qui savent et peuvent profiter de toutes les situations pour développer leurs compétences, et les autres. Ces conditions peuvent être intentionnelles ou fortuites, expérientielles ou didactiques, autodirigés, ou non, formelles ou informelles. Les personnes déploient des motivations variées pour exploiter positivement ces situations : le plaisir, la nécessité, le hasard, la curiosité, la compétition, le défi, le jeu, l’échange, le don..., à la seule condition de se reconnaître et d’être reconnues comme « apprenant tout au long et tout au large de sa vie ». nos métiers d’acteurs du savoir, dont celui de tuteur, ont donc un double fondement : participer au développement des compétences et accompagner la capacité de chacun à s’inscrire durablement dans sa propre dynamique d’apprenance. Dans l’aménagement de ses temps et de ses espaces, iI s’agit d’apporter un nouvel éclairage sur les concepts de motivation et de régulation, et de les utiliser comme leviers du « sentiment d’efficacité personnelle », proposé par Bandura dès 1997 (Lecomte, 2004). La confiance en ses aptitudes personnelles d’autodirection se développe dans un

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• Une capacité d’adaptation Dans toute situation formelle d’apprentissage, l’écolier, le collégien, l’étudiant et le stagiaire s’adaptent. nathalie Deschryver (2010) rappelle l’importance de la perception qu’ont les apprenants de leurs environnements éducatifs ou formatifs, et de leur capacité à y ajuster leur comportement. De manière un peu caricaturale, on pourrait dire qu’ils se retrouvent : soit dans un système plutôt fermé, où le modèle s’appuie sur la transmission des savoirs en privilégiant le modèle « mémoriser pour hiérarchiser » ; soit dans un dispositif plutôt entrouvert, où l’organisation vise une dynamique d’aide à l’appropriation des connaissances, en mobilisant le schéma « explorer pour structurer ». Dans ces deux références, la place de l’apprenant n’est pas la même et sa disposition à prendre des initiatives, à faire des liens, à s’appuyer sur ses expériences, et donc à mobiliser ses apprentissages informels, n’est pas valorisée de la même manière. Plus l’environnement sera ouvert, en articulant et en régulant des espaces-temps d’apprentissage et de production favorables aux interactions et à la collaboration, plus les participants auront tendance à enrichir leurs échanges, en liant et en renforçant leurs postures d’apprentissage dans leurs sphères publique et privée. A l’inverse, pour éviter de subir des situations difficiles (des injonctions paradoxales peuvent être formulées dans des systèmes laissant finalement peu de place à l’initiative individuelle ou collective), ils apprennent vite à mettre des barrières, nécessaires et provisoires, entre leur temps de formation (à l’école, à l’université, en organisme ou en entreprise) et leur vraie vie.

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continuum, entre un milieu capacitant organisé avec des ressources, des managers, des formateurs facilitateurs, et un milieu ouvert, animé d’initiatives personnelles et des stratégies collaboratives avec ses proches et ses pairs.

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• Une capacité d’outillage si, aujourd’hui, sur Internet, on peut « lire la télévision », « écouter son journal », « regarder la radio » et « consommer à domicile », d’autres activités, plus formatives, apparaissent avec l’usage croissant des machines connectées, comme les tablettes ou autres ordiphones. on peut mobiliser ses outils numériques8 pour transformer des temps personnels et/ou professionnels en une succession de micro-séances d’autoapprentissage : échanger au sein d’une communauté d’intérêts ; actualiser et enrichir son blog ou son site ; tenir à jour et animer ses liens sur son réseau social ; consulter une encyclopédie en ligne ; contribuer à distance à la rédaction d’une note dans un espace collaboratif ; se téléformer avec des portails, des LMs, des classes virtuelles, des web-TV ; bénéficier d’un soutien distant par visiophonie... Plus que l’outil, ce sont bien les fonctions de mémoires partagées et d’échanges facilités dans les organismes de formation ou dans les entreprises (Domon, 2011) qui vont donner du sens à nos activités réflexives d’apprentissage collaboratif. Au-delà de la réelle fracture numérique, si les équipements personnels se généralisent, là encore, on peut constater qu’une partie des internautes utilisent avec plus d’efficacité et de pertinence ces technologies pour conforter leur dynamique d’apprentissage tout au long de leur vie. Pour certains, la société de consommation reprendra ses marques dans un triptyque marketing social, local and mobile 9. En s’adaptant, en s’autoorganisant et en s’outillant, chaque personne peut prendre l’initiative de faire résonner ces temps d’apprentissages formels et informels à son bénéfice. Pour cela, une double condition semble nécessaire : être (et avoir été) valorisé sur ses territoires comme sujet apprenant ; interagir dans des environnements relativement sereins. Du côté des apprenants, on pourrait dire que la reconnaissance précède la connaissance, et cela quel que soit le niveau de numérisation de son entourage. n

8. 9.

ses propres appareils (byod : bring your own device) ou ceux disponibles dans des lieux ad-hoc : EPn, p@t, APP, of, CfA, bibliothèque, médiathèque, association, université, entreprise, etc. Voir liste des espaces publics numériques sur :http://delegation.internet.gouv.fr/bddui/api/accespublic/index.php SoLoMo terme proposé par John Dorr en février 2011 (http://schott.blogs.nytimes.com/2011/02/22/solomo/) et issu de l’évolution marketing du Web 2.0. on peut facilement passer de SoLoMo à SoLoMoCo, en ajoutant le Co de commercial de notre société de consommation qui englobe successivement la société numérique et la société apprenante.

JEAN VANDERSPELDEN

Bibliographie, filmographie

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BATIER, C. ; FERRO, A. 2009. Apprendre et travailler ensemble. Causerie Spiral, disponible sur http://www.dailymotion.com/video/xbm5c0_causerie-spiral-apprendre-et-travai_school CARRÉ, P. 2005. L’apprenance, vers un nouveau rapport au savoir. Paris, Dunod. CHARLIER, B. ; HENRI, F. (dir. publ.). 2010. Apprendre avec les technologies. Paris, puf. DESCHRYVER, N. 2010. « Internet, quel impact sur les manières d’apprendre ? ». Dans : B. Charlier, F. Henri (dir. publ.). Apprendre avec les technologies. Paris, puf, p.181-191. DOMON, F. 2011. Apprentissage formels et informels : leçons de la méthode Kaizen et importance du feed-back, http://www.socialearning.fr/nos-actualites/167-apprentissagesformels-informels-kaizen-feedback LAMONTAGNE, D. 2011. La systématisation des apprentissages informels. Formadi/Thot Cursus, http://cursus.edu/media/upload/2_LB-AppInfThotCursus.pdf LECOMTE, J. 2004. « Les applications du sentiment d’efficacité personnelle ». Savoirs. N° 5, p. 59-90. MEICHEL, F. 2010. Apprenance en réseau, entre formel et informel, http://www.entreprise collaborative.com/index.php/fr/articles/163-apprendre-en-reseau-entre-formel-et-informel. QUENTIN, J.-C. ; BAGORSKI, R. 2009. L’émergence de la notion de professionnalisation. Vidéo de l’Université ouverte des compétences (www.leclub.org). SCHWARTZ, B. 1973. L’éducation demain. Paris, Aubier-Montaigne. VALÉRY, P. 1931. Regards sur le monde actuel. Paris, Stock.

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CAROLINE LE BOUCHER, JÉRÔME ENEAU

Les réseaux d’échanges réciproques de savoirs à l’heure du numérique

CAROLINE LE BOUCHER, doctorante à l’université de Rennes 2, EA 3875, Centre de recherche sur l’éducation, les apprentissages et la didactique ([email protected]). JÉRÔME ENEAU, maître de conférences à l’université de Rennes 2, EA 3875, Centre de recherche sur l’éducation, les apprentissages et la didactique ([email protected]).

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Devant la puissance métaphorique du terme « réseau » (Musso, 2003) et à l’heure d’une multiplication des offres d’apprentissage en réseaux coopératifs, l’intérêt pour « l’apprenance » ou l’émergence de « territoires apprenants », les idées de société de la connaissance, d’échanges et de mutualisation à travers les réseaux sociaux, ont fortement contribué à la mise en place de nouveaux dispositifs de formation. A travers l’examen sociohistorique des réseaux d’échanges réciproques de savoirs (désormais rers dans le texte), comme dispositif d’autoformation et de coformation à la fois, la question est de comprendre cette évolution dans le temps, entre continuité et innovation, dans leur forme de transmission et de distribution des savoirs et des connaissances proposés (santelmann, 2012), mais aussi dans leurs relations aux systèmes éducatifs et formatifs existants. Issus de l’éducation populaire, les rers mettent en avant des valeurs de coopération, d’apprentissage permanent, de responsabilité et de mutualisation ; ils reposent en outre sur une double finalité d’émancipation et d’autonomisation, mais aussi sur la construction de collectifs « équilibrés », privilégiant la réciprocité et la solidarité (eneau, 2011). Cependant, un double mouvement questionne la place du numérique dans ces formations en réseaux : d’une part, tous les rers ne se sont pas emparés du numérique, les réseaux sociaux et les réseaux numériques n’y sont donc pas isomorphes ; d’autre part, certaines expérimentations basées sur des échanges réciproques « médiatisés » ou des formations « hybrides », en contexte professionnel notamment, montrent que ces modalités et ces valeurs peuvent bousculer les finalités de la formation, et même la « culture d’entreprise ».

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Après avoir défini le dispositif et ses différentes dimensions, l’article propose d’établir des résonnances entre ces dispositifs d’apprentissage et les rapports potentiels entre « monde numérique » et « monde des rers ». sont ensuite présentés des exemples de dispositifs ayant des caractéristiques proches des rers, mais où l’outil numérique occupe une place centrale, afin de comprendre le rôle que celui-ci peut jouer dans la transformation des frontières entre l’apprentissage formel et informel, ainsi qu’entre la formation professionnelle et la formation permanente. Nous conclurons par les points de convergence et de divergence, ainsi que par les apports potentiels de ces différents dispositifs.

Un bref historique des réseaux d’échanges réciproques de savoirs1

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en 1964, une institutrice, précédemment engagée dans des mouvements d’éducation populaire, arrive dans la ville d’Orly. Motivée par la lutte contre l’échec scolaire, Claire Héber-suffrin élabore une démarche pédagogique permettant la mise en visibilité et le partage de ressources. A partir de 1971, elle utilise les outils pédagogiques d’un groupe Freinet local. Le milieu des années 1970 est une période de forte évolution : intégration des idées d’Illich ; passage des premiers élèves au collège et changements d’alliés au sein de l’école ; pratiques d’apprentissage devenant plus informelles, coopératives et ouvertes aux adultes. Ce groupe, nommé le « réseau », n’a pas encore de statut juridique, mais il s’inscrit dans un mouvement d’éducation populaire qui, historiquement, a des objectifs sociaux, militants et politiques, de participation active de tous à la société (Poujol et Hédoux, 2005 ; Verrier, 2005). Le projet à l’école devient finalement controversé sur le plan institutionnel, et l’institutrice démissionne en 1976. Parallèlement à ces prémisses, tout au long des années 1970, les acteurs de l’éducation populaire s’institutionnalisent et se professionnalisent dans le domaine de l’animation et des loisirs (Verrier, 2005 ; richez, 2011) ; l’éducation permanente devient un enjeu important. (Poujol, 2000). en tant que moyen d’éducation permanente et de lutte contre l’exclusion, les « réseaux de formation réciproque et de création collective » sont alors proposés en 1979, par Marc Hébersuffrin, adjoint au maire et chargé des affaires sociales dans la ville nouvelle d’evry. Ils essaiment à partir des réseaux personnels des initiateurs, puis d’autres groupes se créent et commencent à se coordonner en 1985, avec une charte interréseaux. Le Mouvement national des réseaux d’échanges réciproques de savoirs (Mrers) est crée en 1989 sous forme associative. Ce « réseau des réseaux » est chargé de la médiation entre les réseaux locaux, de l’aide au démarrage, de l’organisation interréseaux, de la mise en place de formations et de la participation à 1.

L’ensemble des éléments présentés ici sont issus de l’analyse sociohistorique des réseaux d’échanges réciproques de savoirs, formant une première partie de la thèse en cours de Caroline Le Boucher, et en particulier de l’analyse des quarante années d’archives nationales et locales des rers.

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des recherches-actions. Dans cette première période de développement et de structuration (1990-1999), l’activité du Mrers se démultiplie jusqu’à coordonner six cents réseaux, dans différents contextes et différents pays. suite à une période de fragilité financière et à des tensions internes au sein du mouvement national2, des états généraux (2001-2002) sont convoqués pour apporter des solutions à cette crise de croissance, en particulier aux questions d’organisation de l’équipe d’animation et de coordination entre les échelles nationale et locales. si la démarche de structuration entamée lors de cette étape n’aboutit pas immédiatement, l’organisation décentralisée en réseaux et en « réseau de réseaux » reste une thématique forte. A partir de 2009, le FOresCO3 remplace le Mrers ; il est désormais chargé de la coordination, de la formation et de la communication qui permettent aujourd’hui à près de quatre cents rers d’exister.

Les RERS comme « dispositif » de formation

2. 3.

Décrites comme importantes à partir de 1999, dans les rapports d’activités successifs du Mrers. Acronyme de l’actuelle association nationale : « Formation réciproque, echanges de savoirs et créations collectives. »

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L’étude de l’histoire des rers montre surtout qu’ils sont issus d’un travail constant de « mobilisation et d’adaptation » (Akrich et al., 2006), peu abordé jusque-là dans les recherches portant sur les rers. Celles-ci prennent le plus souvent comme point de départ l’idée que la forme et le fonctionnement des rers sont caractérisés par les interactions et les échanges sociaux entre les participants (Carré, 1996 ; Portelli, 1995 ; Moisan, 1995 ; Carré et Moisan, 2002 ; eneau 2005 ; Fernagu-Oudet, 2012). en réalité, la conception des fondateurs intègre une réflexion sur « l’organisation complexe » (Ahearne, 2001), y compris dans ses dimensions matérielles, qui permet d’analyser le rers comme un« dispositif », au sens originel que lui donne Foucault (1975, 1994). Cette analyse revient alors à en identifier les éléments constitutifs sous forme d’un réseau d’éléments hétérogènes, dans son histoire et ses objectifs stratégiques, pour tenter de comprendre les modes concrets de relations entre les « êtres vivants et l’administration des choses », notamment dans les mécanismes de régulation et de recomposition des rapports de pouvoir et de subjectivation (Agamben, 2007). Dans cette perspective, intégrant à la fois des valeurs et des idéologies, mais aussi des éléments fonctionnels caractéristiques du dispositif, en tant que « système de formation » (eneau, 2005) actés, utilisés et réinterprétés par des acteurs, nous proposons d’analyser les rers comme un dispositif aux multiples dimensions, à la fois « idéelles, fonctionnelles, mais aussi vécues » par les personnes (Albero, 2011). Cette perspective complexe reste fidèle à celle des initiateurs des rers, influencés par la pensée cybernétique et envisageant ces réseaux comme un projet s’adaptant de manière rétroactive à ses effets observés,

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non prédéterminés (Héber-suffrin et Héber-suffrin, 1992). elle est par ailleurs congruente avec les définitions qu’en donnent les chercheurs s’intéressant aux « nouveaux dispositifs » de formation, depuis le début des années 2000, lorsque ceux-ci sont instrumentés par des technologies, qu’il s’agisse de dispositifs de formation ouverte et/ou à distance (FOAD), de formation « hybride », de dispositifs collectifs d’apprentissage de communautés de pratiques « en ligne », ou plus largement de formation « médiatisée » (Blandin, 2002 ; Jacquinot et Choplin, 2002 ; Linard 2002 ; Albero, 2003 ; Leclercq et Varga, 2010). synthétisant ces approches, le modèle ternaire d’Albero (2010a,b) permet de décrire les principales caractéristiques de tels dispositifs. Dans cette catégorisation, la dimension « axiologique » du dispositif correspond aux conceptions et aux modèles sous-jacents, qui impulsent et orientent le projet. Concernant les rers, si la dimension éducative guide le projet, leur principal objectif, dans les premières années, repose sur la valorisation personnelle issue de la transmission de savoirs, puis la charte4 les redéfinit comme l’échange de savoir et de création. L’analyse des archives montre par ailleurs que les valeurs mises en avant sont la citoyenneté, la responsabilisation, l’autonomie, l’esprit d’entreprise, l’apprentissage permanent et l’ouverture aux autres, la solidarité, la gratuité et la créativité. Le savoir y est conçu comme un « bien commun », accessible à tous et issu des processus d’échanges. Les références théoriques constituent également des outils opérationnels : les théories (socio)constructivistes des apprentissages, les pédagogies actives et émancipatrices, la pédagogie différenciée et institutionnelle, la notion de rapport au savoir, l’apprentissage expérientiel et réflexif y sont convoqués. Les échanges et les relations entre les individus et le collectif sont éclairés par des références théoriques aux travaux d’elias, de Buber, de ricœur, à l’anthropologie et à la sociologie du don. enfin, la notion de complexité soutient la conception de l’organisation. La dimension fonctionnelle et « ingénierique » du dispositif, toujours au sens d’Albero, prend en compte les principes structurant l’architecture du dispositif, notamment les règles, les rôles et les outils. La charte sert ainsi de base commune entre les rers. Les relations entre les personnes et entre les collectifs sont organisées en réseaux, au sens où ils doivent participer, mutualiser les expériences et se réunir en un mouvement plus vaste. Toute une variété de groupes et de réseaux fonctionnent, se rencontrent et parfois s’imbriquent. Le rôle des rers est d’accompagner la personne vers une élaboration de ses savoirs et de ses connaissances (en étant « acteur » de ses apprentissages), mais aussi de participer au mouvement national (en communiquant sur leurs pratiques, en se mettant en relation avec d’autres réseaux). Animer un rers repose sur deux fonctions principales : mener 4.

extrait de la Charte des réseaux d’échanges réciproques de savoirs (1989-2000).

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5. 6.

Tout au moins comme le signale le « rapport d’activité 1997 ». L’enquête de terrain, menée par entrevues semi-directives avec les acteurs d’une vingtaine de réseaux, en Bretagne essentiellement, vise à actualiser les caractéristiques des rers identifiées par l’analyse sociohistorique des archives.

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des projets collectifs et être garant de l’éthique partagée. L’association nationale a pour rôle la mise en relation des rers5, la formation, le soutien, la réflexion sur les pratiques menées, la sensibilisation et la diffusion de la démarche. Le FOresCO est ainsi devenu un espace de formation pour les animateurs et les bénévoles des rers. La réciprocité est alors conçue comme un outil pédagogique et organisationnel ; elle est fondamentalement « éducatrice » (Labelle, 1996), organisatrice d’un double processus d’autoformation et de coformation. Les outils et les méthodes s’appuient notamment sur l’expression de chaque participant avant une mutualisation et une construction collective de savoirs. enfin, la dimension du « vécu », telle que proposée dans le modèle d’Albero, réintroduit la manière dont sont conduites les activités avec le ressenti des situations et les négociations, ce qui apparaît plutôt dans l’enquête empirique menée auprès de participants à des rers6. Les aspects affectifs, le climat convivial et amical, sont particulièrement présents et n’excluent pas le développement de liens forts (Granovetter, 1982), notamment au niveau socioaffectif. Certains participants sont stimulés par l’idée d’ouvrir leur réseau relationnel habituel à des personnes plus diversifiées. D’autres se disent « transformés » par les rers, dans leur rapport à eux-mêmes comme dans leur rapport aux autres, et renouvellent leurs croyances, leurs idéaux et leurs convictions. Les animateurs de réseaux, quant à eux, s’attachent fortement à « faire durer le projet ». Concrètement, ils « aménagent » souvent aussi l’obligation de réciprocité (obligation de donner pour pouvoir recevoir), afin de laisser le temps aux participants de s’impliquer et de prendre l’initiative. Au final, l’analyse sociohistorique des rers en tant que dispositif de formation montre qu’ils reposent sur un ensemble d’actants culturels et sociaux. Différentes caractéristiques émergent de cette analyse, concernant leurs formes d’organisation et de transmission : organisation souple mais néanmoins centralisée, relevant des difficultés récurrentes d’articulation des niveaux macro et micro ; règles de fonctionnement apparemment claires et connues, mais interprétées et adaptées aux besoins locaux ; initiative et participation supposément basées sur le volontariat mais différemment actées en fonction des réseaux ; vécu des acteurs fortement différenciés selon leur place d’animateurs ou de participants, etc. Comme forme typique de configuration d’apprentissage en réseau, les rers permettent ainsi de relever ce qui, au cours de leurs quarante ans d’existence, peut aujourd’hui perdurer ou se (ré)inventer dans des dispositifs médiatisant ces réseaux par des outils numériques.

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Du réseau social au réseau technologique, quelles similitudes ?

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Alors que le renouvellement technologique exige aujourd’hui un apprentissage permanent, interrogeant la place de la formation informelle, de l’autoformation et de la coformation, la « culture des réseaux » semble pouvoir répondre aux nouvelles exigences qui s’imposent à la formation des adultes, notamment dans le monde professionnel (Perriault, 2000 ; Depover et Marchand, 2002 ; Caspar, 2011). Valorisant les mêmes notions d’autonomie, de lien social et d’accompagnement possible du changement, mais aussi des modalités de transmission similaires (par les pairs, sous forme réticulaire), quelles sont alors les convergences et les différences entre le type de « réseau social » proposé par les rers et les « réseaux numériques » hérités de la formation à distance, des communautés de pratiques, du e-learning ou encore de la formation en ligne ? Les valeurs et l’utopie des réseaux de formation numériques sont particulièrement mis en évidence dans les discours entourant la « société en réseau » (Castells, 1998 ; Breton, 2000 ; Flichy, 2001), la société de l’information ou le « capitalisme informationnel » (eveno et Vidal, 2007). Cette utopie réticulaire porte en effet une vision « technico-déterministe » du changement social (Musso, 2003) : la présence de cette technique rendrait la société plus égalitaire, plus démocratique et plus flexible. selon Perriault (2002), ce projet de société a toutefois été progressivement relativisé depuis le début des années 2000, avec l’émergence des questions d’appropriation, d’interaction et de coopération collective. Pour Coutant et stenger (2012), les dispositifs du web 2.0 ont ainsi intégré cette critique de menace du lien social par Internet. Participatifs, collaboratifs, égalitaires, les rapports collectifs par Internet permettent certes de construire des « communautés » virtuelles d’apprentissage. Mais simioni (2002) dénote aussi une relation possible entre des éléments des dispositifs socionumériques de formation et le monde néolibéral par « projet » décrit par Boltanski et Chiapello (1999), les valeurs de ce type de monde reposant sur une culture de l’autonomie et du changement. Dans l’absolu, les similarités semblent donc nombreuses, mais le projet des rers, quant à lui, met en avant des valeurs d’égalité de positions, d’autonomie, de responsabilité, d’initiative, d’apprentissage permanent, de créativité, de coopération, de curiosité et d’innovation. Le type d’organisation tend aussi à être horizontal, flexible, fonctionnant avec des médiateurs. Cependant, si dans les prémisses des rers, le « réseau » désignait un groupe social informel, il a ensuite été défini plutôt comme une organisation souple, où chacun peut se relier démocratiquement à autrui et au groupe. Le réseau recouvre donc à la fois les relations entre les personnes, ce qui circule entre elles, le groupe et les liens entre eux (Héber-suffrin et Héber-suffrin, 2010). Du point de vue affectif et sociorelationnel, il s’y construit un collectif convivial et d’entraide entre des personnes aux origines culturelles, sociales, professionnelles et territoriales

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7.

Le Jardin des savoirs est un dispositif reposant sur un site Internet (http://www.jardin-des-savoirs.fr/) qui regroupe près de six cents inscrits, territorialisé sur l’agglomération rennaise. Il permet notamment de rechercher et d’échanger des compétences et des savoir-faire, en association avec le site d’un autre réseau, La Ruche (http://beta.ruche.org/). Ces dispositifs émanent de la volonté des collectivités locales de promouvoir le lien social, l’accès au savoir et la démocratisation des usages d’Internet.

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diversifiées. Le projet et les animateurs sont portés par les notions de citoyenneté et de lien social. Les participants, au niveau local, sont plutôt motivés par la création d’un réseau relationnel et la découverte de savoirs éclectiques auxquels ils n’auraient pas eu accès financièrement ou par méconnaissance. La force du lien social et du don, ainsi que la place de l’idéologie démocratique (voire les enjeux politiques) dans le projet des rers remettent alors en cause, pour les promoteurs, une vision technico-déterministe du réseau. en outre, plusieurs controverses à propos de la technologie, au niveau local des rers, s’argumentent par le risque pour la convivialité et le lien social, ce qui a été le cas dès les années 1980 à propos de l’intégration du minitel. Dans les rers, la technologie est rarement pensée, de fait, comme support de lien social ou de coopération, hormis dans des cas d’éloignement géographique. Une seconde tension apparaît, selon plusieurs promoteurs nationaux, entre les rers et les échanges numériques autour du savoir, et notamment de la difficulté de concevoir des échanges de savoir-faire « à distance ». en ce qui concerne les pratiques du numérique, elles se bornent généralement à des réunions à distance et à la mise en visibilité du rers par un site Internet, ce qui ne s’inscrit ni dans une perspective de dynamisation des savoirs, ni dans un rejet total de la technologie. A l’inverse, l’initiation à l’informatique, très répandue dans les échanges réciproques de savoirs, montre qu’une partie des participants ne sont pas familiers de ce type d’usage. Ainsi, malgré des similitudes, la tension avec les aspects socioaffectifs (perçus ou redoutés) et surtout la place accordée aux aspects fonctionnels (la place de la technologie comme outil et non pas comme vecteur de mise en réseau) modifient le dispositif : le numérique y prend une force qui représente non seulement une adjonction d’outils, mais potentiellement une reconfiguration du dispositif. Pour les échanges réciproques de savoirs, cette reconfiguration s’accompagne en définitive d’une large marge de manœuvre selon leur implantation dans les réseaux locaux. Alors que la technologie est plutôt sous-valorisée dans les rers, représentant pour certains un handicap en termes d’accès et de maîtrise d’usage (relayée aujourd’hui par la notion de « fracture numérique »), voire une menace potentielle pour d’autres quant à l’instrumentalisation possible du lien social, d’autres formes et d’autres dispositifs sont apparus plus récemment, revitalisant les idéaux d’éducation populaire, d’accès aux savoirs pour tous, et de dynamique vertueuse des échanges, à travers des expérimentations locales, telles que le Jardin des savoirs7. Basé sur la formation collaborative et les principes d’échange et de réciprocité, le projet est porté par des élus locaux pour ses poten-

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tialités de « territoire apprenant » : permettre gratuitement, dans une perspective d’intégration sociale et de formation professionnelle, de se former toute sa vie, contacter des professionnels et consulter des offres de formation locales. Paradoxalement, ces initiatives locales ne font que rarement référence aux rers, et même aux notions de don et de réciprocité. en parallèle, les rers ont inspiré d’autres déclinaisons, directement ancrées dans le monde professionnel, tel que le réseau d’échanges de savoirs développé à La Poste8. Dès 2010, le rers de la Poste est promu comme outil de partage de savoirs spécifiquement professionnels et de développement d’une culture managériale de l’échange et de la coopération visant la construction d’une « entreprise apprenante ». Les démarches et les études réalisées au rers de La Poste montrent ainsi une revalorisation de la culture par projet (Van Den Abeele, 2011), permettant aux apprenants de rendre visibles et d’activer de nouveaux apprentissages en toute autonomie (Fernagu-Oudet, 2012). Des indicateurs de réussite sont régulièrement communiqués à partir des données du site ; ils montrent une satisfaction des échanges réalisés au rers sans abandon des autres modalités de formation. Ainsi, en complément des formations professionnelles délivrées par l’entreprise, tout en étant limité aux seuls savoirs professionnels, le rers peut tendre à l’échange de savoirs précis, concrets, et ayant besoin d’être rapidement appris. en ce sens, la redéfinition des savoirs pouvant être échangés participe à la reconfiguration du dispositif en entreprise autour de savoirs spécifiques, sur un savoir-faire ou un outil, ou encore autour du partage d’expériences vécues dans des situations problématiques. L’ensemble du dispositif, dans son organisation, ses principes et ses valeurs, est donc directement inspiré de la démarche des rers, mais traduit dans les termes et la culture de l’entreprise. sur le plan fonctionnel, il en reprend l’organisation mais aussi les écueils déjà soulignés : la présence d’un médiateur, d’une équipe d’animateurs régionaux, et l’organisation de rencontres sur le territoire semblent essentiels à la survie et à l’essor du dispositif numérique9. La thématique de l’entreprise en réseau, souple et ouverte, apprenante et responsable, soutient le projet comme réponse d’organisation réticulaire des informations et comme modalité de gestion transversale des savoirs (Doazan et Bursaux, 2007).

Discussion et conclusion : du prix de quelques transpositions... Ce que montre la transposition de ces pratiques, qu’elles soient ou non directement inspirées des rers, c’est bien que l’organisation en réseau, sur le plan idéel 8. 9.

Mis en œuvre en 2006, le rers de La Poste fonctionne à travers un site Internet dédié aux échanges ; il compte aujourd’hui plus d’un millier de participants. Progressivement, différents outils ont été associés au rers : forums, docuthèque et wiki sont présents sur le site du rers de La Poste. L’analyse du dispositif du rers de La Poste provient elle aussi de l’analyse de documents internes et d’interviews, en particulier avec la fondatrice du réseau dans l’entreprise.

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et fonctionnel, reste dans une sorte de tension entre réponses et résistances, sur le plan des acteurs. Dans les rers de manière générale, et dans le réseau de La Poste en particulier, les principales controverses sont en effet liées à cette transversalité qui remet en cause des positions et une circulation des informations hiérarchiquement établies (notamment de la part des managers et des formateurs). en contexte professionnel, peuvent entrer en tension la question du don, de l’horizontalité des échanges (une certaine « égalité », brouillant les frontières), ainsi que celle de l’évaluation : qui évalue qui ? Quels savoirs ? Pour quelle valeur ? On voit bien ici l’une des premières limites à ces transpositions ou à ces adaptations de dispositifs qui, dans les valeurs qu’ils portent ou les idéaux qu’ils poursuivent (éducation populaire et éducation permanente), peuvent se heurter aux logiques d’efficacité ou aux objectifs de rentabilité attendus par le monde de la formation professionnelle. si le site perdure à La Poste, c’est aussi comme relais d’adaptation à une nouvelle exigence dans ce contexte : l’évaluation et le suivi. Par ailleurs, et contrairement à d’autres projets locaux comme le Jardin des savoirs, le rers de La Poste n’est pas territorialisé ; son organisation, sa mise en œuvre et ses activités ne déterminent pas complètement les activités car le dispositif est structuré nationalement. La question de la « distance transactionnelle » dont doivent s’affranchir les participants pour s’impliquer pleinement dans ce type d’échange et d’appropriation des savoirs rejoint alors la distinction plus ancienne qu’effectuent les sociologues entre « société » et « communauté ». Tout se passe comme si, au-delà des principes organisateurs des réseaux, la technologie n’assujettissait pas nécessairement les individus à une distance socioaffective ou relationnelle plus grande (craintes qui semblent ressortir pour les personnes interviewées dans le cadre des rers), mais renforçait simplement ce besoin essentiel de proximité qu’au contraire les acteurs de dispositifs tels que les rers ou le Jardin des savoirs semblent rechercher à travers l’ancrage dans un réseau territorialisé. en ce sens, réseau social et réseau numérique ne peuvent donc être parfaitement isomorphes. si les travaux concernant les communautés de pratiques (Wenger, 2005) ou les groupes de codéveloppement professionnels (Payette et Champagne, 2005) montrent l’intérêt de comparer l’analyse de tels dispositifs et les recherches sur ces questions de construction de communautés, d’autonomie et d’identité, dans l’échange et l’interaction sociale, il semble qu’à l’inverse, la mise en place d’un réseau social numérique n’induit pas obligatoirement un mode relationnel particulier d’échange, de coopération et de parité. De ce point de vue, la question de la territorialité (délimitation topologique de l’étendue et de la nature du réseau) rejoint celles de la distance (transactionnelle, relationnelle, affective) et de la socialité (nature du lien social, attentes instrumentales ou au contraire d’engagement et d’initiative personnelle), qui entrent en jeu dans ces différentes réseaux.

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Finalement, au-delà de ces différences d’échelles et des reconfigurations locales de la dimension fonctionnelle des réseaux, observables à travers le vécu des acteurs, c’est bien de la dimension idéelle que ressort probablement la principale tension, lorsqu’on analyse ces réseaux en termes de « dispositifs ». rarement questionnées en tant que telles, les valeurs et les finalités poursuivies par les promoteurs, les animateurs et les participants aux réseaux sont pourtant intrinsèquement porteuses d’ambiguïtés, voire d’antagonisme : si les rers continuent aujourd’hui de poursuivre des fins de démocratisation dans l’accès aux savoirs, leur opérationnalisation en contexte professionnel « réduit » d’une certaine manière les savoirs échangés et les liens sociaux à une dimension utilitaire. Inversement, les finalités poursuivies par des réseaux plus informels, plus « plastiques » et « spontanés » (impliquant de manière active les acteurs, en fonction de leurs buts et finalités), ont probablement plus de chance, comme le montre l’exemple des rers depuis quarante ans, de perdurer... n Bibliographie

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L’industrialisation des services aux entreprises dans les secteurs des TIC

JEAN-BAPTISTE LE CORF, ATER en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris 8, Centre d’études sur les médias, les technologies et l’internationalisation (CEMTI), EA 3388 ([email protected]).

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Les secteurs industriels des tic, souvent intégrés par divers acteurs au sein d’un plus vaste ensemble de secteurs composant les « industries créatives », seraient des vecteurs d’emplois d’avenir et de croissance importants. Pour répondre aux enjeux du développement économique, un ensemble de services se déploient au niveau local pour accompagner les professionnels du numérique : incubateurs, cantines numériques, grappes d’entreprises, pépinières d’entreprises... ces structures sont pensées pour offrir une chaîne de services aux différents stades de développement des acteurs des tic. De surcroît, ces dispositifs sont souvent complémentaires, dans certains territoires dits « innovants », à d’autres structures accompagnant les projets de recherche et développement, et qui visent plus spécifiquement la restructuration d’une filière à plus long terme (pôles de compétitivité). Selon les acteurs de cette offre de services, ces dispositifs seraient l’une des conditions essentielles du développement de l’« économie créative territoriale ». Nous décrirons ici les diverses stratégies mises en œuvre par les agents développant des services aux Pme dans les secteurs du numérique (web, jeux vidéo, art numérique, image en mouvement, multimédia, etc). ces secteurs peuvent être parfois rassemblés, par ces mêmes agents, derrière l’expression d’« industries créatives » pour des raisons stratégiques, en termes d’offre de services, que nous analyserons plus loin. Les prestataires de services sont confrontés à deux exigences : répondre aux attentes singulières de chaque Pme (issue d’un secteur spécifique) et assurer la prise en charge d’un plus grand nombre d’entreprises malgré leurs spécificités socio-économiques. Les prestataires doivent ainsi offrir un service à la fois sur mesure et de masse, ce que Pierre moeglin (2005b) observait également à propos des acteurs développant une offre de tutorat à distance.

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entre avril 2011 et juin 2012, nous avons questionné douze experts-formateurs-prestataires de services aux Pme dans divers secteurs des tic. Préalablement, nous avons procédé à une analyse systématique des sites internet de chaque organisation, afin d’ajuster nos questions en fonction des spécificités relatives aux activités de l’enquêté. tous les acteurs de notre échantillon (cf. annexe), quelle que soit la forme de l’organisation à laquelle ils appartiennent (association, agence, entreprise), se positionnent sur le marché de la prestation de services aux Pme et jeunes start up. Parmi leur « bouquet de services », tous proposent également une offre de formation professionnelle dans des domaines d’activités liés au tic et au numérique (web, jeu vidéo, multimédia, design numérique notamment). A travers l’analyse de certaines dimensions, qui ressortent largement des résultats de nos entretiens, notre objectif était de montrer comment cette prestation de services peut s’inscrire dans une logique de « sur mesure de masse », visant à garantir une qualité de service adaptée aux divers besoins d’un nombre important d’usagers professionnels des tic, tout en diminuant les coûts d’investissement pour les prestataires. Afin de vérifier que la notion d’« industrialisation de service » peut être utilisée pour décrire ces actions, nous avons confronté nos données empiriques à certains critères propres à l’industrialisation en général, et à l’industrialisation de la formation ou des services en particulier : la standardisation des prestations, l’économie de la force et du temps de travail humain, l’adoption de méthodes d’organisation et de gestion, l’avènement d’une mentalité entrepreneuriale, ou plus largement « l’utilisation de tous les moyens humains et techniques pour concourir au rendement et à la productivité » (moeglin, 2005b). Après avoir étudié la logique d’industrialisation des services à l’œuvre au sein de dispositifs d’échanges de savoirs et de services entre entreprises, nous observerons les dispositifs de mutualisation de services proposés par les structures afin de mieux répondre aux besoins de leurs adhérents, malgré des moyens humains et financiers très limités.

Des stratégies d’industrialisation de services reposant sur une communication interpersonnelle • Les enjeux théoriques du management des communautés de pratiques professionnelles Au centre de la logique d’industrialisation des services aux Pme, nous observons, dans les pratiques professionnelles de ces accompagnateurs, la récurrence d’actions consistant à mettre divers acteurs du numérique en capacité d’échanger des savoirs sur leurs expériences professionnelles, de partager leurs compétences, de s’autoformer par des processus de socialisation, et d’échanger des services sur mesure avec d’autres professionnels des mêmes secteurs. ces pratiques ne sont

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• Une dynamique collaborative au centre de l’industrialisation des services aux pme malgré tout, ces discours et ces pratiques, qui évoquent les potentialités des coopérations pour les usagers, sont trop rarement mis en perpective avec les logiques des prestataires qui orchestrent ces échanges. Porter uniquement l’attention sur les bénéfices de ces prestations pour les enterprises occulte la stratégie d’industrialisation de services caractérisée par une standardisation des prestation, 1.

cette notion de « communauté de pratique » (Wenger, 2005) désigne un groupe de personnes travaillant ensemble, conduites à inventer, en permanence, des solutions locales aux problèmes rencontrés dans leurs pratiques professionnelles.

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plus nouvelles. Dans le numéro 152 d’Education permanente sur l’apport des tic aux dispositifs de formation, Hugues choplin (2002) soulignait que « la pratique des nouveaux dispositifs de formation exige de la part de leurs acteurs à la fois de l'autonomie et des capacités à collaborer ». Dans cette optique, les réseaux d’entraide et la « logique de compétences collectives » sont promus. Les dispositifs étudiés ne sont pas éloignés de ceux visant au management des communautés (professionnelles) de pratiques1 qui ne cessent de se développer pour renforcer la compétitivité des entreprises et des territoires. en effet, au centre de ces pratiques locales, c’est aussi une pespective sociale de l’apprentissage qui est défendue. L’enjeu, pour les entreprises des tic bénéficiaires des services, serait de partager les connaissances et les expertises, et d’« apprendre ensemble ». en somme, toutes ces représentations reposent sur la notion de « capital social ». A la suite de Bourdieu, celle-ci a été reprise par Robert Putnam (2001) dans les années 1990 ; elle repose sur l’idée selon laquelle le renforcement des réseaux et la « foi en l’action collective » profitent à l’ensemble de la collectivité. Nos observations montrent que cette perspective est largement plaidée par les responsables de structures d’accompagnement aux acteurs du numérique. Selon ces agents, les échanges entre communautés professionnelles permettraient de trouver, par la communication interpersonnelle au niveau local, de nouveaux services susceptibles d’aider au quotidien les entreprises des tic dans le développement de leur activité. eux-mêmes très immergés dans une « culture numérique », ces agents peuvent parfois défendre l’idée selon laquelle, à l’instar des plate-formes collaboratives du web 2.0, caractérisées par des coopérations entre utilisateurs, ces dispositifs d’échanges, qui se matérialisent ici dans des infrastructures physiques (« cantines numériques » par exemple), permettent de mieux favoriser une mise en relation d’individus possédant des ressources complémentaires. D’une certaine manière, une telle conception n’est pas très éloignée de celle de Granovetter (1973), qui évoquait déjà « la force des liens faibles » et leur efficacité concernant les services, conception qui a été reprise dans la théorie des réseaux sociaux.

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une économie du temps de travail humain pour le prestataire, et des méthodes de gestion qui encouragent la mentalité entrepreneuriale des usagers professionnels. Les résultats des entretiens menés auprès des responsables de ces structures montrent que la stratégie des prestataires consiste pourtant, à travers l’injonction à faire collaborer les bénéficiaires, à leur déléguer la mission de définir, par euxmêmes, les services dont ils ont besoin. cette manière de procéder permet en outre de répondre également à la problématique du prestataire qui est de proposer une offre de service à la fois qualitative (prestation plurielle pouvant répondre à la variétés des besoins des usagers) et quantitative (services pourvant être reproduits et ici réactivés par la communication interpersonnelle entre usagers professionnels, considérés comme les meilleurs experts de leurs besoins au quotidien). tous ces services peuvent être proposés à un ensemble de Pme issues de secteurs économiques différents. en somme, le fait de mettre les usagers dans un même lieu pour automatiser en quelque sorte le processus de self service, à travers les échanges, répond à une logique de « sur mesure de masse », défendue par les experts prestataires de services, qui repose ici sur l’intervention/participation de l’usager final du service. L’échange de savoirs entre professionnels des tic peut, dans ce cas, se passer de toute intervention humaine, ce qui permet d’optimiser l’industrialisation de ce service. Le rôle des acteurs des services est d’assurer une fonction d’intermédiation (par exemple l’organisation de rencontres entre Pme géographiquement proches) afin de générer des services utiles au développement de leur activité au quotidien. L’échange de services entre usagers et la gestion des savoirs et des compétences en réseau offriraient ainsi un ensemble de ressources appropriables par les entreprises. La logique qui repose sur les échanges de services mutualisés entre divers usagers, experts de leurs usages et de leurs besoins au quotidien, vise à garantir un meilleur rapport « coût du service/bénéfice ». ce procédé permet de remédier aux manques de moyens humains et financiers auxquels ces structures sont confrontées, du fait de subventions publiques limitées et de cotisations relativement faibles de la part des Pme adhérentes. D’une certaine manière, les acteurs de l’offre en question misent sur le rôle formateur des processus d’information et de communication, alors même que l’utilisation des tic dans ces accompagnements peut être relativement marginale. De surcroît, l’injonction au « réseautage » au travail pour les acteurs des tic permet aux prestataires de proposer d’autres services associés. c’est notamment le cas pour l’offre d’hébergement aux entreprises. La location de bureaux dans des pépinières d’entreprises, ou la location d’un espace de co-working à la journée ou à la demi-journée, sont des services qui découlent de l’offre proposée par ces structures d’intermédiation. cela étant, si l’échange de savoirs et de services entre usagers est en soi un service emblématique, qui a une place de première importance dans l’offre de ces structures, nous verrons que d’autres prestations spécifiques peuvent être soute-

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nues par certaines structures pour mieux accompagner leurs adhérents sur des besoins spécifiques, relevant souvent du registre des « services utiles au quotidien des entreprises » et impliquant la mise en œuvre de services mutualisés. ces services répondent également à la double exigence (qualitative et quantitative) propre à la logique d’industrialisation de services « sur mesure de masse ».

Des stratégies d’industrialisation de services reposant sur diverses formes de mutualisation

• Des accompagnements mutualisés Plusieurs actions des structures de notre échantillon sont caractérisées par une mutualisation des compétences visant, pour le prestataire comme pour le bénéficiaire, à pallier l’incapacité à recruter dans leur organisation. cela implique

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Pour accompagner leurs adhérents au plus près de leurs besoins et développer un service plus personnalisé (qui ne l’empêche pas d’être reproductible), les experts des clusters peuvent préalablement identifier les besoins des futurs bénéficiaires afin de mieux comprendre les usages et les attentes des entreprises adhérentes avant de mettre en œuvre le service. Dans certains cas, ce travail en amont peut faire intervenir des prestataires extérieurs, parmi lesquels des ergonomes ou des designers qui, à travers des ateliers avec les entreprises et à la demande des chambres de commerce et d’industrie, peuvent concevoir l’offre de services aux entreprises. Dans certains cas, ces consultants extérieurs peuvent aussi assurer une fonction d’intermédiation pour trouver d’autres partenaires capables d’assurer le développement des services aux entreprises. L’intervention de consultants intermédiaires – entre les acteurs de l’offre et les bénéficiaires – n’est pas systématique. L’identification des besoins des entreprises peut aussi être effectuée en interne par la structure chargée d’offrir les services. Dans tous les cas, la réponse apportée par les acteurs de l’offre de services, pour répondre aux besoins exprimés par les acteurs qu’ils accompagnanent au quotidien, se traduit souvent par la mise en œuvre de services mutualisés. Les structures d’accompagnement aux acteurs du numérique peuvent proposer diverses formes de mutualisation de moyens s’inscrivant également dans une logique d’industrialisation de services. Du point de vue des structures développant les services aux Pme, nous verrons, à travers quelques exemples, que ces actions permettent aux acteurs de l’offre de pouvoir mieux affirmer, suivant la logique du « sur mesure de masse », une double aptitude : répondre aux attentes singulières de chaque Pme et proposer davantage de services à prix réduits pour un plus grand nombre d’entreprises. ces deux objectifs cherchent à être atteints à travers diverses actions de mutualisation ; les agents développant les services peuvent assurer différentes fonctions d’intermédiation.

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le développement d’une offre mutualisée de service d’expertise. Les compétences spécifiques (communicationnelles, gestionnaires, juridiques) des agents travaillant dans ces structures leur permettent de proposer un service de coaching aux Pme, présenté par les acteurs de l’offre comme un service à la demande du bénéficiaire et « sur mesure ». Alors même que les prestataires peuvent reproduire leurs conseils pour d’autres Pme, issues d’autres secteurs, et qui seraient susceptibles d’être confrontées aux mêmes problèmes de développement économique (et auraient donc besoin des mêmes conseils). cette logique est particulièrement à l’œuvre dans la situation de l’aide au financement, où la fonction d’intermédiation du prestataire peut consister à mettre en relation les acteurs proposant des appels d’offres de soutien à la recherche et au développement avec les demandes des Pme. Si cette pratique se retrouve dans toutes les structures étudiées, les responsables de la communauté « design numérique » et « jeux vidéo » de Cap Digital expliquent par exemple que la mission d’une telle structure est de communiquer auprès des communautés d’entreprises sur les appels à projet qui peuvent être lancés par des opérateurs de l’etat, dans le cadre de sa politique du grand emprunt (caisse des dépôts et consignations, ministère de l’industrie, oSeo, etc.). ces derniers opérateurs peuvent recevoir de l’argent et le gérer, tandis que Cap Digital n’assure qu’un rôle de passeur de cette information relative aux appels à projet. en ce sens, cette action pourrait, d’une certaine manière, s’inscrire en continuité avec les pratiques du « courtier informationnel » décrites par moeglin (2005) : « intermédiateur mandaté par l’usager ou par son représentant, le courtier informationnel ne produit rien ; il recherche des informations ad hoc et il les fournit à la demande et sur mesure, le fit se produisant lorsque les informations fournies sont jugées pertinentes et utilisées par celui à qui elles ont été adressées. Le service que le courtier réalise est donc personnalisé, ce qui ne l’empêche pas d’être médiatisé et industrialisé. » Dans le cas des clusters, loin d’être une pratique isolée, l’action du courtier informationnel est contractualisée à travers les cotisations que les Pme remettent à ces structures associatives. Les cotisations apportées régissent ainsi les relations, dans une certaine durée, entre le courtier informationnel et les Pme des tic adhérentes. ce service, généralement proposé par un expert accompagnant une communauté professionnelle spécifique, répond à une exigence qualitative et quantitative. en effet, d’une part ce service est personnalisé, car l’information transmise est jugée stratégique par le courtier inforationnel pour une certaine cible d’entreprises. D’autre part, cette information, non rivale, peut aussi servir les intérêts d’autres bénéficiaires se positionnant sur un marché proche. L’action des experts du pôle de compétitivité consiste, à partir de ces appels, à apporter des services associés de conseils sur les projets jugés « innovants », à aider à trouver des partenaires manquants pour un projet de recherche et développement, ou encore à vérifier les textes des appels. Ainsi, tous les experts rencon-

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trés affirment que le cœur de leurs compétences réside dans l’ingénierie de projet et dans la mise en relation des porteurs du projet avec les bons partenaires. • La mutualisation des emplois

• La mutualisation des formations professionnelles ces prestataires peuvent enfin proposer aux Pme une offre de formation mutualisée. Grâce à ces actions, les plus petites Pme peuvent alors accéder à un service de formation dont elles n’auraient pas pu bénéficier sans l’intervention de ces structures. cet argument, qui revient de manière récurrente, est avancé par une responsable du cluster francilien du jeux vidéo Capital Games, qui souligne que le fait de fédérer des moyens économiques permet aux salariés des petites entreprises d’atteindre des formations en anglais, cela pour répondre aux besoins des entreprises du jeu vidéo qui souhaiteraient exporter leurs produits. ce service « sur mesure de masse » implique un partenariat de la grappe d’entreprises avec un organisme de formation. L’accent est clairement mis sur la dimension de l’entraide, comme peut l’illustrer cet extrait : « Nous sommes là pour les [entreprises des jeux vidéo] aider. c’est très opérationnel. Nous avons monté un partenariat avec un organisme de formation. Grâce à ce partenariat, nous récoltons un pot commun, calculé en fonction du chiffre d'affaires, de la masse salariale. Nous redistribuons cette enveloppe commune par des formations pour tout le monde. et du coup, il n’y a pas que le gros qui peut se les payer. Le gros finance le petit aussi, ce qui est légitime. Donc c’est l’entraide et l’équité sur la formation, sur des master class qu’on monte » (Catherine Peyrot, cluster Capital Games). Dans le domaine des services de formation aux entreprises du web, d’autres formations peuvent aussi se développer, en lien avec le mouvement d’ouverture

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La logique d’un service « sur mesure de masse », reposant sur des formes de mutualisation, peut aussi se retrouver dans les services mis en œuvre plus spécifiquement pour les Pme ne pouvant pas recruter. certaines structures d’intermédiation s’appuient sur des compétences externes, qu’elles vont également mutualiser pour faire des économies de moyens, tout en augmentant la valeur du service pour les bénéficiaires qui pourront monter en compétences, et ainsi mieux développer leur activité économique. c’est le cas de certains clusters qui proposent à leurs adhérents un service d’emplois mutualisés, par exemple à travers des groupements d’employeurs. ce service peut également être inclus dans le cadre d’une offre d’hébergement comprenant certains services associés (« pôle pixel » notamment). ces actions sont généralement présentées comme un « service du quotidien », mais visant tout de même, dans la durée, au développement et à la croissance de chaque entreprise membre.

