L'anthropologie pessimiste des

29 août 2015 - cette avidité est devenue concupiscence et tyrannique amour de soi. ...... pour agir en vue du plus grand bonheur pour le plus grand nombre.
2MB taille 61 téléchargements 53 vues
L'anthropologie pessimiste des "classiques": tentative de distinction et d'explication Author(s): Jean Rohou Source: Revue d'Histoire littéraire de la France, 101e Année, No. 6 (Nov. - Dec., 2001), pp. 15231550 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40534580 Accessed: 29-08-2015 14:44 UTC

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at http://www.jstor.org/page/ info/about/policies/terms.jsp JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected].

Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue d'Histoire littéraire de la France.

http://www.jstor.org

This content downloaded from 193.54.110.35 on Sat, 29 Aug 2015 14:44:20 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

L'ANTHROPOLOGIE PESSIMISTE DES « CLASSIQUES » : TENTATIVE DE DISTINCTION ET D'EXPLICATION Jean Rohou*

JeanEmeliname faitl'honDans un articlebrillamment argumenté1, d unelecture neurde mecitercommereprésentant quiexagere« le pessiau uneanalyseméthodébat soumets mismeclassique». En réponse, je et une historique. hypothèse dique le corpus.Le débatportesurla visionde Commençons pardélimiter dansdesœuvresdontla liste l'hommechezles « classiques», c'est-à-dire mais de est bienconnue.Elle ne résultepas d'une sélectionarbitraire, et le Malherbe Corneille critères assez de premier précis. l'application cettenotionà toutle siècle, à étendre étantécartésdepuisqu'ona renoncé à 1700 il s'agit,parmiles œuvresparuesde 1656 (Les Provinciales) a retede 1662à 1678,de cellesquela postérité maissurtout (Télémaque) et et leurprofondeur nuespourleurperfection psychologique artistique afinde les présenter commedes modèlesdans les moralerationnelles, classes.Benseradeou Quinault n'y ontpas leurplace.Leurscharmantes de à des critères introduction ne pas que la récente qualités correspondent Dom Juanet de La Princessede Clèves- écartésen des tempsplus - ne remetpas en cause. etrationalistes étroitement moralistes à partir du xvir siècle, les grandesœuvres,surtout Ce qui distingue esthéles modes,les normes,les habitudes c'est qu'elles transgressent : soient Il est donc usuel et/ou dérangeantes idéologiques. qu'elles tiques * Professeur honoraire à l'Université de Rennes IL Je remercie Michel Bouvier, Jean Emelina, Gérard Ferreyrolles,ChristianJouhaud, Jean-PierreLandry, Cécile Rohou-Jouquan et Philippe Sellier : leurs remarques m'ont permis d'améliorer cet article. 1. « Peut-on imaginer un classicisme heureux ? », RHLF, 2000, p. 1481-1501. RHLF, 2001, n° 6, p. 1523-1550

This content downloaded from 193.54.110.35 on Sat, 29 Aug 2015 14:44:20 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

1524

REVUED'HISTOIRELITTÉRAIREDE LA FRANCE

à certainesépoques par leur pessimisme,à d'autrespar leur dimension C'est ce qui les différencie à la fois des œuvres critiqueou provocatrice. - qui sontréjouissantes,mais qui proposentune attide divertissement tudeexistentielle plutôtqu'une visionde l'homme- et des ouvragesde la doxa idéologique,qui sont,en ce temps-là,moralistesmais rassérénants: leurrôleest d'assujettirles gens dans la tranquillité. L'on ne peut donc pas tirerargumentde La Morale classique de Michel Bouvier2: il ne parle guèrede nos chefs-d'œuvre, surtouten tant que tels. Il s'appuie sur la totalitédes moralistesdes années 1661-1688, c'est-à-direbeaucoup plus sur « les penseursdu commun» que sur des écrivains originaux3.Son corpus de 175 témoins comprend même 54 moralistes« mondains», accommodantssinon complaisants,contre 19 « jansénistesou jansénisants» (p. 17). Non sans choix arbitraires et unificationde façade,il dégage ainsi une anthropologieassez optimiste qui est « la doxa », la vision « ordinaire». Tout en dénonçantdes excès, elle justifiele système,rassureles gens,les orientevers une vertupraticable4. Michel Bouvier précise lui-mêmeque cettevision est fortdifférentede celle « des philosophesles plus pénétrants comme des écrivains les plus profonds» (p. 9). Les œuvresclassiques comportent de jusqu'à troisvisionsdifférentes l'homme: l'une estreprésentée l'autrepar par des tyranset des intrigants, des figuresidéales,la troisièmeest proposéepar des interventions de l'auteurou de personnagesraisonnables.Quand M. Bouvier,qui étudieles déclarationsmoraleset non pas les mises en scènes littéraires, s'autorise de Molière ou de La Fontaine,il n'envisage que la dernière: celle qui n'est guèrepartieintégrante des fictions.Et il ne se demandepas toujours si elle y est appliquéeou applicable. Or c'est la premièrequi domine dans les œuvres.Ce sont bien les lions, les loups et les renards,Arnolphe,Tartuffe, Harpagon et Argan, Phèdre et Athalie les sont causes initialeset Néron,Roxane, Pyrrhus, qui motrices; c'est en eux surtoutqu'est le problèmemis en scène ; c'est à leur analyseque l'auteurse consacre,bien plus qu'à celle de leursinnocentesvictimes. 2. Paris,HonoréChampion,1999. derrière Nicole(197) etdevantSenault 3. Bossuetcaracoleen têtede l'index(160 références) (16), Molière(10), La Fon(133) et Rou (1 18). Pascal (32), La Bruyère(18), La Rochefoucauld taine(5), Mme de Sévigné(3), Corneilleet Racine(2), Boileau et Mme de La Fayette(1) sont distancésparCourtin(73), Fleury(68), Fortinde La Hoguette(68), Caillière(65) et largement le sévèreBourdaloue,qui étaittrèsapprécié. biend'autres.Et l'on s'étonnede ne pas rencontrer un « honnêtehomme» qui, mondains: ils prônent 4. Le combleestatteint parles moralistes au diredes genssévères,peutêtreaussi malhonnête qu'il veutà conditionde resterséduisantet Des Jugements, d'éviterle scandale(La Bruyère, 55).

This content downloaded from 193.54.110.35 on Sat, 29 Aug 2015 14:44:20 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

l'anthropologie pessimistedes classiques

1525

de genres,de thèmes,de sujets,ainsi De plus, malgréles différences et de philosophiesdes auteurs,ces œuvresproposent que de tempéraments des diagnosticsremarquablement à l'ananalogues et qui correspondent de à Conformément la pessimiste l'époque5. thropologie psychologieexplicitée par Pascal et La Rochefoucauld- que l'on retrouvesouventchez Bossuet - , les protagonistes sont irrésistiblement animéspar « l'amour de soi-mêmeet de touteschoses pour soi » (La Rochefoucauld,M.S. 1), qui se concrétisedans une égocentriqueaviditéde profit,de puissance,de bonheuret de salut.Elle faitd'eux « les tyransdes autres» quand ils en ont « les moyens» (ibid.). Mais elle finitpar les enfermer dans le solipest sisme et la frustration, insatiable,parce qu'elle révolte parce qu'elle les autres(ou mêmeleurpropreconscience),ou parce qu'elle chercheen faitune valeur,un amour,voire un salut qui sont inaccessiblespar les seuls moyensqu'elle connaisse: la violenceet la fourberie. Cetteanalogiede visionn'est pas évidenteà premièrevue : contrairementaux moralistes(Pascal, Bossuet,La Rochefoucauld),les auteursde fictionla mettent en œuvresans l'expliciter,et dans des domainesdifférents: les rapportsde force(La Fontaine),les relationssociales (Molière, La Bruyère),la vie affective (Racine, Mme de Lafayette).Mais une lectureattentive la retrouve facilement. Ainsi, les Fables, qui par deux fois (I, 11 et X, 14) rendentun vibrant hommageà La Rochefoucauld(alors qu'elles ne nommentaucun autre auteurcontemporain), dénoncent« en vain sans cesse » la « fureurd'ac» cumuler (VIII, 27) parfoisjusqu'à en crever.Elles décriventune jungle où Touteespèce[est]ligede sonseulappétit (IV, 12), et où La raisonduplusfort esttoujours la meilleure (I, 10). Chez Molière, à partles jeunes amoureux,les servantesdévouées et les - conçusen réactionà l'humanitéqu'il veutpeindresages raisonneurs tousles personnagesse ramènentà deux formesd'égocentrisme: un narcissismespontané,qui va de la sottevanitédes marquis,des précieuseset des femmes savantes au solipsisme monomaniaque d'Arnolphe, Harpagon,Jourdain, Arganet mêmeAlceste; et une fourberiemachiavéCélimène,Don Juan...). Dans La Princesse de Clèves, lique (Tartuffe, l'humanitéest faited'intrigants et de séducteurségoïstes.L'héroïneelleni du même,figurede l'idéal, fautede trouverune solutionsatisfaisante côté de son inclinationni du côté de sa conscience,se repliesurle culte 5. Pourplusde précisions, voirJ.Rohou,Le Classicisme,Hachette,1996 (chap.4 : L'anthropologieclassique).

This content downloaded from 193.54.110.35 on Sat, 29 Aug 2015 14:44:20 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

1526

DE LA FRANCE REVUED'HISTOIRELITTÉRAIRE

de Racine sont tyranniquement affamésd'être de soi. Les protagonistes Phèdre, Néron,Roxane, Mithridate, reconnus,aimés,heureux: Pyrrhus, Athalie.

Π y a, dansles fictionsclassiques,une secondevisionde l'homme,tout à faitpositive,qui estreprésentée D'une partdes pardeuxtypesde figures. personnagessolides et crédibles,vigoureusement campés : Mardochée, Joad; Elmire,Eliante,Mme Jourdain, Henriette, Dorine,Nicole,Toinette. D'autrepartet surtout des figuresidéales.Mais celles-cisontgénéralement vouées au malheur: naturepositive,mais conditionpathétique.Et surtout leurnatureest souventpeu convaincante, saufchez La Fontaineet Mme de montrent leur La jungle des Fables est parseLafayette, qui inadaptation. mée de splendidesclairières.Mais elles insinuentque, si les agneauxsont et dent», ils n'ontpas les moyens gentils,c'est parceque, fautede « griffe de « suivreleurappétit» (ΧΠ, 1, v. 61 et 102). Quantà La Princessede elle Clèves, qui prend ces consciences idéales comme protagonistes, montrequ'elles ne peuventpas survivreen ce monde,tellementdominé ne réussitpas à par le désirque la protagoniste, malgrétous ses efforts, aimerle mariqu'elle estime,ni à se déprendre d'un séducteur dontelle sait de se tourner vers qu'il la délaisseraitaprèsl'avoirconquise: en attendant la mortaprèsavoirprovoquécelle de son époux, elle n'a d'autresolution que de se mirerdans son égomanie,touten analysantson impuissance. Chez Racine et Molière,les amantsexemplairessontplus nombreux que les tyrans.Mais leurpsychologieest le plus souventsommaire,leur texteplat et conventionnel. Ils ne prennentde reliefque confrontésau malheurou à la persécution: Andromaque,Junie,Titus et Bérénice, Monime,Iphigénie.Ce n'est pas dans ces galanteriesque ces auteurs la mode pour exprimerleur originalité.Plus que des portransgressent traitsoù s'exprimeune vision,ces amantssontdes rôlescontrapuntiques et pathétiques,nécessairespour souligneret exacerberla violence de tyransqui se révèlenten les prenantpourvictimes.Remarquonsd'ailleurs trèsprésentesdans les fictionsdramatiqueset séductrices que ces figures, de Racine,Molièreet La Fontaine,n'ontpas d'équivalent,contrairement aux tyrans,dans les analyses morales de Pascal, Bossuet ou La Rochefoucauld, qui n'ontpas besoinde telsrôles. On ne peut accorderla même importance,en tous domaines,aux diverses parties d'une œuvre. Attardons-noussur le cas de Racine. Mais faut-ilchercher sa vision Alexandre, Iphigénie,Esthersontoptimistes. dans ses œuvresles plus faibleset les plus conformesà la principalement mode,c'est-à-direles moinspersonnelles? Et sans tenircomptede leurs personnagesles plus vigoureux et les plus originaux : Eriphile et

