1
L’affaire de l’Enrica Lexie. Les différents aspects de la pratique des équipes de protection embarquées dans la lutte contre la piraterie maritime Jean-‐‑Paul Pancracio AFDM, 29 octobre 2015 Ce n’est pas une pratique forcément nouvelle que d’embarquer à bord de navires de commerce des agents armés chargés de les protéger contre des attaques extérieures, qu’elles soient de pirates ou de toute autre origine. On se souviendra notamment que ce que l’on appelait dans les siècles passés, un « navire armé en guerre », n’était autre qu’un navire marchand, appartenant généralement à une compagnie à charte, comme la compagnie hollandaise des Indes ou encore la Old Lady anglaise, qui avait le droit d’avoir à son bord des canons et des fusiliers marins. L’affaire de l’Enrica Lexie sera le point de départ de ce propos sur les EPE. Nous aborderons ensuite les questions plus générales que soulève l’exercice de cette activité publique ou privée de protection des navires contre les actes de piraterie. En l’occurrence, l’affaire concerne une EPE militaire, mais l’appel aujourd’hui généralisé à des EPE privées étend et renforce l’intérêt de la problématique.
I -‐ L’affaire des commandos italiens de l’Enrica Lexie 1 -‐ Les faits L’affaire qui nous intéresse1 met en cause les membres d’une équipe de protection embarquée (EPE) militaire italienne composée de six fusiliers marins, embarquée sur le pétrolier Enrica Lexie (armé par la société D’Amato Fratelli, sous pavillon italien) en vue de le protéger contre les attaques de pirates dans la traversée de l’océan Indien.
1 Voir sur cette affaire, Jean-‐‑Paul Pancracio, « Le recours à des équipes de protection embarquées (EPE) : le cas Enrica Lexie », Gazette de la Chambre arbitrale maritime de Paris, n°32, automne 2013, pp. 6-‐‑7.
2
Le 15 février 2012, au large des côtes indiennes et du port de Cochin, le pétrolier croise la route d’un navire de pêche indien, le St Antony, que deux des commandos de l’EPE, Massimiliano Latorre et Salvatore Girone, identifient comme étant une embarcation de pirates. Les deux fusiliers marins font usage de leurs armes et tuent deux marins-‐ pêcheurs. L’affaire se transforme alors en affaire judiciaire et incident diplomatique mettant aux prises l’Inde et Italie. Pressé par les autorités indiennes, le commandant de l’Enrica Lexie a fini par leur remettre les deux membres de l’EPE. Pour l’Italie, au moment des tirs, le pétrolier se trouvait dans la zone économique exclusive indienne, donc dans une zone de libre navigation où s’applique, comme en haute mer, la loi du pavillon (voir ci-‐ dessous). Pour l’Inde en revanche, le pétrolier et le navire de pêche se trouvaient dans sa mer territoriale, zone de souveraineté, dans laquelle ce dernier a des compétences d’intervention sur les navires étrangers qui portent atteinte à ses lois et à son ordre public, avec possibilité de déroutement, de rétention portuaire du navire et de répression sur les membres d’équipage auteurs des infractions. En particulier, comme l’Inde interdit la possession d’armes à feu à bord des navires privés qui transitent dans sa mer territoriale, en application de son Provisions of Arms Act de 1959, révisé, elle aurait eu ces diverses possibilités au cas où, même sans ouverture du feu, l’EPE n’aurait pas eu d’autorisation préalable de pénétrer en mer territoriale avec des armes à bord. Depuis les faits, les deux militaires ont été retenus en Inde, d’abord incarcérés puis en résidence surveillée au sein de l’ambassade d’Italie. En janvier 2013, la Cour Suprême de New Delhi a confirmé qu’ils relevaient de la juridiction indienne et qu’ils seraient jugés pour meurtre dans le pays. De son côté, le gouvernement italien a demandé à l’Inde que ce différend, de nature juridique, soit soumis à un arbitrage international, des procédures étant prévues en ce domaine par la convention de Montego Bay sur le droit de la mer. Il n’a pas été entendu. Sur le plan strictement juridique, ce cas ne pose pas uniquement la question du droit applicable (droit indien ou loi du pavillon) en fonction de la zone maritime dans laquelle les faits sont intervenus, mais celle du statut de militaires en mission officielle à bord d’un navire civil.
