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No.900 du 27 février au 5 mars

www.lesinrocks.com

spécial mode

cinéma

la guerre des Saint Laurent M 01154 - 900 - F: 3,50 €

DSK/Iacub cochon qui sʼen dédit

BOWIE

ressuscité Allemagne 4,40 € - Belgique 3,90 € - Canada 6,99 CAD - DOM 4,80 € - Espagne 4,30 € - Grande-Bretagne 6,30 GBP - Grèce 4,30 € - Italie 4,30 € - Liban 10 800 LBP - Luxembourg 3,90 € - Maurice Ile 6,30 € - Portugal 4,30 € - Suède 53 SEK - Suisse 6,50 CHF - TOM 960 XPFw

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par Christophe Conte

cher Frédéric Lopez,



l faut l’admettre, dans ce monde infect, brutal et égoïste, certaines personnes nous veulent du bien et tu en fais partie. Je vais même t’avouer une chose, si j’étais admis au sein du conclave chargé de trouver bientôt un remplaçant au vieux Benoît – hypothèse toutefois hautement improbable –, je ne manquerais pas d’appuyer ta pontificale, quoique pontifiante, candidature sous le nom de Bisounours Ier. Je ne dis pas ça en raison de ta légendaire chasteté romantique qui t’amena à baptiser de manière subliminale l’une de tes émissions Panique dans l’oreillette, titre que certains malentendants prirent sans doute à tort pour un conseil sanitaire. Non, Frédo, si je crois sincèrement que tu ferais un pape du tonnerre, c’est d’abord en raison de ta bonne connaissance des peuplades lointaines que tu pars régulièrement

pour France 2 évangéliser tel un docteur Schweitzer cathodique, afin d’aller quérir chez eux un peu de leur authenticité en échange d’un aperçu de nos souffrances occidentales. Imagines-tu seulement combien il fut à la fois violent et réconfortant pour les Pygmées Bagyéli du Cameroun d’apprendre qu’ils avaient échappé pendant des siècles à Muriel Robin ? Tu dois aussi te sentir fier d’avoir éclairé, en digne héritier des Lumières – avec option allogène –, ces braves sauvages Korowaï de Papouasie à propos de l’existence de Zazie dont ils ne connaissaient point la grande œuvre littéraire. Bon, si on était salaud, on te filerait bien quelques noms de pénibles à emmener dans le nord du Mali ou chez les rigolos de Boko Haram au Nigeria pour que Rendez-vous en terre inconnue illustre pleinement sa promesse, mais on s’abstient, sans doute est-ce à ton contact

qu’une grande bonté au contraire nous anime. Sinon, je te suggère de faire un procès aux Qataris qui siphonnent ton concept en prétendant conduire David Beckham à Valenciennes, mais c’était juste une parenthèse. Une transition, coco, qui m’amène à parler justement de cette Parenthèse inattendue que tu ouvres désormais chaque mercredi, et pour laquelle tu mériterais en sus de la Mitre suprême un prix Nobel de la paix au coin du feu et de la pêche à la mouche. Je résume : trois vedettes citadines qui ne se connaissent pas s’en vont en ta bienveillante compagnie pour un week-end à la cambrousse afin d’échanger sur leur métier, sur la vie en général et sur la recette du cake aux lardons en particulier. Parfois, à la lueur des lucioles, il leur arrive même de chanter du Michel Fugain et de donner l’impression, à travers ce contentement dans le regard, hors de portée des réseaux 3G et des chauffeurs de taxi acariâtres, de tendre à l’indicible. Tu vois, Frédounet, on y est, tu es un peu Jésus pour ces pauvres pêcheurs du dimanche, tant il est vrai qu’en repli fœtal sur leurs souvenirs de vacances chez pépé, certains d’entre eux échangeraient volontiers le film de merde dont ils étaient venus faire la réclame contre un prolongement de cette eucharistie filmée. Laisse baver les crapauds, ceux qui disent que tu fabriques à la télé du minerai de bons sentiments avec des bouts non utilisés de Fréquence Star, de pubs Cœur de Lion, de Carpe Diem mes couilles et des chutes des Petits Mouchoirs, tel un Spanghero de seconde partie de soirée qui malaxe le cœur humain avec la pâtée de l’animal de compagnie. Continue à nous faire fantasmer avec Maurane qui cherche un bosquet pour soulager sa vessie. Poursuis ton rêve d’enfant blessé qui répète à l’envi cette citation d’Oscar Wilde : “Il faut toujours viser la Lune, comme ça en cas d’échec on est sûr d’atterrir dans les étoiles.” Ou sur Dave en train de raconter des blagues de cul. Je t’embrasse pas mais je te baiserai l’anneau si jamais. participez au concours “écrivez votre billet dur” sur

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No.900 du 27 février au 5 mars 2013 couverture David Bowie. Image de la session photo pour l’album Aladdin Sane, 1973. Design Brian Duffy et Celia Philo, maquillage Pierre La Roche. Photo Brian Duffy © Duffy Archive

34 09 billet dur cher Frédéric Lopez

Masayochi Sukita/The David Bowie Archive 2012

,

14 on discute en modes Bowie

16 quoi encore ? une nuit blanche avec Pascale Clark et Vincent Lindon

18 événement Marcela Iacub/DSK : les points de vue de Christian Salmon, essayiste, et Emmanuel Pierrat, avocat + la critique de Belle et bête

23 actu 24 actu

58

une exposition au Palais de Tokyo dénonce la torture en Syrie

26 nouvelle tête

Gamma

César/oscars, gagnants/perdants

Valerie June

28 la courbe du pré-buzz au retour de hype + tweetstat Harlem Shake, la guerre des chorés

30 idées haut une équipe de sociologues a enquêté sur la discrimination vécue de l’intérieur

34 spécial mode David Bowie, le retour de l’icône ; les jeunes créateurs inventent leurs défilés ; l’itinéraire singulier de Dries Van Noten ; le XXIe siècle sera celui des avatars ; Chirac a trop la classe ; shopping en mode panoplies ; affrontement entre deux biopics sur Yves Saint Laurent

Alexandre Guirkinger pour Les Inrockuptibles

29 à la loupe

76 Dan Lecca © Walter Van Beirendonck

76 Palma Violets, la classe british le futur du rock anglais, c’est eux ! Rencontre avec un groupe flamboyant

80 Michael Cimino l’un de ses chefs-d’œuvre, La Porte du paradis, ressort en version intégrale. Entretien avec un maître oublié

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les inrockuptibles 24 rue Saint-Sabin 75011 Paris tél. 01 42 44 16 16 fax 01 42 44 16 00 www.lesinrocks.com contact par mail : [email protected] ou [email protected] pour les abonnements, contactez la société DIP au 01 44 84 80 34

84 La Porte du paradis de Michael Cimino

86 sorties Sublimes créatures, Bestiaire, Ouf, Week-end royal, Du plomb dans la tête…

92 livres

João César Monteiro + Jerzy Skolimowski

94 jeux vidéo

Ni no Kuni, Ghibli et le jeu de rôle

96 séries The Americans, tout d’une grande série + Futurama époque 2

98 Mesparrow les voltiges d’un oiseau de bonheur

100 mur du son Jimi Hendrix, Meridian Brothers…

101 interview Phoenix raconte son nouvel album

102 chroniques Dom La Nena, Keaton Henson, Matmos, Maissiat, Lecoq, Ducktails, Jamie Lidell…

109 concerts + aftershow Pegase & Isaac Delusion

110 Thadée Klossowski de Rola journal magique des années 70

112 romans nouvelle anglo-saxonne vs nouvelle française, Amos Oz

114 idées Claude Lévi-Strauss inédit

116 tendance après Proust, le déluge ?

118 bd Mélody de Sylvie Rancourt

120 Handke par Christophe Perton une double pièce sur la solitude + Le Crocodile trompeur/Didon et Énée

124 Palais de Tokyo saison 2 un an après l’arrivée de Jean de Loisy, bilan et perspectives

128 journaux franc-tireurs dans plusieurs villes de province, une presse libre en plein boom

130 Fukushima, un an après documentaires et livres lèvent le voile sur la face cachée de la catastrophe

132 programmes The Gatekeepers (Israel Confidential)…

134 radio festival Longueur d’ondes, à Brest profitez de nos cadeaux spécial abonnés

p. 123

136 best-of sélection des dernières semaines

138 print the legend

Platini, Dhorasoo, Cantona : l’Inrocks FC

rédaction directeur de la rédaction Frédéric Bonnaud rédacteurs en chef Jean-Marc Lalanne, JD Beauvallet, Pierre Siankowski comité éditorial Frédéric Bonnaud, JD Beauvallet, Serge Kaganski, Jean-Marc Lalanne, Jean-Marie Durand, Nelly Kaprièlian, Christophe Conte secrétaire générale de la rédaction Sophie Ciaccafava secrétaire générale de la rédaction adjointe Anne-Claire Norot chefs d’édition Élisabeth Féret, David Guérin reporters Stéphane Deschamps, Francis Dordor, Anne Laffeter, Marion Mourgue actu rédacteur en chef Pierre Siankowski Géraldine Sarratia (chef de service), Diane Lisarelli, David Doucet, Geoffrey Le Guilcher, Guillaume Binet (photo) style Géraldine Sarratia idées haut Jean-Marie Durand cinémas Jean-Marc Lalanne, Serge Kaganski, Jean-Baptiste Morain, Vincent Ostria, Erwan Higuinen (jeux vidéo) musiques JD Beauvallet, Christophe Conte, Thomas Burgel, Johanna Seban, Ondine Benetier (coordinatrice) livres Nelly Kaprièlian scènes Fabienne Arvers expos Jean-Max Colard, Claire Moulène médias/télé/net Jean-Marie Durand (rédacteur en chef adjoint) collaborateurs D. Balicki, E. Barnett, R. Blondeau, P.-O. Boulzaguet, M. Brésis, A. Comte, M. de Abreu, M. Delcourt, G. Delmas, M. Despratx, N. Dray, L. Feliciano, H. Frappat, P. Garcia, J. Gester, J. Goldberg, A. Guirkinger, O. Joyard, N. Lecoq, H. Le Tanneur, G. Lombart, Luz, P. Mouneyres, I. Pasero, E. Philippe, J. Provençal, Y. Ruel, C. Salmon, G. Sbalchiero, D. Smith, L. Soesanto, P. Sourd, C. Stevens lesinrocks.com directrice déléguée aux activités numériques Fabienne Martin rédacteur en chef Pierre Siankowski rédacteurs Diane Lisarelli, Thomas Burgel, Azzedine Fall, Carole Boinet éditrices web Clara Tellier-Savary, Claire Pomarès vidéo Basile Lemaire graphisme Dup assistante Geneviève Bentkowski-Menais responsable informatique Christophe Vantyghem lesinRocKslab.com responsable Abigaïl Aïnouz photo directrice Maria Bojikian iconographes Valérie Perraudin, Aurélie Derhee photographe Renaud Monfourny secrétariat de rédaction première sr Stéphanie Damiot second sr Fabrice Ménaphron sr François Rousseau, Olivier Mialet, Christophe Mollo, Laurent Malet, Sylvain Bohy, Delphine Chazelas, Amélie Modenese conception graphique Étienne Robial maquette directeur de création Laurent Barbarand directeur artistique Pascal Arvieu maquettistes Pascale Francès, Antenna, Christophe Alexandre, Jeanne Delval, Nathalie Petit, Luana Mayerau, Nathalie Coulon, Camille Roy publicité publicité culturelle, directrice Cécile Revenu (musiques), tél. 01 42 44 15 32 fax 01 42 44 15 31, Yannick Mertens (cinéma, livres, vidéo, télévision) tél. 01 42 44 16 17, Benjamin Cachot (arts/scènes) tél 01 42 44 18 12 coordinateur François Moreau tél. 01 42 44 19 91 fax 01 42 44 15 31 publicité commerciale, directeur Laurent Cantin tél. 01 42 44 19 94 directrices de clientèle Isabelle Albohair tél. 01 42 44 16 69 Anne-Cécile Aucomte tél. 01 42 44 00 77 publicité web Chloé Aron tél. 01 42 44 19 98 coordinatrice Lizanne Danan tél. 01 42 44 19 90 événements et projets spéciaux Laurent Girardot tél. 01 42 44 16 08 assistante Alix Hassler tél. 01 42 44 15 68 marketing, promotion promotion Baptiste Vadon tél. 01 42 44 16 07 relations presse/rp tél. 01 42 44 16 68 responsable diffusion Julie Sockeel tél. 01 42 44 15 65 chef de projet marketing direct Victor Tribouillard tél. 01 42 44 00 17 chef de projet Charlotte Brochard tél. 01 42 44 16 09 assistante promotion marketing Céline Labesque tél. 01 42 44 16 68 service des ventes Agence A.M.E. contact : Otto Borscha ([email protected]) & Terry Mattard ([email protected], tél. 01 40 27 00 18, n° vert 0800 590 593 (réservé au réseau) abonnement Les Inrockuptibles, service abonnement, libre réponse 63 096, 92 535 Levallois Perret Cedex infos 01 44 84 80 34 ou [email protected] abonnement France 1 an : 115 € standard, accueil ([email protected]) Geneviève Bentkowski-Menais, Walter Scassolini fabrication chef de fabrication Virgile Dalier, avec Gilles Courtois impression, gravure Roto Aisne brochage Brofasud routage Routage BRF printed in France distribution Presstalis imprimé sur papier produit à partir de fibres issues de forêts gérées durablement, imprimeur ayant le label “imprim’vert”, brocheur et routeur utilisant de “l’énergie propre” informatique responsable du système éditorial et développement Christophe Vantyghem assistance technique Michaël Samuel les éditions indépendantes sa les inrockuptibles est édité par la société les éditions indépendantes, société anonyme au capital de 1 407 956,66 € 24, rue Saint-Sabin 75011 Paris n° siret 428 787 188 000 21 actionnaire principal, président Matthieu Pigasse direction générale Frédéric Roblot comptabilité Caroline Vergiat, Stéphanie Dossou Yovo, Sonia Pied administrateurs Matthieu Pigasse, Jean-Luc Choplin, Louis Dreyfus, fondateurs Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski FSSDSFëG«S¶WO«JDOer trimestre 2013 directeur de la publication Frédéric Roblot © les inrockuptibles 2013 tous droits de reproduction réservés

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l’édito

courrier

En couverture cette semaine de notre spécial mode semestriel : David Bowie. Nul mieux que lui n’a célébré les noces du rock et de la mode. Très tôt, il a même confié à un professionnel en la matière, le jeune créateur japonais Kansai Yamamoto, le soin de confectionner l’allure de son avatar de légende, Ziggy Stardust. Justaucorps multicolore en tricot, kimonos à géométrie variable, pantalons vases et voilà Ziggy habillé pour la postérité. En retour, le monde de la mode n’a cessé de renvoyer à Bowie l’ascenseur, multipliant au fil des ans les hommages à ses années glam – Kate Moss l’hiver dernier faisait même la couve de Vogue grimée en Ziggy. La mode a choisi Bowie pour icône rock de son siècle. Pourtant, le rock ne l’avait pas attendu pour fétichiser les vêtements. Ainsi, de ses premiers costumes noirs/cravates fines à ses plus tardives combis blanches avec pierreries incrustées (sans parler des lunettes à verres colorés), Elvis Presley avait déja fait de la parure vestimentaire l’attribut majeur d’une rock-star, cette catégorie toute neuve de musiciens dont il inventait les contours. Avec Bowie pourtant, le vêtement accomplit un saut. Il n’est plus simplement une parure, aussi sophistiquée soit-elle, mais engage une certaine idée de l’être. Avec Bowie, l’identité devient une garde-robe. Le genre est une affaire de costume. La sexualité aussi. On en change aussi facilement que de chemise glitter. L’identité artistique aussi d’ailleurs. À chaque style musical son style vestimentaire, ou l’inverse. Et à chaque style vestimentaire une nouvelle incarnation, qui naît et qui meurt, Ziggy, Aladdin Sane ou The Thin White Duke. Quelque chose s’est joué autour de Bowie dans la sensibilité critique commune. Avec lui s’est imposée dans la culture populaire l’idée que le talent ne consistait pas à trouver son style, mais plutôt à pouvoir en changer, le jeter au profit d’un autre après l’avoir trouvé. Après Bowie,

Jean-Marc Lalanne

certaines stars de la pop (Madonna, de manière exemplaire, et jusqu’à Lady Gaga qui, sans se gêner, s’est revendiquée de lui) ont donné une déclinaison toute mercantile à cette proposition de transformation permanente : toujours se réinventer mais pour rester en phase avec le marché, anticiper la demande de masse. L’impératif de la transformation de soi chez Bowie excède la stratégie marchande et la question à courte vue de précéder ou de suivre la mode. Il ouvre sur une dimension existentielle très forte et universelle : le rapport de chacun avec le temps. Qu’est-ce qu’on fait avec/contre le temps quand on est un humain, c’est la question nodale de l’œuvre de Bowie. Peut-on aller plus vite que le temps, en ne se fixant sur rien, en se transformant avant que le temps vous transforme ? L’immortalité est-elle un horizon ou un leurre (Les Prédateurs) ? N’y a-t-il d’autres avancées que celle qui mène des cendres aux cendres (Ashes to Ashes) ? Where Are We Now?, demande dans un souffle d’agonie le dernier single, comme si l’auteur n’en revenait pas d’être encore là si tard, mais dans un monde qu’on ne reconnaît plus. Le temps est au travail chez Bowie et l’amusante série anglaise Life on Mars l’a bien compris. Un agent de police est renversé en 2006 par une voiture. La chanson qu’il écoute est Life on Mars de Bowie. À son réveil, il entend la même chanson à la radio mais il a été téléporté en 1973. David Bowie invite à voyager dans le temps. Toute son œuvre (pas seulement ses chansons, mais aussi la façon dont il se présente, dont il a vécu, ce dandysme dont il a été l’incarnation la plus absolue dans le rock) ne cesse d’interroger et de vouloir en découdre avec cette pauvre petite chose qu’est le temps humain. En 1971, dans Changes, il écrivait : “Time may change me, but I can’t change time.” Le temps peut me changer, mais je ne peux pas remonter le temps. Bien sûr qu’il le peut et c’est pour ça qu’on l’aime.

Angel Ceballos

en modes Bowie les grands airs de Foxygen Merci au combo californien de Foxygen pour cette réjouissance inattendue qu’est We Are the 21st Century Ambassadors of Peace & Magic au titre évocateur. (…) Il y a là-dedans de quoi nourrir nos ardeurs et notre mauvaise foi, de quoi snober nos aïeux et faire hurler nos voisins, de quoi nous retourner la tête et nous casser les jambes et les reins, de quoi exacerber notre veine romantique, de quoi aiguiser notre vision critique du monde, de quoi pavoiser et conjurer la tiédeur largement dominante du consensus ambiant (...). Et, in fine, c’est, à l’instar de celui de Jake Bugg en Angleterre, un nouveau statut pour le fan de rock du XXIe siècle qui émerge à travers ce disque... (…) Est-il cependant inconscient ou prématuré de crier au chef-d’œuvre, Les Inrocks ? Après cet inventaire non exhaustif, je pense que la réponse va de soi... Eddy Durosier

Dans @lesinrocks de ce jour, propos inqualifiables de @ChTaubira au sjt du débat #Mariagegay parlant des députés UMP: “j’allais les trucider”! épidermiquement tweeté par @HerveMariton

écrivez-nous à courrier@ inrocks.com, lisez-vous sur http://blogs.lesinrocks.com/ cestvousquiledites

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j’ai passé la nuit avec

une vue du studio prise à l’arrache, à l’image de cette nuit blanche sur France Inter

Pascale Clark et Vincent Lindon

Ç

a tombait bien, ils étaient “excités comme des puces sous ecstasy”. L’expression est de Pascale Clark. Bien sûr, vous n’êtes pas obligés de nous croire : de toute façon, aucune preuve. Ce fut une nuit agitée mais sans lendemain. Elle n’a pas laissé de traces. C’était vendredi dernier. De minuit à cinq heures du matin, la journaliste et l’acteur ont squatté l’antenne de France Inter. Ils ont ramené des écrivains, des acteurs, des avocats, des musiciens. Pour discuter, pour lire de la poésie, pour chanter. Un événement exceptionnel, qui ne devait pas être podcasté. Et puis Pascale Clark a changé d’avis. Ces cinq heures de direct auront appartenu aux insomniaques, aux travailleurs de la nuit, aux couche-tard, aux lève-tôt qui auront attrapé le bateau en route. Des oiseaux noctambules qu’on ne peut même pas compter : les audiences nocturnes ne sont pas mesurées. Peu importe. “C’est la beauté du geste”, dira Pascale Clark. L’occasion de renouer avec une certaine idée de la radio, en voie de disparition. Quelques minutes avant la prise d’antenne, la tension des deux compères était palpable. À minuit passé de quelques minutes, la journaliste a pris une grande inspiration. Elle a ouvert le bal en regardant Vincent Lindon droit dans les yeux : “T’façon, qu’est-ce qu’on risque ?” “Rien”, lui a-t-il répondu. Un drôle d’échange, comme un rituel à accomplir pour mieux s’approprier la nuit. Et puis tout est allé très vite. Pascale Clark a trouvé la formule : “Une nuit blanche qui passe à la vitesse du son.” La voix

“je suis addict au fait qu’on soit addict à moi” Vincent Lindon

de Christophe d’abord. “Peut-être, un beau jour, voudras-tu/ retrouver avec moi/Les paradis perdus.” Depuis la rentrée 2012, les directs ont disparu des grilles nocturnes de France Inter. Ne restent que les flashs d’informations, toutes les heures. C’est Vincent Lindon qui a eu l’idée de cette nuit blanche. Il avait envie, pour une fois, de se poser, de prendre le temps, “comme quand on roule la nuit et qu’on se dit qu’on est parti pour un long voyage”. Pascale Clark s’est laissé embarquer avec gourmandise. Avec la bénédiction de la direction et l’engagement de l’équipe de l’émission Comme on nous parle, ils ont peaufiné leur happening pendant plusieurs semaines. Il a fallu convaincre les invités de se déplacer à pas d’heure : enregistré en amont, le projet aurait perdu tout son sens. La chaleur du direct est irremplaçable. Les amis de Lindon, anciens ou nouveaux, ont répondu présent : Xavier Giannoli, Hippolyte Girardot, Emmanuelle Devos, Léa Seydoux, Gérard Manset, Pierre Lescure… L’acteur s’est impliqué à fond, comme dans ses rôles, comme si en fait – le temps d’une nuit – il interprétait son propre rôle. Ça lui allait drôlement bien. On le sait timide, pudique, mais il a joué le jeu avec énergie et sincérité. Il s’est laissé aller aux confidences, jusqu’à confier sa drôle d’addiction : “Je suis addict au fait qu’on soit addict à moi.” La musique a bercé la nuit. C’était un souhait de Lindon, se faire plaisir, passer les chansons qu’il voulait. Des titres enregistrés, mais surtout du live : Christophe, Sandrine Kiberlain, Fauve ou encore la jeune Soko qui a scotché tout le monde. À 5 heures du matin, Pascale Clark a rendu l’antenne. Les micros coupés, des cris de joie ont éclaté dans le studio. Lindon s’est quand même inquiété : “C’était bien, vous croyez ?” En partant, comme pour conjurer le jour sur le point de se lever, il a quitté Pascale Clark sur ces mots : “T’façon, qu’est-ce qu’on risque ?” texte et photo Alexandre Comte

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à la recherche du cochon perdu  Présenté comme un champ d’expérimentation littéraire, Belle et bête de Marcela Iacub se révèle, au final, une machine à buzz où écrire sur autrui s’avère secondaire. par Christian Salmon

 I

l y a bien longtemps qu’un certain don Quichotte est sorti de sa bibliothèque pour partir à la rencontre du monde. Marcela Iacub a fait de même. Elle aussi a quitté son grand appartement hausmannien, peuplé de livres et de sa chienne Lola, et elle s’en est allée à la recherche d’un homme au visage triste dont elle avait suivi, à la télévision, la triste aventure. De son voyage “au bout de la tristesse du monde”, écrit Éric Aeschimann (Le Nouvel Observateur), l’auteur “a rapporté un trésor : un éclat de réel” ; pourquoi pas un éclat de rire, puisque ce réel, devinez quoi, c’est un cochon, ou plutôt un être double, mi-homme, mi-cochon. La belle s’est amourachée de la bête au point de vouloir sacrifier tout son avenir pour une heure passée entre ses pattes. C’est la Recherche de Marcela, la recherche du cochon perdu. À l’ombre des jeunes filles en pleurs. Car Marcela est à Marcel ce que Iacub est à Proust. “Je voulais créer une théorie de l’amour à partir de ma situation : une nonne qui tombe amoureuse d’un cochon. Une nonne qui se détourne de la grandeur @de l’amour divin pour se vautrer dans les ordures.”

Photographie utilisée pour le bandeau promotionnel qui accompagne Belle et bête

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Qu’une femme qui est juriste et chercheuse au CNRS s’aventure, dans des eaux saumâtres, à la frontière du public et du privé, du droit et de l’imprescriptible, de l’expérience intime et du social, du sexe et du pouvoir, du désir et du calcul, de la fiction et du réel, ne devrait pas nous surprendre ni nous choquer. C’est après tout le droit de chacun de faire de sa vie un champ d’expérience sans autre limite que celle qu’il se fixe. C’est ce que fait tout artiste ou tout écrivain, qu’il s’appelle Kafka ou Sophie Calle, Sade, Bataille ou Jean Genet : mener des recherches, au-delà des limites connues, dans ces zones non cartographiées de l’expérience humaine, sur le rapport au temps et à l’espace, au corps et au genre, au désir… Inventer de nouvelles formes de subjectivation, c’est le sens de l’expérience littéraire, que d’explorer à mains nues, sans autre instrument que son corps et ses sens… L’anthropologue américain Paul Rabinow rapporte le cas du biologiste Wilson qui, se découvrant atteint de leucémie, décida de faire de son corps un champ d’expérimentation illimité. “Experimental life”, c’est en ces termes que Rabinow définit la vie de Wilson. Kafka, appelait cela “mes recherches biographiques”, une descente vers les puissances obscures, le déchaînement d’esprits naturellement liés, les étreintes louches… (Quand il évoque ce qu’il est en train d’écrire, Kafka dit : “mes histoires d’animaux, mes recherches sur le couinement… mon bégaiement”.) Experimental life”, cela signifie faire de sa vie le champ (le plus exigu qui soit) d’une vaste enquête (la plus vaste qui soit) : ce que Kafka appelle l’histoire mondiale de son âme. C’est un combat du bas contre le haut. C’est une dissuasion du plus faible au plus fort. “Un assaut contre la dernière frontière terrestre et un assaut mené d’en-bas, à partir des hommes…” Mais s’aventurer au-delà des frontières connues, cela demande une certaine expertise cartographique, un sens de l’orientation, de l’habileté, de la ténacité et des précautions… Quand cela est bien fait, il en résulte un élargissement de l’expérience humaine, on découvre des pans de réalité nouveaux, on fabrique du réel. Dans une lettre à Henry James, Stevenson compare les écrivains à des plongeurs qui s’aventurent dans les profondeurs et reviennent à la surface les yeux injectés de sang… C’est cette exigence qui poussait le compatriote d’adoption de Marcela Iacub, Witold Gombrowicz, à chercher une forme nouvelle, qui aurait rétabli des liens vitaux avec l’expérience, celle qui allie la beauté à la laideur… une forme doublée de honte : une beauté déglinguée comme il la reconnaissait chez Jean Genet, une beauté pour ainsi dire sale, inférieure et persécutée. “Nous professons en public la Beauté, le Bien, la Vérité

David Balicki

la belle chercherait à approcher au plus près de la corne du taureau ! C’est donc que le cochon a aussi une corne

mais en privé nous cultivons une culture minable, inférieure, mineure.” “La Vénus de Milo, les Apollons, le Parthénon, la Sixtine et toutes les fugues de Bach, je les donnais pour une seule et triviale plaisanterie, prononcée par des lèvres fraternisant avec l’avilissement, des lèvres avilissantes. La tâche de l’artiste n’est-elle pas de transformer l’indélicatesse en délicatesse, l’indécence en décence ?” Voilà ce qu’on aurait voulu dire en défense du livre de Marcela Iacub, de son droit à la littérature et à la fiction. Au lieu de cela, qu’avons-nous ? Un rebondissement dans l’affaire DSK. Une performance médiatique. Un dispositif panoptique de téléréalité aux antipodes de l’espace du roman, de la fiction ou de l’autofiction. Logique publicitaire aux antipodes de ce qu’est la littérature. Le titre du Nouvel Observateur ne laisse aucun doute sur le sens de l’opération “Marcela Iacub : mon histoire avec DSK”. Non pas une affaire littéraire mais un imbroglio, littéraromondain, un télescopage organisé, entre deux affaires

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cinquante nuances de groin Au-delà du scandale savamment orchestré et de la demande de saisie en justice déposée par DSK, que reste-t-il de Belle et bête sur le plan littéraire ? Critique.

A  

ttention, actu ultrachaude : Marcela Iacub a entretenu une liaison avec DSK et en fait un livre. Alors vite, il faut réagir… Mais soumis au timing promotionnel des éditeurs concernant certains livres brûlants, a-t-on encore le temps de penser, débattre, faire la critique du texte en question comme on le ferait de n’importe quel texte, ou est-on sommé de réagir à chaud pour coller à l’actualité ? D’emblée, on aura assisté à deux réactions sans distance : ceux qui criaient au chef-d’œuvre littéraire, et ceux qui s’insurgeaient (la pétition lancée par l’éditeur Liana Levi dans Le Monde) contre sa vulgarité racoleuse. Or, après l’avoir lu, le texte est loin d’être le grand texte annoncé, mais représente par la démarche de son auteur un phénomène littéraire et un phénomène de société intéressants à décrypter, qui mérite qu’on lui consacre du temps et de la place. On pouvait certes, au vu des récents livres et chroniques de Marcela Iacub, toujours prête à surfer sur les sujets en vogue, et à la lecture de son essai sur l’affaire DSK, le très fumeux Une société de violeurs ?, la soupçonner d’opportunisme, histoire de tirer enfin les couvertures à elle (voir “En marge” p. 111, écrit avant lecture de Belle et bête pour des questions de bouclage). Mais après tout, la vraie littérature n’a jamais eu affaire avec le bon goût, plus souvent avec le scandale. C’est peut-être, contre toute attente, l’une des limites du texte de Iacub ; ne pas être assez scandaleux pour passionner littérairement – en plus d’être lourdement écrit. Iacub oscille constamment entre deux pôles d’une équation (se présenter en sainte qui

la différence entre Iacub et Angot réside dans le plus important, leur approche de la vérité

veut sauver un renégat, mais jouir d’être réduite au statut de truie, de rien, par un “porc”) qui n’est rien d’autre qu’un poncif misogyne, et conservateur, celui de la maman et la putain. Pas étonnant d’ailleurs que nombre de critiques masculins aient vu dans cet asservissement, cette femme qui se vautre dans la souillure, une preuve de sa liberté : que l’affranchissement d’une femme passe par l’humiliation et la fange relève d’une vieille lune machiste. Or la littérature se doit de travailler les clichés, pas de les véhiculer avec complaisance. C’est ce qu’aurait fait une Christine Angot, ne cessant dans ses romans d’interroger ce qu’elle vit à l’aune des représentations habituelles que la littérature ou la société en feraient. Ce qui aura été également gênant dans la réception de Belle et bête, c’est cet amalgame de toutes les littératures de soi, comme si elles se valaient, et cette instrumentalisation d’Angot pour mieux sacrer Iacub grand écrivain, et justifier les unes qu’on lui aura consacrées. Chose rare, Angot sortait de sa réserve samedi en signant un texte littéraire très fort dans Le Monde. À raison : la différence entre Angot et Iacub réside dans le plus important, leur approche de la vérité. Iacub, qui se présente aussi comme un Voltaire dévoilant la vérité de DSK, invente des scènes érotiques fantastiques. Or la vérité, cette quête que poursuit Angot de livre en livre, aurait consisté au contraire à les décrire telles qu’elles sont, sans le cache-sexe d’une métaphore (le léchage de cils), si poétique se veut-elle. Après tout, la vérité entre deux êtres, et celle de DSK a fortiori, ne réside-t-elle pas, justement, dans la sexualité ? Au final, l’auteur convainc davantage dans les dernières pages, quand elle se penche sur la vérité de son propre désir, et sa dangerosité. Car Belle et bête est peut-être avant tout un autoportrait en délirante, plutôt qu’un portrait “véridique” de DSK. Nelly Kaprièlian Belle et bête de Marcela Iacub (Stock), 120 pages, 13,50 € 27.02.2013 les inrockuptibles 21

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3 questions à Emmanuel Pierrat

“un produit proche du livre-CD” de nature très différentes, deux histoires, deux unes de journaux à deux jours d’intervalle, un scoop de tabloïd et un récit à clef, l’un dévoilant les clefs de l’autre, avant même que le livre ne sorte pour en assurer à la fois la promotion et, en cas de poursuites, l’impunité. Il s’agit de phosphorer au scandale exactement comme le font les Closer et autres tabloïds. Les extraits du livre à paraître, l’interview ne laissent aucun doute : ce qu’il s’agit de rendre public, c’est une liaison sulfureuse, sans médiation entre l’auteur du livre et l’objet du scandale. L’objectif est clair : s’assurer de tous les profits du scandale en s’abritant derrière l’ immunité de l’expérience littéraire. Sauver l’opération médiatique au nom de la “stupéfiante puissance littéraire” d’un livre que personne n’a lu sauf quelques initiés qu’il faudrait croire sur parole… Il s’agit de créer autour d’un livre absent un buzz dont on espère qu’il profitera le moment venu de la rumeur ainsi créée. Cela s’appelle “créer le contexte” ou, selon le mot du spin doctor de Tony Blair : “faire la météo”. À lire l’interview de l’auteur qui explique sa démarche dans Le Nouvel Obs, (c’est donc que le livre n’y suffisait pas), Marcela Iacub serait une sorte d’envoyée spéciale, de reporter “Embedded dans les zones infernales du désir”, prête à payer de sa personne pour découvrir la vérité au fond du puits de l’abjection. Comme le rappelle avec humour le sociologue Michel Wieviorka, cette expérience constitue un cas d’école exemplaire de ce que l’on appelle, en sociologie, une “observation participante”. “Kamikaze de la vérité”, Iacub mettrait son corps en jeu, sa pureté de nonne, pour s’accoupler avec un cochon qu’elle qualifie de “merveilleux” au risque de réduire la portée de son sacrifice. Voilà ce qui s’appelle une “littérature expérimentale, violente comme ce qu’elle traverse, inspirée par un esprit de risque et de performance” (Philippe Lançon, Libération). La belle chercherait à approcher au plus près de la corne du taureau ! C’est donc que cochon a aussi une corne. Nous voilà passés sans transition du cochon de Iacub au taureau de Leiris : “De la littérature considérée comme une cochonnerie.” Mais le pauvre Michel Leiris n’est pas le seul invité à comparaître. “Bien avant Freud, Sade, Foucault, Hervé Guibert et même Chesterton !” Faut-il que la performance iacubienne soit si peu crédible pour qu’elle ait besoin de tant de lettres de créances. “De Michel Houellebecq à Catherine Millet, de Christine Angot à Régis Jauffret, d’Emmanuel Carrère à Virginie Despentes” Il y en a pour tous les goûts, toutes les cibles comme on dit en marketing. Leslie Kaplan a eu raison de dénoncer dans son blog “ce spectre de la connerie totale”. On aurait tort en effet de se gêner devant une telle accumulation d’âneries. Deux exemples : “On naît, on vit et on meurt impur, contaminé par le spectacle lumineux et ténébreux de soimême et des autres” (Philippe Lançon). Soit. Mais encore ? “Vous en aviez rêvé, Marcela Iacub l’a fait !”, dit Gérard Lefort ! Quoi donc ? Baiser avec DSK ? Non : “baguenauder”, “une activité de plein air hautement encourageante”. “Loin des cabinets psy, fosses d’aisances où faut en chier.” Dis comme ça, effectivement. Comment s’étonner du résultat… Christian Salmon est l’auteur de Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprit (La Découverte)

Avocat spécialiste du droit de l’édition et écrivain, Emmanuel Pierrat cherche à identifier quelle sorte d’objet est exactement Belle et bête. Comment jugez-vous la nature du livre publié par Marcela Iacub, Belle et bête ? Emmanuel Pierrat – Sans juger le livre esthétiquement, on voit tout de suite que la promotion organisée par l’éditeur est dans le docu, la non-fiction. Et il y a là une grande dichotomie. D’un côté, les personnages, même si on peut les relier à la réalité, ne sont pas nommés. Le titre, la quatrième de couverture font référence à une fiction. Mais tout le reste, le lancement, la une du Nouvel Observateur, le papier de Jérôme Garcin, l’interview de Marcela Iacub, tout cela fait que ce livre appartient à un nouveau registre. On est dans une espèce de produit mixte, hybride, dans l’esprit du livre-CD. D’un côté on a la fiction, Les Trois Mousquetaires par exemple, et de l’autre on a l’analyse d’un spécialiste qui nous explique ce qu’a voulu faire Alexandre Dumas. La vraie différence, là, c’est que l’auteur fait tout : c’est Marcela Iacub qui commente le livre de Marcela Iacub. D’un côté elle publie une fiction et de l’autre – avec l’aide de la promotion d’un hebdomadaire comme Le Nouvel Observateur –, elle nous explique que c’est DSK dont elle parle, et que c’est sa relation sexuelle avec lui qu’elle raconte. Est-ce nouveau en littérature ? Ce qui m’a toujours laissé perplexe, ce sont ces fictions sur lesquelles on peut lire “inspiré d’une histoire vraie”. Comme pour des épisodes de série télé. D’ailleurs, on avait déjà assisté à ça, puisqu’un épisode de New York, unité spéciale s’était inspiré de l’affaire Nafissatou Diallo. Ça existe également pour les films, et là, on commence à le voir pour des livres. On est très proche d’Angot, même si celle-ci dit que non. Garcin dit que c’est le modèle Truman Capote, il y va fort ! Il parle aussi de Marie Darrieussecq, de son livre Truismes. J’aime beaucoup ce roman, mais je me demande

s’il n’y a pas une différence de podiums entre Truismes et De sang-froid. D’abord, pour De sang-froid, Capote n’a jamais omis qu’il allait faire un livre, il dit qu’il est écrivain et quand il rencontre les policiers ou les deux jeunes types, il ne cache pas qu’il est en train d’écrire un livre, que tout ce qui se dit sera probablement dedans. Et surtout, il ne prend pas un événement qui a fait autant de bruit que l’affaire DSK. Capote s’inspire d’une brève dans le journal qu’il a lue avec Harper Lee. Iacub utilise, elle, l’affaire qui a fait le plus de bruit médiatique dans le monde entier depuis deux ans. Je pense qu’on est plus dans un mixe entre quelque chose qui voudrait ressembler à Angot, comme je l’ai dit, ou encore à Mathieu Lindon, de qui Marcela Iacub est très proche. Dans son écriture, on sent qu’elle veut se rapprocher de ce que fait Lindon dans Ce qu’aimer veut dire, qui est un très beau livre. Est-ce réussi ? Je ne sais pas. On se rapproche plus de ce que fait Günter Wallraff, ce journaliste allemand qui se déguise ou qui se grime pour le besoin de ses enquêtes. Le livre de Marcela Iacub appartient aussi beaucoup à ce registre, car Wallraff ne dit rien sur ce qu’il est en train de faire aux gens à qui il parle. Pensez-vous qu’il y aura une sorte de “suite” à ce livre ? Oui, on peut avoir un troisième livre derrière. On a eu d’abord un premier livre (Une société de violeurs ? – ndlr), en gros l’analyse politique ou théorique de l’histoire DSK. On a donc ici le “deuxième livre”, qui pourrait s’appeler “J’ai couché avec DSK”, et ensuite on aura probablement le troisième qui racontera le scandale provoqué par Belle et bête dans lequel Marcela Iacub raconte qu’elle a couché avec Dominique Strauss-Kahn. Je vois bien un triptyque, j’en suis presque certain. recueilli par Pierre Siankowski

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Groupe Denùncia (Le Parc, Netto, Marcos, Gamarra), Salle noire de la torture, 1972 ; collection Groupe Denùncia ; photo Atelier Le Parc

Un des sept panneaux de Salle noire de la torture, réalisés en 1972 pour dénoncer la torture en Amérique du Sud. Cette œuvre connaît une nouvelle actualité avec les événements en Syrie

le palais de la torture Une installation coup-de-poing investit le Palais de Tokyo pour dénoncer les exactions des dictatures, pointant plus particulièrement les souffrances du peuple syrien. Ou comment l’art s’ouvre au droit d’alerte.

C  

’est une boîte noire, dans tous les sens du terme. Qui refait surface quarante et un ans après sa création par un collectif d’artistes sud-américains bien décidés à dénoncer les dictatures qui sévissent alors dans leurs pays respectifs. Cette Salle noire de la torture, installation incompressible, raide comme un bloc de granit noir, resurgit de ce côté de l’Atlantique et fait escale au Palais de Tokyo. À l’occasion de la rétrospective consacrée à l’artiste cinétique d’origine argentine Julio Le Parc (lire aussi page 124), le Palais de Tokyo lance sa troisième “Alerte”, prise de position esthétique ou politique de courte durée qui permet de réagir à chaud à l’actualité. Après avoir attiré l’attention sur les Pussy Riot au printemps 2012, juste avant la déferlante médiatique, et dénoncé en janvier dernier, en compagnie de Robert Badinter,

la situation des écrivains chinois dissidents suite à la condamnation à douze ans de prison du poète Liao Yiwu, c’est aujourd’hui la torture en Syrie, où la guerre fait rage depuis bientôt deux ans, qui est au cœur du débat. Rappelant le rôle que peut jouer l’artiste en situation de crise, celui qui consiste à pointer les dérives et les crimes sans tomber dans les travers de la propagande, et à jouer sa partition au cœur de la mêlée plutôt qu’à côté, c’est avec une installation coup-de-poing que le Palais de Tokyo prend aujourd’hui la parole. Installation

pointer du doigt les dérives et les crimes sans tomber dans les travers de la propagande

qui rappelle que la torture est apatride et atemporelle. En 1972, les quatre artistes du groupe Denùncia, l’Uruguayen José Gamarra, les Mexicains Gontran Guanaes Netto, Alejandro Marcos et Julio Le Parc donc, entreprennent la réalisation de sept grands panneaux de bois peints à la manière des grisailles du Quattrocento. Sur chacun d’eux, une scène d’exaction hyperréaliste : écartèlement, brûlures à vif, torture à l’électricité, noyade… Disposées à l’entrée du Palais de Tokyo sur le balcon qui domine l’accès aux expositions, ces images d’une rare violence ne sont pas visibles d’emblée par le visiteur. Il lui faut gravir l’escalier et pénétrer au sein de ce musée des horreurs. “Le travail du collectif d’artistes Denùncia illustre avec talent et réalisme les méthodes de torture utilisées au Brésil, au Chili, en Argentine ou en Bolivie dans les années 70. Ces dernières font un triste écho aux trente-huit méthodes de torture recensées actuellement en Syrie par Amnesty”, commente Ivan Guibert, responsable des événements et actions culturelles pour Amnesty International, le partenaire de cette “Alerte”, après une collaboration sur l’affaire des Pussy Riot. Si Amnesty n’aide pas directement à financer la réactivation de l’œuvre, l’ONG en revanche n’est pas avare de chiffres qui révèlent cette “cruelle actualité de la torture”. 60 000 morts en deux ans, des milliers de disparus, des centaines de morts en détention et une systématisation de la torture : voilà pour le bilan du gouvernement syrien qui, rappelle Amnesty, utilise la torture comme “instrument de répression central depuis des décennies, même si le phénomène s’est intensifié depuis 2011”. À la fin du communiqué, l’appel est lancé : “La Cour pénale internationale (CPI) doit être saisie pour qu’une enquête soit menée sur la situation. Les forces armées syriennes ainsi que les membres des forces de l’opposition doivent respecter les droits humains, assurer en priorité la protection des civils et se conformer à leurs obligations vis-à-vis du droit humanitaire international. Pour soutenir le peuple syrien, agissez avec Amnesty international !” Claire Moulène Nul ne sera soumis à la torture, jusqu’au 18 mars au Palais de Tokyo, Paris XVIe, www.palaisdetokyo.com 27.02.2013 les inrockuptibles 23

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Kevin Winter/Getty Images/AFP Canal+

À gauche, Emmanuelle Riva, César de la meilleure actrice pour Amour. Ci-dessus, Ben Affleck et son oscar du meilleur film pour Argo

bêtes de concours Après avoir trusté les Golden Globes et les Bafta, Amour de Michael Haneke et Argo de Ben Affleck ont remporté les prix principaux des deux côtés de l’Atlantique, validant l’universalisation du goût déjà observée en 2012 avec The Artist.



n 2012, un cap avait été franchi dans l’internationalisation du goût cinéphile puisque pour la première fois un même film, The Artist, remportait le César et l’oscar du meilleur film. La même doublette consensuelle aurait pu se reproduire cette année, à nouveau en faveur d’un film français, si Amour avait été lauréat dans la catégorie meilleur film des deux côtés de l’Atlantique (même si, techniquement, le film de Michael Haneke concourait sous la bannière autrichienne aux oscars). Ce ne fut pas le cas, mais on n’est pas passé loin, puisque les deux cérémonies ont récompensé les mêmes

quelques moments cultes comme le gadin gracieux de Jennifer Lawrence se prenant les pieds dans sa robe longue

films en miroir dans les catégories meilleur film et meilleur film étranger. César du meilleur film et oscar du meilleur film étranger, donc, pour Amour, César du meilleur film étranger et oscar du meilleur film pour Argo de Ben Affleck. Si l’on considère que le premier avait obtenu une Palme d’or et que les deux se sont déjà partagé des Bafta et des Golden Globes, ce week-end d’oscars et César pour les deux films marque la fin d’un parcours sans faute qui mène de Cannes au red carpet hollywoodien et concerne très peu de films, véritables bêtes à prix, qui aspirent toutes les récompenses de la planète. Ni l’un ni l’autre n’a néanmoins opéré une razzia exclusive des récompenses. Aux César, si Amour mène la danse avec cinq trophées (film, réalisateur, acteur, actrice, scénario), De rouille et d’os le talonne avec quatre (adaptation, espoir masculin, musique,

montage) et Les Adieux à la reine en obtient trois (photo, costumes, décors). Aux oscars, c’est L’Odyssée de Pi, le huis clos marin à ciel ouvert d’Ang Lee, qui tient la corde avec quatre statuettes (dont celui de meilleur réalisateur). Les Misérables accommodés à la sauce Broadway (ils avaient pourtant déjà beaucoup souffert et ne méritaient pas ça, les pauvres) font jeu égal avec Argo, avec trois oscars, tandis que Lincoln de Steven Spielberg en ramasse deux (dont un troisième sacre pour Daniel Day-Lewis). Et dans les deux cérémonies, ce sont les films qu’on préfère qui se retrouvent le bec dans l’eau. Zéro César, c’est le score du génial Holy Motors de Leos Carax. Ce qui, à tout prendre, a plus de panache que l’unique oscar du montage son du très beau Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow. Au niveau du show, on ne retiendra pas grand-

chose d’une cérémonie des César à l’arrière-goût acrimonieux (vannes vachardes, grossièreté généralisée). Aux oscars, en revanche, quelques moments au devenir culte comme le gadin gracieux de Jennifer Lawrence se prenant les pieds dans sa robe longue et se rétamant sur les trois marches du petit escalier, avant d’être secourue par Jean Dujardin. Sans oublier le happening aussi surprenant que saugrenu de fin de cérémonie : l’oscar du meilleur film a été annoncé par Michelle Obama en duplex de la Maison Blanche. Ce qui, en creux, constituait la critique la plus pertinente du film lauréat. Lauriers tressés à la CIA, réhabilitation du bilan de Jimmy Carter, sommet d’impérialisme candide, Argo est en effet un parfait film de propagande, qui méritait bien d’être consacré en retour par la Maison Blanche. Jean-Marc Lalanne

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Valerie June Avec le renfort d’un Black Keys, l’Américaine se pose en nouvelle diva du sud des États-Unis, entre folk et soul.



perçue au dernier Festival Les InRocKs, seule sur scène avec son banjo, avant le concert d’Alabama Shakes, elle a fait son petit effet. Mais c’est Dan Auerbach, le Black Keys en chef, qui nous avait glissé son nom lors d’une interview en 2011 : Valerie June, sirène sudiste à la voix râpée comme un vieux blues et à la silhouette de poupée vaudoue. La même année,

un mémorable duo hiphop-blues avec John Forté (The Fugees) confirmait le potentiel de la demoiselle. Elle a ensuite trimballé sa guitare, son banjo, sa voix traînante et sa coupe de cheveux insolite entre la campagne du Tennessee et New York, avant de se poser à Nashville, dans le studio de Dan Auerbach, pour enregistrer Pushin’ Against a Stone, album de crossroad sudiste entre folk

primitif, soul et blues-rock, le tout en pleine cure de jouvence, sexy comme jamais. L’album de June sort en mai : bientôt le printemps et le plus beau des bourgeons pour les musiques roots américaines. Stéphane Deschamps album Pushin’ Against a Stone (Sunday Best/Pias), le 6 mai concert le 26 avril à Paris (Flèche d’Or) et le 27 au Printemps de Bourges

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“tu me soûles tellement que j’ai envie de monter sur une grue, tain !”

retour de hype

Elizabeth Warren

retour de bâton

hype

buzz

pré-buzz Guerre et paix adapté par la BBC

“je veux bien voter pour NKM, mais que si elle se présente pour être druidesse du bois de Vincennes”

“j’adore le yaourt : Lisztomania, the glaspouti has grow, like a ride, like a radeau”

Mondkopf 50 Cent

The Internship Google Glass

Hilguegue les cochons

Jack White

“Norman fait des bides eh oh”

“mon grandpère s’appelle Killyan”

The Internship Le nouveau film/placement de produit de Shawn Levy dans lequel Vince Vaughn et Owen Wilson jouent les stagiaires chez Google. “Mon grand-père s’appelle Killyan” Dans le futur, les voitures ne voleront toujours pas. En revanche, les papis s’appelleront Killyan. Hilguegue de Salut les Musclés dans la saison 2 de Borgia. Oui. Guerre et paix adapté par la BBC Wesh.

la réforme constitutionnelle

Elizabeth Warren fait un carton sur YouTube pour avoir soulevé devant la commission bancaire du Sénat US la question que tout le monde se pose : pourquoi les dirigeants de banque n’ont pas été jugés pour leur rôle dans la crise financière ? La réponse reste floue. Le yaourt Le nouvel album de Phoenix s’accompagne d’un retour flamboyant du yaourt (100 %) D. L.

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Victoria Beckham @victoriabeckham

Bonne nuit mes fashion poulettes x vb 22:56 - 19 févr. 2013

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Harlem Shake en bois Un nouveau buzz enflamme le web : le Harlem Shake, enfant consanguin du Gangnam Style et du lipdub d’entreprise. Au secours.