This content downloaded from 193.54.110.35 on Sat, 29 Aug 2015 14:44:20 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

l'anthropologie pessimistedes classiques

1527

Mathan? Parfoisil ironiselui-mêmesur la galanterie(Oreste,Antiochus et peut-être Xipharès). Rassemblez tous les personnagesdes onze tragédies,dit Philippe Sellier,et constatezle résultat: sur 53 qui sont « caractérisésmoralement», 27 sont« innocentset vertueux», contreseulement« une demidouzaine» de monstres, qui sontdes exceptionsprésentéescommetelles6. Le raisonnement seraitimparablesi nous étionsdans la réalité,où tousles hommespassentpour égalementreprésentatifs de l'humanité.Mais les personnagesde théâtrene sontpas des êtresréelset égaux : ce ne sontque les sujets de rôles d'importance,de fonctionet même de véracitétrès inégales. A tous pointsde vue (dramaturgique, psychologique,philosophique, poétique),Phèdreseule a autantd'importanceque les septautresacteurs. Et tous,y comprisVénus, le Soleil, Minos et Pasiphaé, Neptuneet son monstre,sont les causes, les victimes,les fantasmesou les juges de sa passion: autantou plus que des êtresautonomes,ce sontdes élémentsde le bel thèmemajeurde la pièce. En face, au contraire, sa problématique, de la et pur amour d'Aricie et Hippolytene sauraitêtre représentatif vision raciniennede la réalité... puisqu'il est irréel,fauted'avoir eu le tempsd'exister.Ils se sont parlé pour la premièrefois ce matin,et il va de Phèdreproclameque êtremassacréce soir.Seule l'imaginationfrustrée « tousles jours se levaientclairset sereinspoureux » et qu' « ils s'aimede la pièce,ce bel ronttoujours» (v. 1240-1252). Dans le fonctionnement de amourirréelest surtoutun artificepourmettrele comble au tourment chose est-ce autre Dans son la protagoniste effet, qu'une (v. 1225-1230). utopiemassacréedestinéeà plaire et à toucher? Or j'espère que nul ne songe à confondrela vision qu'une œuvre présentede la réalitéavec l'idéal inaccessiblequ'elle y oppose. Le cas extrêmede Phèdreéclairele fonctionnement plus équilibrédes autrespièces : HectoretAndromaque,Junieet Britannicusn'ontpas, dans le texte,de solide autonomie.Le rôle des unes est d'être les objets du et de Néron,celui des autresd'y faireobstacle.Prisdans désirde Pyrrhus ils ne s'affirment cetteproblématique, que par leur résistance.On peut en définissantPyrrhuset Néron inverse la relativisation par répliquer comme les persécuteursd' Andromaqueet de Junie.Oui. Mais le foncet ne se faitpas surtoutdans ce sens-là. Psychologiquement tionnement Athalie Pyrrhus,Néron, Roxane, Mithridate,Phèdre, dramatiquement, sontles sujetset les moteursprincipauxdes tragédies.Et - à moinsde lire ces œuvresen refusantd'y entrer- nous ne pouvonsy voir seulementdes monstresexceptionnels, pas : ce sont qui ne nous impliqueraient et la littérature, II, Paris,Honoré 6. « Les tragédiesde Racine et Port-Royal», Port-Royal 2000,p. 223-224. Champion,

This content downloaded from 193.54.110.35 on Sat, 29 Aug 2015 14:44:20 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

1528

REVUED'HISTOIRELITTÉRAIREDE LA FRANCE

aussi des figuresdu pôle monstrueux et dominantde notrepersonnalitéà usuelle de l'époque. tous,selon l'anthropologiechrétienne « L'action poétiquen'est ni singulièreni historique,mais généraleet avec la théorie allégorique», écritle P. Le Bossu7,en pleine conformité aristotélicienne. de lire les tragédies années, Depuis quelques je propose de Racine non pas comme des histoiressingulièresqui nous seraient nomméBritannicus, aime une cerétrangères- un individuparticulier, taine Junie,mais l'empereurNéron... - mais comme des fables poéune vision de la tiques exprimant,à traversces histoiresparticulières, conditionet de la personnalitéhumaines,dontles principesconstitutifs sontfiguréspar les actantsde la pièce. J'ai montréque, dans leursparties actantielle- c'est-à-direl'organisationde leurs tragiques,leur structure principauxsignifiants est constituéepar les rapportsentrequatreprincipes : la concupiscence frustrée(Pyrrhus; Néron; Phèdre, fille de Pasiphaé),la loi ou la consciencequi la réprouvent (la fidélitéau père,à la patrie,aux sermentsfaitsà Hermioneà la facedes dieux; l'œil de Caïn d'Agrippine; Phèdre,fille de Minos et du Soleil), l'objet idéal qu'elle vise par les moyens inadéquats de l'érotisme et de la violence (Andromaque,Junie,Hippolyte)et le rival (Hector,Britannicus, Aricie) qui constitueavec l'actantprécédentun couple idéal (ou utopique?) dont l'image obsédanteexacerbela concupiscencefrustrée. J'ai soutenuque cettestructure correspond- sous la métaphored'une histoired'amour à la versionaugustiniennede l'anthropologiechrétienne,alors largementdominante8.Détournéspar le péché originelde l'être parfaitqui seul peut comblernotredésir,nous vivonsune intense frustration et nous sommestransportés aviditéde bonpar une torturante heur,c'est-à-dired'unionà l'idéal. Mais chez des enfantsd'Adam et Eve, cette avidité est devenue concupiscence et tyranniqueamour de soi. Rencontrant la figurede l'idéal, ce désirperverti et frustré est aussitôtfasciné ; mais sa tentative de conquêteest radicalement inadéquate,car il la vise commeobjeterotiqueet prétendse l'approprier parla violence.A ma n'a connaissance,personne critiquéces propositionsqui ont l'intérêtde montrerla correspondanceentrela structure moralede l'œuvre et l'anthropologiecontemporaine.A l'époque, il est courantd'affirmerque l'amourterrestre sous toutesses formes,réactionde l'hommedéchu à son « cherchece que Dieu veut nous donner» ; mais qu'il « le insuffisance, chercheoù il n'est pas, et pardes voies qui n'y mènentpas » (le P. Surin, lettredu 20 juin 1662). 7. Traitédu poèmeépique,1675,p. 16. 8. Voirnotamment Avez-vouslu Racine? Mise au pointpolémique,Paris,L'Harmattan, 2000, chap.8 à 12.

This content downloaded from 193.54.110.35 on Sat, 29 Aug 2015 14:44:20 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

l'anthropologie pessimistedes classiques

1529

les histoires à cette Racinetransforme qu'il emprunte pourles adapter chrétienne Il faitde Phèdrela victime nonplus pessimiste. anthropologie - la vengeancede VénuscontreHippolyte d'un processusextérieur et la descendante duSoleil- maisde la contradiction contre constitutive de Il la définit l'êtrede désiretde conscience. commela « fillede Minoset de la libidobestialeetdujuge à de Pasiphaé» (v. 36 etlistedes acteurs), l'entréede l'au-delà.Euripideet Sénèqueparlaient de celle-là.Ils ne disaient motde celui-ci,qui relèveplutôtd'uneanthropologie chrétienne. C'est dansl'un des plusintenses passagesde la piècequ'il estévoqué: celuioù l'héroïne de l'ancienélèvede Port-Royal imaginesa comparution la mort Or Ph. a montré Sellier (v. 1277-1294). après que cettetiradeest du Dies irae {ibid.,p. 236-238). inspirée Racineavaitdéjà introduit dans Iphigéniecetteanthropologie de la conscience la créature de Dieu pieuseetdu désirmauvais,qui caractérise devenuefilled'Eve. Au patriotisme de l'héroïnegrecqueil substitue la et de piété,touten lui accolantla libidofrustrée, diabolique vengeresse son doubleEriphile, fruitsacrilègede l'adultère: avec ces jumelles,il reconstitue une personnalité Dans Britannicus, il transaugustinienne. formeradicalement le rôle de Narcissepourtirailler son protagoniste entrecettetentation et sa conscience, concupiscente figurée parBurrhus. Et au conflitmachiavélique rapporté par Tacite- qui n'avaitd'autre etla jouissance- il substitue uneantinomie morale enjeuque le pouvoir à ses sources. En au désir sensuel incarné étrangère opposition parNéron, il inventel'idéale Junieet le puramourde Britannicus, et il donneà l'œilde Caïnd'unMentorinhibiteur (v. 481-506)et d'unproAgrippine (v. 1672-1694)- rôlesqu'ellen'avaitnullement. phètevengeur Dans ces allégoriesanthropologiques, qui ontmoinsde réalité,mais et torture plus de signification que nos vies, la passionqui transporte Néron ou Phèdre est d'une nature Pyrrhus, plussymbolique que l'amour - et,du coup, entredeuxindividus réels.C'est le besoinirrépressible - qui projette l'êtredéchuversl'idéalqui est son indispentyrannique sable mais inaccessibleraisond'être. Seule une reconnaissance par et parHippolyte sauverPyrrhus d'êtrele bourreau Andromaque pourrait de Troie,et Phèdrela fillede Pasiphaé.Mais la figure de l'idéalne peut reconnaître cellede la concupiscence : ellessontantinomiques. Telleest - loindes ordinaires conciliatrices la tracondition compromissions le des œuvres raciniennes : celle d'un gique,figurée par coupleprincipal d'undésiretd'uneconscience êtreconstitué dontle conflit inconciliables, conduità Γautodestruction. n'estpas perceptible à première Cettesignification vue si nouslisons de Racine comme d'ordinaireshistoires les fables métaphoriques d'amour.Mais prenezAthalie,où sa vision,devenueplusexplicitement

This content downloaded from 193.54.110.35 on Sat, 29 Aug 2015 14:44:20 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

1530

DE LA FRANCE REVUED'HISTOIRELITTÉRAIRE

chrétienne, s'exprimesans métaphoreamoureuse.La positionactantielle d'Athalie et de Joas,leur relation,la naturede chacun d'eux sont analogues à celles de Néron et Junie,de Phèdreet Hippolyte(et même de se ressemRoxane et Bajazet, Mithridateet Monime)et leursrencontres à l'image de l'innocencequi ne cessera de la hanter, blent: confrontée celle de la concupiscencese sent renvoyéeà sa déchéance coupable. elle est avide de reconnaisFrappéede trouble,réduiteà l'impuissance9, sance et d'union.Mais, dans Athalie,commeil s'agit d'un rêve,le poète la peut dépasser vraisemblanceet réalismepour figurerintégralement de cetterencontre: signification de montrouble Maislorsque, revenant funeste, sonairnobleetmodeste, sa douceur, J'admirais J'aisentitoutà coupunhomicide acier, en monseina plongétoutentier (v. 511-514). Que le traître Oui, le regardde la consciencesurla libido est celui d'un ange exterminateur.Créon,Pyrrhus, Néron,Roxane,Mithridate, Eriphile,Phèdre,qui avaientcru pouvoirsaisir l'être idéal, la figurede la consciencecomme objeterotique,avaientdéjà plus ou moinsressentice renvoiau néant. Comme le conclutJean Emelina lui-même,« c'est bien du côté du douteet de l'effroi,du malheuret du mal à vivreque se situela "grande" littérature, grandeparce qu'exigeanteet sans illusions» (p. 1500). Les avides et frustrés, dominants, ; les innoégocentriques, y sonttyranniques centsy sontgénéralement Et c'est net dans persécutés. particulièrement les œuvresou partiesd' œuvresles plus originaleset les plus fortes. Ce pessimismeest d'autantplus remarquableet plus significatif qu'il s'oppose à la foisaux tendancesou convictionspersonnellesde la plupart des auteurs,à leurprojet,à l'autosatisfaction affichéepar cetteépoque et à l'optimismeenthousiastede la générationprécédente.Il s'est proprementimposéà Corneille,qui en vientà contredire l'optimismehéroïque auquel il restaitpersonnellementattaché,comme il l'a montrédans Sertorius(1662). A Mme de Sévignéqui,malgréson dynamisme, a oublié la sérénitéde sa grand-mère Jeannede Chantaiet de son maîtreFrançois de Sales. A l'épicurienLa Fontaine,qui auraitpréférél'écritured'agréables galanteries.A Molière, dontles œuvressontpsychologiquement et bien alors son métier est de le roi sombres, philosophiquement que réjouir et le public.A Racine : sa « principalerègleest de plaireet de toucher» mais,malgrécettevolontéet son ambitioncarriériste, aprèsles triomphes de ses œuvresles plus touchantes(Andromaque,Bérénice, Iphigénie, Esther),il revientchaque fois à de sombresviolencesqui ont provoqué 9. VoirBritannicus, v. 396-400; Phèdre,v. 272-278; Athalie,v. 460-485-489,875-876.

This content downloaded from 193.54.110.35 on Sat, 29 Aug 2015 14:44:20 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

l'anthropologie pessimistedes classiques

1531

tous ces l'échec initialde Britannicuset de Phèdre.Plus généralement, gensqui se donnentpourpremierbutde plaire,tousces auteurs-courtisans leur projet qui écriventpour la plus grande gloire du roi contredisent même par des œuvres qui tendentà signifierque les hommes sont - que la vie est profondément insatisfaimauvais,et - implicitement le même sous dont le leur semble aussi sante, Roi-Soleil, régime parfait que possible. Enfin,ce pessimismeest radicalementcontraireà la tendancedominantede l'époque précédente.L'optimismeéclataitchez Corneilledu Cid à Polyeucte,et chez Descartes,pourqui notre« librearbitre» « nous rend en quelque façon pareils à Dieu et semble nous exempterde lui être la majorité sujets»10.De 1608 au débutdes années 1640, il caractérisait des auteurs religieux,parfois aussi proches de Pelage que de saint Augustin.Malgréle péché originel,notreraisonest restéelucide,disentils, notrevolontéénergique,la grâce abondante,et la vie dans le monde n'est pas si mauvaise.« Laissons donc ces lâches penséesde la misèrede l'homme; faisonsvoir les excellences de sa nature»ll. Tournons-nous versnotreSauveur: il n'y a « aucun douteque nous ne puissionsvéritablementaimerDieu par la seule forcede notrenature»12.Les disciplesde Françoisde Sales, comme le P. Le Moyne et ses confrères jésuites célèbrentLa Dévotionaisée (1652). L'optimismeraisonnabledes petitsmoralistesde 1660-1688 étudiés par Michel Bouvierfaitpâle figureà côté de cetteexaltation.Et maintenantles auteursreligieuxles plus célèbres,mêmeparmiles adversairesde Port-Royal, depuisJeanEudes ou Vincentde Paul jusqu'à M. Olier et au jésuite Bourdaloue,sont vigoureusement pessimistes.Ils répètentqu'il n'y a « en l'hommeque le néantet le péché »13.Ils dénoncenten particulier les passions, irrésistibleset funestes,alors que, pour la plupartde « les passions fontles grandesvertuset les hommes leursprédécesseurs, »l4. « Elles sonttoutesbonnesde leurnature,et [...] nous extraordinaires n'avons rienà éviterque leursmauvaisusages ou leursexcès ». Or il est facile d'avoir sur elle « un empiretrèsabsolu », et leur bon usage fait « toutela douceuret la félicitéde cettevie »15.Ce pessimismen'est donc 10. Lettredu 20 novembre 1647. 11. Le P. Yves de Paris,La Théologienaturelle,1635,t. II, p. 22. 12. Descartes,lettredu 1erfévrier1647. 13. Bossuet,Oraisonfunèbred'Annede Gonzague(1685). Il est vraiqu'ailleursBossuet exaltel'homme,ce démiurge qui « a presquechangéla facedu monde». Mais ce dynamisme vientdu faitqu'il ne cesse « de chercher ce qui lui manque», et qu'il ne trouvera qu'aprèsavoir étédélivréde la chair,qui « doitêtreréduiteen poudreparcequ'elle a serviau péché» (Sermon surla mort,II). 14. Le P. Le Moyne,Les Peintures morales,t. I, p. 358 (1640). 15. Descartes,Les Passionsde l'âme,art.21 1 et 50, et lettreà Newcastle,marsou avril1648.

This content downloaded from 193.54.110.35 on Sat, 29 Aug 2015 14:44:20 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

1532

DE LA FRANCE REVUED'HISTOIRELITTÉRAIRE

pour pas un héritageaugustinienen lignedirecte.C'est le renforcement, des raisonsconjoncturelles, à partirde 1640 et surtoutde la Fronde,d'une tendancejusque-là minoritaire (Bérulle,Condren,Saint-Cyran).Et s'il se maintient c'est l'alimente.Par1660, que le régimelouis-quatorzien après delà l'optimismeconventionnelde petits moralistes« demi-habiles» (Pascal, S. 124), le pessimismedes grandesœuvresrejointl'insatisfaction latented'un largepublic. Sans celle-ci,ΓAugustinus(1100 pages in-folio en latin,sur2 colonnes; 3 éditionsen 4 ans) ou La Fréquentecommunion d'Arnauld(1643, 622 p., 5 éditionsen quelques mois) n'auraientjamais eu une telleaudience,jusque chez les femmesdu monde,nonplus que les Maximes,les Pensées,Britannicusou Phèdre,qui avaientd'abordchoqué Bourdalouen'auraitpas été par leursombrehardiesse.Sans elle le terrible le plus célèbreprédicateurdu temps. On ne doit cependantpas assimilersans précautionsla noirceurdes œuvresà la pensée de leurs auteurs,ni surtoutà celle des hommesdu mêmenom.Car elles ne sontpas des constatsobjectifs: l'auteury peint les hommesmoinstels qu'il les voitque tels qu'il les redoute(Néron)et les espère (Junie).Ce ne sont pas des professionsvéridiques,mais des interventions et parfoisdes appels ou des provocations.Pour détruire l'opinion courante,La Rochefoucauldcondense sa vision en frappants à s'y confronter et à se tournervers le paradoxes.Pour les contraindre Sauveur,Pascal dramatisela misèreà laquelle les gens évitentde penser. Par tempérament et par conviction,Bossuet et La Fontaineappellentà mais l'optimisme; poureux l'optimismeest un combat; il fautconnaître les périlspourles éviterou les affronter. les Enfin,leurstratégielittéraire pousse elle aussi à une présentationassombrie : pour accentuerles contrasteset revirements dramatiques, par goûtdes formulescondensées, émouvoir le pour public. Le pessimismedes œuvresest d'autantplus distinctde la pensée des auteursque, par des interventions directes(notammentdans les dénouements,voiredans une « morale» séparéechez La Fontaine)ou par l'intermédiaire de « raisonneurs», ils proposentdes solutionsqui constituent, sinonune troisièmevisionde l'homme,en toutcas une autreattitude existentielle.Un constatpessimistepeutdébouchersur l'optimismesi on en connaîtle remède: dans ce cas, le mal peutmêmeêtreune épreuvesalutaire,et provoquerun sursauthéroïque,commedans les premièrestragédies de Corneille.Mais ici les solutionsse révèlentdifficilesou impossibles- du moinspourl'humanitémise en scène. Des Précieuses au premier Tartuffe,Molière était résolument confiant: la raison,le ridiculeet, au besoin, l'intervention du pouvoir

This content downloaded from 193.54.110.35 on Sat, 29 Aug 2015 14:44:20 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

l'anthropologie pessimistedes classiques

1533

des périls. Mais à partirdu Misanthropel'amuseurest nous délivreront amer: ne prenonspas son dynamismecomiquepourune visionoptimiste. La sérénitédu sage ne se maintient qu'au prixde l'acceptationrésignéede maux incurables.L'indulgent,le complaisantPhilintereconnaîtlui-même que l'hommeest par nature« fourbe,injuste,intéressé» (v. 176), que : Toutmarche (v. 1556). parcabaleetparpurintérêt Il nous inviteseulementà restersereinsen acceptantcettesituationavec un « flegme[...] philosophe» (v. 166), « une vertutraitable», qui évite la « granderigueur» et qui fasse « un peu grâce à la naturehumaine» (v. 146-149). Le constatque faisaitl'auteurdu Misanthroperestevalable pourla suitede son œuvre: Le mondeparvossoinsne se changera pas (v. 103). Or il est dominépar ceux qui sont« méchantset malfaisants», avec la complicitéde ceux qui sont« aux méchantscomplaisants» (v. 119-120). Désormais,Molière dénonce les exploiteursavec amertume,sans espoir dans de les neutraliser. Quant aux maniaques,il ne peutque les enfermer leur marotte.Ses comédies-balletsse serventdu divertissement pour y bernerson pessimismeen mêmetempsque le cruelcynismedes médecins et l'incurableégoïsmede Jourdainou d'Argan. Ne songeons qu'à nousréjouir: estle plaisir. La grande affaire Ainsi s'achève M. de Pourceaugnac,spectacle total et hilarant.Cependant,à lire la pièce on comprendqu'il s'agit « de rirede toutde peur d'êtreobligé d'en pleurer», commediraFigaro. De même,les Fables proposentune sereinesagesse, mais affirment qu'on ne peutchangerceux que leurnatureou leursituationpoussentà la »l6. tyrannie: « tantle naturela de force» qu' « on ne sauraitle réformer Ni mêmeceux qui ontfaitune seule foisl'expériencede la puissanceau servicede l'égocentrisme: « suivreleurappétit» devient« leursdélices suprêmes», et c'est en vain qu'on leur dit qu'ils sont « esclaves » de « leurspassions » (Les Compagnonsd'Ulysse). Toutefois,à conditionde avec une réglerses désirs(VII, 11) et d'éviterles mauvaisesrencontres, (II, 5) ou mêmemachiavélique(VII, 7), prudenceau besoin opportuniste les bonheursde la nature,de l'amitiéet le sage peutgoûterdans la retraite de l'amour (VII, 12 ; VIII, 10 et 11 ; IX, 2 ; XI, 4 ; XII, 24). La Bruyère de ses lecteurs; mais espère évidemmentinfluencerles comportements son œuvreelle-mêmerestesombreet amèrede parten part. Pour Pascal et Bossuet, la solutionest évidente: ils ne parlentque - que nous - le premiersurtout Mais ils estiment dans cetteperspective. 16. II, 18 ; voir III, 7 et 16 ; VIII, 16, 22 et 24 ; X, 7 ; XI, 3 ; XII, 2, 8 et 9.

This content downloaded from 193.54.110.35 on Sat, 29 Aug 2015 14:44:20 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

1534

REVUED'HISTOIRELITTÉRAIREDE LA FRANCE

pouvons seulementnous y préparer: « La conversionvéritable[...] consisteà connaîtrequ'il y a une oppositioninvincibleentreDieu et nous, et que sans un médiateuril ne peut y avoir de commerce» (S. 410). L'homme« est grandet incomparable» « selon sa fin» commedans son origine.Mais dans la réalitéactuelle,où il est souvent« abjectet vil », le premiersigne de cettegrandeursubmergéepar la concupiscence,et que consisteà « se connaîtremisérable» (S. 160 et Dieu seul peut restituer, 146). Et c'est surtoutl'analyse de cette misère que développentles Pensées ; c'est cettepartieque la postéritéa préféréeet privilégiéedans les classes, dans le corpusclassique. « Elle mouruten peu de jours, dans la fleurde l'âge, une des plus bellesprincessesdu monde,et qui auraitété sans doutela plus heureuse,si la vertuet la prudenceeussentconduittoutesses actions». Ainsi s'achève Mais cetteenvoléemoralistene faitpas parLa Princessede Montpensier. tie de la fictionqu'elle contredit(« si »...). De plus, La Princesse de Clèvesdénoncecettesolutionutopique: la vertuet la prudenceconduisent, autantque possible,toutesles actionsde l'héroïneet de son mari.Et quel estle résultat? La mort- de désespoirpourl'un et d'apathiepourl'autre. dans ses dernièresannées,hâtivement évoquées en Certes,la protagoniste, « deux pages, a enfintrouvéla paix parcequ'elle a réussi à se détacherde touteschoses » et « renoncépourjamais » aux « passions» et aux « engagementsdu monde ». Mais elle ne semble avoir,en échange,découvert aucune voie exaltante.La dernièrephrase parle de « vertu » et de « saintes» occupations.Mais nullejoie, une grisemélancolie,et un dernier motqui n'est pas faitpoursusciterl'émulation: « inimitables». Je crois que dans cettefinalele principalbutde l'auteura été de nous régalerd'un mélangeindécidablede tristesseet d'admiration,toutcommeau dénoueexemmentde Bérénice,« histoiredouloureuse» mais magnifiquement et la « tendre la l'amour de et assumée, plus plus plaire courageusement malheureuse» (v. 1502-1504).Dans la mesureoù l'on peutmettreà partla et esthétiquepropreaux finalespoétiques,on découvre positivitéaffective dans les deux cas une visionqui est triste: mêmedes êtresd'une exceps'aimer,ne peuvent tionnellequalitémorale,et qui s'aimentou voudraient - mais au prixd'une l'assumer certes Ils malheur. au peuvent échapper ou d'une mortprématurée. définitive tristesse Racine metà l'épreuvela solutionidéale Comme Mme de Lafayette, et souventau des tyrans, de l'amour: elle aboutità la mortellefrustration les et les fictions Ses massacredes innocents. plus fortes plus originales une s'achèventtrèsmal. Parfoisil y ajoute,en hors-d'œuvre, petitemorade s'autoriserde dix versplalitéconsolatrice.Mais il estinvraisemblable tementconvenuspour soutenirque Britannicus(v. 1755-1768)et Phèdre (v. 1645-1654) ouvrentsur des lendemainsmeilleurs.A la find'Andro-

This content downloaded from 193.54.110.35 on Sat, 29 Aug 2015 14:44:20 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

l'anthropologie pessimistedes classiques

1535

ne leur maque,l'héroïneet son filssontsauvés,mais la versiondéfinitive consacreque six vers(sur66) - et c'est seulementpourdirela peurqu'ils ! Athaliese termine bien.Mais cet heureuxdénouement n'estpas inspirent le motde la fin: notrehéréditépervertie restevivace ; le pouvoiret les flatteursse chargeront de l'activer.Alors que sa source ne l'y invitaitpas, Racine prendsoin,quatrefois,de nous annoncerle criminelque sera ce petitJoas,qui n'est ici que l'image idéale d'un enfantencorepréservéde l'humainenature(v. 1142-1143,1287-1291,1387-1410,1784-1800). Ainsi,mêmequandelles sontécritespar des sages ou des croyantsqui connaissentla solutionde nos difficultés, les œuvresclassiques restent centréessurun constatpessimiste.Mais je reconnaisqu'elles procurent un vifplaisiraffectif, et même et la intellectuel, esthétique par la profondeur subtilitéde leurs analyses.Malheur et douleurs'y exprimentdans une claire analyse qui les maîtriseou même les dissoutdans sa limpidité,et la souffrance par une poésie qui les sublimeen beauté.Elles transforment de personnagesfictifsen expériencecathartique,réflexionprofitableet douces émotionsd'un public réel. Leur vision n'est pas identifiableaux réactionsqu'elles suscitent.Mais ne prenonspas leursréjouissantesqualitésartistiquespourde l'optimisme.C'est au contraireleurvisionpessimistequi les pousse à ces analysesaiguës et à cettesublimationsalutaire. Elle faitpartiede leurdéfinition, et c'est mêmela motivation premièrede la perfection et de la profondeur à laquelle il est d'usage de limitercette définition.Il n'y a pas contradiction, mais complémentarité dialectique entrele malaise que révèlentles chefs-d'œuvreet la brillanteperfection formellepar laquelle cetteépoque y réagit,en littérature commedans une vie socioculturelleoù la crise de l'être historiquecherchecompensation dans les cérémoniesdu paraître. A défautde « classicismeheureux», peut-onimaginerque l'élite de cetteépoque a connuune vie de divertissements ? pleinementsatisfaisante La politiquede prestigede Louis XIV a favoriséune vie culturelledestinée à éblouiret réjouir: fêteset cérémonies,vie de couret de salons,littérature romanesque,galanteet ludique,tragédiesà machines,comédiesballets, opéras surtout- un art total, littéraire,musical, plastique, Ces divertissements avaientbien plus de place que nos chorégraphique. Et il est bien normalde s'en griser classiques dans la vie socio-culturelle. s' « il fautallerjusqu'à l'horreurquand on se connaît» et si « la vraieet uniquevertuest [...] de se haïr»17.Primumvivere! Il en résulte,comme le dit Jean Emelina, « une civilisationhédoniste» exceptionnellement 17. Bossuet,lettredu 3 mars1674; et Pascal,Pensées,S. 471.

This content downloaded from 193.54.110.35 on Sat, 29 Aug 2015 14:44:20 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

1536

DE LA FRANCE REVUED'HISTOIRELITTÉRAIRE

brillante(p. 1496). Mais il ne s'agit plus là ni de nos classiques ni à proprementparlerde la vision de l'homme : Benserade,Quinaultet Lully eussentété surprisd'être pris à témoindans un débat sur ce qu'ils s'efforcentde faireoublier. Dans une certainemesure,la raisond'êtredes opéras et des grandes fêtesest qu'ils constituent despourle pouvoirune opérationpublicitaire tinéeà éblouir,afinde s'imposer,sinond'empêcherde penser; pourles auteurs,une participationglorieuse, volontierscomplaisante; pour le au sens pascapublic,un réflexed'optimismevital et de divertissement lien. « Toutes les fois qu'à nos balletsje regardenotremaître», écrit Mme de Sévigné, en pensantà Foucquet,je songe au Godefroide La Jérusalemdélivrée.« Dans son apparencesévère,il inspireplus de crainte que d'espérance.Cependant,je me gardebien de me décourager.Il faut suivre l'exemple de notre pauvre prisonnier.Il est gai et tranquille; mais soyons-leaussi » (27 janvier 1665). Il n'y a donc pas contradiction, entrela vision pessimistedes grandsauteurset plutôtcomplémentarité l'attitudeexistentielle joyeuse des brillantsanimateurs. Jene vois pas ce qui auraitpu nourrir chez les sujetsde Louis XIV un ni cet accord entre désir et réalité qui s'appelle le optimismeprofond, bonheur.Un tel accordpeutse réaliserde troisfaçons.Soit par la parfaite soumissiondes désirsà l'ordreacceptéavec révérence: c'étaitla solution du sage, prônée notammentpar un néostoïcismedominantde 1585 à 1615,et encoreinfluent jusque vers 1645. Mais depuis le milieudu siècle on dénonceà qui mieux mieux l'impossibilitéde cetteorgueilleuseprétention.Soit par la conversionà une transcendance accueillante: c'étaitla solutiondu dévot,capable de se tournerversDieu et assuréque son effort seraitrelayépar la grâce.Mais depuis 1645 l'idée dominanteest qu'il y a une coupureradicaleentrel'homme,profondément corrompuparle péché et dont la n'intervient si Dieu, originel, grâceindispensable que rarement, bien que nous méritonstous la damnationéternelle,dontseule une minoritésera sauvée, par pure bonté. Soit enfinpar l'action, qui satisfaitles désirs et réalise les idéaux : c'était la solutiondu héros qu'exaltaient Richelieu,Descartes et l'auteurdu Cid ; ce sera celle de l'entrepreneur que le Voltairedes Lettresphilosophiquesopposeraau pessimismepascalien. Mais, pour le moment,l'une n'est plus possible,et l'autrene l'est pas encore. Certes,roi de guerreet de gloire,Louis XIV s'applique à exalterune idéologiehéroïque.Mais cettegloireest un monopoleexclusifdontil est jaloux au dernierpoint,comme le montre,entretantd'autressignes et sa visiondu monarqueidéal : « Tous les yeux sontattachés témoignages, sur lui seul ; c'est à lui seul que s'adressenttousles vœux,lui seul reçoit tousles respects,lui seul est l'objet de toutesles espérances; on ne pour-

This content downloaded from 193.54.110.35 on Sat, 29 Aug 2015 14:44:20 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

l'anthropologie pessimistedes classiques

1537

suit,on n'attend,on ne faitrienque parlui seul [. . .] : toutle resteestramtoutle resteest stérilité»18.Plus opprespant,toutle resteest impuissant, la grandeurdu Roi Soleil susciteune viveadmirasanteque dynamisante, tion, mais non pas ces élans qui transportaient Rodrigue et Polyeucte commeRichelieu,Descarteset Saint-Cyran. les promoteurs Ceux-cise sentaient d'une décisivereconstruction poliau contraire,il n'y a plus tique,philosophiqueet religieuse.Maintenant, riend'essentielà entreprendre, puisquele régimese présentecommeparfaitet qu'il est effectivement perçucommetel. Certes,il y a la guerre,et ce passage du Rhin,aussitôtmythifié. Mais une guerrede conquêtegalvanise moins que la défense de la patrieen danger,quand, en 1636, CorneilleécrivaitLe Cid pendantque les Espagnols étaientà 40 km de Paris.Et, bienqu'on s'efforcede ne pas le voir,cetteguerretourneviteen semi-échec.Mme de Sévigné19et d'autresattestent qu'on s'y rendavec autantd'inquiètetristesseque d'enthousiasme.La littérature thuriféraire est abondante,mais sans vigueur,mêmequand elle vientde grandsécrivains - sauf dans la densitédes devises et dans la pompe nostalgique d'oraisons funèbrescomposées par des gens dont les sermonssontfort sévèrespourcettevainegloire20. Car celle-cin'est plus une valeuruniversellementreconnue.En 1630, presquetous les moralistesla célébraient. Selon Richelieu,« un désir [...] d'honneuret de gloire [...] produitles mêmeseffetsque le zèle causé par le puramourde Dieu »2I. En 1670, ils la regardentavec suspicion.« La gloire : qu'y a-t-ilpour le chrétiende plus pernicieuxet de plus mortel? »22.Car c'est l'encens donts'enivre l'amour de soi, mortelennemide l'amourde Dieu. Certes,l'auteurdu Cid garde beaucoup d'adorateurs.Mais ils sont nostalgiques: « On est si fâché,en le lisant,[...] d'êtreforcéd'admirerce qu'on n'est plus capable ni de faireni de penser,qu'on sorttoutabattude cette lecture» (Bussy-Rabutin,1686). De plus, certainsmoralistesle condamnent: « Toutes[s]es pièces [...] ne sontque de vives représentationsde passionsd'orgueil,d'ambition,de jalousie, de vengeance,et principalementde cetteverturomainequi n'est autre chose qu'un furieux amourde soi-même»23.De La Mortde Pompée(1643) à Suréna (1674), l'héroïsmeaccablé parle machiaCorneillelui-mêmene cesse de montrer de Louis XIV et courvélisme.Chez Racine- pourtant grandadmirateur 18. Mémoirespour l'instructiondu Dauphin ; Œuvres, éd. Grimoardet Grouvelle,t. II, p. 67-68.

du 23 décembre1671et du 10juillet1676. 19. Voirparexempleses lettres de gesteset de couleurs,la peinture réussitdes représenta20. Par ses grandescompositions : faitesde motsqui ontun sens,les œuvreslittéraires tionsplus exaltantes davantage supposent intellectuelle. de conviction 21. Testament politique,éd. André,p. 153. 1670 ; Œuvres,Pléiade,p. 103. 22. Bossuet,Oraisonfunèbred'Henriette d'Angleterre, 23. Nicole,Traitéde la comédie,XIII (1667).

This content downloaded from 193.54.110.35 on Sat, 29 Aug 2015 14:44:20 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

1538

REVUED'HISTOIRELITTÉRAIREDE LA FRANCE

- le souverainest accablé par sa fonction(Titus),vaincuet tisanflatteur fourbe(Mithridate), pleutre(Agamemnon),cocu et criminel(Thésée), cri« le fils minelet impie(Athalie),monstrueux (Néron).Dans Andromaque, d'Achille et le vainqueurde Troie » (v. 146) demandepardonà la veuve du vaincudes exploitsqui ont faitde lui un héros,mais que sa propre commedes crimes. conscienceperçoitmaintenant Jene suis donc pas sûrque la grandeurdu Roi Soleil,tantadmiréedes les anime d'un véritableoptimisme.D'une part,ils la contemporains, subissentplutôtqu'ils ne la créent.D'autre part,ils ontpourla plupart,à des degrésvariables,la nostalgied'une élévationmoraleet spirituelle, opposée à la puissanceet à la gloirede ce monde.D'où leur admiration pourPort-Royal, l'antipodede la cour. Même la brillantevie socioculturellen'est pas pleinementsatisfaiséduisante.« La magnifisante.Certes,la vie de cour est irrésistiblement cence et la galanterien'ont jamais paru avec tantd'éclat », comme le disentles premiersmotsde La Princessede Clèves. Mais c'est magnificence pour éblouir,galanteriepour séduire, simulationpour tromper, commeCélimèneet Dom Juan.Il n'y a place pourvérité,vertuni bonheur dans un siècle qui profondni pour des « hommesspirituelset intérieurs donnetoutà l'éclat » et qui n'aime « que des vertusde parade»24. de la courexaspèreune Dépassons les apparences: le fonctionnement aviditéqui doit se frayerchemindans une forêtd'intriguesrivales,avec et de n'êtrejamais assuréedu lendepourrésultatd'êtresouventfrustrée main.Une telle situationrendle courtisan« tyrande la sociétéet martyr de son ambition»25.Écoutons- en faisantla partde l'exagérationstyliset tique,moralisteou rancunière- le témoignagedes contemporains, notamment de nos classiques,sur« les chagrinsfréquents d'un si méchant pays,que l'on haitsouventpar raison,mais que l'on aime toujoursnaturellement»26.C'est « un pays où les joies sontvisibles,mais fausses,et les chagrinscachés, mais réels »27.En apparence,rien« de plus enjoué. Enfoncez,vous trouvezpartoutdes intérêts cachés,desjalousies délicates, qui causentune extrêmesensibilitéet, dans une ardenteambition,des soinset un sérieuxaussi tristequ'il est vain.Toutestcouvertd'un air gai, et vous diriezqu'on ne songe qu'à s'y divertir»28.« Est-ilun esclavage 24. Bossuet,SecondPanégyrique de saintJoseph,19 mars 1661 {Œuvres,Pléiade,p. 511 et496). Les Caractères,De la cour,62. 25. La Bruyère, t. 40, p. 212 (1664). éd. Petitot, 26. Mmede Motteville, Mémoires, Les Caractères,De la cour,63. 27. La Bruyère, 28. Bossuet,Oraisonfunèbred'Annede Gonzague(1684) ; Œuvres,Pléiade,p. 141.

This content downloaded from 193.54.110.35 on Sat, 29 Aug 2015 14:44:20 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

l'anthropologie pessimistedes classiques

1539

? »29.Bref,« la cour ne rendpas content, plus ennuyeuxet plus fatigant elle empêchequ'on ne le soit ailleurs»30.De plus, elle est moralement « trèsdangereuse» - et d'autantplus qu'elle est « trèsagréable» et enjôleuse : là, « ce qui paraîtn'est presquejamais la vérité»3I. C'est même « le centre de la corruptiondu monde », comme le répète La dénonciationmoraledes courtisansest alors un solide Bourdaloue32. lieu commun.Visionpartielle,partiale,excessive? Sans doute.Mais c'est, celle de nos classiques - par ailleursadmiratifs trèsmajoritairement, ; La Princessede Clèves.Aucun d'eux ne croitplus à la voyez notamment possibilitéde La Cour saintedu P. Caussin,dontl'ouvragea eu treizeéditionsde 1624 à 1645,puis encorehuitjusqu'en 1674. Dès que manquentles divertissements, l'ennui guettecourtisanset mondains.« On ne s'est jamais tantennuyéque l'on s'ennuieici », écrit le duc d'Enghienle 27 juin 1664. Même les fêtesne sontpas assez spontanées pour êtrepleinementréjouissantes.« Tout est plus concerté[...], et aussi moinslibreque ne le portele génieordinairede la plus contraint nation», observeraSpanheimen 1690. A cettedate, il est vrai,la pompe s'est sclérosée.Mais le problèmeexistaitdès le départ.« II y eut hierun grandbal au Palais Royal [...]. Il arrivaà ce bal ce qui arrivetoujoursaux grandesfêtes,qui est que l'on s'y ennuyafort», écritle duc d'Enghienle 23 janvier 1665. En 1660, le roi et son entourageétaientune joyeuse bande de jeunes gens. Dès 1661, il s'investitbeaucoup dans son travailet devientplus autoritaire. Le carnavalde 1671 est « d'une tristesseexcessive », ditMme de Sévigné le 18 février. La guerrede Hollandealourdit l'ambiance : « Les bals de Saint-Germain sontd'une tristessemortelle», écrit-ellele 29 janvier1674. La grandejoie « n'est plus de modeà la cour le [...], où l'on ne rit plus depuis plusieursannées », confirme-t-elle 18 juin 1676. De plus,les moralistesrépètent que les plaisirsde ce monde sont encore plus dangereuxque ses misères- qui peuventau moins détourner des fauxbiensd'ici-bas et servird'épreuvessalutaires. Revenonsà nos classiques.Il leurarrived'appréciercettelittérature de et même d'y participer. Mais ce n'est guèrelà que s'exdivertissement, primeleurvisionde l'homme.L'imaginationde Mme de Sévignése laisse entraîner par les utopiesromanesquesde La Calprenède.Mais c'est chez Nicole, grandennemides romans33, que sa raison cherchela véritésur 29. Bourdaloue,sermonSur la Providence. II. 30. La Bruyère, De la cour,8. 3 1. Mmede Lafayette, La Princessede Clèves,éd. Sellier,Le Livrede poche,1999,p. 60 et 75. 32. Sermonpourla fêtede tousles saints; Sermonsur la sainteté; Sermonpourla fêtedu bienheureux Françoisde Sales. 33. « Un faiseurde romanset un poètede théâtre est un empoisonneur publicnondes corps, maisdes âmesdes fidèles,qui se doitregarder commecoupabled'une infinité d'homicidesspirituels» (Lettresurl'hérésieimaginaire, 1665).

This content downloaded from 193.54.110.35 on Sat, 29 Aug 2015 14:44:20 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

1540

REVUED'HISTOIRELITTÉRAIREDE LA FRANCE

l'homme.« Mon principalbutici a été de satisfaire la vue par l'éclat et la diversité du spectacle,et nonpas de toucherl'esprit[...]. Cettepièce n'est que pour les yeux », écrit Corneille en conclusionde sa présentation d'Andromède. Quand La Bruyèreaffirme que « le proprede l'opéra est de tenirles esprits,les yeux et les oreillesdans un égal enchantement », il seulement les admiratives même les désigne (ou par esprits imaginations « » animaux : cet enchantement d'artifices ?) esprits éphémèresn'empêchepas sa raisonde garderson amèrelucidité.La visionpessimistede Molière se retrouvejusque dans ses farces (L'Amourmédecin,notamment)et dans ses comédies-ballets- ce qui ne les empêchepas d'être spectaculairement réjouissantes. Il ne suffitpas de constaterle surprenantpessimismedes grands auteursdu Roi-Soleil. Il fauttenterd'en trouverla raison.On souligne,à juste titre,l'influencede l'augustinisme.Mais pourquoil'a-t-onacceptée, ou plutôtrecherchée? Car ce n'est pas de lui-mêmequ'Augustins'est soudainréveillé,et dans une mauvaisehumeurqu'il n'avaitpas au temps de Thomasd'Aquin ou de Françoisde Sales - saufchez les Réformés. On en est réduitaux hypothèses. Mais elles sontla base de toutepensée et de toutehistoireapprofondie. Je me hasardedonc à proposerune définition du xviiesiècle susceptibled'en expliquercertainscaractères- et notamment l'importancede la visiontragique34. La particularité de la conditiontragiqueest d'êtreun étatde malheur inévitableet insurmontable, parce qu'il ne résultepas d'une catastrophe mais d'une antinomie accidentelle, constitutive de la conditionet de la humaines.Je ne parle pas de nos contradictions personnalité habituelles, mais de l'antinomiefondamentalequi caractérisetouteune collectivité quand elle est prise dans une révolutionhistoriquequi transforme ou mêmeinverseles repères,les normes,les valeurs,les rapportsdu moi au monde,aux autres,à Dieu et à soi-même.A de telsmoments,le nouveau systèmeanime déjà les désirs,tandis que l'ancien domine encore les consciences- et aussi l'inversedans une moindremesure: la nouveauté dynamiseraisonet volonté,la tradition maintient les appréhensions. Comme l'a montrénotammentJean-PierreVernant,un tel antagonismesurvientà Athènes,quand cettebourgadedevient,en l'espace de deuxgénérations (510-478), la maîtressedu monde.D'une vie rurale,clanique,soumiseà des forcesmythiques,aux processusnaturels,à l'héritage du sang, des rites,des traditions,l'on passe brusquementà une sociétéurbaine,commerçante, démocratique,à une mentalitérationaliste 34. Je développe cette hypothèse dans Le XVIIe siècle : une révolution de la condition humaine,à paraîtreaux éditions du Seuil en mars 2002.

This content downloaded from 193.54.110.35 on Sat, 29 Aug 2015 14:44:20 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

l'anthropologie pessimistedes classiques

1541

et innovante.Auparavantrégnaitla poésie épique et lyrique,qui célébrait les mythesfondateurset les forcesqui dominentl'hommeet le monde. Ensuites'affirmeront au contrairela philosophie,l'histoire,l'éloquence, la science,le droit,la politique,où s'exprimela maîtrisedes hommessur leurcondition. (484-404) fleuritla tragédie,évoluantelle-mêmedu reliEntre-temps gieux au rationnel.De « jeunes dieux » y « piétine[nt]les lois antiques »35,les tribunauxremplacentla vendetta,la nouvellepolitique de Créons'affronte à l'anciennepiétéd'Antigone,et les actesd'Œdipe, qu'il croithabiles,justes et salutairesdans sa nouvellerationalité humaniste,se révèlentles pires des crimes,et lui montrent la condition humaine que restesoumiseà la divinité.Cettepériodede crisedes structures et valeurs sur soi, qui donnentsens à l'hommeest aussi un momentd'interrogation marquépar le développementde la psychologie,et un momentde désarroi favorableà l'égocentrisme: les sophistes,maîtresde l'art de plaire est « la pourpersuader,soutiennent que l'individu,animépar son intérêt, mesurede touteschoses » (Protagoras).Pour la premièrefois,l'attitude stratégique, politique,qui se juge à ses résultats,remplacel'attitudereliest fidélitéaux valeurs. gieuse,qui Une hypothèseanalogue vaut d'être mise à l'épreuve sur notre xvnesiècle,périodede transition contradictoire où, malgréune forteréactionpolitique,religieuseet morale,les individus,beaucoup plus animés qu'auparavantpar l'amour de soi et l'intérêt,s'émancipentdes structures traditionnelles et des valeurs transcendantespour se tournervers la recherchede satisfactions en ce monde,vers l'art de plairepourprofiter. La premièremoitiédu xvr siècle avaitété dynamiséepar troisformes d'affirmation des hommesd'Europe occidentale: l'exploitationdes nouveaux mondes, source d'un développementéconomique qui porte en germele capitalismeet le libéralisme; une exaltanteconfiancedans les capacitéshumainesà cause de ces réussiteset de la découvertede nouveaux textesgrecs propicesà la maîtriserationnelle; une tentativepour et remplacerune soumission s'approprierl'héritagechrétien,le réformer, religieusepar un engagementde conscienceplus personnel.Mais cette tentative se heurtant à des institutions attachéesaux traditions prématurée, et à leursprérogatives, aboutità la déchirurede la religion,base des structuresidéologiques et même sociales, et, en France,à trente-six ans de civiles. La confiance humaniste en est le guerres ruinée, développement économiqueretardé,la vie sociale et politiquefortement perturbée. EntrecetteRenaissancebriséeet l'envolée réussiedes Lumières36se 35. Eschyle,Les Euménides,v. 788 et 808. 36. Ou entrele momentoù Don Quichotte(1605-1615) ridiculisela ruined'un modèle et celui où RobinsonCrusoe(1719) en populariseun autre. anthropologique,

This content downloaded from 193.54.110.35 on Sat, 29 Aug 2015 14:44:20 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

1542

DE LA FRANCE REVUED'HISTOIRELITTÉRAIRE

contradictoire situeun siècle et demi de transition où, sous une réaction brillammentréussie, se poursuitune révolutionde la superstructurelle conditionhumaine,c'est-à-direune inversiondes rapportsqui la constituent,des attitudes,motivationset finalitésdes hommes.Auparavant, l'orientationmajeure de leur conditionétait une adhésion aux divers modes d'un ordre fondateur: sagesse, vertu,pensée, bonheur,salut à la traconsistaienten soumissionà Dieu, à la Nature,à la communauté, ditionavec ses coutumeset ses dogmes: la Bible,Aristote,Hippocrate... autoau contraire, contretraditions, Plus tard,les individuss'affirmeront rités et structures, comme les démiurgesd'une civilisationdestinéeà notamment satisfaireleursaspirations, parla maîtriseéconomiqueet techde la la maîtrise nature,par démocratiquede la société et par la nique libertéd'opinionet de religion.A la conditionet à la personnalitépatrimonialesde nobles instituéspar leur héritagegénétiqueet domanial,de de fidèlesserviteurs des hiérarchieset clercs et lettrésfaitsde traditions, succéderala personnalitéstratégiqued'entredes valeurstranscendantes, preneursmotivéspar la recherchede leurintérêt- entendezpar ce mot toutce qui va du profitau bonheur. C'est cetteinversiond'attitudeet d'orientation par qui se concrétisera l'émancipationde la révolutionpolitiqueet parla maîtrisede la révolution et en économiqueet technique,amorcéesdès le xvnesiècle en Angleterre l'on est animédéjà par le désiret Hollande. Dans la crise intermédiaire, l'intérêt,mais on restesurplombépar une consciencequi les réprouve,et dans d'autantplus facilement qu'ils ne révèlentpas encoreleurfécondité, une Francequi refusele libéralismeet dontles moralistesrestentréticents aux valeurstemporelles, tandisque Hobbes et Spinoza construisent déjà la nouvelle anthropologiefondéesur des motivations que les Françaisdisqualifientjusque vers 1680 au moinscomme amourde soi et concupiset du consommateurqui sera le cence. C'est le désir de l'entrepreneur moteurde la civilisationéconomique et individualistedu libéralisme; mais,au xvnesiècle,dans une civilisationencoreholisteet religieuse,il ne peutêtreque destructeur. de la Renaissance, Mon hypothèseest que, depuis l'essor enthousiaste l'émancipationdes individuset le développementde leur subjectivité à traversune alternanced'affirmations n'ontpas cessé de se poursuivre37, de La gravecrisedu de et sur soi stratégiesfurtives. conquérantes, replis derniertiers du xvp siècle met fin à l'exaltationhumaniste.Mais, en sociales et idéologiques,elle entraîneun replisur ébranlantles structures la subjectivité, qui s'exprimeà la foispar une consolidationdu moi dans et Locke, 37. Le sièclede l'absolutisme européenestmême,de SuarezetGrotiusà Pufendorf intellectuelle des droitsde l'homme.VoirYves CharlesZarka,L'Autrevoie celui de l'invention de la subjectivité, Beauchesne,2000.

This content downloaded from 193.54.110.35 on Sat, 29 Aug 2015 14:44:20 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

l'anthropologie pessimistedes classiques

1543

la constancenéostoïcienne,un lyrismeanxieuxet expressionniste38, une et un libertinageoù l'intragique,puis un mysticisme premièrelittérature et les structures, les institutions cherchesatisfaction dans dividu,refusant la directe. De conclusion des civiles est plus, l'expérience guerres que la de la commence à être vers la religion,qui politiques'émancipe repoussée vie privée,tandisqu'à la têtede l'État commechez la majoritéde l'élite, les intépourla premièrefoisde façonexplicitedepuisla christianisation, rêtstemporelsl'emportent sur les valeursspirituelles. A partirde 1623-1624,les structures sontrapidementrétabliesavec fermeté Mais de leur aux individusest l'inversede que jamais. plus rapport ce qu'il était.Il ne s'agit plus d'êtresoumisà un ordreoriginel,à un hériun tage qui s'impose de l'extérieur.Il s'agit de combattrepourconstruire de ordreidéal, s'imposerà soi-mêmeune disciplinepar un engagement à l'État et à la patrie,rationalisme militant: dévouement méthodiquepour êtreefficace,dévotionexigeante,surveillance introspective, politesseet art de plairecontraignants, de l'œuvre littéraire. Dans cet dontla effort, règles « » haute forme une vertu mâle et une fermeté inébranlable plus requiert se un exaltant et une confiance dans les (Richelieu), forgent dynamisme capacitéshumaines,qui conduisentDescarteset de nombreuxauteursreligieux des années trenteau bord de l'hérésiepélagienne(voir plus haut, p. 1531). Certes,Bérulle et Saint-Cyransoulignentdéjà la corruptionde l'homme.Mais ils n'en sontpas moinsd'un dynamismeexalté : le second était« pleinde feuet de vigueur» (Arnauld),sûrde sa volontécommede son jugement: pessimismethéorique,mais énergiepoussée jusqu'à l'héroïsme.L'un de ses principesest de « ne rienfairelâchement». Le problème,bientôtaigu,en cetteépoque de transition contradictoire, c'est que cet héroïsmes'exerce dans deux directionsopposées : d'un côté des hommes,de l'autre pourl'émancipationphilosophiqueet scientifique leur et d'un côté pour la satisassujettissement politique religieux; pour factionde leursintérêts la science et la temporelspar politique,de l'autre aux fauxbiens de ce monde. pourleursalutpar le renoncement Le but de Descartesest de « nous rendrecomme maîtreset possesseursde la nature»39.Mais en mêmetempsil refusede se mêlerde religion et de politique,et l'un de ses principesest « de tâchertoujoursplutôt» de « changer[s]es désirsque l'ordredu monde» (II et III). Et surtout l'Église, par la condamnationde Galilée (1633), refuse les bases et l'orientationmême de sa philosophie.Plus généralement,Saint-Cyran, qui sera bientôtdominante, protagonisted'une religionanti-humaniste et les valeursde ce monde.Il soulignel'antinomieentrele christianisme et nonpas sursa raisond'être. sursa forme, 38. On l'appellebaroque,en insistant VI (1637). 39. Discoursde la méthode,

This content downloaded from 193.54.110.35 on Sat, 29 Aug 2015 14:44:20 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

1544

REVUED'HISTOIRELITTÉRAIREDE LA FRANCE

de la vertuchrétienne et du salut[. . .] : y a « quatregrandsempêchements la naissanceavantageuse,les biens,les chargeset la grandeurd'espritet de courage yy40. Il rappelleque c'est « le désir de savoir » qui a perdu Adam : l'essentiel est de se « rendreparfaitement chrétien,à quoi la sciencene sertde guère,y nuisantplutôt; au contraire, l'obéissance et la soumissiond'esprity sertbeaucoup». Seconde antinomie: la politique machiavélienned'intérêtnational heurteprofondément les consciencesdévotes,surtoutà partirdu moment où le Roi Très Chrétienet son cardinalministres'allientaux souverains et déclarentla guerreau Roi Catholique,au lieu de le rejoindre protestants dans une croisadepouréliminerl'hérésie.En 1638, Richelieujetteen prison celui qu'il tientpourle meneurdes dévots,Saint-Cyran, selon lequel « le vraiecclésiastiquen'a pointde plus grandennemiqu'un hommepolitique ». La même année, le brillantAntoineLe Maître,renonçantà la grandecarrièreprévue,se retireavec six autressolitairesà Port-Royal.La Franceintellectuelleet moralea désormais,pour le restedu siècle, deux pôles antagonistes: la cour et Port-Royal.L'importancede celui-ci est en 1640, par la parutionde YAugustinus.Dès l'année suivante, confortée, le nom de Jansenius« triomphait parmiles honnêtesgens » (Gui Patin). Au contraire, l'État,qui apparaissaitde 1624 à 1635 - et déjà de 1590 à 1610 comme le médiateurdes conflitssinon le nouvel intercesseur entreles hommeset les valeurs(voirLe Cid, Horace, Cinna),se révèlede à cause des exigences,budgétaireset autres,de la plus en plus tyrannique de politique guerre. Aprèsune dizaine d'années d'exaltation- mêmechez ceux qui luttentcontrela construction du nouvel ordrepolitique,intellectuel,reli- , l'élite françaisede 1640 est donc et littéraire gieux,comportemental déchiréepar des antinomiesfondamentales, ainsi que par une crise de terrestres confianceet dans la validitédes entreprises (politiqueet scienticiel. et dans du L'étonnant succès de YAugustinus, l'accessibilité fique) œuvred'un défuntévêque flamand(inconnuà Paris sinon par un pamphletcontrela politiquefrançaise),décourageantpar son austèrepessimismeet par ses 1100 pages in-folio,en latin,surdeux colonnesbien sersi l'on n'admetpas rées de dissertations abstruses,est incompréhensible d'un les élites attendaient la confirmation pessimismequi les traque vaillaitdéjà pourles raisonsqu'on vientde voir. Ainsi se fermentà la fois les voies de l'héroïsme,de l'enthousiasme scientifique,du bonheuret du salut, hier plus exaltantesque jamais : l'homme est livré à lui-même,d'autantplus frustréqu'il s'était cru si sa condicapable. « Aviditéet [...] impuissance», telle est maintenant t. II, p. 446. 40. Œuvresspirituelles,

This content downloaded from 193.54.110.35 on Sat, 29 Aug 2015 14:44:20 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

l'anthropologie pessimistedes classiques

1545

tion : celle d'un « roi dépossédé » (Pascal, Pensées, S. 181 et 149). L'énergiequ'il avait développéeau servicede grandescauses tend à se repliersurle servicede Dieu ou, plus souvent,de ses passionset intérêts enregistrecette mutation.On égoïstes. La littérature impérieusement la Enéide. Corneillepasse soudain du vénérable de ridiculiser entreprend et de dévouement Rodrigue,Horace,Auguste Polyeucteau machiavélisme de la courde Ptolomée: qui veutréussirdoit la vertu Fuircommeundéshonneur quile perd, Et volersansscrupule au crimequiluisert ; 1643,v. 111-112). (La Mortde Pompée A la place de l'héroïsme,il dépeintl'égoïsme tyranniqueet fourbede Cléopâtre: méprisantjusqu'à l'amour maternel,« ridicule» et « sotte vertu», elle veut se « rendreheureuse à force de grands crimes » (Rodogune,1644, v. 1510 et 1496). Et voicijustementqu'une belle carrièrese proposeà cetteavidité.La mort,coup surcoup, du redoutableRichelieuet du pieux et mélancolique Louis ΧΠΙ (4 décembre1642 et 14 mai 1643) fragilisela structure assujettissante.Ils sont remplacéspar un pouvoiraffaibliet un ministrequi exacerbele machiavélismeet la concussion,et qu'on accuserabientôtde tous les vices. Aussitôtles convoitisesse déchaînent,à la recherchedes plaisirset des profits- que facilitel'économiede guerre.Cettetendance va culminerpendantla Fronde.On s'y lance par ambition,quitteà changerde camp selon son avantage.« Tous,en faisantsemblantde chasserle amitié et attachement ministre,traitaientavec lui, et lui promettaient pourvuque leurambitionse trouvâtsatisfaite», écritMme de Motteville, de la Régente,qui exagèreà peine.Bref,« on voyaitrégnerun confidente Et le résultatde cettecrise, d'intérêt universel» (Saint-Evremond). esprit autantque le triomphede l'absolutisme,est celui des financiers, qui sont, avec Foucquet puis Colbert, aux premierspostes d'un gouvernement de ses créanciers, désormaistributaire jusqu'à la finde l'Ancien Régime. Tout cela confirmeles dénonciationsde l'anthropologiehyperaugustientremoraleet réalité,cependantque nienne,ainsi que la contradiction scandasurquelques propositions les Provinciales,en braquantl'attention entre sur conciliation toute le discrédit leusementlaxistes,jettent éthique chrétienneet société moderne: la déchirureentredésirset consciences s'approfondit. des hommes? La générosité, Quelle est la motivationfondamentale le Richelieu, Descartes, premierCorneilleet presque tout le répondent mondeentre1610 et 1645. C'est-à-direune vigueurnaturelleen quête de valeur,une vertuhéréditaire, génétique.Or cetteacceptiondevientsoudain au cours des années 1650 au profitdu sens actuel(alors fortminoritaire trèsrécent),du sens libéral : on entredans la culturede l'argent,et une

This content downloaded from 193.54.110.35 on Sat, 29 Aug 2015 14:44:20 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

1546

DE LA FRANCE REVUED'HISTOIRELITTÉRAIRE

commenceà promouvoir cettebienfaisancedont idéologie compensatrice le xviir et le xixesiècles voudrontfairela premièredes vertus. Posons donc la même questionà Pascal, La Rochefoucauldet leurs successeurs.La réponseest aussi unanimeet toutedifférente : la motivationfondamentale de l'homme,c'est l'amourde soi et la recherchede son intérêt: toutce qui va de la soifde profitet de pouvoirdénoncéepar La Fontaineà l'aviditéde reconnaissance et de bonheurqui travaillel'homme de Pascal et les protagonistesde Racine : même motivation,en des domainesdifférents (voirsupra,p. 1524-1526).Certes,l'amourde soi était une vieille notionaugustinienne, à laquelle Erasmeet Rabelais avaienteu recours.Mais depuis,bien qu'elle fûttrèsfréquente chez leurscollègues les moralistes n'en religieux, laïques parlaientpresquejamais - surtout dans les annéestrente. S'ils s'en emparent c'est pourla détourmaintenant, nerde la perspective théologique(où c'étaitl'antipodefunestede l'amour de Dieu) versle plan relationnel, et bientôtversla perspectivesocio-écotelle Car est la révolution nomique. qui s'opère : à la faveurde cettecrise de la Régence,l'attraitpourles satisfactions de ce mondel'emportedécidémentsurl'élan versles valeurstranscendantes, ou non. chrétiennes « Ce n'est pas dans Montaigne,mais dans moi que je trouvetoutce que j'y vois », dit Pascal (S. 568). Ce n'est pas non plus dans saint ontvu Augustinque lui-même,La Rochefoucauldet leurscontemporains que notreressortest l'intérêt: c'est dans la conduitedes gens de cette époque, éclairée,confirmée par la lecturede ce maître.« Le xvne,siècle de saintAugustin», répète-t-on. C'est aussi et surtoutcelui de Descartes, Colbertet Molière. Car c'est par eux qu'il innoveet qu'il va influencer l'avenir : celui d'une cité terrestre dontHobbes, Spinoza et Locke montrentencoremieuxla voie. C'est parce que les Françaisaussi se sentaient entraînésversce règnedu désiret du profitque les conscienceseffrayées ontappelé au secours,à un momentoù l'Église mêmes'éloigne déjà de ce docteurd'un autreâge, un hyperaugustinisme dont ce sera le chantdu Le xvne : siècle des cygne. plus grandsmystiquesfrançais,siècle des Solitaires de Port-Royal,siècle des saints. Oui, mais en réactionau machiavélismematérialiste qui commenceà s'emparerdu monde. La paix victorieuse(1659), la suprématiefrançaise,l'éclat du règne personnel,le mécénatsuscitentl'admirationet animentune vie socioculturellejoyeuse. Mais l'arrestation de Fouquetet son procèsinique,la persécutioncontreRetz et contreles « jansénistes» (impositiondu formulairele 1erfévrier1661,irruption de l'archevêquechez les religieusesavec 200 archersle 26 août 1664), le conflitentreun roi avide de plaisirset de pouvoirabsolu et le pape, les dévots,la Compagniedu Saint-Sacrement, la reine-mère,la vieille cour, maintiennent l'oppositionentredésirs et consciences.Ces conflitss'achèvententre1662 et 1666 par la victoiredu

This content downloaded from 193.54.110.35 on Sat, 29 Aug 2015 14:44:20 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

l'anthropologie pessimistedes classiques

1547

roi, sauf celui du « jansénisme»41,pour lequel un compromishonorable interviendra fin 1668, qui dureradix ans. Mais Γ antinomiesubsiste, déchirantl'intimitéde la grandemajoritédes intellectuels et d'une bonne des honnêtes D'un ils leur côté, partie gens. passent tempsdans une vie mondaineoù il fautsans cesse complaire,ils dépendentd'un pouvoiret de ils sontfascinéspar la couret les plaisirs.De protecteurs qu'il fautflatter, l'austéritémorale,l'indompl'autre,ils admirentla rigueurintellectuelle, tablerésistancede Port-Royal.La traduction des Confessionsd'Augustin par Arnauldd'Andillyconnaîtune dizaine d'éditionsde 1649 à 1679. La Cité de Dieu est traduiteen 1655, 1665-67 et 1675. L'influencede PortRoyal « innervepresquetoutela vie culturelleparisienne»42.Elle est fondamentalechez Pascal, Racine, La Rochefoucauld,Mme de Lafayette, Mme de Sévigné,et on la trouvemêmedans les salons mondains43. La contradiction n'est pas seulemententrePort-Royalet la cour : elle elle s'avive parle fonctionnement de celle-ci.Le régimelouiss'entretient, quatorzienrésoutla crise de la Régence en imposantà la fois l'ordreet l'admiration.Pourtant,ce système,où non seulementla carrièresociale mais l'épanouissementpersonnelde chacun dépendentde la faveurd'un et d'un public,ne faitqu'exacerberl'aviditéet ses insatisfacprotecteur La Princessede Clèves et La Bruyère.Et en tions,comme le montrent même temps,paradoxalement, le fonctionnement de l'absolutismedéveanimeront loppe le psychismeet les comportements qui plus tardle libéralisme. « La maisondes rois est commeun grandmarché,où il fautaller » pournos « intérêts nécessairement », disaitMme de Motteville. trafiquer Faret avait déjà précisé le comportement qu'imposait ce marché : « Touten un tempsil fautsongeraux moyensde conserver concurrentiel ce que nous possédons,d'acquérirce qui nous manque,de rendrevains les effortsde ceux qui nous contrarient [...], de reculerceux qui vont devantnous, d'arrêterceux qui nous suivent; et le salut de chacun ne consiste pas tant, ce semble, à se garder soi-même qu'à ruinerles autres»^, Trenteans plus tard,les stratégiesse sontaffinées.On y reconnaîtles mécanismesde l'économieet de la sociétélibérales,pourlesquels sontdéjà prêtesles personnalités des mondainset des courtistratégiques 41. On ne devraitemployerqu'entreguillemets cetteappellationpolémique,qui ne désigne et que les intéressés onttoujoursrefusée: l'accepdéfinissable, pas uneconception précisément tereûtété se reconnaître alorsqu'ils se croyaient, nonsans quelqueraison,les plus hérétiques, fidèlesdéfenseurs de la meilleuretradition. 42. JeanMesnard,cité par PhilippeSellier,« Les rayonset les ombres(1654-1679)», dans A. Soareéd., Et inArcadiaego,Biblio 17, 1996,p. 305. 43. Voir,outreMlle de Scudéry,J.Lesaulnier,un Port-Royal insolite,Klincksieck,1992,et « Jansénisme L. Timmermans, et préciosité», dans Ordreet contestation au tempsdes classiques,Biblio 17, 1992. 44. L'Honnêtehommeou L'Artde plaireà la cour,1630; éd. Magendie,p. 35.

This content downloaded from 193.54.110.35 on Sat, 29 Aug 2015 14:44:20 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

1548

REVUED'HISTOIRELITTÉRAIREDE LA FRANCE

D'une part,non seulementles sans. Mais il y a deux grandesdifférences. mais ses objectifset sa perspectivemême méthodesde ce comportement à la sont encore réprouvéspar la morale. D'autre part,contrairement concurrencecréatricedu futurlibéralisme,ce systèmeest une pyramide ou de la maîtressede maison, close où toutdépenddu roi,du protecteur Il ne est fixe. des biens et où le total s'agit pas ici de produiredes richesses,mais d'accroîtresa partaux dépens d' autrui: intriguesprédatives,et non pas entreprises productives. Prisonniersde cetteexpérienceet de l'anthropologieaugustinienne, nos moralistesde 1660 dénoncentl'amourde soi, alors que Hobbes puis Spinoza, à partirde l'expérience des deux nations les plus évoluées, une nouvelleanthropologiefondéesur le désir et l'intérêt. construisent Mais l'évolutionsera rapide : à partirde 1680, les Françaisaussi apprécierontde plus en plus les heureuxeffetssocio-économiquesde cette condamnabledans son principe.Moralistescrumotivationéthiquement mais nourrid'augustinismeet de thomisme, et chrétien rigoureux, puleux lucide observateurde son temps,PierreNicole publie en 1675 un traité et de Vamourpropre.Renversantla base même intitulé: De la charité*5 il montreque ces deux principescontraires de l'anthropologie chrétienne, « semblablesdans leurseffets» (titredu chapitreI), si sontparfaitement le monde [...] et pour rendreles entièrement bien que « pour réformer hommesheureuxdès cettevie même,il ne faudrait,au défautde la chaéclairé,qui sûtdiscernerses rité,que leurdonnerà tousun amour-propre vrais intérêts» (ΧΠ). C'est déjà le langage des Lumières.Comme dit le grandjuristeDomat,« ce principede tousles mauxest,dans l'étatprésent de la société,une cause d'où elle tireune infinitéde bons effets»46.Or, l'on est en traind'inverserla perspectiveet de changerde critèrede jugement,de passerde Yhomoreligiosus,respectueuxdes principes,à Yhomo œconomicus,soucieuxde résultats: « Qu'importedes motifs[...] pourvu que [nos] actionssoientbonnes,c'est-à-direutilesà la société »47. Cetterévolutiondes critèresest générale.L'utilité,que toutela tradià la valeurmoralehonorable,est déjà un critionopposaità l'honnêteté, tère positifimportant pour La Bruyère,Fleuryet Fénelon, qui ne sont Le savantne s'appuie plus,en amont,surl'aupas des novateurs. pourtant toritéde dogmesoriginels,mais,en aval, surla vérification expérimentale des effets.Le philosophen'est plus un ami de la sagesse métaphysique ; soucieux de résultatsconcrets,il se rapprochedu penseurpolitique,de du monded'ici-bas. La morale l'économiste,du technicien, organisateurs mais ne règle plus les mœurspour imposerdes principestranscendants, 45. C'est-à-direde l'amourde Dieu et du prochain. 46. Les Lois civiles,Préliminaire, IX, 3 (1689). NouveauxDialoguesdes Dieux,X (1749, p. 337). 47. Rémondde Saint-Mard,

This content downloaded from 193.54.110.35 on Sat, 29 Aug 2015 14:44:20 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

l'anthropologie pessimistedes classiques

1549

pourconduireà un bonheurraisonnable.Dès 1715, l'abbé de Saint-Pierre définit« la vertu» comme « l'intérêtparticulierbien entendu»48,qui motivepouragiren vue du plus grandbonheurpourle plus grandnombre. La périoded'antinomietragiqueest révolue: les consciencesse sontalignées sur les nouvellesaspirations; elles ont acceptéla rechercheprioritairedes avantagesde cettevie. Ce n'est pas une « crise de la conscienceeuropéenne» (P. Hazard), mais une émancipationfondamentale qui s'affirmeaprès 1680. La créaturede Dieu et de la Nature,l'héritierdes dogmeset traditions s'émancipe et s'affirmecommele sujetautonomede sa conscienceet de ses désirs,et comme le filsde ses œuvres.En France,labourageet pâturage,soumis aux processusnaturels, restentpourlongtempsencorela principalesource de richesse.Mais la Hollandeet l'Angleterremontrent qu'ils peuventdéjà êtrebien moinsdécisifsque manufacture, commerceet finances,inventions humaines.Émancipée de la théologie,qui bridaitson développement,cettenouvelleéconomieprétendréglerle problèmemoralplus efficacementque ne le faisaitla religion: elle met les hommes« dans une situationoù, pendantque leurs passions leur inspirentla pensée d'être méchants,ils ontpourtantintérêtde ne pas l'être »49.Avec Newton,les enfantsde la natureaccomplissentun pas décisifversla maîtrisescientifique de l'univers,et ils commencentà regardervers le progrèsà venir plutôt que vers l'Eden perdu ou même vers le ciel. Avec Locke, les membresde communautés et les définissaient comqui leurpréexistaient mencentau contraire à penserque les individussontantérieurs à la société qui résultede leur libre associationet qui est faitepour préserverleurs droits.Après Spinoza, RichardSimon soumetle textesacré, qui passait pour parolede Dieu, à l'examen critiquede sa créature.Et Bayle affirme qu'aux yeux de Dieu même le critèrede validitéde la foi n'est pas sa à une orthodoxievariableselon le pouvoirqui la définit, conformité mais la sincéritéde la consciencepersonnelle,fût-elledans l'erreur. Cetteconception du xvir sièclecommetransition conflictuelle entreune conditionhumained'adhésionphilosophiqueet religieuseà un ordreoriginel fondateur et une conditiondémiurgiqued'activitéséconomiques,polien vue de la satisfaction de nos désirset techniques, tiques, scientifiques intérêtspermetd'expliquerplusieurscaractèresmajeursde cetteépoque. c'est-à-dire un pouvoirautonomequi n'estpas, commehabiL'absolutisme, de d'une classe : la noblessene prétuellement, l'expression la domination - , vautplus assez - sinonpar sa conversionaux spéculationsfinancières les commerçants et financierspas encore. L'exceptionnellevivacitédes surles rapportsentrela grâceet le librearbitre,surles pouaffrontements 48. Penséesdiverses,III ; Ouvragesde moraleet de politique,t. XII, p. 29 (1741). 49. Montesquieu, V Espritdes lois,XXI, 20.

This content downloaded from 193.54.110.35 on Sat, 29 Aug 2015 14:44:20 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

1550

DE LA FRANCE REVUED'HISTOIRELITTÉRAIRE

voirsrespectifs de la psycholode l'hommeet de Dieu. Le développement gie : vivantentredeux systèmessans êtresolidementencadrépar aucun, livré à lui-mêmeet à la seule vie relationnelle,chacun s'examine, se affinesa stratégiecomportementale, contrôle, analysecelle des autres.Il le faitd'autantplusqu'il estprisentredeux typesde références, entrele souci des principes et celui des effets- commele montrela contradiction constitutivede l'honnêtehomme.Il fauttellement sa nature discipliner impulsive etses ancienneshabitudespourse soumettre au nouvelartde plairequ'entre les protestations de Montaigneet celles de Montesquieu,simulation et dissimulation passentpourde véritablesvertussociales. Une telleconjoncture est trèsfavorableau théâtre,exceptionnellement fécondmalgréla significativeoppositiondes dévots : ce genredramatiquepermetde mettreen scène les antinomies,de les résoudremétaphoriquement, de les sublimer dans leur énonciationpoétique et leur brillantereprésentation, de s'en divertir dans cette« illusioncomique ». Cela ne se limitepas à la scène : on théâtralise une vie sociale où la crisehistoriqued'êtresen manqued'insertionet de repèrescherchecompensation dans le cultedu paraître. Enfin, et la la de littérature entre 1660 et l'importance qualité exceptionnelles 1680 me semblentdues fondamentalement au faitqu'à ce momentl'élite, que l'absolutismea déracinéeet qui ne s'est pas encoreinvestiedans ses futures ne peutrésoudresa problématique ni par l'actionécoentreprises, nomiqueou politique,ni par la réflexioncritique,ni par l'évasion relistructurelle et gieuse,mais seulementla mettreen scène dans la perfection d' œuvres closes où on l'enferme et la aboutir à sublime, stylistique pour « cettetristessemajestueusequi faittoutle plaisirde la tragédie»50.Les de Louis XTV sontparticulièrement bienpréparéspourune contemporains telle opérationartistique: courtisans,mondains,galants,ils passentleur à se déguiser,à flatter, séduireou piquer,à manierles tempsà se maîtriser, effets de signifiants qui sonteux-mêmesparticulièrement disponiblesparce que plusdégagésque jamais de leurusage pragmatiqueou référentiel. Mais le jour où, vers 1683,le systèmelouis-quatorzien entrera en crise et cesserade s'imposeraux esprits,Bayle et Fontenellepourront prendre l'initiative d'une toutautrelittérature : elle n'attribuera plus les problèmes à la naturede l'homme,mais à ses conditionnements socio-idéologiques; elle ne chercheraplus à l'envelopperdans l'harmonieculturelleet la sublimationstylistique,mais à dénoncer les causes et proposer les remèdespar un langage pragmatiqueet non plus poétique. Alors, le magnifiquemodèle littéraireclassique, qui venait de produiretant de chefs-d'œuvre et qu'on prétendra appliquerencorependantun bon siècle, va soudaindevenirstérile,en pleinejeunesse. 50. Racine, Préface de Bérénice.

This content downloaded from 193.54.110.35 on Sat, 29 Aug 2015 14:44:20 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions