LA DERNIERE CARAVANE

Fils de pute ! Lucien le retient à temps. Le coup n'atteint pas Pasquier. Pasquier : Bon allez, ça sert plus à rien de discuter. Messieurs, bon week-end... Pasquier repart vers sa voiture. Arnaud fulmine sur place, à la fois fou de rage et résigné. Arnaud : Ca fait quatre mois que je bosse comme un chien pour ces enculés ! Ils.
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LA  DERNIERE  CARAVANE  

Scénario   Foued  MANSOUR  

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SEQ 1. INT - JOUR – CARAVANE CHANTIER : Lucien, un ouvrier en bâtiment d’une cinquantaine d’années, est assis à une table dans une petite caravane de chantier. Il a le visage fatigué et les yeux dans le vague. Il paraît pensif. Son regard vient se poser lentement sur sa tasse de café bouillante. Il l’entoure de ses deux mains, et la fixe un long moment. La petite porte de la caravane s’ouvre alors brutalement. Un jeune homme d’une vingtaine d’années vêtu d’un bleu de travail, et d’un sweat à capuche entre en trombe. Arnaud : Ca caille ce matin... Il est suivi d’un second ouvrier plus âgé, Abderhamane, également vêtu d’un bleu de travail et portant un casque de chantier. Abderhamane (en essayant de refermer la porte) : La porte elle est encore coincée Lucien. Regarde, il y a plus de sable ici que dehors. Arnaud : Ca fait deux mois qui disent qui vont la réparer. C’est comme le chauffage, ils l’ont réparé quand on en avait plus besoin. Lucien (en se levant) : Vous commencez à vous plaindre de plus en plus tôt le matin. Arnaud : Sérieux Lucien, ils la changent quand cette porte ? Lucien : Ils la changent pas… Allez au boulot, on est déjà bien à la bourre. Arnaud : Attends, j’ai même pas eu le temps de boire ma chicorée. Lucien : Eh ben la prochaine fois tu fumeras ta clope plus vite… Et ton casque il est où ? Arnaud : Il tient plus Lucien, ma parole !... Il s‘enfonce. Ca me fait la tête d’un champignon, je ressemble à rien. Lucien : Il est usant ce gosse, usant… Arnaud : Ils servent à rien du tout ces casques à la con. Si au moins ils les faisaient à la bonne taille. Lucien (en sortant) : Ouais, et si ma tante en avait, on l’appellerait tonton. Allez, dépêche-toi. 2

Arnaud (suppliant) : Vas-y Lucien, j’ai pas eu le temps de manger, je vais tomber KO, je te jure. Lucien (en sortant) : Tu m’emmerdes putain !... Tu m’emmerdes ! Fais ce que tu veux ! Tous les matins, c’est le même cirque. Il y a un paquet de gars qui aimerait être à ta place. Et avec la banane qui z’iraient taper la pioche ! Toi, il faut que tu chiales ! Tu devrais remercier le ciel d’avoir du boulot au lieu de chialer tout le temps. Tous les matins il faut qui nous emmerde lui ! Lucien sort, suivit d’Abderhamane qui adresse au passage un petit sourire en direction d’Arnaud. Abderhamane (moqueur) : C’est pour les petits la chicoré… C’est pour ça qu’on te laisse pas monter sur la pelle… T’es trop petit. Ce dernier observe ses deux aînés rejoindre leur poste. Arnaud (en quittant à son tour la caravane) : Il y a pas un jour où je le remercie pas le ciel… surtout à cinq plomb du mat’ quand je dois venir me peler le cul ici. Il balance, au passage, un coup de pied dans le radiateur près de la porte. SEQ 2. EXT. JOUR – CHANTIER : A l’extérieur, au milieu des hauts tas de gravas qui s’étalent un peu partout sur la surface du chantier, Abderhamane et Arnaud s’attaquent à une profonde tranchée au marteau piqueur. Tandis que Lucien, perché au volant de sa pelleteuse, déblaie les gravas. Le bruit assourdissant émis par les deux engins couvre l’arrivée de la petite voiture de commercial qui franchit l’entrée du chantier et vient se garer en face d’eux. Lucien relève la tête et l’aperçoit. Une expression inquiète s’empare alors de son visage. Il coupe le moteur de la pelleteuse. En voyant l’engin s’arrêter soudainement, ses deux collègues se redressent à leur tour et se retournent vers l’entrée. Un homme d’une trentaine d’années sort de la voiture. Il porte une petite parka sur son costume et tient un petit attaché caisse à la main. Lucien descend de la pelleteuse. Le nouveau venu s’avance vers les ouvriers en relevant le col de son manteau. Les trois hommes l’observent, silencieux et intrigués. Pasquier (sur un ton amical) : Fait pas chaud hein ? Aucun des trois ouvriers ne répond.

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Pasquier (en leur serrant la main à tour de rôle) : Messieurs bonjour. Pasquier, responsable secteurs… Ca va bien ? Je viens faire un petit point avec vous… Les autres ne répondent toujours pas. Ils paraissent intimidés. Pasquier, qui perçoit la gêne, tente malgré tout de garder le sourire. Pasquier (en s’avançant de quelques pas) : Bravo messieurs… Vous avez bien avancez… Pasquier passe devant Abderhamane, qui immédiatement dans un réflexe se recule pour lui permettre de passer. Pasquier (en faisant le tour du lieu) : On va pouvoir bientôt attaquer la suite. Les trois hommes observent leur responsable vérifier leur travail, inquiets. Pasquier (en indiquant du doigt un coin du chantier) : Vous avez pris du retard dans le coin ? Lucien (se sentant obligé de rapidement se justifier) : On peut creuser que l’après-midi quand ça se radoucit, le matin la terre elle est un peu trop dure… mais on va s’en occuper. Pasquier (en tapant le sol du pied) : Il y a pas de problème, je vous laisse faire. C’est vous les professionnels. Mais, c’est bien, très bien... C’est du bon travail. Il va être solide cet hôtel. Il revient vers eux. Pasquier (nerveux et mal à l’aise) : Bon, je vous explique très vite l’objet de ma visite… Comment vous dire… Je crois que vous êtes au courant des difficultés de la société en ce moment. Je ne vous apprends rien. Du coup, on est obligé de réduire des effectifs sur certains sites… Donc, à partir de… Lundi vous tournerez à deux ici. Les trois hommes s’observent. Abderhamane et Arnaud se retournent vers Lucien, semblant attendre une réaction de sa part. Lucien : A deux ? Mais c’est pas possible, on n’aura jamais fini dans les délais à deux. Pasquier : Vous nous aviez dit la même chose quand vous tourniez à quatre. Et finalement, vous vous en êtes très bien sortis tous les trois, et puis le plus gros est fait non ?

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Arnaud (agacé) : Tu m’étonnes, on mange en une demie heure et on finit avec une heure de retard tous les soirs ! Lucien, d’un geste, fait signe à Arnaud de garder son calme. Lucien : … On comprend pas bien, on nous a dit qu’il y avait une grosse société qui devait investir chez nous et qui auraient de nouveaux contrats quoi. Pasquier : Ca, c’était bien avant que la situation se dégrade. Tout le monde fait des restrictions de budget en ce moment, conseils généraux, clients, fournisseurs, sous-traitants, tout le monde ! Donc forcément ça se répercute sur nous. On passe tous un cap difficile. Chez les concurrents c’est pareil, et nous en plus, on a l’U.R.S.A.F.F. et l’inspection du travail sur le dos, ils nous contrôlent de partout… Non vraiment, je vous assure, c’est pas simple en ce moment. Lucien (au bout d’un instant, comme résigné) : Et il va où le gars que vous enlevez d’ici ? Pasquier (mal à l’aise) : Il va où ?… Ben il va nulle part. Les trois hommes se figent. Pasquier (hésitant) : Vous terminez à deux ici, et le troisième recevra un courrier dans la semaine… Voilà. Arnaud : Putain, j’en étais sûr ! Il se fout de notre gueule depuis le début ! Pasquier (embarrassé) : Je pensais que c’était clair… Ecoutez, on nous a promis que dès que ça irait mieux, la personne en question serait prioritairement réembauchée. On espère… et puis surtout on pense que ça va bientôt redémarrer. Les experts ont fait des prévisions plutôt optimistes, mais il faut juste laisser le temps que la machine se remette en route. Arnaud : Parce qu’elle s’est peut-être pas remise en route votre machine ?! Votre gros chantier là de l’autre côté du pont ! Ils en ont pour deux ans de taf… Et ils ont pas besoin de monde peut-être ?! Mais ce qu’ils faisaient à dix avant, maintenant ils peuvent le faire à cinq !... Et qui est ce qui s’en met plein les poches en attendant ?! Pasquier (embarrassé) : Ecoutez… Je comprends votre agacement, mais je suis pas en charge de tous les sites moi… et croyez-moi, ça m’amuse pas de faire ce que je fais. 5

Arnaud : Alors que nous ça nous éclate ! Pasquier (en sortant un dossier de son attaché caisse) : Bon, je voulais voir certains détails avec vous. J’ai une série de questions à vous poser. Monsieur Tardieu… Lucien sursaute en entendant prononcer son nom. Pasquier : Vous êtes bien ouvrier niveau 3, vous êtes en charge de ce chantier depuis le début, bien… Monsieur Bouraouane, niveau 2, c’est ça ?... J’aimerais savoir si vous êtes apte à conduire cet engin monsieur Bouraouane. Abderhamane ne répond pas. Il jette un œil en direction de la pelleteuse, puis se retourne vers Lucien, ne sachant que dire. Abderhamane : Pourquoi ? Pasquier : Répondez juste à ma question monsieur Bouraouane s’il vous plaît. Arnaud : Dis rien. Il veut en plus qu’on l’aide à choisir qui il doit virer cet enculé. Pasquier a un léger sursaut en entendant l’injure. Il fixe un instant Arnaud. Arnaud : C’est pas la peine de me regarder comme ça ! C’est pour ça qu’ils vous ont envoyé non ? Pasquier (après un instant de silence, déconcerté par l’injure) : Ok, je voulais faire ça avec le maximum de courtoisie… On ne va pas perdre plus de temps alors. De toute façon, j’ai vos dossiers, je sais très bien qui est qualifié et qui ne l’est pas… N’est ce pas monsieur Marquès ? Arnaud se redresse. Pasquier (en consultant son dossier) : C’est bien vous qui avez été embauché le dernier non ?... En CDD depuis quatre mois c’est ça ? Donc vous en êtes toujours au niveau 1 ? Arnaud ne répond pas. Lucien : Le petit en quatre mois, il a eu le temps de se qualifier. Pasquier (satisfait) : Super ! Félicitations mon garçon, ça lui sera utile ailleurs alors ! 6

Arnaud (en tentant de lui asséner un coup de pied) : Fils de pute ! Lucien le retient à temps. Le coup n’atteint pas Pasquier. Pasquier : Bon allez, ça sert plus à rien de discuter. Messieurs, bon week-end... Pasquier repart vers sa voiture. Arnaud fulmine sur place, à la fois fou de rage et résigné. Arnaud : Ca fait quatre mois que je bosse comme un chien pour ces enculés ! Ils m’avaient promis un CDI ! Lucien et Abderhamane l’écoutent, tête baissée, se sentant également impuissant. Arnaud : ... Et Caro, qu’est ce qu’elle va dire ? Elle accouche dans deux mois putain !... Arnaud fait quelques pas en tournant le dos à ses deux compagnons, comme pour cacher la détresse qui est sur le point de le submerger. Les deux autres restent silencieux, comme assommés. Au bout d’un court instant, Lucien redresse la tête et se retourne vers Arnaud. Lucien : Au fait Arnaud, t’as signé combien de CDD en quatre mois ? Arnaud (surpris par la question) : Pourquoi ? Qu’est ce que ça peut foutre ? Lucien : Dis-moi juste combien t’as eu de CDD ? Arnaud : J’en sais rien moi ! six ou sept, je sais plus. Lucien (parlant fort en direction de Pasquier) : Au bout de deux CDD, on devait pas lui faire signer un CDI normalement ? Pasquier, sur le point d’atteindre sa voiture, s’immobilise soudainement en entendant la dernière remarque de Lucien. Arnaud se retourne alors vers Lucien, puis observe Pasquier. Abderhamane relève à son tour les yeux. Lucien : C’est pas ça la loi monsieur ?! Pasquier se retourne lentement vers eux. Pasquier (semblant ne pas comprendre) : Comment ? 7

Lucien : Non, je disais, le petit il a signé six CDD… Arnaud (s’empressant de rectifier) : Sept. Lucien : Sept CDD, mais je crois bien que la loi, elle dit qu’au bout de deux on doit lui faire signer un CDI. Mais je suis pas bien sûr… Vous croyez qu’on peut se renseigner à l’inspection du travail… ou à l’U.R.S.A.F.F… ou au deux ?... Vous les connaissez bien maintenant non ? Pasquier l’observe sans répondre. Lucien : T’as gardé tous tes contrats Arnaud ? Arnaud confirme d’un petit hochement de tête. Lucien : Vous voyez qu’il est sérieux ce petit, il a gardé tous ses contrats. Pasquier : Vous devriez pas jouer à ça Lucien. Lucien : Nous on joue pas, on n’a pas le temps, on a un chantier à finir… Bon week-end monsieur. Allez, au boulot. Chacun retourne à sa tâche. Pasquier (en revenant vers eux) : Ok. Les autres l’observent revenir vers eux d’un pas décidé. Pasquier ressort son dossier de son attaché caisse. Pasquier (en s’adressant sèchement à Abdehramane) : Monsieur Bouraouane… Abderhamane blêmi. Pasquier : Monsieur Bouraouane, vous êtes chez nous depuis sept ans c’est ça ? Donc pas de problèmes de CDD ?... Très bien. Vous recevrez un courrier notifiant votre licenciement dans la semaine. Abderhamane ne répond pas et se retourne vers Lucien, ne sachant quoi faire. Lucien : Et qui est-ce qui va s’occuper de la pose de toute la canalisation ? Il y a qu’Abdé qui sait faire ça. 8

Pasquier (en rangeant de nouveau son dossier) : Et bien vous formerez le jeunot à sa place. Il a l’air vif, il apprendra vite. Lucien : Et la pelleteuse ? Elle tourne plus rond. Elle tombe en rade toutes les cinq minutes. Pasquier : Et alors, qu’est ce que vous voulez que j’y fasse ? Je suis pas mécano moi. Lucien : Ben moi non plus, mais Abdé oui. S’il est pas là, comment on fait pour la démarrer ? On va la pousser ? Et avec la poussière, elle va jamais tenir ! Pasquier (commençant visiblement à perdre patience) : Et bien vous en référez au service technique, qu’est ce que vous vous m’emmerdez ? Vous croyez que j’ai pas assez de responsabilités comme ça moi ?! Lucien : Ca fait des semaines qu’on leur dit. Mais il faut changer les pièces. Et elles viennent de Pologne les pièces. C’est pas à côté la Pologne. Nous on veut bien attendre, mais si le chantier il est pas fini dans les temps… ça va vite devenir la votre de responsabilité…Enfin, moi je dis ça, je dis rien. Un long silence s’installe. Abderhamane : Moi, j’ai déjà travaillé avec un polonais, ils travaillent pas vite les polonais. Ils sont lents, ils sont très, très lents… Pasquier : Et vous Tardieu, vous êtes aussi indispensable je suppose ? Lucien ne répond pas immédiatement. Lucien : Je suis surtout le plus ancien monsieur… et … le plus cher... Il y a de nouveau un silence. Arnaud : De toute façon, si vous l’enlevez lui… il va ressembler à un garage votre hôtel. Il y a que Lulu qui sait les lire les plans. S’il nous guide pas, nous on creuse direct jusqu’à l’autoroute. Ma parole c’est un Apache ! Abderhamane : Et en plus il y a que lui qui sait conduire la pelleteuse.

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Pasquier : Vous, vous avez pas eu le temps d’apprendre en sept ans. Vous savez juste la réparer. Abderhamane confirme d’un petit hochement de tête. Pasquier : Ca va pas se finir comme ça les gars. Vous savez pas dans quoi vous vous êtes engagés. Vous allez tous perdre votre job. Abderhamane : Le plus tard possible inch’allah ! Vos spécialistes ils ont dit que ça allait bientôt redémarrer, la machine. Pasquier observe un instant ces trois drôles de bonhommes, puis repart vers sa voiture.

Lucien : Au fait, puisque vous allez voir le patron, il nous faudrait des nouveaux casques. Les notres ils sont bousillés de partout, c’est pas réglementaire. Si il y a un accident, il va avoir des problèmes. Et c’est pas trop le moment je crois. Pasquier ne répond pas. Abderhamane : Et si c’est possible, mettre une porte à la caravane… Tout le sable y rentre à l’intérieur… Bientôt on va creuser dedans et on va se changer dehors. Pasquier : Et le jeunot, il veut quoi ? Une trottinette ? Une sucette ? Arnaud : Le jeunot, il va te démonter dans deux minutes mon pote… Mais sinon, je veux bien un réchaud pour la chicorée… l’ancien y fait des bulles. Pasquier repart en direction de sa voiture en soupirant de dépit. Les trois hommes l’observent y monter, faire démarrer sa voiture et quitter leur chantier aussi rapidement qu’il est arrivé. Une fois seuls, Ils restent un instant immobiles en échangeant des regards silencieux, puis éclatent de rire de façon quasi simultanée, donnant l’impression de pouvoir enfin relâcher la pression. Abderhamane (en se retournant amusé vers Arnaud) : L’ancien, il fait des bulles … Arnaud : C’est vrai ou pas ? Lucien (avec un soupire de soulagement et en ce courbant) : Il m’a filé la chiasse ce con là ! Arnaud (en saisissant Lucien par les épaules) : Putain ! T’as assuré comme une bête Lulu ! 10

Lucien : Il faut que je boive un petit coup moi. Ils posent leurs outils et repartent en direction de leur petite caravane. Ils y entrent. SEQ 3. INT. JOUR – CARAVANE CHANTIER : A l’intérieur de la caravane, Lucien est toujours assis à sa table. Il est seul. Sa tasse de café, calée entre ses mains, fume encore. Il la fixe, le regard triste. Puis il relève les yeux vers la petite porte et la fixe un long moment, semblant attendre l’arrivée imminente et bruyante de ses deux camarades. Mais personne n’entre. Un silence pesant s’est emparé du lieu. Au bout d’un court instant, il se lève, met son vieux casque et sort. A travers la fenêtre de la caravane, on aperçoit Lucien grimper sur le siège de la pelleteuse et la faire démarrer. Le chantier est vidé de tout autre ouvrier.

FIN.

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