L'introduction de la « couleur » chez Antonin Artaud(1)

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L’introduction de la « couleur » chez Antonin Artaud(1)

Takeshi INABA

Avant-propos Si la conception de la « couleur » chez Antonin Artaud n’a pas été souvent analysée jusqu’à aujourd’hui, elle n’en est pas moins d’un grand intérêt. Artaud prend en effet assez tôt conscience de l’importance du coloris, même s’il n’approfondit cette idée que vers la fin de sa vie. La « couleur », qui lui restait indifférente dans les années 20, commence, à travers les années 30 avec les épreuves du « Théâtre de la Cruauté » et l’expérience du Mexique, à jouer un rôle qui devient important dans les années 40. Publié quelques mois avant sa mort, Van Gogh le suicidé de la société nous montre clairement l’opinion d’Artaud sur le coloris. Mais l’influence de la « couleur » s’étend au-delà même des textes de critique artistique. Au fur et à mesure qu’il critique sévèrement la langue articulée vers la fin de sa vie, Artaud découvre, à notre avis, un nouveau rôle de la « couleur ». Nous pouvons prendre pour exemple le « Théâtre de la Cruauté » : si cette tentative théâtrale concerne la parole désarticulée comme « incantation », elle peut aussi s’expliquer par analogie avec les coloriages picturaux. Là, hors du contexte de la peinture, la « couleur » rejoint l’idée d’Artaud sur le langage. Ainsi nous faut-il, quel qu’en soit le genre, examiner attentivement les œuvres de cet écrivain qui concernent au sens large son idée sur la peinture. La présente étude a pour objet de retracer l’itinéraire de la « couleur » chez Artaud et de montrer comment cet élément s’impose progressivement dans l’ensemble de ses ouvrages et surtout dans la problématique du « corps ».

La problématique de la « ligne » Dans Van Gogh le suicidé de la société, la « couleur » se montre d’une importance telle

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qu’elle l’emporte sur la « pierre précieuse » par « sa rareté » (XIII,46(2)). Mais il était moins habituel chez cet écrivain de discuter de la « couleur » que de la « ligne ». Artaud le remarque lui-même : « la peinture linéaire pure me rendait fou depuis longtemps lorsque j’ai rencontré van Gogh qui peignait, non pas des lignes ou des formes, mais des choses de la nature inerte comme en pleines convulsions » (XIII, 25). Cette confession nous montre paradoxalement que l’intérêt pour la « ligne » avait pendant longtemps été vif. En effet, dans les années 20, Artaud mésestimait la « couleur » picturale. Il écrit ainsi à cette époque qu’un « peintre réputé [...] n’a qu’à peine de la couleur » (II, 167) ; mais, à propos de Pablo Picasso, qu’« une force prodigieuse de vie crépitait dans leurs lignes denses, une réalité inconnue et profonde, où toute l’âme se retrouvait » (II, 219). Pourquoi Artaud a-t-il changé de critère dans ses jugements artistiques ? Dans les années 20, Artaud, clairement inspiré par Vies imaginaires de Marcel Schwob(3), écrivait des critiques d’art qui reposaient sur l’analyse de la « ligne ». Ses textes sur Paolo Uccello, peintre célèbre de la Renaissance italienne, inaugurent cet intérêt. Dans l’article « Uccello, le Poil » (1924), inclus finalement dans L’Art et la Mort, Artaud considère surtout comme essentiels chez ce peintre les cils, les poils, les rides et les cheveux, c’est-à-dire les « lignes » corporelles, qui, traversant le tableau d’un élément linéaire à l’autre, inscrivent comme des réseaux de force, ainsi qu’il l’écrit dans ce passage : Et auprès de toi quand tu interroges des faces, que vois-tu, qu’une circulation de rameaux, un treillage de veines, la trace minuscule d’une ride, le ramage d’une mer de cheveux. Tout est tournant, tout est vibratile, et que vaut l’œil dépouillé de ses cils. Lave, lave les cils, Uccello, lave les lignes, lave la trace tremblante des poils et des rides sur ces visages pendus de morts qui te regardent comme des œufs [...] (I*, 140).

