Le héros tragique face au pouvoir

Fiche 15 Les registres littéraires. Un enchaînement ... quels moyens le registre pathétique s'exprime-t-il dans les deux ..... trent-ils cette citation ? Argumentez.
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Séquence

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Le héros tragique face au pouvoir

La tragédie, depuis son origine, pose le problème du rapport de l’individu à la liberté et au pouvoir. Le héros tragique est souvent confronté aux décisions arbitraires d’un roi, ou doit choisir entre son honneur et ses sentiments personnels.

Objectifs Découvrir les conventions du genre tragique Analyser le registre pathétique

Histoire des arts : P. CORNEILLE, Polyeucte, mise en scène de J. Lavelli, 1987

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Comment identifier un héros de tragédie classique ? P. CORNEILLE, Le Cid, I, 6, 1637 J. RACINE, Britannicus, II, 3, 1669 J. RACINE, Phèdre, I, 3, 1677 Image : J. RACINE, Britannicus, mise en scène de B. Jaques-Wajeman, 2004

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Corpus

⁄ ¤ ‹ › ∞ 6 ‡

EURIPIDE, Les Troyennes, 415 av. J.-C. P. CORNEILLE, Horace, IV, 5, 1640 P. CORNEILLE, Cinna, III, 4, 1642 J. RACINE, Andromaque, III, 6, 1667 J. RACINE, Bérénice, IV, 5, 1670 J. ANOUILH, Antigone, 1944 OUVERTURE CONTEMPORAINE J.-P. SARTRE, Les Troyennes, 1965 OUVERTURE CONTEMPORAINE

196 198 201 204 206 208 209

Pour argumenter : Faut-il montrer la violence ? P. CORNEILLE, Examen d’Horace, 1660 J. RACINE, Préface de Bérénice, 1670

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Histoire littéraire : La tragédie Littérature et société : Le classicisme et son rapport au pouvoir

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MÉTHODES

p. 389

Lire et analyser Fiches 15, 16 Analyser une œuvre dans son contexte : Le classicisme Fiches 20, 21

213

Connaître un genre littéraire : La tragédie et la comédie Fiches 34, 36 S’initier aux épreuves du baccalauréat Fiches 46, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54 Étude de la langue Fiches 56, 58

Antiquité Moyen Âge XVIe XVIIe XVIIIe XIXe

H istoire des arts

Pierre Corneille, Polyeucte, ⁄§›⁄

XXe

XXIe

La scénographie au service du tragique

Mise en scène de Jorge Lavelli, ⁄·°‡ Au XVIe siècle, le mot « scénographie » signifie l’art de la perspective en peinture et architecture. Il est ensuite appliqué au théâtre où il désigne la conception du décor, des machines qui l’actionnent et l’aménagement de la salle. Utiliser les lois de la perspective pour la fabrication des décors transforme la scène en une sorte de boîte fermée, où règne l’illusion d’optique : le public croit voir la réalité. Le théâtre à l’italienne recherche plus que tout à créer cet effet magique, l’espace de la représentation étant séparé de la réalité par le cadre de scène. Pour cela, le décorateur, au XVIIe siècle, dispose d’écrans de tissu peints où triomphent la vraisemblance et la symétrie classiques. Ils figurent un palais tragique, le palais à volonté, décor repré-

sentant une salle ou une galerie monumentale inspirée de l’Antiquité. Aujourd’hui, le scénographe construit tout l’espace de la représentation : il s’occupe de la conception et construction des décors, des éclairages, des relations entre la scène et le public. Il est ainsi amené à aménager toute une salle ou tout un espace pour révéler la vision que le metteur en scène se fait de la pièce. Il préfère souvent un décor symbolique, permettant de comprendre les enjeux de la pièce, à un lieu réel. Les scénographes contemporains cherchent à ouvrir l’espace pour rapprocher le public de l’action, à restructurer le décor qui peut reposer sur les objets ou les costumes, à dématérialiser la scénographie grâce à l’emploi de matériaux légers et mobiles.

L’éclairage Au XVIIe siècle, les théâtres sont éclairés par des lustres de chandelles suspendus au-dessus de la scène et de la salle. Une rampe, composée de bougies et de réflecteurs, est posée sur le devant du plateau. Ces éclairages éblouissent le spectateur tout en transfigurant le visage des acteurs. Ils limitent aussi leurs déplacements. L’éclairage au gaz (1820), puis l’électricité (1890) offrent des possibilités nouvelles : la lumière, au service de la mise en scène, structure l’espace, situe le moment et crée une ambiance propre à chaque œuvre.

Entrer dans le palais tragique LECTURE DE L’IMAGE Une scénographie symbolique

ÉCRITURE Question sur un corpus

1 Dans quel univers le décor de Lavelli transporte-t-il

Comparez ce décor avec celui des Troyennes de Sartre (p. 209). Quelles sont les similitudes dans le traitement de l’espace tragique ? Lequel vous paraît le plus parlant ? Argumentez.

le spectateur ? Cet espace correspond-il à l’idée que vous vous faites d’une tragédie ?

2 Les costumes des personnages vous paraissent-ils en accord avec le décor ? Justifiez.

Fiche 46 Répondre à une question sur un corpus

Le lieu tragique

Invention

3 J. Lavelli crée avec ce décor un lieu « où l’on a

Iphigénie de Racine raconte le sacrifice que le roi grec Agamemnon doit faire de sa fille pour partir à la conquête de Troie. L’histoire se passe sur la côte, dans le camp de l’armée grecque. Imaginez puis décrivez l’espace qui rendrait le tragique de la situation sous forme de didascalie initiale.

un moyen de condenser l’action, de renfermer les personnages et de regarder comme à la loupe leurs comportements ». Quels éléments concrets traduisent cette idée ?

4 Polyeucte raconte la conversion et le martyre d’un chrétien à l’époque romaine. Par quels moyens la mise en scène permet-elle de l’exprimer ?

Fiche 48 Rédiger un écrit d’invention

Mise en scène de Polyeucte par Jorge Lavelli (Comédie-Française, 1987).

192 2 La tragédie et la comédie au XVIIe siècle : le classicisme

10 Le héros tragique face au pouvoir 193

Antiquité Moyen Âge XVIe XVIIe XVIIIe XIXe

Comment identifier un héros de tragédie classique ? Littérature et société p. 213

Phèdre avoue à sa nourrice qu’elle aime Hippolyte, le fils de son mari Thésée.

Acte I, scène 3 PHÈDRE

Don Diègue, père de Rodrigue, vient d’être giflé par le père de Chimène, fiancée de son fils.

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Repères historiques p. 554

1

Acte I, scène 6 DON RODRIGUE 1

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1. Mon amour.

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‹. Jean Racine, Phèdre, ⁄§‡‡

⁄. Pierre Corneille, Le Cid, ⁄§‹‡

Histoire littéraire p. 211

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DON RODRIGUE. − Percé jusques au fond du cœur D’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle, Misérable vengeur d’une juste querelle, Et malheureux objet d’une injuste rigueur, Je demeure immobile, et mon âme abattue Cède au coup qui me tue. Si près de voir mon feu1 récompensé, Ô Dieu, l’étrange peine ! En cet affront mon père est l’offensé, Et l’offenseur est le père de Chimène !

PHÈDRE. − J’ai revu l’ennemi que j’avais éloigné : Ma blessure trop vive aussitôt a saigné. Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée : C’est Vénus tout entière à sa proie attachée. J’ai conçu pour mon crime une juste terreur ; J’ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur. Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire, Et dérober au jour une flamme si noire. J. RACINE, Phèdre, Acte I, scène 3, 1677.

›. Britannicus de Jean Racine, mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman, ¤‚‚›

P. CORNEILLE, Le Cid, Acte I, scène 6, 1637.

¤. Jean Racine, Britannicus, ⁄§§· Junie, enlevée par l’empereur Néron, apprend qu’il veut l’épouser, alors qu’il est marié à Octavie.

Acte II, scène 3 JUNIE, NÉRON 1

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JUNIE. – Seigneur, avec raison je demeure étonnée. Je me vois, dans le cours d’une même journée, Comme une criminelle amenée en ces lieux ; Et lorsque avec frayeur je parais à vos yeux, Que sur mon innocence à peine je me fie, Vous m’offrez tout d’un coup la place d’Octavie. J’ose dire pourtant que je n’ai mérité Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité. Et pouvez-vous, Seigneur, souhaiter qu’une fille Qui vit presque en naissant éteindre sa famille, Qui dans l’obscurité nourrissant sa douleur, S’est fait une vertu conforme à son malheur, Passe subitement de cette nuit profonde Dans un rang qui l’expose aux yeux de tout le monde, Dont je n’ai pu de loin soutenir la clarté, Et dont une autre enfin remplit la majesté ? NÉRON. – Je vous ai déjà dit que je la répudie. Ayez moins de frayeur, ou moins de modestie.

Néron (A. Pavloff ) et Junie (R. Brakni), mise en scène de B. Jaques-Wajeman (Comédie-Française, Paris, 2004).

1 À quel(s) obstacle(s) les trois personnages doivent-ils faire face ? La tragédie pourrait-elle commencer sans cela ? Justifiez.

2 Quel personnage ou quelle force pèse sur leur destinée ? 3 Quel sentiment ces personnages, dans les textes et la mise en scène, suscitent-ils ?

4 En prenant appui sur les points communs entre les personnages que vous venez de rencontrer, donnez une définition du héros tragique.

J. RACINE, Britannicus, Acte II, scène 3, 1669.

194 2 La tragédie et la comédie au XVIIe siècle : le classicisme

10 Le héros tragique face au pouvoir 195

⁄ Biographie p. 563 Du même auteur p. 217 Histoire littéraire p. 211

Euripide, Les Troyennes, ›⁄∞ av. J.-C. Les Grecs ont détruit Troie et massacré tous les hommes. Les Troyennes, assemblées autour de la reine Hécube, vont partir en esclavage. Arrive Talthybios, le messager des Grecs : il vient chercher le petit Astyanax, fils d’Hector et d’Andromaque, et annonce qu’il sera jeté du haut des murs de la ville.

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Les Troyennes, mise en scène d’Andrei Serban (Théâtre des Bouffes du Nord, Paris, 1975).

Deuxième épisode ANDROMAQUE, HÉCUBE, TALTHYBIOS, LE CORYPHÉE 1

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25 1. Mariage. 2. Région d’Asie où se trouve Troie. 3. La fille de Tyndare : Hélène, conçue par Zeus, a été élevée par Tyndare.

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ANDROMAQUE. − Ô mon enfant, mon unique trésor, Tu vas mourir de la main de nos ennemis, abandonnant ta mère infortunée. Ce qui te fait périr, c’est l’héroïsme de ton père qui fut le salut de tant d’autres, non le tien ! Infortuné, l’hymen1 qui me fit entrer au palais d’Hector ! Était-ce pour fournir une victime aux Grecs que je souhaitais mettre au monde un fils ? C’était pour qu’il régnât sur l’Asie et ses belles moissons. Tu pleures, mon enfant ? Comprends-tu ton malheur ? À quoi bon m’enserrer de tes bras, te suspendre à ma robe ? Comme un oiseau te blottir sous mes ailes ? Hector ne viendra pas avec sa glorieuse lance, ressuscitant du sol pour te sauver, pas plus que ceux de ton lignage, ou la puissance des Phrygiens2. Lancé d’en haut, impitoyablement, pour une chute affreuse qui brisera ta nuque, tu rendras le dernier soupir. Ô corps de mon enfant, si doux à étreindre, Ô suave odeur de ta peau ! C’est donc en vain que mon sein t’a nourri lorsque tu étais dans tes langes ! En vain je me suis épuisée de peine et de tourment. Donne ce baiser à ta mère ; ce sera le dernier. Contre elle serre-toi, passe tes bras Autour de mon cou, pose ta bouche sur ma bouche. C’est vous, les Grecs, qui inventez des supplices barbares ! De quel droit tuez-vous cet enfant innocent ? Hélène, la Tyndaride3, ce n’est pas de Zeus que tu es la fille, Nombreux sont tes parents : Fléau, Haine, Meurtre, Mort, et tous les monstres issus de la terre. Non, je n’oserais te donner Zeus pour père,

196 2 La tragédie et la comédie au XVIIe siècle : le classicisme

Antiquité Moyen Âge XVIe XVIIe XVIIIe XIXe

4. Tous ceux qui ne sont pas Grecs, comme ici les Troyens. 5. En Grèce antique, garder la tête et le visage couverts est un signe de deuil. 6. Andromaque est livrée à Pyrrhus, fils d’Achille. 7. Chef du chœur. 8. Messager. 9. Injustice. 10. En Grèce, pour accomplir le rituel de deuil, les femmes se frappent la poitrine, la tête et se griffent le visage.

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À toi, mauvais génie pour tant de Grecs et de Barbares4 ! Sois maudite! Les champs fameux de la Phrygie, tes beaux yeux en ont fait une hideuse solitude ! Voilà mon fils, vous pouvez l’emmener, l’emporter, Le précipiter, si tel est votre bon plaisir Ou faire repas de sa chair. Les dieux ont voulu notre perte. Comment pourrai-je empêcher mon fils de mourir ? Recouvrez mon malheureux corps5 et jetez-le dans le bateau. Bel hymen6 où je vais, après avoir dû livrer mon enfant ! LE CORYPHÉE7. − Ô Troie infortunée, que de victimes, pour une seule femme et son coupable amour ! TALTHYBIOS. − Viens, mon enfant, romps la tendre étreinte de ta pauvre mère ! Il te faut marcher vers les hautes couronnes des créneaux de tes aïeux, où l’on a décidé que tu devras mourir. Vous, emportez-le. Pour donner de tels ordres, il faudrait un héraut8 au cœur plus dur, au front moins honteux que le mien. HÉCUBE. − Ô mon enfant, fils de mon fils infortuné, l’iniquité9 nous arrache ta vie, à ta mère et à moi. Que faire ? Que puis-je pour toi, malheureuse ? Me frapper la tête, me battre la poitrine10 ? Je n’ai rien d’autre à te donner. Ô ma cité, mon fils ! Que manque-t-il à cet écroulement pour que notre désastre soit complet ? EURIPIDE, Les Troyennes, 415 av. J.-C., traduction de Marie Delcourt-Cuvers, Tragédies complètes, © Éditions Gallimard.

La tirade d’une héroïne pathétique LECTURE DU TEXTE Le spectacle de la souffrance 1 Quels gestes et quels mots font ressentir le déses-

6 Quels sentiments le spectateur peut-il éprouver face aux propos d’Hécube et du Coryphée ? Fiche 36 Le tragique et la tragédie Fiche 56 L’énonciation

poir grandissant de la mère ? Relevez-les.

2 MISE EN SCÈNE Dans la tirade d’Andromaque et la mise en scène d’A. Serban, quels procédés soulignent le sort de l’enfant ? Quel est l’effet produit ? Fiche 15 Les registres littéraires

Un enchaînement tragique 3 Analysez la tirade d’Andromaque à partir du vers 25. À qui s’adresse-t-elle successivement ?

ÉCRITURE Question sur un corpus Lisez l’extrait d’Andromaque de Racine (p. 204). Par quels moyens le registre pathétique s’exprime-t-il dans les deux textes ? Analysez les procédés stylistiques et lexicaux communs aux deux extraits. Fiche 46 Répondre à une question sur un corpus

4 Quelle progression remarquez-vous dans la dési-

Vers le commentaire

gnation des responsabilités ?

Rédigez un axe du commentaire des vers 1 à 42 en montrant que le couple mère/fils présente un spectacle pathétique.

L’effet d’une tragédie 5 Quels sentiments Talthybios exprime-t-il ? Justifiez par le lexique appréciatif.

Fiches 49, 50, 51 Vers le commentaire

10 Le héros tragique face au pouvoir 197

Antiquité Moyen Âge XVIe XVIIe XVIIIe XIXe Guillaume LETHIÈRE (1760-1832), La Mort de Camille, 1785 (Australian National Gallery). 20

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Pierre Corneille, Horace, ⁄§›‚ La guerre entre Rome et Albe s’éternise. Pour en finir, chaque cité désigne ses héros. Trois Romains, les frères Horace, affrontent trois Albains, les Curiace. Par malheur, ils sont amis et beaux-frères. L’unique survivant, Horace, a tué le fiancé de sa sœur Camille. Elle lui fait d’amers reproches.

Acte IV, scène 5 HORACE, CAMILLE, PROCULE1 (Procule porte en sa main les trois épées des Curiace.)

Biographie p. 563

1

Du même auteur p. 146, 156, 166, 194, 201, 210, 300 Histoire littéraire p. 178, 211 Littérature et société p. 213

5

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Repères historiques p. 554 10

15 1. Procule est un soldat de l’armée romaine. 2. Bonheur.