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des données publiques numériques des collectivités territoriales, qui est souvent présenté comme un « terreau fertile » pour les entreprises soucieuses de créer des services numériques innovants. Ainsi, l’association Libertic met en œuvre, sur le territoire nantais, des formations mutualisées pour accompagner l’initiative des collectivités. L’objectif affiché est d’augmenter les compétences des acteurs du web en matière de traitement des données et du maniement d’outils d'extraction et de visualisation de données. ces ateliers de formation peuvent aussi se développer au sein des cantines numériques, où des conférenciers sont invités à s’exprimer sur des aspects techniques. en outre, ces prestations, consistant à former un grand nombre d’acteurs du web apprenants, visent aussi à démocratiser l’accès à la formation professionnelle pour les acteurs du numérique. cette démocratisation est jugée nécessaire par les acteurs pour que les entreprises des tic, qui sont en augmentation croissante au sein des territoires2, puissent bénéficier de services pour renforcer leur développement.

La formule d’« industries créatives » : quels enjeux pour l’industrialisation des services ?

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La promotion des valeurs d’entraide et du care pour faire coopérer les usagers et les mettre en situation de répondre, par la communication interpersonnelle, à leurs propres besoins, ainsi que l’offre de services mutualisés, sont des actions emblématiques qui illustrent l’importance de la fonction d’intermédiation dans les politiques locales de soutien à ces secteurs. L’observation des pratiques des agents, déployant des services aux acteurs des tic au sein des territoires, montre que l’enjeu pour ces acteurs est d’accompagner des bénéficiaires très différents. cette formule d’industries créatives, qui peut englober un ensemble assez variable de secteurs des tic et du numérique (web, jeux vidéo, multimédia, design numérique, etc.), est à mettre en perspective avec les stratégies de ces agents de proposer une même offre de services pour un ensemble de secteurs hétérogènes. Si de telles pratiques, qui sont au centre de la logique d’industrialisation des services, peuvent se retrouver dans l’accompagnement de divers secteurs industriels, au-delà du champ des tic, il faut souligner que la formule d’« industries créatives » semble constituer un enjeu pour l’accompagnement de l’innovation, par les services, de ces divers secteurs. Ainsi, ces derniers peuvent bénéficier d’une plus importante reconnaissance professionnelle.

2.

L’importance des secteurs des tic au sein du territoire est souvent révélée par diverses études que ces structures peuvent commander à des cabinets de consultants.

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Annexe Liste des experts auditionnés

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JoNAtHAN BARtoLi, chargé de mission au sein de Cap Digital responsable des modes de financements attribués aux pme de l'industrie créative par la commission européenne (20 mars 2012) ; ALexANDRe BeRtiN, en charge de l’agence Aquitaine Europe Communication au sein de laquelle existe un dispositif d’accompagnement qualifié d’ « auberge numérique » (11 avril 2011) ; SimoN cHiGNARD, membre de l’association Bug et chargé d’animation à la cantine numérique de Rennes (4 novembre 2011) ; ALexANDRe coiSSARD, salarié de l’entreprise Connection Events organisatrice d’événements auprès des professionnels de l’industrie du jeu vidéo (24 avril 2012) ; cLAiRe GALLoN, responsable de l’association LiberTic à Nantes (19 octobre 2011) ; FRANcoiS HANAt, responsable de la communauté « jeu vidéo » au sein de Cap Digital à Paris (12 mars 2012) ; AméLiA mAtAR, chargé de mission à l’association parisienne Silicon Sentier et de la structure du Camping (21 mars 2012) ; cAtHeRiNe PeyRot, responsable de la grappe d’entreprises de jeux vidéo Capital Games à Paris (le 3 avril 2012) ; ADRieN PoGetti, association Atlantic 2.0 en charge de la cantine numérique de Nantes (2 novembre 2011) ; tANGuy SeLo, directeur du pôle de compétitivité Imaginove en Rhône-Alpes positionné sur les filières des contenus numériques : jeu vidéo, cinéma audiovisuel, animation et multimédia (25 avril 2012) ; JuLieN SouLLièRe, responsable de la communauté professionnelle « design numérique » au sein de Cap Digital (14 mars 2012) ; SéBAStieN tHomAS, reponsable du pôle d’entreprises Pôle Pixel situé à Villeurbanne (24 avril 2012).

PASCAL PLANTARD

La fracture numérique : mythe ou réalité ?

PASCAL PLANTARD, maître de conférences à l’université de Rennes 2, EA 3875, Centre de recherche sur l’éducation, les apprentissages et la didactique ([email protected]). 1. 2. 3. 4.

L’expression digital divide aurait été évoquée pour la première fois en 1995 par Austin Long-Scott, un afroaméricain de l’université de San Francisco. Le défi pour notre nation est de s’assurer que ses enfants ne seront jamais séparés par une fracture numérique. http://barthes.ens.fr/articles/Guichard-mythe-fracture-num.html Notion empruntée au sociologue Emmanuel Todd.

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Le discours sur le fossé numérique émerge au début des années 1990 avec la distinction entre les « inforiches » et les « infopauvres », pointée par plusieurs rapports officiels au sein de l’ocdE. contemporaine des premiers pas d’Internet, l’expression digital divide1 (fracture numérique) apparaît dans certains travaux de recherche aux Etats-Unis pour décrire la disparité d’accès à Internet, en particulier pour les minorités noires américaines. dans la suite logique de l’idéologie de la société de l’information portée par le vice-président Al Gore dès 1992, la doctrine de la société de l’information pour tous à l’assaut de la fracture numérique est formulée dans un discours célèbre de Bill clinton prononcé à Knoxville (Tennessee) le 10 octobre 1996 : « We challenged the nation to make sure that our children will never be separated by a digital divide2. » comme le montre Eric Guichard3, la fracture numérique est un produit des croyances au déterminisme technique et au progrès. c’est une notion beaucoup plus politique que scientifique. En France, Jacques chirac mène sa campagne présidentielle de 1995 autour du thème de la « fracture sociale4 ». dès 1997, s’impose alors l’expression « fracture numérique », qui témoigne d’une juxtaposition idéologique entre les deux expressions. La notion justifie le retard technologique français et nous pousse à le rattraper, le réduire, le combler. Bruno ollivier (2006) remarque que « les expressions anglaise et espagnole reposent sur la même image. Le digital divide renvoie à une séparation, une division opérée par la numérisation. La brecha digital évoque une béance, une brèche. chacune des expressions se construit sur un nom qui nomme un mal qu’il faut soigner [une fracture se réduit, une brèche peut se

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combler, les parties séparées peuvent se rejoindre], et sur un adjectif qui en définit à la fois l’origine [les différences sur le plan numérique] et le remède possible [les progrès technologiques] ». on confie donc à la société de l’information ellemême, aux industriels des TIc et à la commission européenne qui la porte depuis l’adoption de la stratégie de Lisbonne en 2000, les remèdes à la fracture.

Massification des technologies et niveaux de fracture

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Pourtant, depuis 2002, les travaux de recherche du M@rsouin5 et du cREAd6 mettent clairement en avant deux écueils. on ne peut analyser la fracture numérique de la même manière en 1998, lorsque 23 % de la population possédaient un ordinateur, en 2004 (53 %), et en 2012 (81 %). Il en est de même pour Internet : 4 % possédaient une connexion en 1998, 36 % en 2004 et 78 % en 2012. La position sociétale des technologies numériques évolue avec le temps. Par ailleurs, après avoir longuement étudié les inégalités d’accès aux ordinateurs et à Internet (fracture de premier niveau), nous avons découvert des usages très contrastés des logiciels entre les groupes sociaux (deuxième niveau), puis des différences flagrantes d’interprétation des informations issues de ces usages (troisième niveau), et enfin, dernièrement, une socialisation des pratiques numériques tout à fait inégalitaire entre les groupes sociaux (quatrième niveau). Par exemple, alors que les lycéens hyperconnectés du centre-ville de Rennes utilisent le réseau social Facebook (FB) pour l’ensemble de leurs activités, des loisirs aux études, plusieurs heures par jour, les apprentis boulangers des lycées professionnels de la périphérie ouvrent FB le vendredi soir, pour « péchô de la zouzzz7 » et organiser la soirée arrosée du samedi. Ils mettent ensuite leurs photos le dimanche et se déconnectent... jusqu’au vendredi suivant8. Lorsqu’une notion se décline en autant de niveaux, il faut se poser la question de sa validité heuristique. La fracture ne se réduit pas, elle se déplace. Elle est un révélateur des inégalités sociales et économiques qui résistent aux idéologies mouvantes et volatiles de la société de l’information.

5.

6. 7. 8.

Le groupement d’intérêt scientifique (GIS) M@rsouin (Môle @rmoricain de recherche sur la société de l’information et les usages d’Internet) a été créé en 2002 sous l’impulsion du conseil régional de Bretagne. Unique en Europe, ce GIS regroupe onze équipes de recherche pluridisciplinaires en sciences humaines et sociales provenant des quatre universités bretonnes et de trois grandes écoles, et travaillant sur les usages des technologies numériques. centre de recherche sur l’éducation, les apprentissages et la didactique. « Trouver des filles. » Recherche effectuée en 2010 sur les usages numériques des lycéens en bac pro, corroborée par deux autres recherches (Lebreton, 2011 ; André, 2012).

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La France numérique de 2012

L’Internet mobile : entre jubilation et défiance Les équipements permettant de se connecter en mobilité se diffusent rapidement. 57 % de la population disposent d’un ordinateur portable, 8 % d’une tablette tactile et 11 % d’une clé 3G ou d’une carte PcMcIA. du côté des inégalités, l’Internet mobile n’est pas à la portée de tous. L’indicateur cREdoc indique un taux d’inégalité de 26 % pour les smartphones, ce qui correspond à la situation de 1998 pour les téléphones mobiles. La première variable est financière, avec un prix moyen 2012 de 330 € pour un smartphone vendu sans subvention chez un opérateur. cela explique pourquoi 44 % des foyers ayant des revenus mensuels 9. http://www.arcep.fr/uploads/tx_gspublication/rapport-credoc-diffusion-tic-2012.pdf 10. Pour le mode de calcul et la méthodologie sur les inégalités d’équipement inspirés du coefficient de Gini, voir Alibert et al. (2005).

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contre toute attente, à partir des données de la dernière enquête du centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (cREdoc) d’octobre 20129, et malgré la crise, l’équipement technologique des Français croît imperturbablement. En juin 2012, 90 % de la population disposent d’un téléphone fixe (+ 1 point par rapport à 2011), 88 % ont un téléphone mobile (+ 3 points) et 29 % un smartphone (alors qu’ils étaient 5 % en 2008). 65 % envoient régulièrement des SMS (54 % en 2008). Le nombre de SMS augmente chaque année : 14 par semaine et par utilisateur en 2008 ; 57 en 2010 et 108 aujourd’hui. 81 % de la population disposent d’un ordinateur fixe à domicile (+ 3 points par an), 35 % en ont plusieurs (+ 4 points). Les personnes équipées sont presque toutes connectées à Internet (95 %), ce qui porte le taux de connexion globale de la population française à 78 % (+ 3 points). Globalement, on assiste à un tassement des écarts d’équipement et de connexion au niveau des déterminants classiques de la fracture numérique que sont l’âge, les revenus et le niveau d’études. Même si les personnes non connectées sont plus âgées (moins d’un retraité sur deux est connecté), ont des revenus plus modestes (47 % ont un revenu mensuel inférieur à 900 €) et ne possèdent pas de diplôme (43 %), on constate que les inégalités d’équipements se sont beaucoup réduites depuis dix ans. Pour le cREdoc10, le niveau des inégalités d’équipement a été divisé par deux pour l’ordinateur, par 2,4 pour le téléphone mobile et par 2,6 pour la connexion Internet entre 2002 et 2012. on peut dire que, depuis 2008, ce sont les moins dotés qui ont fait progresser la moyenne. Gardons-nous néanmoins d’en déduire une réduction de la fracture. Equipement et connexion ne sont que les conditions de l’usage du numérique, et c’est sur ce terrain que la fracture se déplace.

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supérieurs à 3 100 € ont l’usage d’un (ou plusieurs) smartphones alors qu’ils ne sont plus que 14 % dans la tranche 900-1 500 € par mois. • Focale mondiale Sur le site de référence Internet World Stats, on définit un internaute comme une personne de plus de 12 ans qui s’est connectée durant les trente derniers jours. d’après leurs données, il y aurait deux milliards et demi d’internautes dans le monde en 2012, soit deux fois plus qu’en 2007. Le poids de l’Asie (44,8 % des internautes), de la chine en particulier, devient déterminant. L’Amérique du Nord (11,4 %) et l’Amérique du Sud (10,4%), se rééquilibrent. L’Europe (21,5 %) se maintient. A partir des taux de pénétration d’Internet dans la population mondiale, on peut établir trois constats. La moyenne générale encore assez basse (34,3 %) augure de transformations importantes des usages avec l’arrivée massive de nouveaux usagers. dans les prochaines années, les principales marges de progression d’Internet se situeront dans les pays émergents, particulièrement en Asie11. L’Afrique12 est la véritable « laissée pour compte » d’Internet.

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• Focale européenne Au sein de l’Union européenne (vingt-sept pays)13, la France se situe en septième position en matière de taux d’équipement ̀ d’ordinateur personnel et d’Internet à̀ domicile, au cinquième rang pour le téléphone fixe et au dix-huitième rang pour le téléphone mobile. Le communiqué Eurostat du 13 décembre 2011 précise que, dans l’Union européenne, « près d’un quart des personnes de 16 à 74 ans n’a jamais utilisé internet ». • Focale bretonne France 2012 (crEdOc)

Bretagne 2012 (M@rsouin)

Evolution Bretagne 2009-2012

Internet

78 %

79 %

+ 15 points

Ordinateurs

81 %

81 %

+ 12 points

Téléphone mobile

88 %

86 %

+ 7 points

Panorama annuel M@rsouin, juin 2012.

11. 27,5 % de la population asiatique connectée pour 44,8 % des internautes mondiaux. 12. 15,6 % de la population africaine connectée pour 7 % des internautes mondiaux. Les internautes de ce continent sont très majoritairement en Afrique du Nord (51 % au Maroc). 13. Source : commission Européenne, Eurobaromètre spécial, n° 381, décembre 2011.

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Il faut noter une tranche d’âge déterminante pour la progression en équipement de ces dernières années en Bretagne : les 60-69 ans (2009 : 54% ; 2012 : 74 % ; + 20 points). d’après le panorama M@rsouin, 21 % des Bretons sont nonusagers d’internet en 2012. Parmi eux, 54 % estiment qu’Internet « n’est pas pour eux », loin devant l’âge (2 %). L’adoption d’une technologie comporte donc une dimension symbolique ; la personne projette un usage dont le capital symbolique résonne, ou non, avec son propre capital social.

Une urgence : conceptualiser l’usage La « fracture numérique », même déclinée au pluriel, n’est pas un concept opératoire. Elle n’est pas une simple conséquence des inégalités sociales et économiques préexistantes. Elle est plutôt le produit de la rencontre singulière de chaque personne avec les cultures numériques. cette rencontre, en fonction des histoires singulières, favorisera ou non le désir, l’envie, la motivation pour se lancer dans les usages des TIc. Au-delà des questions d’âge, de niveau d’éducation et de revenus, c’est une réflexion sur la capacité à développer des relations sociales dans un environnement qu’il faut privilégier aujourd’hui pour lutter contre les exclusions numériques et faire advenir une nouvelle forme de société de l’information, non plus excluante mais e-inclusive. En juillet 2006, la London School of Economics publiait une étude intitulée : New Technology in Schools : Is there a Payoff ? Les auteurs écrivent : « Nous avons la preuve d’un impact positif de l’investissement en TIc sur les performances scolaires dans l’enseignement primaire. » En mars 2007, le prestigieux

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• Le facteur isolement Lors de l’enquête M@rsouin 2009, le facteur isolement est devenu « l’indicateur étrange » de l’exclusion numérique, faisant sauter les catégories sociologiques classiques (âge, revenu, niveau d’études). 65 % des personnes interrogées invoquent l’isolement comme premier facteur du non-usage du numérique. Au cœur des phénomènes d’exclusion numérique, on trouve donc la notion d’isolement social, qui combine faiblement les questions d’âge (seniors isolés) et les travailleurs pauvres, mais très fortement les populations qui n’ont que les minima sociaux pour vivre. Il serait hâtif d’en déduire que la pauvreté renvoie à une forme unique d’isolement qui conditionnerait l’exclusion numérique. c’est le « sentiment » d’isolement qui importe. cette catégorie comprend aussi des personnes qui n’ont pas forcément de problème d’argent mais se retrouvent dans des situations de vie qui les isolent. La question de l’absence de temps disponible à consacrer au numérique est souvent évoquée comment facteur de non-usage par les personnes qui se sentent isolées, en particulier par une population bien identifiable : les familles monoparentales, très souvent portées par des femmes.

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Institute of Education center américain livrait une autre étude au congrès : Effectiveness of reading and Mathematics Software Products : Finding from the First Student cohort, qui parvenait aux mêmes conclusions. Enfin, le rapport Fourgous, remis au Premier ministre français le 15 février 2010, s’appuie sur plusieurs études démontrant l’impact positif des TIc sur l’enseignement et l’apprentissage, et proposant soixante-dix mesures pour faire « basculer l’école dans l’ère numérique ». Et nous pourrions poursuivre cette liste d’études d’impact. Lorsqu’on évoque les TIc en formation, on se contente trop souvent de mesurer, sans expliquer ni comprendre. Ainsi que l’écrit Alain Gras (2010) : « La fascination pour la mesure, que représente l’évaluation quantitative [...] occulte le fait que le choix des éléments à mesurer est subjectif et qu’en aucun cas la scientificité ne vient directement de l’objet. » A l’ère numérique, en formation comme ailleurs, il est très difficile de s’extraire de la logique de l’impact et de la diffusion mécanique. Portées par des notions comme la modernité, l’innovation, la génération Y ou... la fracture numérique, les technologies seraient conçues par les industriels et impacteraient balistiquement les consommateurs que nous sommes. Estce si simple ? « Le risque existe de voir une série de problèmes réels [inégalités, analphabétisme, etc.] traités dans le seul intérêt d’industriels, et non en fonction de la réalité des terrains. Les plans d’équipement informatique qui n’ont pas produit les effets escomptés sont innombrables. La France en a donné un exemple en 1985 avec le plan “Informatique pour tous”, destiné notamment à sauver l’entreprise Thomson. ce plan a échoué dans cet objectif particulier et il n’a pas non plus permis de développer la culture informatique à l’école, par manque total de prise en compte de la culture et des besoins des usagers que sont les enseignants et les élèves. Seuls les intérêts de l’industrie avaient été pris en compte, au nom d’une politique qui visait, comme il se doit, à “rattraper le retard pris par la France”, bref, à réduire une “fracture numérique” » (ollivier, 2006).

L’usage, un ensemble de pratiques socialisées Avec l’équipe e-inclusion du M@rsouin, pour objectiver le concept d’usage, nous le définissons comme un ensemble de pratiques socialisées. Le terme « ensemble » suggère des questions de seuil, de groupes sociaux, de frontières. Les usages fondent de nouvelles normes autour desquelles se créent les sociabilités. Les millions de connexions à Wikipédia ou à Facebook témoignent d’usages sociaux installés. A l’inverse, malgré les discours ambiants sur l’arrivée massive et imminente des mondes virtuels, Second Life n’a trouvé, en comparaison, qu’un public relativement restreint. L’adjectif « socialisées » renvoie à des questions de constructions collectives et à l’étude des processus d’adoption des normes culturelles, ce qui nous conduit à replacer les usages des TIc dans les contextes sociohistoriques. L’observation des pratiques effectives du numérique permet de

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comprendre ce qui fait civilisation lorsque les imaginaires liés aux technologies initient des pratiques numériques qui se sédimentent en usages.

La construction de l’usage Les usages sont des normes, des construits socio-historiques, qui s’installent avec une temporalité et des processus complexes convoquant des niveaux d’abstraction très différenciés. Pour éclairer ces processus nous proposons le schéma itératif suivant.

Le concept de « techno-imaginaire », proposé par Balandier (1986), décrit l’importance et l’abondance de la technique et des machines dans notre imaginaire contemporain. Les techno-imaginaires forment les grands récits mythologiques qui servent de références symboliques aux représentations sociales que nous avons des ordinateurs et d’Internet. Positives ou négatives, ces représentations dépendent de l’image première que l’on se fait des technologies. dans ce sens, la représentation sociale désigne les images de la réalité partagées par toutes les personnes d’une société. ces représentations, constituées d’images hybrides, font que chacun reconnaît l’instrument technologique et l’utilise, d’abord de façon très individualisée puis de plus en plus collective, par l’effet de socialisation de la technologie. Pour reprendre les concepts de Simondon (2005), les techno-imaginaires produisent une pensée magique qui, en s’individuant, se transforme en pensée technique productrice d’instruments technologiques et de pratiques de ces instruments, tout en gardant toujours la trace d’une idéologie structurante. Les techno-imaginaires sont le matériau de base des représentations qui déclenchent et orientent les pratiques numériques. La pratique qualifie ici l’activité humaine concrète dans son environnement socio-technique. En évoquant le concept de « praxis » qui révèle la théorie – explicite ou implicite – structurant la pratique, on peut affirmer qu’aucune pratique n’est hors du sens qu’on lui confère, aucune

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pratique ne peut s’exonérer du contexte socio-historique dans lequel elle se trouve. chaque pratique révèle autant de l’usager qui pratique que de sa vision du monde avec, dans ou par l’instrument technologique. Par socialisation, ces pratiques numériques chargées de sens s’agrègent en ensembles qui forment les usages du numérique.

Les trois temps des TIC

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A partir des trois temps de l’insertion sociale des techniques du socioanthropologue Victor Scardigli (1992), nous décrivons l’enchaînement de ce processus de socialisation en trois termes successifs : innovation, massification, banalisation. Le premier est le temps de l’innovation, des promesses, des fantasmes technoïdes et de l’enchantement par la technique et le progrès. ce temps, souvent très court, laisse des traces mnésiques durables, parce que c’est le temps le la rencontre avec le « premier » instrument, chargé d’espoir et d’angoisse. Le premier microordinateur, le premier minitel, téléphone portable, modem, site..., toutes ces technologies dans leur état premier ont généré un temps émotionnel fort pour les pionniers et/ou les privilégiés qui y ont eu accès. ces initiés ont ensuite diffusé ces expériences autour d’eux, créant le premier réceptacle symbolique pour cette technologie. c’est ce qui explique pourquoi, bien après l’arrivée d’une technologie, on continue d’« être Mac ou Pc », pour ou contre Facebook. Nous avons qualifié ce phénomène de « pouvoir de renforcement » (Plantard, 2011) des usages du numérique, tant il est difficile d’avoir une position distanciée, donc professionnelle, à l’égard des TIc et des techno-imaginaires qui les structurent. Le deuxième temps est celui de la massification, de la large diffusion, et donc de la désillusion et du désenchantement. Le minitel devient rose et les factures issues du 3615 s’accumulent sur la tête des plus pauvres. Les téléphones portables diminuent en taille, en poids et en prix, mais la couverture « réseau » ne va pas jusqu’aux campagnes. Les modems arrivent dans les familles, mais ils sont lents et difficiles à configurer. cela ne fonctionne pas comme on l’avait prédit. La déception s’installe. ce deuxième temps est de taille variable ; il dépend beaucoup des politiques gouvernementales et industrielles. Quelques-uns de ces choix, encore trop influencés par l’innovation enchantée, peuvent rater la massification et s’avérer dramatiques pour certains pays14. Le troisième temps est celui de la banalisation, de l’appropriation socioculturelle des technologies ; c’est le temps des usages installés. Sur la base de taux d’équipement et de connexions supérieurs à 70 ou 80 %, les usages se comptent alors en millions. cette période peut-être longue en fonction des cultures et des 14. comme le plan « Informatique pour tous » de 1985 en France (voir plus haut).

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assemblages technologiques. Par exemple, le courrier électronique tel que nous le connaissons avec son @ a plus de quarante ans. Il a été inventé en octobre 1971 par Ray Tomlinson. Le courriel, aujourd’hui disponible en mobilité sur les smartphones, est bousculé par le SMS15, particulièrement chez les jeunes, même s’il n’a que... vingt ans (1992). En se socialisant, les usages des technologies construisent de nouvelles normes sociales très valorisées, que chacun peut investir par sublimation, c’est-àdire, selon Freud (1905), par déplacement des pulsions vers des objets socialement valorisés. ce déplacement pulsionnel est une source de désir tout à fait nouvelle. depuis vingt ans, nous avons montré que, sur le plan clinique, les techno-imaginaires déclenchent, chez les personnes en détresse d’estime de soi, une intentionnalité, un désir de pratiquer les instruments numériques (Plantard, 1992, 1999, 2009, 2011). dans un second temps, la situation d’incompréhension face à la machine crée une forme de dépression passagère sur lequel s’amorce un désir de savoir (Beillerot, 1996) qui transcende le numérique pour se projeter dans un avenir positif.

Longtemps, le monde de l’éducation et de la formation s’est senti agressé par les TIc. du côté de la formation professionnelle, si la formation ouverte et à distance a été un levier d’innovation pédagogique, les transformations sociétales induites par le numérique ne sont pas encore intégrées. La concertation ouverte par Vincent Peillon en 2012 sur la refondation de l’école à permit que s’élèvent de nouvelles voix : celles des enseignants et des formateurs, militants pédagogiques des réseaux sociaux et/ou du logiciel libre ; celles des animateurs multimédias de l’éducation populaire ; celles des parents inquiets par « l’envahissement » des écrans ; celles des chercheurs spécialistes des usages... on retrouve la trace de ces échanges dans le projet de loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République, avec la mise en place d’un « service public de l’enseignement numérique et de l’enseignement à distance ». Les expressions « nouvelles technologies » et « informatique » disparaissent au profit du terme culturel « numérique ». Il faut repenser la formation à l’ère numérique non pas en substitution des dispositifs antérieurs d’éducation ou de formation, mais en articulation et en hybridation. L’accès direct, multiple et multimédias, à l’information par Internet enrichit les processus d’apprentissages pour ceux qui ont le capital culturel suffisant, car pour les autres, c’est une inégalité de plus. Il faudrait donc construire nos dispositifs de formation avec le numérique, par le numérique et dans le numé15. Short message service (ou texto).

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Pour de nouveaux modèles de formation hybride

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rique. ces trois prépositions sont utilisées par Sfez (1992) pour définir trois grands ordres dans les représentations qui guident les pratiques des TIc. • Avec. L’homme use de la technique, mais ne s’y asservit pas. c’est avec la technique que l’homme accomplit les tâches qu’il détermine, mais il reste le maître de ses activités. c’est le modèle de l’ingénieur. Le formateur doit pouvoir choisir les instruments technologiques qu’il souhaite utiliser. L’ingénierie de formation est devenue technico-pédagogique, et il est vital pour les formateurs qu’ils acquièrent cette culture informatique, orientée vers l’éducation et la formation, qui leur permettra d’apprivoiser les machines plutôt que de subir des choix technologiques très souvent arbitraires. • dans. Les objets techniques sont l’environnement naturel de l’homme. L’idée de maîtrise s’efface pour laisser la place à celle d’adaptation. c’est le modèle des hackers, qui sont à la source des principales innovations technologiques des dix dernières années. Le formateur doit identifier les usages qui forment l’environnement sociotechnique quotidien des apprenants. Partant de là, il doit être en mesure d’utiliser ces pratiques numériques comme point d’appui de sa pédagogie. c’est là que se place les TIcE et que s’inventent des usages pédagogiques spécifiques. • Par. c’est ce que Sfez nomme le « tautisme », néologisme contractant tautologie et autisme : « Le sujet n’existe que par l’objet technique qui lui assigne ses limites et détermine ses qualités. La technologie est le discours de l’essence. Elle dit le tout sur l’homme et sur son devenir... Par la technique, l’homme peut exister, mais non en dehors du miroir qu’elle lui tend. » c’est le modèle des geeks d’aujourd’hui. Former par le numérique renvoie à la formation de la personne et au « pouvoir de dévoilement » des usages (Plantard, 2001). Les pratiques numériques provoquent des changements intérieurs en déclenchant des émotions que nous ne pouvons pas toujours contrôler. dans le contexte de la formation, ces pratiques technologiques, remplies d’affects, ouvrent un dialogue, pas toujours verbal, où la personne en vient à se dévoiler. Le pouvoir de dévoilement ne fonctionne pas isolé, il lui faut une oreille, un tiers, un accompagnateur. « Jacques, la quarantaine, sort de prison. Il vit dehors ou sur le canapé de sa sœur. Sa vie quotidienne est marquée par l’alcool et une dépression profonde que la formation informatique qu’il commence à peine à faire disparaître. Au début, il arrive plusieurs fois ivre ; néanmoins, dans ces moments, il se livre, doucement, par bribes. d’abord, on apprend qu’il a une maladie du cœur qui l’oblige à faire changer régulièrement la pile du pacemaker qu’il a dans la poitrine, pas très simple pour un SdF. Ensuite, il est veuf... d’un drame sans nom. Enfin, dans sa vie d’avant, il était technicien en électronique. Et, petit à petit, le désir de vivre revient. Le logement d’abord, une caravane pendant six mois puis un appartement. Puis le travail, après différents projets de prestations de services, il se met à son compte. Enfin il retrouve l’amour et se marie » (Plantard, 1992).

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cyrulnik (2004) qualifierait de « résilience16 » une telle situation. Pour Jacques, la technique est un miroir. Miroir aux alouettes légères qui permet de sortir du reflet gris et morne d’une non-vie où il s’enterrait vivant. Jacques se trouve, se retrouve dans les « techno-imaginaires ». A la fois présente dans toute action de formation hybride et puissamment nichée dans les innovations pédagogiques les plus technoïdes (réalité augmentée, serious game, apprentissage mobile, arts numériques...), la formation par le numérique peut-être très précieuse pour le champ de l’insertion et de la remédiation.

Ensemble

16. La résilience est le parcours psychique qui consiste à prendre de la distance avec un évènement traumatique afin de ne plus vivre dans la dépression.

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Les transformations des sociabilités, des modes d’apprentissage et du rapport au savoir des usagers du numérique, ne concernent pas seulement les métiers de la transmission. L’ensemble des professionnels de l’éducation, de la formation, de l’enseignement, de l’animation, du travail social, de l’orientation, de l’information-documentation, de l’accompagnement... sont concernés. En imaginant que les formations professionnelles avec, par et dans le numérique, sont encore à construire dans l’éducation et la formation, il semble que les oripeaux des dispositifs collaboratifs, coopératifs et hybrides, au sens classique distanciel/présentiel, sont déjà usés. Sans exclure ce premier sens de l’hybridation en formation, nous aimerions en proposer un second, en ajoutant aux trois prépositions de Sfez l’adverbe « ensemble ». Pour hybrider les formations avec, par et dans le numérique, il faudrait aussi les concevoir avec les deux sens de l’adverbe « ensemble » : – les uns avec les autres ; en hybridant formation initiale, permanente et continue ; en prenant le levier des formations aux cultures numériques pour former des équipes pluricatégorielles (avec des métiers différents) favorisant ainsi le travail coopératif ; – en même temps (en présence ou à distance) ; en aménageant des espaces communs d’échanges et d’analyses des pratiques pédagogiques numériques. on pourra alors imaginer sereinement la place du numérique dans la refondation de l’école et dans l’éducation permanente. n

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Bibliographie ALIBERT, D. ; BIGOT, R. ; FOUCAUD, D. 2005. « La dynamique des inégalités en matière

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de nouvelles technologies (Méthodes d’approche. Analyse évolutive) ». Cahier de recherche du CREDOC. N° 217. ANDRÉ, G. 2012. Adolescents et numérique : quelles sociabilités ? Université Rennes 2, mémoire de Master 2 « technologies pour l’éducation et la formation ». BALANDIER, G. 1986. Un regard sur la société de communication. Paris, Centre Georges Pompidou, Actes du colloque du Conseil national de la communication audiovisuelle. BEILLEROT, J. 1996. « Désir, désir de savoir, désir d’apprendre ». Pour une clinique du rapport au savoir. Paris, L’Harmattan, p. 51-74. CYRULNIK, B. ; SERON, C. (dir. publ.). 2004. La résilience, ou comment renaître de sa souffrance. Paris, Fabert. FREUD, S. 1905. Trois essais sur la théorie sexuelle. Paris, Gallimard, 1989. GRAS, A. 2010. « L’évaluation d’un fait technique, une métaphysique pour l’hypersauvage contemporain ». Cahier internationaux de sociologie. N° 128-129, p. 285-297. LEBRETON, S. 2011. « Eh ! Tu veux bien être mon ami ? ». Etude des sociabilités juvéniles lors des regroupements festifs sur la place du Parlement de Bretagne le vendredi soir à Rennes. Université Rennes 2, Collège coopératif de Bretagne, mémoire de DHEPS. OLLIVIER, B. 2006. « Fractures numériques : ne soyons pas dupes des mots ». Hermès. N° 45, p. 33-40. PLANTARD, P. 1992. Approche clinique de l’informatique. Nanterre, université Paris 10, thèse de doctorat en sciences de l’éducation. PLANTARD, P. 1999. « Informatique et intégration, le village planétaire est-il encore possible ? ». Ville, école, intégration. N° 119, p. 24-44. PLANTARD, P. 2009. « De l’e-inclusion. Les TICE dans les dispositifs d’insertion ». Dans : M. Sidir (dir. publ.). La communication éducative et les TIC : épistémologie et pratiques. Paris, Hermès Lavoisier, p. 261-290. PLANTARD, P. 2011. Pour en finir avec la fracture numérique. Limoges, FYP. SCARDIGLI, V. 1992. Les sens de la technique. Paris, Puf. SFEZ, L. 1992. Critique de la communication. Paris, Le Seuil. SIMONDON, G. 1958. Du mode d’existence des objets techniques. Paris, Aubier, 1989. SIMONDON, G. 2005. L’invention dans les techniques. Paris, Le Seuil.

MIREILLE ANDRIBET

Le blended learning 1, levier de progrès dans l’acquisition d’une posture professionnelle L’expérience des assistant(e)s de vie aux familles

MIREILLE ANDRIBET, Chef de projet FOAD, ingénieure de formation à l’AFPA ([email protected]). 1. 2.

Formation hybride ou mixte présentiel-distantiel. En 2001, la Délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle, dans la circulaire DgEFp n° 2001/22 du 20 juillet relative aux formations ouvertes et/ou à distance, définit la FoaD comme « un dispositif souple de formation organisé en fonction de besoins individuels ou collectifs [individus, entreprises, territoires]. Elle comporte des apprentissages individualisés et l’accès à des ressources et compétences locales ou à distance. Elle n’est pas exécutée nécessairement sous le contrôle permanent d’un formateur ».

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L’idée de proposer de la formation ouverte et à distance (FoaD2) dans le dispositif préparant au titre de niveau v « assistant[e]s de vie aux familles » (aDvF) était de permettre à des stagiaires qui avaient échoué au certificat de compétences professionnelles « Relayer les parents dans la prise en charge de leurs enfants à leur domicile » de compléter leur apprentissage en disposant d’une formation à distance. L’objectif était qu’ils puissent se représenter à ce ccp avec toutes les chances de réussite. Etaient particulièrement visés les apprenants géographiquement éloignés des centres aFpa, afin qu’ils accèdent plus facilement aux ressources formatives, de façon souple et permanente. Lors de la conception de ce dispositif, trois questions essentielles se sont posées : comment relier pédagogiquement les compétences du métier aDvF – métier de proximité s’il en est – avec une proposition technique à distance ? Quel sens donner à l’outil informatique et à l’autoformation dans l’apprentissage d’un métier à forte composante relationnelle ? Quel accueil les formateurs allaient-ils réserver à cette approche pédagogique complètement nouvelle, laissant augurer plus de résistances et d’écueils que de bénéfices ? Nous avons d’abord expérimenté un prototype fondé sur une approche de type blended learning, faisant alterner différents temps d’apprentissages : – en petits groupes de 3 à 5 stagiaires, en autoformation en ligne dans des salles multimédias à distance, via une plate-forme Lms (learning management system).

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Des séquences vidéo sont analysées par écrit, individuellement ou en petit collectif. Des mises en situation sont possibles. Les chats, les mails et le forum sont les principaux outils de communication avec la formatrice et les apprenants des autres sous-groupes ; – en grand groupe et en présentiel au centre aFpa, avec des mises en situation, des analyses de pratiques et des évaluations sommatives. Le prototype a ensuite été étendu à l’ensemble du parcours et s’est déployé dans tous les centres aFpa, entre 2008 et 2010 (voir en annexe la description du dispositif).

Comment les stagiaires ont-ils vécu cette formation ?

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Nous proposons d’analyser ici le vécu de stagiaires du centre de valenceRomans qui ont suivi cette formation mixte, en étudiant notamment l’effet qu’a produit ce format sur leur posture professionnelle. Le groupe était constitué de quinze stagiaires de 18 à 62 ans. certains, déjà expérimentés, venaient compléter leurs connaissances et chercher une certification ; d’autres étaient en reconversion professionnelle. Ils étaient répartis par groupes de trois ou quatre, pour l’apprentissage à distance, dans des sites délocalisés appelés « espaces publics Internet » (EpI), salles multimédias dotées par les communes, situés à une cinquantaine de kilomètres du centre de Romans qui accueillait les stagiaires pour les regroupements en présentiel. Les stagiaires avaient été recrutés en fonction de leur lieu de résidence et de leur proximité avec les EpI. Les prérequis habituels en formation à distance (capacités d’organisation et d’autonomie, niveau de sensibilisation aux tIc...) n’ont pas été retenus comme critères majeurs de recrutement. En revanche, la motivation pour le métier visé et l’envie de suivre cette formation à distance ont été centrales. La répartition du temps sur une semaine type était la suivante : lundi, mardi et vendredi dans un EpI ; mercredi et jeudi en regroupement au centre de Romans pour les mises en situation. La formatrice était amenée à se déplacer entre les EpI afin d’assurer le suivi3. a l’issue de la formation d’une durée de six mois, les quinze stagiaires ont obtenu le titre professionnel ; le jury a souligné la richesse de leur dossier de synthèse et de pratiques professionnelles. Dans le cadre d’un bilan « à froid », nous avons interviewé4 les stagiaires, dix-huit mois plus tard, afin de recueillir leur avis sur : leur vécu durant la forma3. 4.

cette mise en place s’est faite progressivement : la première semaine de formation en centre aFpa ; deux jours à distance en espace public Internet (EpI) la semaine suivante. après chaque période en entreprise, la semaine de retour comportait trois jours en centre. En fin de parcours, les deux dernières semaines se passent en centre. selon un guide d’entretien dont la première partie s’appuie sur la méthode de conduite d’entretien dit « d’explicitation » (vermersch, 2012) et dont la seconde partie comporte une série de questions ouvertes. Douze témoignages sur quinze ont pu être recueillis.

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tion ; les bénéfices et les difficultés rencontrés durant leur apprentissage ; l’impact de cette nouvelle modalité sur leur apprentissage ; l’effet sur leur posture professionnelle. • Internet et l’ordinateur dans les epI a leur entrée en formation, les deux tiers des stagiaires étaient déjà plus ou moins déjà familiarisés avec Internet. trois personnes qui n’avaient jamais utilisé d’ordinateur se sont progressivement familiarisées avec l’outil grâce à la solidarité qui s’est établie au sein de chaque sous-groupe, dans lequel un stagiaire plus à l’aise avec les tIc venait en aide à ses collègues. assez rapidement, de ce fait, leur est apparu le besoin d’avancer ensemble, de s’entraider, ce qui a généré une forte cohésion du groupe.

• Les sous-groupes et le grand groupe La majorité des avis recueillis témoignent d’un enthousiasme à ne pas rester statique comme à l’école, à alterner les temps en petits groupes et en grand groupe. La distance régulière avec une partie du groupe relativise les petites tensions et tous avaient d’autant plus de plaisir à se retrouver lors des regroupements, a propos du temps en EpI, c’est le mot « liberté » qui est venu spontanément à plusieurs reprises : liberté de se lever de son poste de travail pour faire une pause quand le besoin s’en fait sentir, sans gêner les autres ; possibilité de reprendre son apprentissage au point d’interruption, de revoir la même vidéo autant de fois que nécessaire, de partager en sous-groupe les analyses, d’échanger et d’être aussi en lien avec les autres groupes par les chats ou par mail. ce sentiment de liberté s’inscrit dans une organisation hebdomadaire du travail claire et partagée. Le cadre défini par la formatrice apporte la sécurité nécessaire à l’apprentissage. Le sentiment d’être « soudés » génère une forte émulation entre les membres d’un même

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« moi je n’avais pas du tout d’ordinateur auparavant. cette formation m’a beaucoup aidée, même dans la vie quotidienne, savoir créer un dossier, pour mettre des photos, aller sur une messagerie pour envoyer un mail... Je ne savais pas faire auparavant. » « moi, l’ordinateur m’allait très très bien. Les livrets informatiques, c’était très bien pour moi. » « J’étais un petit peu larguée par rapport aux autres, mais ce n’était pas grave. ce n’était pas un concours entre nous... surtout maintenant, j’ai appris des tas de trucs. » « Je préférais le travail en groupe, plutôt qu’individuel sur Internet... oui, je l’utilise maintenant pour moi. c’est sûr, ne serait-ce que pour aller voir mes comptes, ou des trucs comme ça. J’ai mon compte gmail, et puis je joue un petit peu aussi. » « Dans mon groupe, ça m’a permis de les aider en même temps..., j’allais à côté d’eux, je leur expliquais un petit peu. au niveau du groupe, ça a amené beaucoup de choses. »

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sous-groupe. Deux stagiaires ont même mentionné avoir eu à cœur, le soir, chez eux, d’approfondir ou de rattraper leur retard à partir des livrets papier ou en ligne, afin d’être à niveau avec leur groupe dès le lendemain. La variété des temps d’apprentissage et des supports rompt la monotonie de la classe traditionnelle, induit un mouvement qui place le stagiaire dans une dynamique, le sollicite davantage et soutient sa motivation. L’interaction régulière avec le formateur ou les autres apprenants l’amène à développer ses capacités d’analyse et de distanciation. L’appartenance à un sous-groupe en délocalisé a renforcé l’implication des apprenants, a créé de l’émulation entre les membres du groupe et intergroupes. cela s’est traduit également par un gain en concentration.

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« on voyait une vidéo sur laquelle on n’était pas forcément d’accord... Ça permettait d’entendre l’avis des autres et de se dire : “oui effectivement, moi je ne l’aurais pas vu comme ça, mais ton positionnement est intéressant.” Ça nous tirait vers le haut. » « Il y avait une émulation entre nous d’abord, je pense qu’on était un groupe très soudé. même si je n’étais pas toujours d’accord avec les autres, j’ai toujours eu le sentiment d’avancer, d’apprendre quand même. » « comme je suis introvertie, cela m’a permis de mieux communiquer. » « a certains moments, on avait besoin d’intimité, de silence, en petits groupes... Il y a tellement de questions qu’on se pose sur soi-même. » « si j’avais besoin d’aide, je pouvais demander à n’importe qui. » « J’ai besoin de beaucoup bouger. s’il avait fallu que je reste ici cinq jours par semaine assise à écouter, non, je n’aurais pas pu. » « Ça nous a permis de travailler à notre rythme et de ne pas travailler en permanence les unes sur les autres. » « Une fois que je rentrais à la maison, ça m’arrivait de temps en temps de retourner sur la plate-forme parce qu’il y avait un exercice que je voulais compléter, mais je faisais tout à l’EpI. Et puis on en discutait avec mes autres camarades. » « Je voyais les collègues à côté qui étaient plus rapides... moi je n’avais pas attaqué encore, alors cela me stressait aussi. » « c’est cela qui faisait la force et qui était plein de richesses, on échangeait, n se motivait mutuellement et on s’entraidait. » « Il y a les films, les exercices et dans le métier réel, on le retrouve vraiment. moi, je retrouve des situations qui ont vraiment été vécues en formation. » « comme j’avais pas mal travaillé avec les enfants, j’étais assez sollicitée. c’était bien même de transmettre mon analyse aux autres. » « En petit groupe, c’était très riche. c’est plus facile de parler. on est plus à l’aise. alors qu’en grand groupe, d’ici qu’on ait fait le tour, on perd. c’est moins spontané. » « Les cours en groupe sont plus fatigants que les cours sur l’ordinateur... En EpI, il y a les vidéos, c’est très changeant... Le fait qu’on soit quatre, c’est plus dynamique. personnellement, j’aime bien les petits comités. Je suis plus à l’aise. » « c’était bon de se retrouver en grand groupe pour discuter des situations en EpI. on se sent plus fort quand on est dans un groupe, quand on s’entend bien. cela m’a grandie. Le week-end passé, j’avais hâte d’y retourner. » « J’ai beaucoup aimé les écrits, comme j’ai beaucoup aimé le jour par semaine qu’on passait au centre. c’étaient deux approches différentes, mais très enrichissantes. »

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« Quand j’ai commencé la formation, je ne comprenais pas la finalité de la faire à distance. avec le recul, je me rends compte que ça a été extrêmement bénéfique, parce que ça m’a permis d’être autonome. » « En situation de travail, au domicile des personnes, on est autonome, il faut prendre des décisions. La formation à distance m’a appris une certaine autonomie. » « c’était fatigant mais riche. a chaque cours, on sortait avec des outils, des questions. on voulait en savoir toujours plus. » « Les vidéos apportent un plus parce qu’on est confronté directement à la situation dans laquelle on pourrait se trouver. Je pense que ce n’est pas mal. » « Les films m’ont mise dans l’ambiance, ils m’ont aidée à mieux matérialiser les choses. Je m’attache beaucoup au visuel et là, on voyait vraiment ce qu’il fallait faire et ne pas faire. Je me sers parfois des films quand je suis au travail. » « me présenter à la personne a toujours été ma difficulté. pourtant, j’adore le contact ! Les mises en situation nous ont appris justement à nous présenter. sur ce point, ça m’apportait plus que la vidéo. tout ce qui concerne le handicap et le contact, il fallait que je fasse pour voir. » « moi qui n’aime pas lire, les livrets, je les ai lus sans problème. alors, est-ce que c’est Internet, enfin l’ordinateur qui amène une lecture différente ? moi qui manie beaucoup Internet, c’est vrai que je suis habitué à lire sur ordinateur. » « Je préférais les trois jours qu’on passait à distance, parce que j’ai du mal à rester quatre heures assise. Donc, je me levais, j’allais fumer une cigarette, boire un café, je me remettais au travail deux fois plus vite, je rattrapais le temps perdu. » « La formation à distance nous a permis de faire des recherches, cela m’a appris à travailler, à être concentrée sur mon travail, et je pense que si j’avais été en présentiel, je n’aurais pas été aussi motivée, je n’aurais pas autant travaillé que sur ma formation à distance. La formatrice a su aussi nous positionner au centre de cette formation-là. »

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• L’autoformation en ligne pour chaque compétence du métier, l’ensemble du parcours comporte un livret (ou séance) d’auto-apprentissage en ligne, animé, structuré en apports théoriques, exercices et vidéos à analyser. Les réponses sont à adresser au formateur via la plateforme ou par mail. chaque séance part des acquis de la personne et, progressivement, lui permet de développer ses connaissances et sa posture professionnelle par un travail individuel, mais aussi par une approche collaborative et réflexive. par les vidéos contenues dans chaque séance, les stagiaires apprennent notamment à repérer le nonverbal. L’apprentissage s’appuie sur une observation active, interrogeant les gestes, la posture de l’intervenant et l’impact pour la personne aidée. La possibilité de revoir tout ou partie d’une séance permet d’avancer à son rythme. chaque semaine, la formatrice présente les séances suivantes, à charge pour chacun des apprenants d’organiser son travail en concertation avec le sous-groupe. La formatrice est joignable par mail ou par téléphone, et se rend occasionnellement sur place, en EpI. Les stagiaires constatent que l’autoformation leur a permis de gagner en autonomie, de développer leur capacité à s’organiser et à gérer leur temps, pratiques qu’ils ont pu parfois améliorer grâce à l’échange avec leurs collègues.

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« Dans une autre formation, j’aimerais bien encore utiliser ce système parce que ça m’a passionnée. on n’était pas du tout livrés à nous-mêmes, il y avait un cadre. » « on partageait beaucoup, on discutait beaucoup, le fait d’entendre les autres que chacun donne son avis sur les situations, moi je préfère. L’informatique, ça nous isole, c’est sûr on est plus concentré. » « La formation à distance, l’ordinateur, ça ne me faisait pas peur. au contraire, je trouvais ça mieux que d’avoir un prof, c’est moins scolaire, et je ne voulais pas être à l’école. » « cette formation-là vous apprend à gérer votre temps. » « J’ai beaucoup aimé la partie de formation à distance... on n’était pas toujours ensemble, je pouvais travailler chez moi et je pouvais travailler avec mon groupe, il y avait beaucoup d’échanges. » « se mettre en situation et travailler en groupe, c’est plus enrichissant que de travailler sur papier. »

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• L’accompagnement par la formatrice La formatrice a opéré un changement de posture pour adopter celle du formateur-facilitateur. au début, pendant le temps d’accueil et de découverte de la formation, elle a privilégié la dimension relationnelle et conviviale, notamment avec les animateurs des EpI, encourageant l’implication de tous. cet état d’esprit, insufflé par la formatrice, a perduré tout au long de la formation, notamment par le biais du chat et des mails. par la suite, lorsqu’elle accompagnait les apprentissages individuels, elle a fait preuve d’adaptation aux situations et a su encourager et valoriser chacun. Les stagiaires soulignent l’importance de cet accompagnement stimulant, bienveillant et personnalisé. « Notre formatrice a su nous fédérer en étant très présente, en nous laissant gérer notre travail. Elle a toujours su nous stimuler pour nous faire rebondir. » « Elle était toujours à l’écoute et cela nous a beaucoup appris. on ne s’est pas senti abandonnés. » « Ça m’a beaucoup aidé ces petits films. La formatrice était là, on pouvait poser des questions. » « Il y a toujours eu la formatrice qu’on pouvait joindre par Internet, au moindre souci. » « Elle faisait le tour des EpI. on était en lien avec elle, on pouvait lui envoyer des messages ou l’appeler. » « Je suis assez réservée. J’aime bien le mail, c’est plus personnel. » « Disons qu’avec la formatrice, nous avions un planning. a nous de nous débrouiller pour que ce soit terminé à la fin de la semaine. »

• Le travail réflexif au départ tout stagiaire aDvF a une pratique de l’intervention à domicile, qu’il a exercée a minima dans sa sphère privée. pédagogiquement, cette pratique initiale va constituer un point d’ancrage puissant de son apprentissage, car il s’appuie sur « la mémoire, l’identité, les représentations, les savoirs, les savoir-faire,

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les attitudes, les schèmes de pensée de l’apprenant » (perrenoud, 2000). ainsi, chaque séance de formation part des acquis de l’apprenant et l’amène à prendre conscience des points d’appui et des écarts avec la posture professionnelle visée Le travail réflexif s’exerce de façon récurrente au cours de la formation. Il constitue le moyen d’enrichir considérablement sa pratique par l’observation d’une situation, la mise en mots, l’analyse de ses choix et de ses effets, ce qui contribue à élargir le champ de perception. plusieurs stagiaires mettent en avant la place que prend aujourd’hui le questionnement dans leur posture professionnelle ; il leur permet de gagner en professionnalisme, en confiance en eux, et contribue à diminuer leur stress en leur permettant d’anticiper les situations. Ils attribuent ce bénéfice à la régularité du travail réflexif, avec les vidéos ou l’analyse des mises en situation.

Conclusion Le blended learning a contribué à placer chaque stagiaire au centre de sa formation, en tant qu’acteur principal, en lui offrant différents espaces d’apprentissage, où sa responsabilité est clairement engagée. Le dispositif pédagogique encourage l’acquisition et le développement de l’autonomie, propose pour chacun une liberté d’organisation à distance. Il est aussi porteur de valeurs telles que la solidarité, l’entraide et le partage. pour ces différentes raisons, il a reçu une forte adhésion de l’ensemble des participants. L’acquisition de la posture professionnelle d’intervenant à domicile, faite d’autonomie, de distanciation, de réactivité aux situations, d’adaptation permanente,

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« Je me remets en question plus facilement par rapport à mon métier. Ne pas rester sur mes acquis me donne confiance. » « Je prends le cas d’une amie [on fait toutes les deux du domicile] ; on se voit régulièrement, on se remet en question, on se fait nos études de cas. » « Je suis vive. c’est dans ma nature. mais je sais marquer des temps de pause, des temps de réflexion et ça, c’est la formation qui me l’a appris. » « on voit et on écrit notre ressenti. c’est bénéfique parce que, finalement, quand on l’écrit on le retient déjà mieux. » « L’écriture, ce n’est pas toujours évident. Il faut être à la fois bref mais explicite. on apprend à abréger. cela m’a appris à moins me prendre la tête. » « Ça m’a permis de réfléchir sur moi-même, si déjà je suis capable de le faire ou pas déjà, ça, c’est énorme. » « Ça m’aide à avancer, le fait d’écrire, ça me pose, je me sens moins anxieuse. avant, j’étais désordonnée, je faisais ce que j’avais envie. Là, il y a un cadre professionnel, je me pose des questions tout le temps et j’ai plaisir à repartir au travail le lundi. ce qui a permis cela, c’est le travail sur ordinateur, on analysait les vidéos, on pianotait, on renvoyait les réponses. Ça pose. » « Le fait d’écrire permet de mieux mémoriser. »

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d’autoévaluation, est d’autant plus difficile à acquérir du fait de sa fausse familiarité avec les activités courantes de la vie quotidienne. Les témoignages des stagiaires rendent compte de l’acquisition d’une posture professionnelle confiante, dont les différentes dimensions ont pu se développer grâce au questionnement individuel régulier sur les pratiques observées, aux échanges en petits groupes, et à l’écriture de leurs pratiques. cet usage du travail réflexif perdure aujourd’hui dans leur activité et semble contribuer à les rendre plus forts. on peut gager que les personnes aidées en sont les premiers bénéficiaires. n Bibliographie CARRÉ, P. ; CASPAR, P. (dir. publ.). 2004. Traité des sciences et techniques de la formation. Paris, Dunod.

FRAYSSINHES, J. 2011. Les pratiques d’apprentissage des adultes en foad : effet des styles et

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de l’auto-apprentissage. Toulouse, université Toulouse-Le Mirail, thèse de doctorat en sciences de l’éducation. MAYEN, P. 2007. « Quelques repères pour analyser les situations dans lesquelles le travail consiste à agir pour et avec un autre ». Cahiers du CREN. N° 4. PERRENOUD, P. 2000. « De la pratique réflexive au travail sur l’habitus ». Recherche et formation. N° 36, p. 131-162. VERMERSCH, P. 2012. Explicitation et phénoménologie. Paris, Puf.

Annexe : Description du dispositif conduisant au titre professionnel ADvf (niveau v) – 15 stagiaires. – 4 sous-groupes distants et grand groupe en présentiel. – Environnement : salles communales espace public numérique (EpI) avec un animateur – 50% de formation à distance en ligne. – 50% de formation en présentiel au centre pour la pratique et les évaluations sommatives. – aucun prérequis à l’entrée en formation. – 4 stagiaires savaient utiliser les tIc à l’entrée en formation. – chaque séance en ligne est calée sur une compétence du métier. – Une formatrice assure le tutorat à distance.

FRÉDÉRIC HAEUW, JOËLLE ARNODO

La société numérique : un contexte propice au renouvellement des pratiques de lutte contre l’illettrisme

FRÉDÉRIC HAEUW, consultant ([email protected]). JOËLLE ARNODO, responsable de projets à l’AFPA, direction de la formation et du développement des compétences ([email protected]). Les deux auteurs sont experts auprès de l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme sur les questions du numérique et de la professionnalisation des acteurs.

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Il n’est plus besoin de démontrer la place prépondérante du numérique dans toutes les strates de notre vie, dans les loisirs, la vie sociale, la vie professionnelle, le rapport avec les administrations. Chacun s’accorde à dire que nous sommes dans une véritable révolution, à l’exemple de ce qu’ont connu nos ancêtres avec les inventions successives de l’écriture, de l’imprimerie, de l’informatique... Chaque innovation technologique a connu ses thuriféraires et ses opposants, souvent avec la même crainte : celle d’un bouleversement des valeurs et d’une nouvelle organisation de la société. Il n’est, pour s’en convaincre, qu’à se souvenir des réticences de Socrate face à l’écriture qui, disait-il, « produit l’oubli dans les âmes en leur faisant négliger la mémoire : confiants dans l’écriture, c’est du dehors, par des caractères étrangers, et non plus du dedans, du fond d’eux-mêmes, qu’ils chercheront à susciter leurs souvenirs » (Platon, Phèdre). Ce sont à peu près les tenants du débat actuel, entre ceux qui, comme Michel Serres (2012), voient dans les technologies actuelles une libération des cerveaux, rendus disponibles par la « boîte-ordinateur [qui] contient et fait fonctionner ce que nous appelions jadis nos facultés : une mémoire, plus puissante mille fois que la nôtre ; une imagination garnie d’icônes par millions ; une raison, aussi, puisque autant de logiciels peuvent résoudre cent problèmes que nous n’eussions pas résolus seuls », et ceux qui y voient au contraire un asservissement de l’homme à la machine, une perte des facultés de raisonnement, un appauvrissement du langage et de la raison.

FRÉDÉRIC HAEUW, JOËLLE ARNODO

Le monde éducatif, celui de la formation initiale et de la formation continue, est le plus résistant face à cette intrusion ; pour autant, qu’elle s’opère au nom de la sanctuarisation nécessaire des lieux éducatifs ou en réaction face à la superficialité supposée des nouveaux médias, trop limités pour développer des contenus ou donnant des informations de surface et éphémères, cette résistance est vaine car elle occulte le caractère inéluctable, massif et définitif, d’une invasion des technologies à l’école et dans les lieux de formation. Aujourd’hui, la parole du maître n’est plus parole d’évangile, puisqu’elle est directement confrontée à une information disponible, à portée de main, et il est de plus en plus fréquent qu’elle soit remise en cause par les apprenants, au nom d’une exigence presque dictatoriale de précision. La question de l’intégration des technologies en formation n’est donc plus, comme il y a encore quelques années, de savoir s’il faut ou non introduire les ordinateurs et Internet en formation, mais plutôt de s’interroger sur la meilleure façon de les utiliser pour produire du savoir et développer des compétences, et donc transformer le métier de l’enseignant ou du formateur qui partage, peu ou prou, son savoir brut avec la machine.

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Illettrisme, numérique et risques d’exclusion A l’instar des formateurs, les acteurs de la lutte contre l’illettrisme sont traversés par ces questions. Toutefois, les enjeux de l’introduction du numérique dans les actions de formation en direction des publics illettrés sont, pour au moins deux raisons, encore plus vitaux. La première raison est que la « non-compétence numérique » renforce les risques d’exclusion des publics déjà exclus du fait de leur non-maîtrise de la lecture, de l’écriture et du calcul. La Communauté européenne reconnaît d’ailleurs, depuis 2006, la compétence numérique comme l’une des compétencesclés, au même titre que la lecture et l’écriture1. En effet, les nouvelles pratiques de e-recrutement, l’usage des technologies dans les process de production, la nécessité de travailler en réseau, augmentent les risques de disqualification professionnelle. Contrairement à l’idée répandue, les métiers les plus faiblement qualifiés sont eux aussi impactés par le numérique ; les exemples sont nombreux, dans le domaine de la propreté, du conditionnement, de la gestion des stocks, ou même des services à la personne. Ainsi, une assistante de vie doit gérer son planning de rendez-vous avec son téléphone portable, assister la personne dans la gestion de ses appareils de domotique, de son pilulier électronique ou de tout autre appareil respiratoire, de son informatique domestique et, bien sûr, soigner son image et son réseau de professionnels sur le web pour trouver de nouveaux clients. Par ailleurs, 1.

Recommandation 2006/962/CE du parlement européen et du Conseil, du 18 décembre 2006, sur les compétences clés sur l’éducation et la formation tout au long de la vie (Journal officiel L 394 du 30 décembre 2006).

FRÉDÉRIC HAEUW, JOËLLE ARNODO

Vers de nouvelles pratiques pédagogiques L’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (AnLCI) joue un rôle majeur dans la mise en synergie des acteurs du secteur, et dans la proposition d’actions de mutualisation et de professionnalisation. Depuis une dizaine d’années, elle pressent que les technologies tiendront une place essentielle, et elle œuvre à la prise en compte et à l’amplification de cette dynamique. En 2005, un groupe de travail national produit un rapport sur la question et propose, à partir d’un recueil des expériences, une première typologie d’actions (Haeuw et Arnodo, 2005). En 2008, une rencontre nationale fait à nouveau un point sur le sujet. En février 2012, l’Agence organise une rencontre intitulée : « face à l’illettrisme, les journées AnLCI du numérique », qui réunit environ cent-quatre-vingts personnes et une quarantaine de présentations. Que peut-on dégager comme information sur le champ des pratiques ? Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut considérer que les expériences présentées sont suffisamment représentatives des pratiques pour en tirer a posteriori une nouvelle typologie d’actions. Cinq types se dégagent selon nous.

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les relations avec l’administration, les impôts, la CAf, Pôle emploi... sont d’autant plus compliquées que l’on ne maîtrise pas la e-administration. Participer à la vie de son quartier, s’inscrire à un service de proximité, s’engager dans la vie associative, se déplacer... sont autant d’actions de plus en plus malaisées lorsqu’on n’a pas de messagerie électronique, ou que l’on ne sait pas consulter un site en ligne. La seconde raison est que les technologies éducatives sont un puissant levier de formation des savoirs de base et des compétences-clés, dont la lecture et l’écriture. Les personnes en situation d’illettrisme, en relation souvent difficile avec l’école, sont friandes d’une approche individualisée, qui leur permet d’aborder l’écrit autrement que par le papier/crayon. Contrairement à la relation avec un formateur, la neutralité de l’outil permet une interaction sans jugement de valeur ; l’erreur devient formative, l’ordinateur ne juge pas. Certains ont déjà une pratique de numérique et des réseaux sociaux, et il est habile de s’appuyer sur cette compétence en construction pour aborder différemment le rapport à l’écrit. Même si ces pratiques touchent aux jeux en ligne, au téléchargement de musique ou à l’écriture de SMS, les stagiaires faiblement scripteurs et lecteurs, sur les réseaux – et les usages qu’ils développent mériteraient d’être analysés –, sont compris et rendus visibles par les formateurs qui, parfois, occultent cette réalité. La reconnaissance de ce savoir-faire informel et son prolongement dans des activités plus formelles sont de nature à renforcer et à optimiser les chances de progression. La production d’un écrit grâce à un traitement de texte permet une valorisation des productions directement diffusables, sur un site web ou un blog, change l’estime de soi et l’image dégradée que la personne a d’elle-même.

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• Le numérique pour évaluer La première catégorie d’outils vise à évaluer les compétences de base ; c’est le cas d’Evado, outil d’évaluation en ligne produit par l’AnLCI, ou bien encore du logiciel Pôle position, de l’Agence nationale pour la formation automobile, qui évalue en ligne les savoirs en enseignement général et professionnel à partir de questionnaires. Il peut s’agir aussi de repérer les jeunes en difficulté, comme le fait le Réseau des observatoires locaux de la lecture, qui propose « un ensemble d’outils d’évaluation de la lecture, traités de manière collective ou individuelle [...] la saisie des résultats permettant un traitement informatique des données apportant des informations sur les compétences en compréhension et en identification des mots de chaque élève ». Il peut s’agir aussi d’évaluer les compétences plus génériques, comme le fait le projet Plus avenir, porté par le groupement interprofessionnel régional pour la promotion de l’emploi des personnes handicapées des Pays de la Loire, qui propose des « activités au moyen desquelles le jeune est amené, sous une forme ludique, à porter un regard sur ces capacités, ses savoirêtre, savoir-faire, ainsi que ses souhaits professionnels ». Enfin, notons plusieurs transpositions du référentiel des compétences-clés en situation professionnelle (CCSP)2 de l’AnLCI, afin d’évaluer les compétences dans le champ de l’entreprise ; c’est le cas du dispositif rEdiP-Alicia dans les entreprises agroalimentaires, ou du dispositif 1001 lettres, porté par Opcalia. • Le numérique pour apprendre Cet usage est historique. Les acteurs de la lutte contre l’illettrisme ont été parmi les premiers à comprendre l’intérêt du numérique comme outil pour apprendre à lire, écrire et compter. Au-delà des aspects liés au statut de l’erreur, que nous avons évoqués, les intérêts psychocognitifs sont nombreux : élargissement du champ visuel du lecteur lent ou débutant, pour une lecture plus fluide et plus efficace ; apport de la multicanalité (image, son, texte) pour renforcer la portée sémantique et mnémonique ; interactivité par la proposition d’aides à la résolution des problèmes ; évaluation simultanée et feedbacks ; simulation de situation professionnelle, etc. On peut toutefois constater des pratiques très nuancées. Certains pédagogues s’en tiennnent à un enseignement assisté par ordinateur, avec des séances de cours en classe prolongés par des travaux en salle informatique sur des logiciels classiques ou des sites en ligne : c’est notamment le cas des cours municipaux pour adultes de la Ville de Paris. D’autres sont plus innovants et créent des ressources à partir de technologies plus modernes, de type Flash, pour produire de la 3D, comme le dispositif dalia, porté par l’association Education et formation. Certains encore, comme la société Formagraph avec le projet imago, produisent 2.

http://www.fpp.anlci.fr/fileadmin/Medias/PDf/EnTREPRISE/RCCSP.pdf

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des serious games. Observons toutefois que la sophistication des technologies utilisées, comme le tableau blanc interactif (TbI), ne transforme pas nécessairement la pédagogie, qui peut rester très traditionnelle. A certains égards, faire venir les stagiaires tour à tour au tableau, fût-il blanc et interactif, peut être considéré moins comme une innovation pédagogique propre à favoriser les interactions que comme une forme de régression !

• Le numérique comme passerelle entre approche sociale et approche formelle Entrent dans cette quatrième catégorie les organismes de formation qui intègrent la dynamique sociale portée par les réseaux, au sein des dispositifs formels de lutte contre l’illettrisme. Les RASED (réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté) des communes de Châtenay-Malabry et du Plessis-Robinson expérimentent, par exemple, l’usage des blogs personnels à l’école. « Parce qu’écrire est la meilleure façon d’apprendre à lire et à progresser en production d’écrit, faire créer dans le cadre scolaire des blogs personnels à des élèves en difficulté est une activité pertinente [...] Elle interroge les liens à tisser entre technicité et sens, et sur les frontières entre temps scolaire et temps personnel. » Le centre de ressources illettrisme (CRI) de la région Auvergne propose de mettre en évidence les savoir-faire et les capacités à communiquer, à publier et à partager de l’information, notamment via les SMS et les réseaux sociaux, pour en faire des « opportunités d’ancrer des séquences interactives privilégiant les activités dans des parcours de formations ouvertes, intégrant, consolidant et élargissant ces savoirs

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• Le numérique pour organiser la formation La troisième catégorie d’outils correspond aux plates-formes de téléformation, autrement dit aux logiciels qui proposent des parcours individualisés, à distance on non. On retrouve naturellement au sein de la plate-forme des outils d’évaluation-positionnement et de formation, mais elle propose, en sus des apprentissages en ligne, un suivi à distance et une traçabilité des activités. C’est le cas du Pavillon des apprentissages, d’insuP Formation, qui met en ligne « plus de cinq cents séquences de formation favorisant les apprentissages à partir d’une interface simple et épurée permettant une prise en main rapide pour tous les publics, grâce à des consignes et des aides sonorisées ». C’est le cas également de la plate-forme développée par l’école de la deuxième chance de Marseille, avec un système de progression sous forme de ceintures, comme pour le judo. Certains organismes de formation transforment radicalement l’organisation de leur structure. Ainsi le CfA de Marzy, qui propose des parcours individualisés s’appuyant sur le centre de ressources, ou l’organisme RECIDE, avec La clé du savoir, « outil ouvert et entièrement personnalisable, utilisés en présentiel comme à distance, pour des besoins, des projets et des usages différenciés ».

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vers une meilleure maîtrise des mots, des phrases et des textes ». Enfin, le réseau ruralnet vise à faciliter les départs en formation des personnes qui en sont le plus éloignées ; par le biais d’une plate-forme numérique interacteurs à base territoriale, il s’agit de transformer une pratique de bourses d’échanges en demande de formation formelle et d’inscription en formation ouverte et à distance.

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• Le numérique comme vecteur d’insertion sociale Cette dernière catégorie d’usages se situe dans des pratiques sociales, portées par des organismes ou des structures qui, a priori, n’ont pas une vocation formative formelle. Ce qui est visé ici, c’est la prise en compte de la compétence numérique au service de l’insertion citoyenne ou professionnelle, et la réduction de la fracture numérique qui touche les personnes les plus fragilisées, dans un monde où la compétence numérique est vitale. Les acquis concernant la maîtrise de la lecture et de l’écriture sont en quelque sorte des advenus, certes heureux mais non centraux en termes d’objectifs. Ici, les acteurs mobilisent davantage les technologies du quotidien, « de la vraie vie », ce qui ouvre un champ pédagogique presque infini et transforme nécessairement les modes d’accompagnement. Citons d’abord les cyber@llyes, organisés chaque année par la fédération nationale des francas, qui permettent aux enfants fréquentant les centres de loisirs, écoles et collèges, de relever en ligne des défis scientifiques reliés à leur territoire. Ces élèves découvrent ainsi leur lieu de vie, la rigueur de la démarche scientifique, le goût de la compétition, les règles de vie en société et sur la toile, et incidemment, améliorent leur rapport à l’écrit. Dans un autre contexte, le restaurant social Pierre Landais, à nantes, propose aux personnes en grande précarité un atelier informatique, des accès libres à Internet, des clés uSb pour stocker leurs documents. Ces mises à disposition ont permis de faire éclore des blogs solidaires d’échanges, des cyberlettres partagées sur les préoccupations sociales des usagers, des ressources en ligne, bref de nouveaux types de socialisation.

La professionnalisation des acteurs en mutation Avec cette nouvelle donne, le numérique bouscule la professionnalisation des acteurs dans ses dimensions organisationnelles et pédagogiques. Ce sont moins les enjeux évoqués que la diversité des solutions techniques et la variété des ressources utilisées par de multiples acteurs qui évoluent. Au service de problématiques et de typologies d’usages qui changent peu (Arnodo, 2000), elles incitent les acteurs de la formation de base à revisiter leurs pratiques. serious games, wikis, blogs, réseaux sociaux : les interactions facilitées par des interfaces de plus en plus performantes orientent les usages vers une logique dominante de communication.