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du pareil au mème

Février 2013 : le Harlem Shake dispute à la gastro le statut de “phénomène viral” du moment. Le premier du genre, posté le 2 février (et vu depuis plus de 13 millions de fois) montre quatre jeunes gens déguisés à grand renfort de combis Lycra dansant plus ou moins frénétiquement sur

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un morceau anxiogène et pompier d’un certain DJ Baauer – logiquement intitulé Harlem Shake. Suivent d’autres performances qui posent les bases de ces courtes vidéos découpées en deux séquences égales passant de l’indifférence générale à l’hystérie collective. Soit une première partie où

un protagoniste déguisé se déhanche seul au milieu d’une scène de la vie quotidienne, qui déclenche la seconde partie : une crise d’hystérie totale, où les personnages s’en donnent à cœur joie pour guincher n’importe comment. D’un “ptit délire” (comme disent les gens qui iront en enfer)

entre amis, le Harlem Shake est devenu un mème observé avec plus ou moins d’enthousiasme par plus de 44 millions d’internautes. C’est alors que certaines entreprises ont trouvé ce phénomène de groupe galvanisant et ont décidé de commettre le leur. Le spectre du lipdub n’est pas loin.

lipdub’s not dead

Pour rappel, le lipdub est un type de vidéo où des gens ayant abandonné toute dignité chantent en play-back sur un tube médiocre. Le lipdub est traditionnellement filmé en plan-séquence pour donner à chacun l’occasion de briller l’espace d’un instant en chantant devant une caméra en mouvement. Inventé en 2006 par le créateur du site de vidéo en ligne Vimeo, le lipdub est ensuite devenu un exercice apprécié en entreprise, où il passe encore pour un outil marketing peu onéreux permettant en même temps de renforcer l’esprit d’équipe. En réalité, s’il permet peut-être de créer des liens entre Christiane de la compta et Stéphane, le petit nouveau, le lipdub dit exactement le contraire du message qu’il veut véhiculer. La proposition “nous sommes cool car nous faisons un lipdub” doit en effet être envisagée comme son extrême opposé. Le lipdub de l’UMP sur le morceau Tous ceux qui veulent changer le monde du grand révolutionnaire Luc Plamondon en est l’exemple le plus caricatural.

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open space oddity De même, l’idée contemporaine selon laquelle l’open space est un grand terrain de jeu se doit d’être revisitée. Il faudra plus qu’un Harlem Shake pour nous faire croire que cet espace de travail n’est pas un endroit lugubre, imperméable à la lumière du jour et pas du tout feng shui. Si, depuis les années 90, l’open space est présenté comme un lieu convivial où la communication circule tel un petit vent frais en pleine canicule et où les signes classiques de hiérarchie sont abolis, il n’en reste pas moins

un espace de surveillance où, comme l’expliquait Michel Foucault dans Surveiller et punir, le seul sentiment d’être observé est susceptible d’obtenir des sujets une forme d’obéissance. La chose devient vraiment glauque quand on vous propose avec enthousiasme la réalisation d’un Harlem Shake. Reste une solution : se débrouiller comme on peut pour attraper l’autre phénomène viral et être en congé maladie le jour du crime. Diane Lisarelli 27.02.2013 les inrockuptibles 29

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c’est-à-dire La lettre à Montebourg de Maurice Taylor, pdg de Titan, ex-futur repreneur de Goodyear, a un mérite : indiquer avec précision les termes du combat politicoéconomique actuel. Loin des enrobages sucrés des éditocrates libéraux-compatibles postés à tous les endroits stratégiques des médias, ne faisant pas semblant de maquiller la sauvagerie économique actuelle sous des comptines culpabilisantes (“il faut tous se serrer la ceinture, on a abusé…”), le chef-choc de Titan a écrit noir sur blanc ce que les “1 %” qui sont aux manettes de la planète pensent tout bas. On cite : “Les salariés français touchent des salaires élevés mais ne travaillent que trois heures. (…) Titan va acheter un fabricant chinois ou indien, payer moins de 1 euro l’heure de salaire et exporter tous les pneus dont la France a besoin. Vous pouvez garder les soi-disant ouvriers.” On dirait le Sylvestre des Guignols, mais non. My Maurice Taylor is rich et, avec un tel patronyme, il n’a pas oublié ce que signifie l’exploitation à la chaîne : il peut dire sans le moindre complexe “fuck les Chtis ouvriers, l’emploi, le droit social, vive la jungle du néo-esclavagisme et des maxi-profits”. Grâce à Merkel, Cameron, Barroso et au Congrès américain à majorité républicaine, grâce aussi au socialiste Hollande trop isolé en Europe et qui suit le mouvement, le vent politique souffle dans le dos de tous les Taylor du monde : étrangler les peuples “pour leur bien futur” et rogner les ailes de l’État-providence, plutôt que réduire le temps de travail, taxer la spéculation financière ou mettre fin aux paradis fiscaux. Tout à l’envers. Qui pour empêcher cette criminelle taylorisation du monde ? Obama ? La gauche victorieuse en Italie et en Allemagne ? Ou les peuples excédés d’être les éternelles vaches à lait du casino néolibéral qui signifieront brutalement : “Vous pensez que nous sommes si stupides que ça ?”

Laurindo Feliciano

le choc de Titan

la discrimination au jour le jour Les modes d’exclusion sont bien connus, mais qu’en est-il du ressenti au quotidien pour les personnes discriminées ? C’est ce qu’a tenté de comprendre une équipe de chercheurs en sociologie. par Jean-Marie Durand

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cause de leur religion, de leurs origines géographiques ou sociales, de leurs préférences sexuelles, de leurs handicaps… nombre de Français se sentent aujourd’hui discriminés. Si ces phénomènes d’exclusion sont souvent observés, décriés, voire punis par la loi, on mesure mal les traces qu’ils laissent sur leurs victimes. Grâce à un important travail d’enquête, les sociologues François Dubet, Olivier Cousin, Éric Macé et Sandrine Rui (tous enseignants à l’université Bordeaux Segalen, chercheurs au centre ÉmileDurkheim) mettent au jour,pour la première fois le vécu concret de ces expériences multiples. Une restitution

qui vaut comme connaissance d’un fait social total : un plan de coupe saisissant des violences sourdes qui traversent la société française. Entretien avec François Dubet. La question des discriminations s’est imposée dans l’espace public français. Pourquoi la parole des discriminés vous semblait-elle jusqu’alors trop minorée ? Comment expliquer ce paradoxe entre une réalité évidente et une connaissance trop imprécise ? François Dubet – Les discriminations subies par les minorités culturelles, les femmes, les minorités sexuelles, les handicapés et divers groupes stigmatisés doivent être objectivées,

mesurées, expliquées. Dans leur grande majorité, les chercheurs ont d’abord choisi de démontrer la réalité de ces discriminations grâce à des travaux statistiques et à des techniques comme les enquêtes de testing. Travail efficace car, appuyés sur ces enquêtes, des dispositifs et des réglementations s’efforcent de réduire les discriminations. Ce travail n’est guère contestable mais il nous a semblé que l’on s’intéressait parfois trop peu à la manière dont les discriminations peuvent être vécues par celles et ceux qui les subissent. Comment les perçoivent les individus, comment y résistent-ils, quel sens leur donnent-ils ? Cette question s’impose d’autant plus que les discriminations 27.02.2013 les inrockuptibles 31

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n’ont pas le même sens selon les positions, les parcours et les ressources des individus, qui ne sont pas seulement définis par les discriminations qu’ils subissent. Derrière des théories générales des discriminations, il importe de savoir quelles sont les expériences des acteurs, et celles-ci sont variables. Il arrive que les discriminations soient vécues comme le cœur d’une expérience totale quand les gens se sentent à la fois stigmatisés, socialement exclus et brutalement discriminés. Mais il arrive aussi que les discriminations soient vécues de manière plus aléatoire et plus incertaine quand les individus se sentent peu stigmatisés tout en étant discriminés de façon subtile. Du point de vue des sentiments d’injustice et de l’action collective, toutes ces différences ne sont pas des détails. On parle souvent des “invisibles” de la société française : la discrimination se construit-elle d’abord sur cette invisibilité ? Longtemps les discriminations ont été invisibles parce qu’elles étaient évidentes, dans l’ordre des choses. Elles sont aujourd’hui perçues comme scandaleuses tant la conscience de notre égalité fondamentale s’est imposée. Mais si on se tourne vers l’expérience des personnes discriminées, les choses sont moins nettes car les discriminations sont souvent “discrètes” et cumulatives, souvent déniées, et leurs victimes elles-mêmes ne sont pas toujours sûres d’avoir été discriminées : ne serais-je pas responsable de ce qui m’arrive ? C’est pour cela qu’au-delà des données brutes et des indignations morales évidentes, il importe de rendre compte des expériences parfois les moins visibles et les moins spectaculaires. Révéler les “mots” des discriminés dans un retour sur eux-mêmes, est-ce une manière de reformuler la question politique de la lutte contre les discriminations ? Un peu comme Pierre Bourdieu dans La Misère du monde en 1993, sur l’exclusion sociale… Le vieux clivage opposant la conscience claire des intellectuels, des militants et des acteurs politiques, à l’expérience confuse et aliénée des individus ne semble pas acceptable. Non parce que chacun serait conscient de ce qui lui arrive, mais parce que les individus ne cessent d’essayer d’expliquer ce qui leur arrive. Leurs “mots” ne sont pas des approximations ou des illusions qu’il faudrait opposer à ceux des savants,

“comment les individus perçoivent-ils les discriminations, comment y résistent-ils, quel sens leur donnent-ils ?” ce sont des langages tout aussi complexes et tout aussi articulés que ceux des chercheurs. La sociologie doit reposer sur un principe de réciprocité ou de “charité” (pas d’identité) entre le chercheur et ceux qu’il écoute et qu’il étudie : le chercheur doit leur accorder les mêmes capacités et les mêmes motifs que ceux qu’il s’accorde à luimême, il doit montrer quelle est la sociologie des acteurs, non pour en être le simple témoin, mais pour essayer de la comprendre car, après tout, c’est elle aussi qui fait le monde social tel qu’il est. Vous mettez en lumière la grande dispersion des expériences – préjugés racistes, sexistes, homophobes… –, ainsi que la variation d’intensité dans la manière de les vivre. Quel est le motif qui pourrait relier toutes ces formes ? Chaque discrimination a une histoire, une logique, des mécanismes propres, et il est peu vraisemblable que se crée un “front commun” des discriminés de la même manière qu’il y eut le rêve d’un front des exploités. Pire, le fait d’être discriminé ne protège pas du risque de discriminer à son tour. La discrimination n’est pas seulement une faute morale ; elle “pourrit” la vie sociale. Formuler la violence ressentie, plutôt que la taire et l’étouffer, est-ce déjà une ressource politique et symbolique dont disposent ces personnes d iscriminées ? Quand la discrimination se transforme en colère, elle crée un sujet ; dans le cas inverse, elle le détruit. Tout le problème

est de savoir quel sens politique donner à cette colère car il peut arriver que la colère accentue les discriminations qu’elle combat et cherche à son tour des cibles justifiant d’autres discriminations. La plupart des personnes que nous avons rencontrées veulent d’abord seconstruire elles-mêmes contre les discriminations mais aussi contre leur propre haine et ce que beaucoup appellent le risque de devenir “parano”. La majorité des personnes ne veulent pas être assignées à une identité par ceux qui les discriminent, mais elles ne souhaitent guère être assignées à cette même identité par celles ou ceux qui parlent en leur nom. Elles veulent échapper à cette double assignation pour bénéficier de la fluidité d’une vie sociale et d’une subjectivité “normales”. En quoi la discrimination se distingue-t-elle de la stigmatisation ? Les personnes stigmatisées sont insultées, dévalorisées, méprisées. Mais il y a une certaine distance entre cette stigmatisation et le fait d’être discriminé, c’est-à-dire de voir se fermer un certain nombre de portes. Ainsi, on peut être discriminé sans être violemment stigmatisé, ou être brutalement stigmatisé sans que, pour autant, la discrimination soit intense. Bien sûr, dans l’expérience totale, les deux logiques se renforcent et constituent un sujet écrasé ou révolté. Mais il reste une distance entre la stigmatisation et la discrimination qui permet aux acteurs de déployer de multiples stratégies. Le monde est parfois plus subtil que les théories des sociologues.  La discrimination commence quand cesse la ségrégation, c’est-à-dire la croyance dans une inégalité naturelle, dites-vous. Entre origine, sexualité, religion, handicap… quels sont les critères les plus manifestes de la discrimination en France ? On ne peut construire un palmarès des discriminations et on doit se méfier de la “concurrence des victimes”. Toutes les différences sont potentiellement discriminantes et ce sont les mouvements sociaux et les associations qui leur donnent plus ou moins de poids dans la vie politique. Les “émeutes” de banlieue mettent en avant l’origine et la religion, comme les débats sur le mariage mettent en avant les sexualités. Mais ce sont moins les discriminations qui fixent leur actualité que leur impact sur une société obligée de se regarder dans le miroir qu’elles leur tendent.  

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Si vous identifiez bien ce que les discriminations font aux individus, que font les individus des discriminations ? Un combat politique ? Personne ou presque ne défend les discriminations. La plupart des personnes s’identifient à un idéal démocratique égalitaire. Quelques-uns choisissent de donner la priorité à la reconnaissance des différences, mais les individus rencontrés se méfient d’une logique qui les enferme, elle aussi, dans un face-àface mortel, identité contre identité.  Cette tendance démocratique interroge les majorités sur leur propre nature. Ne pas discriminer les minorités culturelles, c’est accepter que la France n’est plus blanche et chrétienne ; accepter l’homosexualité, c’est accepter que la hiérarchie des sexes qui domine la filiation et la famille se rompe à jamais… Dès lors, une lutte simplement égalitaire et démocratique contre les discriminations transforme l’image de l’ordre social “normal”. Si l’on veut bien lutter contre les discriminations au nom de l’égalité et de la liberté, la “fraternité”,

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elle, fonctionne comme un retour du refoulé et les personnes discriminées, notamment les minorités culturelles, découvrent qu’elles sont un problème pour la France alors qu’elles pensaient simplement avoir des problèmes. Estimez-vous que le cadre républicain – via l’éducation, la protection sociale, les libertés publiques… – protège suffisamment les citoyens contre ces dérives ? Est-ce un mal français ou est-il globalisé ? Les discriminations ne sont pas un mal français, mais elles font particulièrement mal à notre imaginaire national quand nous voyons que notre “indifférence aux différences” n’empêche pas les discriminations dans les temples de la République que sont l’école et la scène politique. Mais ce sont moins les stigmates que la rigidité des institutions et leur fermeture aux nouveaux venus qui discriminent efficacement “sans intention de discriminer”. Souvent, c’est le fonctionnement des institutions qui discrimine, bien plus que les principes affichés et l’idéologie des acteurs.

Les lois peuvent-elles suffire à neutraliser la violence des discriminations tant que la question sociale restera de côté ? Il faut que la loi combatte les discriminations. Mais les personnes que nous avons interrogées expliquent que les discriminations sont enchâssées dans des inégalités sociales et des problèmes sociaux qui débordent les rangs des seuls discriminés. Elles rappellent que la lutte contre les discriminations n’est pas toute la justice sociale et que si les groupes discriminés étaient moins pauvres, mieux formés, mieux protégés, les discriminations en seraient moins cruelles. L’amélioration de l’emploi, des conditions de travail, de l’éducation, du système de santé… reste un des moyens les plus sûrs de combattre les discriminations quand chacun réclame d’abord la capacité de conduire sa propre vie. Pourquoi moi ? – L’expérience des discriminations par François Dubet, Olivier Cousin, Éric Macé et Sandrine Rui (Seuil), 384 pages, 23 €

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héros

On l’annonçait agonisant, perdu pour la musique : c’est pourtant un David Bowie tout en maîtrise qui enflamme ce début 2013, avec une prodigieuse exposition londonienne et un nouvel album digne et électrique. par JD Beauvallet et Christophe Conte

En 1973, au cours de sa période Ziggy Stardust/Aladdin Sane, David Bowie arbore avec grand chic un maquillage d’extraterrestre et un costume en vinyle rayé du créateur japonais Kansai Yamamoto

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e nous voilons pas la face, on s’était à contrecœur rangé à l’idée que la prochaine couverture que ce journal consacrerait à David Bowie le serait à titre posthume et nécrologique. Rien, pendant toutes ces années où l’on aura guetté un signe, une preuve de vie, en provenance de sa retraite new-yorkaise, ne pouvait laisser croire à une issue aussi positive que la sortie d’un nouvel album. Si on reconnaît un grand maître à son art de maîtriser le temps, alors Bowie est venu confirmer qu’il était le plus grand des maîtres. Depuis dix ans et la parution de Reality, son précédent album studio, il avait ainsi presque totalement disparu de la vie publique et artistique, laissant grandir les rumeurs les plus funestes (maladie cardiaque aiguë, cancer) sans jamais prendre la peine d’apporter le moindre démenti, jouissant sans doute délicieusement du nouveau coup qu’il préparait en secret. Officiellement, selon des méthodes de distillation d’infos que lui envierait Hugo Chávez, on nous faisait juste savoir que le Thin White Duke allait bien, qu’il coulait des jours tranquilles à Manhattan en s’adonnant à la peinture et à l’éducation de sa petite fille d’une dizaine d’années. Et puis soudain, le big-bang ! Trompant même la vigilance d’internet, il est parvenu à prendre tout le monde par surprise en postant à l’aube du 8 janvier dernier, jour de son soixante-sixième anniversaire, un nouveau morceau au titre facétieux, Where Are We Now?, accompagné de l’annonce de The Next Day, son vingt-quatrième album à paraître deux mois plus tard. Durant cette folle journée où Twitter faillit bien imploser d’allégresse, les informations relatives à ce come-back de l’enfer furent lâchées avec un certain

génie de la mise en scène. Il y eut d’abord le clip dérangeant de l’artiste Tony Oursler, avec lequel il collabore depuis 1997, montrant le seul visage d’un Bowie apparemment en souffrance, monté sur une poupée de chiffon siamoise d’une femme silencieuse, accompagné d’images de Berlin tournées avant la chute du Mur et indiquant un possible retour sur les traces de la fameuse trilogie des années 70, Low, Heroes et Lodger. Une piste creusée encore un peu plus par la pochette de The Next Day – œuvre du graphiste Jonathan Barnbrook –, et son détournement situationniste de l’image iconique de Heroes. On crut d’abord à un fake en provenance d’un petit malin hyper réactif, mais c’était bien la véritable pochette. David Bowie n’était jamais allé aussi loin dans l’anthropophagie de son propre mythe qu’avec cette pochette pour le moins désarmante. Continuant dans le même registre, arrivèrent ensuite les premiers indices sur l’enregistrement, qui se déroula de mai à septembre l’an dernier, délivrés par Tony Visconti, producteur fidèle promu porte-parole d’une opération millimétrée qui remettait un prétendu mourant dans l’œil du cyclone médiatique. Un autre single dévoilé fin février, The Stars (Are out Tonight), et un clip montrant cette fois Bowie en pied venaient compléter cet insoutenable puzzle marketing. Aucun des albums publiés par Bowie au cours

les informations relatives à son come-back de l’enfer furent lâchées avec un certain génie de la mise en scène

des années 90/00 n’avait suscité une telle attente fébrile, et les premières écoutes organisées par la maison de disques mi-février renforçaient le caractère exceptionnel, voire irrationnel, de ce moment légèrement messianique. Ce ramdam en valait-il la chandelle ? Oui et non. The Next Day, douchons d’emblée les ardeurs, n’est ni le nouveau Hunky Dory, ni l’équivalent de Station to Station ou Heroes, malgré sa référence appuyée à ce dernier, et à cette période où Bowie et Brian Eno inventèrent “le jour d’après” de la musique pop. En retravaillant avec Tony Visconti et sensiblement la même équipe de musiciens qu’il y a dix ans (les guitaristes Gerry Leonard et Earl Slick, le batteur Sterling Campbell, notamment), l’Anglais a opté pour la continuité, lui qui fut à sa grande époque le champion toutes catégories des ruptures, du transformisme, de l’immolation publique et des cendres phénixiènes. On peut d’ailleurs s’étonner que Bowie, qui est apparu de manière subliminale ces dernières années sur les albums de TV On The Radio ou d’Arcade Fire, n’ait pas cherché enfin à se rapprocher des vraies cellules vivantes de la musique d’aujourd’hui au lieu de reprendre langue avec ses requins habituels. C’est la déception majeure de ce retour qui, autrement, ne manque pas de panache. D’ailleurs, en dépit de ces réserves concernant le casting, The Next Day est loin d’être un album indigne. Alignant quatorze titres (et trois autres en bonus pour les éditions limitées), il n’est pas non plus nimbé de cette mélancolie crépusculaire que laissait supposer Where Are We Now?, ballade trompe-l’œil que contredit The Next Day, la tonitruante chanson d’ouverture de l’album. Un riff et une rythmique limite glam, la voix de Bowie d’emblée au bord de la rupture, un refrain scandé et des guitares qui évoquent le Robert Fripp de Scary

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David Bowie en 2013, devant une photo de Terry O’Neill (avec William Burroughs, 1974)

Monsters, le décor ainsi posé dévoile une envie furieuse de jouer avec les grandes architectures bowiesques. L’ensemble, malgré une production assez proche de Heathen ou Reality, renvoie clairement au passé, par exemple à Kurt Weill que Dirty Boys semble chercher à accorder aux tumultes du nouveau siècle. The Stars (Are out Tonight), conquérant second single, laisse aux guitares d’Earl Slick le meilleur rôle alors que sur Love Is Lost, Bowie reprend vocalement le dessus dans un registre théâtral parasité malheureusement par une batterie enclume. Après Where Are We Now?, que l’on retrouve avec plaisir suite aux secousses parfois violentes du début de l’album, arrive Valentine’s Day.

Une pop-song qui constitue sans doute le single le plus évident de l’album, évoquant le Morrissey des années 90, y compris dans la production un peu middle of the road, alors qu’au contraire If You Can See Me étouffe sous l’ambition de vouloir faire gigantesque, avec une rythmique affolée qui frise avec le prog et un parti pris vocal ingrat et âpre, aux limites de l’exultation nihiliste. I’d Rather Be High, avec son élan héroïque et son refrain en escalier, comme le subtil Boss of Me et sa ligne mélodique complexe, reconnectent encore l’album avec la période Heroes/Lodger/Scary Monsters. Dancing out in Space, quasi rockabilly dans sa structure, laisse encore une fois les guitares serpenter autour de la voix comme pour l’étouffer,

Jimmy King

alors que How Does the Grass Grow? accorde un peu plus d’espace à Bowie pour respirer, ce dont il ne se prive pas avec un refrain en forme de “ya-ya-ya” badins portés par un piano martial. C’est aussi le premier titre où l’on entend distinctement une guitare acoustique, parasitée toutefois par un solo électrique inutilement bavard. (You Will) Set the World on Fire et son riff hard-rock (Allumer le feu ?) ferait la joie des stades si Bowie finissait par se laisser convaincre de remonter sur scène. En dehors de cette option, écartée par l’intéressé, on ignore la raison de la présence d’une telle verrue, quand parmi les titres bonus que sont So She ou I’ll Take You There, au moins un aurait mérité de figurer dans le tracklisting officiel. You Feel so Lonely You Could Die, une ballade au piano prise en écharpe par des chœurs grandioses semble indiquer la redescente en planeur vers le final étrange de Heat. Un morceau atmosphérique où Bowie chante comme le Scott Walker des années 80 mais qui part un peu en torche vers les récifs anxiogènes des BO de thrillers, avec l’arrivée de bouffées de cordes dissonantes qui constitue le seul moment expérimental de l’album. On doit le confesser, ces impressions ne sont le résultat que d’une seule écoute, à fort volume, et non d’une auscultation minutieuse. On ne peut ainsi, à ce stade, confirmer la rumeur selon laquelle certains textes feraient clairement référence à d’autres étapes et personnages clés de la galaxie Bowie. Il faudra donc mieux l’apprivoiser, le laisser décanter un peu, pour déterminer si The Next Day est une étape réellement fondamentale dans la carrière de Bowie ou simplement la coda acceptable d’une trajectoire de toute façon exceptionnelle. Christophe Conte album The Next Day (Columbia/Sony) 27.02.2013 les inrockuptibles 37

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À Londres, l’exposition David Bowie Is rassemble des documents personnels du chanteur et retrace une carrière qui s’étale sur six décennies. Entretien avec Victoria Broackes, commissaire de cette rétrospective.

Photo Roy Ainsworth, courtesy The David Bowie Archive 2012 © V & A Images

Banane rockab’, cravatec lub : en 1963, David Jones n’est pas encore David Bowie, mais au sein de son premier groupe, TheK on-rads, il affiche déjà son style et sona ssurance – et son saxo

“Bowie se nourrissait de tout”

Q  

uel a été le point de départ de la rétrospective David Bowie Is, présentée au Victoria & Albert Museum à partir du 23 mars ? Victoria Broackes – Nous collectionnons, au V & A, des objets liés à la pop-music depuis le début des années 70. Le nom de Bowie, qui brasse tant d’influences représentées dans le musée, s’est imposé de lui-même. Mais ce que

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Photo Duffy © Duffy Archive

en mode Pierrot cold-wave Après avoir créé quelques tenues de scène pour Ziggy Stardust, la costumière Natasha Korniloff transforme Bowie en Pierrot en 1980. C’est vêtu de ce costume extravagant qu’on le voit déambuler dans le clip d’Ashes to Ashes, premier single de Scary Monsters (and Super Creeps)

nous ne savions pas encore, c’est qu’il possède des archives inouïes, stockées à New York, où tout est répertorié, jusqu’au moindre paquet de cigarettes sur lequel il a griffonné une idée de paroles… Ils ont archivé plus de 75 000 objets ou documents, il ne jette rien… Dans quel but conserve-t-il tout ça ? Comment un artiste qui a toujours regardé devant, sans la moindre nostalgie, peut-il conserver absolument tout ce qui concerne son passé ?

Le plus fascinant, ce n’est pas tant les résultats – les costumes par exemple – mais tout le processus créatif qui l’a mené à ce point. Et ça, il a tout conservé : les notes, les croquis, les brouillons… Il a commencé cette collection sans se douter que la popmusic allait révolutionner le monde, que tous ces documents allaient prendre une valeur colossale. Vous travaillez depuis presque trois ans sur cette exposition. À quel moment avez-vous appris que David Bowie

sortirait un album une semaine avant son ouverture ? Très récemment. Le peu de gens qui étaient dans la confidence n’ont pas flanché. Beaucoup d’artistes impliqués à fond, depuis longtemps, sur notre exposition ont pourtant travaillé sur le nouvel album de Bowie. C’est le cas de son producteur Tony Visconti – qui a réalisé pour nous un vaste mash-up de ses chansons, qui sera diffusé sur le site – ou du designer Jonathan Barnbrook qui a signé sa pochette. 27.02.2013 les inrockuptibles 39

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Le simple fait qu’ils aient porté un tel secret en dit long sur leur fidélité au chanteur, le respect qu’il impose, les liens qu’il tisse… La logique, pour un artiste de son statut, de son âge, aurait été de ne pas sortir de nouvel album. Son absence contribuait à bâtir un peu plus sa légende : à quoi bon prendre ce risque ? C’est justement ce risque qui l’a toujours motivé. Que signifie pour vous le titre de l’exposition, David Bowie Is ? Je voulais que ce soit au temps présent. C’est à la fois une déclaration de foi – il est – et une porte ouverte à tout ce qu’il peut être, tout ce qu’il a été. Et il est beaucoup de choses, comme le prouve l’exposition. La “bowicité” est aujourd’hui partout : je ne connais aucun artiste qui ait touché autant de gens, en nombre comme en profondeur. Depuis que je travaille sur cette expo, je ne compte plus les gens qui me disent que Bowie a changé leur vie. Comment s’organise l’exposition ? On a refusé l’ordre chronologique, mais il fallait commencer à Londres, dans les banlieues où il a grandi, il n’aurait pas pu naître ailleurs et à une autre époque. Il fait partie de cette génération d’un million de bébés nés

Courtesy The David Bowie Archive 2012

Habitant à Berlin, David Bowie enregistre Heroes pendant l’été 1977. Revenu à la sobriété – vestimentaire et capillaire –, il est photographié par le Japonais Masayoshi Sukita pour la jaquette de l’album

la même année, en 1947, un record anglais. Les premiers objets montrés appartiennent à son enfance, comme une veste de costume sur laquelle il avait peint des rayures, il était encore écolier et voulait déjà se distinguer, apporter sa touche, sortir de ce lot d’un million. Il ne faut pas oublier qu’il a longtemps été rejeté, qu’on lui jetait des mégots dessus à certains concerts, qu’il a connu des hauts et des bas pendant cinq ou six ans avant le succès. Il est l’exact inverse d’une célébrité d’aujourd’hui, fabriquée par une émission de télé : lui a travaillé sans répit pour apprendre, comprendre. Il vient d’une époque où il n’y avait pas d’internet et où il fallait vraiment s’accrocher pour découvrir la mode japonaise, l’expressionnisme allemand, les chansons de Jacques Brel. On voit, dans l’exposition, la fameuse vidéo de juillet 1972 où il chante Starman à Top of the Pops… Tant de gens ont été marqués, bouleversés, façonnés par cette apparition sur leur écran qu’on aurait pu faire l’exposition uniquement là dessus. Ce soir-là, il a changé la vie de milliers d’Anglais. Pas seulement des jeunes homos qui vivaient dans le déni, seuls

et malheureux dans leur chambre… Ça a été un révélateur pour une société entière. Le pays se projette alors vers le futur, la science, l’espace : Bowie prend le chemin inverse et se plonge dans l’âme, la vie intérieure. Il lit Ballard, Burroughs, il brasse déjà des idées radicales, qu’il importe dans la pop et fait découvrir à ses fans. Il leur dit : “Vous pouvez être qui vous voulez.” Le rapport de Bowie à la mode est l’un des points forts de l’exposition… On a été obligé de faire construire des mannequins spéciaux : aucun n’était assez fin pour porter les vêtements de Ziggy Stardust, on est reparti sur les mesures de Bowie à l’époque ! Cette partie de l’exposition sert à démontrer comment Bowie se nourrissait de tout, mélangeait les disciplines : il base ainsi les costumes de Ziggy Stardust sur les personnages d’Orange mécanique de Kubrick… Nous montrons huit costumes signés Kansai Yamamoto, dont la première venue à Londres, en 1971, avait provoqué un émoi incroyable : on n’avait encore jamais vu une collection pareille, ça se passait sur King Road, c’était underground et qui était là ? David Bowie. Il en est sorti tourneboulé et a demandé à ses copains designers de copier pour

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Mick Rock/Retna Pictures

Mick Rock/Retna Pictures

“depuis que je travaille sur cette expo, je ne compte plus les gens qui me disent que Bowie a changé leur vie”

en mode pétasse glam Au cours de la tournée Ziggy Stardust (1972-1973), Ziggy s’est métamorphosé en Aladdin Sane. Dans un costume bleu glacial signé Freddie Burretti, il électrise le clip de Life on Mars, sorti en single en juin 1973

en mode Ziggy paillettes Avril 1972, David Bowie est Ziggy Stardust. Veste pailletée, platform boots en vinyle rouge, cheveux carotte, maquillage, Bowie devient plus androgyne que jamais et joue avec les genres 27.02.2013 les inrockuptibles 41

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femme d’Orwell, qui a refusé. Ça a été un déclic pour Bowie : à partir de ce jour-là, pour chaque demande délicate, il est monté lui-même au créneau. Il n’a plus laissé son entourage parler en son nom. Désormais, il appelle lui-même les gens avec qui il veut collaborer. C’est ce que m’a dit Jonathan Barnbrook, Bowie l’a appelé en direct pour lui proposer de réaliser la pochette de Heathen. Il a cru que c’était un canular. L’expo le confirme : l’absence de message politique est assez frappante pour un artiste de sa génération… Il n’est pas politisé mais son message est pourtant très fort : soyez qui vous voulez être. Une partie de l’expo revient sur son individualisme radical. Il n’a jamais dit “faites ci ou faites ça”. Mais son message n’en a que plus d’impact, car il est personnel, intime, livré avec beaucoup de charme. Qui, à part Bowie, aurait osé déclarer aux médias américains des années 70 qu’il était homosexuel ? Ses vêtements mêmes ont été de véritables déclarations d’intentions, comme la robe qu’il porte sur la pochette de The Man Who Sold the World… Les manuscrits des chansons sont un autre point fort de votre rétrospective… C’est fascinant de voir à quel point des paroles que nous connaissons par cœur, qui nous ont façonnés, influencés, ont parfois été décidées à la dernière seconde. C’est pour ça que les ratures sur ces manuscrits sont si impressionnantes. Nous montrons les différentes façons de faire, les outils que Bowie a utilisés à travers les années, comme les cut-ups de Burroughs, les cartes des Stratégies obliques de Brian Eno, ainsi qu’un logiciel, le Verbasizer, que Bowie avait commandité dans les années 90 : il entrait les titres de journaux et ça lui fournissait des combinaisons aléatoires de mots, dans lesquelles il pouvait piocher. Comme il contrôle tout, tout le temps, je pense qu’il est important pour lui de laisser parfois le hasard décider à sa place. recueilli par JD Beauvallet exposition David Bowie Is au Victoria & Albert Museum de Londres, du 23 mars au 11 août, www.vam.ac.uk

“il n’est pas politisé mais son message est pourtant très fort : soyez qui vous voulez être”

Peach/Retna UK

lui ce qu’il avait vu à ce défilé. Ce n’est que des années plus tard, sur la tournée Aladdin Sane, que Yamamoto lui a offert ses propres créations pour la scène. Dans la seconde salle de l’expo, on revient sur la riche liste de ses collaborations, de Yamamoto à Alexander McQueen, avec des documents manuscrits, des esquisses montrant à quel point Bowie sait ce qu’il veut. Il avait lui-même dessiné le costume invraisemblable qu’il portait lors de l’émission Saturday Night Live de 1979, basé sur les habits signés par Sonia Delaunay pour Cœur à gaz, la pièce dadaïste de Tristan Tzara. Ce costume, que nous avons récupéré et dans lequel Bowie ne pouvait pas bouger, a été détourné et immortalisé par Klaus Nomi ensuite. Un autre exemple : pour le clip de Ashes to Ashes, signé David Mallet, il avait dessiné chaque plan, précisément. Nous montrons ces documents, ainsi que le costume qu’il porte dans le clip, signé Natasha Kornilof, avec qui il avait déjà travaillé quand il faisait du mime dans les sixties. Parce que ça aussi, c’est un trait inouï de Bowie : cette façon d’être ami avec des gens qui vont devenir célèbre bien avant leur heure de gloire, comme Tony Visconti, Marc Bolan, Hanif Kureishi… Visconti nous a raconté que quand ils ont débarqué à Berlin, Bowie savait exactement où aller, qui rencontrer. Il a un instinct invraisemblable pour dénicher les bonnes idées, les bonnes personnes, les bons lieux. Savoir ce qui se passe semble une obsession. Vous montrez également des décors de scène incroyables… Comme cette maquette de la scénographie dont Bowie rêvait pour la tournée Diamond Dogs, elle est basée sur Metropolis de Fritz Lang. Il voulait à l’origine présenter cet album sous la forme d’une comédie musicale, pour un film. Il a écrit un story-board très précis, dessiné de sa main, qui détaille chaque personnage, chaque scène – ellesmêmes documentées par un petit film qu’il a shooté lui-même… Ce sont des documents fabuleux à montrer, car ils révèlent le processus de pensée de Bowie. Comme le story-board de ce film était très influencé par 1984, l’équipe de Bowie a demandé l’autorisation à la

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en mode yuppie bling

Steve Schapiro/Corbis

1983, Bowie est au sommet de sa gloire mondiale. Il a sorti en avril Let’s Dance, carton planétaire, et termine en décembre la monumentale tournée Serious Moonlight – avec 96 concerts, elle est sa plus longue à cette date. Bowie s’y montre en redoutable pantalon à pinces et cheveux extrudés blond paille

en mode young American Mi-1975, gominé et devenu blond vénitien, David Bowie habite Los Angeles et plonge dans un mode de vie de rock-star cocaïnée. Il prépare sa transformation en Thin White Duke, son avatar de l’album Station to Station (1976)

en mode post-hippie Peach/Retna UK

Alors que vient de sortir l’album David Bowie (1969), rebaptisé plus tard Space Oddity, le chanteur, cheveu frisotté et veste de hippie, assume pleinement sa période folk-prog 27.02.2013 les inrockuptibles 43

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Daniella Benedetti

spécial mode

L’art du décalage tel qu’organisé par la maison Pigalle à l’église Saint-Jean-de-Montmartre (collection automne-hiver 2013, le 22 janvier 2013)

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Système D(éfilé) Comment parvenir à montrer ses collections quand on n’a pas les moyens d’accéder au classique défilé ? Happenings, présentations informelles, vidéos, les jeunes créateurs redoublent d’inventivité. par Gino Delmas

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spécial mode

Chorale de présentation dans la cave du restaurant Nanashi par Alix Thomsen (collection printemps-été 2013, le 29 septembre 2012)

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aire beaucoup avec peu.” Stéphane Ashpool, le créateur de la marque parisienne Pigalle, résume ainsi son leitmotiv. Pour les créateurs émergents qui ne tutoient pas les grandes maisons – les Vuitton, Saint Laurent ou Chanel –, soit une bonne majorité d’entre eux, le défilé demande des moyens humains, techniques et financiers souvent inaccessibles. Montrer sa collection est une galère synonyme de débrouille mais toujours stimulante. La présentation représente parfois une solution intermédiaire, “plus réaliste”, selon Jean-Jacques Picart (célèbre attaché de presse et consultant du monde de la mode et de la haute couture), car moins figée – tout le monde est débout. C’est l’option choisie par Alexandre Mattiussi, le créateur d’Ami, qui préfère pour l’instant ne pas défiler. “Des allers-retours sur un podium, ce n’est pas forcément moderne. En tant que jeune marque, on avait besoin de quelque chose de moins formel, où l’on puisse rencontrer les acheteurs et les journalistes autour d’un verre”, explique cet ancien de chez

Dior, Givenchy et Marc Jacobs. Il ajoute : “L’idée de la présentation fonctionne jusqu’à un certain point car il est plus facile d’asseoir 600 personnes que de les laisser debout. En fait, c’est plus une question d’attitude : le défilé colle moins bien à notre manière de faire des vêtements. Ami représente un vestiaire de potes, la proximité fait partie de l’ADN de la marque.” Défilé ou présentation, peu importe, tant que la démarche est assumée et la maturité au rendez-vous. “Les louanges sont faciles à assumer mais il faut être prêt à encaisser les critiques. C’est parfois très difficile”, avoue Jean-Jacques Picart, qui préconise de ne défiler qu’après avoir fait “deux ou trois saisons de présentations, d’abord devant un cercle restreint puis en l’agrandissant.” La dichotomie entre défilé et présentation s’estompe chez une nouvelle génération de créateurs qui proposent des événements hybrides : Olympia Le-Tan et son show burlesque dans les cuisines du musée Camondo, Alix Thomsen et sa chorale dans la cave du restaurant Nanashi, Simon Porte

(Jacquemus) et sa grève du style avenue Montaigne. Stéphane Ashpool, qui vient de boucler le dernier “défilé” Pigalle dans le cadre irréel de l’église Saint-Jean de Montmartre, explique sa démarche : “Mes parents sont issus du théâtre et j’ai un faible pour la mise en scène. J’aime que ce soit plus qu’un défilé, avec un live, un lieu, des personnages, une vraie mise en scène, à laquelle je réfléchis dès que je dessine la collection.” Comme Jean-Charles de Castelbajac, pionnier des défilés-happenings qui dépassent le cadre de la mode, Maroussia Rebecq, l’insaisissable fondatrice d’Andrea Crews, a pris l’habitude de convoquer de l’art ou du social autour de ses vêtements. “Au début, on s’en foutait de la fringue, l’idée était, par ce biais-là, de réunir des énergies et de proposer une réflexion plus large sur un mode de vie, un peu comme dans l’art”, raconte-t-elle. De ce postulat découlent dix ans – fêtés en 2012 – d’événements à mi-chemin entre art, musique, social et mode. C’est un fait, de plus en plus de “défilés” sortent des sentiers battus de la fashion week. Pour son défilé du 4 mars prochain,

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Dominique Maitre

Show burlesque au musée parisien Nissim de Camondo par Olympia Le-Tan (collection “Power, Corruption & Lies”, le 3 mars 2012)

le Belge Jean-Paul Lespagnard avait envie d’être “compétitif vis-à-vis des grandes maisons” : “Il faut de l’efficacité et de l’impact, je veux qu’on puisse entrer et sortir deux minutes plus tard en ayant une idée précise de la collection, en sachant si on aime ou pas.” Quelle que soit la forme que les créateurs privilégient, l’argent reste le nerf de la guerre. Mannequins, maquillage, production (lumières, mise en scène, vidéo, photo, installation des tribunes), lieu, bureau de presse : un défilé coûte inévitablement de l’argent. Entre 30 000 et 100 000 euros. Un budget conséquent à l’échelle de petites structures, mais la plupart des créateurs sont conscients que cela fait partie de l’équation et le budgétisent chaque année. Avoir anticipé ne signifie pas pour autant dépenser sans compter et chacun, à son échelle, grapille sur ce qu’il peut pour faire baisser l’addition. C’est là qu’intervient la débrouille. Car l’essentiel est que cela ne se voie pas. Musicien et patron d’un garage qui customise des bécanes, Oualid a pendant quelques années organisé des défilés de mode à des tarifs défiant

toute concurrence, pour Devastee, Ivana Helsinki ou Castelbajac. Ses recettes ? “Mutualiser le lieu du défilé et négocier tous les prix comme un chacal”, rigole-t-il, attablé à la terrasse d’un café sur les Grands Boulevards. Il se souvient : “Je faisais jouer à plein mon carnet d’adresses dans la musique pour débusquer des lieux pas trop prisés pendant la fashion week, et j’arrivais à ce que le défilé tourne autour de 10 000 euros.” “Faire un défilé qui ne coûte rien est très, très compliqué, assène Lucien Pagès, qui dirige un bureau de presse spécialisé dans les indépendants et les petits créateurs. Certains frais comme l’électricité ou les mannequins sont quasiment incompressibles.” JeanCharles de Castelbajac se rappelle avoir demandé à tous ses potes de venir défiler gracieusement. Maroussia Rebecq est coutumière du fait. “C’est fou comme

“je suis réputée pour proposer des trucs bizarres et drôles, donc les gens se déplacent” Olympia Le-Tan, créatrice

un jeune créateur a la capacité de générer une synergie de réseau du cœur autour de lui”, remarque Jean-Jacques Picart. Concernant le lieu, tous les arrangements sont bons, avec quelques exigences tout de même. Un cadre original apporte une touche de fraîcheur, mais son emplacement dans Paris est essentiel. Lucien Pagès se souvient du casse-tête imposé par le calendrier. “La date et le lieu sont cruciaux. Il faut réunir les gens les plus importants pour nous mais si on se retrouve entre deux défilés et trop éloigné, les journalistes auront peur de rater le défilé suivant”, raconte celui qui se souvient d’avoir effectué des simulations chronométrées de trajets pour déterminer le choix d’un lieu. Pour faire venir les journalistes et les acheteurs, un spectacle original dans un cadre inattendu se révèle assez efficace. “Eux aussi ont envie de s’amuser. Je suis réputée pour proposer des trucs bizarres et drôles, donc les gens se déplacent, cela fait office de pause dans leur journée”, sourit Olympia Le-Tan. “Ces présentations originales sont un contrepoint de charme à la magnificence des grandes marques”, 27.02.2013 les inrockuptibles 47

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“l’erreur est de considérer que défiler est nécessaire : la priorité, c’est de vendre”

Ludovic Zuili

Jean-Jacques Picart, consultant

Grève du style organisée par Jacquemus pendant la Vogue Fashion Night, le 8 septembre 2011

résume Jean-Jacques Picart. Depuis ses débuts dans les années 70, Castelbajac a compris que l’originalité paie, investissant des lieux “non formatés” – la station de métro François-Mitterrand, le rayon électroménager du BHV, le parking de la place du Marché-Saint-Honoré. L’initiative Made, débarquée de New York depuis deux saisons, propose une alternative. Made est née en 2008 du rapprochement de trois figures de la mode locale. la spécialiste des relations publiques Jenné Lombardo (M.A.C.), le producteur Keith Baptista (Prodject) et le directeur artistique Mazdack Rassi (Milk Studios) ont monté une société qui parraine un pool de jeunes créateurs concernant leurs défilés, grâce à l’aide d’entreprises mécènes. “On voulait qu’ils puissent se focaliser uniquement sur leur travail et ne perdent pas d’énergie avec des questions d’intendance”, expose Jenné Lombardo. Près de quarante créateurs ont profité de l’initiative à New York, comme Proenza Schouler ou Band of Outsiders. À Paris, ce sont pour l’instant près de dix créateurs qui vont être aidés, dont Anthony Vaccarello, Ligia Dias ou Julien David. Comme Oualid, Made mutualise tous les moyens mobilisés pour le défilé, de la salle aux RP en passant par le maquillage. “Ils ont senti qu’il fallait organiser cette hospitalité pour les jeunes créateurs à Paris, commente Jean-Jacques Picart, c’est une bonne aide à la création qu’il faut arriver à personnaliser. Je regrette juste que cette belle initiative ne soit pas française.” C’est sur la personnalisation

trop limitée du lieu – l’hôtel Salomon de Rothschild – que cela a un peu coincé chez certains participants. Olympia Le-Tan et Damir Doma se sont retirés du programme car ils avaient chacun trouvé un lieu qu’ils préféraient. Pour que le microcosme de la mode se déplace, encore faut-il figurer dans le calendrier officiel de la Chambre syndicale du prêt-à-porter, des couturiers et des créateurs de mode. Cette instance édite un calendrier in et un off. Évidemment, être en in garantit un horaire réservé, mais la sélection est rude. Les créateurs postulent sur un ou plusieurs créneaux, dont certains possèdent déjà une belle liste d’attente. Selon Lucien Pagès, qui est en relation quasi permanente avec la Chambre syndicale pendant la préparation du calendrier, ce qui entre en ligne de compte pour obtenir un créneau est “l’ancienneté de la demande, la crédibilité de la marque, les points de vente, ou encore la pérennité du projet”. Mais une fois en in, les inégalités demeurent, car avec les retards récurrents, les problèmes de circulation dans la capitale, les “petits” défilés sont les plus vulnérables. En off, le principal problème est que sur un même horaire, plusieurs événements peuvent se chevaucher et il devient alors parfois très difficile de faire venir tous ceux que l’on attendait. La logique veut qu’un créateur fasse d’abord ses preuves quelques saisons en off avant d’obtenir un créneau en in. Jean-Paul Lespagnard doit probablement être l’un des seuls

à s’être payé le luxe de refuser une invitation de la Chambre syndicale à défiler en in. “Ça m’allait bien d’être le rebelle, je voulais être le petit qui défilait en off, faire les choses plus librement, et quand je me suis senti prêt, j’ai sauté le pas”, explique le styliste belge. Reste une question : défiler est-il toujours aussi important aujourd’hui, à l’heure d’internet et de la puissance des blogs qui figurent désormais aux côtés des magazines au premier rang de tous les défilés ? Le jeune créateur de Jacquemus, Simon Porte, s’est par exemple fait remarquer grâce à des vidéos virales présentant sa collection, et à son hyperactivité sur les réseaux sociaux. Un buzz qui va aujourd’hui se traduire sur les podiums, Jacquemus défilant pour la seconde fois cette année. “C’est un progrès fantastique par rapport à l’époque où j’ai commencé”, s’extasie JCDC, qui estime toutefois que l’exercice reste “fondamental”. “Rien ne dépasse la fulgurance – ou pas d’ailleurs – d’une dizaine de minutes de défilé, ça oblige à aller à l’essentiel, c’est révélateur d’une ambiance”, ajoute celui qui a commencé avec des défilés de plus d’une heure. À condition, comme le rappelle en conclusion Jean-Jacques Picart, de ne pas perdre de vue l’objectif final : “L’erreur est de considérer que défiler est nécessaire. La priorité, c’est de vendre. Si un créateur défile sans vendre, il fera faillite. Il vaut mieux qu’il investisse ses maigres ressources dans une structure commerciale, un bon agent et un bon attaché de presse. Le défilé viendra plus tard.”

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“la perfection me rend nerveux” Depuis bientôt trois décennies, le styliste Dries Van Noten cultive son indépendance. Dans sa nouvelle collection, ce créateur radical réinvente la tradition. Et Kurt Cobain. par Géraldine Sarratia photo Dorothée Smith pour Les Inrockuptibles

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ans le monde de la mode contemporain, Dries Van Noten est un alien. Vingtsept ans après ses débuts au sein des Six d’Anvers, cette vague esthétique radicale belge, le créateur aux tempes grisonnantes et à l’élégance bourgeoise est toujours à la tête de sa propre maison. Il en a installé le cœur sur les docks à Anvers, dans une magnifique forteresse en brique peuplée de gravures de Schiele et d’objets d’art, dont il est friand. La bâtisse est organisée verticalement : au dernier étage, ses assistants placardent des images, idées pour les collections à venir ; plus bas, des bureaux et l’atelier où il fait ses essais et entrepose les tissus qu’il fait fabriquer en exclusivité et venir des quatre coins du monde. Au rez-de-chaussée, les commandes sont emballées et expédiées. Une indépendance qui n’a rien d’une posture et qui se voit aujourd’hui récompensée. Pas d’essoufflement créatif ou de répétition chez le Belge, qui n’a jamais autant rencontré le succès. Ses collections, souvent inspirées par l’art ou la pop culture, continuent saison après saison de poser la question suivante : comment produire des vêtements excitants à partir de la tradition ?

Comment avez-vous conçu votre collection été 2013, axée sur le tartan et traversée par les figures de Kurt Cobain et de Courtney Love ? Dries Van Noten – Une collection est toujours une évolution par rapport à la précédente, pour laquelle nous avions poussé le digital printing aussi loin que possible. Je trouve l’imprimé digital incroyable, plein de possibilités visuelles. Revenir à une répétition, à la simple impression

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Dries Van Noten à Anvers, novembre 2012

de fleurs, de carreaux était un nouvel exercice. Comment faire à présent des pièces excitantes en utilisant des imprimés si rébarbatifs ? Par contraste, j’ai cherché à donner une certaine décontraction à la collection. Une façon très spontanée de s’habiller qui romprait avec cette tendance froide et stylisée impulsée par des labels tels que Céline. J’avais envie d’attitude. J’aime beaucoup les individus dont le style paraît ne demander aucun

effort. Kurt Cobain a été le point de départ. Puis Courtney s’est immiscée de plus en plus dans la collection. J’aime que se mêlent cette touche un peu crade et vulgaire à la Courtney et cette sensation très masculine dégagée par les pantalons à carreaux. J’ai aimé imaginer Courtney après une nuit ou une journée totalement sauvages. Ce qui est fascinant, c’est qu’ils peuvent tous deux avoir l’air très fragiles et très forts. 27.02.2013 les inrockuptibles 51

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“ce qui se passe dans la mode est très confus : il y a trop d’informations et cela nuit à l’émotion. Le plus important est que mes vêtements procurent une émotion” Cobain a-t-il été pour vous une icône aussi importante que l’a été David Bowie ? Bowie a été plus important, en partie parce que l’on est davantage marqué par les choses que l’on découvre jeune. Il était mon idole. Son clip de Jean Genie a été l’un des premiers clips que j’ai vus à la télé hollandaise. J’avais 13 ou 14 ans, et je me souviens être resté abasourdi : “Mais qu’est-ce que c’est que ça ?” Comment naît une collection ? Je n’ai pas de système. Ça serait fantastique d’en avoir un ! Un son, une image... En vérité, je n’en sais rien. Je fais énormément d’essais, je fabrique beaucoup plus de tenues que nécessaire, jusqu’à ce que ma vision se précise. Ma collection inspirée de Francis Bacon en 2009 découlait d’une visite de son exposition à la Tate Gallery. C’était affreusement laid et totalement beau en même temps. J’ai immédiatement eu envie de traduire cette émotion, de faire une collection qui exprime au moins 10 % de ce questionnement, de cette oscillation. J’aime plus que tout jouer avec les contrastes, observer comment cela réagit. Je n’aime pas la perfection, ça me rend très nerveux. Mon rôle, c’est de surprendre les gens. Il faut qu’ils aient envie d’acheter mes vêtements chaque saison, pas qu’ils se contentent de retrouver le pantalon noir de la saison précédente. La collection Bacon n’a pas été un succès commercial mais, émotionnellement, j’en suis très fier. Vous occupez une position singulière dans le monde de la mode : vingt-sept ans après vos débuts, vous êtes un des rares à être toujours indépendant et propriétaire de votre maison.

Ça n’a pas été réfléchi. Je ne me suis pas dit : je vais fonder ma société et rester indépendant. J’ai commencé seul, le reste est une histoire d’évolution. Quand j’ai débuté, faire partie d’un gros groupe n’était pas une option. Cela n’existait pas trop, avant les années 2000, lorsque Stella McCartney, Alexander McQueen et Jil Sander ont rejoint de gros groupes. Je me suis alors posé beaucoup de questions. Être indépendant était un combat de chaque jour. Dealer avec les banquiers, les fournisseurs, avoir constamment peur de mettre la clé sous la porte. Je survivais en dessinant des collections commerciales pour Benetton, par exemple, des marques de sport, de tennis. Quand la globalisation a commencé, je me suis demandé si je suivais le bon chemin. Beaucoup de choses changeaient pour moi à l’époque : mon associée historique, avec qui j’avais fondé la société, est décédée. La mode entrait dans une ère davantage marketing : les accessoires prenaient tout à coup une grande importance, les marques communiquaient avec de gros logos. Il a fallu que

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Une fois par an, une partie des tissus que Dries Van Noten fait créer en exclusivité est vendue au public

je décide du futur de ma compagnie. Après m’être entretenu avec beaucoup d’amis, j’ai décidé de suivre la direction que j’avais tracée. Avez-vous refusé des offres de grandes maisons ? Il y a eu pas mal de discussions, oui. Mais je n’ai jamais vraiment eu envie de dessiner des collections pour d’autres maisons. Faire les miennes me prend déjà un temps fou. J’ai envie d’avoir une vie à côté de mon travail… Pourriez-vous, comme la Maison Margiela, dessiner une collection pour H&M ? Ce n’est pas ma tasse de thé. Je pense que ce qui se passe dans la mode est très confus : il y a trop d’informations et cela nuit à l’émotion. Le plus important pour moi est que mes vêtements procurent une émotion. Avec la multiplication des collections et des précollections, les gens ne comprennent plus la différence entre couture et prêt-à-porter, ne savent plus quel est le rôle d’un designer. Des magasins tels que Topshop font aussi leurs collections, et de nombreuses chaînes vendent des copies de nos

collections avant que nous ayons pu nous-mêmes les sortir. Il est important que les gens comprennent que nos vêtements ont un prix élevé parce qu’ils ont nécessité beaucoup de travail et d’attention. La mode a toujours fait partie de votre vie. Votre grand-père était retourneur de vêtements. Vos parents vendaient des vêtements. Où a résidé la révolte pour vous ? Au départ, je devais reprendre le business de mon père. Il avait créé un concept-store, ce qui était très avant-gardiste pour l’époque, hors Anvers. Il organisait de petits défilés, les gens pouvaient y prendre un café. Jusque-là, les magasins étaient en centre-ville. Là, il fallait prendre sa voiture pour s’y rendre. Ma mère avait aussi une boutique. Enfant, je les accompagnais souvent à Milan ou à Florence pour acheter des collections. Très rapidement, j’ai compris que dessiner et créer des vêtements m’amusait davantage que les acheter et les vendre. C’est devenu une passion. À 18 ans, j’ai donc dit à mon père que je voulais devenir designer. Il s’est mis très en colère et m’a répondu 27.02.2013 les inrockuptibles 53

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spécial mode “souvent, acheter un vêtement représente bien plus que cela : il permet de se sentir bien ou d’accéder à une nouvelle sensation de soi”

collection homme hiver 2014

collection femme été 2013

que je pouvais faire ce que je voulais, mais qu’il ne me donnerait pas un sou. C’est là que j’ai commencé à dessiner pour des marques pour enfants ou de sport. Au début des années 80, vous avez fait partie des Six d’Anvers, cette vague de jeunes créateurs belges parmi lesquels Walter Van Beirendonck ou Ann Demeulemeester. Quels étaient vos liens ? On étudiait ensemble à l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers. Martin (Margiela) était dans l’année d’au-dessus. Nous étions amis, nous écoutions la même musique. On avait voyagé ensemble plusieurs fois, à New York, par exemple. Je leur avais montré Barneys, Walter nous avait emmenés à la boutique Stephen Sprouse. C’était très stimulant. Après l’école, quand nous avons commencé nos collections, nous avons naturellement décidé d’y aller ensemble. C’était aussi pour des raisons économiques. En 1991, nous sommes montés dans un van et avons loué un grand espace à Londres. L’étiquette Six d’Anvers est restée, mais je pense que chacun avait sa personnalité. Nous étions très différents. Dirk Bikkembergs était intéressé par les codes

du sport, Ann était plus arty. J’étais passionné par les matières, la tradition et comment faire des vêtements à partir de ça. Qui vous inspirait ? C’était une époque très exaltante. À la fin des années 70, la vague italienne Versace et Armani avait véritablement changé la mode masculine avec son utilisation du cuir, du lin et sa palette de couleurs inédites. Au début, j’aimais énormément. Puis il y a eu Montana, Mugler, la vague française, la vague espagnole, les Anglais avec Westwood, Galliano, puis les Japonais. Le Japon occupait une place un peu particulière parce que nous avions eu la possibilité, étudiants, de nous y rendre pour montrer nos vêtements. En 1984, nous avions découvert Yohji Yamamoto, Comme des Garçons, qui nous avaient vraiment impressionnés. Ils ne se contentaient pas de faire des collections. Ils proposaient une expérience, une identité : ils avaient leurs catalogues, leurs magasins qui ne ressemblaient à rien de connu jusque-là. La mode fait-elle facilement perdre la tête ? Oui. Tu as le contrôle total, on te traite comme une star. Vivre à Anvers m’affranchit de ce système. Créer une collection, un défilé, c’est un peu comme être ton propre dieu. Tu fais émerger un univers. En jouant avec les lumières, la musique, le visage des filles, tu joues aussi avec les émotions du public. Je pense que c’est assez facile de se perdre. La pression est aussi très forte. Heureusement que je peux fuir. Dans mon jardin, je ne contrôle pas grand-chose. C’est un espace que nous avons construit avec mon compagnon Patrick. Dans le monde de la mode, retourner à la nature, avoir les pieds sur terre, c’est très précieux. Vous dites souvent que la mode est sous-estimée. Je ne crois pas au pouvoir de la mode mais, fermement, à celui des vêtements. Les gens disent énormément d’eux à la façon dont ils s’habillent, qu’ils y passent des heures ou qu’ils attrapent le premier truc qu’ils ont sous la main. Souvent, acheter un vêtement représente bien plus que cela : il permet de se sentir bien ou d’accéder à une nouvelle sensation de soi. Vous envisagez votre travail comme une réflexion de l’époque ou comme une anticipation ? Les deux. À une époque, les gens voulaient des fringues qui crient avec des logos, qui disent la richesse. Maintenant, ils veulent des choses plus discrètes, qu’ils peuvent porter longtemps. C’est ce qui explique mon succès (rires). J’aime aller au musée, découvrir, lire. Il y a trois semaines, je suis allé voir Radiohead, cela m’a bouleversé. Je dois être à l’affût. Pas seulement de la façon dont les gens s’habillent, mais dont le monde évolue, politiquement, socialement, émotionnellement. Parce que mon job, ça sera toujours de faire des vêtements que les gens ont envie d’acheter un an après.

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l’ère des avatars Freak show géant, l’exposition Arrgh ! s’empare d’interrogations propres au XXIe siècle : entre réel et virtuel, quel est le rapport au corps et à l’identité ? par Géraldine Sarratia

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omment, à l’heure où se confondent toujours plus virtuel et réel, représenter l’identité, les possibilités du corps et de ses augmentations ? Quelles sont nos définitions de la beauté et de la monstruosité ? Comment acceptons-nous la différence ? Voici quelques-unes des questions soulevées par la ludique et protéiforme exposition Arrrgh ! Monstres de mode, qui présente, à la Gaîté Lyrique à Paris, les œuvres d’une soixantaine de créateurs de mode, parmi lesquels les incontournables Alexander McQueen, Rick Owens, mais aussi les émergents Craig Green (qui a signé une collection pour Topshop) ou Charlie Le Mindu, ancien coiffeur devenu célèbre pour ses défilés sculptures de cheveux et ses créations pour Lady Gaga ou Mylène Farmer. L’exposition a été conçue par le collectif grec Atopos, connu pour son approche transversale de la mode. Une de leurs précédentes expos portait sur les vêtements de papier (RRRIPP!! Paper Fashion). Arrrgh ! s’intéresse à l’influence des avatars, des personnages de jeux vidéo, des plastic toys ou encore de la culture cosplay sur la mode. L’idée a germé dans l’esprit de Vassilis Zidianakis, cofondateur d’Atopos, suite à sa participation comme juré à un festival de la mode à Hyères, en 2006. “Le sketchbook d’un des jeunes designers m’avait beaucoup surpris. Il dessinait non pas des visages humains mais des formes inspirées des comics. La jeune génération croise sans cesse le virtuel et le réel, ils ont dépassé l’écran.” C’est le Belge Martin Margiela qui, au début des années 90, aurait ouvert la voie en faisant défiler des mannequins sans visage pour mettre les vêtements en valeur. “Une création de monstre peut être involontaire”, commente Zidianakis. Elle correspond en tout cas à une rupture conceptuelle dans le monde de la mode, impulsée quelques années plus tôt par des Japonais comme Rei Kawakubo (Comme des Garçons). L’heure

Manon Kündig, ‘Bowerbird’, MA collection Antwerp Fashion Department, 2012

n’est plus à faire défiler de belles femmes pour vendre de beaux vêtements, mais à questionner, à proposer un langage nouveau. Walter Van Beirendonck érige la tendance en système en faisant défiler des avatars, formes oblongues rouges, vertes. Elle donne ensuite sa pleine mesure dans les années 2000, témoignant d’une génération qui utilise des moyens de communication et de représentation du XXIe siècle et semble sans cesse reformuler une question de l’identité contemporaine : comment devenir autre ? Arrrgh ! Monstres de mode jusqu’au 7 avril à la Gaîté Lyrique, Paris IIIe, www.gaite-lyrique.net

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Walter Van Beirendonck, ‘Cloud#9’ collection été 2012

Maison Martin Margiela, été 2009

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Issey Miyake and Dai Fujiwara, Zoo-Monkey, ‘A-POC’, 2001

Marcus Tomlinson

Yannis Vlamos

Michaël Smits

Dan Lecca © Walter Van Beirendonck

Javier Barcala/La Fortuna Studio

Jean-Paul Lespagnard, The Believers, 2010

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Chirac ce hipster Intronisé icône de mode par des internautes facétieux, l’ancien Président aura incarné un chic français à la fois strict et funky, imprimant l’image d’un bon vivant stylé façon Cary Grant de Corrèze. Décryptage de la tendance la plus inattendue de 2013. par Claire Stevens

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’est le retour de hype le plus abracadabrantesque du moment : si Jacques Chirac a depuis longtemps quitté les profondeurs abyssales des sondages où il avait autrefois pratiqué l’apnée, on était loin d’imaginer que la personnalité politique préférée des Français opérerait, au crépuscule de sa vie, un fracassant come-back en forme d’icône mode. Pour consternant qu’il soit, il faut se résoudre à ce constat : partout sur la toile, on dissèque, on fait l’exégèse du style Chirac, plébiscité par les hipsters de tout poil. Parmi la profusion de sites qui lui sont consacrés, citons l’excellent tumblr FuckYeahJacquesChirac, qui égrène les sommets de coolitude du président star. Les aficionados du plus célèbre des Corréziens ont même poussé le vice jusqu’à créer une gamme de T-shirts, dont l’iconographie reprend ses meilleurs moments fashionistiques. Tour à tour french lover, papy gâteau, trendsetter, Homo politicus aux gencives plantées dans les marqueteries de la mairie de Paris, Chirac y encapsule

l’époque, de ses débuts d’élu rural à sa fin de règne élyséen. Vincent Grégoire, chasseur de tendances et directeur de création au sein du bureau de style NellyRodi, explique : “C’est un type sans complexe, qui réagit terriblement au feeling. Dès le départ, il a un côté politiquement incorrect, il désacralise la fonction.” D’un point de vue idéologique comme esthétique, Chirac aura fait du retournement de veste une affaire d’État. Les virages en épingle à nourrice qui constellent son ascension politique vaudront à cet homme de droite qui porte à gauche de passer de la carrure Mad Men aux costumes de sapeur – souvenir de la Françafrique –, du gaullisme d’apparat au néolibéralisme, de la griffe Monsieur de Fursac au sportswear franchouillard, du souverainisme au fédéralisme européen, sans que la doublure de ses ambitions ne craque véritablement. Passée au lustre de la rétromania, cette versatilité assumée, cousue de roublardise, reste sans précédent dans la vie politique nationale. “Ce qui plaît chez lui, décrypte Vincent Grégoire, c’est la spontanéité qu’il dégage,

son laisser-aller. À la période des ‘trente piteuses’ que nous subissons, et ses contraintes permanentes, il oppose la nostalgie des Trente Glorieuses où les choses se faisaient franchement : on pouvait bouffer gras, rouler vite, mettre la main au cul des filles. Chirac incarne tout ça.” Dès ses débuts d’ex-plouc élevé au rang de Cary Grant corrézien – la clope au bec, ambiance jeune ténébreux fixé sur pellicule dans une esthétique Harcourt –, Chirac incarne l’époque en même temps qu’il la préfigure. Au début des années 70, il cultive une arrogance décontractée, les pieds sur les guéridons de la République lorsqu’il brainstorme à Matignon, dans une profusion de clichés Instagram avant l’heure, soit l’inventaire du jeune énarque qui brasse furieusement contre l’inflation et la crise pétrolière. Au cours de cette même décennie, dans un élan ouvertement décomplexé (et assez putassier, il faut bien en convenir), il mêle à ce catalogue très pimp, très funk, l’orthodoxie aux antipodes du gentleman agriculteur, passant du vestiaire d’un James Brown blanc à la penderie “tricotée main, tricotée cœur” du bouseux chic,

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Jean-Claude Delmas/AFP

“c’est un type sans complexe, il a un côté politiquement incorrect, il désacralise la fonction” – Vincent Grégoire (ici, le maire de Paris dans la station de RER Auber, le 5 décembre1980)

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Avec Bernadette, il développe une symbiose vestimentaire très Kooples (ici le 25 mai 1981)

dans une logique opportuno-électoraliste. Chirac est devenu champion dans l’art de taper dans le reblochon en rayures tennis, accro aux bains de foule et aux gilets en laine rustique. C’est l’époque où, avec Bernadette, il commence à développer une symbiose vestimentaire très Kooples qui fera, trente ans plus tard, le bonheur des frères Elicha. Appelé en renfort dès la fin 1981, les spin doctors chargés de casser son image de technocrate rigide instaurent celle d’un Chirac peinard, le sourire complice et l’œil qui frise, grand adepte du lancer de pull casual sur les épaules. À l’approche des législatives de 1986, Bernard Brochand et Jean-Michel Goudard entreprennent de le convertir au jogging et à la muscu dans les jardins de l’Hôtel de Ville, avec Guy Drut en coach. Chirac ne s’empare plus seulement des codes de l’époque, de la cravate qui vole à la chemise à rayures yuppie. Galvanisé par sa dérive néolibérale reaganienne, il n’hésite pas à revendiquer le titre, jamais remis en cause depuis, de John Waters de l’appareil républicain. Témoin l’épisode Madonna en 1987, avec jeté de petite culotte et réception à l’Hôtel de Ville. Capable de poser en compagnie de Mickey Mouse et d’une Bernie attifée d’une robe à l’imprimé qui nécessite les services d’un ophtalmo, il s’obstine à démontrer que le ridicule ne tue pas. Dans son cas, il sert surtout à asseoir sa crédibilité pop, dont il est la première incarnation à la tête de l’État.

“le borderline l’excite. Il n’hésite pas à flirter avec le ‘ridicool’” Vincent Grégoire, chasseur de tendances

“Le borderline l’excite, étaye Grégoire. Il est aux antipodes d’un Giscard qui, même quand il joue de l’accordéon, est donneur de leçons. Il cultive une posture ambiguë, à la croisée du beau mec, du copain potache et de la figure paternelle qui peut partir en vrille. Il n’hésite pas à flirter avec le ‘ridicool’.” Même en pleine dérive droitière, sa fille Claude tentera encore d’humaniser le Chirac réac de la première cohabitation. Mais le troc des lunettes made in Maison Bonnet pour des verres de contact suffit-il à rapprocher le présidentiable de son électorat ? Jacquot cultive tout au long de sa trajectoire le gadget identificatoire : le Concorde, les pommes, la CX de fonction ou la Corona relevant chez lui du placement produit. Sa trend vaut aussi pour son art du storytelling, du montage en épingle et ses sorties cultes, qui ont fait de lui une Miss France du caractère de cochon à l’étranger. Autant de détails qui signent le personnage dans son absolutisme modeux, souligne Grégoire : “Chirac est iconique dans sa manière de mettre les pieds dans le plat. C’est le contraire de l’énarque pasteurisé, il a l’instinct du marchand de vache. Son côté bourrin plaît, ses défauts le rendent humain. C’est un mythe républicain : il incarne l’imperfection à la française.”

Adepte de la déconnade entre les lignes (cf. ses saillies off à la télévision ou ses visites chez l’habitant, du boucher de quartier au pichet Casanis de la France profonde), il pousse le gimmick jusqu’à détourner l’actualité en accessoire fétiche, quitte à tirer la couverture à lui. Killer undercover au moment de la deuxième cohabitation, laissant Balladur aller au feu, il choisira durant ses mandats présidentiels une gouvernance principalement tournée vers les affaires étrangères et l’apparat. Certes, le Tony Soprano des financements chelous a été détrôné par sa marionnette moitié “doudou” (dixit Vincent Grégoire), moitié Supermenteur chez les Guignols. Mais Chirac continue de vendre du style en contrebande : quand il fait des bras de fer fashion avec Omar Bongo, quand il rejoue le concours Élite en bermuda sur chaussettes en fil d’Écosse à Brégançon ou qu’il s’attribue la victoire des Bleus, la cravate assortie aux couleurs de l’équipe de France, tandis que Jospin a les mains dans le cambouis. À part ça ? Quand il devient ce qu’il a toujours rêvé d’être – président –, Chirac fait pschiit, hormis lorsqu’il s’oppose à la guerre en Irak. Rendons grâce toutefois au retraité de la fonction présidentielle pour ces services rendus à la nation que sont la réhabilitation du costume crème en milieu tropical, les lunettes de hipster ou le port du pantalon sous les aisselles. Au grand homme, la fashion reconnaissante. fuckyeahjacqueschirac.tumblr.com

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en mode… De Bowie à la série Girls en passant par Jacques Demy, cinq propositions de vestiaires inspirées d’incontournables de la culture pop. réalisation Maria Bojikian et Géraldine Sarratia photo Philippe Garcia stylisme Isabelle Pasero set designer Pierre-Olivier Boulzaguet

Une grève du style organisée par Jacquemus dans l’un des temples de l’industrie du luxe parisien, l’avenue Montaigne

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1. glam comme Bowie période Aladdin Sane De gauche à droite : blouson femme en cuir à reflets nacrés, Eleven ; nœud papillon femme en sequins bicolores, Alexis Mabille ; ceinture femme en cuir plissé, Yves Saint Laurent ; robe trapèze en molleton rayé, Petit Bateau ; escarpins en cuir bicolore, Hermès ; jean surteint homme, Burberry Brit ; sac minaudière Boy en Plexiglas, Chanel ; l unettes de soleil femme en acétate et métal, Persol ; nœud papillon homme en soie, De Fursac ; T-shirt homme en coton imprimé, Eleven ; blouson femme sans manches en cuir clouté, Schott ; eau de parfum pour femme, vaporisateur 50 ml, Marni ; baskets en toile, semelle compensée, Converse ; pa rfum mixte, vaporisateur 50 ml, vendu dans son écrin, Flower of Immortality by Kilian ; derbies homme en cuir bicolore, Yves Saint Laurent

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2. vintage fleuri comme Girls, la série de Lena Dunham De haut en bas : bibi en plumes et fleurs, Cherry Chau ; short ample en coton, Uniqlo ; lunettes de vue en acétate, Carven ; portefeuille long Marie-Lou en toile monogramme et cuir épi, Louis Vuitton ; robe en coton imprimé, Acoté Cotélac ; petit sac forme cartable en cuir, Giorgio Armani ; carré fluide 90 cm Chevaux de Karnac en jersey de soie, Hermès ; eau de parfum vapo 85 ml, Jour d’Hermès ; s andales à franges, en daim, IKKS ; short en denim, Le Temps des Cerises

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3. sable et militaire comme Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow De haut en bas : carré en soie, A Piece of Chic ; Blouson teddy zippé en nylon, April77 ; mont re chrono automatique, boîtier en acier, bracelet en galuchat, étanche à 100 m, Tambour Voyagez II de Louis Vuitton ; pantalon treillis en coton bicolore, Chevignon ; c einture cuir vieilli, Boss Orange ; baskets montantes en cuir, Givenchy ; sweat en molleton gratté, Paul Smith Jeans ; chemise ample en coton, manches courtes, Kenzo ; lunettes de soleil, verres miroirs, Ray-Ban ; bracelet en perles et tissu avec balle, New Tradition

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4. onirique et sophistiqué comme Les Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy De haut en bas : escarpins en daim et bouts métalliques, Minelli ; maxicollier en métal et perles, pull en maille pastel multicolore, le tout Chanel ; sac damier tuffetage, porté main, Speedy East/West de Louis Vuitton ; jupe courte style tweed, Sessun ; gants en vinyle transparent, Georges Morand ; lunettes de soleil rondes, Emmanuelle Khanh ; parapluie transparent, Larkanciel ; sac Diorling pastel en cuir d’agneau, chaîne métal, petit format, Dior ; sandales à plates-formes, en python, cuir veau et PVC, Christian Louboutin

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5. campus US comme Le Roman du mariage de Jeffrey Eugenides De haut en bas : jean en toile denim délavé, Boss Orange ; casquette toile et filet nylon, Freeman T. Porter ; s acoche en cuir naturel, Bleu de Chauffe ; chemise en denim clair, The Kooples Sport ; lunettes de soleil pliables en acétate, Carrera ; mocassins bateau en cuir, Sebago ; blouson en jean clair, Japan Rags ; casque audio ultraléger, Clipz de CYW by Urbanz ; cologne absolue, vapo 200 ml, Musc Patchouli d’Atelier Cologne

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la guerre des Saint Laurent Une rivalité explosive secoue le cinéma français : deux projets consacrés à YSL se retrouvent en lice. À l’heure des montages financiers, la communication fait rage.

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’est une histoire de hasards et de coïncidences, de mauvais timing et d’ego froissés. Une polémique telle que le cinéma français en a déjà connue (les deux Chanel, les deux Guerre des boutons…), opposant des producteurs et réalisateurs autour d’un même projet, ici un biopic consacré au couturier Yves Saint Laurent, mort en 2008. Une affaire qui commence en mars 2012, lorsque la société WY Productions annonce la mise en chantier d’un film réalisé par Jalil Lespert (Des vents contraires), sur la romance entre le créateur de mode et son compagnon Pierre Bergé, provisoirement titré Yves Saint Laurent. Après de nombreuses tentatives avortées (on parle d’un film américain confié à Jean-Claude Carrière, mais aussi de projets de Sofia Coppola ou François Ozon), le couturier français allait enfin faire l’objet d’un biopic officiel, soutenu par Pierre Bergé himself, qui avait ouvert ses archives à Jalil Lespert. Coup de théâtre : deux mois après cette première annonce, la société de production Mandarin Cinéma présentait en plein Festival de Cannes un autre projet de biopic,

Saint Laurent, réalisé par le très coté Bertrand Bonello (L’Apollonide – Souvenirs de la maison close) et coécrit par Thomas Bidegain (De rouille et d’os). “Nous avons communiqué plus tard, mais ça faisait très longtemps que Bertrand travaillait sur ce film, assure Nicolas Brigaud-Robert, en charge des ventes internationales chez Films Distribution, qui codéveloppe le projet. Il n’y a rien de surprenant à ce que plusieurs personnes aient pensé à cette idée en même temps, sauf que là, en l’occurrence, la chronologie nous donne raison.” Peu importe au fond de savoir lequel de ces films fut initié en premier, deux biopics sur YSL se retrouvaient donc au même moment dans les starting-blocks du cinéma français, et la cohabitation n’allait pas tarder à devenir explosive. Depuis quelques mois, les sociétés de production adverses se sont ainsi lancées dans une guerre médiatique à coups d’annonces de casting et de photos officielles censées attirer les financements privés – les deux projets, qui n’ont pas déposé de dossier auprès du CNC pour l’avance sur recettes, sont encore suspendus aux décisions des chaînes de télé, dont Canal+. “Nous avons reçu des demandes pour les deux films, et l’on devrait statuer

© Estate of Jeanloup Sieff

par Géraldine Sarratia et Romain Blondeau photo Jeanloup Sieff

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Le 6 février, l’équipe de Jalil Lespert dégaine les premières photos (d’essai, les tournages n’ayant pas commencé) de Pierre Niney incarnant Yves Saint Laurent (à gauche). Dès le lendemain, l’équipe de Bonello contre-attaque en dévoilant l’affiche du film, avec Gaspard Ulliel dans le rôle titre (à droite)

très rapidement, explique le directeur du cinéma de la chaîne cryptée, Manuel Alduy. C’est très désagréable d’avoir deux projets sur un même sujet. À l’époque de La Guerre des boutons, nous avions décidé de n’en financer qu’un.” D’où l’importance pour chacun de jouer ses meilleures cartes, et vite. L’équipe de Bonello dégainait la première en annonçant en novembre 2012 le choix de Gaspard Ulliel pour incarner YSL, puis de Jérémie Renier dans le rôle de Pierre Bergé. Ses concurrents de WY Productions répondaient dans la foulée avec les noms de Pierre Niney et Guillaume Gallienne au casting, tandis que le dernier festival de Berlin leur donnait l’occasion de communiquer sur la vente du film dans plusieurs pays étrangers. “Nous ne sommes pas entrés dans un duel, on ne cherche pas la polémique”, tempère le producteur de Jalil Lespert, Wassim Béji, qui affirme ne rien connaître de l’avancée du projet de Bertrand Bonello. Dans cette querelle à distance, un protagoniste, jusqu’ici plutôt discret, allait bientôt compliquer l’affaire : Pierre Bergé lui-même. Informé qu’un autre biopic signé Bertrand Bonello était en préparation, l’ancien compagnon d’YSL laisse éclater publiquement sa colère dès la fin de 2012 : “J’en ai pris connaissance par la presse il y a quelques mois, et j’ai réagi avec étonnement, se souvient-il. La moindre des choses aurait été que le réalisateur vienne me voir ; il a du talent, et je n’avais aucune raison d’être défavorable à son projet.” Là réside le nœud du problème : à l’inverse de Jalil Lespert, Bertrand Bonello s’est rendu coupable par son silence et aurait trop tardé à faire part de ses intentions à Pierre Bergé. Une situation d’autant plus étrange que les deux parties se connaissent bien, puisque la société Films Distribution qui codéveloppe le projet de Bonello avait assuré en 2009 les ventes internationales du

documentaire Yves Saint Laurent-Pierre Bergé, l’amour fou, soutenu et produit, via sa boîte de production les Films de Pierre, par le veuf du couturier. “Tout ceci est regrettable mais quand j’y repense, il m’aurait été impossible d’aller voir Pierre Bergé sans avoir un projet fini, se défend aujourd’hui Bonello. C’est bien beau d’aller le rencontrer pour faire des effets d’annonce, mais il me fallait une idée forte sur la direction à donner au film.” L’affaire aurait pu s’arrêter là si Pierre Bergé n’avait pas laissé entendre, via Twitter, qu’il pourrait engager un procès contre le projet de Bertrand Bonello, invoquant son droit moral sur l’œuvre d’YSL (un droit au respect de l’auteur). Et il persiste aujourd’hui : “J’ai envoyé des lettres d’avocats à des diffuseurs en leur disant que je m’opposais à la diffusion de ce film. Je ne peux pas tolérer que des gens s’approprient sans autorisation ma vie entière et l’œuvre dont je suis le garant, cela s’appelle du vol !” Dans les faits, l’héritier testamentaire d’YSL n’a qu’une marge juridique réduite, explique maître Anne Boissard, spécialiste du droit d’auteur : “Le droit moral ne permet pas d’interdire un projet, et à partir du moment où il s’agit d’une personnalité publique, tout le monde peut consacrer une œuvre à YSL. Le problème est celui du droit patrimonial, c’est-à-dire la possibilité de représenter ses créations, smokings, robes…” Un risque évité par Bertrand Bonello qui affirme avoir obtenu très tôt l’autorisation d’utiliser les créations du couturier auprès du groupe PPR (Pinault-Printemps-Redoute), détenteur de la marque. “PPR n’a pas le droit de donner la moindre autorisation. Ils ne sont pas détenteurs du droit moral”, rétorque Bergé. L’homme d’affaires disposerait surtout d’un dernier outil juridique pour bloquer ce projet, son droit à l’image : “Puisqu’il sera de toute évidence l’un des personnages

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dans cette querelle à distance, un protagoniste allait bientôt compliquer l’affaire : Pierre Bergé

principaux, il peut considérer que sa représentation dans le film de Bertrand Bonello porte atteinte à sa vie privée s’il y a un degré d’intimité trop fort ou une diffamation, explique son avocat, maître Emmanuel Pierrat. Comme nous n’avons pas lu le scénario, nous restons attentifs à tout ce qui se dit sur ce film, aux informations qui traînent et qui peuvent être soumises à un juge.” En marge de ces questions, un doute persiste encore : les menaces de procès ne sont-elles pas une manière de réclamer un droit de regard sur le projet de Bertrand Bonello, dont on murmure qu’il raconterait le parcours d’YSL dans toute sa complexité, ses addictions et sa sexualité débridée ? Quand on l’interroge sur ses intentions, l’auteur de L’Apollonide revendique une vision personnelle de l’histoire, mais parle d’un film “respectueux des hommes et des œuvres”. “Je me suis fixé sur la décennie 1965-1976, qui est la plus dingue, celle où tout est raconté, témoigne-t-il. On passe d’une époque à une autre, du jeune premier de la mode à la rock-star en début de déclin.” Suffisant pour inquiéter Pierre Bergé ? Ce dernier conteste fermement : “On peut écrire et

filmer ce que l’on veut : la vie d’YSL est ce qu’elle est, je ne l’ai jamais cachée. Il est tombé dans la drogue, l’alcool, et il ne peut y avoir de version clean. Je trouverais con qu’un film sur lui ne parle pas de cela.” Une position que confirme le producteur du film de Jalil Lespert, qui exclut toute ingérence de Pierre Bergé dans le développement du projet : “La relation que l’on a avec lui est très rassurante pour notre liberté créative, il n’est pas intervenu sur le choix du casting et n’a même pas demandé à lire le scénario”, assure Wassim Béji. Les intentions du veuf d’YSL envers le film de Bonello sont nettement moins bienveillantes. “Je ne sais pas si le film verra le jour, mais si oui, je déposerai un référé le jour de sa sortie”, affirme Pierre Bergé. “C’est suffisant pour stopper tous les deals de droits”, explique le réalisateur Olivier Meyrou qui a déjà eu affaire à la colère de Bergé. Célébration, son documentaire sur YSL qui dort toujours dans les locaux de sa boîte de prod Hold Up, a été bloqué en 2007 suite à un imbroglio juridique. “Il ne s’est jamais opposé frontalement, parce qu’il ne veut pas passer pour un censeur, explique le cinéaste. Il préfère réécrire l’histoire, comme lorsqu’il produit un documentaire sur sa vie avec Saint Laurent et l’appelle L’Amour fou. Bergé a toujours la même manière de procéder : il y a la version officielle, et l’autre qu’il essaie de faire disparaître si l’on ne s’est pas vassalisé. Il y a chez lui une souffrance, une peur d’être exclu, pas retenu par l’histoire, qui est presque touchante.” Une vision que Bergé balaie d’un trait, évoquant dans le cas de ce documentaire une affaire d’“abus de bien social” 1. Reste à savoir si Bertrand Bonello (qui s’avoue confiant, surtout depuis qu’Europacorp, la société de Luc Besson, est entrée dans le financement de son film) pliera face aux menaces de référé brandies par Bergé. Ou s’il y aura bien deux versions d’Yves Saint Laurent, l’officielle et l’interdite, dans les salles à l’horizon 2014. 1. Entre 1998 et 2001, Olivier Meyrou réalise un documentaire sur YSL, Célébration, dans lequel figure Pierre Bergé. Le compagnon du cinéaste et producteur du film, Christophe Girard, est alors secrétaire général de la maison YSL. C’est lui qui aurait négocié les entretiens permettant le film. Au début des années 2000, un conflit éclate entre ce dernier et Pierre Bergé, qui dénonce un abus de bien social et s’oppose à la distribution du film, toujours inédit en dépit d’une présentation au festival de Berlin Saint Laurent de Bertrand Bonello, avec Gaspard Ulliel, Jérémie Renier, Léa Seydoux ; tournage en juin ; budget 15 millions d’euros Yves Saint Laurent de Jalil Lespert, avec Pierre Niney, Guillaume Gallienne, Charlotte Le Bon ; tournage en juin ; budget 12 millions d’euros 27.02.2013 les inrockuptibles 71

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YSL, un film, sept images En quelques photos, Bertrand Bonello raconte la genèse et l’esprit de Saint Laurent. Son prochain long mét rage ? recueilli par Jean-Marc Lalanne et Géraldine Sarratia

Martine Franck/Magnum Photos

Saint Laurent/Warhol

Yves Saint Laurent chez lui devant un tableau d’Andy Warhol à son effigie. Paris, 1978

J’ai choisi de traiter une dizaine d’années dans la vie de Saint Laurent : de 1965 à 1976. Avec cette idée qu’en 1965, sa vie comprenait encore tout ce qui s’était passé avant et qu’en 1976 on pouvait anticiper tout ce qui allait arriver ensuite. Saint Laurent/ Warhol, c’est la rencontre de deux popstars. Quand il crée le prêt-à-porter, Saint Laurent veut être pop. Même si, ensuite, il va abandonner l’imagerie pop. Ce qui est intéressant aussi, c’est que l’un est un artiste qui dit que la publicité, c’est formidable. Et l’autre, qui appartient d’abord à l’univers du luxe, veut absolument être un artiste. Dans mon scénario, je leur ai d’ailleurs inventé une correspondance. Nous avons écrit deux lettres, à trois ans d’écart, où Warhol titille Saint Laurent en disant : “Vous avez fait une robe Mondrian, un jour vous viendrez à la robe Warhol.” Par ailleurs, saviez-vous que Warhol a fait un portrait de Moujik, le bouledogue de Saint Laurent ? Je crois que c’est même le seul animal qu’il ait jamais représenté.

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Modèle Mondrian d’après Piet Mondrian (collection 1965)

la robe Mondrian

Philippe Morillon

Mon projet débute par cette robe. Pour moi, elle nous fait entrer dans l’ère Saint Laurent. Avant, il est encore dans une lignée Dior. Avec la robe Mondrian, il se connecte à l’air du temps, aux aspirations de la rue. Un an après, il crée le prêt-à-porter. Les vingt premières pages du scénario sont consacrées à la préparation de ce défilé : la robe n’est pas prête à temps, tout se joue en vingt-quatre heures… À cette période, tous les six mois, il invente quelque chose : le smoking pour femme, la saharienne… La mode va très vite, il fait énormément de pièces. Je terminerai le film par le défilé de 1976, qui est très fameux à cause de ce qu’on appelle la collection russe. Il avait duré deux heures et demie, Saint Laurent avait fait mille dessins… Alors qu’aujourd’hui les défilés durent dix minutes et comportent une quarantaine de silhouettes.

Interfoto/La Collection

Jacques de Bascher Sur cette image, il est au Palace. Mon projet s’arrête avant. À l’époque que je traite, Saint Laurent allait au Sept, le club de la rue Sainte-Anne. C’est là qu’il rencontre Jacques de Bascher. Je n’ai pas encore trouvé de comédien pour l’interpréter. Tout simplement parce que des gens comme lui n’existent plus. Il avait 23 ans à l’époque. Aujourd’hui, un mec de 23 ans, c’est vraiment pas ça du tout. Il était un dandy absolu, convaincu que la manière de vivre était un art. Il appartenait à la fois au monde de Proust et a exploré les premières backrooms à New York. Je pense qu’il a appuyé sur un bouton chez Saint Laurent. Un autre aurait pu le faire, mais ça a été lui. Ce bouton, c’est ce qui a permis à Saint Laurent de plonger au plus profond, de partir ailleurs, dans des zones géographiques et mentales qu’il n’avait jamais explorées avant. 27.02.2013 les inrockuptibles 73

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Le 10 septembre 1969, Yves Saint Laurent pose devant son nouveau magasin sur Bond Street à Londres en compagnie de ses deux amies mannequins Betty Catroux (à gauche) et Loulou de la Falaise

Keystone – France / Gamma

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les muses Betty et Loulou, c’est un peu l’allure et l’esprit. Lorsqu’il rencontre Betty Catroux chez Régine en 1967-1968, c’est un choc. Il se voit dedans. Il y a entre eux une gemellité très forte, jusque dans leurs visages. Betty, c’est la silhouette Saint Laurent. C’est un corps taillé pour porter des smokings, des sahariennes. Loulou, c’est plutôt un esprit, qui tient peut-être à son ascendance aristocratique, son mépris de la bourgeoisie conventionnelle, sa fantaisie, sa liberté. Betty va devenir la compagne de fête tandis que Loulou va s’intégrer au studio et diriger les accessoires. Léa Seydoux jouera Loulou, je cherche encore Betty. 74 les inrockuptibles 27.02.2013

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Falbalas C’est l’un des plus beaux films réalisés sur la mode. D’ailleurs, Jean Paul Gaultier a beaucoup dit que c’était le film qui lui avait donné envie de faire de la mode. Alors qu’à ma connaissance, Saint Laurent n’en a pas parlé. Il parlait de cinéma plutôt pour citer certaines actrices, Danielle Darrieux par exemple… Dans Falbalas (1944), Jacques Becker réussit quelque chose de très beau sur les gestes d’un couturier. J’ai envie qu’il y ait de cela dans mon film. J’ai moins envie de filmer les robes finies que les gestes qui président à leur fabrication.

Visconti

Helmut Berger et Burt Lancaster dans Violence et Passion de Visconti (1974)

Je ne connais pas bien les classiques hollywoodiens sur la mode, Donen, Minnelli… Je n’ai pas cherché dans cette direction. Un film de Visconti m’inspire plus pour parler de Saint Laurent que tel ou tel film sur l’univers de la mode. Visconti, c’est le cinéaste absolu de la fin d’un monde et c’est cette tonalité qui m’intéresse dans le parcours de Saint Laurent. J’ai revu Violence et Passion pendant l’écriture. Burt Lancaster y est déchirant.

Polly Maggoo

William Klein

Je crois que ce serait un piège de faire du copier/coller avec les productions pop de cette période. Qui êtes-vous, Polly Maggoo ? de William Klein (1966), c’est par exemple la quintessence de l’esprit mode de l’époque. Mais je n’ai pas du tout envie de partir de ce vocabulaire visuel sixties. Ce serait une connerie, je crois, d’essayer de pasticher ça visuellement et cinématographiquement. Un film ressemble toujours à l’époque où il a été fait. Et pour retrouver les années 60-70, il faudra repartir du présent.

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au service de la majesté Héritiers d’une belle tradition de groupes anglais, les flamboyants et romantiques Palma Violets portent sur leurs frêles épaules le futur du rock local. Même pas peur. par JD Beauvallet photo Alexandre Guirkinger pour Les Inrockuptibles

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De gauche à droite : Sam Fryer (chant et guitare), Pete Mayhew (claviers), Will Doyle (batterie), Chilli Jesson (voix et basse). Paris, janvier 2013

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ui, je crois qu’on aimerait bien vous signer.” La voix est douce, proche du murmure. Elle fait pourtant beaucoup plus de bruit que celles, braillardes, des dizaines de directeurs artistiques qu’ont déjà rencontrés les Palma Violets, agitant leurs chéquiers, brandissant leurs promesses testostéronées. C’est l’automne 2011 et, à l’ancienne, les Palma Violets reçoivent chaque label dans leur antre du Studio 180. Un taudis du quartier de Lambeth à Londres où ils ont posé leurs instruments et planifié leur avenir. Dans leurs rêves, cet avenir inclut un label maintes fois croisé sur des pochettes de disques chéris, des Smiths aux Libertines : Rough Trade. Ça tombe bien : la voix douce est celle de Geoff Travis, fondateur du label et gentleman de la pop indé anglaise. Ce travail de dénicheur de talents dont Rough Trade est spécialiste, l’un des deux chanteurs des Palma Violets – Chilli Jesson – l’avait improvisé au culot quand, jeune ado, il se pensait trop médiocre pour démarrer son propre groupe. “J’aurais tout fait pour travailler dans la musique. Même distribuer des tracts à la sortie des concerts.” Il connaît par cœur les rouages du métier : son père est manager de Nick Cave. Mais c’est sans le moindre piston ou conseil et sous l’œil inquiet d’un paternel qui a vu en direct l’effondrement de l’industrie du disque que Chilli se lance, s’improvise manager et directeur artistique. Il voit WU LYF sur scène, un choc absolu, et réussit presque à les arracher à leur manager et à un deal déjà bien avancé. Qu’importe cette première déconvenue : dans le camping du Festival de Reading, il rencontre un gosse de son âge qui joue de la guitare devant sa tente. Il lui propose monts et merveilles, carte de visite pipeautée à l’appui. C’est Sam Fryer, qui deviendra le second chanteur des Palma Violets. Celui-ci se souvient “d’un mec vraiment crédible, au culot monstre, qui m’a vendu du rêve. Il m’a bien niqué avec ses mensonges ! Après Reading, on a continué à se voir au pub. On ne parlait que de musique : ‘Est-ce que tu connais ça ?’ ‘Tu devrais écouter ça.’ Il m’a fait connaître Nick Cave et moi, je l’ai contaminé avec Clash… Je pensais ne jamais rencontrer une personne aussi obsédée que moi, aussi motivée. C’était comme trouver la pièce manquante…” Officiellement, pendant des mois, Chilli Jesson est manager des Palma Violets. Il en devient bassiste par défaut. “C’est Sam qui m’a poussé à prendre la basse et m’a appris à jouer. Pour nos premiers concerts, j’avais tellement l’impression d’être un imposteur que je jouais dos au public. Je n’ai jamais rêvé de monter sur scène, je voulais rester dans l’ombre.” Sam confirme ce drôle de recrutement : “Chilli avait la culture musicale, le bon goût, et humainement il était proche de nous : ça suffisait. Savoir jouer, ce n’était qu’un détail.” Quand il signe chez

Rough Trade fin 2011, le groupe n’a pas donné cinq concerts et joue avec ce bassiste débutant. Mais qu’importe la compétence : Palma Violets possède dès le début – on a vu leur septième concert, inouï – cette flamme, cet enthousiasme qui compense largement les couacs et les accidents. Le groupe tire même de ses limites sa force et sa grandeur. La presse musicale et les labels refoulés s’unissent alors pour placer tous leurs espoirs dans ces gandins de caniveau : ils doivent être les sauveurs du rock anglais, les porte-drapeaux d’un grand retour de l’indie-rock sur lequel tout le monde a spéculé pour 2013. Peu de pression donc pour les Palma Violets au moment d’enregistrer leur album : ils portent juste sur leurs épaules le futur d’une scène, d’une industrie. “Ça me fait bien rire, ricane Chilli. Combien de groupes avant nous ont été vendus comme des sauveurs ? J’ai une confiance inouïe dans notre groupe. En studio, nos chansons m’ont parfois fait pleurer. Nous avons joué des choses dont nous nous pensions incapables.” Qu’importe l’énormité des attentes : ce groupe est en croisade. Contre la futilité, contre l’imbécillité, contre l’humiliation que subit la pop anglaise depuis l’avènement de Simon Cowell et de ses émissions de télé-réalité à la X Factor. Des radio-crochets pour musiciens corvéables à merci qui semblent

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“à quoi bon la technique si on n’a rien à exprimer ? En studio, nos chansons m’ont parfois fait pleurer” Chilli Jesson n’être là que pour nettoyer le monde fantastique de la musique de ce qu’il a de plus ingérable et pénible : les artistes, avec leurs caprices et leurs états d’âme. Chilli s’emporte quand on évoque ce nom. “Je hais ce que ces émissions font subir à la pop-music… Aujourd’hui, Clash ou les Sex Pistols seraient refoulés, ridiculisés. Nous aussi, bien sûr : mais à quoi bon la technique si on n’a rien à exprimer ?” C’est sur ce rêve de partage, de générosité, de complicité entre groupe et public que les Palma Violets ont composé leurs premières chansons – des hymnes, déjà, tant ils semblent incapables de dompter le désir ardent qui agite leurs concerts. “En démarrant, notre plus grande ambition était d’offrir de l’énergie, de la passion, que chaque concert soit un moment unique, se souvient Sam. Je me force même, en studio, à ce que les chansons restent le plus simple possible pour pouvoir les jouer plus librement sur scène…” Avec une culture effarante pour un groupe si jeune (ils citent par exemple le Gun Club), les Palma Violets parlent avec intimité, militantisme même, d’une tradition anglaise à laquelle ils sont fiers qu’on les rattache. Des Kinks aux Smiths, de Clash aux Libertines, tous les noms de groupes que l’on évoque comme possibles aïeuls de ce rock à la fois traditionnel et excentrique – en un mot :

britannique – font briller les yeux des jeunes hommes. Car les Palma Violets savent que les meilleurs groupes de pop anglaise étaient de sacrés groupes de rock dès qu’ils montaient sur scène. Ils savent pareillement que les plus grands groupes de rock anglais étaient, le temps d’un refrain, de flamboyants groupes pop. Les Palma Violets appliquent à la lettre ce savoir, dans un maelström de guitares maltraitées et de refrains cajolés. “Nous tenons beaucoup, viscéralement, à ce rock britannique, à son âme…” L’album s’appelle 180 en hommage au lieu où le groupe s’est inventé, dessiné, affirmé entre rats bien vivants et renards empaillés. “Je me sens davantage chez moi ici que chez mes parents”, murmure Chilli en évoquant les nuits blanches passées dans ce refuge, partagé avec peintres et photographes. “Jusqu’en septembre dernier, continue Sam, on avait des petits boulots le jour et on passait nos nuits au 180. C’était notre forteresse. Pour moi qui ai passé ma vie à m’enfuir dans les rêves, c’était comme une continuation de cette bulle, protégée du monde… Il y a eu beaucoup de morts dans ma famille, la musique et l’écriture m’ont aidé à m’évader…” Il faut entendre le refrain de leur single Best of Friends… Il raconte les histoires d’enfants perdus dont les meilleurs amis sont des disques, l’amitié fusionnelle et pourtant conflictuelle, les amours troubles qui, des Stones aux Smiths, ont donné au songwriting anglais ses chansons les plus tendues et les plus merveilleuses. Il dit aussi à quel point la musique peut être la seule échappatoire à une frustration – le mot revient souvent dans la conversation – chevillée au corps. “On a tout sacrifié pour les Palma Violets : nos salaires, nos copines, nos vies…” Tant mieux : leurs chansons ont transformé en énergie débordante leur misère sexuelle. Il est même bon que les Palma Violets ne baisent pas. Car pour l’amour, il y a les garçons, qui se regardent et se frôlent en un ballet majestueux, sur scène comme dans la vie. “Je vois parfois des groupes sur scène dont je sens qu’ils ne s’aiment pas, ils ne se regardent même pas, ne se touchent pas, dit Chilli. Il y a une mystérieuse alchimie entre nous, qui rend les chansons bien plus grandes et importantes que nous.” C’est ce qui sidère quand on voit les Palma Violets sur scène : cette fusion aussi palpable que la jubilation. Cette dernière est contagieuse : on ne compte plus les filles topless dans le public, même en prude Albion… Les Palma Violets semblent foncer tête baissée dans leur tornade, sans chiqué, sans calcul : tout est pour de vrai, des ongles salopés par la crasse du 180 aux mains qui tremblent quand on parle du pouvoir unique d’une chanson. “I found love”, braille joyeusement une de leurs chansons. Oui, on l’a trouvé. album 180 (Rough Trade/Beggars/Naïve) concert le 5 avril à Paris (Flèche d’Or) www.palmaviolets.co.uk/ retrouvez la généalogie de Palma Violets sur 27.02.2013 les inrockuptibles 79

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“j’étais inacceptable et inaccepté” En 1980, La Porte du paradis fut un échec retentissant. Alors que le film sort dans sa version intégrale, retrouvailles avec Michael Cimino. L’auteur de Voyage au bout de l’enfer raconte son périple, de roi d’Hollywood à cinéaste paria. Et culte. par Serge Kaganski photo David Balicki pour Les Inrockuptibles



l n’a pas tourné depuis dix-sept ans. Son nom ne circule plus à Hollywood. Pourtant, ce New-Yorkais d’origine italienne fut dans les années 70 le grand rival de Francis Ford Coppola, plus puissant et réputé pendant quelques années que Scorsese ou De Palma. Dès son premier film, Le Canardeur, en 1974, avec Clint Eastwood et Jeff Bridges, Michael Cimino a été acclamé par le public et la critique. Il signe ensuite deux sommets du cinéma US toutes périodes confondues, deux films de légende aux destins opposés. Voyage au bout de l’enfer, l’un des très grands films sur la guerre du Viêtnam, mais peut-être plus encore sur la classe ouvrière américaine, fut un triomphe en 1978 et s’affirme au fil des ans comme un sommet de construction, de mise en scène et de prise en charge du destin d’un pays. Robert De Niro et Meryl Streep y trouvèrent leurs meilleurs rôles, aux côtés des débutants Christopher Walken et John Savage. Si Voyage au bout de l’enfer connut le paradis du succès, deux ans plus tard, La Porte du paradis provoqua la descente aux enfers de son auteur. Tourné avec un budget colossal, massacré au montage, ce western lyrique déroulant la facette cruelle et xénophobe de la conquête de l’Ouest connut un échec si retentissant

qu’il précipita la chute de la major United Artists. Du moins selon la légende : d’après certains historiens du cinéma, United Artists était de toute façon un studio mal en point. S’il tourna par la suite le solide L’Année du dragon, Michael Cimino ne se remit jamais de cette superproduction qui devint injustement le marqueur de la fin du Nouvel Hollywood. Il réalisa sur un rythme de plus en plus espacé des films de moins en moins réussis, même s’ils recelaient quelques beautés résiduelles (Le Sicilien, Desperate Hours, Sunchaser). La ressortie de La Porte du paradis s’apparente donc à la résurrection d’une momie maudite. Rencontrer aujourd’hui Cimino fait l’effet de retrouvailles avec un survivant comme dans la troisième partie de Voyage au bout de l’enfer. Cimino n’a certes pas connu l’horreur d’une guerre, mais il a vécu la chute, la marginalisation et l’oubli après avoir tutoyé les sommets. Comme les personnages du film, il est différent de celui qu’on a connu, semble vieilli bien sûr, mais aussi diminué, sinon brisé : toujours vêtu avec soin, il a les traits amaigris, étrangement féminins, marche avec difficulté, parle d’une voix faible. Il ressemble plus à une vieille dame qu’à l’homme qui, en 1990, nous engueulait quand on abordait la violence dans ses films. Cet Icare aux ailes tôt brûlées revient sur sa brève aventure

hollywoodienne, son destin au potentiel mythique qui le vit passer du Capitole à la roche Tarpéienne. Toujours à fleur de peau, mais comme apaisé par le travail du temps et la reconnaissance tardive. J’ai toujours pensé que dans Voyage au bout de l’enfer, Robert De Niro est secrètement amoureux de Christopher Walken… Michael Cimino – Non, non, pas du tout, ce sont deux hommes amoureux de Meryl Streep. Quand De Niro revient de la guerre du Viêtnam, une histoire s’ébauche avec Meryl Streep mais n’aboutit pas. N’est-ce pas parce que De Niro ne la désire pas ? Non, c’est parce que Meryl est toujours amoureuse de Christopher Walken, et De Niro est cassé par la guerre. À la fin du film, De Niro dit à Walken “je t’aime”… On peut dire cela à un ami très cher, mais ça ne signifie pas forcément une relation homosexuelle. À notre époque, les hommes n’ont pas peur de dire leur affection à un ami. En octobre, à la projection de La Porte du paradis (à Lyon, devant plus de 4 000 spectateurs), vous étiez très ému. Avec le recul, comment vivez-vous cette résurrection du film ? J’en suis encore bouleversé. C’était très émouvant, très troublant. 27.02.2013 les inrockuptibles 81