3
2 -‐ Les points de droit Sur le point de droit n°1 Dans le rapport circonstancié transmis au procureur de Rome, les deux commandos auteurs des tirs expliquent que l’accident est intervenu alors que l’Enrica Lexie se trouvait à 33 milles marins des côtes indiennes (9°20′ de Latitude Nord et 75°59′ de Longitude Est), donc dans la zone économique exclusive indienne. Ce sont donc des eaux assimilées à des eaux internationales du point de vue de la navigation. Ce relèvement précis est indiqué par le rapport du capitaine du navire. Ayant visualisé au radar une embarcation qui faisait à toute vitesse route de collision avec le pétrolier, ils ont effectué plusieurs tirs de semonce : l’un à 500 mètres, l’autre à 300, un troisième à 100 mètres. Avec des balles d’un certain calibre et à faible distance, des tirs dans l’eau s’entendent mieux que n’importe quoi d’autre. Or malgré cela, l’embarcation de pêche n’a jamais modifié sa trajectoire et a poursuivi sa route, sans ralentir, droit sur le pétrolier. C’est au cours des tirs rapprochés que les « pêcheurs » indiens auraient été atteints. En conséquence, sur ce premier point de droit, l’Inde n’avait aucun droit d’appréhender et d’incarcérer les fusiliers marins, encore moins de prétendre vouloir les juger. Rappelons que la convention de Montego Bay sur le droit de la mer est très claire à cet égard. En son article 58, elle précise que les articles 88 à 115 relatifs à la haute mer sont directement applicables à la zone économique exclusive. Il en résulte notamment que le principe de la libre navigation internationale se trouve transposable intégralement à la ZEE. Cela entraîne, pour tout incident de navigation, l’application exclusive de la loi du pavillon du navire -‐ donc la loi italienne en l’espèce -‐ ainsi que la juridiction pénale de l’Etat du pavillon. A moins, bien évidemment, que ce dernier accepte de lever son exclusivité, comme ce fut le cas par Kiribati au profit de la France dans l’affaire de l’Ocean Jasper, qui n’avait au demeurant rien à voir avec la piraterie. Vient dès lors s’appliquer au cas de l’Enrica Lexie, la règle de l’article 94 paragraphe 7 de la convention, relative aux « obligations de l’Etat du pavillon » qui, tout en exigeant la coopération dans les enquêtes sur des accidents, raisonne clairement dans le cadre de l’exclusivité de juridiction de l’Etat du pavillon, dans les ZEE comme en haute mer : « Chaque Etat ordonne l'ouverture d'une enquête, menée par ou devant une ou plusieurs personnes dûment qualifiées, sur tout accident de mer ou incident de navigation survenu
4
en haute mer dans lequel est impliqué un navire battant son pavillon et qui a coûté la vie ou occasionné de graves blessures à des ressortissants d'un autre Etat, ou des dommages importants à des navires ou installations d'un autre Etat ou au milieu marin. L'Etat du pavillon et l'autre Etat coopèrent dans la conduite de toute enquête menée par ce dernier au sujet d'un accident de mer ou incident de navigation de ce genre. » C’est donc bien l’Etat du pavillon du navire auteur de l’accident qui doit mener l’enquête et le navire comme son équipage demeurent intégralement sous sa juridiction. S’applique avec plus de force encore, l’article 97 qui stipule qu’ « en cas d’abordage ou de tout autre incident de navigation maritime en haute mer (et donc en ZEE) qui engage la responsabilité pénale ou disciplinaire du capitaine ou de tout autre membre du personnel du navire, il ne peut être intenté de poursuites pénales ou disciplinaires que devant les autorités judiciaires ou administratives soit de l’Etat du pavillon, soit de l’Etat dont l’intéressé a la nationalité.» Les faits étant intervenus à 33 milles marins de ses côtes, l’Inde est clairement incompétente pour retenir les deux militaires italiens et prétendre les juger. Sur le point de droit n°2 Il a trait au statut des deux agents impliqués. Le fait que les deux fusiliers marins aient été embarqués sur un navire civil ne paraît pas devoir annihiler le caractère officiel et militaire de leur mission. Dès lors s’applique l’immunité reconnue par principe à tous les membres de forces armées en mission, basés ou transitant en territoire étranger, ou encore dans toute zone maritime. Relevant du droit international coutumier, cette immunité s’applique ici en l’absence de toute convention bilatérale spécifique entre l’Inde et l’Italie. Les deux militaires appartiennent au corps des fusiliers marins de l’armée italienne, ils étaient en mission commandée en cette qualité, et ladite mission pouvait les conduire à faire usage de leurs armes. Cela ne veut pas dire qu’ils ne doivent pas rendre des comptes le cas échéant à la justice. Mais leur manque éventuel de discernement ne peut être jugé que par une juridiction italienne, quel que soit le régime juridique applicable à la zone maritime dans laquelle les tirs mortels sont intervenus. Dès lors, l’argument de l’Inde justifiant sa compétence de juridiction au regard d’une supposée présence du navire dans ses eaux territoriales n’est pas pertinent.