Cette analyse de la peinture d’Uccello nous montre comment tous les traits se branchent sur des réseaux, « circulation », « treillage » ou « trace tremblante », ou plutôt vibrent nerveusement pour faire apparaître des champs de forces : endroits où toutes les lignes corporelles, ne se fixant plus comme telles dans le corps, ne sont que « tournant[es] » et « vibratile[s] ». Plutôt que de se situer dans les « visages pendus de morts », ces traits se meuvent jusqu’à devenir vivants. Dans la peinture d’Uccello, une figure est toujours en plein devenir. Et c’est pour ainsi dire un embryon de ce « corps sans organe » développé dans L’Anti-Œdipe et Mille Plateaux par Gilles Deleuze et Félix Guattari. Dans la citation précédente, certains organes ne fonctionnent plus vraiment, par exemple les « cils », destinés en principe à protéger l’œil, ne sont pas mis en valeur par rapport à cette fonction. Les poils autour des yeux, détachés de leur rôle propre, figurent la trace d’une force linéaire. De fait, Artaud

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finit cet article sur Uccello par une phrase énigmatique : « toi, Uccello, tu apprends à n’être qu’une ligne » (I*, 142). Cela est difficile, et pourtant suscitera un demi-siècle plus tard cet écho : « Faites la ligne et jamais le point ! La vitesse transforme le point en ligne !

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». Le jeune Artaud, admirateur

d’Uccello, était ainsi possédé par une intensité linéaire. En témoignent encore deux livres très connus datant de 1925, l’Ombilic des Limbes et le Pèse-Nerfs, dont le titre s’explique par là : la ligne, poussant jusqu’au bout du corps à travers le tissu nerveux, devient une balance : « Et je vous l’ai dit : pas d’œuvre, pas de langue, pas de parole, pas d’esprit, rien. / Rien, sinon un beau Pèse-Nerfs » (I*, 101). Plein de fils tendus et intenses, le corps d’Artaud est sur le point de se faire tisser. Dans l’Ombilic des limbes, mentionnant un tableau d’André Masson, Artaud décrit ainsi cet état corporel : « chacune de mes fibres s’entr’ouvre et trouve sa place dans des cases déterminées » (I*, 61-62). L’idée picturale telle qu’Artaud la conçoit dans les années 20 débouche donc sur le corps. Dans un article récent, Évelyne Grossman fait cette analyse : « la peinture représente très tôt pour lui le champ d’exploration privilégié d’un autre espace, celui où pourraient s’imprimer les vibrations d’un corps immortel, d’un corps-ligne rythmé de pulsations dont les fibres et filaments toucheraient aux dimensions de l’univers

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». Cette éminente spécialiste d’Artaud fait pour ainsi dire de la

« ligne » une clef de lecture, et l’espace que révèle les œuvre picturales de cet écrivain ne consiste effectivement que dans des images linéaires, « fibres » et « filaments ». Les deux problématiques du corps et de la ligne se croisent dans un néologisme : le « corps-ligne ». Tel est le mot-clé qui recouvre les « dimensions de l’univers » chez Artaud.

La découverte de la « couleur » Il faut cependant rappeler qu’en traitant la « ligne », Antonin Artaud fait depuis sa jeunesse une critique sévère de la langue articulée. Dans sa Correspondance avec Jacques Rivière, il affirme ainsi que sa crise de pensée se rapporte à la langue et à la pensée, et non à la « littérature » et se demande s’« il ne s’agit pas pour [lui] de rien moins que de savoir [s’il a] ou non le droit de continuer à penser, en vers ou en prose » (I*, 25), parce qu’il refuse « un jugement littéraire sur des poèmes » (I*, 27). La pensée informulée qu’Artaud perçoit au fond de lui-même, dans son intérieur, déborde le « vers » et la « prose », c’est-à-dire les deux formes d’écriture littéraire. Cela aboutira, un quart de siècle après, à des textes fragmentaires et incohérents, en particulier ceux qu’il écrira dans l’asile de Rodez, qui mêlent le cri, le maléfice et la glossolalie. Ainsi, cette correspondance célèbre porte-t-elle sur la critique de langue jusqu’à la fin de sa vie.