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Voir autant de monde à une projection, je n’avais jamais connu ça. J’en avais le souffle coupé, je pouvais à peine articuler un mot. Même avec la présence d’Isabelle (Huppert) à mes côtés, je restais flageolant. Je crois que ça va prendre du temps de me remettre de ces émotions fortes. Entre la joie de cette résurrection et le regret que ce film ait connu un tel échec au moment de sa sortie, quel est votre sentiment dominant ? Une grande confusion. C’est comme si vous étiez marié à la plus belle fille du monde et qu’un jour, on vous l’arrache. Et puis, trente ans plus tard, quelqu’un vous la ramène, et elle est toujours aussi belle. Que ressentiriez-vous ? Il y a de quoi en devenir dingue. Pourquoi vous a-t-on enlevé la f ille ? C’est difficile à dire. Sans doute le distributeur n’a-t-il pas assez cru au film, mais c’est probablement plus compliqué que ça. Ma théorie, c’est que je n’étais pas un cinéaste professionnel au sens où je ne connaissais pas toutes les clés pour parvenir au succès. Au départ, j’ai été éduqué pour devenir architecte. J’ai étudié dans les meilleures écoles, à Yale, j’ai étudié le design, la peinture. Puis, j’ai obtenu un job dans une petite boîte de publicité. C’est là que j’ai appris à cadrer, à monter, à filmer… J’étais très jeune, inexpérimenté, toujours en avance pour mon âge dans les études, dans ce job. Ce sentiment d’être un gamin ne m’a jamais quitté, je ne me sens toujours pas adulte. C’est étonnant, parce que Voyage au bout de l’enfer ou La Porte du paradis sont des œuvres de pleine maturité, pas des fantaisies d’ado… Peut-être, mais je ne le ressens pas. Je me sentais trop jeune pour faire ces films et ce sentiment m’a toujours rendu la vie sociale difficile. Quand j’ai commencé à travailler, j’étais le seul en jeans, T-shirt et lunettes de soleil au milieu d’adultes en costume. J’ai dû faire des efforts pour gagner le respect des autres. C’est un problème que j’ai traîné toute ma vie. Pensez-vous que le sujet de La Porte du paradis, qui présente une vision extrêmement négative de la conquête de l’Ouest, a joué dans son insuccès ? Non. J’ai un avis très personnel là-dessus. J’ai commencé le cinéma

photo12/AFP

“j’ai toujours en tête une adaptation de ‘La Condition humaine’ d’André Malraux”

très jeune. En 1974, quand j’ai réalisé Le Canardeur, je n’avais jamais lu ou écrit un scénario. Mon amie, Joann Carelli (productrice et ex-compagne de Cimino, présente durant l’entretien – ndlr), m’a dit que si je n’écrivais pas le scénario, et que le script ne plaisait pas à une grande star, je ne ferais jamais de film. J’ai alors écrit Le Canardeur, et en un jour, Clint Eastwood était intéressé et prêt à acheter les droits ! J’étais au septième ciel mais je ne voulais pas trop le montrer. Clint Eastwood ! Le numéro 1 du box-office à l’époque. Il était aussi l’homme le plus délicieux du monde, il l’est encore et c’est toujours mon copain. Le genre de personne qui est prêt à donner sa chance à un inconnu. Je suis allé le voir dans son bureau à Warner et il m’a demandé : “Tu crois que tu peux diriger un film ?” J’ai répondu : “Oui !” Il m’a regardé droit dans les yeux : “Tu as l’air bien sûr de toi. Voilà le deal. Je te paie le salaire minimum de réalisateur. Au bout de trois jours de tournage, si je n’aime pas les rushes, je prends le relais, je récupère les droits du scénario, je dirige, et toi, tu dégages.” “OK, j’accepte.” Tout le monde m’a dit que j’étais dingue. À la fin de chaque journée, je demandais l’avis de Clint. Il disait : “Michael, j’ai rarement bossé avec un réalisateur qui montre aussi bien les arrière-plans. Tu es le seul qui sait utiliser le Cinémascope. Continue comme ça !” Le Canardeur a été un énorme succès partout. Je reçois encore

des chèques. Clint était très heureux du film, de son succès, de la nomination de Jeff Bridges aux oscars. Jeff Bridges était tout jeune... J’avais dit à Jeff : “Je te demande un truc, fais rire Clint.” Il n’avait jamais rigolé à l’écran. Et Clint a ri, parce que Jeff était irrésistible. Moi, du jour au lendemain, je suis passé du statut de gamin bizarre à réalisateur riche et célèbre. Les studios me courtisaient. Quand on demandait à Clint ce qu’il faisait, il disait : “Je bosse avec un gamin !” Mais vous n’étiez plus un gamin, encore moins après avoir réalisé un film à succès ? Hollywood est infesté par la jalousie. Le monde entier l’est, on le voit dans la politique, les affaires, mais c’est encore plus aigu à Hollywood. On disait de moi : “Qui est ce gosse qui vient de nulle part, qui conduit des voitures de luxe, vit dans les beaux quartiers, travaille avec Eastwood, gagne des oscars ?” J’étais inacceptable et inaccepté. Vous insinuez que l’échec de La Porte du paradis était dû à une sorte de revanche de l’establishment… Non. C’est plutôt la presse qui a joué ce rôle. Vous connaissez la règle : on vous porte au pinacle, puis on vous démolit. Les médias adorent brûler ce qu’ils ont adoré. Vous grimpez, puis vous dégringolez, puis vous regrimpez, c’est un vieux rituel américain. On en fait même des films ! Rocky raconte cette histoire. C’est la grande fiction

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Trente ans plus tôt, plus replet et plus garçon, aux côtés d’Isabelle Huppert sur le plateau de La Porte du paradis (1980)

américaine, la grande passion : vous devez un jour chuter, connaître l’échec. Puis remonter, couvert de boue et de sang. J’ai été le golden boy, puis enfoncé plus bas que terre avec La Porte du paradis. Trente-cinq ans après, ce film est acclamé par 4 000 spectateurs. Que ressentiriez-vous face à une telle expérience ? Dites-le moi, parce que je ne le sais pas. Quand on voit La Porte du paradis, on pense aussi à Ford, Kubrick, Visconti… Des cinéastes que j’adore. Je suis un grand admirateur de Ford, et un fan absolu de Visconti ! Pour moi, la sainte trinité du cinéma, c’est Ford, Visconti et Kurosawa. Chacun d’eux a amené le cinéma plus haut. Pourquoi et comment avez-vous choisi Isabelle Huppert pour La Porte du paradis ? J’essayais de trouver une actrice inconnue. Avec Joann Carelli, on a organisé un casting à New York. On a vu des centaines de jeunes filles, belles, talentueuses, mais aucune ne me convenait. Un jour, épuisé, je suis allé faire un tour. Au coin de mon block, il y avait un cinéma art et essai, je ne sais pas s’il existe encore, il passait un film français, je ne sais plus le titre, starring Isabelle Huppert. Je ne savais rien d’elle, j’ai acheté un ticket dans l’idée de me relaxer au frais, voire de faire une sieste. Et je n’ai pas pu décoller mon regard de l’écran. This is the girl ! Je suis retourné au bureau pour contacter cette Isabelle.

Le studio était contre parce qu’elle n’était pas assez connue pour le marché US. Mais j’ai tenu bon. Ils ont dit “non, non”, j’ai dit “oui, oui”. J’ai dit oui une fois de plus qu’ils ont dit non ! Aujourd’hui, regardez-vous des films ? Suivez-vous l’évolution du cinéma hollywoodien, ou mondial ? Non. Je préfère lire un roman russe – je suis fan de cette littérature – que visionner un film. Je préfère lire et écrire, c’est vraiment mon truc, je vais d’ailleurs publier une nouvelle fiction. Tarantino ou Nolan font des choses intéressantes, je ne veux pas minimiser leur travail, mais suivre l’actualité du cinéma ne m’intéresse pas. Et puis, ces cinéastes tirent leur inspiration du cinéma, moi je tirais mon inspiration de la vie. C’est très différent. Vous avez des projets de cinéma ? J’aimerais beaucoup faire un nouveau film. J’ai toujours en tête une adaptation de La Condition humaine d’André Malraux. Joann détient les droits du scénario, c’est un script magnifique, adoubé par la famille Malraux. Si ça se fait, on rééditera le roman et on publiera le scénario. J’aimerais le tourner en France, avec des acteurs et une production français. Vous imaginez ce film à Cannes ?! En sélection officielle, pour la France, La Condition humaine ! Ce serait du délire ! Vous fréquentez encore votre ami Clint, ou les cinéastes de votre génération comme Coppola ? Non. Je traîne avec des cow-boys anonymes. Des types qui montent à cheval, tirent au pistolet, comme dans les westerns. J’aime les gens, pas besoin qu’ils soient artistes. Ce n’est pas que les artistes m’ennuient, mais j’ai du mal à avoir une relation avec eux. Je me sens beaucoup plus à mon aise avec des cow-boys, des coureurs automobiles, des athlètes… Je m’entends mieux avec des gens simples qui font bien leur travail. Et puis j’aime les chevaux, la nature. Je suis resté un kid ! Tarantino, Scorsese, ce sont des adultes ! Ils font du cinéma si sérieusement. Je préfère traîner dans le Colorado avec des cow-boys, ils sont plus enfantins. lire aussi la critique de La Porte du paradis page 84 27.02.2013 les inrockuptibles 83

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La Porte du paradis de Michael Cimino Un anti-western grandiose et rageur sur les massacres de masse engendrés par la conquête de l’Ouest. Et aussi un grand film d’amour à trois, libertaire et pastoral.



ur quoi La Porte du paradis, troisième des sept longs métrages réalisés entre 1974 et 1996 par Michael Cimino, ouvre-t-elle ? Dans l’histoire du cinéma américain, et la carrière de l’un de ses derniers grands metteurs en scène classiques, elle ouvre sur l’enfer d’une défaite commerciale – on lui attribue la faillite d’United Artists, qui a produit le film. Plus de trente ans après la sortie d’une version mutilée, il faut (re)voir dans son intégralité le plus secret des westerns américains, avec “l’œil de l’esprit” qui, dans “Le Paradis” de Dante (ce long chant dont le film de Cimino semble l’écho), conduit “de lumière en lumière”. Dans le cinéma hollywoodien classique (Hitchcock, Lang, Preminger…), le motif obsédant de la porte met en scène la fermeture du désir. Pour les héroïnes de Rebecca, Soupçons, Le Secret derrière la porte, Le Mystérieux Docteur Korvo, toute porte fermée dissimule l’envers du bonheur conjugal : l’enfer de la frustration. Cimino reconduit ce motif, en faisant des lieux clos (les salles de l’université d’Harvard et le club où se réunissent, entre 1870 et 1890, les grands propriétaires fonciers racistes

du Wyoming au début du film ; la cabine d’un yacht à la fin) les espaces raréfiés de la grande bourgeoisie wasp qui s’enrichit en oubliant les massacres de masse sur lesquels repose la conquête de l’Ouest. Pourtant, La Porte du paradis, du nom de la salle de bal où les danseurs s’envolent sur patins à roulettes, n’est pas seulement un titre ironique, démasquant la misère économique et morale refoulée par la domination du mythe américain. Le film, sorti en 1980, est aussi le plus beau portrait contemporain de l’ouverture libertaire au désir – désir sexuel, mais plus profondément désir qui, en son sens psychanalytique, constitue la vérité singulière de chaque être humain. C’est le cœur bouleversant du film, où rayonne, dans des paysages à ciel ouvert que n’entrave aucune porte, le trio amoureux interprété par Kris Kristofferson, Isabelle Huppert et Christopher Walken. La même année, dans Sauve qui peut (la vie), Isabelle Huppert est une prostituée esclave du travail à la chaîne, Godard livrant le testament des années 1960 et 1970, où l’amour tenta de se vivre hors des règles de l’échange capitaliste déshumanisé. Sous l’œil de Cimino, la nudité

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Méliès à mal

KrisK ristofferson et Isabelle Huppert

d’Isabelle Huppert, dans un rôle de prostituée française, ressuscite au contraire la puissance révolutionnaire renoirienne de la chair : charme insolent et tranquille de ses seins ronds, éclat mutin de sa peau mouchetée de son, fantaisie gracieuse de ses boucles rousses, encadrées, même au printemps, d’une toque de fourrure. En 1978, dans un film au titre pareillement hanté par la promesse du paradis américain, Days of Heaven (Les Moissons du ciel), Terrence Malick filmait la nudité d’un trio amoureux (une femme et deux hommes) dans les rivières de l’Ouest. Là où les personnages de Malick dérobaient quelques miettes d’un paradis déjà nostalgique à l’enfer du travail agricole, le trio de Cimino restitue la plénitude joyeuse, subversive et déchirante, du sentiment amoureux. La tasse que la prostituée tend à son client (Kris Kristofferson), les baisers infinis qu’ils échangent, leurs promenades en carriole sous le ciel immense, la nudité des amants filtrée par les courants des rivières, mais aussi la tendresse indicible qu’elle ressent pour son autre amant (Christopher Walken), capable de métamorphoser sa cahute en paradis domestique en recouvrant ses murs de papier journal, mettent en scène avec une force d’incarnation inoubliable l’incendie de l’amour au quotidien.

la porte ouverte sur l’utopie d’une citoyenneté américaine imaginative, égalitaire et accueillante se referme

Mais l’instauration d’un ordre réactionnaire et raciste brûle le rêve des amants ; le viol et le meurtre anéantissent la liberté éphémère des esclaves du paradis américain (l’immigré, la femme). Dans un épilogue sur un yacht, à la tonalité aussi étrange que les derniers grands films vides d’affects de Preminger (Tempête à Washington, 1962), un ciel nocturne baudelairien, qui pèse comme un couvercle, a remplacé la chevauchée libre de la lumière et des nuages. La porte ouverte – sur une conjugalité libre, autrement dit sur l’utopie d’une citoyenneté américaine imaginative, égalitaire et accueillante – se referme sur un mariage sans amour, une ascension sociale sans joie, une victoire amnésique et amère. Le grand bourgeois wasp achève sa trajectoire victorieuse sous une lune mélancolique. Pour prix de sa “réussite”, il a perdu son lien télépathique avec les éléments et le ciel. Il faudra attendre l’Indien de Sunchaser (1996), qui communie avec le soleil, pour que Michael Cimino écrive le dernier chapitre de son histoire secrète de l’Amérique, en faisant suivre la tragédie saturnienne des vainqueurs de La Porte du paradis par l’apothéose apollonienne des minorités opprimées et vaincues. À cette lumière aveuglante, le mythe de l’échec de La Porte du paradis retrouve son sens dialectique. Hélène Frappat La Porte du paradis de Michael Cimino, avec Kris Kristofferson, Isabelle Huppert, John Hurt, Christopher Walken (É.-U., 1980, 3 h 39, reprise en version intégrale restaurée) lire aussi l’entretien avec Michael Cimino p. 80

La ville de Montreuil tiendrait-elle son affaire Langlois ? Ce n’est pas si souvent que le monde du cinéma interpelle les pouvoirs publics. C’est ce qu’ont fait le 14 février quatre cinéastes (Robert Guédiguian, Sólveig Anspach, Dominik Moll et Dominique Cabrera), coauteurs d’une tribune intitulée “VoynetMéliès : la guerre est déclarée” dans Libération. Le texte réagit à la suspension du directeur artistique du cinéma Le Méliès, salle municipale art et essai de Montreuil, à la suite de la plainte déposée par la maire de la ville, Dominique Voynet, pour “détournement de fonds”. La plainte porte sur un problème de trésorerie, lié à des projections non commerciales (concernant des films n’ayant pas reçu de visa du CNC et donnant lieu à une seconde billetterie), d’un montant compris entre 1 800 et quelques dizaines de milliers d’euros selon les sources. Aux cinéastes qui ont écrit cette tribune, et à ceux qui l’ont signée (Mathieu Amalric, Bertrand Bonello, Laurent Cantet, Arnaud Desplechin, Valérie Donzelli, Pascale Ferran, Agnès Jaoui, Gilles Marchand, Bertrand Tavernier…), Dominique Voynet a répondu par un texte, publié dans Libération le 18 février. Une réponse où se côtoient des vœux pieux (“je suis d’accord avec vous (...), les effets correcteurs de la puissance publique permettent la production d’œuvres singulières”) et des principes inflexibles brandis avec vigueur (“le principe de bonne gestion, ou tout simplement de gestion légale ne sont pas un frein à l’expression artistique mais bien un socle sur lequel doit s’appuyer la culture”). Quel que soit le fin mot de cette affaire, parler comme le fait Dominique Voynet de “graves dérives (...) dans la gestion des deniers publics” paraît assez exagéré. Ajoutons que, selon nous, depuis plus de dix ans, le travail de Stéphane Goudet et son équipe a fait du Méliès un des lieux les plus vivants, les plus accueillants, les plus traversés par les flux de la création contemporaine au cinéma.

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en salle Paris d’avant-garde Cocteau, Clair, Godard, Resnais, Varda, Duras, Marker, Garrel, Courant, Moullet, Noguez, Chodorov… Des balbutiements de l’avant-garde aux contemporains, en passant par la Nouvelle Vague, une foule de regards, réseau de ciné-explorateurs, modulations radicales d’un thème, un décor, un personnage : Paris. Le voyage proposé par le Forum des images, long d’une cinquantaine de films et émaillé par de nombreux débats et interventions, s’étalera ainsi durant tout le mois de mars. L’occasion de saisir la capitale sous un autre jour. CinéMa ville – Paris vu par le cinéma expérimental en mars au Forum des images, Paris Ier, www.forumdesimages.fr

hors salle notes sur le cinéma “La musique de film serait ce rejeton martyrisé, cet enfant illégitime ?” L’interrogation, posée par N. T. Binh, soulève le problème de la relation complexe, pleine de rejets, réconciliations et fulgurances, entre image et son. Un mariage ici scruté sans prétention à l’exhaustivité, mais avec le souci d’en esquisser la trame. Densément nourri (illustrations, entretiens avec Resnais, Rota, Schifrin…), peuplé d’interventions éclairantes (Gilles Mouëllic, Michel Chion…), l’ouvragecatalogue de l’exposition future à la Cité de la Musique fournit une base solide à une réflexion encore et toujours à approfondir. Musique & cinéma – Le mariage du siècle ? sous la direction de N. T. Binh (Actes Sud/Cité de la Musique), 256 pages, 39 € exposition Musique & cinéma – Le mariage du siècle ? du 19 mars au 18 août à la Cité de la Musique, Paris XIXe, www.citedelamusique.fr

box-office Bruce tout-puissant Sans grande surprise, Bruce Willis tient la concurrence en respect. Die Hard – Belle journée pour mourir réalise en effet le meilleur démarrage de la semaine avec 2 160 parisiens dans 20 salles à la séance de 14 h. À côté du blockbuster bulldozer, l’animalier Chimpanzés s’accroche (1 376 amateurs pour 14 copies), tandis que Vive la France de Michaël Youn (785 entrées, 15 salles) et Syngué Sabour – Pierre de patience, l’adaptation du Goncourt d’Atiq Rahimi par lui-même (618 entrées, 12 salles), se livrent bataille (52 entrées par salle en moyenne pour les deux films).

autres films Boule et Bill d’Alexandre Charlot et Franck Magnier (Fr., 2013, 1 h 30) Battle of the Year de Benson Lee (É.-U., 2013, 1 h 40) Les Équilibristes d’Ivano De Matteo (Fr., It., 2011, 1 h 53) El Dorado d’Howard Hawks (É.-U., 1966, 2 h 06, reprise)

Bestiaire de Denis Côté Entre documentaire et fiction, une exploration fascinante et rêveuse du monde des animaux.

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estiaire n’est pas vraiment un documentaire animalier, ni une fiction ou même un album d’images tel qu’on a pu l’entendre ici ou là. C’est un film du turbulent cinéaste québécois Denis Côté (tout juste auréolé d’un prix de l’innovation au festival de Berlin pour son dernier opus, Vic et Flo ont vu un ours), donc une expérience un peu à part, sans règle ni objectif, une étrange construction ludique et indéfinie qui exige un effort d’imagination et promet en retour quelques découvertes imprévues. Le matériau d’origine est une simple captation dans un zoo, un enchaînement de séquences sur l’ordinaire des animaux et des hommes qui les gardent captifs, leurs rituels partagés entre les cycles des saisons, rien de très excitant ni d’aventureux en apparence. Tout en longs plans fixes, sans commentaire, le film enregistre dans des décors épurés les circulations des bêtes au fil d’une chronique de la vie en cage, où les singes bondissent, les lions dorment et les chèvres bêlent.

le Québécois recherche ici un dérèglement progressif des perceptions

Derrière cet effacement manifeste de l’auteur, la neutralité presque clinique de son regard, Denis Côté est là, pourtant, qui tire les ficelles dans l’ombre, organise une série de petits trafics et de négociations avec le réel, détournant ce Bestiaire de son banal programme documentaire. Comme dans la plupart de ses fictions (Nos vies privées, Curling), le Québécois recherche ici un dérèglement progressif des perceptions, un moment d’instabilité dans le déroulé mécanique de son film, où les sens soudain s’affolent, où l’on ne sait plus très bien ce qu’il faut voir ou penser. Ce sont des choix de cadres ahurissants, des tricheries de montage ou des effets bruitistes d’une bande-son onirique qui font basculer Bestiaire dans d’autres régimes de réalité : ici une comédie absurde sur la vie des autruches, là un drame sur l’enfermement des bêtes ou encore une série B au détour d’une superbe séquence chez un taxidermiste filmé comme le médecin tortionnaire du Jour des morts-vivants. L’originale et mystérieuse beauté du film réside alors dans sa manière de ne jamais trancher entre toutes ces hypothèses, de laisser libre cours au surgissement poétique d’imaginaires variés que déclenchent les simples mouvements de ces animaux. De faire d’un zoo le plus bel écrin du cinéma. Romain Blondeau Bestiaire de Denis Côté (Fr., Can., 2012, 1 h 12)

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Zaytoun d’Eran Riklis avec Stephen Dorff (Fr., G.-B., Isr., 2012, 1 h 50)

Le retour du spécialiste de la réconciliation israélo-palestinienne aux gros sabots. Prenons le titre, qui signifie “olivier” en arabe. Attention, big symbole : le rameau d’olivier, emblème de la paix. Dans le film, c’est l’arbuste que se coltine Fahed, ado palestinien de Chatila (Liban), en cavale avec un prisonnier israélien. Fahed accomplit le rêve paternel de planter l’arbre dans son village natal grâce à cet ennemi qui le fait entrer en Israël, après une cavale rocambolesque. Riklis a certes le sens du grand spectacle, mais celui des coproductions germanoyougoslaves des années 60, c’est-à-dire du toc à tous les étages, avec un max d’agitation et de figuration. La présence d’un acteur hollywoodien dans le rôle de l’Israélien n’est qu’une fausseté vieillotte de plus dont le cinéaste est coutumier. Celui-ci, commisérateur professionnel, ne peut s’empêcher de charger la barque. Ses pleurnicheries hypocrites permettent surtout aux immobilistes de s’acheter une bonne conscience pour pas cher. Vincent Ostria

Du plomb dans la tête de Walter Hill avec Sylvester Stallone, Sung Kang, Sarah Shahi (É.-U., 2013, 1 h 31)

Come-back fatigué de Sly dans un embarrassant thriller voué à son culte. près Schwarzenegger (Le Dernier Rempart) et Willis (Die Hard – Belle journée pour mourir), au tour de Stallone de faire son film d’action de la vieille école post-Expendables 2. Ce n’est pas brillant. On pouvait être appâté par la présence de Walter Hill à la réalisation. Car on lui doit de beaux moments de cinéma musclé et visionnaire depuis les années 70 : les crypto-westerns Le Bagarreur et Extrême préjudice, les abstraits Driver (du Melville sur roues avec Ryan O’Neal faisant son Drive avant l’heure) et Les Guerriers de la nuit (comme un jeu vidéo où l’on se fraie un chemin à travers New York à coups de poings) ou 48 heures, premier buddy cop movie, avec duo dynamique de héros mal assortis. Du plomb dans la tête relève de ce dernier genre, mais en pure théorie. Tueur à gages vétéran, Stallone s’allie contre son gré avec un flic pour se venger. Si les Expendables faisaient réunion d’alcooliques anonymes s’excusant de l’avoir joué solo dans les années 80, Sly retombe ici dans les pires travers du jeu perso. Il aspire lumière, punchlines et intrigue au détriment de son transparent partenaire, réduit à chercher des infos sur son smartphone. Pire, il fait le service très autosatisfait, sans le recul triste qui faisait le sel de Rocky Balboa et John Rambo. Sly se rêve Viggo Mortensen tatoué dans Les Promesses de l’ombre (une bagarre correcte dans un bain turc, seule scène d’action à peu près potable) ou Vin Diesel dans Fast & Furious. En oubliant que ça a été fait beaucoup mieux. C’est très gênant. Gênant de même pour Hill, invisible dans cet ego trip plus tuné que filmé (fondus cramés, casting au cacheton – pauvre Christian Slater). Tout au long de cette série B bêta, on rêvasse en fait sur la prochaine réunion de Sly et Schwarzie dans le film The Tomb et au retour de l’esprit d’équipe. Léo Soesanto

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Möbius d’Éric Rochant avec Jean Dujardin, Cécile de France, Tim Roth (Fr., 2013, 1 h 43)

Sublimes créatures de Richard LaGravenese Adaptation d’une saga gothique pour ados. Une heure brillante et une heure de débandade moralisante.

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ublimes créatures est si violemment scindé en deux qu’il faut se pincer pour croire que la même personne y est aux commandes de bout en bout. Une heure durant, c’est un superbe – employer l’épithète du titre serait exagéré – coming of age movie mâtiné de fantastique, qui reprend avec aplomb le flambeau (en or massif) laissé par Twilight et Harry Potter. L’heure suivante, interminable, nous enfonce dans les marais idéologiques les plus poisseux de l’Amérique. Assez simplement, Sublimes créatures raconte, dans une petite ville fictive de Caroline du Sud où l’on compte plus d’églises que de restaurants, la romance entre un jeune “mortel” et une “jeteuse de sorts” que des siècles de vindicte et d’intolérance religieuses auraient dû tenir éloignés. Mais l’amour a ses raisons que la raison, etc. On pressent là le genre de maléfices qu’un tel high concept (“tu prends Twilight, tu remplaces les vampires par des sorciers, et tu donnes les superpouvoirs à la fille”) aurait pu engendrer chez un tâcheron lambda. Soyons reconnaissants à Richard LaGravenese, tout aussi capable de réaliser un navet tel que P.S. I Love You que d’écrire le scénario de La Route de Madison, de valoir un peu plus que cela. S’appuyant sur l’univers southern gothic (tendance du moment) conçu par Kami Garcia et Margaret Stohl dans leur saga pour ados (16,17, 18 et 19 lunes), LaGravenese excelle surtout dans la caractérisation des personnages et la direction d’acteurs. Jeremy Irons (injustement tenu éloigné des meilleurs rôles depuis longtemps), Emma Thompson et Viola Davis composent

ainsi de merveilleux personnages secondaires, cabotinant juste ce qu’il faut pour électriser le film. Mais c’est surtout Alden Ehrenreich, le quasi-débutant tenant ici le rôle principal, qui impressionne. “Quasi-débutant” : les plus attentifs n’ont en effet pas oublié son interprétation pleine de classe dicaprienne dans Tetro, ni celle, moins notable mais charmante, dans Twixt du même Coppola. C’est véritablement lui, plutôt que sa jeune compagne Alice Englert, un peu terne, qui tient le film. Une scène en particulier marque les esprits : contraint par un sortilège à imaginer et à raconter sa vie future dans ce qu’elle pourrait avoir de plus sinistre, il donne chair, avec une aisance folle, à la panique qui soudain saisit son visage de jeune idéaliste. Et le film, qui moque impitoyablement la bigoterie des Américains et cite crânement Kurt Vonnegut Jr., Charles Bukowski ou Bob Dylan (géniale interprétation de Subterranean Homesick Blues), semble alors s’inscrire dans la tradition des American Graffiti, Say Anything, Mean Girls… Puis, insidieusement, comme s’il fallait donner des gages à la frange conservatrice du public après avoir trop penché de l’autre côté, chacun rentre dans le rang. “L’amour est un leurre inventé par les hommes pour garder leur femme au foyer”, entend-on (de mémoire) de la bouche de la terrible sorcière Emma Thompson : on vous laisse deviner ce qui lui arrive pour avoir prononcé parole si impie. Jacky Goldberg

Thriller en toc. Une histoire d’amour compliquée, voire impossible, entre deux agents secrets enquêtant sur un milliardaire russe chelou basé à Monaco. Si cette intrigue vous fait penser aux Enchaînés ou à L’Étau, vous avez raison : Möbius a la couleur d’un Hitch, l’aspect d’un Hitch mais ce n’est pas un Hitch. C’est du Hitchcock Canada Dry et, du maître anglo-hollywoodien, Éric Rochant ne retient que les signes extérieurs : conflit mission-romance, séduction des acteurs, méchant suave… Mais une fois que la situation est installée, elle n’évolue plus significativement, et Möbius ressemble à un film d’espionnage lambda des années 70, correctement fabriqué mais sans personnalité. Si Tim Roth compose un oligarque convaincant (il ressemble au propriétaire milliardaire russe de Chelsea, Roman Abramovitch), si Cécile de France s’en tire avec les honneurs, le choix de Jean Dujardin est plus risqué : l’acteur n’est pas mauvais mais, dans le rôle d’un espion, on ne peut s’empêcher d’y voir OSS 117 en filigrane. Rochant montre qu’il n’a rien perdu de son savoir-faire de réalisateur mais, depuis l’excellent Les Patriotes, on désespère qu’il nourrisse cette compétence d’un matériau consistant. Serge Kaganski

Sublimes créatures de Richard LaGravenese, avec Alden Ehrenreich, Jeremy Irons, Emma Thompson (É.-U., 2013, 2 h 04)

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As If I Am Not There de Juanita Wilson

Week-end royal de Roger Michell avec Bill Murray, Laura Linney, Samuel West (G.-B., 2012, 1 h 35)

Une fantaisie historique fanée où Bill Murray/Roosevelt essaie de faire manger un hot-dog au roi d’Angleterre. n l’avait oublié : Bill Murray sait jouer autre chose que Bill Murray – le vieux Droopy blasé. Il interprète ici avec conviction, bonhomie et sans doute un dentier le rôle du président des États-Unis Franklin Delano Roosevelt, l’homme du New Deal (à peine évoqué) qui relança l’économie après la crise de 1929. Hélas, tout ce qui entoure le grand Murray est fait de bric et de broc et observe l’histoire par le petit bout de la lorgnette… Le récit multiplie les lignes de récit, sans doute dans le but de faire oublier qu’aucune d’entre elles ne présente le moindre intérêt. Il y a d’abord la liaison (pudiquement suggérée, hormis une scène de masturbation agreste assez vulgaire) de Roosevelt avec sa cousine Daisy (Laura Linney), qui devra accepter la triste vérité : le Président a beaucoup de maîtresses (shocking !). Autre ligne du récit : la visite du roi d’Angleterre (George VI – le roi bègue du Discours d’un roi) et de son épouse Elizabeth dans la demeure privée de Roosevelt, venus tenter de persuader le Président de leur ancienne colonie, quelques mois avant le début de la Seconde Guerre mondiale, d’une alliance sans laquelle la Grande-Bretagne risquerait d’être détruite. Une vision de l’histoire qui oublie qu’Américains et Britanniques partagèrent les mêmes tranchées en 1918… L’enjeu du film se réduit alors à cette question métaphysique : le roi acceptera-til de manger un hot-dog pour complaire à son hôte, pendant que les psalmodies d’un chanteur amérindien énervent tout le monde (scène assez gênante) ? Ensuite, on reste hébétés devant l’idée géniale des scénaristes : le bégaiement du roi et la polio du Président seraient à la source du rapprochement américano-britannique… Le film se termine avant qu’on en vienne à la création de la fédération internationale handisport. Enfin, encore plus grave, zéro pointé à celui qui a demandé à Bill Murray de préparer un dry martini : on ne secoue pas un dry martini. Jean-Baptiste Morain

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avec Natasa Petrovic, Stellan Skarsgard, Miraj Grbic (Irl., 2010, 1 h 49)

Drame sordide et grandiloquent en plein conflit serbo-bosniaque. “Comme si je ne suis pas là”… Le titre dit tout. Où se mettre dans cette sordide histoire ? Ou le calvaire, malheureusement avéré, d’une jeune Bosniaque réduite aux viols à répétition par des soldats serbes dans un camp de prisonnières pendant le conflit en ex-Yougoslavie. Si le titre évoque l’impossible distanciation de l’héroïne, façon voyage extracorporel, quant aux horreurs subies, il concerne aussi le spectateur, qui n’a peut-être pas envie de voir ça, qui se dit que toute idée de reconstitution filmée est ici caduque. D’autant que le film ne lésine pas sur le dolorisme mais confond souvent courage de dénoncer et grosses ficelles. Lorsque l’héroïne devient la maîtresse consentante d’un geôlier, on n’est ni dans le cauchemar éveillé de Portier de nuit ni dans l’étude clinique de l’instinct de survie, mais dans le gros mélo façon Le Choix de Sophie. Le film est juste désarmé face à son sujet – musique symphonique dégoulinante, cadres millimétrés. Ça se mesure, l’indicible ? Léo Soesanto

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Éric Elmosnino

Ouf de Yann Coridian La quête amoureuse d’un dépressif attachant. Happiness Therapy en mieux.

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ortant de l’hôpital psychiatrique, François, quadra dépressif, tente de reprendre le cours de son existence, mais surtout de reconquérir sa femme, Anna, qui a rompu avec lui après ses dernières frasques. Coécrit par Sophie Fillières, le film en garde certaines séquelles zinzin (y compris le titre, “fou” en verlan). Mais cette “dramédie” (le genre s’acclimaterait-il enfin en France ?) a une singularité plus mélancolique, plus étale. Elle est pourtant tout sauf linéaire. Au lieu d’une œuvre dramatisée selon les canons habituels du théâtre, le film se déploie plutôt sur un mode concentrique. La figure circulaire se retrouve dans certains des décors du film (ceux de la superbe ville de Lille, peu utilisée au cinéma), y compris dans la scène finale, déconcertante, mais aussi audacieuse, qui fait décrire également une sorte de cercle (ou de point d’interrogation), aussi réel que virtuel, aux héros à travers la campagne. Cette circumnavigation de François a pour objet, toujours et encore, la belle mais impétueuse Anna, incarnée par une Sophie Quinton à son top de naturel. François navigue dans la ville parmi ses proches et amis dans le but sans cesse différé de se réconcilier avec Anna. Ce qui, en passant, rappelle un des autres films du moment traitant la dépression (ou la bipolarité, maladie à la mode), Happiness Therapy, dont le héros a exactement le même profil au début du film. Sauf qu’il est nettement

Éric Elmosnino surprend en pur aquoiboniste, languide et désillusionné

plus punchy que son équivalent français, cousin de Droopy. De plus, dans Ouf, la reconquête de la femme aimée n’est pas un MacGuffin de comédie romantique. C’est son véritable objet. D’où le caractère profondément mélancolique de cette aventure borderline caractérisée par la profonde liberté du personnage – au diapason de celle du scénario –, dont la pathologie, outre l’irresponsabilité de vieil enfant qu’elle suppose (voir ses rapports avec ses parents qui l’infantilisent), est en réalité un espace de tous les possibles. Perdu, désespéré, mais aussi nonchalant à sa manière, François révèle, par sa présence et sa désinvolture sociale, les êtres qu’il côtoie à eux-mêmes. Ainsi, il peut, par hasard, ressouder un couple qu’un mari jaloux est en train de détruire par sa parano, ou bien faire apparaître que l’état psychique d’une amie italienne le visitant en HP est plus préoccupant que le sien. Cette sorte de héros christique au petit pied, de beatnik potentiel, et donc de figure hautement romantique, prend tout son sel parce qu’elle est incarnée par Éric Elmosnino, comédien gouailleur, presque titi parigot, trop souvent réduit à des personnages grande gueule. Il surprend réellement en pur aquoiboniste, languide et désillusionné, féru d’autodérision. Par son ton, sa pudeur et son humour à froid délicatement inséré dans une trame mélancolique, Ouf s’avère donc une proposition séduisante et précieuse ; une rareté dans un paysage cinématographique français où le romantisme est presque lettre morte, sinon persona non grata. Vincent Ostria Ouf de Yann Coridian, avec Éric Elmosnino, Sophie Quinton, Valeria Golino (Fr., 2012, 1 h 21)

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Monteiro affectionnait tout ce que la beauté peut offrir comme jouissances et vertiges

JoãoCé sar Monteirod ans La Comédie de Dieu (1995)

à la vie, à la mort Un recueil de textes de João César Monteiro, mort il y a dix ans, rappelle à notre mémoire cette figure en liberté du cinéma, en constant équilibre entre trivial et sublime.

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e n’est pas vous qui me chassez, c’est moi qui vous force à rester”, lançait déjà João César Monteiro en 1995 dans La Comédie de Dieu. Il y a donc une décennie tout juste que nous autres spectateurs de ses films restons, forcés, inconsolablement abasourdis à l’idée qu’il ne filmera plus après Va et vient, sublime épilogue intranquille à son œuvre, achevé juste à temps pour s’absenter à perpétuelle demeure au lendemain de son soixante-quatrième anniversaire, le 3 février 2003. Et pourtant, il nous hante, il lancine encore, ce “João César Nosferatu, monstre urbain et poète maudit” (formule de son ami Serge Daney à propos de Souvenirs de la maison jaune, en 1989), cinéaste qui affectionnait par-dessus tout, mais pas nécessairement dans cet

ordre, les glaces, le cognac, les joliesses des jeunes filles et tout ce que la beauté (qu’elle soit femme, littérature ou nature) peut offrir comme jouissances et vertiges. Voilà qu’est enfin traduit un de ses rares recueils de textes, quelques années après que la filmographie complète a paru en DVD, pour s’éclipser presque aussitôt, le monumental coffret devenu, faute de stock, un objet aussi rare et collector que les poils pubiens que Monteiro bibelotait. Le livre, Une semaine dans une autre ville, vient commémorer les dix ans de sa mort, mais il entend aussi démontrer, indique le prière-d’insérer, que le réalisateur avait dans son ombre un (grand) écrivain. La belle affaire : outre que les films l’affirmaient déjà d’euxmêmes avec évidence, par son goût délicat de la couleur et des lignes,

le cinéaste se doublait aussi d’un peintre, et par la grâce infiniment mélodieuse de son écriture constellée d’emprunts et de citations, il semblait souvent ne pas filmer autre chose qu’une partition musicale. C’est très exactement le même Monteiro, poète sans étiquette, que l’on retrouve au gré de ses écrits, de lettres en textes critiques, au milieu desquels trônent les délices d’un Journal parisien, récit intime d’une semaine de vacances aoûtiennes à guetter les pièces de monnaie au sol, courir la compagnie affriolante des femmes ou contempler la “copulation astrale” d’une éclipse. Tout de l’aristocratique élégance, de l’érudition gourmande et de l’esprit frondeur de son cinéma se tient là, dans l’oscillation languide entre trivial et sublime de cet exercice diariste, forcément traversé de citations et d’allusions à

Ponge, Borges, Musil, Rilke, Melville, Rimbaud ou Kafka. Les volutes minimales de l’écriture appellent la mémoire des films, en épousent le tempérament et le mouvement singuliers, sans jamais rien décrire ou presque puisque, comme sa caméra, sa plume semble invoquer et plier le monde à l’irréductibilité poétique d’un désir réenchanteur. Au milieu des vapeurs de films vus et adorés (jamais nommés, à l’exception de celui qu’il s’apprêtait alors à tourner, son Blanche-Neige aux images “grises” d’après Robert Walser) flotte la présence fantomatique de celui que l’on ne verra jamais, l’adaptation pourtant minutieusement préparée de La Philosophie dans le boudoir de Sade, à laquelle il avait renoncé cet été-là. “C’est la première fois que je jette un film aux orties. Il faut savoir pourquoi”, relève-t-il alors amèrement. Mais les raisons de ce renoncement, Monteiro ne les formulera pas plus ici qu’ailleurs, en accord avec l’une des sentences de Va et vient : “Les livres ne sont pas faits pour lire, ils tiennent compagnie et donnent moins de soucis qu’un chien. Ils gardent des secrets qu’ils ne nous confient pas.” Julien Gester Une semaine dans une autre ville – Journal parisien & autres textes (La Barque), 208 pages, 20 €

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Un ouvrage très riche se penche sur le complexe et passionnant cinéaste polonais Jerzy Skolimowski. our ceux qui n’auraient découvert le cinéaste polonais que depuis peu, grâce à Essential Killing, Quatre nuits avec Anna ou les ressorties des magnifiques Départ ou Deep End, voici un beau livre, exhaustif, brillant, intelligent, varié, clair, qui leur permettra d’en savoir plus sur ce génie encore méconnu qu’est Jerzy Skolimowski et de tenter, comme le proposent les auteurs en exergue, de “saisir l’insaisissable”. Les trois directeurs de l’ouvrage ont su s’entourer d’une partie de ce qu’on peut trouver de mieux parmi les critiques ou historiens du cinéma : d’ex-rédacteurs (parfois en chef) des Cahiers du cinéma comme Jean Narboni ou Alain Bergala, en passant par un critique actuel de la revue (Jean-Philippe Tessé), des universitaires (Fabrice Revault) ou des journalistes (Jacques Mandelbaum), chacun sait de quoi il parle. Le livre est d’autre part nourri d’entretiens, notamment avec Skolimowski lui-même (mais aussi

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Collection Jerzy Skolimowski

Skolimowski, peintre-poète

avec Roman Polanski ou le chef opérateur Willy Kurant), et d’illustrations bien choisies, qui permettront notamment de découvrir la peinture du Polonais, à laquelle il s’est consacré pendant près de vingt ans avant de revenir au cinéma au moment où l’on ne s’y attendait plus, en 2008. Il est effectivement difficile de résumer Skolimowski en quelques mots, tant son œuvre est variée, tant il a dû s’adapter aux événements (il quitta la Pologne pour des raisons politiques), aux modèles de production qui se proposaient à lui, aux pays où il résidait... Mais il y a peut-être un élément qui explique son cinéma : il a commencé par la poésie, et brillamment, puisqu’il fut l’élève d’un des plus grands

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écrivains de son temps, Jerzy Andrzejewski. C’est peut-être là qu’il faut chercher l’essence de son cinéma : dans, d’un côté, un formalisme absolu, une rigueur dans le découpage typique des réalisateurs sortis de l’école de Lodz (comme Polanski), et une attention très aiguë au monde et aux modes qui l’entouraient (il fut l’un de ceux qui filma le mieux le Londres des années 60 et 70). Un livre salutaire qui comble avec talent une lacune éditoriale qui frisait le scandale. Jean-Baptiste Morain Jerzy Skolimowski – Signes particuliers sous la direction de Jacques Déniel, Alain Keit et Marcos Uzal (Éditions Cinéma Jean-Vigo/Gennevilliers, Yellow Now/Côté cinéma), 256 pages, 30 €

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Finding Teddy

la croisée des mondes Studio Ghibli vs le jeu de rôle. Si elle ne tient pas toutes ses promesses, la rencontre propose une charmante alternative au tout-venant vidéoludique.

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i no Kuni n’est pas que le nouveau jeu de rôle (ou RPG) de Level-5, développeur japonais expert en la matière, d’Inazuma Eleven à Dragon Quest VIII et IX. C’est aussi – pour ne pas dire surtout – la première incursion sérieuse dans le domaine du jeu vidéo du studio d’animation Ghibli qui, alors que les deux industries sont intimement liées au Japon, semblait jusqu’ici vouloir garder ses distances. Pas de jeu Mononoke, Chihiro ou Totoro, donc. Le peu connu (et inédit en France) Magic Pengel (2002) est d’ailleurs resté une décennie durant le seul jeu vidéo avec des morceaux de Ghibli dedans. Le virage Ni no Kuni n’en est que plus spectaculaire, car, de sa plastique enjôleuse à son intrigue délicate, la signature de la maison de production cofondée par Hayao Miyazaki y est omniprésente. Et, au moins pendant les premières heures de jeu, c’est un enchantement. Notre alter ego est un jeune garçon du nom d’Oliver, vivant dans ce qui a tout d’une ville américaine des années 1950 ou 60. Inconsolable après la mort de sa mère, l’enfant voit soudain sa peluche favorite prendre vie. Et lui révéler qu’elle est en réalité une fée, qu’un deuxième monde existe où chaque habitant du sien possède son double et qu’il y a peut-être un moyen de faire revenir sa mère. Commence alors une épopée souriante et néanmoins crève-cœur, rythmée par les passages

entre le réel et ce Pays des merveilles ghiblien, où l’on découvrira, par exemple, que pour retrouver la trace d’un roi à tête de chat il faut d’abord mettre la main sur un gros matou du quartier en vadrouille. Par ailleurs, notre héros doit sauver le monde des plans d’un ou deux sorciers maléfiques. Comme dans tout jeu de rôle japonais qui se respecte ? Précisément, et c’est la limite de Ni no Kuni, qui se révèle moins un film Ghibli transmué en jeu qu’un RPG très classique illuminé par les coups de génie des artistes du studio d’animation. Plutôt qu’une fusion entre les deux arts, c’est une sorte de rencontre à mi-parcours où chacun se serait rendu les bras chargés. Le RPG a ainsi emporté ses combats qui n’en finissent pas, ses multiples allers-retours d’une ville à une autre, même ses minimonstres pokémonesques à dresser. Et l’aventure s’allonge, démesurément, absurdement. Le jeu Ghibli n’est jamais bien loin, qui resurgit souvent pour nous toiser de ses grands yeux irrésistibles, et alors Ni no Kuni décolle, avant de s’embourber à nouveau dans les conventions d’un genre dont il n’ose pas s’affranchir. Donnant, sans devenir pour autant mauvais, le sentiment de passer à côté de quelque chose de grand. Erwan Higuinen Ni no Kuni – La Vengeance de la sorcière céleste Sur PS3 (Level-5/Namco Bandai), environ 60 €

Sur iPhone, iPad et iPod Touch (Storybird Games/LookAtMyGame), 1,79 € (prix de lancement) Popularisé par quelques “gros” indés (Double Fine, Obsidian…) passés par le site US Kickstarter, le financement participatif de jeux vidéo peut aussi bénéficier, plus près de chez nous, à de séduisants microprojets. Porté par l’éditeur communautaire LookAtMyGame, Finding Teddy, et sa fillette à la recherche de son nounours perdu, en est une preuve éclatante. Minimalisme graphique chatoyant, économie de moyens avisée (pas de dialogues, peu d’objets) et relecture subtile des règles du jeu à énigmes “point & click” : l’œuvre de la ministructure francilienne Storybird est une petite merveille. E. H.

Rocketbirds – Hardboiled Chicken Sur PS Vita (Ratloop), 7,99 € en téléchargement Un superguerrier se lance seul à l’assaut d’une sinistre dictature. Mais ce combattant est un poulet armé jusqu’au bec et, dans ce pays de dessin animé, le pouvoir appartient à une bande de pingouins, preuve qu’avec Rocketbirds tout n’est pas forcément à prendre au premier degré. Dérivé d’un jeu PC triplement nominé à l’Independent Games Festival de 2010 et qui avait déjà eu droit à une version PS3, cet hybride imaginatif et stylé de shooter 2D (pensez Metal Slug ou Contra) et de jeu d’aventure plate-forme à la Flashback ne manque pas de piquant et, en arrivant sur Vita, gagne entre autres un mode multijoueur online. E. H.

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trouble en Amérique En auscultant l’intimité d’un couple d’espions soviétiques infiltrés aux États-Unis dans les années 80, The Americans concourt au titre de grande série.



l y a trois ans, un météore traversait la galaxie sérielle. Son nom : Rubicon. Son ambition : la révision minimaliste des codes de la fiction d’espionnage dans un monde brouillé par le 11 Septembre. Son destin : disparaître après une saison, officiellement pour audiences en berne mais sans doute, au fond, pour trop-plein de mélancolie. On la regrette encore. On espère toujours la retrouver sous une autre forme, même si c’est évidemment impossible. La très parano Homeland a tenu ce rôle pendant quelques temps, allant jusqu’à débaucher le scénariste principal de Rubicon, Henry Bromell, pour apporter sa touche aux aventures cinglées de Carrie et Brody. Mais la série majeure de ces deux dernières années s’est vite révélée plus maligne que celle qui l’avait précédée, comme si elle avait compris comment donner des gages de séduction pour ne pas connaître le même sort. La fin d’hiver teste à nouveau notre amour du genre à travers une autre série d’espionnage paranoïaque post-Rubicon – donc avec moins d’action et plus de tensions intérieures. Son titre, The Americans, est un programme en soi. Un hymne à la patrie ? À voir. Les deux héros ont l’apparence, l’accent et le comportement d’habitants de la banlieue

de Washington. La trentaine, deux enfants, une jolie maison, ils forment un couple idéal. Ce sont pourtant des agents soviétiques infiltrés, arrivés aux États-Unis pendant l’adolescence et mariés par décision du KGB ; de pures images de l’Amérique en même temps que des mensonges parfaits. La série débute quand un de leurs collègues décide de collaborer avec le gouvernement US et menace de dévoiler les noms d’autres “cellules dormantes”. L’expression est aujourd’hui familière, associée aux terroristes islamistes. Sauf qu’il n’y a pas l’ombre d’un barbu ici. The Americans est située en 1981, un an après l’élection de Ronald Reagan à la présidence, alors que la guerre froide semble ne jamais devoir se terminer. On comprend assez vite que le créateur de la série Joe Weisberg, un ancien de la CIA, n’a pas vraiment pour but d’éclairer rétrospectivement les enjeux politicohistoriques de la période. Si The Americans utilise des éléments avérés de l’affrontement Reagan/Brejnev, son sujet profond navigue dans des eaux différentes : l’étude d’une structure familiale fondée sur le mensonge. Mariés alors qu’ils ne se connaissaient pas, Elizabeth (Keri Russell, ancienne de Felicity) et Phillip (Matthew Rhys, vu dans Brothers and Sisters) ont eu

malgré tout deux enfants ensemble. