armistice » est le plus beau du monde, pensait Félicité

mort, c'était déjà quelque chose, et parfois il regardait ses longs bras maigres, ses ... PS : l'autre jour, j'ai défendu un poilu récalcitrant au conseil de guerre.
59KB taille 35 téléchargements 112 vues
DANS LA GUERRE, ALICE FERNEY, 2003 « Le mot « armistice » est le plus beau du monde, pensait Félicité. Mais une ombre étreignait son cœur généreux : comment partager la joie des autres quand ce jour de paix ne ramènera aucun soldat dans votre maison ? Jules était mort. Petit-Louis était mort. Il ne fallait pas l’oublier. Est-ce que les enfants n’allaient pas justement se mettre à réclamer leur père ? Cette possibilité l’inquiétait. Pauvre petits ! Elle n’attendait personne. On prévenait déjà que la démobilisation serait lente, qu’il faudrait être patient, que beaucoup de soldats étaient blessés… Félicité se désolait qu’aucune de ces exhortations ne la concernât. Patiente ! A la place des chanceuses, comme elle l’aurait été, croyait-elle. Les cloches sonnaient. On criait partout. Ils criaient parce que c’était fini comme ils avaient crié parce que ça commençait, remarquait Félicité. Il fallait de la bonté pour se réjouir avec la foule. Elle l’écrivait à Brêle qui, en Espagne, commençait à revivre. Son cœur là-bas recollait ses fragments, nourrissant une fringale de beauté avec le visage de Félicité. Quel prénom elle avait là ! pensait-il, plongé dans la belle eau de l’amour naissant. La vie et la mort se nouaient en une embrassade funeste au creux de lui-même. Une ouverture lumineuse s’était faite dans le sombre de la guerre, mais la mémoire ne s’effaçait pas devant l’avenir. Nous serons toujours des êtres d’après cette barbarie, écrivait Brêle, et vous verrez, bientôt on ne saura même plus pourquoi l’on s’est battus. D’ailleurs ça fait bien longtemps que personne ne le sait plus. On découvrira que tout ça n’a servi à rien. » Il ne s’était jamais remis tout à fait de la guerre. Elle l’avait pris avant qu’il eût vécu. Il était de cette classe qui avait fait trois ans, et qui se sentait libérable quand survint août 1914. Près de huit ans sous les drapeaux... Il n’avait pas été un jeune homme précoce. La caserne l’avait trouvé pas très différent du collégien débarqué de sa famille au Quartier Latin à l’automne de 1909. La guerre l’avait enlevé à la caserne et le rendait à la vie après ces années interminables dans le provisoire, l’habitude du provisoire. Et pas plus les dangers que des filles faites pour cela n’avaient vraiment marqué ce cœur. Il n’avait ni aimé ni vécu. Il n’était pas mort, c’était déjà quelque chose, et parfois il regardait ses longs bras maigres, ses jambes d’épervier, son corps jeune, son corps intact et il frissonnait, rétrospectivement, à l’idée des mutilés, ses camarades, ceux qu’on voyait dans les rues, ceux qui n’y viendraient plus. Cela faisait bientôt trois ans qu’il était libre, qu’on ne lui demandait plus rien, qu’il n’avait qu’à se débrouiller, qu’on ne lui préparait plus sa pitance tous les jours avec celle d’autres gens, moyennant quoi il ne saluait plus personne. Il venait d’avoir trente-deux ans, oui ça les avait comptés en juin. Un grand garçon. Il ne pouvait pas tout à fait se prendre au sérieux et penser : un homme. Il se prenait à regretter la guerre. Enfin, pas la guerre. Le temps de la guerre. Il ne s’en était jamais remis. Il n’avait jamais retrouvé le rythme de la vie. Il continuait l’au-jour-le-jour d’alors. Malgré lui. Depuis près de trois ans, il remettait au lendemain l’heure des décisions. Il se représentait son avenir, après cette heure-là, se déroulant à une allure tout autre, plus vive, harcelante. Il aimait à ce le représentait ainsi. Mais pas plus. Trente ans. La vie pas commencée. Qu’attendait-il ? Il ne savait faire autrement que flâner. Il flânait. Louis Aragon, Aurélien 1944 Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire.

Élam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie... ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. Les circonstances qui enverraient les œuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les oeuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux. Paul Valéry, “La crise de l’esprit”; nrf 1919

PAROLES DE POILUS Premier été 1914 Je suis parti, ça y est, je ne peux plus revenir ! Et comme je désire pourtant, en ce moment, une heure de calme et de repos, chez nous, sous le toit familial, près de mes êtres chers… Allons, ne nous amollissons pas ! Que diable ! Pour un Français !! Allons, soyons gai, courageux, confiant ! Maurice Maréchal, 22 ans en 1914, deviendra après la guerre un très grand violoncelliste. Mon cher Général, Je me suis permis de demander à passer dans l’infanterie pour des motifs d’ordre personnel. Je fais partie d’une famille israélite, naturalisée française, il y a un siècle à peine. Mes aïeux, en acceptant l’hospitalité de la France, ont contracté avec elle une dette sévère ; j’ai donc un double devoir à accomplir : celui de Français d’abord ; celui de nouveau Français ensuite. C’est pourquoi je considère que ma place est là où les “risques” sont les plus nombreux. Henry Lange, tué à vingt ans en septembre 1918 Très honorée cousine, Santé excellente, rien à demander au Créateur là-dessus. Situation militaire inchangée, ouragan de fer et de feu dans l’atmosphère. Secteur effroyable, théâtre de continuels engagements, chaque jour attaques acharnées dans l’un ou l’autre camp. Le spectacle est unique, tragique, magnifique, la nuit, l’univers est embrasé, le bruit fantastique et terrifiant. Le corps tremble, des émotions vives et soudaines transpercent le cœur comme une flèche aiguisée. Ton cousin Pelou PS : l’autre jour, j’ai défendu un poilu récalcitrant au conseil de guerre. Malgré ma plaidoirie, sept ans de travaux publics. Pelou est un poilu auvergnat qui écrira régulièrement à sa cousine Marthe pendant tout le conflit. Marthe y perdra son mari. Automnes Cher Frangin, Je prends la plume à la main pour continuer mon petit récit. (...) Poussés par l’odeur de la poudre aussi bien que par les cris des bêtes féroces, car à ce moment-là on devient des bêtes féroces ne pensant qu’à tuer et massacrer, nous nous élançons tous comme un seul homme. (...) Les camarades toment. Presque tous blessés. Ce sont alors des cris de douleur. Tout ceci te déchire le cœur, le sang coule à flots, mais nous avançons quand même, marchant sur des morts. Jacques Ambrosini, originaire de Haute-Corse, finira la guerre comme lieutenant. Hivers Ma chère mère, Je t’envoie quelques lignes des tranchées où nous sommes depuis dimanche soir. De la boue jusqu’à la ceinture, bombardement continuel, toutes les tranchées s’effondrent et c’est intenable,

nous montons ce soir en 1e ligne mais je ne sais pas comment cela va se passer, c’est épouvantable. Je donnerais cher pour être loin d’ici. Enfin espérons quand même. Adieu, et une foule de baisers de ton fils qui te chérit. Gaston Biron, 29 ans, interprète. Chers parents, Il y a beaucoup de poilus qui se font évacuer encore aujourd’hui pour pieds gelés. Quant aux miens, ils ne veulent pas geler malheureusement car je voudrais bien une évacuation aussi. Votre fils dévoué, Auxence Guizart est mobilisé avec ses frères Etienne et Alfred. Seul Etienne reviendra vivant. Je soussigné Leymarie Léonard, soldat de 2e classe, né à Seillac (Corrèze).Le Conseil de Guerre me condamne à la peine de mort pour mutilation volontaire et je déclare formellement que je suis innocent. Je suis blessé ou par la mitraille ennemie, ou par mon fusil mais accidentellement, mais non volontairement. Je prouverai que j’ai fait mon devoir. Léonard Leymarie, fusillé à Vingré Printemps Ma bien chérie, J’ai reçu ton télégramme. Que je suis content et inquiet ! Comment vas-tu chérie, comment va notre fillette ? (...) Comment l’appelles-tu ? Fais-moi vite savoir son nom. Qu’il me tarde de la voir, que je suis impatient de revenir. Mais mon retour est encore bien loin, plusieurs mois certainement… Martin Guillaumont, instituteur, reviendra de la guerre blessé. Etés A mon petit Armand, Tu es encore bien jeune et ne peux comprendre ce qui se passe en ce moment : la guerre, ses horreurs, ses souffrances. Cette carte sera un souvenir de ton père, et il souhaite qu’à l’avenir les hommes soient meilleurs, et que semblable chose ne puisse plus arriver. Que jamais tu n’aies besoin, et sois forcé de mener la vie que je subis en ce moment en compagnie de beaucoup de papas qui ont laissé, comme moi, de petits anges chez eux. Joseph Thomas, agriculteur. Cette lettre est adressée à son fils âgé de 15 mois. Dernier automne Ma chère bien aimée pour la vie, Tout est fini ; la paix est signée - on ne tue plus - le clairon sonne le cessez-le-feu. Je suis à Omont dans les Ardennes. Je suis maintenant hors de danger. Ne peux écrire plus longuement aujourd’hui. Meilleur douce caresse à vous tous. A toi bon baiser et à bientôt. Achille Marius Maillet, fils d’ouvriers en textile, il deviendra restaurateur à Montpellier.