HORACE. – Ma sœur, voici le bras qui venge nos deux frères, Le bras qui rompt le cours de nos Destins contraires, Qui nous rend maîtres d’Albe ; enfin voici le bras Qui seul fait aujourd’hui le sort de deux États ; Vois ces marques d’honneur, ces témoins de ma gloire, Et rends ce que tu dois à l’heur2 de ma victoire. CAMILLE. – Recevez donc mes pleurs, c’est ce que je lui dois. HORACE. – Rome n’en veut point voir après de tels exploits, Et nos deux frères morts dans le malheur des armes Sont trop payés de sang pour exiger des larmes. Quand la perte est vengée on n’a plus rien perdu. CAMILLE. – Puisqu’ils sont satisfaits par le sang épandu, Je cesserai pour eux de paraître affligée, Et j’oublierai leur mort que vous avez vengée. Mais qui me vengera de celle d’un Amant, Pour me faire oublier sa perte en un moment ? HORACE. – Que dis-tu, malheureuse ? CAMILLE. – Ô mon cher Curiace

198 2 La tragédie et la comédie au XVIIe siècle : le classicisme

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3. Ennemi de la patrie. 4. Épées et insignes militaires dont Horace a dépouillé le corps des Curiace et qu’il rapporte. 5. Personnage mythologique chargé de poursuivre les criminels en leur rappelant la mort de leurs victimes.

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HORACE. – Ô d’une indigne sœur insupportable audace ! D’un ennemi public3 dont je reviens vainqueur Le nom est dans ta bouche et l’amour dans ton cœur ! Ton ardeur criminelle à la vengeance aspire ! Ta bouche la demande, et ton cœur la respire ! Suis moins ta passion, règle mieux tes désirs, Ne me fais plus rougir d’entendre tes soupirs ; Tes flammes désormais doivent être étouffées, Bannis-les de ton âme, et songe à mes trophées4 : Qu’ils soient dorénavant ton unique entretien. CAMILLE. – Donne-moi donc, barbare, un cœur comme le tien, Et si tu veux enfin que je t’ouvre mon âme, Rends-moi mon Curiace ou laisse agir ma flamme : Ma joie et mes douleurs dépendaient de son sort ; Je l’adorais vivant, et je le pleure mort. Ne cherche plus ta sœur où tu l’avais laissée, Tu ne revois en moi qu’une Amante offensée, Qui, comme une Furie5 attachée à tes pas, Te veut incessamment reprocher son trépas. Tigre altéré de sang, qui me défends les larmes, Qui veux que dans sa mort, je trouve encor des charmes, Et que jusques au Ciel élevant tes exploits, Moi-même je le tue une seconde fois ! Puissent tant de malheurs accompagner ta vie Que tu tombes au point de me porter envie, Et toi, bientôt souiller par quelque lâcheté Cette gloire si chère à ta brutalité. HORACE. – Ô Ciel ! Qui vit jamais une pareille rage ! Crois-tu donc que je sois insensible à l’outrage, Que je souffre en mon sang ce mortel déshonneur ? Aime, aime cette mort qui fait notre bonheur, Et préfère du moins au souvenir d’un homme Ce que doit ta naissance aux intérêts de Rome.

Horace de Pierre CORNEILLE, mise en scène de Naidra Ayadi (Théâtre de la Tempête, Paris, 2009).

10 Le héros tragique face au pouvoir 199

Lexique de l’honneur • Avoir un grand cœur : être courageux. • Foi : engagement, fidélité. • Gloire : renommée obtenue grâce à son mérite, aux actions d’éclat accomplies. • Honneur : respect de soi-même qui pousse à mériter la considération d’autrui. • Infâme : bas, indigne de la considération d’autrui et de l’amour de ses proches. • Offense : outrage, parole ou action qui blesse quelqu’un dans son honneur. • Vertu : courage, force d’âme qui permet de préserver son honneur.

6. En poussière.

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CAMILLE. – Rome, l’unique objet de mon ressentiment ! Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon Amant ! Rome qui t’a vu naître, et que ton cœur adore ! Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore ! Puissent tous ses voisins ensemble conjurés Saper ses fondements encor mal assurés ! Et si ce n’est assez de toute l’Italie, Que l’Orient contre elle à l’Occident s’allie, Que cent Peuples unis des bouts de l’Univers Passent pour la détruire, et les monts, et les mers ! Qu’elle-même sur soi renverse ses murailles, Et de ses propres mains déchire ses entrailles : Que le courroux du Ciel allumé par mes vœux Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux. Puissé-je de mes yeux y voir tomber ce foudre, Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre6 : Voir le dernier Romain à son dernier soupir, Moi seule en être cause, et mourir de plaisir ! HORACE, mettant l’épée à la main et poursuivant sa sœur qui s’enfuit. – C’est trop, ma patience à la raison fait place. Va dedans les Enfers plaindre ton Curiace ! CAMILLE, blessée derrière le théâtre. – Ah, traître! HORACE, revenant sur le théâtre. – Ainsi reçoive un châtiment soudain Quiconque ose pleurer un ennemi romain !

Antiquité Moyen Âge XVIe XVIIe XVIIIe XIXe



XXe

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Pierre Corneille, Cinna, ⁄§›¤

Texte 1

Émilie a vu son père assassiné par l’empereur Auguste et rêve de vengeance. Elle pousse son fiancé, Cinna, à tuer l’empereur. Mais Auguste annonce qu’il est lassé du pouvoir. Cinna lui conseille de rester sur le trône et reçoit en récompense la main d’Émilie. Il tente ici de faire renoncer Émilie à son désir de revanche.

Acte III, scène 4 CINNA, ÉMILIE, FULVIE1 1 Biographie p. 563 Du même auteur p. 146, 156, 166, 194, 198, 210, 300 5

Histoire littéraire p. 178, 211 Littérature et société p. 213

*

Repères historiques p. 554 10

1. Confidente d’Émilie. 2. Femme aimée, digne d’amour.

ÉMILIE. – Que puis-je ? et que crains-tu ? CINNA. – Je tremble, je soupire, Et vois que si nos cœurs avaient mêmes désirs, Je n’aurais pas besoin d’expliquer mes soupirs. Ainsi je suis trop sûr que je vais vous déplaire ; Mais je n’ose parler, et je ne puis me taire. ÉMILIE. – C’est trop me gêner, parle. CINNA. – Il faut vous obéir : Je vais donc vous déplaire, et vous m’allez haïr. Je vous aime, Émilie, et le Ciel me foudroie Si cette passion ne fait toute ma joie, Et si je ne vous aime avec toute l’ardeur Que peut un digne objet2 attendre d’un grand cœur ! Mais voyez à quel prix vous me donnez votre âme : En me rendant heureux vous me rendez infâme : Cette bonté d’Auguste…

P. CORNEILLE, Horace, Acte IV, scène 5, 1640.

Frère et sœur de sang LECTURE DU TEXTE Héroïsme et sens de l’honneur 1 En vous aidant du lexique de l'honneur, définissez ce que sont pour Horace l’honneur et le déshonneur. 2 Des vers 1 à 27, relevez les objets et les gestes mettant l’acte d’Horace en valeur. Expliquez votre choix. 3 Pourquoi Camille juge-t-elle inacceptable la demande d’héroïsme de son frère ? Quels différents procédés en témoignent (v. 7 à 44) ?

Un dénouement violent 4 Quel dénouement s’annonce à partir du vers 51 ? Analysez les hyperboles et les procédés d’insistance. Fiche 16 Les figures de style

5 À qui le héros s’adresse-t-il aux vers 72-73 et que veut-il ? Appuyez-vous sur les types de phrases. Fiche 56 L’énonciation

6 Quelles différentes facettes du héros tragique cette scène oppose-t-elle ? SYNTHÈSE

200 2 La tragédie et la comédie au XVIIe siècle : le classicisme

HISTOIRE DES ARTS 7

MISE EN SCÈNE Dans la mise en scène de N. Ayadi correspondant à la dernière réplique de Camille, que révèlent la gestuelle, l’attitude, le visage des deux acteurs ? Expliquez ce qui fait l’intérêt de cette proposition de jeu.

ÉCRITURE Invention DE L’IMAGE À L’ÉCRIT Écrivez le dialogue des personnages peints par Lethière et situés autour de Camille (p. 198). Imaginez les propos d’Horace justifiant son geste et les réactions des femmes présentes à qui vous donnerez un nom et une fonction : mère, servante, etc.