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Et le sujet dont parle Artaud avec Jacques Rivière n’est qu’en apparence dépourvu de rapport avec la « ligne ». En effet, Artaud considère la langue sous un double aspect, nous semble-t-il : comme un organe linéaire et comme un langage naturel. Analysant les œuvres d’Uccello, Artaud écrit d’une part : « c’est par la langue que tu [=Paolo Uccello] rejoins l’expression vivante dans les toiles inanimées » (I*, 141) ; d’autre part : « quitte ta langue, Paolo Uccello, quitte ta langue, ma langue, ma langue, merde, qui est-ce qui parle, où es-tu ? […] J’arrache ma langue » (I*, 54). C’est ainsi qu’Artaud tombe dans un dilemme. La « langue » est un indispensable élément pictural et corporel, en même temps qu’une source du langage articulé à critiquer. La tentative d’Antonin Artaud, dans les années 30, consiste donc à dégager les forces linéaires de la langue articulée. Dans le Théâtre et son double, Artaud souligne, par la manière dont il fouille la matérialité langagière, l’aspect phonétique, l’« Incantation », ou encore il compare la mise en scène du « Théâtre de la Cruauté » avec un hiéroglyphe dont le sens est indéchiffrable. Si Artaud estime les Filles de Loth de Lucas van den Leyden, c’est qu’il entend, par la « ligne » de ce tableau, une fonction : « certains secrets concernant l’harmonie linéaire et les moyens de la faire agir directement sur le cerveau, comme un réactif physique » (IV, 34). Artaud approfondit ici l’idée qui a émergée dans les années 20 lors de son analyse d’Uccello, selon laquelle il existe des rapports entre les pensées picturale et corporelle. La « ligne », considérée comme les « nerfs » d’une personne (ou plutôt de la description intérieure du corps), aborde le public, de sorte qu’« il faut d’abord que ce théâtre soit » (IV, 95 ; souligné par Artaud). Reste à faire aussi vibrer le corps des spectateurs, et c’est à travers la réflexion sur la « ligne » picturale que s’établit un pont jusqu’à eux. Cependant ce théâtre exige un autre élément pictural : la « couleur ». Contrairement à l’indifférence qu’il manifeste à l’égard de cet élément dans les années 20, Artaud introduit la coloration de peinture pour approfondir son idée : il écrit ceci dans Le Théâtre et son double : […] Dulle Griet de Brueghel le Vieux où une lueur torrentielle et rouge, bien que localisée dans certaines parties de la toile, semble sourdre de tous les côtés, et par je ne sais quel procédé technique bloquer à un mètre de la toile l’œil médusé du spectateur. Et de toutes parts le théâtre y grouille. Une agitation de vie arrêtée par un cerne de lumière blanche vient tout à coup buter sur des bas-fonds innommés. Un bruit livide et grinçant s’élève de cette bacchanale de larves où des meurtrissures de peau humaine ne rendent jamais la même couleur. La vraie vie est mouvante et blanche ; la vie cachée est livide et fixe, elle possède toutes les attitudes possibles d’une innombrable immobilité. C’est du théâtre muet mais qui parle beaucoup plus que s’il avait reçu un langage pour s’exprimer » (IV, 116-117).

Ce qu’Artaud trouve dans Dulle Griet, ce sont les coloris qui constituent un « théâtre muet mais qui parle beaucoup plus que s’il avait reçu un langage pour exprimer ». Le langage théâtral, analysé

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jusqu’ici du point de vue de la « ligne », est ici comparé par exemple à une lueur « rouge », un bruit « livide » ou une lumière « blanche ». Et ces couleurs, se substituant pour l’instant aux traits d’Uccello ou de den Leyden, font apparaître par cette scène bouleversée « l’œil médusé du spectateur » comme une tentative théâtrale. Dans ce tableau s’épanouit donc un langage qui n’est plus linéaire ni articulé, mais qui peut amener le public à une impression scénique et surtout colorée. Plutôt que de dépendre de son caractère de « ligne », le langage théâtral d’Artaud s’approche progressivement de la « couleur ». Mais pourquoi une progression vers la « couleur » se révèle-t-elle indispensable ? À cette question, le séjour d’Artaud au Mexique peut apporter une réponse.

Le séjour au Mexique Dans les années 30, Artaud a eu de bonnes occasions de découvrir la « couleur ». Tout en écrivant les textes réunis plus tard dans le Théâtre et son double, le poète fait une expérience capitale : il séjourne au Mexique. Après avoir écrit Héliogabale ou l’Anarchiste couronné, Artaud s’approche de cette « Terre Rouge ». En effet, ce jeune souverain de l’Empire romain est, comme l’a indiqué Olivier Penot-Lacassagne(6), proche du personnage de Montézuma qui apparaît dans La Conquête du Mexique (1933) inaugurant la pensée mexicaine d’Artaud. Mais si le séjour au Mexique est important, c’est notamment par l’expérience du peyotl. Parmi les illusions produites par cette « plante-principe », Artaud voit dans la profondeur la plus intime de son corps « la forme des lettres d’un très antique et mystérieux alphabet […] illisible » (IX, 26 ; souligné par Artaud). C’est pour ainsi dire le corps fantasmatique par lequel la langue articulée défaite se montre progressivement « couleur » : A un moment quelque chose comme un vent se leva et les espaces reculèrent. Du côté où était ma rate un vide immense se creusa qui se peignit en gris et rose comme la rive de la mer. Et au fond de ce vide apparut la forme d’une racine échouée, une sorte de J qui aurait eu à son sommet trois branches surmontées d’un E triste et brillant comme un œil. — Des flammes sortirent de l’oreille gauche de J et passant par derrière lui semblèrent pousser toutes les choses à droite, du coté où était mon foie, mais très au delà de lui. — Je n’en vis pas plus et tout s’évanouit ou ce fut moi qui m’évanouis en revenant à la réalité ordinaire. […] Et je crois que cela devait objectivement correspondre à une représentation transcendantale peinte des réalités dernières et les plus hautes […] (IX, 26 ; souligné par Artaud).

