la course à la compétitivité - La Tribune

22 nov. 2013 - VEC VOTRE GESTE DE TRI, VOTRE JOURNAL A PLUSIEURS VIES. » ..... le bon élève de l'Europe et la locomotive de la zone euro. «La zone ...
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LA TRIBUNE DES MÉTROPOLES

COMMUNICATION ET MÉDIAS

Toulouse : les 30 PME les plus innovantes La com’ corporate s’émancipe DU VENDREDI 22 AU JEUDI 28 NOVEMBRE 2013 – NO 68

www.latribune.fr

France métropolitaine - 3 €

Jean-Yves Le Drian « Nous avons sanctuarisé le budget de la recherche. » PAGE 26

Pour le ministre de la Défense, la France doit garder ses compétences technologiques.

EUROPE

LA COURSE À LA COMPÉTITIVITÉ

PAGES 4 à 7

ENTREPRISES

ENQUÊTE

COMMENT ALCATEL- LA TURQUIE LUCENT RÉVEILLE ASSOIFFÉE DE SES BELL LABS PÉTROLE KURDE P. 10-11

INNOVATION

P. 12-13

DES HUMANOÏDES POUR VEILLER SUR LES SENIORS P. 14-15

© SHUTTERSTOCK/ALPHASPIRIT

L 15174 - 68 - F: 3,00 €

« LA TRIBUNE S’ENGAGE AVEC ECOFOLIO POUR LE RECYCLAGE DES PAPIERS. AVEC VOTRE GESTE DE TRI, VOTRE JOURNAL A PLUSIEURS VIES. »

La zone euro a traversé la tempête sans se briser. Le défi est maintenant de retrouver une croissance durable, alors que le chômage explose et que la compétition au sein même de l’Union fait rage.

COULISSES

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Pierre Moscovici « ne fait que de la gestion, il oublie qu’il est un responsable politique ».

Ce propos d’un cadre national du PS résume bien l’opinion de la rue de Solférino sur le ministre de l’Économie et des Finances. Le fait qu’il n’ait pas été mis dans la boucle de l’annonce de la remise à plat de la fiscalité par Jean-Marc Ayrault est un signe remarqué de défiance.

LA VICTOIRE DE LOUIS GALLOIS!?

SOMMAIRE

Le Commissaire général à l’Investissement souhaitait une réduction massive des charges sociales payées par les entreprises de 30 à 50 milliards d’euros. Aux dernières nouvelles, dans la grande « remise à plat » de la fiscalité française annoncée par Jean-Marc Ayrault, la question sera « remise » sur le métier : le crédit d’impôt compétitivité emploi pourrait ainsi bien se muer, en 2015, en une véritable baisse des cotisations pour les entreprises, ce qui aurait l’avantage de le pérenniser.

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On compte les crayons au Medef

C

© ERIC PIERMONT/AFP

harité bien ordonGattaz père avait supnée commence primé la moitié des effecpar soi-même!! tifs de feu le CNPF au Pierre Gattaz, qui début des années 1980 et réclame 100 milliards de que le fils Pierre n’a pas baisse des dépenses de hésité à couper dans les l’État, a lancé un audit de effectifs de l’entreprise l’organisation patronale, familiale Radial. Cela râle pour augmenter la prod’autant plus que la ductivité et les process, rigueur n’est pas à tous dans le but de réaliser les étages : de haute lutte, rapidement des écono- Pierre Gattaz, inspiré par l’exemple les vice-présidents Patrick Bernasconi, mies. Objectif : répondre de son père, Yvon"? Geoffroy Roux de à la pression des fédéraBézieux, Jean-Claude tions de réduire les frais généraux des 200  salaVolot et Thibault Lanriés de l’avenue Bosquet, xa de ont placé un à Paris, siège de l’organihomme à eux au siège. Du sation patronale, et ainsi coup, les équipes internes préparer une baisse des ne savent plus à quel saint se vouer. Surtout ressources du Medef. que, depuis l’affaire des Un « cost killer » a été recruté par Pierre Gattaz en la personne de « cartons jaunes » brandis contre la politique l’ancien DRH de la CCI de Lyon, Jean Veley. de François Hollande, l’ambiance est tendue Avec le directeur général, Michel Guilbaud et au sein du patronat (l’Afep a exprimé son Olivier Gainon (le dircab de Pierre Gattaz), désaccord sur la méthode). La création du Veley fait passer le message aux « troupes »… compte pénibilité relance la guerre entre les Avec sa litanie de petites maladresses : plus de fédérations de l’Industrie et des Services sur taxis, voyages en seconde et suppression des la question de la mutualisation. Pour calmer le bouteilles d’eau... Du coup, la révolte gronde jeu, Pierre Gattaz a proposé à l’Élysée de négoau sein des équipes qui se souviennent que cier un pacte pour la croissance et l’emploi. T

Ça râle fort au siège du patronat où un « cost killer » doit mettre les troupes au régime…

Ben Bernanke fait flamber le Bitcoin Le prix de « l’or numérique » n’en finit plus de monter. Après avoir furtivement franchi, dimanche, la barre des 500 dollars, le Bitcoin, la monnaie virtuelle qui flambe sur Internet, flirte avec les 800 dollars. Cet enthousiasme viendrait de l’intervention du président de la Réserve fédérale américaine. Dans une lettre adressée le 18 novembre à la commission de la sécurité intérieure, Ben Bernanke a en effet donné son aval à la nouvelle monnaie apatride, en présentant le Bitcoin

COULISSES > On compte les crayons au Medef.

L’ÉVÉNEMENT 4-7 Quel modèle post-crise en zone euro!? > Irlande, Grèce, Espagne : trois pays en retournement. > Entre casino et gaz, le cœur de Chypre balance.

8 9 10 11

comme une bonne alternative à l’actuel transfert d’argent dans le monde entier. La valeur de la devise électronique créée en 2009, qui n’est gérée par aucun État ni banque centrale, a augmenté de plus de 5#000#% cette année. Le Bitcoin séduit. À tel point que le Canada a même inauguré le premier distributeur automatique de Bitcoins. Et la société qui les commercialise aurait d’ores et déjà reçu des commandes d’une vingtaine de pays. De quoi convaincre de nouveaux amateurs#?

les marchés financiers, la détérioration de l’économie de la Grèce depuis quelques années avait entraîné son retrait des indices des pays développés. La république hellénique devrait prochainement intégrer les indices des pays émergents, avec une pondération sensiblement plus importante, ce qui devrait lui permettre d’attirer davantage de capitaux.

Les assureurs contents de Bernard Spitz Le

lobbying des assureurs a payé, et les membres de la FFSA, la puissante fédération présidée par Bernard Spitz, proche de la gauche, sont assez satisfaits de l’arbitrage final sur l’assurancevie. Création d’un contrat euro-croissance à long terme, mais sans pénalisation fiscale, au contraire des souhaits du rapport Berger-Lefebvre. Création d’un contrattransmission pour les épargnants disposant de plus de 1 million d’euros. Autant de bons arguments commerciaux pour les compagnies au moment où la collecte est déstabilisée par la volatilité réglementaire et fiscale et par la baisse des rendements.

Bernard Spitz.

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LE BUZZ

L’ENQUÊTE La Turquie assoiffée de pétrole kurde… ENTREPRISES & INNOVATION Des humanoïdes pour veiller sur les seniors. L’industrie du luxe veut retrouver tous ses sens. Yahoo vend ses vieux «.com » avant le Big Bang de 2014.

LES IDÉES / LES CHRONIQUES 21

Pourquoi les électriciens doivent se réinventer.

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L’écotaxe, une fable sur les errances de l’État.

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Rêve d’économiste, cauchemar de fiscaliste.

24 « C’est l’accumulation de mesures fiscales qui a fait déborder le vase. » Par Frédéric Tristram. 25

Forêt verticale et villes vertes. Par Francis Pisani. > LE CARNET DE FLORENCE AUTRET À BRUXELLES

L’ŒIL DE PHILIPPE MABILLE

Fiscalité : la boîte de Pandore. Web TV de latribune.fr Les compagnies aériennes du Golfe affichent leur puissance. Alcatel-Lucent veut se réinventer en réveillant ses Bell Labs. Michel Combes : « Le basculement vers le cloud définit notre avenir. »

MARCHÉS : LE RETOUR DE LA GRÈCE Sur

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TERRITOIRES / FRANCE Les vins du Languedoc veulent griser la perfide Albion.

TERRITOIRES / INTERNATIONAL 20 Monaco drague les petites start-up de la Côte d’Azur.

Et ma PAC, c’est du poulet!? L’INTERVIEW 26

Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense : « Nous avons sanctuarisé le budget de la recherche. »

© GUILLAUME BAPTISTE/AFP

© ERIC PIERMONT/AFP

Cash-cash Selon un financier de la place, il faut surveiller de près l’augmentation de la rotation du réassort de billets de banque dans les DAB. Celle-ci a été particulièrement importante ces derniers mois, ce qui serait le signe que l’économie fonctionne avec plus de billets en circulation qu’auparavant, ce qui serait cohérent avec les augmentations des paiements en liquide et la montée du travail illégal. Mais, la Banque de France a démenti avoir révisé à la hausse le volume de sa production de billets. « Aucune augmentation de la demande de billets n’a été constatée ces derniers mois », assure-t-elle.

© CHRIS KLEPONIS/AFP

VENDREDI 22 NOVEMBRE 2013 LA TRIBUNE

2,6

L’ÉVÉNEMENT

milliards d’euros

C’est l’excédent primaire, hors service de la dette, dégagé par la Grèce entre janvier et octobre 2013. La troïka avait prévu un déficit de 3 milliards d’euros.

© ERIC PIERMONT/AFP

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LA TRIBUNE VENDREDI 22 NOVEMBRE 2013

La zone euro est la région du monde dont les fondamentaux économiques sont les plus solides. » MARIO DRAGHI, PRÉSIDENT DE LA BCE, LE 7 NOVEMBRE 2013.

L’Allemagne surveillée

La Commission a déclenché un examen approfondi des déséquilibres macroéconomiques allemands, une procédure formelle mais inédite pour Berlin, toujours vu comme le bon élève de l’Europe et la locomotive de la zone euro.

QUEL MODÈLE POST-C! LES FAITS La crise ouverte en 2009 semble s’apaiser. La longue récession s’achève, les pays « sous programme » relèvent la tête. L’euro a traversé la tempête et survécu. LES ENJEUX Le défi est désormais pour l’Europe de retrouver la voie d’une croissance durable, alors que la compétition mondiale est féroce et que la déflation menace. ment ralentie et n’est plus que de 3!% en rythme annuel au troisième trimestre. Pour tous ces eprise, début d’une pays, la Commission européenne lente convalescence table sur une reprise en 2014. ou entrée dans une Sans surprise, pour ces pays, la interminable période lueur d’espoir est venue des exporde croissance faible!? tations. La baisse des salaires et les Tenter d’y voir clair dans l’avenir réformes du marché du travail ont économique de la zone euro n’est fini par améliorer la compétitivité pas chose aisée. Certes, la longue des entreprises qui vendent à période de récession de l’Union l’étranger et par compenser, entièéconomique et monétaire, com- rement ou en partie, le recul de la mencée à l’automne 2011, semble demande intérieure. C’est là une terminée depuis le printemps der- bonne nouvelle pour les situations nier. Au troisième trimestre, le PIB budgétaires de ces pays qui, de de la zone euro a enfin retrouvé le façon globale, s’améliorent. L’Irchemin de la croissance, après six lande, un des pays dont l’industrie semaines de contraction. Une a le plus rapidement profité de la croissance faible de 0,3!%, ternie stratégie de « dévaluation interne », immédiatement par un accès de entend ainsi sortir dès le faiblesse dès le trimestre suivant : 15 décembre du programme d’aide. entre juillet et septembre, la Le Portugal assure qu’il en fera richesse de la zone euro n’a pro- autant en juillet 2014. Pendant ce gressé que de 0,1!% temps, ces pays reviennent dans les En réalité, les nouvelles les plus tablettes des investisseurs qui y encourageantes viennent flairent les bonnes affaires sans doute des pays (lire page 6). « sous programme » qui La stratégie de « dévaluation compétitive » ont bénéficié du soutien financier de leurs partevisant à « ajuster » rapinaires européens et du c’est la hausse dement les économies en prévisible FMI. À l’exception de du PIB grec, crise était-elle donc la bonne!? Ce qui est cerChypre qui subit de plein en 2014, selon fouet le contrecoup du Bruxelles. tain, c’est qu’elle a rempli « plan de sauvetage » mis Après un recul son rôle : abaisser les coûts pour améliorer la en place en mars dernier cumulé de depuis compétitivité des pays. (lire page 7), la situation 24!% 2009… Mais ce n’est là qu’une semble s’améliorer dans ces pays. Le Portugal a première étape. Il faut à ainsi été couronné champion présent que le moteur des exporeuropéen de la croissance au deu- tations tourne suffisamment longxième trimestre avec une progres- temps et à un régime suffisamment sion sur trois mois de 1,1!%. L’Es- soutenu pour alimenter le reste de pagne est également sortie de la l’économie, d’abord les investisserécession. Même en Grèce, la ments, puis la consommation. Car contraction du PIB s’est nette- pour le moment, cette croissance ROMARIC GODIN

R

0,6!%

uniquement alimentée par les exportations est bien trop faible. Le Portugal est ainsi revenu au troisième trimestre à une croissance de seulement 0,2!%. En 2014, Bruxelles prévoit 0,6!% de hausse du PIB pour la Grèce, après un recul cumulé de 24!% depuis 2009… LE FREIN DU POIDS IMMENSE DE LA DETTE PUBLIQUE

Cette deuxième phase du redressement des pays périphériques sera bien plus délicate et elle prendra du temps. Dans certains pays, comme la Grèce, il faudra reconstituer un véritable secteur exportateur au-delà du seul tourisme qui a maintenu ses performances cet été, en raison des troubles au Maghreb et au Proche-Orient. Dans d’autres, comme l’Espagne, il faudra le diversifier et le moderniser. Rien ne pourra donc se faire sans investissements étrangers et sans crédits bancaires. Or, les secteurs bancaires de ces pays restent très frileux et très dépendants de la BCE. Selon Crédit Suisse, le coût d’un crédit dans les pays de la périphérie demeure trois fois plus élevé que dans les pays « cœur » de la zone euro. L’institution de Francfort n’a toujours pas trouvé la martingale pour rétablir la transmission de sa politique monétaire et alimenter en liquidités les entreprises qui voudraient investir. Rien ne pourra non plus se faire sans stabilité politique. Or, dans cette première phase, les économies sont encore loin de pouvoir créer suffisamment d’emplois pour faire reculer le chômage.

Avec un chômage de masse, la stabilité politique est toujours menacée. En Grèce, en Espagne ou au Portugal, les majorités gouvernementales sont très impopulaires. Les mouvements de contestation de l’austérité, comme le Sinn Fein en Irlande, Syriza en Grèce, la CDU portugaise ou IU en Espagne ont, en revanche, le vent en poupe. Rien, enfin, ne pourra se faire tant que la dette publique continuera d’étrangler ces économies.

Malgré des excédents budgétaires primaires, la Grèce et le Portugal doivent compter avec le poids immense de leur dette publique. Pour financer cette dette, ils devront soit revenir dès l’an prochain sur le marché – ce qu’ils envisagent de plus en plus sérieusement – soit faire à nouveau appel au Mécanisme européen de stabilité (MES). Mais dans les deux cas, ceci signifie dégager des excédents primaires de leurs bud-

«

VENDREDI 22 NOVEMBRE 2013 LA TRIBUNE

Nous voyons des similarités entre la situation de la zone euro aujourd’hui et celle du Japon voici vingt ans quand une longue période de déflation a débuté. » STEWART ROBERTSON, CHEF ÉCONOMISTE CHEZ AVIVA INVESTORS

68,8"%

C’est la baisse du déficit commercial espagnol au cours du premier semestre 2013, obtenu grâce à une hausse de 6!% des exportations.

«

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Si l’Allemagne prend des mesures pour soutenir sa demande intérieure et la France […] pour soutenir sa compétitivité, elles rendront un grand service à toute la zone euro. » OLLI REHN, COMMISSAIRE AUX AFFAIRES MONÉTAIRES ET ÉCONOMIQUES

!RISE EN ZONE EURO!? pacte budgétaire, sont les instruments de cette volonté d’intégration. Surtout, elle a acquis une vraie identité. Ce n’est plus une sous-classe de l’Union européenne comme avant la crise, c’est désormais un ensemble doté de ses propres règles et de ses propres institutions. L’UEM FACE AU RISQUE D’UNE DÉFLATION ACCÉLÉRÉE

gets toujours plus élevés et, donc, ne pas ralentir la politique d’austérité. Sans mesures supplémentaires de restructuration de la dette, ces pays – qu’ils restent ou non dans le cadre d’un programme d’aide – vont devoir encore se serrer la ceinture et maintenir ainsi une forte tendance récessive sur la demande intérieure. Une tendance qui ne favorisera ni la croissance, ni l’investissement, ni le crédit bancaire…

Les pays « périphériques » ne sont donc pas tirés d’affaire. Pas plus que la zone euro en général, du reste. Certes, elle a traversé la tempête sans se briser. L’existence de la monnaie unique semble assurée. Certes, elle s’est dotée – ou tente encore de se doter – de nouvelles institutions et de nouvelles règles pour « intégrer » ses économies. Le MES, l’Union bancaire, le « semestre européen », le « two-pack », le « six-pack » et le

Mais tout ceci reste encore un vaste chantier. Le pacte budgétaire n’entrera en vigueur réellement qu’en 2018"; les Européens n’ont toujours pas trouvé la bonne formule pour le cœur de l’Union bancaire, son mécanisme de résolution"; l’euro a été « sauvé » par la menace d’un programme de rachat illimité d’obligations d’État, l’OMT, dont la BCE ne veut surtout pas se servir"; l’application des mécanismes de surveillance budgétaire fait grincer beaucoup de dents, notamment à Paris. Or, dans les mois qui viennent, l’Union économique et monétaire (UEM) risque d’affronter une nouvelle vague de la crise et va devoir conjurer une menace redoutable : la déflation. Alimentée par les baisses continuelles des demandes intérieures et par le manque d’entrain des banques à prêter, la désinflation s’est accélérée en octobre dans la zone euro. Le taux d’inflation y est passé de 1,1"% à 0,7"% en un mois. En Grèce, où la chute des prix atteint 2"%, la déflation est avérée. À Chypre, au Portugal, en Espagne, le taux d’inflation est passé en territoire négatif. Sans croissance solide, ce phénomène pourrait s’accélérer. Le secteur bancaire, soucieux d’assainir son bilan et de faire face aux règles prudentielles futures et aux « stress tests » de l’Union bancaire prévus l’an prochain, ne prendra aucun risque dans sa distribution de crédit. L’économie pourrait continuer à manquer de carburant. La BCE a certes affirmé sa volonté d’agir. Le 7 novembre, elle a, à nouveau, abaissé son taux directeur à 0,25"% et confirmé sa volonté de maintenir ce taux « durablement à ce niveau ou plus bas » (c’est le fameux forward guidance) et elle a assuré qu’elle avait « encore des munitions » pour lut-

ter contre la déflation. Mais jusqu’à présent, les efforts de Mario Draghi, le président de la BCE, ont été vains pour compenser la pression déflationniste. Le danger n’est pas mince. Si les prix baissent, les salaires devront suivre. Sinon, la rentabilité des entreprises s’effondrera et le chômage explosera. Mais si les salaires baissent à un rythme plus rapide que les prix, ceci contractera encore la demande interne. L’équilibre sera donc difficile à trouver. Le risque, c’est tout simplement l’explosion du chômage et la rechute dans une longue récession. Une « décennie perdue » à la japonaise semble dans ces conditions presque un scénario optimiste. Et il n’est pas sûr que la fragile construction de la zone euro, décrite précédemment, résiste longtemps à une telle tempête. Mais même si c’était le cas, même si la déflation était évitée, que deviendrait la zone euro"? De la crise est sortie une zone euro construite sur de nouvelles fondations. Désormais, l’ambition de chaque pays doit être d’améliorer sa compétitivité. Non pas seulement dans l’absolu, mais aussi visà-vis de ses « partenaires ». Tous les mécanismes institutionnels mis en place visent ce but. L’intégration à laquelle on veut désormais parvenir n’est pas la création d’un « système économique européen » d’échange et de solidarité, mais bien plutôt une unification du modèle économique dans chacun des 18 pays qui, avec l’entrée de la Lettonie le 1er janvier prochain, formeront la zone euro. Ce modèle est celui d’économies fondées sur la dynamique des exportations et financé par des excédents. LE REFUS ALLEMAND DE L’« UNION DES TRANSFERTS »

Mais en réalité, cette unification conduit moins à une union qu’à une somme de pays tous en concurrence les uns avec les autres qui, pour améliorer leurs positions, n’ont d’autres ressources, puisqu’ils partagent tous la même monnaie, que de réduire le coût de la main-d’œuvre, donc de contracter les demandes intérieures. L’alternative serait l’innovation. Mais l’innovation coûte cher, en temps et en argent. Dans

une logique de compétition acharnée, les dépenses de recherche et développement font souvent les frais des réductions de coûts. La logique de la nouvelle zone euro est donc celle d’une compétition interne accrue. La France pourrait en faire rapidement l’amère expérience. Confrontée à la concurrence d’une Espagne qui a baissé massivement les coûts sur des produits similaires, elle devra elle aussi en passer par des « réformes structurelles » et accepter des sacrifices. Le prix en sera sans doute, comme chez ses voisins méridionaux, une longue récession.

«

La logique de la nouvelle zone euro est celle d’une compétition interne accrue. La France pourrait en faire rapidement l’amère expérience. »

Une telle zone euro serait-elle plus solide"? Rien n’est moins certain. D’abord, son économie dépendrait encore plus fortement des aléas de la conjoncture mondiale. Un modèle plus équilibré permet de mieux encaisser les chocs. Ensuite, un tel projet économique fondé sur les dévaluations internes renforce l’identification dans la population entre l’euro et les « réformes douloureuses ». Il renforce donc les mouvements de contestation antieuropéens qui devraient déjà triompher lors des élections européennes des 22 et 25 mai prochains. Enfin, en se définissant autour du refus allemand d’une « union des transferts », la nouvelle architecture économique et institutionnelle de la zone euro réduit la solidarité intereuropéenne au profit d’une compétition entre les pays de l’UEM. Loin d’intégrer l’Europe, elle crée donc les conditions d’un plus fort repli national. L’Europe n’est donc pas forcément sortie renforcée de cette « solution » trouvée à la crise…T

© GEORGES GOBET/AFP

L’ÉVÉNEMENT

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L’ÉVÉNEMENT LA TRIBUNE VENDREDI 22 NOVEMBRE 2013

IRLANDE, ESPAGNE, GRÈCE, TROIS PAYS EN RETOURNEMENT Nos trois correspondants au Royaume-Uni, en Espagne et en Grèce le constatent : les pays les plus fortement frappés par la crise de la zone euro, avec le Portugal et Chypre, ont fait une partie du chemin pour bénéficier d’un rebond économique. Certes, les efforts ont été

socialement rudes. Mais ils commencent à payer avec, pour l’Irlande, l’Espagne et la Grèce, un modèle commun fondé sur la course à la compétitivité pour doper les exportations. Au point d’en refaire de sérieux concurrents, pour la France et l’Allemagne.

3.

LA GRÈCE, NOUVEL ELDORADO DES INVESTISSEMENTS ÉTRANGERS

1.

L’Irlande se relève. Lentement. Après plus de quatre années de crise, son ministre des Finances, Michael Noonan, a annoncé que Dublin ne demandera pas une prolongation de son programme d’aide auprès des institutions internationales, qui avaient accepté de lui prêter 85 milliards d’euros à la fin de l’année 2010. Même si le pays a prévu de ne pas pouvoir rembourser cette dette avant 2042, l’optimisme semble enfin de retour : l’économie nationale a enregistré une croissance du produit intérieur brut de 0,4!% au second trimestre, après trois trimestres de contraction consécutifs, et une croissance de 2,7!% est attendue pour 2014. Pour y arriver, le gouvernement du Premier ministre Enda Kenny a tout d’abord réduit les dépenses publiques. Il a visé avant tout les fonctionnaires (licenciement de 12!% d’entre eux entre 2008 et 2015, baisse de leurs salaires et conditions de retraite moins favorables pour les nouveaux embauchés) et les prestations sociales (réduction de quasiment un tiers de l’allocation de recherche d’emploi, baisse ou disparition de nombreuses aides aux retraités, fermeture de crèches, etc.). Il a ensuite augmenté les impôts indirects, au premier rang desquels la TVA et les taxes sur les alcools et les cigarettes.

© GEORGES GOBET/AFP

CETTE POLITIQUE AYANT COUPÉ tout souffle à la consommation intérieure, il a dû accentuer l’ouverture visà-vis des investisseurs internationaux. Le taux d’imposition des entreprises basées sur son sol s’élève actuellement à 12,5!%, ce qui en fait l’un des plus faibles d’Europe. Les lois du travail se sont durcies vis-à-vis des employés : des critères plus restrictifs ont par exemple été mis en place pour l’attribution des congés maladie et la perception d’indemnités de licenciement. Le coût du travail redevenu compétitif, les investissements ont repris. Facebook, Google, Intel et Microsoft ont ainsi installé ou maintenu leur base européenne en Irlande. Parallèlement, 62!% des membres de l’Association des exportateurs irlandais ont annoncé avoir augmenté leurs ventes en 2013. « De nombreuses sociétés ont appris de la récession qu’elles se reposaient trop sur l’économie nationale », explique Colin Lawlor, le président. « Elles ont donc cherché de nouveaux marchés à l’étranger et ont ainsi réduit leur vulnérabilité. » Cet opportunisme et cette adaptabilité, véritables bouées de sauvetage de l’économie irlandaise, se transformeront en atouts majeurs lorsque la demande intérieure reprendra. Ce qui ne prendra pas forcément cinq nouvelles années. T T. DE B.

Pour sortir de la récession, la politique du Premier ministre irlandais, Enda Kenny, a consisté à réduire les dépenses publiques tout en augmentant les impôts.

© OPEL PR

LE TIGRE IRLANDAIS RUGIT DE NOUVEAU

La production de l’Opel Mokka quitte la Corée du Sud pour Saragosse, en Espagne, où le coût du travail a chuté.

2.

L’ESPAGNE SE VOIT EN « CHINE » DE L’EUROPE

Après deux ans de récession, Madrid a renoué avec la croissance au troisième trimestre 2013. Le rebond reste discret (0,1!%), dans un contexte de chômage record (26!%), mais il s’accompagne de signaux positifs qui laissent entrevoir, selon le gouvernement, « une sortie du tunnel ». Les investisseurs semblent avoir rayé le pays de leur liste noire. « Viva España, clamait récemment Morgan Stanley. Concernant les réformes structurelles, l’Espagne, par rapport à ses voisins, représente un cas exemplaire d’avancées dans le secteur financier, le marché du travail et le cadre fiscal. » Preuve de cette détente sur le front financier, la prime de risque a chuté, loin des 640 points de juillet 2012, qui entravaient l’accès aux marchés. « NOUS SOMMES EN TRAIN DE PASSER DU BTP à un modèle basé sur la compétitivité et l’exportation », a expliqué le ministre des Affaires étrangères. L’éclatement de la bulle immobilière est passé par là. Après avoir longtemps misé sur le bâtiment, qui en 2007 représentait 18!% du PIB, l’Espagne, quatrième économie de la zone euro, veut s’appuyer sur l’export : désormais, les ventes à l’extérieur couvrent plus de 30!% du PIB. Un mouvement qui s’accompagne d’une compétitivité accrue, les salaires ayant chuté. Entre 2010 et 2012, le coût du travail a baissé de 7!%. L’économiste Venancio Salcines, de l’École de finances de La Corogne, confirme : « La grande révolution, c’est le nombre de PME, dans tous les secteurs, qui se sont joints à cette nouvelle dynamique [de l’export, ndlr]. Il est certain aussi que des secteurs industriels, comme l’automobile, se repositionnent par rapport au nouveau marché du travail. Certains fabricants, comme General Motors, sont en train de déménager leur production de la Corée du Sud vers l’Espagne. Je pense notamment à l’Opel Mokka, qui sera produite à Saragosse pour profiter des coûts moindres, en Espagne, de la logistique et de la production, qui compensent largement le coût horaire moindre d’un travailleur coréen. » Outre l’automobile, le textile et la fabrication de jouets pourraient eux aussi en profiter. Et amorcer un retour du « made in Spain »!? Dans une note, Patrick Artus, analyste chez Natixis, écrit : « Avec l’avantage de coût salarial par rapport à l’Allemagne, la France, l’Italie, mais aussi avec la faiblesse de l’effort de R&D, la moindre qualification de la population active, le rôle futur de l’Espagne semble devoir être le centre de production milieu de gamme pour les entreprises européennes et le marché européen. L’Espagne jouerait pour l’Europe à peu près le même rôle que la Chine pour le monde depuis la fin des années 1990. » De nouvel eldorado dans les années 2000, l’Espagne va-t-elle se muer en « usine » de l’Europe!? T G.N.

« La Grèce est de retour avec des idées neuves. » Mark Mobius, gestionnaire du fonds de 40 milliards de dollars auprès de Franklin Templeton, est revenu optimiste de sa visite à Athènes, en septembre dernier. Pour ce « gourou des marchés émergents », le pays redevient une aubaine pour les investisseurs étrangers. Lui-même envisage d’investir dans le pays d’ici un an. « Les prix et salaires sont plus bas et la main-d’œuvre reste toujours très qualifiée. Le pays demeure attractif pour sa géographie, son tourisme, ses énergies renouvelables, son secteur bancaire… », vante par ailleurs l’économiste grec Nikoalos Georgikopoulos, coordinateur d’un rapport sur les investissements en Grèce. L’ATTRACTION ET LA FACILITATION des IDE, perçues comme un facteur clé de la croissance économique et la création d’emplois, sont désormais une priorité. Ainsi, les milliers de privatisations (ports, compagnie d’électricité, des eaux…), censées renflouer les caisses de l’État (entre 9 et 20 milliards d’euros d’ici à 2015), sont surtout destinées aux portefeuilles étrangers. Depuis juin 2012, le Premier ministre conservateur, Antonis Samaras, a entamé une tournée mondiale pour les séduire. L’agence des privatisations, Tapeid, s’occupe ensuite de gérer les appels d’offres.

Mark Mobius, gestionnaire de fonds auprès de Franklin Templeton, envisage de revenir en Grèce, où les salaires sont plus bas et la main-d’œuvre toujours qualifiée…

Ces privatisations s’ajoutent à une large réforme du secteur public, la recapitalisation bancaire et une certaine « stabilité politique », selon Nikoalos Georgikopoulos, qui créent « un environnement plus favorable loin de la menace de Grexit ». Ces réformes, surveillées de près par la troïka, engendrent néanmoins la colère d’une grande partie de l’opinion publique qui dénonce « des politiques catastrophiques pour les citoyens » et un chômage en hausse (27,4!%). Mais pour Stephanos Issaias, président de l’Agence étatique Invest In Greece : « La Grèce change de mentalité. Les années précédentes, la Grèce a érigé des hautes barrières d’entrée. Désormais nous avons réussi à ouvrir cette économie fermée. » D’autres lois d’incitation à l’investissement ont été mises en place, à l’image de la création d’une autorité de gestion centralisée des licences, qui permet de faciliter les démarches d’installation. Une aide à l’achat immobilier vient d’être instaurée, face à la pression des clients Russes, Chinois, Qatari… le pays accordera un permis de séjour de cinq ans à l’acheteur, à son conjoint et à ses enfants mineurs, pour tout achat ou location de 250!000 €. Enfin, concernant les PME, un fonds d’investissement de 50 millions d’euros a été initié par la BEI, la Grèce et la CE pour leur venir en aide. T E.P.

© KOBAL/THE PICTURE DESK/ALLEGRO FILMS/AFP

TRISTAN DE BOURBON, À LONDRES, GRÉGORY NOIROT, À MADRID ET ELISA PERRIGUEUR, À ATHÈNES

L’ÉVÉNEMENT

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VENDREDI 22 NOVEMBRE 2013 LA TRIBUNE

ENTRE CASINO ET GAZ, LE CŒUR DE CHYPRE BALANCE

REPORTAGE - Le sauvetage de l’île d’Aphrodite a ruiné le schéma d’une économie irriguée par les dépôts bancaires. Désormais, le salut du pays réside dans le projet de casino géant ou dans l’exploitation du gaz naturel qui dort dans ses eaux territoriales.

ROMARIC GODIN, À CHYPRE

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© STAVROS IOANNIDES/PIO/AFP

ans les rues de Nicosie, on n’échappe pas à la crise. Le nombre de boutiques fermées ou à vendre frappe d’emblée. Les inspecteurs de la troïka, formée des représentants de la Commission européenne, de la BCE et du FMI, l’ont confirmé le 7 novembre dernier. La récession qui frappe Chypre depuis 2012 va s’accélérer : le PIB devrait reculer de 7,7!% cette année et de 4,9!% l’an prochain. Mais le pire ne réside peut-être pas dans ce que les officiels chypriotes et européens qualifient sobrement de « correction nécessaire ». Le pire, c’est peutêtre que l’île ne dispose tout simplement plus de modèle économique. Un modèle qui, jusqu’ici, se fondait directement ou indirectement sur l’importance des dépôts bancaires, notamment ceux en provenance de l’ex-URSS. Des dépôts qui ont pu s’élever jusqu’à sept fois le PIB chypriote et qui irriguaient l’économie. En ciblant ces dépôts dans leur « plan de sauvetage », les bailleurs de fonds de Chypre contraignent l’île à trouver un nouveau modèle. Et c’est là que le bât blesse. Que sera l’économie chypriote de demain!? Le ministre des Finances, Haris Georgiades, se retranche derrière un illusoire retour en arrière : le « plan d’ajustement » rétablira la confiance dans le secteur bancaire. Certes, avec son taux d’impôt sur les sociétés de 12,5!% (augmenté de 2,5 points, selon la demande européenne) et avec sa tradition légale et comptable britannique, Chypre conserve des atouts majeurs pour

redevenir une place offshore. Mais, dans ce domaine, la concurrence est rude et l’expérience chypriote va longtemps rester dans les mémoires. En un an, les retraits dans les banques chypriotes ont représenté un tiers du total. La confiance ne se décrète pas et la retrouver prendra du temps. Alors, enflammé par les satisfecit de la troïka, Haris Georgiades rêve d’un destin à l’irlandaise pour son pays. Mais si l’Irlande a aussi souffert de son secteur bancaire hypertrophié, elle était avant la crise une nation industrielle et exportatrice. Pas Chypre, dont le très petit secteur manufacturier (6!% du PIB) est la première victime de la pénurie de crédit dans l’île. Reste le tourisme, secteur traditionnellement fort de l’économie chypriote. « Le tourisme est la plus immédiate opportunité de croissance », affirme ainsi Giorgos Lakkotrypis, ministre en charge de l’Énergie, de la Communication, de l’Industrie et du Tourisme. Pourtant, là encore, rien n’est acquis. Chypre perd en effet du terrain sur un marché où elle

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Le tourisme est la plus immédiate opportunité de croissance. » GIORGOS LAKKOTRYPIS, MINISTRE EN CHARGE DE L’ÉNERGIE, DE L’INDUSTRIE ET DU TOURISME

est perçue comme une destination haut de gamme. En 2013, à la différence de la Grèce ou de l’Espagne, le pays n’a pas profité des troubles au Maghreb et au Moyen- Orient. Les arrivées seront en baisse de 3 à 4!%. Si les Russes, Ukrainiens et Israéliens sont de plus en plus nombreux, Allemands et Britanniques se font plus rares. CASINO, GOLF… LE RÊVE D’UN NOUVEAU MACAO

Certes, les perspectives sont plus optimistes pour les années qui viennent. L’ajustement des salaires, l’ouverture de nouvelles lignes aériennes low cost ou le développement des marinas vont aider. Mais la concurrence est rude en Méditerranée. Et pas plus loin que de l’autre côté de la ligne verte, en zone occupée par la Tur-

La plate-forme de forage Homer Ferrington, au large des côtes chypriotes. [CHRISTOS AVRAAMIDES/PIO/AFP]

quie, où l’on tente de séduire les touristes européens avec des prix attractifs. Bref, il faut faire plus. D’où l’idée de la construction d’un casino géant au centre d’un vaste ensemble touristique de golfs et d’hôtel de luxe pour attirer les riches de l’ex-URSS, du MoyenOrient et d’ailleurs. Giorgos Lakkotrypis fonde beaucoup d’espoir sur ce projet : « Ce sera pour nous un élément de changement majeur, affirme-t-il. Les États voisins ne disposent pas d’un complexe de jeu de hasard haut de gamme comme nous voulons en construire un. Nous pouvons devenir le Macao de la Méditerranée », conclut-il. Le projet, un temps contesté, ne fait plus guère l’objet de discussions à Chypre où la crise a détruit tous les remords. Reste pourtant à définir un lieu et, surtout, à construire un financement de plusieurs milliards d’euros. Ce sera le plus difficile. L’investissement devra nécessairement venir de l’étranger. Et compte tenu de l’environnement financier chypriote, il faudra sans doute accorder de larges concessions aux investisseurs pour les convaincre de porter ce projet. Mais à l’échelle d’une économie de 17 milliards d’euros, ce projet peut constituer l’embryon d’un nouveau modèle économique. Pas forcément plus vertueux que le précédent… Du « casino financier » dénoncé en début d’année par le SPD allemand, Chypre sera simplement passée au casino réel…

La grande affaire de Chypre, ce qui soutient encore les espoirs de tout le monde à Nicosie, du chauffeur de taxi au ministre, c’est cependant le gaz. Le pays semble n’avoir qu’une seule idée : « Tenir en attendant le gaz. » La présence de gaz naturel dans le sous-sol de la zone maritime exclusive chypriote, divisée par le gouvernement en douze blocs d’exploration et d’exploitation, est certaine. Six blocs ont déjà été attribués par Nicosie pour l’exploration et l’exploitation, dont deux à Total qui, selon Giorgos Lakkotrypis, « cherche aussi du pétrole ». AU MOINS 250 ANS DE RÉSERVES DE GAZ

Et les chiffres donnent le tournis au ministre : « Dans le seul bloc 12, on estime que les réserves de gaz représentent deux cent cinquante  ans de consommation de Chypre. » Chypre voit grand. Outre l’exploitation de son propre gaz, le pays entend devenir un hub énergétique avec la création à Vassilikos, près de Larnaka, sur la côte Sud, d’un terminal de liquéfaction du gaz naturel qui pourrait en faire une plate-forme pour le gaz des pays voisins, le Liban et Israël. De quoi emballer Giorgos Lakkotrypis : « Notre modèle, c’est celui de la Norvège ou du Koweït. Nous voulons exploiter nos ressources gazières sur un mode durable et établir un fonds souverain… » Pourtant, la route est encore longue. Car le gaz n’est pas encore sorti du sous-sol et l’exploitation ne

pourra pas commencer avant la fin de la décennie. Ensuite, devenir un « hub énergétique » demande des ressources que, comme pour le casino géant, Chypre n’a pas : il faut construire l’usine de Vassilikos, mais aussi les gazoducs jusqu’à elle, dans des conditions géologiques parfois difficiles. Mais surtout, les espoirs pourraient dépasser la réalité. Le chiffre mis en avant par Giorgos Lakkotrypis concernant le bloc 12 est en réalité une révision à la baisse des prévisions réalisées par la firme israélienne Noble qui explore ce bloc. Une étude du MIT parue à la fin d’octobre est venue mettre en garde Nicosie. L’ensemble de l’investissement nécessaire à l’exploitation du gaz s’élèverait à près d’un quart du PIB chypriote. « Le développement du gaz naturel est si nouveau dans cette région et le marché mondial du gaz si changeant qu’il y a beaucoup d’incertitudes autour de ces projets », explique au quotidien Cyprus Mail Sergey Paltsev, auteur de l’étude, qui incite le gouvernement à la prudence avant d’investir. Sans compter que les relations avec la Turquie compliquent la donne. Ankara lorgne aussi le gaz chypriote et s’est déjà montrée menaçante. Bref, Chypre n’est pas encore la Norvège du Sud. Et en attendant, les ressources demeurent plus que jamais incertaines, le plan d’ajustement, des plus lourds et le modèle économique nouveau, bien fragile.T

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« Arnaud Montebourg est un soutien de l’économie. Sur bien des domaines, il a l’appui d’un certain nombre de chefs d’entreprise, aussi curieux que ça puisse vous paraître. » IL A OSÉ LE DIRE

BERNARD ARNAULT, PRÉSIDENT DE LVMH, MARDI 19 NOVEMBRE, SUR BFM BUSINESS.

L’ŒIL DE PHILIPPE MABILLE

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ien joué!! Coincés dans les cordes par la fronde fiscale, François Hollande et JeanMarc Ayrault ont, comme l’équipe de France de football face à l’Ukraine, trouvé des ressources insoupçonnées pour reprendre l’offensive. La « remise à plat » annoncée par le Premier ministre de la fiscalité française est une contre-attaque politique habile qui redonne au pouvoir l’ingrédient le plus précieux : le temps. Le gouvernement s’est donné six mois, jusqu’à la préparation du budget 2015, pour concevoir, avec les partenaires sociaux et la majorité, une réforme fiscale dont l’objectif, tel qu’il a été exprimé, apparaît double : réhabiliter l’impôt, aujourd’hui décrié, en le rendant plus simple, plus juste et mieux accepté!; et ouvrir une réflexion sur le poids de la dépense publique et la façon dont elle doit être financée. LE PS APPLAUDIT, y voyant le retour de la promesse numéro 14 du candidat Hollande d’une fusion entre l’impôt sur le revenu et la CSG. Les syndicats et le patronat sont plus dubitatifs, pour des raisons évidemment contraires. Et l’opinion reste sceptique, car ce vaste chantier risque bien de poser plus de questions qu’il ne va en résoudre. Certes, le pouvoir se garde bien d’employer le terme de « grand soir fiscal », auquel rêvent parfois quelques extrémistes, de droite comme de gauche. Mais le concept de « remise à plat » laisse pantois. Il est en effet très difficile de faire bouger les lignes fiscales à prélèvements constants : toute réforme fera forcément des gagnants… et des perdants. Et probablement, plus de perdants que de gagnants. Politiquement, cela peut très vite devenir explosif. L’image de la boîte de Pandore, qu’il est très imprudent d’ouvrir car peuvent s’en échapper des maux pires que le remède espéré, vient à l’esprit.

Prenons l’exemple de la fusion IR-CSG. L’impôt sur le revenu, qui rapporte 70 milliards d’euros par an, est fondé sur deux principes : la progressivité en affichant des taux faciaux d’imposition élevés et la familialisation pour tenir compte des charges réelles supportées. La CSG rapporte, elle, 100 milliards d’euros avec un taux relativement bas, mais dans une logique de proportionnalité et d’assiette large, presque universelle, et individualisée. Certes, avec le plafonnement des niches fiscales à 10!000 euros et le rapprochement entre taxation des revenus du travail et du capital, IR et CSG sont plus proches que jamais. Les fusionner pour créer un impôt individuel moderne, prélevé à la source, semble séduisant. Oui, mais… Le premier risque, pointé du doigt par Philippe Wahl, le nouveau patron de La Poste qui fut à l’origine de la création de la CSG sous Michel Rocard en 1991, est que « le mauvais impôt chasse le bon »!! En clair, que la nouvelle CSG progressive soit rendue moins efficace par le jeu des abattements que négociera telle ou telle clientèle politique pour en amoindrir les effets. LES SYNDICATS, TOUJOURS TRÈS SOURCILLEUX

s’agissant des ressources propres de la Sécurité sociale, ne voient pas d’un très bon œil cette irruption de l’État dans leur pré carré et craignent qu’au final le jeu ne soit à somme négative. Surtout, si l’IR et la CSG fusionnent, cela veut dire aussi mettre fin à la séparation entre budget de l’État et budget de la Sécu, qui est un des acquis du plan Juppé de 1995. L’enjeu n’est pas que technique, il est politique. Remettre à plat la fiscalité ne pourra pas, par ailleurs, faire l’économie d’autres questions délicates. L’injustice posée par les impôts locaux n’est pas la moindre. Faut-il un impôt local en fonction du revenu!? La gauche en rêve depuis longtemps, mais ce « grand soir fiscal » risque bien d’être une déclaration de guerre aux classes moyennes, ce

© DR

Fiscalité : la boîte de Pandore qui ne semble pas l’intention affichée. La fiscalité écologique est aussi sur la table, mais on voit mal comment le gouvernement va s’y prendre pour faire mieux accepter dans six mois l’écotaxe sous sa forme actuelle. Sauf à en neutraliser les effets par de nouvelles subventions…

UN VIEUX DICTON DIT QUE LE BON IMPÔT EST LE VIEIL IMPÔT. Cela ne veut pas dire qu’il faut se résoudre à

ne rien faire. Mais passer aussi brutalement de la pause à la pose fiscale (c’est-à-dire prétendre faire une vraie réforme pour pacifier le débat) est un coup de bluff audacieux que François Hollande engage soit trop tard, sa légitimité étant bien entamée, soit trop tôt, parce que la croissance est trop faible pour le réaliser avec pour horizon un objectif de baisse des prélèvements obligatoires, plus vendeur politiquement. Sans baisse des impôts, il est peu probable que les Français soutiennent le nouveau chantier ouvert par le président. Cela peut même attiser leur révolte. Or, à prélèvements constants, il sera très difficile au gouvernement d’échapper à l’accusation de duplicité et d’hypocrisie. Car, que veut-il vraiment faire, au fond!? Déguiser, via la création de la retenue à la source, une hausse de la CSG, inévitable pour combler le trou de la Sécu!? Faire un tour de passe-passe afin de neutraliser comme promis la hausse des cotisations retraite des entreprises par un transfert des cotisations de la branche famille vers un impôt d’État!? Et quid du financement de ce transfert!? Sera-t-il payé par les ménages via la TVA ou la CSG ou par des économies budgétaires!? En se réfugiant derrière la recherche d’un consensus improbable entre des intérêts divergents, le gouvernement donne l’impression de ne pas jouer franc jeu et de dissoudre sa propre responsabilité, qui est de prendre des décisions, même impopulaires, en les faisant endosser par d’autres, dont la légitimité est discutable. T

WEB TV / LA TRIBUNE DES DÉCIDEURS en partenariat avec

«!Nous ne vivons pas une crise, mais une mutation profonde!»

Vous avez lancé Amazon en France, vous êtes maintenant directeur général de 3  Suisses International (3SI). Quelle différence#? Amazon a une approche de son métier que je qualifierais de très agnostique, relativement éloignée du client. Et d’une certaine façon, c’est leur force. Pour les concurrencer, on doit se différencier sur certains segments de consommateurs, et surtout sur le type de services proposés. C’est pour cela que 3SI a diversifié ses

activités et est devenu le premier groupe de services aux e-commerçants (logistique, call-center…)

Les 3 Suisses, contrairement à La Redoute, ont l’air de plutôt résister à la crise… Plutôt qu’une crise, nous vivons une période de mutation profonde : mutation technologique, mutation des aspirations, mutation des échanges liés bien sûr à la mondialisation. Les restructurations, comme celle de La Redoute, sont souvent

perçues comme violentes parce qu’elles sont taboues, et utilisées en dernier recours. Il faut anticiper beaucoup plus, en réunissant les partenaires sociaux pour expliquer de quoi demain sera fait, et pour se mettre d’accord sur comment on s’y adapte.

C’est ce sur quoi vous travaillez avec Entreprises et Progrès#? Entreprise et Progrès est née il y a quarante ans sur le principe qu’il n’y aurait pas de développement économique sans

© PHILIPPE HUGUEN/AFP

Interrogé dans le cadre de l’émission de latribune.fr, Denis Terrien, directeur général de 3 Suisses International et président d’Entreprise et Progrès, a répondu aux questions des internautes. développement social. Nous voulons donner de l’air aux salariés, mettre les personnes au centre du dispositif et leur faire comprendre le cap que l’entreprise souhaite prendre. Il n’y a pas de meilleur moyen pour avoir des personnes motivées. Mais pour cela, il faut un code du travail allégé. C’est pourquoi, nous travaillons sur sa refonte totale pour le transformer en « code de la personne au travail ». T

 Interview réalisée par Thomas Blard et Éric Walther

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Les compagnies du Golfe ont annoncé, dimanche 17 novembre, pour près de 145 milliards de dollars de commandes d’avions. En seulement dix ans, ces transporteurs, Emirates en tête, ont introduit sur le long-courrier la même révolution structurelle que les low cost sur le moyen-courrier.

Les compagnies aériennes du Golfe affichent leur puissance DEPUIS UNE DÉCENNIE, LES COMPAGNIES AÉRIENNES DU GOLFE sont les stars de tous les

grands salons aéronautiques avec leurs commandes astronomiques. Notamment celui de Dubai, devenu l’un des plus grands du monde, confortant ainsi l’ambition des Émirats arabes unis de s’imposer comme une grande puissance aéronautique. Dimanche 17 novembre, à l’ouverture de la 13e  édition de ce salon, Emirates, la compagnie de Dubai, Etihad Airways, sa voisine d’Abou Dhabi, et Qatar Airways, ont une nouvelle fois frappé fort en commandant pour près de 145 milliards de dollars d’avions au prix catalogue. Dont 99 milliards pour Emirates avec sa mégacommande de 150 Boeing 777X et de 50 Airbus A380. La saga de ces compagnies commence le 4 novembre 2001, avec la commande par Emirates de 22  géants A380, 17 de plus que prévu un an plus tôt. Dans la foulée des attentats du 11 septembre 2001, qui avaient porté un coup très dur au secteur, et alors que le plus gros contrat d’A380 signé jusque-là ne dépassait pas la douzaine d’exemplaires, cette commande fit l’effet d’un coup de tonnerre.

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liards de dollars). Qatar Airways dispose de 130 avions et doit en recevoir plus de 200, tandis qu’Etihad Airways fait voler une centaine d’avions et en attend

MAÎTRES DU CIEL

2001-2013, UNE AMBITION MONDIALE CONCRÉTISÉE

Depuis, la compagnie de Dubai a multiplié et amplifié ses commandes (140 A380 avec les 50  commandés le 17  novembre, 70 A350, 50 B777, et 150 777-X), et a suscité des vocations : sortant tour à tour du capital du transporteur national Gulf Air (qui se résume aujourd’hui à Bahreïn), le Qatar, Abu Dhabi et le sultanat d’Oman ont créé respectivement Qatar Airways, Etihad Airways et Oman Air qui, à l’exception du dernier-né, se sont lancés eux aussi à la conquête du monde. Aujourd’hui, ces compagnies sont devenues des mastodontes du secteur, notamment Emirates, cinquième compagnie mondiale et déjà presque numéro un mondial sur le trafic international. Un rang qu’elle devrait atteindre, tous types de trafic confondus (en passagers kilomètres transportés), d’ici à quelques années, au vu de son incroyable développement. Emirates exploite 208 appareils long-courriers, et en a désormais en commande 385, tous des grosporteurs (d’une valeur de 166 mil-

encore près de 200. Des chiffres qui donnent le tournis, font le bonheur des avionneurs et trembler les concurrents. Avec leur croissance vertigineuse (20#% par an depuis 2001 pour Emirates, Qatar, Etihad pris collectivement), leur modèle économique – notamment celui d’Emirates qui vise à relier

n’importe quelle ville du monde à une autre avec une seule correspondance, Dubai –, l’excellente situation géographique de leurs hubs, leur qualité du service tant à bord que dans les aéroports, la faiblesse de leurs coûts ou encore le soutien direct ou indirect de leurs États actionnaires, les compagnies

du Golfe introduisent sur les vols long-courriers la même révolution structurelle que les low cost sur les réseaux de moyenne distance. Si les transporteurs européens et asiatiques sont déjà touchés, les compagnies des autres continents le seront également bientôt. Aujourd’hui, seule une restriction à grande échelle des droits de trafic émanant de pays cherchant à protéger leurs compagnies menacerait le développement des acteurs du Golfe. Pour l’heure, à part au Canada, cette décision évoquée ici et là est restée lettre morte devant la puissance diplomatique des Émirats. Notamment en Europe. T FABRICE GLISZCZYNSKI

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L’équipementier télécoms veut rendre ses centres de recherche, qui comptent sept Prix Nobel à leur actif, plus efficaces et plus proches de ses objectifs commerciaux. Dans un marché où sévit la guerre des prix, l’industriel espère se différencier par l’innovation, en s’appuyant aussi sur des start-up en interne.

Alcatel-Lucent veut se réinventer en réveillant ses Bell Labs datée, un trigone prolongé de longues ailes, situé au milieu des bois dans la petite ville de Murray Hill, New Jersey, à moins d’une heure de Manhattan. Un modeste hall d’exposition retrace la glorieuse histoire de cette institution où sont nées les plus grandes inventions de l’électronique du XXe siècle, couronnées de sept Prix Nobel. Un lieu mythique dont le nom même résonne encore aujourd’hui à l’oreille des Américains. « Murray Hill, c’était le préfixe des numéros de téléphone à New York quand j’étais enfant!! » se souvient David Krozier, un analyste en infrastructure de réseaux du cabinet d’études Ovum. À l’intérieur, des kilomètres de couloirs interminables au lino fatigué, dont les murs à la peinture vert pâle font penser à un hôpital décrépit, loin d’un Googleplex où même les tuyaux des data centers arborent les couleurs pop du logo de Google!! Au détour de ce dédale de corridors, une plaque dorée discrète informe le visiteur que « le transistor, qui a révolutionné le monde des communications, a été inventé dans ce laboratoire le 23 décembre 1947 ». Bienvenue dans les Bell Labs, berceau du laser, de la cellule photovoltaïque, du système d’exploita-

tion Unix ou du langage de programmation  C. Le dernier Nobel de la belle endormie de l’innovation remonte à 2009 au titre d’une invention de 1969, le capteur à transfert de charge CCD, utilisé dans tous les appareils photo… RECONNECTER LA RECHERCHE AU BUSINESS

« Cela peut paraître un peu poussiéreux, mais il y a des gens absolument géniaux ici, je suis à chaque fois impressionné », confie Michel Combes, le directeur général d’Alcatel-Lucent, venu rendre visite au pas de charge aux chercheurs, à l’occasion du symposium technologique annuel du groupe. L’équipementier télécoms français a hérité de ce centre de recherche lors de son mariage en 2006 avec Lucent, qui avait été scindé de l’opérateur américain AT&T (l’ex-Ma Bell). Le nouveau patron, arrivé en avril pour redresser le fleuron tricolore diminué des télécoms, veut en faire « le moteur d’innovation » du groupe, ce qui signifie : « Rapprocher nos Bell Labs de notre feuille de route, afin d’apporter de l’innovation de rupture dans notre portefeuille de produits. » Dans un marché très concurrentiel où sévit la guerre des prix, « on

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ne peut pas uniquement jouer sur les coûts : pour se différencier, il faut de l’innovation et de la disruption », fait-il valoir. Son plan Shift, aux conséquences sociales douloureuses (15!000 suppressions de postes), prévoit de diminuer de 50!% le budget de R&D pour les technologies matures, comme la 2G et la 3G, et de concentrer les dépenses sur l’accès très haut débit et les technologies dites « IP » (cœur de réseau comme les routeurs, le transport de données). « Notre R&D est inefficace : nous avons 58 sites, c’est beaucoup trop. Il faut au moins diviser ce nombre par deux », lâche-t-il. En réalité, le problème concerne surtout la partie développement. « En recherche, les Bell Labs n’ont que cinq sites : Murray Hill, Villarceaux, qui va être repositionné sur les mathématiques, Anvers, Stut-

BRAIN DRAIN tgart et Dublin », soit 900 chercheurs au total, tempère Philippe Keryer, le directeur de la stratégie et de l’innovation d’AlcatelLucent. Cependant, « à trop vouloir préserver les Bell Labs, on les a un peu trop déconnectées du business », analyse-t-il. Installé à Murray Hill, il y côtoie un peu

Basil Alwan, président des activités Routage et Transport d’Alcatel-Lucent, et « pape » du cloud computing, lors du symposium technologique annuel du groupe, le 14 novembre 2013. [2013 DENISE PANYIK-DALE]

plus de 300 chercheurs planchant sur des sujets extrêmement pointus comme l’informatique quantique, qui doit permettre d’effectuer des calculs ultrarapides, ou des inventions improbables, comme l’appareil photo sans objectif, qui sert à développer une technologie de compression de données. Ils étaient 1!500 à la grande époque!! FUITE DE CERVEAUX PARTIS CHEZ GOOGLE

« Certains trouvent que les Bell Labs ne sont plus ce qu’ils étaient, c’est vrai!! » reconnaît Marcus Weldon, qui vient d’en prendre la responsabilité, en plus de la direction technique d’Alcatel-Lucent. Sa mission, dans le cadre du plan Shift, consiste précisément à réorienter la recherche vers les grands problèmes de l’industrie télécoms, en accord avec le business model d’AlcatelLucent, plus que dans la quête de lauriers académiques. « Nous nous sommes un peu égarés après la bulle Internet, nous ne savions plus trop quels problèmes résoudre. Or, les chercheurs ont besoin de direction. Nous avons perdu beaucoup de gens partis chez Google », relève ce docteur en physique-chimie, entré aux Bell Labs en 1995. Face aux géants du Web, qui promettent des stock-options et le soleil de Californie, AlcatelLucent, à l’avenir incertain, n’avait que le prestige et l’autonomie laissée aux chercheurs comme arguments de recrutement, à l’heure où le centre de gravité de l’innovation mondiale s’est déplacé vers la côte Ouest. Quand le rouleau compresseur chinois Huawei avance son armée d’ingénieurs (70!000 employés en R&D, plus du triple) et annonce investir 600 millions de dollars dans la future cinquième génération de téléphonie mobile (5G), pas encore standardisée, Marcus Weldon rétorque : « Nous cherchons des génies, pas du volume!! Il vaut mieux concentrer 1 million de dollars sur cinq

chercheurs très brillants. » Idem pour les brevets, les Bell Labs en possédant plus de 30!000 : le groupe doit être plus sélectif. INSUFFLER L’ESPRIT STARTUP DE LA SILICON VALLEY

Philippe Keryer rappelle que « les Bell Labs sont tout de même à l’origine d’inventions majeures récentes comme la technologie DSL [utilisée pour faire de l’Internet haut débit sur le réseau téléphonique traditionnel en cuivre, ndlr] et celle du vectoring », qui améliore les débits de l’ADSL. Et Alcatel-Lucent était la seule entreprise française classée par le prestigieux MIT parmi les

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Nous cultivons notre culture de la disruption en lançant des start-up dans des pôles d’incubation. »

© PETER ALLAN

C’EST UNE IMMENSE BÂTISSE À L’ARCHITECTURE un peu

MICHEL COMBES, DIRECTEUR GÉNÉRAL D’ALCATEL-LUCENT

50 sociétés les plus innovantes au monde, tous secteurs confondus, l’an passé, pour son antennerelais miniature de la taille d’un Rubik’s Cube, LightRadio. « Mais l’innovation, ce n’est pas que les Bell Labs », souligne Philippe Keryer. Alcatel-Lucent prône aussi la co-innovation, avec Orange, en France, et avec le géant californien des puces pour mobiles, Qualcomm. « Nous cultivons aussi notre culture de la disruption en lançant des start-up dans des pôles d’incubation comme la Californie et Israël », explique Michel Combes. Des start-up souvent « Bell Labs inside », fondées par des talents passés par les labos, comme Nuage Networks, la plate-forme de services virtualisés pour les acteurs du Web, installée à Mountain View, et CloudBand (lire cicontre), autre start-up à Kfar Saba, près de Tel-Aviv. D’ailleurs, Alcatel-Lucent envisage d’ouvrir de nouvelles antennes des Bell Labs en Israël et en Californie, où souffle cet esprit start-up dont tous les grands groupes veulent s’inspirer. T 

DELPHINE CUNY, À MURRAY HILL, NEW JERSEY

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Le président d’Alcatel-Lucent ne veut plus se cantonner au seul marché des opérateurs télécoms, à l’heure de la convergence de l’informatique et des réseaux. Un basculement dans le « nuage Internet » qui le conduit à préparer la mutation vers le logiciel.

Michel Combes : « Le basculement vers le cloud définit notre avenir » « HAS BEEN », LE MÉTIER D’ÉQUIPEMENTIER TÉLÉCOMS!? Sans aller aussi loin,

l’équipe dirigeante d’Alcatel-Lucent n’a plus qu’un mot à la bouche, le cloud, autrement dit « l’informatique dans les nuages », cette révolution du stockage et de l’accès à distance et à la demande des données et des ressources logicielles. Nous faisons tous du cloud, plus ou moins sans le savoir, en accédant à notre messagerie électronique, à notre liste de chansons préférées ou en partageant nos photos de vacances. Ces changements affectent aussi, forcément, les opérateurs télécoms, qui doivent adapter leurs réseaux à cette demande d’accès au cloud n’importe où, n’importe quand, et ils sont de plus en plus nombreux à proposer leurs propres services de stockage, pour les particuliers et les entreprises. Plus généralement, la frontière s’estompe entre l’informatique et les réseaux, entre les infrastructures télécoms et les data centers. « Le basculement vers le cloud définit notre avenir, explique le direc-

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LA MÉTAMORPHOSE Quitte à cannibaliser son propre business historique, un risque assumé pleinement par AlcatelLucent, car d’autres le feront à sa place de toute façon. En parallèle, une autre start-up interne, NuageNetworks, propose aux fournisseurs de services cloud et aux acteurs du Web d’automatiser et de « virtualiser » les communications dans le data center et d’interconnecter les centres de données entre eux. « Alcatel-Lucent n’est pas seul sur ce marché, Ericsson [ le premier équipementier mobile mondial] a une certaine avance en la matière », estime un analyste industriel.

Ce bouleversement recèle à la fois des menaces sur l’activité historique et de réelles opportunités. teur général d’Alcatel-Lucent, Michel Combes. Nous avons décidé de devenir un spécialiste des réseaux Internet, du cloud et de l’accès très haut débit. » Or, pour les acteurs comme Alcatel-Lucent, ce bouleversement recèle à la fois des menaces sur l’activité historique de fourniture d’équipements et des opportunités. Notamment celle de s’étendre sur d’autres marchés, en direction des entreprises – les banques et les géants du Web –, et de diminuer leur dépendance à l’égard des opérateurs télécoms, qui n’investissent pas assez à leurs yeux, surtout en Europe. L’industriel français s’est lancé dans la « virtualisation » des fonctions réseau, qui consiste à remplacer des infrastructures physiques par des logiciels, avec sa start-up interne CloudBand, qui vient de gagner deux premiers contrats sur le marché américain : elle aide les opérateurs à automatiser le pilotage du réseau, donc à réduire les coûts de gestion.

DÉFIER CISCO ET COURTISER GOOGLE OU FACEBOOK

« Nous n’avons pas l’ambition d’offrir des services de cloud computing ou de stockage, nous voulons être fournisseur de networking dans le cloud  », décrypte Philippe Keryer, le directeur de la stratégie, qui précise : « Nous ne sommes ni Apple ni Oracle, nous sommes plus proches de Cisco [ le français est numéro deux mondial des routeurs, derrière l’américain] et demain peut-être de VMWare, [le pionnier et leader de la virtualisation informatique]. » D’ailleurs, Michel Combes ne cache pas son ambition : « Nous avons une réelle opportunité de défier Cisco sur le marché des fournisseurs de services », et les géants du Web, comme Google et Facebook, qui seraient déjà clients d’Alcatel-Lucent, mais refusent toute communication sur le sujet. Il se dit même que l’industriel fran-

çais serait l’un des fournisseurs de Google Fiber, l’accès à très haut débit en fibre optique déployé par le moteur de recherche dans plusieurs villes américaines. Clients, mais aussi concurrents : « Les Google et Amazon iront aussi sur ces marchés, mais ils ne pourront pas tout faire. Et l’on ne remplace pas vingt ans d’expérience dans les réseaux. Nous savons comment traiter des flux différents, fait valoir

Avec sa start-up interne NuageNetworks, l’équipementier se lance dans la « virtualisation » des fonctions réseau. [NUAGENETWORKS]

Philippe Keryer. À l’avenir, nous serons moins télécoms et plus logiciels, nous vendrons moins de hardware, mais nous resterons un équipementier, car il faudra toujours de l’optique, des routeurs, des transmissions fixes et mobiles », prédit-il. DANS LA BRÈCHE DU BIG DATA

Alcatel-Lucent ne va pas pour autant abandonner sa relation privilégiée avec les opérateurs

télécoms du monde entier. Il veut aussi leur vendre d’autres services que ceux strictement liés au pilotage du réseau et à la vente des équipements maison. Outre le cloud, il s’engouffre dans la brèche des big data, l’autre tendance high-tech du moment : il lance une solution d’analyse des données des réseaux, Motive Big Network Analytics. « Par exemple, si des clients appellent parce qu’ils rencontrent un souci avec la mise à jour iOS7 de leur iPhone, cela permet d’élaborer très rapidement un script de résolution de problème pour le centre d’appels », explique Andrew McDonald, le directeur de la division plates-formes IP de l’équipementier. Une solution (bâtie sur la plate-forme opensource Hadoop), qui sert à détecter en amont les problèmes, identifier les clients prêts à résilier leur contrat en suivant des indicateurs avant-coureurs et leur proposer des offres très personnalisées en fonction de leurs habitudes, sans non plus les effrayer. « Nous pouvons savoir beaucoup plus de choses sur vous que Google à travers les réseaux », relève Andrew McDonald. T D.C.

12 L’ENQUÊTE LA TRIBUNE VENDREDI 22 NOVEMBRE 2013

TURQUIE/KURDISTAN IRAKIEN D’un côté une province autonome regorg

LA TURQUIE ASSOIFFÉ LES FAITS Dix ans après la guerre d’Irak, la province autonome du Kurdistan irakien (KRG), dans le nord du pays, est devenue l’un des principaux partenaires de la Turquie, séduite par ses ressources énergétiques. LES ENJEUX À Bagdad, le gouvernement central conteste la légalité des accords contractés par le KRG. L’idylle turco-kurde accentue la fragilité géopolitique de tout le Proche-Orient. ELISA PERRIGUEUR, À ISTANBUL

«

La Turquie sert de pont entre les pays producteurs et consommateurs. » ABDULLAH GÜL, PRÉSIDENT DE LA TURQUIE

Tony Hayward, l’ex-patron de British Petroleum, le surnomme la « frontière ultime du pétrole ». Le nouveau pipeline viendra Le gouvernement autonome du seconder l’oléoduc de 970 km qui Kurdistan irakien (KRG) – offi- relie la ville de Kirkouk au terminal de Ceyhan. Cible fréciellement reconnu par quente des sabotages la Constitution irarécurrents depuis la kienne en 2005 – dispose d’un trésor noir des réserves guerre d’Irak, ce dernier a explosé des dizaines de très convoité qui fait sa mondiales de fois en 2013. L’infrasfortune depuis la fin de pétrole, soit la guerre d’Irak, il y a 45 milliards de tructure qui délivre quelque 1,6 million bpj dix ans. Sous les terres barils de brut, c’est le trésor en provenance d’Irak, fertiles des trois gouver- du sous-sol n’a la possibilité d’imnorats du territoire dor- du Kurdistan porter que 700!000 bpj ment pas moins de irakien. en provenance du KRG 45 milliards de barils de brut, soit 7!% des réserves mon- et atteint ses limites. Or, dans les diales et plus de 30!% des montagnes du Nord, les champs réserves de l’Irak, selon les pétrolifères fleurissent et les petites compagnies pétrolières, experts .

7!%

Le champ pétrolifère de Taq-Taq, dans le Kurdistan irakien, est exploité par la compagnie turco-britannique Genel Energy. [ALI AL-SAADI/AFP]

© ALEKSEY NIKOLSKYI/RIA NOVOSTI/AFP

LA CONSOMMATION TURQUE DOUBLERA DANS LES DIX ANS

© PRESIDENCY OF THE REPUBLIC OF TURKEY

D



ici à quelques semaines, l’or noir coulera à flots entre les montagnes et vallées du Kurdistan irakien et le sud de la Turquie. Un nouvel oléoduc de 281 km transportera le pétrole extrait des champs de Taq-Taq (au nord de l’Irak) au port turc de Ceyhan, à proximité de la frontière syrienne. Le long tuyau devrait voir passer 300!000 barils de pétrole par jour (bpj) l’année prochaine, 1 million en 2015, puis 2 millions en 2019, selon l’ambition des autorités. 10 milliards de mètres cubes de gaz par an seront aussi transférés d’ici les prochaines années. Véritable arme économique, il offre au Kurdistan irakien la possibilité d’exporter son pétrole en direct pour la première fois et d’accentuer son pouvoir régional.

aujourd’hui autour de 40, prolifèrent. « La Turquie et le KRG projettent de multiplier par dix la production de pétrole régional, annonce le professeur Seyfettin Gürsel, les extractions se multiplient. » Cet expert de l’université de Bahçeşehir à Istanbul vante « une opportunité extraordinaire avec un impact très positif sur la création d’emplois dans la région pour les années à venir ». Cet or noir est une aubaine pour la Turquie, énergétiquement dépendante. Alors qu’Ankara importe pour 50 milliards de dollars de gaz et de pétrole par an (en partie de l’Iran, de Russie et de l’Azerbaïdjan pour le gaz), elle

«

La Turquie s’efforce de diviser l’Irak entre entités arabes et kurdes. » NOURI AL-MALIKI, PREMIER MINISTRE IRAKIEN

pourra assouvir ses besoins grandissants. La consommation de gaz et de pétrole de ses 75 millions d’habitants devrait en effet doubler dans les dix prochaines années. Rien d’étonnant à ce que ce soit une compagnie turco-britannique, Genel Energy, basée à Ankara, qui exploite aujourd’hui le champ pétrolifère de Taq-Taq, d’où partira le pipeline. Un pipeline qui va davantage confirmer la position de la Turquie comme « terre de transit » énergétique. Selon un accord ratifié le 6 novembre dernier entre les deux pays, après un passage en Turquie, les énergies seront acheminées vers les marchés

mondiaux et notamment l’Europe. Une route énergétique qui s’ajoute aux nombreuses que compte déjà la Turquie. Les oléoducs et gazoducs, KirkoukYumurtalik, Bakou-TbilissiCeyhan, Blue Stream… sillonnent déjà le pays et en font une voie essentielle pour le ravitaillement européen, important des énergies de la mer Caspienne, de la mer Noire et des régions d’Asie centrale. « La Turquie sert de pont entre les pays émetteurs et consommateurs, précisait en mai dernier, lors d’une conférence, le président Abdullah Gül, il est pour nous naturel de vouloir devenir un hub. » LE PROCHAIN CHAMP DE LA BATAILLE ÉNERGÉTIQUE!?

Les rêves énergétiques de la Turquie et du KRG sont néanmoins le cauchemar de Bagdad. Dix ans après l’intervention américaine, les divisions règnent toujours en ak et le gouvernement central de Bagdad s’inquiète du développement insolent de sa province autonome (+ 8!% de

L’ENQUÊTE

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VENDREDI 22 NOVEMBRE 2013 LA TRIBUNE

eant d’hydrocarbures, de l’autre un pays en pleine croissance.

E DE PÉTROLE KURDE…

Un centre de contrôle de la Botas Petroleum and Pipeline Corporation, à 35 km à l’ouest d’Ankara, qui transporte le gaz naturel irakien à travers la Turquie, « terre de transit énergétique ». [ADEM ALTAN/AFP]

vron, qui ne peut aujourd’hui plus travailler avec l’Irak, en dehors de la province autonome. Les avertissements de Bagdad à Ankara sont tout aussi clairs que pour les pétroliers. L’Irak et la Turquie, qui tentent pour l’heure un apaisement des relations afin de faire face à la crise syrienne, ne s’accordent pas sur l’or brut. Le Premier ministre Irakien, Nouri al-Maliki a d’ores et déjà fustigé les « efforts » de la Turquie pour « diviser l’Irak entre entités arabes et kurdes ». Le poli-

ticien a prévenu en début d’année : « Si la Turquie veut établir de bonnes relations avec l’Irak, cela doit d’abord passer par le gouvernement central. » Enfin, les États-Unis, qui ont un pied stratégique en Irak depuis l’intervention en 2003, ont assurément pris parti. Victoria Nuland, porte-parole du département d’État américain a enjoint, fin 2012, la Turquie et les autres « États voisins » à « éviter toute action ou commentaire qui pourrait contribuer à

FOCUS

Erbil, la capitale autonome kurde qui se rêve en nouvelle Dubai Les autorités ne cachent pas leur ambition d’en faire la « nouvelle Dubai ». Erbil en a même déjà quelques traits : la capitale régionale kurde est émaillée de chantiers, surplombée de buildings et parsemée de galeries marchandes imposantes. Oasis au cœur de l’instabilité, Erbil, (appelée Hewlêr en kurde) et ses 1,5 million d’habitants, prospère loin des bombes qui frappent de manière tragique Bagdad et le reste de l’Irak (environ 800 morts chaque mois depuis juillet, tandis que, depuis 2007, on compte un seul attentat récent à Erbil). La présence intense de Peshmerga (forces kurdes) a de quoi rassurer les investisseurs étrangers, qui affluent en masse. Près de 800 entreprises étrangères sont désormais

implantées au Kurdistan irakien, majoritairement à Erbil. Le « Club des Affaires français », créé début 2013 et qui rassemble les entrepreneurs, précise qu’une quarantaine de sociétés françaises sont désormais installées dans la capitale régionale, « un chiffre en constante augmentation », selon l’organisme. Vitrine de l’essor du KRG, Erbil est essentiellement bâtie sur les revenus de l’or noir, mais aussi sur la production d’électricité, de ciment, d’acier. L’eldorado attire les jeunes de la région, en quête de fortune, et plus récemment des touristes. Cette année, la ville a été promue « Capitale touristique 2014 des pays arabes » par le Conseil arabe du tourisme.T

accroître les tensions » avec B a g d a d . D’après l’expert Seyfettin Gürsel, « les champs pétroliers du Kurdist a n i ra k i e n pourraient devenir le prochain terrain de bataille du Proche-Orient. Ces zones redéfinissent clairement les relations stratégiques de la Turquie dans la région ». © AHMET DUMANLI/AFP

croissance annuelle), qui dispose toujours de 17!% du budget national. D’après plusieurs observateurs, si le Kurdistan irakien, qui compte 5 millions d’habitants, devenait indépendant, il deviendrait l’un des dix  pays les plus riches de la planète et le quatrième plus gros producteur de pétrole mondial. Si Erbil assure qu’elle reversera 83!% des bénéfices de l’oléoduc à Bagdad, la capitale continue de qualifier le pipeline d’« illégal », tout autant que les accords directement signés entre le KRG et les compagnies pétrolières. « Tous les contrats doivent passer par le gouvernement central », martèle l’Irak, qui accuse en filigrane la province autonome de dilapider les ressources de l’Irak. Aussi, l’afflux, depuis 2003, des géants du pétrole au Kurdistan irakien, réputé plus stable, n’a f a i t q u’a tt i s e r sa c o l è r e . Aujourd’hui, dans le viseur de l’Irak, on compte entre autres Gazprom, Chevron, Exxon Mobil ou encore Total, sociétés ayant paraphé des contrats avec les autorités locales du KRG. Total a signé en juillet 2012 un accord pour une participation de 35!% dans deux permis d’exploration du bloc Harir et vient tout juste d’y dénicher un gisement. Si la compagnie française assure qu’elle investira également dans d’autres projets en Irak, Bagdad a évoqué le fait de placer le groupe français sur « liste noire. » Une menace qu’elle a déjà mise à exécution avec l’américain Che-

UNE LIAISON STRATÉGIQUE, MAIS DANGEREUSE

Le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, ne tergiverse pas, assurant que les « relations économiques se renforceront avec le Kurdistan, malgré la position des États-Unis ». Sumru Altug, spécialiste de l’université de Koç, à Istanbul, égrène : « La moitié des entreprises opérant au KRG sont turques. 2"500 transports de marchandises passent la frontière chaque jour. De nombreuses banques et entreprises de construction turques se sont installées dans le Nord. » L’experte détaille : « Le commerce bilatéral entre les deux parties s’élève aujourd’hui à 8 milliards de dollars et devrait atteindre 20 milliards d’ici à dix  ans. » Outre les bénéfices financiers, ces deux territoires

«

Nos relations économiques se renforcent, malgré la position des États-Unis. » RECEP TAYYIP ERDOGAN, PREMIER MINISTRE TURC

trouvent dans ce mariage économique leur compte sur le plan géopolitique. La Turquie sunnite, cernée par l’Iran, l’Irak et la Syrie, tous à majorité chiite, trouve dans le KRG un allié régional indispensable et de plus en plus puissant. Cette liaison Turquie-Kurdistan est d’autant plus inattendue que ce dernier est longtemps resté considéré comme une menace pour Ankara. La Turquie craignait un rapprochement du KRG avec le groupe du PKK (parti des travailleurs kurdes) qui, en guérilla contre Ankara depuis 1984, tente actuellement un processus de paix. Pour le professeur Seyfettin Gürsel, les deux parties y trouvent leur compte : « La Turquie est aujourd’hui devenue le garant de l’existence du Kurdistan autonome vis-à-vis de Bagdad, clarifie l’universitaire. À l’inverse, un rapprochement avec le KRG peut aider le processus de paix de la Turquie avec le PKK, même s’il reste difficile. » T

14 ENTREPRISES & INNOVATION LA TRIBUNE VENDREDI 22 NOVEMBRE 2013

Des humanoïdes pour veiller sur les seniors C’est un des domaines les plus dynamiques de la toute nouvelle « silver économie » : les robots d’assistance se multiplient. Encore en phase de prototype pour la plupart, ces machines d’un nouveau genre sont appelées à veiller sur les personnes âgées ou handicapées qui souhaitent se maintenir à domicile.

E

ERICK HAEHNSEN

n 2030, 30!% de la population en France aura plus de 60  ans (23!% aujourd’hui), soit environ 19 millions de seniors (scénario « fécondité basse »), dont plus de 4 millions auront plus de 80  ans. Nécessairement, les plus fragiles devront être assistés dans leur vie quotidienne. Leur placement en maison de repos ne se justifiera pas obligatoirement et encore moins leur hospitalisation. Juste de petits handicaps que les progrès de la médecine n’auront pas pu complètement réparer. Comment les aider!?

Certes, la filière de la « silver économie  » (l’économie des 3 e et 4e âges) est potentiellement riche de dizaines de milliers de créations d’emplois. Mais y aura-t-il assez de candidats!? Et qui paiera!? La plupart des pays occidentaux, et particulièrement l’Allemagne, mais aussi la Chine et le Japon, vont connaître un important vieillissement de leur population. Et donc les

Du haut de son 1,40 m, Roméo, d’Aldebaran Robotics, est un des rares bipèdes du marché. [ALDEBARAN ROBOTICS]

Hovis Genie sera couplé à un boîtier de surveillance médicale. [BIG ROBOTS]

ANGE-GARDIEN ÉLECTRONIQUE

Spécialisée dans la vente de robots, la start-up Big Robots va développer, avec ses partenaires, un boîtier dédié à la surveillance médicale des personnes âgées. Il sera couplé au robot de compagnie Hovis Genie développé par le coréen Dongbu (la maison mère de Daewoo).

mêmes problématiques. D’où l’idée de recourir à des robots assistants capables de veiller au confort et à la santé des plus âgés, de détecter des situations anormales et d’alerter les secours. PROMOUVOIR LA ROBOTIQUE, UNE VOLONTÉ POLITIQUE

Ce scénario annonce donc un formidable marché pour les entreprises de l’électronique et de l’informatique. La Commission européenne estime à 100 milliards d’euros d’ici à 2020 le marché de la robotique de service. Certes, les Japonais et les Coréens ont pris une longueur d’avance avec, entre autres, Hal, l’exosquelette de Cyberdyne et le phoque Paro, du docteur Takanori Shibata, une peluche robotique interactive aux vertus apaisantes. Déjà sur le marché, ces robots rivalisent d’ingéniosité avec les robots de Honda, Toyota, et Panasonic. De leur côté, les Nord-Américains ne sont pas en reste. En particulier Intel, qui se démarque avec un robot humanoïde que l’on peut fabriquer grâce à une imprimante 3D dont les plans sont disponibles en logiciel libre. De leur côté, Google, IBM et Microsoft mettent leurs plates-formes technologiques au service des entreprises de robotique. À cet égard, la firme de Bill Gates travaille avec des firmes françaises comme Aldebaran Robotics ou Robosoft. Car depuis quelques années, la France a aussi acquis un solide savoir-faire en robotique. Soixante laboratoires opèrent dans ce secteur, selon les organisateurs du salon international Innorobo, dont la 4e édition aura lieu en mars prochain à Lyon. Parmi les laboratoires, citons l’Inria, le CEA, le CNRS, l’Université Pierre-etMarie-Curie… Du côté des entreprises, une enquête lancée en 2012 par le Commissariat général à la

CHECK-UP EXPRESS EN 7 MINUTES Le français

stratégie et à la prospective recense un peu moins d’une trentaine de PME et de TPE. Toutes comptent s’adresser dans les cinq  ans aux plus de 60 ans. « Avec la silver économie nous sommes à un tournant, sachant qu’il y a une vraie volonté politique de promouvoir la robotique au service de la personne âgée », observe Charles Fattal, médecin référent du CENRob, Centre d’expertise nationale en robotique d’assistance. À l’interface entre les utilisateurs et les professionnels du secteur, ce dernier voit dans la robotique une solution pour aider les personnes âgées ou handicapées à acquérir de l’indépendance et de l’autonomie. Tout en préservant leur intimité. 5!000 EXEMPLAIRES VENDUS AU PRIX DE 12!000 EUROS

Pour l’heure, la majorité des robots assistants d’origine française sont au stade du prototype. Le plus avancé est Kompaï, le robot compagnon de Robosoft, avec lequel on communique par la voix, via un écran tactile ou par gestes grâce à sa caméra Kinect embarquée. Il est conçu pour conserver les personnes âgées en bonne santé en surveillant la prise de médicaments ou certains paramètres médicaux comme la fréquence cardiaque ou la tension. Il sait aussi analyser les situations d’urgence et prévenir les secours. Toute une série de tests dans les hôpitaux et chez des particuliers a déjà été effectuée. Une première dans le secteur!! De quoi intéresser les mutuelles qui veulent élargir leur offre de services ainsi que les plates-formes de téléassistance opérées par les compagnies d’assurances. « Avec un robot d’assistance capable d’analyser la situation, elles pourront vérifier à distance la pertinence d’une intervention », indique Vincent Dupourqué, le président du directoire de Robo-

StreamVision a mis au point un fauteuil roulant bardé de capteurs non invasifs pour contrôler l’état de santé des personnes âgées ou handicapées. Une fois les mesures prises, le fauteuil enverra les données par Internet au médecin traitant ou au centre médical équipé du logiciel de diagnostic aussi développé par StreamVision.

Kompaï, le robot compagnon de Robosoft, pourrait être commercialisé d’ici douze à dix-huit mois. [ROBOSOFT]

soft (3,50 M€ de CA), à Bidart (près de Bayonne). Créée en 1985, cette start-up issue de l’Inria réalise 40!% de son activité dans la défense et les transports et 30!% dans la vente de plates-formes techniques expérimentales pour le domaine de la santé. « Nous cherchons des financements et des partenaires pour industrialiser et commercialiser notre première gamme de robots Kompaï d’ici douze à dix-huit mois », confie le président de Robosoft. Il planche avec Crédit agricole innovation et Orange sur l’usage de ces robots ainsi qu’avec le groupe mutualiste Covea (GMF, MAAF et MMA) sur leur déploiement dans des appartements sécurisés. Poids lourd du secteur, Aldebaran Robotics s’est fait connaître avec ses robots Nao dédiés au monde de la recherche et de l’éducation. Cet humanoïde (un des rares bipèdes du marché) s’est vendu à plus de 5!000 exemplaires au prix unitaire de 12!000 euros. « La première application de Nao, hors du monde académique, concerne l’éducation des enfants autistes », indique Rodolphe Gelin, le directeur innovation de l’entreprise (18 M€ de CA 2012 et 34 M€ prévus pour 2013, avec 350 salariés). Mais Aldebaran travaille également au développe-

CANNE INTELLIGENTE L’Institut des systèmes

intelligents et de robotique de l’Université Pierreet-Marie-Curie développe une canne intelligente montée sur roue. Point fort, elle s’adapte au rythme de la marche de son utilisateur, grâce à une minuscule centrale inertielle portée par le marcheur et qui communique avec la canne. Le prototype sera testé en milieu clinique l’an prochain.

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ment d’un robot plus grand l’intelligence artificielle embar(1,40 m de hauteur). quée, et Voxler, le spécialiste des Baptisé Roméo, ce dernier est interactions vocales qui se focalidestiné à l’assistance aux per- sera sur la compréhension du sonnes âgées. Après un premier paraverbal – c’est-à-dire tout ce programme terminé en 2012, ce qui touche aux sons produits lors compagnon fait l’objet d’une conversation d’un deuxième projet comme le ton, le timbre collaboratif de 28 milet l’intonation de la voix. lions d’euros financé en « Nous espérons commilliards partie par Bpifrance. Les d’euros. C’est, mencer les tests avec les travaux vont se focaliser selon les personnes âgées dans le sur l’interactivité du estimations de courant de l’année robot avec les utilisa- la Commission 2016. » teurs. Objectif, favoriser européenne, L’acceptation du robot ce que vaudra son acceptation, un cri- le marché de pourrait bien reposer tère indispensable au la domotique sur sa capacité à expridécollage du marché des de service d’ici mer des émotions. Un robots. « Romeo doit à 2020. défi sur lequel s’est pencomprendre ce qu’on lui ché Robopec avec son dit et les gestes qu’on lui fait. Il robot Reeti. Haut de 40 cm et existe encore beaucoup de travail pesant 4 kg, ce compagnon se difd’interprétation à réaliser », pointe férencie de ses congénères par Rodolphe Gelin. Ce défi mobilise l’expressivité de son visage. 18 partenaires venant du monde « Quinze moteurs animent sa tête. de la recherche (CNRS, Inria, Et son visage est constitué d’une CEA…), mais aussi de l’industrie peau déformable en silicone », comme SpirOps, qui fournira décrit Christophe Rousset, direc-

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teur de cette start-up qui a déposé des brevets sur le mécanisme qui fait bouger la tête et l’expression de la bouche. Néanmoins, Robopec est à la marge de son activité puisqu’elle fait surtout des développements robotiques pour l’armée. « Depuis 2012, nous avons vendu une vingtaine de Reeti à des laboratoires

de recherche, les premiers exemplaires grand public devraient arriver dans quatre ou cinq ans », commente le dirigeant qui espère dès lors diviser par deux ou par trois son prix, qui est actuellement de 3"900 euros. Produire des robots d’assistance low cost, c’est justement ce que vise Rodolphe Hasselvander,

QUI POURRA ASSURER LA MAINTENANCE DES ROBOTS!?

Le bras Jaco aide les personnes à se nourrir et à réaliser quelques tâches de la vie quotidienne. [KINOVA ROBOTIC]

FOCUS

Le service à la personne, un nouveau marché pour les industriels La robotique de service à la personne offre de nouveaux débouchés aux industriels. En témoigne BA Systèmes (20 M€ de CA en 2013 et 140 personnes), un des leaders français des systèmes de manutention, qui a créé en 2012 un pôle Santé. Un premier robot destiné aux salles de chirurgie équipées d’appareils radiologiques et développé avec General Electric vient d’être lancé sur le marché. Dans la foulée, la PME a réalisé un prototype d’aide à la marche pour les personnes souffrant notamment de sclérose en plaques. « Un second prototype va être mis en exploitation au centre de rééducation de Kerpape », indique Jean-Luc

Thomé, le président de BA Systèmes. De son côté, RB3D, un fabricant de robots collaboratifs pour lutter contre les troubles musculosquelettiques des salariés de l’industrie, vient de lever 2 millions d’euros auprès de sociétés de capital-risque. « L’objectif est de finaliser l’industrialisation et la commercialisation de nos premiers exosquelettes qui serviront d’abord à des applications industrielles, puis médicales », indique le président du directoire, Serge Grygorowicz. Un programme de recherche est en cours au CEA pour piloter cet exosquelette à l’aide d’une puce implantée dans le cerveau des tétraplégiques. T E. H.

lisation de Buddy dès que possible. « Nous recherchons des financements auprès des business angels et capitaux-risqueurs », poursuit le dirigeant. Lequel compte au préalable lancer une campagne de crowdfunding pour lever des fonds. En cas de succès, il compte commercialiser son offre soit par la vente auprès du grand public pour un prix oscillant entre 500 et 1"000 euros, soit sous forme d’abonnement mensuel que distribueront les mutuelles.

cofondateur de Blue Frog Robotics, une société issue du Criif (Centre de robotique intégrée d’Île-de-France). Ce laboratoire a déjà réalisé deux robots. Le premier, baptisé Sami, est un humanoïde pilotable à distance grâce à la caméra 3D Kinect. Ce qui lui permet de reproduire fidèlement et en temps réel les gestes et les mouvements qu’exécute le téléopérateur. Il se déplace sur roues tout comme Buddy, le second robot du Criif qui est, lui, plus petit (45 cm de haut, contre 1,60 m). « Autre différence, il possède un écran en guise de visage alors que celui de Sami bouge de manière à être expressif », souligne Rodolphe Hasselvander qui prévoit de démarrer l’industria-

INNOVONS ENSEMBLE, AVEC

Outre le délicat problème du financement de l’industrialisation des robots rencontrés par la majorité des entreprises de la robotique française se pose, pour l’utilisateur cette fois, la double problématique du service après vente et de la maintenance. Un besoin sur lequel se positionne Ergo-Diffusion, une jeune entreprise créée à Plerin (Côtesd’Armor) qui distribue, forme et installe le matériel médical, partout en France. « Les patients sont les plus demandeurs car cela leur permet d’atténuer la présence des aidants », souligne son dirigeant, Luc Le Pape, qui distribue en France le célèbre bras robotisé Jaco. Lequel permet non seulement aux utilisateurs de se nourrir seuls et d’avoir ainsi de l’intimité, mais aussi d’ouvrir une porte et d’exécuter d’autres tâches. « Nous travaillons aussi sur l’intégration du robot avec les autres équipements de la maison », poursuit le dirigeant. Ce dernier développe un projet très avancé avec deux acteurs du département : Cléode, qui développe des solutions domotiques, et l’opérateur de plates-formes Tabs. T

ET

Leader en Europe, en Afrique et au Moyen-Orient du marquage de câbles par laser ultraviolet, Laselec a réalisé 5,145 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2012. 80% de ses ventes sont réalisées à l’étranger auprès de clients dans l’aéronautique, le spatial, le ferroviaire et l’automobile. Sa croissance devrait accélérer grâce à deux nouveautés lancées cette année : la technique de dénudage de câbles par laser Sylade 7 et la table interactive d’aide au câblage Easywiring, qui pourrait aussi intéresser le monde médical. Pour bâtir ce succès, Laselec a misé dès le début de son activité sur l’innovation, et a mené son effort de recherche avec l’aide de Bpifrance. « La société a été créée en 2001 après que nous ayons remporté le concours CETI que Bpifrance soutient. Laselec est en quelque sorte un enfant

du groupe Bpifrance », indique Eric Dupont, le PDG de Laselec. Bpifrance a notamment participé au financement d’un million d’euros nécessaire aux trois ans de recherches sur la technique brevetée Sylade 7. « Bpifrance nous a accordé une subvention pour l’étude de faisabilité et un prêt à taux zéro pour poursuivre le développement du projet. » Laselec compte 34 salariés à Toulouse, 10 salariés à Grand Prairie aux Etats-Unis et des représentants au Japon, au Maroc et au Mexique. Membre du réseau Bpifrance Excellence, qui regroupe 2000 entreprises françaises innovantes, elle entretient des contacts réguliers avec les représentants régionaux de Bpifrance. « Les équipes nous connaissent bien. Elles sont très réactives et à l’écoute. Bpifrance est un bon partenaire pour les PME . »

Entrepreneurs, Bpifrance vous soutient en prêt et capital, contactez Bpifrance de votre région : bpifrance.fr

Eric Dupont, PDG de Laselec, accueillant deux nouveaux collaborateurs.

© Laselec

LASELEC ÉCRIT SA CROISSANCE AU LASER

16 ENTREPRISES & INNOVATION LA TRIBUNE VENDREDI 22 NOVEMBRE 2013

LA BONNE

STRATÉGIE

En Touraine, un laboratoire de recherche et un programme national renforcent la compétitivité des PME du haut de gamme grâce à la « différenciation sensorielle ». Ou comment utiliser le toucher, la vue ou l’odorat pour mieux les vendre ses produits"!

L’industrie du luxe veut retrouver tous ses sens

L

JEAN-JACQUES TALPIN, À ORLÉANS

e consommateur veut du beau, du doux ou du moelleux et faire appel à ses cinq sens avant d ’a c h e t e r. C e t t e attente est connue depuis longtemps dans l’industrie alimentaire, qui s’est adaptée à grand renfort de colorants et d’exhausteurs de goût. Mais la démarche est nouvelle dans l’industrie du luxe. Certes, les grandes enseignes cosmétiques ont déjà franchi le pas en misant sur le design de leurs flacons de parfums ou sur des emballages de plus en plus luxueux. Mais les PME étaient restées à l’écart de cette évolution. C’est l’objet du programme ValoSens (valorisation des savoir-faire luxe et haut de gamme des PME françaises par le sensoriel), appuyé sur le laboratoire de recherche Certesens, de les y intégrer. Briquets jetables à l’étiquette sensuelle. [CGP ETIQROLL]

FOCUS

Cette première action collective dans le sensoriel, lauréate en 2011 de l’appel à projet lancé par la direction générale de la compétitivité, de l’industrie et des services du ministère du Redressement productif – qui le finance à hauteur de 90!000 euros –, réunit quatre PME : Davoise (emballages haut de gamme pour l’alimentaire), CGP-Etiqroll (étiquettes pour cosmétiques et spiritueux), Jules Pansu (tapisseries et textiles) et Biocreation Cosmetic (cosmétiques naturels). UN MOYEN D’ÉVITER LA BANALISATION DU PRODUIT

La mission de Valo-Sens est d’aider ces PME à analyser l’impact sensoriel de leurs produits et surtout à développer l’innovation technologique. Pour Angéla Mathieu, présidente de l’association Valesens à l’origine du projet, « le consommateur est dans l’attente de nouvelles envies, de plaisirs, de sensations. Alors que tous les produits tendent à se banaliser, le sensoriel doit être un outil de différentiation et de compétitivité ». La Touraine veut notamment remplir ce rôle auprès des PME. C’est vrai, par exemple, avec Cléopâtre, producteur du petit pot de colle blanche qui a fait le bonheur de millions d’écoliers. Le fabricant a pris un nouveau départ en relançant sa colle au parfum d’amande et dont le bouchon fait un « clic » reconnaissable à l’ouverture. L’initiative en revient notamment à

Régine Charvet-Pello, styliste tourangelle qui a signé, avec Daniel Buren, le design du tram de Tours, « concentré de sensoriel » où la vue, l’ouïe, le toucher sont mis à contribution pour « apprécier cette œuvre d’art urbaine ». Dans l’industrie du luxe, le sensoriel doit être un « levier ». C’est notamment le cas pour la jeune entreprise innovante Biocreation Cosmetic, qui a lancé il y a cinq ans sa gamme à base de produits naturels. « Nous avions besoin, explique Carole Géraci, fondatrice de cette TPE (400!000 euros d’activité), de repositionner nos produits sur le luxe, le bio et l’excellence"; cela passait par un travail sur les textures des crèmes. » Pour cela, Biocreation Cosmetic s’est appuyée sur Spincontrol, PME de Tours créée en 1991 par Patrick Beau (120 salariés, 5 millions d’euros de chiffre d’affaires), spécialisée dans l’évaluation des performances et de la sécurité des produits cosmétiques. Avec des panels d’évaluateurs,

Le plaisir de manger ne vient pas seulement des aliments, mais aussi de leur emballage… [DAVOISE]

minant scientifiquement des critères « d’agréabilité » avec la définition d’un « indice sensoriel luxe ». « À partir de cet indice, nous avons pu redéfinir notre stratégie de formulation pour monter encore en gamme », souligne Carole Tremerel chargée de la R&D chez Biocreation Cosmetic. QUAND LE JETABLE DEVIENT HAUT DE GAMME

C’est la même démarche suivie par Nicolas Pasquier, créateur de la start-up Challengine qui a lancé ses capsules Skinjay sur le modèle des capsules à café. À partir d’un dispositif simple qui accepte des capsules, la douche diffuse des odeurs, des huiles essentielles, des parfums. « Il s’agit de transformer le rituel de la douche et d’en faire un moment de luxe accessible et de plaisir… », se réjouit le créateur. Davoine, qui fabrique des emballages très haut de gamme pour l’alimentaire s’est aussi converti au design sensoriel. « C’est dérangeant, bousculant et

L’objectif : aider les PME à analyser l’impact sensoriel de leurs produits et, surtout, à développer l’innovation technologique. Spincontrol peut ainsi caractériser le goût d’un rouge à lèvres, le visuel d’un emballage ou l’odeur d’un produit. Pour Biocreation Cosmetic, Spincontrol a donc cherché à « quantifier le sensoriel », en déter-

révolutionnaire », insiste son resp o n s a b l e Je a n -Ja c q u e s Acchiardi. La PME a notamment travaillé sur le toucher et le design avec la mise au point d’une nouvelle boîte. CGP-Etiqroll, qui produit depuis trente ans des étiquettes de luxe, a voulu innover avec une étiquette de briquet jetable haut de gamme. Avec Valo-Sens, la PME (4,7 millions d’activité, une trentaine de salariés) a notamment innové pour définir des critères sur le toucher, les matériaux, l’aspect visuel. Un nouveau savoir qui devrait être transposé aux cosmétiques et spiritueux. Spécialiste des tapisseries murales et textiles, le tisserand Jules Pansu (3 millions d’euros de chiffre d’affaires, 30  personnes) a conçu avec Certesens de nouveaux textiles moins lourds que les tapisseries traditionnelles, mais avec le même plaisir visuel et un toucher plus agréable et plus doux à la main. Certes, le sensoriel vise à donner du plaisir, à insuffler l’hédonisme ou l’émotion. « Mais n’oubliez pas, rappelle Régine CharvetPello aux PME, le sensoriel sert d’abord à vendre plus"! » T

Certesens, le laboratoire sensoriel Le Certesens (Centre d’étude et de recherche sur les technologies du sensoriel) est une plateforme de recherche public-privé installée à Tours depuis sa création, en mars 2012. Sa mission est de mettre au point une métrologie sensorielle pour analyser et prévoir les réactions des utilisateurs. La plate-forme, portée par l’université de Tours et trois PME locales – RCP Design Global, Spincontrol et CQFDégustation –, se consacre à la recherche, les partenariats et les échanges entre cher-

cheurs et industriels. Certesens est financé par des fonds européens et des subventions des collectivités locales. Le groupe Alstom est son premier partenaire fondateur industriel. Certesens dispose d’outils d’innovation et de transfert de technologies, notamment une « matériauthèque » avec des milliers d’échantillons de matériaux caractérisés pour leurs propriétés sensorielles. Le centre dispose aussi d’une « odorothèque », collection de molécules issues d’une centaine de substances… T Vue, ouïe, toucher… les designers n’ont oublié que le goût et l’odeur quand ils ont conçu le tram de Tours. [DR]

ENTREPRISES & INNOVATION

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Sandwich.com, crackers.com ou cyberjokes.com ont été vendus aux enchères entre le 14 et le 21 novembre à des prix de départ allant de 1!000 à 1 million de dollars. Le groupe américain Yahoo a voulu ainsi vider DE LA SEMAINE une partie de son portefeuille de noms de domaines avant la grande foire des nouvelles extensions.

LE ZOOM

Yahoo vend ses vieux « .com » avant le Big Bang de 2014

Y

MARINA TORRE

ahoo vide son grenier. Le moteur de recherche américain, dirigé par Marissa Mayer, a vendu aux enchères une centaine de noms de domaines via la plateforme spécialisée Sedo.com. La vente était ouverte du 14 au 21 novembre. Pour s’offrir « sandwich.com », il fallait débourser de 50"000 à 100"000 dollars minimum. Même prix pour « sled.com » (traîneau ou luge). «  Religious.net  » devait démarrer à un prix un peu plus bas : de 10"000 à 24"999 dollars, tandis que pour « av.com », le prix de réserve était fixé entre 1 et 1,5 million de dollars.

«

Il est pratiquement certain qu’il y aura une ruée [sur les nouveaux noms]. » LOÏC DAMILAVILLE, DIRECTEUR GÉNÉRAL DE L’AFNIC

Dans un post de blog au ton volontairement décontracté, la direction de Yahoo a justifié ainsi cette initiative : « Quand vous êtes une entreprise qui existe depuis aussi longtemps que Yahoo [bientôt vingt ans, ndlr], il y a des tas de choses sur lesquelles vous pouvez tomber par hasard. Cette année, nous avons trouvé une énorme liste de noms de domaines que la compagnie détient depuis pas mal de temps. Nous en avons discuté entre nous et il est apparu évident qu’il était temps de leur rendre leur liberté… dans le monde sauvage d’Internet. » Cela a aussi été une occasion pour le groupe de vider ses tiroirs à bon compte avant la grande foire aux noms de domaines qui démarrera en 2014, lorsque le processus de création de centaines de nouvelles extensions de type « .book », « .business » ou encore « .corse », par exemple, aura abouti. Déjà, six nouvelles extensions ont reçu l’approbation de l’Icann, l’organisme américain chargé des noms de domaines. Et c’est tout un symbole : les premiers sont des signes chinois qui signifient « .jeux », ainsi

serait donc le moment où jamais de rêver » est fini, note Loïc Damilase débarrasser de son portefeuille ville. Certaines transactions comme l’ont fait « de grands acteurs avaient atteint des sommets, sur le marché du domaining ». D’au- comme, par exemple, la vente de tant plus qu’une bonne partie des « sex.com » qui s’était conclue en noms déjà existants renvoient vers 2010 pour un montant de 13 mildes « sites parkings », des pages per- lions de dollars – un record – après mettant de valoriser des noms de bien des péripéties. domaines qui affichent simplement Acheter un nom pour une poignée de dollars, le des liens commerciaux. revendre des millions Lorsque l’internaute sans même avoir pris la clique sur ces liens, le propeine de développer un priétaire du nom de millions de domaine perçoit une dollars. C’est site Web, cela pourrait-il rémunération. Or, celle-ci ce qu’avait se produire à nouveau"? est en chute libre sous rapporté, en « Il est pratiquement cerl’effet d’une baisse du taux 2010, la vente tain qu’il y aura une ruée » de clics et d’un rééquili- de « sex.com ». sur les nouveaux noms, brage des tarifs au profit prédit le directeur général des hébergeurs. Il coûte donc par- de l’Afnic. Après la phase dite fois plus cher de conserver un por- « sunrise » qui donne une longueur tefeuille de noms de domaines d’avance aux entreprises pour leur « inactifs » sur des sites parkings permettre de préempter des noms que de les revendre… de marques déposées, certains En matière de transactions de gré termes génériques pourront aussi à gré, si les prix moyens ont relati- faire l’objet de spéculations de la vement peu varié depuis le pic des part du grand public. Mais rien années 2007-2010, le temps des n’assure que tous auront le même « ventes spectaculaires qui font succès.T

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Avec l’ouverture massive de nouvelles extensions au début de 2014, certaines valeurs actuelles pourraient s’effondrer. [JÉRÔME ROMMÉ - FOTOLIA]

que des mots en cyrillique (« site web », « en ligne »), et en arabe (« web », « réseau »). Leurs acquéreurs et les organismes chargés de les gérer peuvent ensuite vendre des noms de domaines complets – « cartes. jeux », par exemple – intégrant ces extensions. Des milliers de nouveaux noms recevront prochainement des agréments similaires, notamment le « .paris » dès 2014. Cette extension est gérée par l’Afnic, l’organisme français en charge notamment du « .fr ». LE TEMPS DES VENTES SPECTACULAIRES EST PASSÉ

Mais, justement, est-il si judicieux d’acheter maintenant un banal « sandwich.com », alors que dans quelque temps on pourra s’offrir un « sandwich.club », voire un « sandwich.diet » et pourquoi pas un « jambonbeurre.paris »"? Une telle vision « anticipe peut-être un peu trop vite l’évolution » du marché, répond Loïc Damilaville, directeur général de l’Afnic en charge de la stratégie. En effet, les utilisateurs se sont « approprié des noms de domaines et leurs extensions ». Les noms en « .com » étant tout simplement plus connus que les autres, ils ont encore une « valeur intrinsèque » relativement plus élevée. Cependant, des centaines de millions de noms de domaines contiennent la même extension en «.com ». À peu près tous les champs sont couverts. Aussi, l’ouverture à une gamme de mots plus large a-t-elle déjà des adeptes. Une nouvelle donne déjà intégrée par certains acteurs du marché : « Certaines personnes se disent que l’inté-

rêt des nouvelles extensions réside dans le fait que l’on pourra s’offrir des mots-clés ou expressions jusqu’ici inaccessibles avec, au final, une dilution de leur valeur », signale Loïc Damilaville. Autrement dit, les prix pourraient s’effondrer sur ce second marché avec l’arrivée des nouvelles extensions comme «  .book », etc. Ce

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Le Royaume-Uni est le premier importateur mondial de vin français. Pour s’y faire une place, les producteurs hexagonaux doivent avoir accès aux médias britanniques ou passer par les concours viticoles. OPÉRATION À l’image des vignobles Foncalieu, qui ont choisi d’éviter partiellement la concurrence frontale des vins du Nouveau Monde en se dédiant au haut de gamme.

LA BONNE

Les vins du Languedoc veulent griser la perfide Albion

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TRISTAN DE BOURBON, À FONCALIEU

© GILLES DESCHAMPS

ne ancienne demeure perchée au milieu du massif des Corbières, donnant sur des vignes escarpées, des oliviers et des cyprès, 260 hectares de terrain vierge et de vignes : voilà la nouvelle acquisition des vignobles Foncalieu. Cette coopérative, dont la plupart des 1"200 vignerons sont situés dans le Languedoc, a décidé de s’offrir le château Haut-Gléon, un domaine viticole renommé de la région. « Le château nous permettra de recevoir aussi bien les clients que les invités, notamment les journalistes, explique Michel Bataille, son président élu. Nous pourrons ainsi donner une nouvelle image à la coopérative, qui est la première dans le Languedoc à acquérir un domaine, et ainsi accompagner les efforts réalisés dans les vignes. » M i c h e l Bataille l’a bien compris, pour exister à l’export, l’accès aux journalistes étrangers est indispensable pour les producteurs français. Et notamment sur le marché britannique. En 2012, Foncalieu a réalisé à l’export 73,5"% de son chiffre d’affaires (50 millions d’euros). Son plus gros marché : le Royaume-Uni, qui représente 39,5"% de ses ventes hors de l’Hexagone, soit 29"% de son chiffre d’affaires total. Un chiffre qui reflète l’importance de ce pays

pour l’ensemble du secteur viticole français : premier marché d’exportation, le Royaume-Uni a importé en 2012 pour 1,31 milliard d’euros de vin français, soit 17"% des exportations françaises du secteur, un résultat en hausse de 9,1"% par rapport à une année 2011 difficile. De manière générale, le Royaume-Uni fait figure d’eldorado du monde du vin. Alors que les Britanniques consomment beaucoup de vin, la quasi-inexistence de la production nationale les oblige à importer la presque totalité de leur consommation. La concurrence y fait donc rage et la part des vins français a largement reculé depuis vingt  ans sous la pression des vins à bas prix venus principalement d’Australie, du Chili, d’Espagne et d’Italie. Mais les régions viticoles françaises ne se laissent pas faire. 40!% DE VENTES EN PLUS EN 2012 PAR RAPPORT À 2011

Alors que les vendanges battaient leur plein, trois journalistes britanniques et irlandais ont ainsi été acheminés aux quatre coins du vignoble languedocien de Foncalieu, entre Maraussan, la plus vieille cave coopérative de France fondée en 1901, et les abords de Béziers. Ils ont visité différentes

«

Avoir une gamme médaillée est un passage obligé pour entrer et demeurer sur les marchés étrangers. » MICHEL BATAILLE, PRÉSIDENT DES VIGNOBLES FONCALIEU

installations liées à Foncalieu, discuté et déjeuné longuement avec des vignerons, ils ont goûté sur les ceps quelques grains de syrah bientôt murs. Michel Bataille en profite pour leur expliquer sa vision et le changement total de direction pris par la coopérative depuis son élection à la présidence en 2000 : « Il est impossible de lutter face aux énormes opérateurs français et internationaux qui se

Pour séduire ses clients étrangers, la coopérative des vignobles Foncalieu s’est offert le domaine Haut-Gléon  : 260 hectares de terrains vierges et de vignes au milieu du massif des Corbières. [DR]

constituent en raison de leurs économies d’échelle. Nous avons donc décidé de cibler le haut de gamme. » Foncalieu a entamé dès 2000 cette stratégie de progression qualitative. Ses vignerons les plus prometteurs et les plus engagés ont accepté de réduire fortement leur production afin de concentrer les jus, et sont en contrepartie désormais payés à l’hectare et non plus à la quantité de raisin apportée à la coopérative. Leurs vignes sont suivies de manière constante par des œnologues et des sondes d’analyse de l’hydrométrie des sols sont plantées dans chaque rang de ceps. Il aura fallu attendre le millésime 2008 pour voir le lancement des quatre vins rouges haut de gamme, après celui en 2003 de la gamme du Versant : neuf vins monocépages qui remportent un succès considérable Outre-Manche, avec une progression des ventes de 40"% en 2012 par rapport à l’année précédente. Preuve, au regard de la concurrence internationale, que la stratégie du groupe se révèle efficace. Cette progression qualitative s’est appuyée sur un autre pilier indispensable en termes de communication : la participation aux concours viticoles. « Avoir une gamme multimédaillée comme le Versant est un passage obligé pour entrer puis demeurer sur les mar-

chés étrangers, assure le président de la coopérative. Une médaille rassure les importateurs et les distributeurs. » Les stocks d’un vin médaillé s’écoulent en effet deux à trois fois plus vite en magasin que ceux d’un vin non médaillé.

français n’hésitent pas à organiser des opérations de communication sur le sol de la perfide Albion. Bernard Magrez, propriétaire de quatre grands crus classés bordelais dont le Château Pape Clément, fait découvrir et déguster à Londres sa gamme de vins à plusieurs dizaines UNE SOCIÉTÉ DE RELATIONS de journalistes au restaurant étoilé PUBLIQUES QU’ON S’ARRACHE L’Atelier de Joël Robuchon, en préCe n’est donc pas une surprise si sence du cuisinier. Christelle Guibert, la Française De leur côté, les propriétaires du responsable de la dégustation au château Haut-Brion célèbrent leur sein du magazine britanvin au cours d’un majesnique Decanter, nous tueux dîner dans l’enexplique que « le plus ceinte de l’université de grand nombre de vins Cambridge. Leur point présentés au concours milliard commun avec les d’euros. C’est Decanter viennent de le montant des vignobles Foncalieu et France. Et en première exportations les récompenses Decanposition se situent, loin de vin français ter"? La société de reladevant Bordeaux, les vins vers le tions publiques Clémenoriginaires du Langue- Royaume-Uni, tine Communications. en 2012. d o c - R o u ss i l l o n . I l s Grâce aux liens tissés doivent se démarquer car depuis 2001 par sa fonen plus de posséder une production datrice, Clémence de Crécy, abondante, ils font aussi directe- auprès des médias britanniques, ment face à la concurrence du elle est quasiment devenue un Chili, de l’Argentine, de l’Afrique passage privilégié au Royaumedu Sud ». Une concurrence Uni pour de nombreux groupes et sévère : cette année, les vins fran- régions françaises des secteurs çais ont remporté trois des trente- touristiques, gastronomiques et deux trophées internationaux. viticoles. Et, au regard de la comLorsque les journalistes britan- pétition autour du marché britanniques ne sont pas disponibles pour nique, nul doute que la demande un tour des vignobles, réalisés par- pour ses services ne va pas fois en hélicoptère, les groupes décroître de sitôt. T

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20 TERRITOIRES / INTERNATIONAL LA TRIBUNE VENDREDI 22 NOVEMBRE 2013

En 2012, le PIB de Monaco (4,48 milliards d’euros) a dépassé son niveau d’avant la crise de 2008. [PRESSE MONACO]

Armée de ses pôles d’excellence, de ses 130 nationalités, de sa stabilité politique et législative, la Principauté multiplie les actions de promotion de ses avantages économiques. De quoi séduire DE LA SEMAINE les jeunes pousses françaises frontalières.

LE ZOOM

Monaco drague les petites start-up de la Côte d’Azur

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LAURENCE BOTTERO, À MONACO

ne famille princière scrutée par les médias du monde entier, de magnifiques bateaux ancrés dans l’eau turquoise de la Méditerranée, des voitures haut de gamme, des événements sportifs prestigieux et un luxe clairement apparent, sinon affiché… Les superlatifs pour décrire cette enclave coincée entre mer et montagne, entre Italie et France, ne manquent pas. Sauf que le Rocher n’est pas que le synonyme de strass et paillettes. Et il entend bien le faire savoir. Pour preuve l’initiative lancée conjointement en septembre dernier par Monaco Telecom, l’opérateur monégasque de télécommunications, StarNox, une PME spécialisée dans la prestation de services cloud implantée à la fois en Principauté et à Sophia-Antipo-

lis, et Saphelec, un acteur des télécommunications et des réseaux data pour les entreprises, basé également sur la technopole azuréenne. Un trio persuadé que la création d’un hub business entre, d’un côté, les grands groupes et PME monégasques et, de l’autre, les start-up installées à SophiaAntipolis, a beaucoup de sens. Dix semaines plus tard, elles sont déjà une dizaine de jeunes pousses, monégasques, à être entrées en relation d’affaires. « Lier les entreprises pour qu’ensemble elles créent de la synergie et des collaborations concrètes nous semblait pertinent. Le but est de valoriser nos expertises communes », expliquent d’une même voix Yannick Quentel, le directeur Business Development de Monaco Telecom, et Hervé Barbat, codirigeant de StarNox. « Les entreprises monégasques doivent avoir le réflexe de proximité, d’autant que les savoir-faire existent. Pourquoi aller les chercher à

l’étranger quand ils sont dans un rayon de 30 km!? », renchérit Hervé Mangot, PDG de Saphelec. GUICHET UNIQUE POUR LES CRÉATEURS D’ENTREPRISE

Des projets en commun ont donc déjà été actés, notamment entre Saphelec et Monaco Telecom tandis qu’Azuriel, SSII de SophiaAntipolis et éditeur d’une plateforme permettant de générer des applications mobiles et communautaires, est devenu le fournisseur de trois entreprises monégasques, l’une dans les médias, l’autre dans les télécoms et la troisième dans l’agroalimentaire. « C’est une possibilité pour chacun d’aller chercher de nouveaux segments de croissance », reconnaît son PDG, Brice Campos. Ce n’est pas Maurice Cohen qui dira le contraire. Cet homme d’affaires – ancien joueur et entraîneur de foot, président d’ailleurs de 2002 à 2009 de l’OGC Nice –

FOCUS VOLTAGE

Le bolide Venturi séduit Dupuis

par Dupuis, a suivi l’équipe monégasque sur le Lac Salé de Bonneville aux États-Unis en septembre dernier, là même où se déroulent les épreuves de vitesse. « Venturi est la seule firme au monde qui correspondait à ce que l’on recherchait », explique Olivier Perrard, directeur général de Dupuis. Une reconnaissance grandeur nature de l’innovation monégasque. TL.!B. CODE PRIX : DU07 ISBN 978-2-8001-5 779-5

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© DUPUIS

Imaginez Michel Vaillant au volant d’une voiture électrique… monégasque. Le 6 décembre prochain, le rêve sera réalité. Dans cette nouvelle aventure baptisée Voltage, le pilote français tente de battre le record du monde de vitesse avec une Venturi Vaillante. Un bolide propulsé par un moteur électrique, directement inspiré de la technologie développée en interne par la PME que dirige Gildo Pallanca Pastor, Venturi Automobiles. Pour ce faire, Philippe Graton, le scénariste de la BD éditée

NOUVELLE SAISO N 1. AU NOM DU FILS 2. VOLTAGE

est un fin observateur. Fondateur du Monaco Yacht Show (salon de la grande plaisance qui se tient chaque année en septembre) et de sociétés de communication, il a décidé d’organiser mi-octobre un salon dédié au B-to-B, baptisé logiquement Monaco Business. Il l’a positionné comme « une plateforme d’échanges entre les entreprises monégasques et celles de la

loppent une activité réellement nouvelle, elles en sont exonérées les deux premières années et bénéficient d’un régime de faveur pendant les trois années suivantes. Autre atout, la nature même de l’économie, « extrêmement diversifiée, ce qui permet au pays de se mettre à l’abri des grosses crises sectorielles », analyse Lionel Galfré, le directeur de l’Institut monégasque de la statistique et des études économiques. Ce que confirme Élisabeth Ritter-Moati, la directrice générale Investissement et promotion de la Chambre de développement économique (CDE). Elle insiste sur les deux pôles majeurs que sont le yachting et la santé, et que la coopération franco-monégasque concerne aussi les demandes de locaux. La CDE travaille main dans la main avec son homologue, l’agence de développement économique Team Côte d’Azur. « Monaco est un réseau ouvert sur le monde, qui sert de tremplin vers l’international », observe Laurence Garino. Trois cent quatre-vingt-quatre créations nettes de nouvelles entreprises ont été enregistrées entre 2011 et 2012. Avec un PIB en valeur qui a rattrapé et dépassé en 2012 (4,48 Mds €, +$0,9$% par rapport à 2011) son niveau de 2008 (4,42   Mds  €), 45$000  salariés dans le privé, 5$000 dans le secteur public, zéro endettement et des perspectives de croissance dans les activités non polluantes, Monaco montre qu’elle peut espérer continuer à briller longtemps sur son rocher. T

Le Rocher princier a d’autres atouts que le strass et les paillettes. Et il entend bien le faire savoir. Côte d’Azur ». Une plate-forme qui « leur manquait ». De fait, Monaco Business a accueilli 600 personnes en une seule journée. Il faut dire que Monaco, vu sous l’angle affaires, est plutôt séduisant. La Principauté, qui sait jouer les ambassadrices de charme, a créé il y a deux ans un guichet unique pour l’accueil du futur créateur d’entreprise. « Nous lui expliquons l’ensemble du processus à suivre, les éventuels obstacles à éviter et les étapes à prévoir », explique Laurence Garino, chef de service de ce Monaco Welcome & Business Office. Entre autres points forts, on n’oubliera pas de mentionner une fiscalité stable et plus douce que de l’autre côté de la frontière. L’impôt sur les bénéfices (33,33$%), par exemple, est demandé aux entreprises qui exercent une activité industrielle ou commerciale et réalisent plus de 25$% de leur chiffre d’affaires en dehors de la Principauté. Quant à celles qui déve-

LES IDÉES

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VENDREDI 22 NOVEMBRE 2013 LA TRIBUNE

POURQUOI LES ÉLECTRICIENS DOIVENT SE RÉINVENTER Bien que l’énergie renouvelable occupe encore une place modeste dans le paysage électrique mondial, elle illustre la mutation d’un système régulé et centralisé en une toile plus complexe reliant de nombreux acteurs entre eux. Les grandes compagnies feraient mieux d’accompagner cette mutation, plutôt que de s’y opposer… au risque de se perdre.

© DR

P VINCENT PICHON

CHEF DE PROJET CHEZ BECITIZEN

Spécialisé dans le secteur de l’énergie, il est régulièrement consulté sur les problématiques d’énergies renouvelables et notamment de solaire photovoltaïque.

aru en janvier 2013 et étonnamment passé inaperçu en Europe, un rapport de l’Edison Electric Institute (EEI), l’association américaine regroupant la majorité des électriciens du pays, donne le ton. Intitulé « Changements disruptifs : implications financières et réponse stratégique face à un marché de l’électricité en pleine évolution », il questionne l’avenir des grandes compagnies d’électricité, ou « utilities », face à la montée en puissance de nouvelles technologies (énergies renouvelables et réseaux intelligents en tête). C’est le reflet d’une inquiétude grandissante des poids lourds du secteur aux États-Unis. Les utilities sont les principaux acteurs d’un marché jusqu’ici peu enclin à l’innovation. Chantres de la centralisation, peu flexibles, leur modèle d’affaires repose sur de vastes économies d’échelle : la vente d’électricité obtenue à partir de grandes unités de production (centrales nucléaires, à charbon, au gaz), transportée via un réseau centralisé jusqu’à une large base de consommateurs. LES CENTRALES NUCLÉAIRES OU AU GAZ VENDENT LEUR ÉLECTRICITÉ À PERTE

Face à elles, une nouvelle concurrence a émergé, principalement composée d’acteurs qui permettent à des particuliers ou à des entreprises de devenir producteur d’électricité (bien souvent grâce à des panneaux solaires photovoltaïques), accélérant ainsi la « décentralisation » énergétique. Le groupe californien SolarCity, fondé en 2006 et récemment coté en Bourse, est l’un d’entre eux. Son succès est à la mesure de l’irritation qu’il provoque chez ses illustres concurrents. Car en proposant d’installer à ses frais des panneaux solaires photovoltaïques (PV) sur les toitures de particuliers ou d’entreprises tout en leur facturant une électricité à un prix d’environ 10#% à 20#% en deçà de ceux pratiqués par les utilities, SolarCity menace le cœur même de leur « réacteur ». Or, son succès se fonde justement sur des mécanismes incitatifs de plus en plus décriés par les utilities, car perçus comme des distorsions de concurrence. Parmi ces mécanismes figure le Net Energy Metering qui permet, par exemple, aux particuliers d’injecter leur production issue du PV sur le réseau et d’être crédités par les utilities au prix du détail (et non au prix de gros), alors qu’ils n’assument pas le coût d’entretien des réseaux, contrairement aux… utilities. Concurrence déloyale#? Si la question se pose, le problème des utilities est plus profond. Tout aussi modeste que soit encore l’énergie solaire dans le paysage électrique américain ou mondial, le succès d’entreprises comme SolarCity est l’illustration d’une tendance plus globale : celle de la mutation du paysage électrique, autrefois régulé, centralisé et consolidé, en une toile plus complexe reliant de nombreux acteurs entre eux. La croissance de la production décentralisée contribue par ailleurs à tirer les prix de gros de l’électricité à la baisse, notamment lors les pics de production. En Europe, l’énergie solaire bénéficiant non seulement d’une priorité d’injection sur le réseau, mais aussi de tarifs d’achat garantis et subventionnés, ce sont les moyens de production « non flexibles » (centrales nucléaires, au gaz ou au charbon) qui doivent vendre une électricité à des prix parfois bradés, voire négatifs (il faut alors payer pour vendre sa production d’électricité). Au point que l’on constate depuis deux

ans une hécatombe des centrales à gaz en Europe. Les difficultés des utilities allemandes RWE et EON n’y sont, à cet égard, pas tout à fait étrangères dans un pays où les renouvelables atteignent 25#% de la production d’électricité. Ce boom du renouvelable n’est cependant pas sans conséquence pour la stabilité des réseaux que les centrales à gaz contribuent justement à renforcer. « TOO BIG TO FAIL », LES GRANDES COMPAGNIES"? PAS SI SÛR…

L’énergie solaire devenant chaque fois plus compétitive, une boucle s’enclenche : tandis que les prix de l’électricité PV continueront de baisser, ceux pratiqués par les utilities devraient augmenter, et ce, corrélativement à la baisse des premiers. Car plus grand sera le nombre de clients séduits par des offres « alternatives », et plus petit sera celui des utilities sur lesquels répartir des coûts fixes importants. Alors que tous contribuent également aux subventions aux énergies renouvelables. Bien sûr, les grands électriciens ont de nombreux atouts pour réagir : une vaste expertise et une base (encore) fidèle de consommateurs. Bien sûr, il y aura toujours une place importante pour les systèmes centralisés qui ne doivent pas être opposés aux systèmes décentralisés, ces deux modèles étant complémentaires à l’échelle d’un territoire. Mais plus tôt que tard, les utilities devront se réinventer : montée en puissance des inquiétudes environnementales, exigences croissantes de sécurité, raréfaction des matières fossiles, réappropriation de la question énergétique par les ter-

L’énergie solaire photovoltaïque, économique et décentralisée menacera-t-elle, à terme, les grandes compagnies électriques!? [ELENA ELISSEEVA /SHUTTERSTOCK]

ritoires, changements de comportement de consommation, nouvelles technologies sont autant d’opportunités… et de menaces. Et si le rapport de l’Edison Electric Institution précise que des mastodontes d’autres secteurs n’ont parfois pas su prendre le virage de leur industrie (Kodak, par exemple), c’est bien parce que la manière dont on produit et consomme l’électricité évolue, elle aussi, très rapidement. Pour prospérer, les utilities devront donc trouver les voies pour accompagner ces évolutions plutôt que de les réfréner. Peut-être en passant d’une logique de vente d’électrons à celle de vente de services#? Un défi de taille. « Too big to fail », les utilities#? À ne pas se poser la question, le risque existe de passer à côté d’évolutions majeures. Ironie de l’histoire, Thomas Edison confia à Henri Ford au crépuscule de sa vie : « Je mettrais mon argent dans le soleil et l’énergie solaire. » T

22 LES IDÉES LA TRIBUNE VENDREDI 22 NOVEMBRE 2013

L’ÉCOTAXE, UNE FABLE SUR LES ERRANCES DE L’ÉTAT Rarement un impôt aura autant fait parler de lui. Surtout si on rapporte ce tumulte à l’aune des recettes attendues : 1,2 milliard par an, soit environ 1,3"% du produit de la CSG, ou moins de 0,9"% de celui de la TVA. Encore s’agit-il d’un montant brut, avant de faramineux coûts de gestion. Tout ça pour ça… Les méandres de l’écotaxe sont pourtant exemplaires des dérives de la gestion publique française et dépassent largement l’explosion des dernières semaines. Absence de vision, proclamations emportées, bons sentiments, clientélismes, impéritie financière, dirigisme mal placé, incapacité à gérer un projet et à traiter avec le secteur privé… Ce sont en fait les travers de l’action publique dans notre pays sur plusieurs décennies que met à jour cette saga délirante.

© DR

D JEANCHARLES SIMON ÉCONOMISTE

Retrouvez-le dans « Le blog du Contrarian » sur latribune.fr

ans ses grands principes, l’écotaxe paraît justifiable, et même plutôt conforme à ce que préconise la théorie économique. L’usage effréné du réseau routier par les poids lourds a des « externalités négatives » évidentes. Il est donc légitime de chercher à « internaliser » ces coûts en fonction de l’usage. Dès lors, une taxe (ou une redevance) kilométrique en fonction du poids roulant est presque naturelle. Et beaucoup plus saine qu’une répartition uniforme des coûts sur tous les contribuables, par exemple. Bien sûr, le passage de la théorie à la mise en œuvre est complexe. Il faut mesurer l’usage du réseau routier par les véhicules concernés, donc collecter des informations fiables sur leurs caractéristiques et leurs déplacements. À l’heure de la Google Car ou tout simplement de dispositifs de géolocalisation de base massivement répandus, on peut s’étonner que le défi technologique soit présenté comme si considérable et justifiant de telles infrastructures et de tels coûts. Mais laissons cela de côté. Car il n’y avait pas besoin de cette dimension pour que ce sujet tourne à l’histoire de fous. Avec l’écotaxe, il s’agit d’imposer les poids lourds sans pouvoir dépasser un niveau de prélèvement déjà important sur autoroute. C’est donc le transport hors réseau autoroutier qui est visé. Du coup, comme rien n’a changé depuis les années 1960, les Bretons, notamment, se considèrent comme les grands perdants de cette taxe puisqu’ils ne peuvent utiliser dans leur région des autoroutes inexistantes"! Comment transformer un cadeau en un sentiment d’injustice… Les liens étroits entre la politique autoroutière et l’écotaxe sont d’ailleurs essentiels. Au milieu des années 2000, le gouvernement vend ses parts dans les sociétés d’autoroutes. Moins que d’une pulsion libérale soudaine, cet élan relevait d’abord de la basse cuisine budgétaire française. En engrangeant immédiatement le produit de cette privatisation, il diminuait son endettement et allégeait aussi les déficits de l’année concernée. Mais les montants obtenus en une fois sont la contrepartie de ceux qui étaient perçus chaque année grâce aux péages, désormais abandonnés aux concessionnaires pour des décennies. UNE MULTITUDE D’ACTEURS DANS UN JEU DE QUILLES UBUESQUE

Voilà donc les budgets publics d’infrastructures privés d’une ressource majeure, avec la nécessité de leur trouver des substituts… À point nommé, l’engouement écologiste qui saisit les partis politiques au moment de la présidentielle de 2007, autour du « pacte » que Nicolas Hulot fait signer à tous les candidats, trouve son débouché immédiat après l’élection avec le « Grenelle de l’environnement ». On y glisse donc cette taxe poids lourds justifiée aussi par l’existence d’une directive européenne, bien qu’elle ne contraigne pas à un tel dispositif. Et on satisfait au passage quelques « précurseurs », dont cet élu qui voyait avec une telle taxe une riche idée pour financer les équipements de sa région, ou encore les

L’autoroute du Soleil bloquée par une manifestation des transporteurs contre l’écotaxe, à Châteauneuf-les-Martigues (Bouches-du-Rhône), le 15 novembre. [BERTRAND LANGLOIS/AFP ]

Alsaciens qui voulaient un mécanisme dissuadant des tombereaux de camions d’utiliser leur région comme un itinéraire de délestage pour échapper à l’écotaxe allemande… Mais pour qu’elle rapporte à hauteur des besoins créés par la perte des revenus des autoroutes, il faut placer très bas le seuil de son application en fonction du poids du véhicule. Contrairement à la genèse de l’écotaxe allemande, par exemple, tous les poids lourds sont donc concernés, pas seulement les plus gros. Une bombe à retardement puisque tous les petits transporteurs et chargeurs se trouvent ainsi en première ligne. Le lobby des travaux publics, « shooté » aux dépenses des collectivités, est rassuré. Avec les recettes de l’écotaxe affectées aux dépenses d’infrastructures, il bénéficiera d’une manne lui assurant des carnets de commandes bien pleins. Manne qu’il attend toujours de pied ferme, écotaxe suspendue ou pas. Pour calmer en parallèle la colère du secteur des transports, on imagine un subterfuge : imposer la refacturation explicite de l’écotaxe aux clients des transporteurs. Là encore, un ingrédient idéal pour attiser la colère de leurs clients, et d’abord des plus petits… Alors que pour tout prélèvement de cette nature il convient de laisser jouer la concurrence entre ceux qui le supportent et peuvent plus ou moins absorber sa charge. N’oublions pas le fret ferroviaire et la SNCF dans cette affaire, puisque dans ses intentions affichées l’écotaxe devait inciter au report modal de la route sur le rail. Mais l’ouverture à la concurrence du fret, exigée par l’Europe, n’aura pas été facilitée par l’opérateur historique, jugé bien peu performant sur cette activité. Cerise ultime sur le gâteau, les gouvernements successifs ont été confrontés aux requêtes de régions exigeant exemptions de tronçons et rabais sur les taxes prévues. De bancale, la construction devenait tout simplement ubuesque. Sans, on l’a vu, que toutes ces concessions apaisent les oppositions.

Et de recul en recul, les coûts de mise en œuvre apparaissaient d’autant plus gigantesques que les recettes attendues fondaient. QUAND LES EXPÉDIENTS BUDGÉTAIRES ET FISCAUX TIENNENT LIEU DE STRATÉGIE

Au final, la gestion de ce projet aura été désastreuse. Ceux qui l’ont promu prétendent l’avoir reporté à cause de la crise, alors que ce sont les tractations avec les parties concernées et l’impréparation technique et administrative qui expliquent ces délais. Quant à la majorité actuelle qui se plaint d’avoir hérité du projet de la précédente, alors qu’elle l’avait approuvé et en voulait même plus, elle avait la possibilité de le réorienter au lieu de le déstructurer encore davantage. Le nœud de la tragicomédie qui se joue actuellement est là. Les expédients budgétaires et fiscaux tiennent lieu de stratégie, les objectifs – ici l’écologie – se révèlent des prétextes, les responsabilités (notamment celles des collectivités locales) sont confuses, les règles mitées d’exceptions, la gestion approximative et diluée dans le temps. À la fin de l’histoire, plus personne n’accepte cette taxe, surtout après trois années de matraquage fiscal. Le rapport de l’État au privé et à la gestion de ses projets est tout aussi confus. Il veut déléguer, mais surtout de mauvais gré, quand il ne sait pas faire ou qu’il est trop en retard. Il impose parfois des conditions sidérantes à ses prestataires, sans être à l’abri de conflits d’intérêts et de connivences avec certains acteurs… Pour l’écotaxe, compte tenu de l’environnement économique et de la faiblesse politique du pouvoir en place, la seule issue paraît être un lâche abandon. Mais la faillite globale de la gouvernance et de la stratégie de l’État n’en sera que plus flagrante. Pour reprendre le mot d’Henri Rochefort à propos de Mac Mahon, l’État ne peut pas savoir ce qu’il veut et où il va puisqu’il ne sait même plus qui il est. T

LES CHRONIQUES

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VENDREDI 22 NOVEMBRE 2013 LA TRIBUNE

RÊVE D’ÉCONOMISTE, CAUCHEMAR DE FISCALISTE

Les Dîners Millésimés

Un moment d’exception !

Les économistes et les fiscalistes n’ont pas la même définition de ce qu’est un bon impôt. La France était certes en retard en matière d’éco-fiscalité, mais aussi de révolte fiscale. En voulant combler le premier retard, elle va aussi rattraper le second… Un défi de plus à l’heure de la grande « remise à plat » annoncée par le gouvernement.

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L CHRISTIAN STOFFAËS PRÉSIDENT DU CERCLE DES INGÉNIEURS ÉCONOMISTES

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a fiscalité est un instrument à manier avec précaution. En soi, le principe pollueur-payeur est une bonne idée. Encore faut-il choisir la cible et le moment opportun. L’écotaxe est une « taxe pigouvienne », du nom de l’économiste Arthur Cecil Pigou, qui proposa d’internaliser « les effets externes négatifs » en faisant payer un impôt compensateur aux agents économiques dont les comportements engendrent des dommages à la société. D’inspiration libérale, l’écotaxe préfère l’incitation à la contrainte pour corriger les comportements. Au sein de l’Union européenne, la France est nettement à la traîne sur ses voisins pour taxer les pollutions de l’air, de l’eau, des pesticides : elle se situe après la vingtième place, selon Eurostat. Les pays qui ont le plus recours aux écotaxes sont les Pays-Bas, où elles comptent pour 20#% des prélèvements fiscaux#; la Suède, avec une taxe à taux élevé sur le dioxyde de soufre, souvent citée en exemple de la bonne écotaxe#; l’Allemagne, avec une lourde contribution sur l’électricité, au profit d’une forte promotion des énergies renouvelables.

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2007, est conçue pour frapper les véhicules de plus de 3,5  tonnes empruntant les autoroutes non payantes et certaines routes nationales et départementales (15#000). Elle est modulable en fonction de l’âge et du poids du véhicule, selon la région, selon la marchandise et la profession. Elle doit rapporter 1,1 milliard d’euros. Un rêve d’économiste. Au-delà de la Bretagne, la France du « rasle-bol » fiscal se mobilise. Même à gauche, Ségolène Royal évoque une « révolte citoyenne ». Peut-être l’écotaxe poids-lourds revêtira-t-elle la valeur d’un tournant. Car le mouvement de l’histoire peut se lire à travers les révoltes fiscales : l’indépendance américaine, avec la Boston Tea Party#; la Révolution française derrière la convocation des États généraux#; la Proposition  13 californienne, qui démarre la révolution conservatrice, etc. Bien que la France soit le pays où les prélèvements obligatoires sont parmi les plus élevés, il n’y a pas eu de véritable révolte fiscale en France, jusqu’à présent. Même si l’écotaxe a été validée en 2009 par tous à la suite du Grenelle de l’environnement, ainsi que le rappelle courageusement Nathalie Kosciusko-Morizet, le moment – la goutte d’eau qui fait déborder l’exaspération fiscale – et le lieu – la Bretagne, terre de conquête socialiste – étaient mal choisis. Pour le fiscaliste, le « bon impôt » est un impôt qui rapporte beaucoup et fait l’objet d’un consentement des contribuables.

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