Découverte de l'humanité

et demandé si j'étais disponible à t' héberger quelques jours. » « Je suis en train de faire une sorte de pèlerinage à la découverte de la vie de Lazzaro.
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Découverte de l'humanité Je travaille maintenant à la Librairie Goulard d’ Aix-en-Provence et je viens d'appeler ma mère pour lui dire que je rentrerai tard ce soir ; ça fait deux heures que je range la section des documents et des romans historiques car le directeur me l’a demandé. « J'aime mon travail » je me le répète au fur et à mesure que j'efface les titres sur la liste. Je regarde les étagères, la plupart des livres parlent des guerres mondiales, d'autres de l'époque coloniale. J'aime mon travail, mais je ne comprends pas l'Histoire. Quel est le sentiment qui pousse les hommes à s’entre-tuer ? Je regarde la feuille dans mes mains, je ne trouve pas le dernier livre, Interviews au dernier poilu. Dernier poilu ? « Ah ! mon petit livre, tu te cachais sous cette chaise ! » Je ramasse ce livre et je m’assois pour l'examiner. Monsieur le dernier poilu s’appelait Lazzaro Ponticelli, italien né près de Bettola, sa famille l'a confié aux voisins pour aller chercher un travail en France, mais, à l'âge de 9 ans, il a pris le train et est arrivé tout seul à Paris, à la gare de Lyon. Il faut le dire mon ami, tu as eu du courage ! Cette histoire réveille en moi le souvenir de l'aventure de ma mère… monsieur le dernier poilu, tu me la rappelles, elle est italienne comme toi, et quand elle avait 18 ans elle a quitté son pays et est venue ici en France. Elle a travaillé comme serveuse et après avoir mis de côté la somme nécessaire, elle a ouvert sa propre boulangerie. Les vieux propriétaires, Monsieur et Madame Roval, ont été très généreux avec elle : ils l' ont souvent invitée à dîner chez eux, ils lui ont même loué la chambre de leur fils, Laurent. Un jour il est revenu et il en est tout de suite tombé amoureux. Toutefois, ma mère ne voulait pas accepter cette relation, elle craignait de perdre son indépendance, elle pensait qu'en acceptant sa proposition elle ferait un tort au vieux couple. En réalité deux mois après le retour du jeune homme les Roval sont arrivés fâchés dans la boulangerie, ils voulaient savoir pourquoi elle n'acceptait pas de sortir avec leur fils. Ils ont ri quand ma mère leur a exposé ses raisons. Ce soir-là elle a dîné

avec Laurent. Ensuite, ils se sont plu, ils se sont aimés, ils se sont mariés et ils ont eu une fille, moi. Donc, Monsieur le dernier poilu, crois-moi quand je te dis que tu me rappelles ma mère! Maintenant je vais rentrer.. à la prochaine Lazare. C'est toujours réconfortant de rentrer à la maison et de voir le feu allumé, chez nous il y a toujours eu cette tradition de mettre sur la cheminée des peaux d'orange pour parfumer la pièce. Cela nous vient de mes grands-parents maternels qui l'ont transmise à maman.. « Maman! C'est moi, Maddie ! » « Mio tesoro ! Je suis dans la cuisine, viens! » « J'ai une question à te poser, est-ce que le nom de Lazzaro Ponticelli te rappelle quelque chose ? » C'est par cette phrase qu'une longue discussion et ma curiosité pour le dernier poilu sont nées, j'ai passé mon temps libre pendant les semaines suivantes à rechercher sur le net des informations sur sa vie et, au travail, à contrôler minutieusement tous les livres historiques pour voir s'ils cachaient son nom dans leurs pages: maintenant j'ai appris qu'il est un personnage très connu en France et en Italie, qu'il a combattu pendant la première Guerre mondiale dans le régiment « garibaldien » de l'armée française, qu'il a été obligé de rentrer en Italie pour combattre avec les « Alpini », qu'à la déclaration de la deuxième guerre mondiale il a obtenu la nationalité française et qu'il est mort il y a quelques mois seulement. Aujourd'hui, après deux mois de recherches, je ne suis pas encore satisfaite, j'ai l'impression qu'il manque toujours quelque chose. C'est pour cette raison que j'ai décidé d'organiser un voyage en Italie pour compléter mon dossier et pour revivre ce que ma mère et Lazzaro ont éprouvé pendant leur migration en France. Je dois seulement l'annoncer à mes parents. «Maman, est-ce que nous avons des parents au Nord ? Disons près de Milan ? Je voudrais bien... » « Laurent Laurent ! Madeleine veut s'en aller en Italie, Laurent ! »

Maintenant il est dix heures cinq, j'ai passé une heure à réconforter mon père, qui, après l'annonce de mon départ, a commencé à se plaindre parce que « sa petite aubergine » voulait l'abandonner et le laisser mourir seul, j’ai dû aussi calmer ma mère qui a tout de suite rempli un sac de vêtements. « Comment feras-tu avec ton travail ? » « Mais papa, je n’ai pas d’autres possibilités si je veux mettre à jour la biographie de Lazzaro Ponticelli et faire connaître à tous son histoire! » « Je ne sais pas Maddie, tu vas trop vite !!» « Moi, je suis d'accord avec elle, Laurent. Ne m'interromps pas ! Écoute, je sais que tu es inquiet et je crains moi aussi que quelque chose puisse la mettre en danger, mais elle est désormais adulte. En plus elle sera en Italie, j'y ai vécu mon enfance, tu sais, je suis sûre que tout le monde l’accueillera avec chaleur. Ce que ta famille a fait pour moi, la mienne le fera pour notre fille. »

«Je dois te le dire Maddie, tu es devenue vraiment une jolie fille ! Tu ressembles à ta mère, tes cheveux sont comme les siens avec ces boucles noires ! » « Tu trouves, tante Tina ? » « Ah, bien sûr ! Quand je t'ai vue à la gare je t'ai tout de suite reconnue. À propos chérie, explique-moi ce que tu fais ici à Piacenza . Ta mère m'a simplement téléphoné et demandé si j'étais disponible à t' héberger quelques jours. » « Je suis en train de faire une sorte de pèlerinage à la découverte de la vie de Lazzaro Ponticelli, tu le connais ? » « Ah oui, j'en ai entendu parler. » « Je voudrais écrire sur lui une biographie complète, qui pour l'instant n'existe pas. Il y a seulement des interviews qui ne parlent que de son engagement dans la grande guerre et de son arrivée en France, mais moi, je veux découvrir sa vie la plus intime. Il était de Cordani, un hameau près de Bettola,tu sais ?» « Bettola ? Ah, oui, c'est un village à une heure de Piacenza en voiture.» « Une heure seulement ? Mais c'est parfait ! Tu sais, quelques jours avant de partir

j'étais en train de rechercher Cordani et Lazzaro Ponticelli sur le net et qu'est-ce que j'ai vu ? Une page du bottin de Bettola avec le nom Ponticelli et plusieurs numéros. Je les ai appelés tout de suite et à la troisième tentative j'ai parlé avec une nièce de Lazzaro ! » « Quelle chance ! » « N'est-ce pas ? Elle était enthousiaste de mon projet et a accepté de me rencontrer dans leur vielle maison à la campagne. Tante Tina, je vais voir la maison de Lazzaro, je suis super heureuse !» Cordani est une localité vraiment petite, la plupart des maisons sont en pierre entourées de petits jardins ; des ruelles étroites la traversent mais, ce qui m'a surprise ce sont ses habitants : d'abord je n'ai vu personne dans les rues, sauf deux ou trois hommes qui binaient des potagers, mais puis j'ai levé mon regard et là haut, sur les balcons ou aux fenêtres, il y avait des gens qui me regardaient. Ma destination était une vieille maison avec un porche plein de pots de fleurs, c'est là que Lazare a vécu une partie de son enfance et c'est là que mon enquête a débuté. Malheureusement Sabrina, la nièce, ce jour-là était très pressée puisqu’elle avait reçu une proposition de travail le matin même, toutefois elle m'a fait un énorme cadeau : pendant les dernières années de la vie de Lazzaro ses enfants lui ont fait écrire ses mémoires. Sabrina me les a prêtés et le soir, lorsque je suis rentrée chez ma tante, j'ai tout de suite commencé à tourner les pages et à me plonger dans la lecture.

8 Avril 2005 Aujourd'hui il fait beau, je suis assis dans mon jardin et je bois un café. Il n'est pas très bon, pas comme celui de Cécile. Son café était le meilleur que j'ai bu quand je suis arrivé à Paris. Je n’ai rien oublié de mon départ et de mon arrivée dans la capitale: c’était l’automne, quand je suis parti, je me souviens que je m'étais levé très

tôt le matin pour ne pas être vu par les voisins, je voulais prendre le train pour aller à Paris. Quand j'étais très petit tout le monde parlait de cette ville, « elle est pleine de lumières et tout brille », donc j'avais décidé d'y habiter, d'autant plus je n'avais plus rien en Italie. Mon père était mort, ma mère et mes frères avaient émigré et m'avait laissé chez nos voisins, les Tilloni. Nous étions pauvres et je n'avais aucun avenir dans mon village ; Paris, au contraire, me semblait le paradis. À six heures du matin j'ai demandé à un charretier de m’emmener avec lui et quelques heures plus tard j'arrivais à la gare de Piacenza, prêt à prendre le train pour aller en France. Toutefois j'avais 9 ans et j'étais seul, après avoir vu devant les guichets tous ces voyageurs, riches et bien habillés, j'ai eu peur de ne pas avoir assez d'argent pour acheter mon billet, donc j'ai regardé mes sabots et je suis sorti. 322 kilomètres. La distance entre Piacenza et Nice, 322 kilomètres. Un petit gamin de 9 ans, le sac sur ses épaules et les sabots à la main, qui parcourt pieds nus la campagne en direction de la France. Voilà comment j'ai entrepris mon voyage. D'abord je me suis senti libre comme le vent, mais après deux heures de marche j'ai commencé à avoir faim. J'ai continué quand même, mes pieds brûlaient et ma tête tournait. Quatre heures plus tard je suis tombé par terre, évanoui, alors un jeune homme m'a vu et m'a emmené chez lui. Sa femme a été très gentille, elle m'a donné de l'eau et de la « polenta », je les ai remerciés et je suis reparti. J'ai enfin décidé de prendre le train. En deux heures je suis arrivé à la gare de Ventimiglia et je me suis assis, épuisé, sur un banc. À coté de moi un prêtre me regardait , puis il m'a demandé, en souriant, ce que je faisais tout seul dans cette gare. Mes yeux glissaient sur lui, sur sa soutane et sans savoir pourquoi je me suis senti rassuré. J'ai eu l'impression qu'il voulait veiller sur moi et je me suis ouvert à lui, je lui ai expliqué mon projet : arriver à Paris et retrouver mes frères. Mon récit l’a étonné, il était perplexe et m'a conseillé de renoncer, mais je lui ai répondu que ce n'était pas possible et je suis allé acheter le billet pour Paris. Lui aussi attendait le train pour Nice et, comme moi, il continuerait son voyage vers le nord, destination Dijon. Alors on est parti ensemble.

J'ai eu un vrai coup de chance à le rencontrer, puisqu’à la frontière il y avait des gendarmes qui contrôlaient les papiers des voyageurs. Notre train s'est arrêté et trois militaires sont montés, deux d’entre eux se sont dirigés vers les autres wagons, le dernier a ouvert la porte de notre compartiment et a commencé à demander les papiers de chaque passager. Mes jambes tremblaient, je n'avais aucun document, alors le prêtre a serré ma main droite. Le soldat était maintenant devant nous, il a pris la carte d'identité du curé et, puis, il m'a regardé en tendant son bras. "Ah, cet enfant est avec moi, vous savez, un orphelin." Le soldat a fait un signe de la tête au curé et s'en est allé. C'est drôle de me rappeler tous ces détails. C'est vraiment bizarre maintenant que j'y pense. Quand je suis arrivé à la gare de Lyon j'ai pleuré, mais personne ne m'a regardé. J'ai passé deux jours dans cette gare sans manger, en dormant recroquevillé sur un banc du hall. Le troisième jour une jeune femme s'est approchée et elle a eu pitié de moi. Elle m'a emmené dans son magasin à la sortie de la gare, elle était boulangère et elle m'a donné tout de suite du pain et du fromage et puis même des bonbons. Je n'ai jamais pu la remercier, je ne parlais pas le français, mais elle me parlait quand même. Quelques heures plus tard un homme est entré dans le magasin, c'était un chef de gare. Quand il m'a aperçu il a voulu m'interroger, mais moi je ne comprenais pas, alors j'ai prononcé le nom du bistrotier que j'avais entendu à Cordani: "Si tu veux t'installer à Paris alors tu dois aller chez Colombo." "Qui est celui-là?" "Quelqu’un qui peut t'aider à te faire une nouvelle vie." Tout le monde, à la gare de Lyon, connaissait cet Italien qui aidait ses compatriotes à leur arrivée dans la capitale. Il était un point de repère important pour la communauté italienne. Donc, quand j'ai dit au cheminot "Chez Colombo!", il a compris tout de suite et, puisqu'il le connaissait, il m'a emmené dans le bistrot de ce mystérieux Colombo. C'est là que j'ai rencontré Cécile. C'était la femme du bistrotier, celle qui m'a élevé comme si j'étais son fils. Ses cheveux sentaient la

vanille, son regard était triste et son sourire rare. C'est elle qui m'a appris le français, elle était vraiment patiente avec moi, j’étais un élève indiscipliné et peu studieux, toujours prêt à me balader dans la ville. Bon, je pense que pour aujourd'hui c’est tout, maintenant je rentre, dehors il commence à faire froid. Les semaines suivantes j'ai souvent visité la maison de Lazzaro à Cordani, c'est là que j'ai commencé à écrire sa biographie. Quand je suis rentrée à Aix j'ai continué à écrire : à la maison avant de dormir, pendant la pause au travail ; j’éprouvais le besoin de raconter son aventure. Maintenant j’ai terminé mon livre, j’espère trouver bientôt une maison d'édition disponible à le publier, on verra.

« ...C''est après avoir appris le français que le jeune Lazzaro Ponticelli a décidé de trouver un travail. Il est devenu d'abord crieur de journaux place de la Bastille, il était là sur cette place quand les quotidiens ont annoncé l’assassinat de Jean Jaurès, le 31 juillet 1914, une journée mémorable. Les gens s'arrachaient les journaux. Ensuite il a travaillé comme coursier pour Marie Curie, oui, Marie Curie la physicienne, vous avez bien compris. Jusqu'à présent la vie du dernier poilu a été étroitement liée à la guerre, toutefois elle est beaucoup plus que ça. Lazzaro Ponticelli était comme vous et moi, mais il est devenu adulte à 9 ans à peine, quand il est arrivé en France. Sans en connaître la langue il a réussi quand même, grâce à sa volonté et à sa détermination, à trouver sa place dans notre société. Il a été un héros de guerre, bien sûr, mais ce qui m’a épatée, c'est sa force de caractère. Quand il est arrivé à Paris il n'avait rien, mais il a eu la chance de rencontrer Cécile qui lui a donné une famille et de l’amour et lui, il a su tirer profit de la générosité de cette femme, il l'a gardée dans son cœur jusqu'à la fin de sa vie. Nous ne sommes pas parfaits, on le sait bien, mais nous sommes si complexes et si différents que parfois on se connaît mal. Poussée par cette curiosité j'ai écrit ce livre. J’ai découvert et raconté l'histoire d'un homme qui a touché mon cœur et stimulé ma pensée. Voilà ce que vous trouverez dans mon ouvrage. Merci d’être venus à sa présentation. »