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Pour une conduite du changement dans les organisations

Former autrement • Un nouveau cadre pour la formation de base Suivant cette même logique, la surinformation et l’offre de formation croissante, l’accès démultiplié aux savoirs impliquent de concevoir et d’organiser la

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L’acculturation aux outils bureautiques depuis les années 1980, avec l’arrivée de postes informatiques individuels dans les entreprises, a été suivie, dans les années 1990, par la connexion aux réseaux internes, puis par la vulgarisation à Internet. Ont suivi depuis, dans le domaine de la formation, les applications de systèmes d’information orientées métier, l’informatisation des outils de suivi, la réalisation de e-portfolios mis en place dans certaines régions ou à l’initiative des formateurs, des ressources numériques informationnelles et pédagogiques facilitant les interactions. Dans un contexte qui n’a plus rien de commun avec les premières formations multimédias initiées par la DfP à la fin des années 1980 et les ressources issues de l’EAO (DfP, 1990), les acteurs de la formation, comme la plupart des salariés d’entreprises, doivent faire avec ces technologies dans leurs fonctions de production, de facilitation et de régulation. L’appropriation des outils techniques est cependant peu de chose face au nécessaire investissement des personnes dans les interactions et les échanges rendus possibles par le numérique. Or, l’évolution accélérée des technologies et la variété des solutions techniques ne sont pas forcément en phase avec la culture des acteurs et leur capacité d’intégration des changements induits par les technologies. Ce constat est visible dans les espaces de travail collaboratifs et les communautés de pratiques, rarement utilisés comme supports d’échanges réciproques, et plus souvent réduits à des lieux de stockage de documents. Des initiatives encore isolées prouvent que la tendance peut s’inverser sous réserve d’une animation permanente de ces lieux potentiels d’échanges, soutenue par un style de management et une culture d’entreprise qui placent les dynamiques d’interaction – communication, partage, collaboration, mutualisation – au centre de l’organisation interne ouverte sur l’environnement. La notion de « maîtrise d’usage » (Germain, 2006) incarne la conduite du changement à opérer. Complémentaire à celle de « maîtrise d’œuvre », qui se traduit dans le domaine des technologies par une conduite de projet à partir de l’identification et du choix de solutions techniques, la maîtrise d’usage vise à améliorer les compétences individuelles et collectives en partant de l’identification des besoins, de la définition des attentes en matière d’utilisation des technologies, de la diffusion des bonnes pratiques liées aux technologies.

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formation à partir de la demande et non plus de l’offre, déjà surabondante : « L’offre sans demande est morte ce matin » (Serres, 2012). Dans le cadre de contraintes imposées par les commanditaires, cela impose de partir du projet ou des motivations de la personne, de se positionner non plus comme transmetteur de contenus mais comme facilitateur des apprentissages contribuant à l’autonomisation de l’individu (Carré, 2005). Sur ce point, les acteurs de la formation de base ont, depuis longtemps, la compétence de mettre en œuvre une pédagogie du projet et de l’apprendre à apprendre. Ils sont a priori plus avancés que d’autres pour développer des formats d’actions et des activités d’apprentissage que permettent à présent les technologies. Considéré à la fois comme objet et comme moyen d’apprentissage en formation de base, le numérique est l’occasion de promouvoir un autre mode de connaissance (Morin, 2011) et d’en renouveler le cadre. Dans ce secteur, l’organisation de la formation est encore souvent disciplinaire, ou compartimentée par domaines d’intervention, malgré l’approche par compétences affichée comme dominante depuis plusieurs années – généralisée par les dispositifs d’accès aux compétences-clés –, et une entrée pédagogique par les situations professionnelles, plus récente, avec le référentiel des compétences-clés en situation professionnelle adopté par de nombreux OPCA. On a vu que l’omniprésence du numérique dans la vie quotidienne et professionnelle, les limites de plus en plus floues entre formation formelle, non formelle et informelle, rassemblent des acteurs multiples de la lutte contre les exclusions. Elles incitent aussi les formateurs à prendre en compte l’amont et l’aval de la formation « hors champ », à s’appuyer sur l’expérience des personnes et sur les habiletés développées dans l’utilisation du numérique. • Des compétences spécifiques pour les formateurs en formation de base Les compétences requises pour le pilotage des projets intégrant les TICE (Haeuw, 2002), les exigences requises pour enseigner et former avec les TIC sont identifiées. Le « certificat informatique et Internet de l’enseignement supérieur de niveau 2 “enseignants” » (C2i2e)3 s’appuie sur un référentiel détaillant la nécessité de : maîtriser l’environnement numérique professionnel, utiliser des ressources en ligne, pratiquer une veille pédagogique, travailler en réseau avec des outils de travail collaboratif, rechercher et sélectionner l’information, scénariser des situations d’apprentissage. Ces compétences génériques sont mobilisées en formation de base, mais l’accompagnement est spécifique, et les points de vigilance diffèrent. Parmi les cinq compétences spécifiques du formateur en formation de base définies dans le cadre d’une étude récente pour l’AnLCI (Arnodo, 2012) figure la 3.

http://www.c2i.education.fr/spip.php?article87

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• Les dispositifs de professionnalisation en questions En tant que moyen d’apprentissage, le numérique en formation de base vise l’apprentissage de codes sociaux et de savoirs fondamentaux (l’écriture, le repérage dans l’espace et dans le temps...), paradoxalement bouleversés par le numérique, transformés par les nouveaux supports de communication. A l’inverse, les pratiques des formateurs évoluent à la marge et ne sont pas chamboulées, bien que l’usage de l’outil informatique, de ressources informationnelles et pédagogiques, se généralise. Les formateurs se trouvent aujourd’hui dans la même situation que les personnes en formation, les jeunes de la génération Y surtout. Ils ont en effet développé des habiletés dans leur vie personnelle dans la manipulation du numérique, sur lesquelles ils ont du mal à s’appuyer pour développer des compétences professionnelles et une autre pédagogie. Depuis la structuration du réseau des acteurs autour de centres ressources illettrisme au tout début des années 1990, l’analyse rétrospective de la professionnalisation des acteurs de la lutte contre l’illettrisme dans le domaine des TIC montre une évolution des modes de professionnalisation et des pratiques des formateurs en quatre grandes périodes.

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compétence : « faciliter l’acquisition des compétences-clés par l’intégration des TIC en formation. » Elle sous-tend : l’aide au choix des ressources et des chemins d’apprentissage ; le développement de l’esprit critique et la sélection de l’information utile ; l’appui sur les pratiques et les projets des apprenants ; l’anticipation et la gestion des questions de sécurité sur Internet ; le respect des règles éthiques, de conduite et de courtoisie sur les réseaux. La compétence numérique du formateur en formation de base est considérée comme transversale au métier. Elle impacte l’ensemble de ses activités de préparation, d’animation, d’accompagnement, d’évaluation, mais aussi sa posture, résolument tournée vers une relation d’aide et de communication. Diversifier les activités pour favoriser les apprentissages de base, maintenir la motivation des apprenants, contribuer à la restauration de l’estime de soi et au sentiment de compétence (fenouillet, 2012) sont les principaux motifs d’intégration des TIC évoqués par des formateurs interviewés dans le cadre de cette étude. Certains formateurs préparent les apprenants à un premier niveau de compétences numériques, parfois validé à différents échelons territoriaux et sous différentes formes : passeport de compétences informatiques européen (PCIE) ; certificat de navigation Internet (CnI) ; passeport pour les technologies de l’information et le multimédia. une professionnalisation des acteurs de la formation conduisant à la généralisation d’une certification pour les formateurs serait-elle un facteur déclencheur d’innovation dans leurs pratiques ?

FRÉDÉRIC HAEUW, JOËLLE ARNODO

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La première période a porté sur l’utilisation de ressources informatisées, puis multimédias informatisées, dans le cadre de journées ou de sessions courtes de formation de formateurs visant la maîtrise de la ressource. L’entrée forte par l’outil s’est traduite par la publication de divers catalogues descriptifs de ressources. L’action du formateur était contrainte par la logique du concepteur de la ressource, lui-même contraint par la faible interactivité permise alors par les technologies. Dans un deuxième temps, le développement de formations ouvertes et à distance, la capitalisation de pratiques par des centres ressources spécialisés (Oravep, puis Algora), les comptes rendus d’expérimentations, les témoignages et la valorisation d’actions dans le cadre de journées de communication ont progressivement orienté la professionnalisation vers les usages. Grâce au foisonnement des ressources informationnelles et pédagogiques, l’utilisation massive d’Internet y a fortement contribué. La troisième période, aux alentours de 2005, est caractéristique de nouvelles formes de professionnalisation des formateurs orientées vers le travail collaboratif et s’inscrivant dans la durée – recherches-actions, groupes de travail conciliant enjeux territoriaux, professionnalisation des organisations, des individus – et bénéficiant d’un espace numérique collaboratif comme illico, créé dès 2005 à l’initiative du centre ressources illettrisme de la région PACA. Depuis 2010, la professionnalisation passe par une mixité de ces différentes formes au service de projets, dont le forum permanent des pratiques de l’AnLCI se fait la vitrine : formation à l’utilisation de plates-formes de formation, de serious games, à la création de blogs... L’impact de la professionnalisation des formateurs en formation de base sur leurs pratiques pédagogiques ne fait pas l’objet d’études, seulement des constats évoqués sur la présence d’actions et d’activités d’apprentissage innovantes mais encore isolées. Les leçons tirées de l’expérience concernant la professionnalisation des enseignants à l’intégration des TICE (Peraya et al., 2008) éclairent le bilan qui pourrait être réalisé pour celle des formateurs : privilégier une formation aux TIC, « pédagocentrée » et non pas focalisée sur les techniques ; adopter une démarche par projet qui comprenne des temps de réflexion et d’élaboration en sous-groupes, des périodes de mises en situation professionnelle, d’analyse réflexive, de présentation finale du projet ; veiller à proposer un dispositif de formation où convergent les objectifs, la démarche, l’environnement technologique et l’évaluation ; apprendre en faisant et « juste à temps » : la formation aux technologies n’est pas toujours un préalable, elle est sans effet si le temps est trop distendu entre la formation et sa mise en œuvre. Ces quelques points suffiraient à remettre en question les modes de professionnalisation existants dans le secteur de la formation de base.

FRÉDÉRIC HAEUW, JOËLLE ARNODO

En conclusion

Bibliographie ARNODO, J. 2000. L’intégration des technologies de l’information et de la communication dans les formations d’adultes en situation d’illettrisme : analyse des usages pour un service d’information stratégique des formations de base. Université Aix-Marseille III, thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication. ARNODO, J. 2012. Référentiel des compétences spécifiques de formateur en formation de base. Paris, Agence nationale de lutte contre l’illettrisme, document broché. CARRÉ, P. 2005. L’apprenance : vers un nouveau rapport au savoir. Paris, Dunod. DÉLÉGATION À LA FORMATION PROFESSIONNELLE. 1990. Formations multimédias : élémentaires, mon cher Watson. Paris, La Documentation française. FENOUILLET, F. 2012. Les théories de la motivation. Paris, Dunod. GERMAIN, M. 2006. Management des nouvelles technologies et e-transformation : regard systémique sur les TIC dans les organisations de travail. Paris, Economica. HAEUW, F. 2002. Competice, outil de pilotage des projets TICE par les compétences. http://www.centre-inffo.fr/IMG/pdf/competice9.pdf

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S’il apparaît que, depuis une dizaine d’années, les choses ont bougé de manière significative, dans une approche qui reste très humaniste, enthousiasme et volontaire, cela ne doit toutefois pas occulter le fait que l’on reste malgré tout dans un monde de pionniers, et que la généralisation à l’ensemble des acteurs concernés par la lutte contre l’illettrisme reste un vaste chantier. Il est difficile de mesurer le poids de ces innovations dans la totalité des offres disponibles au plan national. Il est intéressant de relever que l’un des changements notables est la multiplicité des acteurs concernés. Alors que nous étions plutôt « entre formateurs » en 2005, les journées de 2012 ont fédéré des intervenants du champ social, du champ de la formation initiale et continue, du champ des loisirs, et aussi de de l’entreprise. On voit bien que le numérique bouscule les frontières, entre loisir, travail, formation, entre formel et informel, et que l’innovation se situe, comme souvent, dans les interstices et les marges. Les évolutions rapides des technologies ont pour conséquence une adaptation permanente aux changements, qui fait obstacle à la nécessaire réflexion sur les choix stratégiques et les pratiques pédagogiques dans un cadre théorique opérant. Le niveau d’exigence accru en matière de compétences des organisations et des acteurs en formation de base se situe du côté de la relation. Apprendre à travailler ensemble, à mettre en œuvre une pédagogie du projet, à développer l’esprit critique des stagiaires dans un contexte de surinformation sont plus que jamais d’actualité. n

FRÉDÉRIC HAEUW, JOËLLE ARNODO

HAEUW, F. ; ARNODO, J. 2005. Les TIC en formation de base : penser les usages, réfléchir sa pratique. Rapport du groupe national. Forum permanent des pratiques 1 de l’ANLCI. http://www.fpp.anlci.fr/fileadmin/Medias/PDF/FPP/FPPI/FPPI_Les_TIC_en_formation_de_base.pdf MORIN, E. 2011. La voie : pour l’avenir de l’humanité. Paris, Fayard. PERAYA, D. ; LOMBARD, F. ; BÉTRANCOURT, M. 2008. De la culture du paradoxe à la cohérence pédagogique: bilan de dix années de formation à l’intégration des TICE pour les futur(e)s enseignants du primaire à Genève. http://www.revuedeshep.ch/sitefpeq/Site_FPEQ/7_files/2008-7-Peraya.pdf SERRES, A. 2012. Petite Poucette. Paris, Editions le Pommier.

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MICKAËL LE MENTEC

Capacités d’agir des disqualifiés sociaux dans les espaces publics numériques

MICKAËL LE MENTEC, postdoctorant à l’université Rennes 2, Centre de recherche sur l’éducation, les apprentissages et la didactique (CREAD), EA 3875 ([email protected]).

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La manière dont les demandeurs d’emploi recherchent du travail a beaucoup évolué depuis une dizaine d’années. Les annonces affichées dans les agences de l’anpe au début des années 2000 ont laissé place aux offres en ligne, et le demandeur d’emploi n’a plus d’autre choix que d’apprendre à utiliser les tic pour effectuer ses démarches quotidiennes. cette numérisation des services (inscription en ligne, actualisation des situations, recherche d’emploi sur internet) a généré des situations de profonde souffrance chez les personnes qui n’avaient jamais eu l’occasion d’utiliser ces technologies dans leur vie personnelle ou professionnelle. Le service public de l’emploi n’ayant pas assuré sa mission d’accompagnement aux usages du numérique, certains demandeurs se sont dirigés vers d’autres lieux qui ne possèdent pas nécessairement d’expertise reconnue en matière d’accompagnement vers l’emploi, mais qui proposent cette sensibilisation : les espaces publics numériques (epn). cet article montre de quelle façon certains usagers d’epn cherchent à s’émanciper de l’assistance de Pôle emploi pour rechercher du travail de façon autonome en développant leurs propres stratégies et capacités d’agir. La capacité d’agir, ou capacitation (Garibay et Séguier, 2009), est la traduction française de l’empowerment. au-delà de la notion de compétence, c’est la manière dont les individus s’approprient et utilisent les ressources disponibles qui témoigne de nouvelles capacités. celles-ci sont rendues possibles par la médiatisation du système de retour à l’emploi, qui intègre des outils technologiques dans la relation d’aide et conduit les individus à maintenir l’institution à distance pour développer des stratégies plus personnelles. Les résultats de notre recherhe (Le Mentec, 2012) mettent en lumière les capacités d’agir des disqualifiés sociaux sous l’angle de l’empowerment, afin d’expliquer comment ils se sont approprié ces lieux de diffusion du numérique pour réaliser leur projet de requalification professionnelle.

MICKAËL LE MENTEC

Instantané sur les EPN

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Les epn se sont développés à la fin des années 1990 avec un objectif principal : offrir un accès accompagné aux tic (arnaud et perriault, 2002). Une charte commune détaille les principes sur lesquels doivent se fonder les initiatives qui souhaitent implanter des epn sur leur territoire : un accès pour tous les publics quelles que soient leurs caractéristiques ; des ressources numériques mises à disposition des usagers ; un accompagnement exercé par un animateur multimédias ; des créneaux d’ouverture larges pour faciliter l’accès au plus grand nombre ; une tarification adaptée en fonction des ressources de chacun ; enfin, un projet de financement des animateurs. Les epn se sont implantés par le biais de plusieurs programmes. chaque porteur de projet s’est appuyé sur la charte qui fixe les bases communes à respecter pour développer des epn, même si chaque initiative1 propose des spécificités. créés pour anticiper les risques liés aux inégalités d’accès aux technologies et y répondre, les epn ont un objectif : lutter contre la fracture numérique. cette expression désigne les phénomènes de polarités qui existent entre ceux qui ont accès aux tic et qui peuvent bénéficier de leurs potentialités, et ceux qui n’y ont pas accès et qui se trouvent par conséquent privés de leurs services. Depuis le début des années 2000, les services en ligne se sont développés, les personnes se sont formées, ont augmenté leur niveau de compétences et ont développé leurs usages. par conséquent, les animateurs multimédias présents dans les epn n’assurent plus uniquement des actions de sensibilisation aux tic, même si celles-ci sont encore très présentes. ils orientent désormais leurs missions vers l’accompagnement de projets individuels. Depuis quelques années, les demandeurs d’emploi sont l’un des publics les plus présents dans les epn. ils viennent compenser en partie le manque d’initiation aux outils qu’ils ne trouvent pas dans les structures classiques d’aide à l’insertion sociale et professionnelle, pour engager leurs propres démarches.

Problématique et concepts mobilisateurs L’objectif de notre recherche (Le Mentec, 2010) était double : identifier les relations que les personnes en situation d’exclusion entretiennent avec des dispositifs qui mettent en place des actions autour des outils numériques ; repérer comment s’articulent ces lieux de diffusion du numérique avec les structures d’aide au retour à l’emploi. 1.

parmi les initiatives, on peut citer le programme « cyberbase » de la caisse des dépôts et consignations, les « points-cyb espace jeune numérique » du ministère de la Jeunesse, ou encore le dispositif « cybercommune » du conseil régional de Bretagne.

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plusieurs concepts ont été mobilisés pour mener cette recherche. il s’agissait dans un premier temps d’identifier un public susceptible de vivre des situations d’« exclusion » (castel, 1991 ; de Gaulejac et taboada-Léonetti, 1994 ; Bergier, 1996). pour identifier un public qui vit des risques de vulnérabilité, le choix s’est porté sur le concept de disqualification sociale proposé par paugam (1991), qui a créé une typologie des disqualifiés sociaux à partir du sens que les personnes rencontrées donnent à leurs expériences. ces catégories (les fragiles, les assistés et les marginaux) ont été construites à partir de deux axes : le rapport à l’emploi et les relations que les personnes entretiennent avec les travailleurs sociaux. ce concept a permis d’identifier le public auprès duquel enquêter, et d’observer la façon dont il utilise les tic pour rechercher du travail dans les epn. Le deuxième concept mobilisé est celui d’espace public (Habermas, 1978), afin de comprendre comment les disqualifiés sociaux s’approprient ces lieux d’accès publics à internet et quelles stratégies ils y développent. Grâce à leurs pratiques et à leurs usages des tic, ils ont transformé ce projet généraliste de lutte contre la fracture numérique en un vecteur de requalification professionnelle. L’objectif est de montrer que l’espace public « numérique » a une fonction de contre-pouvoir par rapport à ce qui est mis en place par le service public de l’emploi. en fréquentant les epn, les demandeurs d’emploi font le choix de se libérer de l’assistance exercée par l’etat pour entreprendre des actions qu’ils jugent en cohérence avec leurs attentes. Selon Létourneau (2001), le concept d’espace public est suffisamment large pour pouvoir être réinvesti dans d’autres domaines. Le fait est que le qualificatif « numérique » ne modifie pas nécessairement la fonction d’espace public que jouent ces structures : elles sont publiques dans le sens où elles renvoient à l’espace partagé, à celui qui est commun à la population (arendt, 1983). enfin, le concept d’usage s’est imposé, car la démarche consistait à observer le processus de retour à l’emploi des personnes à travers leurs pratiques et leurs usages des tic. L’usage est un concept issu des sciences de l’information et de la communication, plus précisément du courant des uses and gratifications (Lazarsfeld et Stanton, 1949). Les chercheurs se questionnaient non pas sur ce que font les médias aux individus, mais ce que les personnes font des médias. au début des années 1980, le concept a été de plus en plus souvent mobilisé dans le domaine des sciences humaines, notamment dans le champ de la sociologie et, plus récemment, dans celui des sciences de l’éducation. Les usages constituent un ensemble de pratiques socialisées (plantard, 2011). ils incluent à la fois une dimension technique et une dimension sociale dans le sens où les individus mobilisent les outils techniques pour répondre à leurs propres besoins. ainsi, l’usage se distingue de l’utilisation descendante et prescrite par le concepteur. L’usager s’émancipe de ce qui est imposé par le concepteur en détournant la fonction initiale de l’outil.

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Dans cette optique, mobiliser le concept d’usage a permis de comprendre comment les personnes en situation de disqualification sociale se sont emparées des outils numériques pour opérer un changement. il est plus particulièrement question ici de ce qu’on peut nommer des usages inclusifs où la dimension inclusive révèle le potentiel dégagé par les usages des tic. elle désigne le processus par lequel l’individu accède et mobilise les outils numériques pour renforcer son capital social, professionnel ou encore culturel. L’inclusion tient en filigrane la logique d’empowerment qui renvoie à une appropriation du pouvoir et à une mise en capacité de l’exercer (ninacs, 2009). ce concept, économique à l’origine, est aujourd’hui de plus en plus utilisé dans le domaine des sciences sociales lorsqu’il est question de populations opprimées qui acquièrent les moyens de renforcer leur capacité d’agir. L’empowerment montre la manière dont elles s’émancipent, s’affranchissent des difficultés considérées comme des obstacles (Le Bossé, 2008) pour atteindre leur objectif. La condition de l’empowerment est la disponibilité des ressources. La personne doit pouvoir y accéder et être en capacité de se les approprier. Dans ce contexte, les logiques d’empowerment des disqualifiés sociaux ont été observées à travers le potentiel dégagé par leurs usages inclusifs des tic, mais aussi à travers la manière dont ils se sont approprié les ressources disponibles, qu’elles soient matérielles ou humaines.

Une approche ethnographique Huit entretiens exploratoires ont été conduits auprès d’animateurs d’epn de configurations différentes, afin de repérer les thématiques à aborder dans un questionnaire qui permettra ensuite de recueillir des données chiffrées sur les epn en sollicitant les animateurs multimédias. Le traitement des réponses a permis d’obtenir des informations sur les publics accueillis, notamment ceux qui vivent des situations de précarité, mais aussi de repérer les activités d’aide à l’insertion sociale et professionnelle mises en place par les animateurs, ou encore d’identifier les partenariats existants. Un troisième phase d’enquête explique les tendances que révélait l’enquête quantitative en questionnant les personnes sur leurs pratiques et leurs usages effectifs. Vingt-neuf entretiens ont été réalisés auprès des trois catégories de disqualifiés sociaux dans dix epn différents. L’objectif était d’interroger les individus sur leurs motivations à fréquenter ces espaces et sur les actions entreprises pour réaliser leurs démarches. en parallèle, une observation participante des usages des technologies a été menée.

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L’EPN : un lieu de dévoilement des capacités d’agir La recherche révèle trois fonctions essentielles que jouent les epn auprès des disqualifiés sociaux. celles-ci ont un rôle fondamental sur le développement des capacités des personnes à rechercher un travail sans bénéficier des mesures d’aides qui leur sont traditionnellement proposées. • Un territoire d’empowerment

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On l’a dit, les epn n’ont pas de projet spécifique en matière d’aide et d’accompagnement vers l’emploi. Du moins, ce n’est pas la raison pour laquelle ils ont été mis en place initialement. pour autant, on constate que de la même façon qu’ils constituent des lieux de socialisation, les epn réunissent les conditions et les ressources qui favorisent le développement de pratiques d’empowerment. Du point de vue des représentations des disqualifiés sociaux, les epn sont considérés comme des lieux de substitution à l’activité professionnelle. en d’autres termes, les epn sont les endroits réservés à leurs démarches de retour à l’emploi dans lesquels ils recréent des repères dont les contours ont été perturbés à cause de l’interruption de l’activité salariée comme le montre ce témoignage : « Moi je préfère venir [rechercher du travail à l’epn] que faire ça à la maison. a la maison, on y est souvent, on n’est pas forcément dans le travail quoi, on a l’espace famille [...] Si je viens ici c’est pas pour rien, c’est pour obtenir quelque chose et à la maison j’aurais pas le même sentiment. » Les epn créent des repères spatiaux car la recherche d’emploi s’effectue dans un autre endroit que le domicile familial où sont réservées les activités liées à la vie en famille et aux loisirs. ils créent aussi des repères temporels car le temps passé à l’activité de recherche d’emploi, qu’ils assimilent au travail professionnel, permet de délimiter les temps réservés aux loisirs. en sortant des epn, les disqualifiés sociaux interrompent leurs démarches, et c’est précisément cette interruption qui leur permet de mener d’autres activités qui n’ont pas nécessairement de lien avec le travail. ainsi, s’ils ne règlent pas la question du chômage, les epn permettent d’aménager cette épreuve que traversent certaines personnes à la recherche d’un emploi pour la rendre plus supportable. Outre cette première fonction, c’est surtout l’introduction d’outils numériques dans la manière de rechercher de l’emploi qui a favorisé l’appropriation de ces espaces. Les personnes concernées n’ont plus l’obligation de fréquenter l’institution considérée comme experte en termes de retour à l’emploi pour rechercher du travail. cette activité se médiatise aujourd’hui par l’intermédiaire des tic, et internet est devenu l’espace où se côtoient l’offre et la demande. ce travail de recherche peut donc se faire à distance et les disqualifiés sociaux profitent de cet accès aux ressources numériques pour développer leurs propres compétences en matière de recherche d’emploi sans se soumettre à une institution dont ils doutent

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de l’efficacité. ils profitent de cet accès accompagné aux tic pour s’émanciper, se libérer de la fréquentation des structures expertes, et entrer dans une démarche d’empowerment puisque les epn mettent à disposition des usagers les ressources qui le permettent. • Des usages inclusifs et émancipateurs

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Le fait de pouvoir accéder librement à des ressources numériques contribue au bricolage (Lévi-Strauss, 1962) et au développement d’usages créatifs. Dans les structures classiques d’aide au retour à l’emploi comme Pôle emploi, les personnes utilisent des outils verrouillés qui ne leur laissent aucune marge de manœuvre. elles doivent ainsi se servir des outils prévus par l’institution, comme l’explique cette personne à propos des télécandidatures : « c’est en fait les employeurs, ils désignent l’anpe pour faire une présélection des candidats et comme ça l’adresse de l’employeur n’est jamais communiquée aux candidats. Donc on envoie notre candidature, bon il faut remplir des choses, motivations [...] enfin bref notre parcours et l’anpe présélectionne [...] S’ils exigent tel diplôme et si tu ne l’as pas déjà t’es pas sûr [d’être sélectionné]. » L’usager est tributaire des exigences de l’institution, et ce système restreint considérablement les capacités d’agir des individus : ils ne peuvent plus mobiliser les technologies comme ils le souhaitent, ni même suivre leur propre candidature puisque, finalement, la démarche qu’ils entreprennent leur échappe. il convient ici de distinguer l’utilisation de l’usage : l’utilisation d’un outil renvoie à une manipulation selon un mode opératoire prévu par le concepteur, comme c’est le cas pour les télécandidatures, alors que l’usage renvoie à une utilisation détournée (Jouët, 2000). L’usager mobilise la technique et en fait usage pour répondre à ses propres besoins. en d’autres termes, ce sont les besoins des individus qui conditionnent la manière dont ils vont faire usage de la technique. Dans les epn, les disqualifiés sociaux ont ainsi la possibilité de rechercher et de consulter des offres ailleurs que sur le portail de Pôle emploi, de préparer des candidatures personnalisées et non uniformisées, d’émettre des courriers depuis leur propre boîte électronique, mais aussi de développer des pratiques qui n’ont pas nécessairement de lien direct avec la recherche d’emploi et qui participent à leur bien-être : échanger sur les forums et sur les réseaux sociaux, ou lire les actualités en ligne. On observe ici que les usages des technologies sont conditionnés par les besoins de la personne : s’affranchir des obstacles qui impactent le projet de requalification comme l’utilisation des bornes qui restreint les libertés d’entreprendre des individus ; échanger et créer du lien avec les autres lorsque la période de chômage renvoie aux risques d’isolement ; devenir maître de son parcours et orienter des usages des tic en cohérence avec son projet. ainsi, les usagers développent des usages inclusifs dans la mesure où les ressources numériques sont

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utilisées pour qu’ils en tirent un bénéfice. ils créent, bricolent leur parcours en partie grâce aux usages qu’ils développent et sur lesquels ils peuvent exercer un pouvoir de contrôle. cette capacité de contrôle se manifeste lorsque les usagers sont maîtres et responsables de la façon dont ils mobilisent la technique, puisqu’elle prend appui sur des manques et des besoins personnels. elle leur échappe à partir du moment où ils se soumettent à des technologies qui réduisent les degrés de liberté parce qu’elles sont configurées pour limiter les manipulations. • Un espace anonyme et indépendant

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La troisième fonction que jouent les epn, au-delà de la dimension technologique, est celle d’espace anonyme (Bergier, 1996). ces lieux accueillent non uniquement des personnes en situation d’exclusion professionnelle, mais aussi des jeunes, des retraités, des actifs ou des seniors. par conséquent, les disqualifiés sociaux ne se retrouvent pas dans un endroit qui rassemble des personnes vivant la même situation. ils sont au contact de publics variés et cette mixité sociale préserve l’anonymat : les disqualifiés sociaux peuvent garder une certaine confidentialité sur leur situation et dissimuler ce qui constitue pour eux un symbole de stigmate (Goffman, 1975). Les epn jouent un rôle déstigmatisant : leur fréquentation ne constitue pas un obstacle car ils ne sont pas connotés « socialement » dans le sens de la prise en charge institutionnelle. ainsi, elle n’entraîne pas d’effet de stigmatisation que peut provoquer la fréquentation institutionnelle qui œuvre pour le retour à l’emploi (Schnapper, 1981) et qui fait prendre conscience aux personnes concernées de leur décalage par rapport au reste de la population. Les epn écartent la dimension hiérarchique qui unit l’institution au public. en les fréquentant, les disqualifiés sociaux ne se sentent pas en posture de soumission à l’égard de l’institution experte, ni dans la relation dominant/dominé que provoquent, paradoxalement, les relations d’aide et les mesures d’assistance : « Là, tout à l’heure, l’animatrice était un peu débordée, et puis elle [une personne assise à côté de la personne interrogée] ne savait pas taper. Je lui ai dit : “Si tu veux, moi je me débrouille bien sur internet, dis-moi.” elle ne savait pas trop où cliquer et on y va tout de suite, il n’y a aucune agressivité mais ça se sent quoi [...] Là moi, j’ai plein de trucs à faire mais je prends un quart d’heure de mon temps, je pense que c’est vachement bénéfique, il faut être humain. » Dans les epn, les contacts entre les personnes sont plus équilibrés. Les disqualifiés sociaux cherchent finalement à faire fructifier les liens créés, avec les autres personnes présentes ou avec l’animateur, pour en retirer une valeur ajoutée, un soutien au quotidien. cela est possible grâce au caractère indépendant des epn qui joue un rôle fondamental sur la fréquentation de publics qui vivent des situations d’exclusion sociale et professionnelle. Le fait qu’ils ne développent pas a priori de projet autour de l’action sociale est une raison suffisante pour les fréquenter. ici, l’appropriation du pouvoir

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passe par une capacité à tirer profit des liens sociaux créés avec le collectif. celleci ne renvoie pas à la prise de pouvoir mais, dans le cadre de cette recherche, à être capable de retrouver du travail sans être assisté.

Conclusion

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Les epn offrent suffisamment de ressources pour être appropriés de différentes façons par les publics qui les fréquentent. ils remplissent des fonctions qui vont bien au-delà du simple accès accompagné aux outils numériques. parfois, la dimension technologique passe au second plan, notamment chez les personnes plus âgées qui voient dans ces espaces de véritables lieux de rencontre et de socialisation. pour le cas des personnes en situation de disqualification sociale qui recherchent un travail, les epn sont devenus des lieux propices à leurs démarches de retour à l’emploi : ils réunissent les conditions favorables, tant sur le plan matériel que humain, qui leur permettent d’engager des actions sur lesquelles ils gardent une certaine maîtrise. La fonction d’espace anonyme et indépendant les préserve des relations de pouvoir qu’ils peuvent entretenir avec les institutions expertes ; la fonction créatrice favorise le développement d’usages inclusifs des tic dans la mesure où ils orientent leurs usages vers une perspective de requalification professionnelle ; enfin, la fonction de substitution au travail rémunéré que joue l’activité de recherche d’emploi permet à la personne de se recréer un cadre de repères spatiaux et temporels qui prévient des risques d’isolement social. L’ensemble de ces fonctions permet aux disqualifiés sociaux de maintenir l’institution experte à distance puisqu’elle ne joue plus nécessairement son rôle d’accompagnateur, selon les témoignages recueillis. ils développent ainsi dans les epn des capacités d’agir qui leur permettent d’entreprendre individuellement et d’opérer leurs propres choix en préservant leur volonté de s’émanciper des services proposés par l’institution. La période durant laquelle se sont déroulés les entretiens connaissait les premiers effets de la crise économique qui touche l’europe depuis 2009. plusieurs personnes interrogées, notamment les seniors qui travaillaient dans la même entreprise depuis plusieurs décennies, se sont senties heurtées lorsqu’on leur a demandé de rechercher de l’emploi sur internet. elles n’étaient pas particulièrement familiarisées avec ces technologies du fait qu’elles ne les avaient pas utilisées sur leur lieu de travail ou à leur domicile. Les seniors ont été en quelque sorte les premières « victimes » à la fois de la crise économique mais aussi de l’évolution du traitement des demandeurs d’emploi et de la manière dont on recherche du travail aujourd’hui. Dans ce contexte, l’introduction des technologies a pu, d’une certaine manière, renforcer un sentiment d’exclusion à la fois professionnelle et numérique. cette période coïncidait aussi avec la fusion, dans Pôle emploi, de l’anpe et des aSSeDic, qui a eu des conséquences sur le recueil des discours.

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cette recherche mériterait d’être poursuivie. Une des perspectives serait d’évaluer l’efficacité des usages et des pratiques des disqualifiés sociaux dans les epn et de les comparer avec ceux de personnes qui utilisent les outils et services de Pôle emploi. en effet, une des limites de ce projet réside dans le fait qu’il ne montre pas si les personnes qui entrent dans le cadre de cette recherche ont retrouvé un travail grâce aux démarches qu’elles ont entreprises. n Bibliographie ARENDT, H. 1983. Condition de l’homme moderne. Paris, Calmann-Lévy. ARNAUD, M. ; PERRIAULT, J. 2002. Les espaces publics d’accès à Internet. Paris, Puf. BERGIER, B. 1996. Les affranchis. Parcours de réinsertion. Paris, Desclée de Brouwer. CASTEL, R. 1991. « De l’indigence à l’exclusion, la désaffiliation. Précarité du travail et

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vulnérabilité relationnelle ». Dans : J. Donzelot. Face à l’exclusion. Le modèle français. Paris, Editions Esprit, p. 137-168. GARIBAY, F. ; SÉGUIER, M. (dir. publ.). 2009. Pratiques émancipatrices : actualités de Paulo Freire. Paris, Syllepse. GAULEJAC, V. de ; TABOADA-LÉONETTI, I. 1996. La lutte des places. Paris, Desclée de Brouwer. GOFFMAN, E. 1975. Stigmates. Les usages sociaux des handicaps. Paris, Minuit. HABERMAS, J. 1978. L’espace public. Paris, Payot. JOUËT, J. 2000. « Retour critique sur la sociologie des usages ». Réseaux. N° 100, p. 487-521. LAZARSFELD, P.-F. ; STANTON, F. 1949. Communication Research. New York, Harper and Row. LE BOSSÉ, Y. 2008. « L’empowerment : de quel pouvoir s’agit-il ? Changer le monde [le petit et le grand] au quotidien ». Nouvelles pratiques sociales. N° 1, p. 137-149. LE MENTEC, M. 2010. Usages des TIC et pratiques d’empowerment des personnes en situation de disqualification sociale dans les EPN bretons. Université Rennes 2, thèse de doctorat en sciences de l’éducation. LE MENTEC, M. 2012. « Usages des tic et pratiques d’empowerment dans les EPN : le cas des demandeurs d’emploi ». Dans : G. Dang Nguyen ; P. Créach. Le numérique en sociétés. Paris, L’Harmattan, p. 17-32. LÉTOURNEAU, A. 2001. « Remarques sur le journalisme et la presse au regard de la discussion dans l’espace public ». Dans : P.-J. Brunet. L’éthique dans la société de l’information. Paris, L’Harmattan, p. 47-71. LÉVI-STRAUSS, C. 1962. La pensée sauvage. Paris, Plon. NINACS, W.-A. 2009. Empowerment et intervention : développement de la capacité d’agir et de la solidarité. Québec, Presse de l’Université Laval. PAUGAM, S. 1991. La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté. Paris, Puf. PLANTARD, P. (dir. publ.). 2011. Pour en finir avec la fracture numérique. Limoges, FYP Editions. SCHNAPPER, D. 1981. L’épreuve du chômage. Paris, Gallimard.

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GEORGES MICHEL

Du mésusage de certains environnements informatiques pour l’apprentissage humain

GEORGES MICHEL, chargé de mission à la direction de la formation et du développement des compétences de l’AFPA ([email protected]). 1. 2.

3.

Interviewer virtual trainer. Atelier pédagogique logiciel générique, dont l’objectif est de proposer une bibliothèque logicielle pour la réalité virtuelle : suivi de l’apprenant, détection d’erreur et feed-back pédagogiques. Les partenaires de ce projet (janvier 2004-décembre 2006) étaient : l’AfpA, l’Ecole des Mines de paris, le Laboratoire d’ergonomie informatique de l’université paris 5, le Laboratoire d’informatique de l’université du Maine, la sncf, le centre lavallois de ressources technologiques (cLArtE), et l’éditeur de serious games, Daesign Serious game immersif, dont l’objectif est de créer un environnement virtuel pour la formation des assistant(e)s de vie aux familles.

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nous proposons de partager ici quelques questions sensibles sur la conception d’environnements informatiques pour l’apprentissage humain, à partir de notre expérience de la conception de deux EiAh de type « simulateur de résolution de problème », au sens où l’entend pastré (2005b). L’un, Ivt 1, est un simulateur pour la formation à la conduite d’entretien des formateurs et des conseillers d’insertion professionnelle mettant en jeu des personnages virtuels. il a été conçu dans le cadre du projet ApLg2 financé par l’Agence nationale de la recherche. L’autre, SimaDvf 3, est un serious game pour la formation des auxiliaires de vie à la sécurité des enfants. ce projet se situe dans le cadre de l’appel à projets du ministère de l’industrie. sans entrer dans le détail du processus mis en œuvre, nous mettrons l’accent sur deux temps qui, selon nous, sont souvent négligés et parfois oubliés dans la conception d’EiAh. nous nous intéresserons d’abord à trois dimensions de l’évaluation des EiAh : utilisabilité, utilité, acceptabilité (tricot et al., 2003). nous faisons l’hypothèse que ces trois dimensions ne sont pas suffisamment prises en compte lors de la conception et que cela a des répercussions sur l’utilisation ou la non-utilisation futures de ces EiAh. nous montrerons ensuite les liens entree ces deux temps de conception et ces qualités. il s’agit d’un temps précoce, fournissant les éléments

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pour les spécifications qui permettront la modélisation de la situation, le développement informatique par les partenaires et les retours aux utilisateurs. si la littérature en didactique professionnelle accorde une grande importance à l’analyse de la situation professionnelle de référence afin d’en faire émerger la structure conceptuelle (pastré, 2005a), l’analyse des situations d’apprentissage antérieures à la conception est souvent peu décrite, voire absente. De même que l’analyse de la situation professionnelle est indispensable pour identifier ce qui est au cœur de la compétence à acquérir, afin de s’assurer que le simulateur a quelque chance d’être efficace, l’analyse des situations d’apprentissage est nécessaire pour identifier les obstacles et les étapes de construction de la compétence, parce qu’un apprenant ne fonctionne pas comme un expert.

Entrée technologie vs utilisateur ?

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Le plus souvent, décider de concevoir un EiAh quel qu’il soit (système tutoriel intelligent, environnement virtuel, serious game, réalité augmentée, simulateur, simulateur de résolution de problème) relève d’un choix technologique : comment utiliser telle ou telle avancée technologique ? Or, pour un organisme de formation professionnelle comme l’AfpA, l’entrée ne peut être que pédagogique, centrée sur les utilisateurs, et tenant compte des difficultés d’apprentissage professionnels. c’est l’analyse des situations professionnelles de référence qui nous permet d’identifier la structure conceptuelle de l’activité (donc les concepts organisateurs de l’action) ; c’est l’analyse des situations d’apprentissage qui permet d’identifier les obstacles à l’apprentissage et les étapes de construction de la compétence. ces deux éléments déterminent le choix des technologies les plus adaptées pour résoudre le problème d’apprentissage à l’origine du projet.

L’évaluation des EIAH force est de constater qu’un nombre important d’EiAh ne sont pas utilisés et finissent leur vie dans les oubliettes. cela tient sans doute au fait que la conception est insuffisamment centrée sur les utilisateurs, et cela se manifeste par la nonprise en compte de certaines dimensions dans le processus de conception. tricot et al. (2003) considèrent que trois dimensions doivent être prises en compte dès le début de la conception pour que l’EiAh soit utilisé ensuite : – l’utilisabilité ; l’EiAh est-il maniable ? peut-il être utilisé facilement par un novice, sans apprentissage lourd ? En d’autres termes, si l’utilisation de l’EiAh impose un apprentissage spécifique pour l’utiliser, cet apprentissage incident risque de faire obstacle à l’apprentissage principal. cette évaluation se fait généralement par des tests utilisateurs ;

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– l’utilité ; l’EiAh va-t-il rendre le service attendu, c’est-à-dire faciliter l’apprentissage concerné ? – l’acceptabilité ; ce sont les représentations que se font les utilisateurs des deux autres dimensions qui vont conditionner l’utilisation future de l’EiAh. nous considérons que deux phases de la conception sont souvent négligées : l’analyse de la situation professionnelle de référence et l’analyse de la situation d’apprentissage. L’utilité et l’acceptabilité de l’EiAh dépendent directement de la qualité de ces deux analyses ; quant à l’utilisabilité, elle peut être améliorée grâce aux tests utilisateurs. si l’on s’accorde généralement sur l’importance des résultats de l’analyse de la situation professionnelle pour l’utilité future de l’EiAh, l’importance de l’analyse des situations d’apprentissage est nettement moins marquée.

L’analyse de la situation professionnelle

• La structure conceptuelle grace à ces méthodes, l’analyse de la situation professionnelle permet d’identifier la structure conceptuelle de la situation. pastré (2004) définit la structure comme « le noyau conceptuel qu’il faut prendre en compte pour que l’action soit pertinente et efficace. il s’agit de la [ou des] dimension[s] essentielle[s] de la

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• L’extraction d’expertise Alors que les travaux en didactique professionnelle mettent l’accent sur la conceptualisation dans l’action (Vergnaud, 1996), et sur la nécessité de faire émerger la conceptualisation inhérente à toute compétence, il est rarement fait référence à l’extraction d’expertise. Lorsqu’on interroge plusieurs experts sur leur expertise concernant une compétence spécifique, on obtient des réponses différentes et on se heurte à ce que les ergonomes appellent le laconisme des experts. Les recherches en psychologie du travail, en ergonomie et en psychologie cognitive, convergent pour considérer que ce qui est au cœur de l’expertise est intégré, « automatisé », incorporé (Leplat, 1997), donc non conscient, et par conséquent difficilement explicitable, dicible (schank et szego, 1999). Weillfassina (2004) a montré que plus un expert a d’ancienneté dans son travail, plus il a de mal à verbaliser sa manière de procéder. selon clark, (2009), il s’agit, pour les concepteurs, « d’appréhender les connaissances automatiques et largement inconscientes que les experts ont acquises au fil du temps » et qui expliquent 70 % des décisions prises en situation de résolution de problème. On ne peut donc pas se contenter des verbalisations des experts et il convient de faire appel à d’autres techniques – l’autoconfrontation croisée (clot et al., 2000) ; les techniques d’aide à l’explicitation (Vermersch, 1994) – pour accéder à la conceptualisation sous-jacente à toute compétence.

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situation, autrement dit du [ou des] concept[s] qu’il faut pouvoir évaluer pour faire un diagnostic de la situation, repérer son état présent et son évolution probable. On parle donc de structure conceptuelle d’une situation avec un objectif pragmatique : diagnostiquer une situation pour agir de façon opportune ». La structure conceptuelle comprend le but de l’action, les concepts organisateurs de l’action (pragmatiques et scientifiques), les classes de situations dans lesquelles ces concepts sont opérationnels, les indicateurs (pour les prises d’informations permettant l’orientation de l’action). Mais si l’analyse de la situation professionnelle est nécessaire pour identifier les concepts organisateurs de l’action – dont la didactique professionnelle a montré l’importance pour la formation –, cela n’est pas suffisant. cela nous renseigne certes sur le fonctionnement d’un professionnel-expert, mais cela ne dit rien sur la façon dont la compétence est acquise. seule l’analyse de la situation d’apprentissage permet d’identifier comment elle se construit et quels sont les obstacles que les apprenants doivent dépasser pour acquérir cette compétence.

L’analyse des situations d’apprentissage

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L’une des raisons qui motivent le passage par l’analyse des situations d’apprentissage est le fonctionnement différent des experts et des novices, qui explique que la façon d’agir des experts nous dit généralement peu de chose sur les processus d’apprentissage. • La problématique experts/novices selon cauzinille-Marmèche et Mathieu (1988), les différences de fonctionnement entre experts et novices s’expliquent par des bases de connaissances très différentes : celle des experts est très riche ; celle des novices est en train de se construire. Les processus d’apprentissage permettent de passer d’îlots de connaissances relativement indépendants chez le novice à un réseau structuré chez l’expert. Ochanine (1978) puis pastré (2005a) ont montré que les modèles opératifs permettant aux experts d’être efficaces ne sont pas une reproduction à l’identique du modèle cognitif4 (quasiment identique à la réalité), mais que le modèle opératif des experts déforme le modèle cognitif en accordant plus de place et d’informations à ce qui est important, en fonction de l’action à réaliser et en éliminant ce qui est inutile pour l’action. Les novices n’utilisent que les modèles cognitifs, donc plus lourds à utiliser et paradoxalement moins précis parce que plus réalistes.

4.

L’image cognitive, ou modèle cognitif, est l’ensemble des savoirs permettant de comprendre comment fonctionne la situation. L’image opérative, ou modèle opératif, est une représentation laconique ou déformée de la situation que se construit chaque sujet pour agir sur elle.

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nous avons pu constater (Michel, 2004) que ce qui distingue experts et novices, c’est la prise sélective d’informations avant et pendant l’action. L’expert sait trouver l’information pertinente à un instant donné pour l’extraire de la masse d’informations environnantes. pour le novice, toutes les informations fournies par la situation ont la même valeur, la même importance, il a du mal à extraire les informations pertinentes. selon tricot (2008), l’expert se distingue du débutant par sa capacité d’autocontrôle sur l’utilisation de ses propres connaissances ; il sait quelle information prélever pour vérifier qu’il est dans la bonne direction ; il sait ensuite ce qu’il faut faire pour y revenir. Le novice ne sait pas extraire l’information pertinente pour le contrôle et le guidage de l’action (savoyant, 1996). concernant la question du transfert, nous savons que c’est elle qui rend les apprentissages humains complexes, longs et difficiles. En effet, nous sommes capables de reproduire ce que nous avons appris dans une situation, mais il suffit de changer quelques éléments de surface (apparence) pour que nous ne soyons plus capables de transférer. L’expert, lui, est capable d’une prise d’informations pertinentes pour identifier le problème, et donc y répondre.

IVT, un

exemple de conception orientée utilisateurs

simulateur de type résolution de problème pour l’apprentissage de la conduite d’entretien, Ivt utilise et met en scène deux humains virtuels, l’intervieweur et l’interviewé, sous la forme d’acteurs virtuels autonomes (cf. la techno-

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• Réalisme vs fidélité psychologique On évalue généralement la valeur d’un EiAh à son degré de réalisme face à la situation professionnelle de référence. c’est sans doute ce qui a conduit à concevoir des simulateurs dits « pleine échelle » (simulateurs de conduite de centrales nucléaires ou simulateurs de conduite d’avions)... Mais les travaux de Morineau (1997) montrent que le réalisme visuel n’a pas d’effet sur l’apprentissage. c’est pourquoi nous préférons utiliser la notion de « fidélité psychologique », que Leplat (1997) définit comme la « mesure par laquelle le simulateur produit un comportement semblable à celui exigé dans la situation réelle ». savoyant (1996), lui, parle de représentativité de la situation proposée. nous considérons que l’analyse des situations professionnelles et l’analyse des situations d’apprentissage sont nécessaires pour identifier les éléments permettant d’approcher la fidélité psychologique, utile pour concevoir ensuite un artefact d’apprentissage plus efficace. La qualité de ces analyses déterminera non seulement la fidélité psychologique de l’artefact, mais aussi la pertinence des retours aux utilisateurs pendant et après l’action, dans ce temps de réflexion qui est l’une des conditions fondamentales pour la construction des compétences par l’apprenant. c’est ce que nous avons essayé de faire avec Ivt.

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logie AVA développée par Daesign5). plusieurs scénarios d’entretiens sont proposés, qui sont des situations de résolution de problèmes dans lesquelles l’intervieweur-apprenant va conduire un entretien d’aide avec le personnage virtuel interviewé. L’avatar de l’intervieweur est piloté par l’apprenant par l’intermédiaire de choix de répliques. L’agent virtuel « interviewé » réagit aux choix de l’intervieweur, non seulement à l’événement immédiat, mais aussi en fonction de l’historique des actions de l’intervieweur apprenant (par exemple en fonction du niveau de confiance de l’interviewé à l’égard de l’intervieweur à ce moment-là). cela signifie que chaque utilisateur a un parcours d’entretien différent, en fonction de ses choix. L’environnement virtuel interagit pendant l’entretien par les réactions verbales et non verbales du personnage virtuel interviewé (réponse, expression du visage, posture du corps). Ivt fournit à l’apprenant une analyse synthétique à l’issue de la conduite d’entretien. il permet aussi de revoir celui-ci en bénéficiant d’une analyse précise sous forme de commentaires techniques et de la visualisation de l’évolution et de l’état courant de cinq critères : qualité de l’écoute ; cohérence de la conduite ; recherche d’informations ; progression ; niveau de confiance.

Les résultats de l’analyse des situations d’apprentissages de la conduite d’entretien A partir d’analyses de situations d’apprentissages, nous avons identifié trois étapes de la construction de la compétence de conduite d’entretien (Michel et Allemand, 2008). 1. La prise de conscience de l’importance de la structuration de la conduite d’entretien, de l’enchaînement des différentes étapes permettant d’arriver au but. cette prise de conscience, qui émerge pendant l’activité de conduite d’entretiens, permet au formateur-apprenant de repérer où il se situe dans le cours de l’entretien et de ne pas s’égarer. savoir où l’on est et où l’on va : voilà qui diminue la charge cognitive et le stress, pour libérer de l’attention au bénéfice de la centration sur l’interviewé et les contenus qu’il apporte. L’apprenant ne cherche plus à avoir présent en mémoire tout ce qu’il doit faire durant l’entretien, mais seulement ce qu’il doit faire durant la phase dans laquelle il se trouve. En ce qui concerne la structuration de l’entretien, la conceptualisation se fait de façon assez rapide : lorsque le formateur-apprenant en comprend l’intérêt à travers son vécu des situations de conduite d’entretien. il est nécessaire d’avoir dépassé cette étape pour passer à la suivante. 5.

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2. Le changement de posture : la centration sur l’interviewé et l’attribution à l’interviewé du pouvoir d’agir. il s’agit d’un élément constitutif de la posture professionnelle du formateur, lorsqu’il en prend conscience. Le formateurapprenant sait alors qu’il lui faudra parvenir à se centrer sur l’interviewé en faisant abstraction de son propre cadre de référence. pour ce faire, il devra dépasser les attitudes naturelles de conseil, contrôle, implication – « faire à la place de » –, attitudes qui sont le reflet d’une centration sur soi et non pas sur l’interviewé. Alors seulement, il sera en capacité de développer une écoute active. Attribuer à l’interviewé un pouvoir d’agir, c’est accepter, pour le formateur, d’être un facilitateur et non pas un expert détenteur du savoir. il ne s’agit pas seulement de le comprendre, de le recevoir comme une évidence, il s’agit surtout de développer de nouvelles compétences sociales et relationnelles, qui viennent bousculer les habitudes et les manières de faire empiriques. ces compétences ne se décrètent pas ; elles exigent un travail sur la durée. L’évolution se réalise pendant la pratique de conduite d’entretien (comme pour la structuration), mais ici, la prise de conscience émerge lors des analyses réflexives, grâce à la verbalisation. Le modèle opératif du formateurapprenant s’enrichit de ce nouvel élément au fur et à mesure de ses analyses réflexives et des retours sur sa pratique. 3. La problématisation. Des travaux antérieurs sur les difficultés d’apprentissage en formation professionnelle (Michel, 2004) ont révélé que le maillon faible du processus de diagnostic effectué par les équipes psychopédagogiques se situe au niveau des phases d’exploration et d’analyse. nos travaux sur la conduite d’entretien par des formateurs ont mis en évidence un lien entre l’inefficacité de l’entretien et le manque de problématisation. La faiblesse des phases d’exploration, d’analyse, d’élaboration et de vérification d’hypothèses de causes, ne permet pas d’aboutir à un diagnostic pertinent et partagé. De plus, une exploration riche qui ne serait pas suivie d’une phase permettant à l’interviewé d’analyser et de faire des liens entre les éléments explorés le laisserait impuissant, dans l’incompréhension de sa situation, et donc dans l’impossibilité d’envisager une issue positive. La problématisation repose sur le processus de compréhension qui permet à l’interviewé de passer d’une situation bloquante à une situation clarifiée. L’apprenant intervieweur doit parvenir à aider l’interviewé à verbaliser et à donner du sens aux éléments constitutifs de sa situation-problème, en combinant les phases souvent négligées d’exploration, d’aide à l’analyse du contenu apporté par l’interviewé, d’élaboration et de validation d’hypothèses (boucles itératives). ce travail de problématisation est un préalable à l’accompagnement dans la recherche d’hypothèses de solutions ou de remédiation. il apparaît clairement que la problématisation dépend à la fois de la structuration (importance des phases : capacité à se situer dans le cours de l’entretien) et de la posture professionnelle (processus de compré-

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hension d’autrui et d’attribution à autrui du pouvoir d’agir). La problématisation, c’est-à-dire la clarification de sa situation par l’interviewé, est le résultat du dépassement des sauts qualitatifs précédents réalisés par le formateur apprenant. sans les analyses de situations réelles d’entretien et de situations réelles d’apprentissage, la conception d’Ivt aurait été différente. ce sont les résultats de ces analyses qui nous ont permis de concevoir Ivt afin qu’il facilite l’apprentissage de la compétence complexe qu’est la conduite d’entretien.

Conclusion

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Les deux types d’analyses (situation professionnelle et situation d’apprentissage) permettent de faire apparaître les éléments qui vont jouer un rôle déterminant pour trois caractéristiques d’un EiAh : l’utilité, l’utilisabilité et l’acceptabilité, et donc pour son utilisation réelle en formation. Un autre intérêt de ces analyses est qu’elles permettent de sortir de la question sensible : réalisme vs fidélité psychologique (Leplat, 1997). Les résultats de ces analyses vont permettre de conserver de la situation uniquement ce qui est utile pour l’apprentissage, en se débarrassant de ce qui n’est pas pertinent pour l’apprentissage, et qui peut le perturber. n Bibliographie CLARK, R.-E. 2009. « A la recherche des ingrédients actifs de l’apprentissage. [Entretien avec P. Dessus et P. Marquet] ». Distances et savoirs. N 7 (1), p. 113–124.

CLOT, Y. ; FAÏTA, D. ; FERNANDEZ, G. ; SCHELLER, L. 2000. « Entretiens en autoconfrontation croisée : une méthode en clinique de l’activité ». Pistes. Vol. 2, n° 1.

LEPLAT, J. 1997. Regards sur l’activité en situation de travail. Contribution à la psychologie ergonomique. Pari, Puf.

MICHEL, G. 2004. Diagnostic de difficultés d’apprentissage rencontrées par les stagiaires : analyse des difficultés, méthodes de diagnostic, instrumentation du diagnostic. Rapport d’étude interne AFPA-DEAT-INMF. MICHEL, G. ; ALLEMAND, M. 2008. « L’apprentissage de la conduite d’entretien par les formateurs. Travaux coordonnés : trois chantiers à l’Afpa en didactique professionnelle ». Travail et apprentissages. N° 2, p. 93-110. MORINEAU, T. ; GORZERINO, P. ; PAPIN, J.-P. 1997. « Virtual environment : for learning or training ? A cognitive approach ». Dans : R.-J. Seidel, P.-R. Chatelier (dir. publ.). Virtual Reality Training’s Future ? Plenum Press. OCHANINE, D.-A. 1978. « Le rôle des images opératives dans la régulation des activités de travail ». Psychologie et éducation. N° 2, p. 63-72. PASTRÉ, P. 2004. « Le rôle des concepts pragmatiques dans la gestion de situations problèmes : le cas des régleurs en plasturgie ». Dans : R. Samurçay, P. Pastré (dir. publ.). Recherches en

GEORGES MICHEL

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didactique professionnelle. Toulouse, Octarès, p. 17-48 PASTRÉ, P. 2005a. « “Structure conceptuelle de la situation” et “modèle opératif” du sujet ». Dans : P. Rabardel, P. Pastré (dir. publ.). Modèles du sujet pour la conception. Toulouse, Octarès. p. 74-79. PASTRÉ, P. (dir. publ.). 2005b. Apprendre par la simulation. De l’analyse du travail aux apprentissages professionnels. Toulouse, Octarès. SAVOYANT, A. 1996. « Une approche cognitive de l’alternance ». Bref Céreq. N° 118. SCHANK, R.-C. ; SZEGO, S. 1999. « Quand faire, c’est taire ». Sciences humaines. N° 24, p. 76-78. TRICOT, A. 2008. « De l’intelligence à l’expertise, les effets de la diversité ». Dans : P. Léna, B. Ajchenbaum-Boffety (dir. publ.). Education, sciences cognitives et neurosciences. Paris, Puf, p. 161-178. TRICOT, A. ; PLÉGAT-SOUTJIS, F. ; CAMPS, J.-F. ; AMIEL, A. ; LUTZ, G. ; MORCILLO, A. 2003. « Utilité, utilisabilité, acceptabilité : interpréter les relations entre trois dimensions de l’évaluation des EIAH ». Dans : C. Desmoulins, P. Marquet, D. Bouhineau (dir. publ.). Environnements informatiques pour l’apprentissage humain. Paris, ATIEF/INRP, p. 391-402. VERGNAUD, G. 1996. « Au fond de l’action, la conceptualisation ». Dans : J.-M. Barbier (dir. publ.). Savoirs théoriques et savoirs d’action. Paris, Puf, p. 275-292. VERMERSCH, P. 1994. L’entretien d’explicitation en formation continue et initiale. Paris, ESF.

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RÉSUMÉS

DENIS CRISTOL

JEAN FRAYSSINHES Cyberespace, cyberculture, cyberapprentissage : quels impacts sur nos modes de vie ? Les technologies numériques de communication appartiennent désormais à notre ordinaire, et nous sommes tous devenus des « pronétaires1 », actifs ou potentiels. Avec la banalisation universelle des pratiques communicationnelles sur les réseaux numériques, le cyberespace tend progressivement à devenir un territoire, faisant partie d’un patrimoine commun à l’humanité, en introduisant le concept de cyberculture. Ce renversement copernicien a révolutionné l’économie mondiale par sa simplicité, sa rapidité d’accès, son immédiateté, contribuant ainsi à la mondialisation du commerce, des ressources, de la gestion et et de la gouvernance des entreprises, voire des Etats. L’auteur passe en revue les changements opérés par le cyberespace sur nos façons de vivre. 1.

« Pronétaires : nouvelle classe d’usagers des réseaux numériques capables de produire, de diffuser et de vendre des contenus numériques non propriétaires, en s’appuyant sur les principes de la nouvelle économie » (Joël de Rosnay, La révolte du pronétariat, Paris, Fayard, 2006, p. 9).

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Qu’est-ce que le social learning ? L’auteur expose pourquoi les conditions d’existence de l’humanité transforment les besoins d’apprendre. Il explore ensuite les organisations qui influencent les collaborateurs dans leurs rapports aux savoirs. Il s’intéresse enfin aux individus et à leur façon d’apprendre. La conjonction des trois familles de phénomènes atteste d’une transformation radicale des rapports aux savoirs. Dans la seconde partie, le texte met en évidence trois courants de recherche qui pourraient constituer les fondements du social learning, une notion en devenir. Sont évoqués les apprentissages collaboratifs, les apprentissages informels et les apprentissages à l’aide de technologies numériques.

RÉSUMÉS

HÉLÈNE BEZILLE-LESQUOY, VÉRONIQUE FORTUN-CARILLAT Les usages du numérique en formation et les décloisonnement des formes d’apprentissage La recherche à laquelle se réfère cet article porte sur une expérimentation menée dans le cadre de formations professionnelles continues d’enseignants. La recherche conduit à proposer une typologie des usages du numérique pour apprendre et se former. Elle montre comment le numérique rend possible (ou non) des synergies entre différentes formes (situations présentielles et distantes) et différents lieux d’apprentissage, plus ou moins organisés par les dispositifs et les institutions. Au-delà de ce contexte, ces résultats ouvrent des pistes de réflexion et d’expérimentation pour tout un ensemble de professionnels de la formation, et pour les organismes de formation eux-mêmes.

PASCALE BRANDT-POMARES

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Le rôle des outils informatisés dans l’activité de formation Dans un contexte où les incitations à utiliser les tIC sont nombreuses, la décision d’y recourir incombe en définitive à celles ou ceux qui ont en charge la responsabilité de la formation. Or toutes les études aboutissent à des résultats mitigés quant à leur efficacité dans les processus d’enseignement-apprentissage. Cet article se propose d’éclairer le rôle des outils numériques en tant que médiateurs dans les situations d’activité instrumentée. Le développement de l’usage du vidéoprojecteur et l’appropriation d’autres outils numériques sont analysés à la lumière des théories de l’activité et de la genèse instrumentale.

CHRISTINE POPLIMONT Dispositifs de formation à distance : interactions et régulations Liée à l’essor du numérique, la mondialisation recycle notre rapport au temps et à l’espace. Le fonctionnement du réseau Internet, collaboratif et interactif, en fournit une illustration précise et entraîne la recomposition du système de formation traditionnel. Dans ce dernier, l’interaction est un processus dynamique d’échange et de régulation entre des individus insérés dans des contextes singuliers. L’apprenant devient alors « sujet s’autoformant », et le formateur n’est qu’un des éléments du système, garant des contenus et régulateur du cadre. La conception et la mise en œuvre de dispositifs de formation à distance par les tICE, asynchrones et déterritorialisés, posent un certain nombre de questions méthodologiques et conceptuelles. Les interactions y sont réduites ; le formateur doit à la fois transmettre et concevoir la relation entre l’apprenant et la machine, lequel peut rester ou sortir du cadre prévu. Les moments de régulation et d’autorégulation deviennent décisifs.

RÉSUMÉS

GILBERT RENAUD, PAUL OLRY Le formateur et le numérique : conditions d’une rencontre Quel est l’impact du numérique sur les conditions d’élaboration des apprentissages ? Cet article pointe les éléments de convergence ou de divergence entre les situations d’enseignement et les conditions d’usage du numérique dans les organismes de formation. Il rappelle que le numérique est aussi accompagné d’une pression sur les rythmes de travail des formateurs, et que les conditions de sa mise en œuvre, à défaut d’être réunies, engendrent parfois un scepticisme légitime. La diffusion du numérique tend à oublier la finalité de l’apprentissage, les difficultés d’une appropriation instrumentale, et s’opère le plus souvent par des injonctions fondées sur la croyance en ses vertus. L’article évoque en conclusion les conditions d’une rencontre au bénéfice des individus, de leurs apprentissages et des pratiques des formateurs.

CAPUCINE BRÉMOND

CATHIA PAPI, FLORIAN DAUPHIN La formation à distance : une voie vers la professionnalisation ? Dans un contexte de professionnalisation accrue des cursus universitaires, l’article interroge le rôle de la formation ouverte et à distance (FOAD) dans la professionnalisation des acteurs de la formation. Une enquête sur une licence professionnelle à distance fait ressortir que le couplage entre la dimension professionnelle du cursus et celle numérique du dispositif est propice à la professionnalisation non seulement des apprenants mais également des formateurs.

CARMEN COMPTE, CATHERINE ARNAUD Apprendre autrement pour un public nouveau : l’apport du numérique Le développement du numérique a « boosté » la recherche et les échanges, transformant ainsi notre système économique et sociétal. Cette accélération a donné

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Conditions de l’engagement de formateur et de l’apprenant en formation à distance La barrière virtuelle que favorise l’usage des nouvelles technologies, tout en coupant les individus d’un contact physique, peut créer une proximité d’une autre nature, libérant pour certains la possibilité d’expression. C’est sur la base de ce postulat que l’auteure a remanié les modalités d’apprentissage d’un module de FOAD qui, au fil des années, avait fini par décourager les apprenants et leur formateur. L’objectif était de faciliter les échanges, aussi bien entre pairs qu’entre pairs et tuteur. Ce dernier doit croire en l’atout de ces outils, et les investir sans les percevoir comme une entrave à la qualité de la communication, ni même comme un « ajout » à des modalités plus traditionnelles. L’article rend compte du dispositif mis en place à l’issue de trois années d’expérimentation et d’ajustements.

RÉSUMÉS

naissance aux notions de « société du savoir » et « d’apprentissage tout au long de la vie », et suppose des reprises d’études et des réorientations urgentes. Face à la demande d’un public nouveau, l’université réinterroge le système de transmission des savoirs tout en se gardant des effets de mode. La recherche menée sur un diplôme professionnel a permis d’avancer dans la connaissance de ce public, de ses réactions face à l’opportunité offerte par le numérique de découvrir de nouvelles méthodes d’apprentissage qui, par des interactivités et des scénarisations, engagent les apprenants dans la recherche de sens.

JEAN VANDERSPELDEN

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Le numérique ou la rencontre durable de plus en plus improbable entre l’apprenant et ses formateurs La multiplication des usages des écrans marque la place envahissante du numérique dans toutes les sphères des activités personnelles, sociales ou professionnelles. Le numérique crée de la porosité, pour le meilleur et pour le pire ! Dans ce contexte mouvant, l’auteur éclaire les nouvelles tensions, tout au long de la vie, entre les apprentissages formels – et de plus en plus souvent informels – et leurs conséquences. Appliquées à la formation professionnelle, il propose plusieurs angles de vision complémentaires (de l’Europe à l’apprenant, en passant par les entreprises et les organismes de formation), pour illustrer le rôle-clé que les tuteurs et les formateurs vont assumer dans des actions de formation où l’apprenant sera distant. Ces actions seront immanquablement ouvertes, pour s’adapter aux nouvelles contraintes, opportunités et invitations « à apprendre » que la société numérique, dite de la connaissance, offre, ou devrait offrir, à tous.

CAROLINE LE BOUCHER, JÉRÔME ENEAU Les réseaux d’échanges réciproques de savoirs à l’heure du numérique Dans un contexte de multiplication des offres d’apprentissage en réseaux, à distance ou hybrides, l’article pose la question des similarités et des tensions possibles entre les réseaux d’échanges réciproques de savoirs et des dispositifs numériques de coformation. Il montre que le numérique peut être une source, non exclusive, de reconfiguration de ces dispositifs, même lorsqu’ils sont porteurs de valeurs spécifiques comme celles issues de l’éducation populaire ou de l’éducation permanente.

JEAN-BAPTISTE LE CORF L’industrialisation des services aux entreprises dans les secteurs des TIC L’article porte sur les stratégies mises en œuvre par les prestataires de services aux PmE dans les secteurs du numérique (web, jeux vidéo, art numérique, image en mouvement, multimédia, etc), confrontés à une double exigence : répondre aux

RÉSUMÉS

attentes singulières de chaque PmE et assurer la prise en charge d’un plus grand nombre d’entreprises malgré leurs spécificités socio-économiques, c’est-à-dire offrir un service à la fois sur mesure et de masse. Le propos s’appuie sur les résultats de douze entretiens auprès d’un échantillon d’experts-formateurs-prestataires de services aux PmE de divers secteurs des tIC.

PASCAL PLANTARD La fracture numérique : mythe ou réalité ? Cet article fait le point sur la notion de fracture numérique qu’il met en perspective face aux idéologies et aux inégalités sociales et territoriales. Il redéfinit ensuite le concept d’usage et sa construction, afin de permettre aux formateurs de comprendre comment les cultures numériques modifient le rapport au savoir et les processus d’apprentissage. Il propose enfin des axes pour construire de nouveaux modèles de formation professionnelle hybride.

MIREILLE ANDRIBET

JOËLLE ARNODO, FRÉDÉRIC HAEUW La société numérique : un contexte propice au renouvellement des pratiques de lutte contre l’illettrisme Pour les plus de trois millions de personnes en situation d’illettrisme en France, l’avènement de la société numérique et des transformations qu’elle engendre, dans les sphères tant professionnelles que sociales, est porteuse de nouveaux risques d’exclusion. mais les technologies sont aussi une chance pour penser autrement les processus éducatifs et produire des systèmes de formation mieux adaptés aux spécificités cognitives et sociales des publics concernés. L’article rend compte de ces phénomènes et apporte une vision synthétique de la manière, très nuancée, dont les acteurs de la formation d’adultes mobilisent les technologies auprès des personnes ne maîtrisant pas les compétences de base. A partir d’une analyse des changements introduits dans les organisations par le numérique et par la mise en œuvre des dispositifs d’accès aux compétences-clés, il alimente la réflexion sur la professionnalisation des acteurs, celle des formateurs en particulier.

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Le blended learning, un levier de progrès dans l’acquisition d’une posture professionnelle L’article analyse le vécu d’un groupe de stagiaires ayant suivi une formation ouverte et à distance (FOAD). Il s’intéresse aux effets produits par le blended learning sur les apprentissages et les postures professionnelles. Dix-huit mois après leur sortie de formation, l’auteure a recueilli les avis des stagiaires sur : l’utilisation de l’informatique ; l’autoformation ; les sous-groupes et le grand groupe ; l’accompagnement par la formatrice ; le travail réflexif.

MICKAËL LE MENTEC Capacités d’agir des disqualifiés sociaux dans les espaces publics numériques Les espaces publics numériques (EPn) ont été créés à la fin des années 1990 pour réduire les inégalités d’accès aux technologies. Aujourd’hui, certaines personnes en situation de disqualification sociale s’approprient ces lieux pour développer des pratiques et des usages numériques inclusifs qui sont plus en lien avec leur projet de requalification professionnelle. Ils cherchent à tirer profit des ressources disponibles pour rechercher du travail de façon autonome, sans être assistés par les institutions d’aide au retour à l’emploi.

GEORGES MICHEL

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Du mésusage de certains environnements informatiques pour l’apprentissage humain De nombreux environnements informatiques pour l’apprentissage humain (EIAh) sont conçus mais ne sont pas utilisés. L’article propose une réflexion centrée sur la conception d’EIAh et en s’appuyant sur deux expériences. Il fait l’hypothèse que l’utilité, l’utilisabilité et l’acceptabilité ne sont pas suffisamment pris en compte au moment de la conception. Il fait aussi l’hypothèse du lien avec deux phases de préconception souvent négligées : la phase d’analyse des situations d’apprentissage indispensable pour identifier ce qui est au cœur de la compétence à acquérir ; les obstacles et les étapes de construction de la compétence.

hors-série AFPA juin 2013 18 €

La révolution numérique a bousculé le rapport aux savoirs, le cadre organisationnel de la formation des adultes (le stage présentiel) et la relation apprenant/ formateur. Ce numéro hors-série AFPA/Education permanente rassemble des contributions qui explicitent les transformations en cours des modalités collectives et individuelles d’apprentissage. Ces transformations obligent les formateurs à des remises en cause techniques et pédagogiques qui ne vont pas de soi, notamment dans les dispositifs qui s’adressent précisément aux personnes peu préparées aux usages des technologies numériques. Or certaines fractures sociales, amplifiées par les conceptions académiques et élitistes du savoir, ne sont-elles pas en train d’être dépassées par les nouvelles pratiques sociales permises par les technologies numériques ? Les apprentissages informels ne deviennent-ils pas plus visibles et lisibles dans les processus ouverts par les dynamiques des réseaux ? L’appropriation des technologies et des ressources numériques n’ouvre-t-elle pas la voie à une refondation du rôle des formateurs ?

Cette publication est cofinancée par l’Union européenne