LePoint Serfaty -Le monde sous tutelle

4 mars 2004 - Extraits du chapitre I de « La tentation impériale », de Simon Serfaty (Odile ... dans sa majorité, ne semble pas vouloir d'un tel empire (et ne.
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Amérique

Etats-Unis Le monde sous tutelle Jamais depuis le 11 septembre 2001 l'hégémonie économique et militaire des Etats-Unis n'a été aussi évidente : l'Amérique est-elle condamnée à l'omnipotence planétaire ? Simon Serfaty en discute dans « La tentation impériale » (Odile Jacob). Extraits Simon Serfaty

Ne dites pas aux Américains que les Etats -Unis sont une puissance impériale - même avec prudence et diplomatie -, ils prendront cela pour de l'antiaméricanisme primaire. Villepin et avant lui Védrine, Michel Jobert et surtout le général de Gaulle ont fait les frais de ce refus de voir en face la réalité. Pourtant, comme le décrit Simon Serfaty, la prépondérance écrasante de l'économie et de la puissance militaire américaines, conjuguée à l'impact de la mondialisation, fait que les Etats-Unis sont, plus que jamais depuis le 11 septembre, condamnés à ce privilège ou à cette obligation des empires : ils ne peuvent rester ni indifférents ni passifs, quoi qu'il se passe dans n'importe quel endroit du monde, si éloigné soit-il de leur continent et de leurs préoccupations. « La tentation impériale à laquelle sont confrontés les Etats -Unis résulte de quatre phénomènes distincts mais inséparables : Le premier est la prépondérance écrasante de la puissance américaine depuis la chute de l'Union soviétique ; en l'absence de tout concurrent crédible, les Etats -Unis représentent effectivement une puissance hors pair. Le deuxième phénomène est l'intégration d'un nombre croissant de pays en Europe au sein d'une Union à même de s'imposer dans l'avenir comme un "contrepoids" capable de résister à l'emprise de la puissance américaine - une superpuissance de fait, sans former un super-Etat pour autant. Le troisième phénomène est lié à l'impact de la mondialisation - qui efface toute notion de distance, mais aussi toute perception de temps, et, par conséquent, annule la capacité d'un pays à rester indifférent, indéfiniment ou temporairement, aux évolutions qui ont lieu ailleurs (over there). Enfin, le quatrième facteur expliquant la tentation impériale des Etats -Unis est la découverte, le 11 septembre 2001, d'une "nouvelle normalité" qui s'annonçait depuis une vingtaine d'années déjà. Elle est liée à des actes de violence se disant terroristes mais semblables, dans leurs conséquences sinon dans leur forme, à des actes de guerre d'autant plus difficiles à endiguer qu'ils semblent souvent de caractère nihiliste, puisque vides d'objectifs politiques vraiment réalisables. [...] Dans ce contexte, la guerre en Irak révèle la tentation impériale américaine - non seulement la guerre mais encore, et surtout, les débats qui l'ont précédée : entre Américains, mais aussi entre eux et le reste d'un monde qui, dans sa majorité, ne semble pas vouloir d'un tel empire (et ne voulait pas d'une telle guerre). Après la fin des combats en Irak, le 1er mai 2003, l'absence de preuves qui auraient pu confirmer les allégations antérieures d'un danger imminent, preuves que l'administration Bush espérait fournir sans davantage de retard, explique la persistance de ce débat. Au fond, ceux qui se sont opposés à la guerre parce qu'il n'y avait pas d'urgence semblent avoir eu raison. Ils s'en trouvent renforcés dans leur détermination à faire obstacle. On s'en soucierait peu aux Etats-Unis si l'incapacité des forces américaines à se retirer de la région aussi vite que le président Bush l'avait anticipé ne confirmait, d'une part, le besoin de contributions supplémentaires venant des Etats alliés, jugées précédemment superflues, et, d'autre part, la résistance d'un adversaire qui avait été préalablement considéré comme lâche et donc peu susceptible de se battre. En d'autres termes, c'est en Irak que se révèlent non seulement la tentation impériale, mais aussi ses limites, puisque, dans cette guerre et ses lendemains, on peut voir simultanément la capacité des Etats-Unis à agir seuls mais aussi, paradoxalement, leur besoin d'agir en association avec leurs alliés - alliés permanents ou amis de passage. [...]

© Extraits du chapitre I de « La tentation impériale », de Simon Serfaty (Odile Jacob, 2004, 216 pages, 23 euro). © le point 04/03/04 - N°1642 - Page 94 - 1611 mots

Après les guerres mondiales gagnées par les Etats -Unis au XXe siècle, sans parler d'une multitude d'autres conflits dits limités, l'Amérique semble ne pas avoir à se soucier des limites qui ont gêné les grandes puissances d'autrefois. Non seulement il est difficile de contester sa position, mais on ne peut lui trouver de précédent. Comme l'a dit Hubert Védrine, "l'Amérique d'aujourd'hui est bien plus que l'Empire britannique, et plus proche de ce qu'était l'Empire romain par rapport au monde connu à l'époque. Peut-être pas pour la durée, mais assurément pour l'universalité et l'ascendant". En fait, c'est vrai non seulement de l'Amérique d'aujourd'hui, mais aussi de celle d'hier puisque, au dire d'André Fontaine, du fait de l'effondrement du système bipolaire de la guerre froide, "pour la première fois dans l'histoire, une seule puissance, les Etats-Unis, détient l'hégémonie mondiale". Ces propos passent mal aux Etats -Unis, où persiste une certaine réticence à se reconnaître comme une puissance impériale. On y voit donc des manifestations d'antiaméricanisme. [...] [...] En refusant de reconnaître le rang qu'ils occupent, les Etats -Unis semblent refuser d'en assumer les conséquences : représenter une puissance impériale n'est pas une fonction à mi-temps - entre deux élections et sans sacrifices. Ce sont les larmes versées au nom de l'empire, économiques et humaines, qui ont poussé les anciennes puissances impériales à les justifier en exploitant les territoires qu'elles occupaient au profit de leurs citoyens. Pour une nation comme l'Amérique, qui a tout et, franchement, semble pouvoir tout s'offrir, l'exploitation n'est pas une nécessité ; et pour un peuple comme les Américains, les colonies n'exercent pas l'attrait qu'elles avaient pour les Européens, enfermés dans l'étroitesse de leurs pays respectifs et ayant donc un besoin de "s'aérer" dans les territoires "exotiques" qu'ils dominaient - les Américains, à l'inverse, montrent peu d'intérêt à aller s'installer ailleurs. Est-il possible de résister à la tentation impériale ? Non seulement l'Amérique remplit toutes les conditions requises - moyens prépondérants, intérêts globaux, rayonnement universel et zèle missionnaire -, mais elle surpasse la plupart des autres Etats dans chacun de ces domaines, et aucun n'est susceptible de remettre en question la supériorité américaine dans un avenir proche. Les autres grandes puissances s'étant effondrées l'une après l'autre, les Etats -Unis sont une superpuissance unique. Ils sont la seule puissance véritablement "complète". Quels que soient les progrès que pourraient accomplir d'autres Etats ou groupes d'Etats pour les dix ans à venir - et audelà. Dès lors, vu le gouffre qui sépare les Etats -Unis de leurs rivaux, n'est-il pas nécessaire de repenser la notion même de la puissance afin de lui donner une signification qui rendrait davantage possible la montée de nouveaux "pôles" dans le monde ? [...] [...] Les Etats-Unis semblent dorénavant décidés non seulement à maintenir, mais aussi à accroître leur avantage sur tout rival, présent ou futur. Depuis septembre 2001, l'augmentation des dépenses militaires a confirmé la capacité de l'Amérique à devenir plus puissante même après que celle-ci a atteint son apogée et après que tout calcul de rapport de forces est devenu quasiment absurde. En 2003, les dépenses militaires sont supérieures à celles des vingt-deux pays qui suivent les Etats Unis. Sous peu, elles devraient excéder celles du reste du monde à un point qui frise l'incohérence. En fait, la seule augmentation pour cet exercice fiscal a dépassé l'ensemble des budgets de défense de la France et de l'Allemagne. Comparés à cette super superpuissance, "les autres" sont au mieux des puissances moyennes. Même si les pays d'Europe étaient disposés à faire davantage de sacrifices dans ce domaine, il leur faudrait au moins une génération pour commencer à combler leur retard en dépensant plus - beaucoup plus - après avoir appris à dépenser mieux - beaucoup mieux. La prépondérance des Etats -Unis apparaît dans d'autres domaines. Mesurée par son produit national brut (PNB), l'économie américaine est supérieure à celles de ses cinq plus grands rivaux combinés le Japon, l'Allemagne, la Grande-Bretagne, la France et la Chine. Après la guerre froide, le Japon et l'Allemagne étaient perçus comme les principaux rivaux économiques des Etats -Unis : depuis, ces deux économies ont régressé - l'Allemagne a du mal à suivre l'Union, qui a peine à sortir de la morosité économique l'accablant depuis la fin de la guerre froide, et le Japon prend de plus en plus de retard sur la Chine, qui continue de compter sur la croissance américaine pour maintenir la sienne. [...] La prépondérance de la puissance américaine répond aux contraintes créées par le caractère global des intérêts américains. Du fait de la mondialisation, l'Amérique s'intéresse aux régions, aux situations, aux incidents qui ne l'intéressent foncièrement pas ou qui, depuis la fin de la guerre froide, devraient moins l'intéresser. C'est effectivement une hyperpuissance stimulée par la crainte

© Extraits du chapitre I de « La tentation impériale », de Simon Serfaty (Odile Jacob, 2004, 216 pages, 23 euro). © le point 04/03/04 - N°1642 - Page 94 - 1611 mots

des conséquences universelles que pourrait avoir n'importe quel incident, quelles qu'en soient la nature ou l'origine. Tel est le cercle vicieux : même l'abstention devient une forme d'intervention. Pour ce qui est de l'extension de ses intérêts, l'Amérique est également une puissance de plus en plus intrusive. Au début du XXe siècle, les intérêts américains dépassaient rarement le Nouveau Monde. Au milieu du siècle, ils restaient principalement centrés sur l'Europe. Au cours de la guerre froide, alors que l'attention des Etats-Unis était fixée sur l'Union soviétique, chaque administration est restée généralement sensible à l'héritage impérial de ses alliés - reconnaissant, par exemple, la primauté de la France en Afrique occidentale et en Asie du Sud-Est, et celle de la Grande-Bretagne en Afrique du Sud et en Asie du Sud-Ouest. Désormais, au contraire, ils ne semblent plus à la traîne des démarches de la puissance soviétique ou à la merci de la sensibilité de leurs alliés européens ; plutôt que d'aller là où leurs adversaires ou leurs partenaires les attirent, ils déploient ou démontrent leur puissance là où ils le veulent.[...]

Simon Serfaty Politologue américain de renom, Simon Serfaty est directeur des Affaires européennes au Centre des études stratégiques internationales de Washington. Ce francophone est régulièrment mis à contribution par les médias français. © Extraits du chapitre I de « La tentation impériale », de Simon Serfaty (Odile Jacob, 2004, 216 pages, 23 euro). © le point 04/03/04 - N°1642 - Page 94 - 1611 mots

Accessed online March 16, 2004

http://www.lepoint.fr/edito/document.html?did=143373

© Extraits du chapitre I de « La tentation impériale », de Simon Serfaty (Odile Jacob, 2004, 216 pages, 23 euro). © le point 04/03/04 - N°1642 - Page 94 - 1611 mots