Dans cette citation, le langage se déconstruit en ses moindres éléments, c’est-à-dire dans les

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caractères alphabétiques « J » et « E ». Et pourtant ces lettres n’en sont pas moins « illisibles », puisqu’elles se transforment en une sorte de plante. De ce « E » poussent « trois branches » comme un arbre, et « J » est aussi en « flammes » comme une souche brûlée. Avant le réveil, Artaud voit enfin les lettres se décomposer et s’estomper progressivement. Issus d’ « un vide » qui « se peignit en gris et rose », ces caractères prennent une « forme » d’autant plus indéchiffrable qu’ils se teintent comme une image flamboyante. De ces illusions en façon de tableaux, Artaud conclut finalement, en soulignant lui-même le mot important, que cette expérience « devait objectivement correspondre à une représentation transcendantale peinte ». Du commencement à la fin, tout revient à la « couleur ». Pendant ce séjour au Mexique, Artaud écrit beaucoup de textes sur la peinture, par exemple sur les tableaux de Maria Izquierdo. Dans les essais critiques consacrées à cette artiste, on constate un changement dans les idées picturales d’Artaud. La description, telle qu’« un homme, un cheval, une couleur, un caractère, avec l’espèce de vibration colorée où leurs figures insolites plongent » (VIII, 263), est très proche du monde suscité par le peyotl, parce que toutes les figures, y compris la « couleur » même, baignent dans une « espèce de vibration colorée ». Alors qu’il reste encore dans les illusions de l’alphabet décomposant, Artaud ne voit les objets d’Izquierdo correspondre qu’à une représentation peinte. Et cette « vibration colorée » se substitue, nous semble-t-il, à la « ligne » tendue et étendue comme les nerfs. Depuis la lecture d’Uccello ou de van den Leyden, l’idée picturale s’éloigne de plus en plus d’une fonction linéaire pour aboutir définitivement à la « couleur ». Ainsi pouvons-nous revenir à Van Gogh le suicidé de la société qui avait inauguré notre étude, parce que cette critique d’art nous révèle non seulement un changement de la « ligne » à la « couleur », mais aussi le résultat d’une critique stricte de la langue articulée : la glossolalie. Une phrase, écrite à propos du peyotl, « une couleur infiniment étirée s’écartèle jusqu’à la musique d’où elle est sortie » (VIII, 260) marque aussi l’importance de l’aspect phonétique des mots pour Artaud.

Le rapport entre glossolalie et couleur La langue articulée se défait au fur et à mesure qu’Artaud trouve la couleur : sa glossolalie nous en donne des exemples indiscutables. Bernard Vouilloux, qui effectue des recherches sur la peinture dans le texte, émet l’idée suivante : « comme on ne peut représenter la destruction de la représentation picturale, c’est le statut même de la description qui est menacé, en tant que modalité linguistique subordonnée institutionnellement à la « représentation » verbale du tableau représentatif (7) ». En poursuivant cette idée, nous pouvons dire que la glossolalie d’Artaud, en même

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temps qu’elle se présente comme une décomposition de la langue, met en jeu la « représentation » verbale et picturale. Dans ces conditions, quel rôle la « couleur » joue-t-elle ? Artaud écrit : Mais comment faire comprendre à un savant qu’il y a quelque chose de définitivement déréglé dans le calcul différentiel, la théorie des quanta, ou les obscènes et si niaisement liturgiques ordalies de la précession des équinoxes, — de par cet édredon rose crevette que van Gogh fait si doucement mousser à une place élue de son lit, de par la petite insurrection vert Véronèse, azur trempé de cette barque devant laquelle une blanchisseuse d’Auvers-sur-Oise se relève de travailler, de par aussi ce soleil vissé derrière l’angle gris du clocher du village, en pointe, là-bas, au fond; devant, cette masse énorme de terre qui, au premier plan de la musique, cherche la vague où se congeler. o vio profe o vio proto o vio loto o théthé Décrire un tableau de van Gogh, à quoi bon! Nulle description tentée par un autre ne pourra valoir le simple alignement d’objets naturels et de teintes auquel se livre van Gogh lui-même, aussi grand écrivain que grand peintre et qui donne à propos de l’œuvre décrite l’impression de la plus abasourdissante authenticité (XIII, 38-39).

Artaud montre simultanément sa glossolalie et des couleurs, puisque c’est juste après avoir décrit l’utilisation des couleurs par van Gogh qu’il écrit dans une langue défigurée et phonétique « o vio profe / o vio proto / o vio loto / o théthé ». Dans ce passage, la couleur évoque directement la glossolalie. Il faut d’abord aborder la première moitié jusqu’à la glossolalie, parce qu’en mentionnant les tableaux de van Gogh, Artaud désigne diverses couleurs : le « rose », le « vert », l’« azur », le « soleil [=considéré comme couleur d’or] » et le « gris ». Employées comme adjectifs, ces couleurs servent d’une part à nuancer ces descriptions des tableaux, d’autre part jouent un rôle important dans le travail de la langue. Comme Arthur Rimbaud dans « l’alchimie du verbe », Artaud tente ici de rythmer les mots avec l’intensité colorée, et par conséquent une partie de glossolalie apparaît. Si l’idée de Jacqueline Lichtenstein selon laquelle « à l’action du coloris dans la peinture, correspond l’action du corps chez le spectateur »(8) s’applique aux textes d’Artaud, « l’action du corps » se montre chez ce spectateur de Van Gogh comme glossolalie — action linguale. Stimulée par la couleur de Van Gogh, la langue passionnée d’Artaud vibre dans la bouche pour en faire une langue non articulée et non significative, mais intense de sonorité.

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Un tel langage devient donc une « musique » au premier plan de laquelle une « masse énorme de terre [...] cherche la vague où se congeler ». C’est ainsi qu’une masse coloriée s’ouvre dans le tableau, à travers la vibration linguale, vers la vague de langue. Mettant Artaud en rapport avec Francis Bacon, Gilles Deleuze dit que « la musique commence là où la peinture finit(9) », mais que « pour hystériser la musique, il faudrait y réintroduire les couleurs, passer par un système rudimentaire ou raffiné de correspondance entre les sons et les couleurs(10) ». C’est pourquoi Artaud tente d’inventer la glossolalie avec laquelle se mêlent autrement « les sons et les couleurs ». Tout en utilisant son corps en tant que médium, Artaud fait apparaître une intensité de « couleur ».

Le corps est-il colorié ? À travers l’alphabet illisible et coloré, et la glossolalie comme sonorité de la langue, se montre enfin la « couleur », qui peut se substituer au langage articulé. Mais il reste à montrer comment cette « couleur » donne aux œuvres d’Antonin Artaud de nouvelles perspectives sur le problème du corps. La même année que Van Gogh le suicidé de la société, Artaud écrit : […] Tous les peintres portent leur anatomie, leur physiologie, leur salive, leur chair, leur sang, leur sperme, leur santé, leur caractère, leur personnalité ou leur folie sur leur toile […] L’âcreté comme surie de ce drame[une tentative pénible de suicide], Balthus n’a pas pu ne pas la transporter sur ses toiles, dans la couleur, l’atmosphère, dans l’inoubliable acuité circonstancielle du dessin(11).

Dans ces phrases, il faut remarquer que sont énumérés les éléments spécifiques des peintres : « leur anatomie, leur physiologie, leur salive, leur chair, leur sang, leur sperme, leur santé, leur caractère, leur personnalité ou leur folie ». Ils sont classés selon leur caractère. L’ « anatomie », la « physiologie » et la « chair » se réfèrent aux organes concrets du corps ; la « santé », le « caractère », la « personnalité » et la « folie » appartiennent en quelque sorte à l’intérieur ; enfin la « salive », le « sang » et le « sperme » sont des liquides organiques. Les premiers éléments sont clairement physiques et tangibles. Par contre, ceux du deuxième groupe sont seulement perçus ou ressentis comme état mental. Mais les liquides organiques sont équivoques : fluides et cachés d’ordinaire dans le corps, ils n’ont pas la présence concrète des substances solides, et pourtant ils sont plus physiques que les phénomènes intérieurs. C’est-à-dire qu’ils échappent à la dualité traditionnelle : le corps et l’esprit. À propos de la peinture, Merleau-Ponty écrit : « C’est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en peinture. Pour comprendre ces transsubstantiations, il faut

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retrouver le corps opérant et actuel, celui qui n’est pas un morceau d’espace, un faisceau de fonctions, qui est un entrelacs de vision et de mouvement(12) ». « Retrouver le corps opérant et actuel », c’est pour Artaud découvrir les liquides organiques non substantiels ni spirituels en tant que « faisceau de fonctions ». Ainsi est décrit dans Pour en finir avec le jugement de Dieu le « corps sans organe » en tant qu’image du fluide liquide : Là, les membres et organes réputés comme abjects parce que perpétuellement abjectés, refoulés hors des rapacités de la vie lyrique extérieure, sont utilisés dans tout le délire d’un érotisme qui n’a pas de frein, au milieu du déversement, de plus en plus fascinant et vierge, d’un liqueur dont la nature n’a jamais pu être classée parce qu’elle est de plus en plus incréée et désintéressée (XIII, 111).

Dans ce passage se rapportent le corps et l’image d’un liquide organique. De fait, dans cette œuvre radiophonique, les mots comme le « sang » et le « sperme » se retrouvent en abondance. Quand nous aurons étudié le rapport entre les liquides organiques et les coloriages, nous pourrons considérer le corps d’Artaud, ou plutôt une conception célèbre appelée « corps sans organe » comme une intensité de « couleur ».

Conclusion La progression de l’intérêt d’Antonin Artaud pour la « couleur » s’avère ainsi un point de vue indispensable pour étudier l’œuvre de cet écrivain. Ce nouvel éclairage se révèlera fructueux pour aborder les deux importants problèmes du corps et de la critique du langage. Mais, il reste encore à lire à nouveau tous les textes d’Artaud qui ne concernent pas toujours la peinture. Le concept de « couleur » permettra en effet de revenir avec fruit sur d’autres problèmes comme celui de l’ésotérisme de cet écrivain. Depuis qu’il a commencé à lire les ouvrages de René

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Guénon, Artaud a employé des métaphores ésotériques et alchimiques. Cela doit nous amener à traiter un autre aspect de la couleur.

Notes (1) Cet article repose sur un exposé qui a été fait dans Congrés de Kanto de la Société de la langue et de la littérature françaises au Japon en 2008 ; mais j’en ai approfondi le contenu et mon étude débouchera sur ma thèse enregistrée à l’Université Louis Lumière-Lyon 2. (2) Quand nous nous référons à l’édition des Œuvres complètes d’Antonin Artaud chez Gallimard, nous mentionnons désormais entre parenthèses le tome (chiffres romains, parfois suivis d’un astérisque selon qu’il s’agit du premier ou du second volume) et la page (chiffres arabes). (3) Schwob écrit : « Uccello ne se souciait point de la réalité des choses, mais de leur multiplicité et de l’infini des lignes », ou bien « A chaque nouvelle combinaison de lignes, il espérait avoir découvert le mode de créer ». Vies imaginaires[1896], Flammarion, coll. « GF », 2004, pp. 102-104. Nous soulignons. (4) Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux :capitalisme et schizophrénie, Minuit, 1980, p. 36. (5) « L’art crève les yeux », Évelyne Grossman, in Antonin Artaud, Bibliothèque nationale de France / Gallimard, 2006, p. 163. (6) Voir Olivier Penot-Lacassagne, « Le Mexique d’Antonin Artaud ou l’humanisme de l’autre homme », in Mélusine, n˚19, 1999, pp. 22-32. (7) Bernard Vouilloux, La peinture dans le texte ; XIXe-XXe siècles, CNRS éditions, 1994, p. 93. (8) Jacqueline Lichtenstein, La couleur éloquente [1989], Flammarion, coll. « Champs », 1999, p. 236. (9) Gilles Deleuze, Francis Bacon : Logique de la sensation[1981], Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2002, p. 55. (10) Ibid., p. 56. (11) « Je ne sais pas pourqoui la peinture de Baltus..., » [1947], Œuvres, Gallimard, coll. « Quarto », 2004, p. 1466. (12) Maurice Meleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit [1964], Gallimard, coll. « folio essais », 1985, p. 16.

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