5
En outre, l’Inde procéderait à un abus de droit supplémentaire si elle persistait dans son intention de poursuivre les deux militaires sur le fondement de sa loi anti-‐terroriste. Déjà, en avril 2013, elle avait chargé son agence de lutte contre le terrorisme, la National Investigation Agency (NIA), de mener les investigations sur cette affaire au prétexte de la surcharge du service habituellement compétent, le Central Bureau of Investigation (CBI). 3 -‐ L’ouverture d’un contentieux international en 2015 Dans cette affaire qui se prolonge, l’Italie a engagé en juin de cette année deux procédures. L’une en arbitrage, l’autre devant le Tribunal international du droit de la mer (TIDM), en prescription de mesures conservatoires. La première, lancée le 26 juin 2015, vise à introduire une procédure arbitrale sur le fondement de l’annexe VII de la convention de Montego Bay, dès lors qu’en vertu de l’article 287 § 5 de la Convention il y avait désaccord avec l’Inde sur le mode de règlement du différend : « Si les parties en litige n’ont pas accepté la même procédure pour le règlement du différend, celui-‐ci ne peut être soumis qu’à la procédure d’arbitrage prévue à l’annexe VII, à moins que les parties n’en conviennent autrement. » Cette procédure vise à régler l’affaire au fond. L’Italie fonde sa requête sur les motifs suivants : « a) L’Inde a agi et agit en violation du droit international en revendiquant et exerçant sa compétence au titre de l’Enrica Lexie et à l’égard des fusiliers marins italiens en relation avec l’incident de l’Enrica Lexie. b) La revendication et l’exercice par l’Inde de sa compétence pénale violent l’obligation de l’Inde de respecter l’immunité des fusiliers marins italiens, en leur qualité d’agents de l’Etat exerçant des fonctions officielles. c) L’Italie a compétence exclusive à l’égard de l’Enrica Lexie et des fusiliers marins italiens en relation avec l’incident de l’Enrica Lexie. d) L’Inde doit cesser d’exercer toute forme de compétence au titre de l’incident de l’Enrica Lexie et des fusiliers marins italiens, y compris toute mesure de privation de liberté frappant le sergent Lattore et le sergent Girone. e) L’Inde a violé l’obligation qui lui est faite par la Convention de coopérer à la répression de la piraterie ». La seconde requête de l’Italie a été introduite le 21 juillet 2015 devant le TIDM, sur le fondement de l’article 290 § 5 de la Convention, en vue d’obtenir que soient prescrites des mesures conservatoires dans l’attente de la constitution du tribunal arbitral qui aura à connaître du fond. L’Italie invoque ici la nécessité de mettre fin au préjudice grave et
6
irréversible qui serrait fait aux droits de ses deux fusiliers marins de même qu’à elle-‐ même en tant qu’Etat. A l‘appui de sa demande, l’Italie invoquait deux motifs : « a) le préjudice grave et irréversible qui sera causé à ses droits en vertu de la CNUDM si la compétence indienne continue d’être exercée au titre de l’Incident de l’Enrica Lexie ; b) le préjudice grave et irréversible qui sera causé aux droits de l’Italie si ses fusiliers marins continuent d’être soumis à la compétence indienne, en particulier à des mesures restreignant leur liberté et leur liberté de mouvement, nonobstant l’introduction d’une procédure d’arbitrage international, et les conséquences irréparables pour leur santé et leur bien-‐être personnel que ces restrictions causeront ou sont susceptibles de causer ». Le TIDM a rendu son ordonnance le 24 août 2015. Il y fait droit mais en partie seulement. Les mesures conservatoires sollicitées par l’Italie étaient ainsi formulées : « l’Italie prie (…) le Tribunal de prescrire les mesures conservatoires ci-‐après : a) L’Inde s’abstiendra de prendre ou d’exécuter toute mesure judiciaire ou administrative à l’encontre du sergent Massimiliano Latorre et du sergent Salvatore Girone en relation avec l’Incident de l’Enrica Lexie, et d’exercer toute autre forme de compétence au titre de cet Incident ; et b) L’Inde prendra toutes les mesures nécessaires afin de lever immédiatement les restrictions à la liberté, à la sécurité et à la liberté de mouvement des fusiliers marins, pour permettre au sergent Girone de se rendre en Italie et d’y rester, et au sergent Latorre de rester en Italie pendant toute la durée de la procédure devant le tribunal constitué en vertu de l’annexe VII ». Le TIDM a répondu que par une formule assez générale et pour le moins diplomatique, adressée pareillement aux deux Etats alors qu’ils ne sont pas du tout dans la même position : « L’Italie et l’Inde doivent toutes deux suspendre toutes procédures judiciaires et s’abstenir d’en entamer de nouvelles qui seraient susceptibles d’aggraver ou d’étendre le différend soumis au tribunal arbitral prévu à l’annexe VII, ou de compromettre l’application de toute décision que le Tribunal arbitral pourrait rendre ou d’y porter préjudice ».
