Édito

Pourtant, on a beaucoup pensé l'amour. On l'a codifié ... tions qu'elle engendre, le territoire de l'amour est ... rer à l'aveugle et à la force du cœur les histoires.
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Le bruit du monde

u Pa de ra

y Pe e to i lin Éd

Qui mieux que les conteurs et les poètes – sans oublier les amants – ont su nous parler d’amour ? On ne se réjouit jamais autant de l’insuffisance de la langue que lorsque celle-ci dépose les armes devant un sentiment trop grand, une joie trop brutale, Pourtant, on a beaucoup pensé l’amour. On un désir trop violent, l’a codifié, théorisé, catégorisé. On lui a donné différents noms, différentes formes. Tentatives une douleur trop vive. inquiètes et désespérées – espérons-le – de

maîtriser l’immaîtrisable. Aujourd’hui encore, face à la crise qui frappe les modèles sociétaux et aux multiples réinventions qu’elle engendre, le territoire de l’amour est pris d’assaut par les experts et les prêcheurs. D’un côté, on cherche à marginaliser les perturbateurs (féministes, LGBT, néo-beatniks de tous horizons) et à remettre de l’ordre dans l’agitation des identités. De l’autre, on propose de nouveaux cadres à la revendication de la liberté sexuelle et individuelle. Partout, on redéfinit le couple, on décline l’engagement, on psycho-analyse le moindre élan d’affection afin de mettre des mots sur tout ce qui nous est inconnu et nous rend, l’espace d’un instant, étranger-e-s à nous-mêmes.

Le bruit du monde

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Édito Pauline Peyrade

Ainsi, à l’heure du narcissisme triomphant, l’amour semble devenir une question de choix. Choix politiques ou choix intimes, chez les traditionnalistes comme chez les progressistes, les critères s’accumulent et les jeux de dupes remplacent aisément le risque de la rencontre. Les enjeux sont définis en amont, pour soi-même et indépendamment de l’autre, comme conditions à un éventuel attachement. Cependant, malgré nos efforts, les certitudes sur lesquelles on veut s’appuyer paraissent bien minces, en témoigne la naïveté des questions que l’on se pose encore avec tant de sérieux : l’autre croit-il/elle à l’amour ? au coup de foudre ? au mariage ? à la fidélité ? à l’indépendance dans le couple ? aux relations libres ? au polyamour ? Croit-on aux mêmes choses et, plus important, veut-on les mêmes choses ? Nous nous sommes demandé, en imaginant ce numéro, comment envisager l’amour dans un contexte où tout œuvre à la négation de l’Autre, à l’intérieur comme à l’extérieur de soi. Mais ne sommes-nous pas nous-mêmes tombés dans le piège ? Cette négation est-elle le fruit d’une société pervertie par le consumérisme, ou est-elle intrinsèque à l’amour, voire à tout être humain ? Toutes les histoires d’amour ne content-elles pas une même quête perpétuelle – et impossible, donc sublime – de l’altérité, de cet autre avec lequel on voudrait ne faire qu’un ? N’y a-t-il pas plus de « rapport amoureux » qu’il n’y a de « rapport sexuel » ? Peut-on

trancher entre rationalisme et romantisme ? Et à quoi bon ? Aimer consiste-t-il en une éternelle négociation de soi à soi, un combat entre désirs, morale et choix, ou peut-on aspirer à quelque chose de plus simple ? On l’aura compris, l’amour est par essence indéfinissable. Infracassable noyau de mystères, il se dérobe au diktat du sens pour accueillir pêlemêle les fantasmes, les croyances, les espoirs et les désespoirs des hommes. Pour en saisir les contours et les métamorphoses actuels, il faut plonger dans le noir de nos imaginaires et explorer à l’aveugle et à la force du cœur les histoires que l’on se raconte, seul-e ou à plusieurs, celles que l’on porte en soi, que l’on transmet, que l’on reçoit. Surtout, il faut renoncer à comprendre afin de raconter plus, rêver encore, essayer, espérer et nous abandonner toujours. Pauline Peyrade

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Fernando Pessoa, Fragments d’un voyage immobile, Paris, Gallimard, 1984.