Fiche 34 La parole

Vers le commentaire Rédigez un axe du commentaire des vers 51 à la fin, en analysant la montée de la violence tragique. Fiches 49, 50, 51 Vers le commentaire

Thibault Perrenoud et Catherine Berriane, mise en scène de Daniel Mesguich, 2006.

10 Le héros tragique face au pouvoir 201

Antiquité Moyen Âge XVIe XVIIe XVIIIe XIXe

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3. Condamnation prononcée sans jugement contre des adversaires politiques. 4. J’aurais pu. 5. César est le titre donné à l’empereur. 6. Stupéfait.

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ÉMILIE. – Il suffit, je t’entends, Je vois ton repentir et tes vœux inconstants : Les faveurs du Tyran emportent tes promesses, Tes feux et tes serments cèdent à ses caresses, Et ton esprit crédule ose s’imaginer Qu’Auguste pouvant tout, peut aussi me donner, Tu me veux de sa main, plutôt que de la mienne ; Mais ne crois pas qu’ainsi jamais je t’appartienne, Il peut faire trembler la terre sous ses pas, Mettre un Roi hors du Trône et donner ses États, De ses proscriptions3 rougir la Terre et l’Onde, Et changer à son gré l’ordre de tout le Monde ; Mais le cœur d’Émilie est hors de son pouvoir. CINNA. – Aussi n’est-ce qu’à vous que je veux le devoir ; Je suis toujours moi-même, et ma foi toujours pure, La pitié que je sens ne me rend point parjure, J’obéis sans réserve à tous vos sentiments, Et prends vos intérêts par-delà mes serments. J’ai pu4, vous le savez, sans parjure et sans crime Vous laisser échapper cette illustre victime ; César5 se dépouillant du pouvoir souverain Nous ôtait tout prétexte à lui percer le sein, La conjuration s’en allait dissipée, Vos desseins avortés, votre haine trompée : Moi seul j’ai raffermi son esprit étonné6, Et pour vous l’immoler, ma main l’a couronné. ÉMILIE. – Pour me l’immoler, traître ! Et tu veux que moi-même Je retienne ta main ! Qu’il vive, et que je l’aime ! Que je sois le butin de qui l’ose épargner, Et le prix du conseil qui le force à régner ! CINNA. – Ne me condamnez point quand je vous ai servie. Sans moi, vous n’auriez plus de pouvoir sur sa vie, Et malgré ses bienfaits je rends tout à l’amour Quand je veux qu’il périsse, ou vous doive le jour. Avec les premiers vœux de mon obéissance Souffrez ce faible effort de ma reconnaissance, Que je tâche de vaincre un indigne courroux, Et vous donner pour lui l’amour qu’il a pour vous. Une âme généreuse et que la vertu guide Fuit la honte des noms d’ingrate, et de perfide, Elle en hait l’infamie attachée au bonheur, Et n’accepte aucun bien aux dépens de l’honneur.

60

P. CORNEILLE, Cinna, Acte III, scène 4, 1642.

Texte 2

La jeunesse face au pouvoir 1

1. Ruse, mauvaise foi.

5

I

l y a là de très jeunes gens : leur action ne peut se comprendre que parce qu’ils sont jeunes, remettent tout en question, cherchent à se trouver. Auguste, lui, est à l’autre extrémité, c’est le symbole du pouvoir, de la puissance, de l’autorité. Aucun machiavélisme1 dans sa clémence. Cette seule issue est une issue réflexe. S. EINE, Notes de mise en scène, Comédie-Française, © Éditions Gallimard, coll. Folio Théâtre, 1994.

Un dilemme cornélien LECTURE DU TEXTE Une tension dramatique exacerbée

7 SYNTHÈSE En vous appuyant sur cette scène, expliquez les propos du metteur en scène S. Eine concernant Émilie et Cinna (texte 2).

1 Qui domine dans ce dialogue ? Appuyez-vous sur

8

les pronoms personnels, les types de phrases, les enchaînements de répliques. Fiche 56 L’énonciation

Fiche 58 Le pronom

2

MISE EN SCÈNE Dans la mise en scène de D. Mesguich, décrivez le décor, la posture des personnages et leurs costumes : cette interprétation traduit-elle la tension de la scène ? Argumentez.

Un héros dans l’impasse 3 Quelles phrases expriment les contradictions intérieures de Cinna ? Pourquoi ce dilemme est-il insoluble ?

4 Comment Émilie juge-t-elle l’attitude de Cinna ? Analysez le champ lexical dominant. sion va-t-elle crescendo à la fin de l’extrait ?

Le sens de l’honneur et du devoir 6 En vous aidant du lexique de l’honneur (p. 200),

202 2 La tragédie et la comédie au XVIIe siècle : le classicisme

XXIe

ÉMILIE. – Je fais gloire pour moi de cette ignominie, La perfidie est noble envers la Tyrannie, Et quand on rompt le cours d’un sort si malheureux, Les cœurs les plus ingrats sont les plus généreux. CINNA. – Vous faites des vertus au gré de votre haine. ÉMILIE. – Je me fais des vertus dignes d’une Romaine. CINNA. – Un cœur vraiment Romain... ÉMILIE. – Ose tout pour ravir Une odieuse vie à qui le fait servir, Il fuit plus que la mort la honte d’être esclave.

5 Par quel procédé propre au langage théâtral la ten-

Talma, dans le rôle de Cinna (estampe du XIXe siècle). François-Joseph TALMA (1763-1826), vedette de la Comédie-Française, a rendu plus réalistes le jeu, la diction, les costumes.

XXe

expliquez la conception de l’honneur d’Émilie. Relevez et analysez les phrases à valeur de vérité générale, du vers 56 à la fin.

MISE EN VOIX En binôme, travaillez la lecture des vers 60 à 64. Il s’agit d’une stichomythie. Accentuez les mots vous paraissant importants. Essayez plusieurs intonations, plus ou moins agressives.

Fiche 34 La parole

ÉCRITURE Invention Imaginez le dialogue entre deux acteurs devant jouer Cinna. L’un, comme Talma, veut un costume romain vraisemblable ; l’autre, comme D. Mesguish, un costume moins marqué historiquement. Chacun justifie son choix par des arguments. IMAGE

Histoire des arts p. 141 Fiche 48 Rédiger un écrit d’invention

Commentaire Rédigez le commentaire des vers 27 à 55. Analysez d’abord comment s’exprime le dilemme cornélien, puis la tension tragique entre Cinna et Émilie. Fiches 49, 50, 51 Vers le commentaire

10 Le héros tragique face au pouvoir 203

Antiquité Moyen Âge XVIe XVIIe XVIIIe XIXe



Jean Racine, Andromaque, ⁄§§‡ Andromaque, veuve du héros troyen Hector, est captive du roi d’Épire, Pyrrhus, fils d’Achille. Les Grecs réclament la mort d’Astyanax, le fils qu’elle a eu d’Hector. Pyrrhus, amoureux d’Andromaque, menace de tuer l’enfant si elle refuse de l’épouser. Mais elle veut rester fidèle à la mémoire de son époux.

Acte III, scène 6 PYRRHUS, ANDROMAQUE, PHŒNIX, CÉPHISE1 Biographie p. 566

1

Du même auteur p. 142, 194, 195, 206, 210 Histoire littéraire p. 178, 211 Littérature et société p. 213

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Repères historiques p. 554

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François MILHOMME (1758-1823), sculpture d’Andromaque, vers 1800 (Musée du Louvre).

1. Phœnix est le gouverneur de Pyrrhus et Céphise, la confidente d’Andromaque. 2. Hermione, fille d’Hélène et promise de Pyrrhus. C’est la rivale d’Andromaque. 3. Dans l’Antiquité, on touche ou embrasse les genoux de la personne que l’on supplie.

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PYRRHUS, à Phœnix. – Où donc est la Princesse2 ? Ne m’avais-tu pas dit qu’elle était en ces lieux ? PHŒNIX. – Je le croyais. ANDROMAQUE, à Céphise. – Tu vois le pouvoir de mes yeux. PYRRHUS. – Que dit-elle, Phœnix ? ANDROMAQUE. – Hélas ! Tout m’abandonne. PHŒNIX. – Allons, Seigneur, marchons sur les pas d’Hermione. CÉPHISE. – Qu’attendez-vous ? Rompez ce silence obstiné. ANDROMAQUE. – Il a promis mon fils. CÉPHISE. – Il ne l’a pas donné. ANDROMAQUE. – Non, non, j’ai beau pleurer, sa mort est résolue. PYRRHUS. – Daigne-t-elle sur nous tourner au moins la vue ? Quel orgueil ! ANDROMAQUE. – Je ne fais que l’irriter encor. Sortons. PYRRHUS. – Allons aux Grecs livrer le fils d’Hector. ANDROMAQUE. – Ah ! Seigneur, arrêtez ! Que prétendez-vous faire ? Si vous livrez le fils, livrez-leur donc la mère. Vos serments m’ont tantôt juré tant d’amitié ! Dieux ! Ne pourrai-je au moins toucher votre pitié ? Sans espoir de pardon m’avez-vous condamnée ? PYRRHUS. – Phœnix vous le dira, ma parole est donnée. ANDROMAQUE. – Vous qui braviez pour moi tant de périls divers ! PYRRHUS. – J’étais aveugle alors : mes yeux se sont ouverts. Sa grâce à vos désirs pouvait être accordée ; Mais vous ne l’avez pas seulement demandée. C’en est fait. ANDROMAQUE. – Ah ! Seigneur, vous entendiez assez Des soupirs qui craignaient de se voir repoussés. Pardonnez à l’éclat d’une illustre fortune Ce reste de fierté qui craint d’être importune. Vous ne l’ignorez pas : Andromaque sans vous N’aurait jamais d’un maître embrassé les genoux3. PYRRHUS. – Non, vous me haïssez ; et dans le fond de l’âme Vous craignez de devoir quelque chose à ma flamme. Ce fils même, ce fils, l’objet de tant de soins, Si je l’avais sauvé, vous l’en aimeriez moins. La haine, le mépris, contre moi tout s’assemble ;

204 2 La tragédie et la comédie au XVIIe siècle : le classicisme

Lexique des sentiments amoureux • Amitié : affection profonde, tendresse qui peut aller jusqu’à l’amour. • Appas : attraits physiques d’une femme. • Flamme : amour. • Hyménée : mariage. • Objet : la personne aimée. • Serment : promesse faite par amour, expression de la fidélité, la loyauté. • Soins : attentions que l’on porte à quelqu’un, sollicitude. • Soupir : expression de la souffrance amoureuse. • Vœux : les hommages amoureux.

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4. Généreux vis-à-vis des vaincus.

XXe

XXIe

Vous me haïssez plus que tous les Grecs ensemble. Jouissez à loisir d’un si noble courroux. Allons, Phœnix. ANDROMAQUE. – Allons rejoindre mon époux. CÉPHISE. – Madame... ANDROMAQUE. – Et que veux-tu que je lui dise encore ? Auteur de tous mes maux, crois-tu qu’il les ignore ? Seigneur, voyez l’état où vous me réduisez. J’ai vu mon père mort, et nos murs embrasés ; J’ai vu trancher les jours de ma famille entière, Et mon époux sanglant traîné sur la poussière, Son fils, seul avec moi, réservé pour les fers. Mais que ne peut un fils ? Je respire, je sers. J’ai fait plus : je me suis quelquefois consolée Qu’ici, plutôt qu’ailleurs, le sort m’eût exilée ; Qu’heureux dans son malheur, le fils de tant de rois, Puisqu’il devait servir, fût tombé sous vos lois. J’ai cru que sa prison deviendrait son asile. Jadis Priam soumis fut respecté d’Achille : J’attendais de son fils encor plus de bonté. Pardonne, cher Hector, à ma crédulité ! Je n’ai pu soupçonner ton ennemi d’un crime ; Malgré lui-même enfin je l’ai cru magnanime4. Ah ! S’il l’était assez pour nous laisser du moins Au tombeau qu’à ta cendre ont élevé mes soins, Et que finissant là sa haine et nos misères, Il ne séparât point des dépouilles si chères ! PYRRHUS. – Va m’attendre, Phœnix. J. RACINE, Andromaque, Acte III, scène 6, 1667.

Le conflit de la colère et de la pitié LECTURE DU TEXTE 1 @ RECHERCHE Sur le site www.alalettre.com/racinebio-php trouvez des informations sur la carrière de Racine : ses liens avec Molière et Corneille, avec le roi et Mme de Maintenon.

Une rencontre chargée de tension 2 Quelle situation se joue au début du dialogue (v. 1 à 9) ? Quel rôle Céphise et Phœnix tiennent-ils ?

3 Qui prend l’initiative du dialogue ? Comment ? Fiche 34 La parole

Pouvoir des armes, pouvoir des larmes 4 Comment le chantage de Pyrrhus s’exprime-t-il ? 5 Quels sentiments Andromaque veut-elle susciter ? Analysez les procédés rhétoriques et stylistiques.

6 Rédigez une note de mise en scène après avoir réfléchi aux questions suivantes : où les serviteurs sont-ils placés ? Au début, Andromaque et Pyrrhus sont-ils éloignés l’un de l’autre ? Comment vont-ils se rapprocher ?

ÉCRITURE Question sur un corpus Comparez cet extrait avec celui des Troyennes (p. 209) : pourquoi Andromaque est-elle une figure tragique ? Appuyez-vous sur des relevés précis et organisés. Fiche 46 Répondre à une question sur un corpus

Argumentation Les héros de Racine sont adeptes du « tout ou rien », a dit un critique. En quoi Andromaque et Pyrrhus illustrent-ils cette citation ? Argumentez. Fiches 52, 53, 54 Vers la dissertation

10 Le héros tragique face au pouvoir 205

Antiquité Moyen Âge XVIe XVIIe XVIIIe XIXe



Jean Racine, Bérénice, ⁄§‡‚ À la mort de son père, Titus devient empereur. Rome ne pouvant être gouvernée par une reine orientale, il doit se séparer de sa fiancée étrangère, Bérénice. Pendant trois actes, Titus la fuit, incapable de lui parler. Bérénice, ayant appris la nouvelle par Antiochus, oblige Titus à s’expliquer.

30

Acte IV, scène 5 BÉRÉNICE, TITUS Biographie p. 566

1

Du même auteur p. 142, 194, 195, 204, 210 Histoire littéraire p. 178, 211 Littérature et société p. 213

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Repères historiques p. 554

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25 1. Mariage.

BÉRÉNICE. – Eh bien ! régnez, cruel ; contentez votre gloire : Je ne dispute plus. J’attendais, pour vous croire, Que cette même bouche, après mille serments D’un amour qui devait unir tous nos moments, Cette bouche, à mes yeux s’avouant infidèle, M’ordonnât elle-même une absence éternelle. Moi-même j’ai voulu vous entendre en ce lieu. Je n’écoute plus rien ; et pour jamais, adieu. Pour jamais ! Ah, Seigneur, songez-vous en vous-même Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ? Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous, Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ? Que le jour recommence et que le jour finisse, Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice, Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ? Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus ! L’ingrat, de mon départ consolé par avance, Daignera-t-il compter les jours de mon absence ? Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts. TITUS. – Je n’aurai pas, Madame, à compter tant de jours. J’espère que bientôt la triste Renommée Vous fera confesser que vous étiez aimée. Vous verrez que Titus n’a pu, sans expirer... BÉRÉNICE. – Ah ! Seigneur, s’il est vrai, pourquoi nous séparer ? Je ne vous parle point d’un heureux hyménée1 : Rome à ne plus vous voir m’a-t-elle condamnée ? Pourquoi m’enviez-vous l’air que vous respirez ?

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2. Attraits physiques d’une femme.

J. RACINE, Bérénice, Acte IV, scène 5, 1670.

Un cœur ou une couronne LECTURE DU TEXTE Amour et larmes 1 En quoi Titus et Bérénice sont-ils pathétiques ? Analysez le lexique de la douleur.

2 Relevez les procédés poétiques, les allitérations et assonances. Quel est l’effet produit ?

Dernières tentatives désespérées 3 Quels sentiments Bérénice veut-elle susciter ? Justifiez par l’analyse des apostrophes, types de phrases et rythme des vers 1 à 19. Fiche 56 L’énonciation

La tyrannie de la raison d’État

206 2 La tragédie et la comédie au XVIIe siècle : le classicisme

XXIe

TITUS. – Hélas ! vous pouvez tout, Madame. Demeurez : Je n’y résiste point. Mais je sens ma faiblesse : Il faudra vous combattre et vous craindre sans cesse, Et sans cesse veiller à retenir mes pas, Que vers vous à toute heure entraînent vos appas2. Que dis-je ? En ce moment mon cœur, hors de lui-même, S’oublie, et se souvient seulement qu’il vous aime. BÉRÉNICE. – Eh bien, Seigneur, eh bien ! qu’en peut-il arriver ? Voyez-vous les Romains prêts à se soulever ? TITUS. – Et qui sait de quel œil ils prendront cette injure ? S’ils parlent, si les cris succèdent au murmure, Faudra-t-il par le sang justifier mon choix ? S’ils se taisent, Madame, et me vendent leurs lois, À quoi m’exposez-vous ? Par quelle complaisance Faudra-t-il quelque jour payer leur patience ? Que n’oseront-ils point alors me demander ? Maintiendrai-je des lois que je ne puis garder ? BÉRÉNICE. – Vous ne comptez pour rien les pleurs de Bérénice ! TITUS. – Je les compte pour rien ? Ah ciel ! quelle injustice ! BÉRÉNICE. – Quoi ? pour d’injustes lois que vous pouvez changer, En d’éternels chagrins vous-même vous plonger ? Rome a ses droits, Seigneur. N’avez-vous pas les vôtres ? Ses intérêts sont-ils plus sacrés que les nôtres ? Dites, parlez. TITUS. – Hélas ! Que vous me déchirez ! BÉRÉNICE. – Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez !

Fiche 15 Les registres littéraires

Ludmila Mikael (Bérénice) et Richard Fontana (Titus), mise en scène de Klaus Michael Grüber (Comédie-Française, Paris, 1984).

XXe

4 Quelle solution Bérénice propose-t-elle ? Titus peutil s’y résoudre ? Relevez ses arguments.

5 Pourquoi le vers final résume-t-il le dilemme de Titus ? Analysez sa construction et son lexique.

HISTOIRE DES ARTS 6

MISE EN SCÈNE Décrivez la place et l’attitude des deux personnages : comment la mise en scène de Grüber souligne-t-elle la cruauté de la situation ?

ÉCRITURE Invention MISE EN VOIX À deux, rédigez la tirade de Bérénice quittant Titus : utilisez des procédés rhétoriques variés pour rendre ses propos pathétiques et exprimer le tragique de la situation. Puis mettez en voix votre tirade de façon expressive.

Argumentation Bérénice se termine sans qu’aucun personnage ne meure. Cela empêche-t-il la pièce d’être tragique ? Argumentez en vous appuyant sur votre propre définition du tragique. Fiches 52, 53, 54 Vers la dissertation

10 Le héros tragique face au pouvoir 207

OUVERTURE CONTEMPORAINE

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Jean Anouilh, Antigone, ⁄·››

Biographie p. 562 Histoire littéraire p. 211

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Repères historiques p. 560

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CRÉON. – Écoute-moi. ANTIGONE. – Si je veux, moi, je peux ne pas vous écouter. Vous avez dit « oui ». Je n’ai plus rien à apprendre de vous. Pas vous. Vous êtes là à boire mes paroles. Et, si vous n’appelez pas vos gardes, c’est pour m’écouter jusqu’au bout. CRÉON. – Tu m’amuses ! ANTIGONE. – Non. Je vous fais peur. C’est pour cela que vous essayez de me sauver. Barbara Schultz (Antigone) Ce serait tout de même plus commode et Robert Hossein (Créon), de garder une petite Antigone vivante et mise en scène de R. Hossein, 2003. muette dans ce palais. Vous êtes trop sensible pour faire un bon tyran, voilà tout. Mais vous allez tout de même me faire mourir tout à l’heure, vous le savez, et c’est pour cela que vous avez peur. C’est laid un homme qui a peur. CRÉON, sourdement. – Eh bien, oui, j’ai peur d’être obligé de te faire tuer si tu t’obstines. Et je ne le voudrais pas. ANTIGONE. – Moi, je ne suis pas obligée de faire ce que je ne voudrais pas ! Vous n’auriez pas voulu non plus, peut-être, refuser une tombe à mon frère ? Dites-le donc, que vous ne l’auriez pas voulu ? CRÉON. – Je te l’ai dit. ANTIGONE. – Et vous l’avez fait tout de même. Et maintenant vous allez me faire tuer sans le vouloir. Et c’est cela, être roi ! CRÉON. – Oui, c’est cela ! ANTIGONE. – Pauvre Créon ! Avec mes ongles cassés et pleins de terre et les bleus que tes gardes m’ont faits aux bras, avec ma peur qui me tord le ventre, moi je suis reine.

Scène 7 HÉCUBE, LE CHŒUR, ANDROMAQUE, UNE FEMME Biographie p. 566

1

Histoire littéraire p. 211 Repères historiques p. 560

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ANDROMAQUE. – NON. Plus d’espoir. Tant mieux. Ne t’accroche plus aux planches pourries, lâche prise, laisse-toi couler, tu souffriras moins. La mort, c’est le vide, oui. Le vide : le calme éternel. Écoute : Polyxène n’est jamais née. Morte, elle ignore tout, le silence et le bruit, la lumière et la nuit, le bonheur et le malheur. Elle ne sait plus qu’elle a souffert : elle ne l’a jamais su. Moi, je souffre et je le sais. Je m’étais appliquée à tenir parfaitement mon rôle de femme et de mère. Nous autres, quoi que nous fassions, si l’on nous rencontre hors de nos maisons, nous prêtons à médire. À cause de cela, je n’ai jamais quitté la mienne. Jamais les murs n’y ont résonné d’un vain caquetage féminin. Je savais offrir à mon Hector des yeux calmes, une présence silencieuse.

1 MISE EN SCÈNE Comment la mise en scène de R. Hossein traduit-elle ici la relation entre les personnages ? 2 Quels sentiments Créon exprime-t-il vis-à-vis d’Antigone ? Que cherche-t-il à faire ?

3 Expliquez le paradoxe des lignes 25 à 27. Quels sentiments Antigone suscite-t-elle chez le spectateur ?

208 2 La tragédie et la comédie au XVIIe siècle : le classicisme

ÉCRITURE Question sur un corpus Comparez cet extrait avec celui d’Horace (p. 198). Quelles similitudes voyez-vous entre Antigone et Camille ? Pourquoi sont-elles des héroïnes tragiques ? Fiche 46 Répondre à une question sur un corpus

Les Troyennes, mise en scène de Daniel Benoin (Théâtre du Rond-Point, Paris, 1994).

Les Troyennes d’EURIDIPE, adapté par J.-P. SARTRE, Scène 7, 1965 © Éditions Gallimard.

Une leçon de désespoir LECTURE DU TEXTE

LECTURE DU TEXTE

XXIe

Jean-Paul Sartre, Les Troyennes, ⁄·§∞

J. ANOUILH, Antigone, 1944, © Éditions de La Table ronde.

Tenir tête à un roi

XXe

Après la chute de Troie, les Troyennes sont rassemblées dans le camp grec autour de leur reine Hécube. Andromaque vient lui apprendre que sa fille Polyxène sera sacrifiée sur la tombe d’Achille. Hécube est abattue mais continue à garder espoir.

Étéocle et Polynice, fils d’Œdipe, se sont entre-tués pour le trône de Thèbes. Leur oncle Créon fait enterrer Étéocle avec les honneurs et abandonne Polynice aux corbeaux. Leur sœur Antigone a répandu une poignée de terre symbolique sur le corps. Elle risque la peine de mort. 1

XVIIe XVIIIe XIXe

OUVERTURE CONTEMPORAINE

1 Pourquoi la vie de femme et d’épouse d’Andromaque est-elle tragique ?

2

Dans quel univers D. Benoin transporte-t-il la tragédie grecque ? Comment la détresse des Troyennes est-elle montrée ? MISE EN SCÈNE

3 MISE EN VOIX À trois ou quatre, mettez en voix de façon chorale cette tirade. Vous en montrerez la musicalité et les effets pathétiques en accentuant les mots importants. Fiche 15 Les registres littéraires

ÉCRITURE Question sur un corpus Comparez cet extrait avec celui des Troyennes d’Euripide (p. 196) : Qu’a retenu Sartre du modèle antique ? Comment s’en écarte-t-il pour rendre le personnage d’Andromaque moderne ? Fiche 46 Répondre à une question sur un corpus

Vers le commentaire Rédigez un axe de commentaire pour montrer que le discours d’Andromaque est amer et désespéré.

10 Le héros tragique face au pouvoir 209

Antiquité Moyen Âge XVIe XVIIe XVIIIe XIXe

XXe

XXIe

POUR ARGUMENTER FAUT-IL MONTRER LA VIOLENCE ?

Pierre Corneille, Examen d’Horace, ⁄§§‚ 1

1. « Le » désigne ici le théâtre. 2. Auteur grec qui a défini les règles de la tragédie dans La Poétique (IVe siècle av. J.-C.).

5

D

’ailleurs, si c’est une règle de ne le1 point ensanglanter, elle n’est pas du temps d’Aristote2 qui nous apprend que, pour émouvoir puissamment, il faut de grands déplaisirs, des blessures et des morts en spectacle. Horace ne veut pas que nous y hasardions les événements trop dénaturés, comme de Médée qui tue ses enfants ; mais je ne vois pas qu’il en fasse une règle générale pour toutes sortes de morts, ni que l’emportement d’un homme passionné pour sa patrie, contre une sœur qui la maudit en sa présence avec des imprécations horribles, soit de même nature que la cruauté de cette mère. P. CORNEILLE, Examen d’Horace, 1660.

Jean Racine, Préface de Bérénice, ⁄§‡‚ 1

5

1. Auteur latin du Ier siècle ap. J.-C. qui a repris la théorie d’Aristote dans son Art poétique.

10

C

e n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie ; il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. Je crus que je pourrais rencontrer toutes ces parties dans mon sujet. Mais ce qui m’en plut davantage, c’est que je le trouvai extrêmement simple. Il y avait longtemps que je voulais essayer si je pourrais faire une tragédie avec cette simplicité d’action qui a été si fort du goût des Anciens. Car c’est un des premiers préceptes qu’ils nous ont laissés. « Que ce que vous ferez, dit Horace1, soit toujours simple et ne soit qu’un. »

Histoire littéraire

La tragédie Histoire de la tragédie Les origines antiques La tragédie naît à Athènes au Ve siècle av. J.-C. Les représentations ont lieu deux fois par an dans le cadre de fêtes religieuses nommées « dionysies », car données en l’honneur de Dionysos. Et c’est à côté de son temple, sous Périclès, qu’est construit le premier théâtre en pierre avec son orchestra ronde (espace réservé au chœur et aux danseurs) et son theatron en demi-cercle. Au IVe siècle, de nombreuses villes grecques se dotent de théâtres dont le plus célèbre est Épidaure. C’est à cette époque aussi qu’Aristote définit les règles de la tragédie dans sa Poétique : elle doit mettre en scène les héros des légendes, des grands mythes et des épopées d’Homère pour susciter la crainte et la pitié des spectateurs. Ex : Le sort atroce d’Astyanax, le fils d’Hector précipité du haut des murailles de Troie, horrifie le spectateur dans Les Troyennes d’Euripide (> p. 196).

J. RACINE, Préface de Bérénice, 1670

LECTURE Texte ⁄ 1 Quelle conception du tragique Corneille défendil ? Quelle est la seule limite à la représentation de la violence ?

2 Quels personnages tragiques oppose-t-il ?

Texte ¤

ARGUMENTATION 6 En binôme, rédigez un dialogue argumentatif opposant deux spectateurs. L’un défendra la position de Racine, privilégiant un théâtre très épuré, l’autre, celle de Corneille et son goût pour la violence spectaculaire. Puis, à l’oral, proposez une mise en voix de votre dialogue. Fiche 48 Rédiger un écrit d’invention

3 Relevez la phrase qui énumère les éléments sus-

Vers la dissertation

citant le plaisir d’une tragédie. L’intrigue de Bérénice contient-elle ces éléments ? Expliquez.

7 La tragédie grecque montrait des héros écrasés par

4 À quelle règle principale du théâtre classique Racine répond-il avec Bérénice ?

5 Quelles émotions chaque auteur cherche-t-il à susciter ?

le destin. Corneille et Racine créent des personnages déchirés par un conflit intérieur dont seuls la mort ou le dépassement de soi les délivrent. Expliquez et illustrez chacune de ses conceptions du tragique par des exemples tirés des textes de la séquence. Fiches 52, 53, 54 Vers la dissertation

210 2 La tragédie et la comédie au XVIIe siècle : le classicisme

Théâtre d’Épidaure, IVe siècle av. J.-C.

Dans la tragédie antique, tous les rôles sont joués par des hommes portant un masque et les dialogues alternent avec les chants et danses du chœur, groupe de personnages anonymes qui commentent l’histoire et soulignent le sort tragique des héros. Si les rôles principaux sont tenus par des acteurs professionnels, les choreutes (acteurs du chœur) sont des citoyens athéniens tirés au sort. Les auteurs dramatiques comme Eschyle, Sophocle et Euripide concourent pour le prix du plus beau spectacle. Les héros tragiques grecs sont écrasés par des malheurs qu’ils subissent ou provoquent. Ils posent le problème de la responsabilité humaine.

Ex : Les Troyennes et Médée d’Euripide sont deux types d’héroïnes tragiques. Les unes subissent la violence des Grecs ; l’autre, mère meurtrière, se venge de la trahison de son mari (> p. 196 et 217). Les Romains transposent les tragédies grecques pour les adapter à leur culture. Ainsi, le chœur perd de son importance au profit du héros à la monstruosité fascinante. Le seul auteur tragique latin dont les œuvres nous soient parvenues est Sénèque (Ier siècle ap. J.-C.). Les auteurs classiques considèrent les auteurs antiques comme des modèles. Ils leur font par conséquent des emprunts. Ex : Médée de Sénèque, héroïne dont le meurtre monstrueux suscite horreur et pitié, a inspiré la Médée de Corneille (> p. 218).

La tragédie classique en France Le théâtre classique naît en France à partir de 1635, sous l’impulsion de Richelieu. Les grands auteurs, comme Corneille et Racine, et les théoriciens, comme Boileau, retournent aux sources aristotéliciennes et définissent les règles rendant le théâtre propre à émouvoir et instruire le spectateur. L’action, resserrée en un lieu et un jour, comme l’exige la règle des trois unités, doit conduire inexorablement le héros à sa perte. Les valeurs héroïques entrent en conflit avec la violence des tyrans. La tragédie au XXe siècle Au XXe siècle, une nouvelle forme de tragédie apparaît : les héros sont des hommes et des femmes ordinaires, victimes de l’Histoire, des guerres ou de la société. Les mythes antiques sont actualisés et révèlent leur portée universelle. Ex : Anouilh réécrit une Antigone sur le modèle de Sophocle pour évoquer la Résistance française sous l’Occupation (> p. 208). Ex : Sartre propose une adaptation des Troyennes d’Euripide peu après la guerre d’Algérie (> p. 209).

Les recettes d’une tragédie classique Des héros La tragédie met en scène des personnages nobles, légendaires ou historiques, conduits à leur perte. Racine définit ainsi le héros tragique : « Il faut que ce soit un homme qui par sa faute devienne malheureux, et tombe d’une grande félicité et d’un rang très considérable dans une grande misère. » (Œuvres complètes) 10 Le héros tragique face au pouvoir 211

Ex : Dans Bérénice, Titus tente d’éviter un entretien avec Bérénice au cours duquel il sait qu’il va devoir se prononcer entre elle et le trône de Rome (> p. 206).

Une fin inexorable Des péripéties, mettant le héros en danger, créent du suspens et des effets de surprise. Leur enchaînement entraîne les personnages vers un dénouement souvent fatal. Ex : Dans Horace de Corneille, Camille, par ses provocations, pousse son frère au meurtre fratricide (> p. 198). Ex : Dans Le Cid de Corneille, la gifle reçue par Don Diègue, le vieux père de Rodrigue, précipite l’action vers un dénouement fatal pour le couple d’amoureux (> p. 194).

Andromaque de RACINE, mise en scène de Roger Planchon (Théâtre national populaire de Lyon, 1989).

Soit le héros est victime de forces supérieures : un dieu vengeur ou le plus souvent un tyran. Ex : Les Troyennes d’Euripide (> p. 196) et de Sartre (> p. 209) ou Andromaque de Racine (> p. 204) sont des prisonnières de guerre qui subissent leur sort. Soit il est victime de ses propres excès : ambition, sens de l’honneur, passion amoureuse, jalousie, etc. Ex : Dans Horace de Corneille, Horace comme Camille sont aveuglés par des conceptions différentes de l’honneur (> p. 198).

Un conflit L’action est centrée sur le conflit tragique, opposant bonheur personnel et intérêt général. Le héros, confronté à des exigences contradictoires, peut être plongé dans un dilemme. Ex : Dans Cinna de Corneille (> p. 201) et Bérénice de Racine (> p. 206), Cinna et Titus sont confrontés à un choix impossible : leur amour personnel ou l’intérêt de Rome. Ex : Dans Andromaque de Racine (> p. 204), Pyrrhus est pris entre sa fidélité aux Grecs qui exigent la mort d’Astyanax et son amour pour Andromaque qui le pousse à la pitié. Le temps tragique L’action tragique se passe en un seul jour de crise au cours duquel des menaces accumulées deviennent réelles, où toute parole devient fatale. Le temps de la représentation, environ deux heures, condense cette journée décisive qui conduit nécessairement à la catastrophe. 212

La catharsis Le but d’une tragédie est la catharsis, terme médical, inventé par le philosophe grec Aristote, qui signifie « purgation ». Le spectateur de tragédie vit par procuration des émotions violentes qui le purgent de ses passions, lui servent d’exutoire. Ainsi, le théâtre doit rendre les hommes meilleurs. Ex : Sur le frontispice de l’édition des œuvres de Racine, on voit la muse de la tragédie, Melpomène, entourée de deux angelots : celui de gauche montre son effroi devant la lutte à mort de deux héros, celui de droite pleure au malheur d’une héroïne affligée. Gravure de Sébastien LECLERC (1637-1714), exécutée d’après Charles LEBRUN, qui a servi de frontispice à l’édition collective des tragédies de Racine en 1676 (BNF).

Littérature et société

Le classicisme et son rapport au pouvoir Une réflexion sur le pouvoir sous Louis XIII Les théoriciens du classicisme, s’appuyant sur Aristote, recommandent aux tragédiens le choix de grands sujets historiques, rendant le message moral crédible. La tragédie classique de la première moitié du XVIIe siècle fait ainsi majoritairement référence à l’histoire romaine. Deux raisons à cela : les auteurs ne peuvent ni mettre en scène la famille royale régnante, ni prendre des libertés avec des événements historiques récents. Rome est aussi un bon modèle de réflexion politique car elle a connu différentes formes de régimes, de la République à l’Empire. Dans les années 1630-1640, Corneille fait de ses pièces romaines un miroir où se reflète et se réfléchit la monarchie de droit divin incarnée par Louis XIII et son ministre Richelieu. Le théâtre accompagne les grandes évolutions du pouvoir, voire favorise leur accomplissement en les donnant à voir et à comprendre de manière claire, concentrée. Ex : Cinna montre un conspirateur qui doute du bienfondé de sa violence et un empereur Auguste autrefois tyran tout-puissant, se convertissant à la grandeur de la clémence (> p. 201). Ainsi, il ne faudrait pas voir dans ces tragédies un discours contestataire. Les héros cornéliens romains mettent en scène les tensions tragiques entre la liberté individuelle et l’allégeance au pouvoir, ce qui crée des effets pathétiques spectaculaires. Ex : Polyeucte préfère se convertir et mourir en martyr chrétien plutôt que d’obéir à l’empereur (> p. 192). Camille préfère être tuée par son frère plutôt que d’obéir aux lois romaines (> p. 198).

Pierre PATEL (le Père, 1605-1676), Vue du château de Versailles en 1668.

D’emblée, il affirme son absolutisme et sa volonté de régner seul. Pour avoir une demeure à son image, il décide d’agrandir et de transformer le château de Versailles, ancien pavillon de chasse de Louis XIII : entre 1661 et 1668, les premiers travaux sont confiés à des artistes qui célèbrent les règles classiques en architecture (Le Vau), en peinture (Le Brun), et dans l’aménagement des jardins (Le Nôtre). Perspective, symétrie, ordre et harmonie sont les caractéristiques de ce palais, où chaque pièce, chaque allée chante la gloire du Roi-Soleil. Ex : Gildas Bourdet, en mettant en scène Britannicus de Racine dans un décor versaillais, rappelle cette Mise en scène de Britannicus par Gildas Bourdet, 1981.

Louis XIV et la mise en scène du pouvoir À la mort de Louis XIII en 1643, Louis XIV n’a que cinq ans. Sa mère, la reine Anne d’Autriche, régente, confie le pouvoir à Mazarin. Et même si le jeune roi est couronné en 1654, c’est seulement à la mort de Mazarin, en 1661, que commence son règne personnel. 10 Le héros tragique face au pouvoir 213

autocélébration constante de Louis XIV. Il montre le lien entre l’intrigue, qui se passe au début du règne de Néron, et l’univers du Roi-Soleil : la peinture derrière les personnages est une copie d’un tableau de Le Brun présent dans la galerie des Glaces, intitulé Le roi gouverne par lui-même, tandis que derrière la porte se trouve une statue de Louis XIV en empereur romain.

Un roi danseur et organisateur de spectacles Louis XIV célèbre la puissance monarchique lors de somptueuses fêtes à Versailles. Il divertit la Cour et la subjugue par son faste, sa générosité et l’image de sa grandeur. Ces fêtes doivent éblouir tous les sens. Danseur accompli, Louis XIV danse dans des ballets composés par Lully, musicien et maître de ballet d’origine italienne. À la recherche d’un spectacle total à sa gloire, le roi fait collaborer Molière et Lully à la création d’un nouveau genre, la comédie-ballet, ou comédie mêlée, associant théâtre et intermèdes chantés et dansés (Le Sicilien, L’Amour médecin, Le Bourgeois gentilhomme, Le Malade imaginaire). Ex : Le Malade imaginaire est célèbre pour la sarabande finale, faisant danser tous les médecins de manière bouffonne et farcesque. Véritables stratégies politiques, ces fêtes sont toujours données lors d’événements extraordinaires, et sont relatées dans des gazettes magnifiquement imprimées, en vue de convaincre le peuple et les capitales européennes que Louis XIV est « le plus grand roi du monde ». Ainsi, en 1668, les succès militaires du roi et le traité d’Aix-la-Chapelle sont l’occasion d’inviter plus de mille personnes, de les entraîner à travers les jardins vers un théâtre éphémère où Molière et Lully présentent une pastorale, comédie musicale montrant les amours de bergers, dans laquelle est enchâssé George Dandin. Puis les invités se retrouvent dans une salle de bal. Ex : George Dandin, qui raconte les désagréments d’un mari cocu, apporte un contrepoint réaliste à l’univers idyllique des bergers amoureux de la pastorale, ce qui en renforce les effets comiques (> p. 154). En 1674, ce sont ses conquêtes de Franche-Comté que Louis XIV veut célébrer. Six jours de fête permettent de mettre en valeur les 214 2 La tragédie et la comédie au XVIIe siècle : le classicisme

nouveaux embellissements apportés aux jardins. Lully et Quinault présentent leur opéra, Alceste, la troupe de Molière (mort en février 1673) joue Le Malade imaginaire avec des ballets de Charpentier, et Racine présente Iphigénie qui comporte aussi des chœurs chantés. Enfin, les festivités se terminent par des feux d’artifice en musique. Ces divertissements royaux engagent les artistes dans un véritable travail collectif réunissant auteurs, acteurs, musiciens, danseurs, chanteurs, et faisant évoluer le classicisme. En effet, les œuvres réalisées s’éloignent des règles classiques et s’ouvrent sur de nouveaux genres comme la comédieballet ou la tragédie lyrique, héritières de la richesse des grands ballets de cour : splendeur des décors et costumes, nombre des interprètes, ampleur de l’orchestre. Molière devient ainsi, à la fin de sa vie, en collaboration avec Lully, un entrepreneur de spectacles royaux qu’il est autorisé à reprendre ensuite dans son théâtre du Palais-Royal où le public parisien découvre, en version réduite, les comédies dont le roi a réjoui la Cour. Molière explique, dans le prologue au Malade imaginaire, comment il envisage son travail : « Après les glorieuses fatigues, et les Exploits victorieux de notre Auguste Monarque ; il est juste que tous ceux qui se mêlent d’écrire, travaillent ou à ses louanges, ou à son divertissement. C’est ce qu’ici l’on a voulu faire et ce Prologue est un essai des Louanges à ce grand Prince. » Le prologue qui suit est en effet un ballet de bergers et bergères chantant la gloire de Louis XIV.

Jean LE PAUTRE (1618-1682), représentation du Malade imaginaire donnée dans les jardins de Versailles durant les divertissements de l’été 1674.