II -‐ La pratique actuelle des équipes de protection embarquées Il convient tout d’abord de faire un point sur l’état actuel de l’activité de piraterie dans les principales zones où elle est présente avant d’analyser les questions juridiques que pose l’activité des EPE. 1-‐ Le point sur l’activité de piraterie au cours des dernières années Indiscutablement, la piraterie somalienne marque un coup d’arrêt à l’heure actuelle.
7
Alors qu’un pic avait été atteint en 2011 avec 237 attaques au large de la Somalie, soit autant que dans le reste des océans, une chute spectaculaire est intervenue dès 2012 avec 75 attaques recensées, puis 15 en 2013. Il n’y a eu aucune capture de navire dans l’océan indien, dans la zone somalienne au cours de l’année 2014. En 2015, il y a une attaque réussie, sur deux bateau de pêche battant pavillon iranien qui naviguaient ensemble, le FV Siraj avec prise en otage de 19 marins et le FV Jaber avec 17 marins (ces derniers sont parvenus à s’échapper avec leur navire et à regagner l’Iran)2. Il convient cependant de signaler qu’il y a toujours actuellement 45 marins otages des pirates somaliens. 26 d’entre eux étaient sur le bateau de pêche FV Naham, battant pavillon de l’émirat d’Oman. Or ils sont otages depuis bientôt 4 ans, quelque part sur le territoire somalien. Il a été capturé le 26 mars 2012 à 65 milles des côtes somaliennes. Trois de ses marins sont morts : un lors de la capture, les deux autres durant leur captivité3. Il s’y ajoute 19 marins d’un autre bateau de pêche, de pavillon iranien, le FV Jaber, capturé comme on l’a vu le 26 mars 2015. Il n’en reste pas moins que le net recul de l’activité de piraterie dans ce secteur est la conséquence, d’une part, de l’efficacité du rôle préventif et donc dissuasif des EPE : en 2015, 40% des navires de commerce transitant dans la « zone de précaution » de l’OMI ont utilisé les services d’EPE à leur bord, malgré la baisse déjà significative de la piraterie. Mais le recours aux EPE se conjugue aussi avec la présence des forces navales d’Atalanta et de la Task Force 151 et peut-‐être aussi des condamnations qui ont été prononcées dans certains Etats contre des pirates (France, Etats-‐Unis, Allemagne, Seychelles…). Il faut y ajouter l’effet de la politique du gouvernement somalien. La situation en est au point où les primes d’assurances maritimes commencent à baisser, pour ce secteur ; de même que certains armateurs commencent à envisager de ne plus recourir à des EPE. Mais cela est peut-‐être un peu prématuré alors que la situation en Somalie n’est pas encore stabilisée. La piraterie se développe cependant à nouveau dans le détroit de Malacca et ses environs et bien sûr dans le Golfe de Guinée -‐ une vaste zone allant du cap Las Palmas jusqu’à la frontière sud de l’Angola -‐ et tout spécialement au large du Nigéria où elle alimente un trafic important de carburant. Les pirates nigérians sont en effet au centre de cette activité. Il y a eu 51 attaques en 2013 dont 31 venues des côtes du Nigéria. Mais les Etats de la région, avec l’aide de l’Union européenne, se sont organisés pour coopérer. Mentionnant par exemple la création en septembre 2014, le Centre de Coordination de la Stratégie de sûreté et sécurité maritime dans le Golfe de Guinée, à Yaoundé. De fait, les attaques ont diminué de 18% en 2014. En revanche, il y a 2 Voir « Combien de marins sont encore otages des pirates somaliens », 19 octobre 2015, sur le site Internet B2, rédacteur en chef, Nicolas Gros-‐Verheyde. 3 Ibid.
8
désormais plus de prises d’otages d’officiers sur les navires (66 personnes enlevées en 2014) pour être échangées contre rançon. La plus récente a été perpétrée ce 20 octobre 2015 : des pirates armés ont enlevé deux marins lituaniens et deux autres ukrainiens à bord d'un navire au large du sud du Nigeria. De fait, des EPE sont également utilisées maintenant dans le golfe de Guinée. Les tarifs d’une EPE privée pour un transit en océan Indien, Aden, mer Rouge dépend de la qualité et de la nationalité du personnel. Là aussi il y a comme du dumping social ! Ce sera autour de 20.000 euros par exemple, et plutôt plus que moins, pour une EPE formée de Sri lankais ou de personnel des pays de l’Europe de l’Est. Ce sera infiniment plus pour s’adjoindre les services d’une EPE française ou britannique. 2-‐ Les principales questions juridiques liées aux EPE Nous proposons d’aborder ici cinq points juridiques particuliers afférents à l’activité des EPE. 1. Les limites résultant de la convention de Montego Bay sur le droit de la mer (CNUDM) Selon l’article 107 de la CNUDM, « Seuls les navires de guerre ou aéronefs militaires, ou les autres navires ou aéronefs qui portent des marques extérieures indiquant qu’ils sont clairement affectés à un service public et qui sont autorisés à cet effet, peuvent effectuer une saisie pour cause de piraterie. » Cela signifie que les agents d’une EPE ne peuvent prendre possession d’une embarcation pirate ni la détruire. Ce qui, pourtant, s’est parfois produit. 2. Une possible contradiction au sein de la législation française La loi du 1er juillet 2014 précise que « L'autorisation d'exercice ne confère aucune prérogative de puissance publique à l'entreprise ou aux personnes qui en bénéficient. » (Art. L. 612-‐14 Code du Travail). Mais elle mentionne par ailleurs que « Tout individu demeuré ou recueilli à bord après avoir représenté une menace extérieure à l'encontre du navire, au sens de l'article L. 5441-‐1, fait l'objet d'une consignation, dans les conditions prévues à l'article L. 5531-‐19. Le capitaine informe sans délai la représentation française du pays de la prochaine escale du navire. » (Art. L. 5442-‐12 CDT). Ne s’agit-‐il pas là justement de prérogatives de puissance publique que d’appréhender et détenir un individu qui n’appartient pas au bord ? Car il ne s’agit pas d’une mesure disciplinaire relative à un personnel du bord ou à un passager, mais d’une mesure de
9
rétention administrative envers des personnes étrangères au navire, puis d’une mesure de rétention judiciaire provisoire dès lors qu’à distance un juge est informé et prend le contrôle de l’affaire. 3. La question des responsabilités à bord en cas d’usage anormal des armes En toute hypothèse, le capitaine doit conserver la maîtrise absolue du commandement sur son navire, comme d’ailleurs le prévoit la loi française du 1er juillet 2014. Il reste par conséquent le responsable de tout ce qui peut se passer à bord d’irrégulier. Si une intervention a lieu contre des pirates, il doit faire un rapport sur les événements auquel sera annexé celui du responsable de l’EPE. Cette solution s’applique aussi bien lorsque l’EPE est à caractère civil que quand elle est à caractère militaire. En France, elle a d’ailleurs été confirmée par l’autorité maritime responsable de l’action de l’Etat en mer. De plus la loi de 2014 est assez claire en ce domaine : « Art. L. 5442-‐9 du code des transports -‐ « Les agents (de l’EPPN-‐entreprise privée de protection des personnes) présents à bord du navire sont placés sous l'autorité du capitaine. » Il convient de rappeler ici que seule une situation de légitime défense, donc l’obligation de repousser une attaque en cours peut légitimer l’usage des armes. Le problème, dans le cas de la France, réside en ce que le code de la Défense, dans sa version de décembre 2013, donne une définition plus large, plus floue même, de la légitime défense que ne l’est celle du code pénal. Il y aura donc une disparité de marge d’action entre EPE militaires et EPE privées. Dans le cas d’EPE militaires placées sur un navire de commerce par convention entre l’Etat et l’armateur, c’est dans ce cas le code de la défense qui va s’appliquer. En son Article L.4123-‐12, Modifié par la loi n° 2013-‐1168 du 18 décembre 2013 (article 31) ce code dispose : « II. -‐ N'est pas pénalement responsable le militaire qui, dans le respect des règles du droit international et dans le cadre d'une opération mobilisant des capacités militaires, se déroulant à l'extérieur du territoire français ou des eaux territoriales françaises, quels que soient son objet, sa durée ou son ampleur, y compris la libération d'otages, l'évacuation de ressortissants ou la police en haute mer, exerce des mesures de coercition ou fait usage de la force armée, ou en donne l'ordre, lorsque cela est nécessaire à l'exercice de sa mission. » Mais pour les EPE constituées d’agents privés, c’est la légitime défense au sens du code pénal qui va être appliquée. La loi du 1er juillet 2014 (Art. L. 5442-‐4 Code des Transports), énonce que : « Les agents peuvent employer la force pour assurer la protection des personnes et des biens dans le cadre défini au titre II du livre Ier du code pénal. » Et en matière de légitime défense, le code pénal est très restrictif. Il y faut : 1)
10
une agression effective, 2) que l’intégrité physique des personnes soit réellement menacée, 3) une réplique proportionnée. Cela prête donc à questionnement sur ce que peuvent réellement faire les EPE privées en cas d’attaques de pirates, sauf à se limiter à des tirs de semonce. L’article 122-‐5 du Code pénal dispose : « N'est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-‐même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d'elle-‐même ou d'autrui, sauf s'il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l'atteinte.
N'est pas pénalement responsable la personne qui, pour interrompre l'exécution d'un crime ou d'un délit contre un bien, accomplit un acte de défense, autre qu'un homicide volontaire, lorsque cet acte est strictement nécessaire au but poursuivi dès lors que les moyens employés sont proportionnés à la gravité de l'infraction. » 4. Le souci de prévenir tout trafic d’armes illicite à partir des EPE
Là encore, la loi française est très précautionneuse. Et elle n’est pas la seule comme le montre entre autres la législation de l’Inde, évoquée en première partie. En général, les législations des Etats sont assez rigoureuses en ce domaine. C’est pourquoi il est apparu risqué pour certains navires ayant à leur bord une EPE ou embarquant une EPE lors d’une escale, de procéder parallèlement à un embarquement d’armes et de munitions. Cela a entraîné le développement de la pratique des armureries flottantes. Dont nous allons dire maintenant quelques mots. 5. La question des armureries flottantes Il s’agit en pratique de navires qui assurent en mer le gardiennage et la distribution d’armes aux EPE. Un rapport de l’ONU de 2012 mentionnait la présence de 18 de ces navires dans l’océan Indien et le Golfe d’Aden. Aujourd’hui, leur nombre s’est réduit à une petite dizaine compte tenu de la diminution des attaques. Contrairement à ce que l’on a pu lire dans la presse peu spécialisée, ces navires sont immatriculés et ont donc un Etat du pavillon qui réglemente leur activité. Les pavillons sont notamment de Djibouti, de l’Afrique du Sud, des Seychelles, du Royaume-‐Uni, de Jersey. C’est la législation de ces Etats du pavillon qui en assurent la réglementation. La raison de cette activité particulière est de pouvoir contourner les législations des Etats côtiers, souvent très restrictives en matière de présence d’armes à bord de navires marchand qui font escale dans leurs ports (par exemple, Oman, Arabie saoudite, Emirats Arabes Unis, Inde, etc.) afin que celles-‐ci ne puissent alimenter un quelconque trafic. Restrictif veut dire ici prohibitif. En outre plusieurs autres Etats de la zone sont sous
11
embargo en matière d’armes décrété par le Conseil de Sécurité de l’ONU, comme la Somalie et l’Erythrée. Le processus est le suivant : l’EPE positionnée sur un navire de commerce envoie une embarcation s’approvisionner à une armurerie flottante à proximité d’une route maritime fréquentée [elles se trouvent en haute mer, près du détroit d’Ormuz, près de Djibouti, en mer Rouge et au large du Sri Lanka] et les redéposera sur une autre armurerie flottante au sortir de la zone de précaution. Cela permet au navire de commerce de ne pas avoir à embarquer d’armes dans son port de départ de même que de pouvoir faire escale et d’atteindre son port d’arrivée sans avoir d’armes à son bord. Chaque arme qui entre ou qui sort est inscrite sur un registre et l’activité des armureries est réglementée de façon à ce qu’elles ne soient pas la source d’un trafic d’armes illicite. L’origine de ces armes est par ailleurs tracée. Bien des sociétés privées de sécurité maritime préfèrent ‘ailleurs être propriétaires de leurs armes et se servent des armureries flottantes comme d’un système de gardiennage des armes qu’elles y déposent. Prenons un cas précis : en septembre dernier, un tanker sous pavillon français quitte Dubaï pour l’Europe avec à son bord une EPE d’une société française de sécurité maritime. Il franchit le détroit d’Ormuz, passe à proximité d’une armurerie flottante à la sortie du détroit en haute mer, embarque les armes pour son EPE, passe le golfe d’Aden, remonte la mer Rouge, remet les armes à une armurerie flottante positionnée près de Djibouti, fait escale à Suez pour y débarquer les membres de l’EPE qui va ensuite regagner la France par avion. Les armes seront reprises lors du trajet de retour et rapportées par conséquent sur l’armurerie flottante d’origine ou bien il se peut aussi que la société propriétaire de navires servant d’armureries flottantes ait des navettes à sas disposition pour ramener ces armes. Certaines de ces sociétés privées de protection sont immatriculées en Afrique du Sud, à Djibouti, à Jersey, au Royaume-‐Uni, en Russie… Il s’agit d’une activité rémunératrice dont les clients sont évidemment les entreprises privées de protection des navires (EPPN). Mais le coût final est répercuté par ces sociétés sur les armateurs. Les EPE françaises peuvent s’y approvisionner en armes dès lors que celles-‐ci sont originaires d’un Etat membre de l’Union européenne et ne viennent pas contredire les dispositions restrictives de la loi du 1er juillet 2014 sur ce point. Précisons enfin il n’y a pas de navire faisant fonction d’armurerie flottante sous pavillon français. Jean-‐Paul Pancracio 29 Octobre 2015
12
ANNEXES Annexe 1 Les principales dispositions de la loi du 1er juillet 2014 sur les EPPN et de ses décrets d’application du 28 novembre. Elles sont intégrées au Livre IV du Code des Transports, complété par un nouveau titre IV relatif aux « Activités de protection des navires ». Les dispositions du Titre IV et du Titre V de la loi relatives au contrôle de ces activités et aux sanctions pénales et disciplinaires y afférent sont intégrées selon le cas au code de la sécurité intérieure et au code des Douanes. « Est soumise au présent titre, dès lors qu'elle n'est pas exercée par des agents de l'Etat ou des agents agissant pour le compte de l'Etat, l'activité qui consiste, à la demande et pour le compte d'un armateur, à protéger, contre les menaces extérieures, des navires battant pavillon français. » « Cette activité ne peut s'exercer qu'à bord du navire qu'elle a pour but de protéger. Elle a pour fin de garantir la sécurité des personnes embarquées sur le navire, équipage et passagers. Elle pourvoit également à la protection des biens transportés. » (Art. L. 5441-‐1 CDT) « Les personnes morales exerçant cette activité sont dénommées entreprises privées de protection des navires. Les personnes physiques exerçant cette activité, employées par ces entreprises, sont dénommées agents. Sans préjudice de l'application d'accords internationaux, l'activité est exercée au-‐ delà de la mer territoriale des Etats, dans des zones fixées par arrêté du Premier ministre en raison des menaces encourues. Un comité réunissant notamment des représentants des armateurs, du ministre de la défense, du ministre chargé des transports et du ministre des affaires étrangères peut, de sa propre initiative, recommander au Premier ministre de redéfinir ces zones au regard de l'évolution des menaces identifiées (Art. L. 5442-‐1 du code des transports). « L'autorisation d'exercice ne confère aucune prérogative de puissance publique à l'entreprise ou aux personnes qui en bénéficient. » (Art. L. 612-‐14 CDT) « Les agents présents à bord du navire sont placés sous l'autorité du capitaine. Ils ne peuvent exercer aucune prestation sans rapport avec la protection des personnes ou des biens ou avec les conséquences directes qui en découlent. » (Art. L. 5442-‐9 CDT).
13
« Les agents portent, dans l'exercice de leurs fonctions, une tenue qui n'entraîne aucune confusion avec les tenues des forces de police, des forces armées, de l'administration des affaires maritimes ou de la douane françaises. Ils peuvent être armés dans l'exercice de ces fonctions et sont dotés d'équipements de protection balistique. » (Art. L. 5442-‐3 CDT). « Les agents peuvent employer la force pour assurer la protection des personnes et des biens dans le cadre défini au titre II du Livre Ier du code pénal » (Art. L. 5442-‐4 CDT). « A bord du navire protégé, seuls les agents des entreprises privées de protection sont autorisés à manipuler les armes et les munitions mentionnées à l'article L. 5442-‐5. Le nombre d'armes autorisé est fixé par décret. » (Art. L. 5442-‐6 CDT). « Le capitaine du navire protégé retranscrit dans le livre de bord tout événement impliquant les agents de l'entreprise privée de protection des navires ou relatif à leurs armes et munitions. En particulier, il mentionne les embarquements et débarquements, les stockages et déstockages des armes et munitions ainsi que, le cas échéant, les circonstances et les conséquences de leur utilisation. » (Art. L. 5442-‐11 CDT) « Le capitaine rédige un rapport de mer pour tout incident à bord impliquant un agent de l'équipe de protection. Il le transmet au Conseil national des activités privées de sécurité. » (ibid). « En cas d'incident ayant entraîné l'usage de la force, le capitaine du navire protégé rédige un rapport de mer, qu'il transmet dans les meilleurs délais au représentant de l'Etat en mer compétent. » « Le chef des agents présents à bord rédige un rapport à destination du capitaine du navire protégé, qui l'annexe au rapport de mer mentionné au premier alinéa. Son contenu est précisé par décret. « Tout individu demeuré ou recueilli à bord après avoir représenté une menace extérieure à l'encontre du navire, au sens de l'article L. 5441-‐1, fait l'objet d'une consignation, dans les conditions prévues à l'article L. 5531-‐19. Le capitaine informe sans délai la représentation française du pays de la prochaine escale du navire. » (Art. L. 5442-‐12 CDT).
Annexe 2
Article L 5531-‐19 du Code des Transports sur la consignation des personnes à bord des navires (Modifié par la loi n° 2013-‐431 du 28 mai 2013,(article 37 -‐ V) « Le capitaine peut, avec l'accord préalable du procureur de la République près la juridiction territorialement compétente au titre de l'un des critères mentionnés au II de l’article 3 de la loi du 17 décembre 1926 relative à la répression en matière maritime, ordonner la consignation dans un lieu fermé, pendant la durée strictement nécessaire,
14
d'une personne mettant en péril la préservation du navire, de sa cargaison ou de la sécurité des personnes se trouvant à bord, lorsque les aménagements du navire le permettent. » « Avant l'expiration d'un délai de quarante-‐huit heures à compter de l'ordre de consignation du capitaine, le juge des libertés et de la détention, saisi par le procureur de la République, statue par ordonnance motivée insusceptible d'appel sur la prolongation de la mesure pour une durée maximale de cent vingt heures à compter de l'expiration du délai précédent. Il peut solliciter du procureur de la République tous éléments de nature à apprécier la situation matérielle et l'état de santé de la personne qui fait l'objet de la consignation. » « La consignation peut être renouvelée, selon les mêmes modalités, jusqu'à la remise de la personne faisant l'objet de la consignation à l'autorité administrative ou judiciaire compétente, à moins que le capitaine n'ordonne la levée de la mesure. Sauf impossibilité technique, le procureur de la République et le juge des libertés et de la détention communiquent, s'ils l'estiment utile, avec la personne faisant l'objet de la consignation. »
Annexe 3 Les deux décrets du 28 novembre 2014 pris en application de la loi du 1er juillet 2014 Leurs dispositions sont intégrées au Code des Transports. Ils sont entrées en vigueur le 2 décembre 2014 et sont applicables aux collectivités d’outre-‐mer. Leurs dispositions essentielles sont les suivantes. Décret 2014-‐1416 « Art. R. 5442-‐2.-‐L'autorisation mentionnée à l'article R. 5442-‐1 est délivrée dans les conditions suivantes : « 1° L'autorisation est délivrée par le préfet du département où se trouve le siège de l'entreprise privée de protection des navires, par le préfet de police lorsque le siège se trouve à Paris ou hors du territoire national et par le préfet de police des Bouches-‐du-‐ Rhône lorsque le siège se trouve dans le département des Bouches-‐du-‐Rhône ; « Art. R. 5442-‐4.-‐Tout transport sur le territoire national d'armes, d'éléments d'armes ou de munitions mentionnés à l'article R. 5442-‐1 par une entreprise privée de protection des navires fait l'objet par cette dernière, au plus tard soixante-‐douze heures avant la date prévue pour ce transport, d'une déclaration préalable au préfet du département du lieu de départ, qui en délivre récépissé. « Les armes sont transportées de manière à ne pas être immédiatement utilisables, soit en recourant à un dispositif technique répondant à cet objectif, soit par démontage de leurs pièces de sécurité.
15
« Art. R. 5442-‐6.-‐I.-‐Dès avant l'arrivée dans la zone mentionnée à l'article L. 5442-‐1, le capitaine du navire examine avec le chef de l'équipe de protection les mesures permettant d'assurer la protection du navire et les règles relatives au stockage et à l'usage des armes. En tant que de besoin, ces mesures sont arrêtées par le capitaine, sur proposition du chef de l'équipe de protection. « Le capitaine porte à la connaissance de l'équipe les paramètres de sécurité, de sûreté et d'exploitation propres au navire. « II.-‐En dehors des zones mentionnées à l'article L. 5442-‐1, les armes, éléments d'armes et les munitions sont stockés à bord du navire dans des locaux séparés et fermés à clé, dont la garde incombe au chef de l'équipe de protection. «III.-‐Dans les zones mentionnées à l'article L. 5442-‐1 : « 1° La vérification par les agents de protection du bon fonctionnement des armes et l'entraînement au tir nécessitent, au cas par cas, l'autorisation préalable du capitaine ; « 2° La décision d'armer les agents de protection en vue d'assurer leur activité de protection du navire est prise par le capitaine. » Décret 2014-‐1419 « Art. D. 5442-‐9. -‐ Le rapport mentionné au deuxième alinéa de l'article L. 5442-‐12 comprend au moins les éléments suivants : 1° L'heure, le lieu et la durée de l'incident ; 2° La description détaillée des événements qui ont abouti à l'incident ; 3° La nature de l'attaque (type et taille du ou des navires utilisés, méthode d'approche et armes utilisées) ; 4° Le nombre des assaillants, leur description et la langue parlée par ces assaillants ; 5° L'identité des agents de l'équipe de protection dans l'incident ; 6° Les témoignages écrits de ces agents ; 7° Les détails sur les armes et munitions utilisées par les agents de l'équipe de protection ; 8° Les lésions corporelles ou les dommages matériels subis ; 9° Toute violation de la discipline par les agents de l'équipe de protection ; 10° Les enseignements tirés de l'incident et, s'il y a lieu, les procédures recommandées pour éviter qu'il ne se reproduise. »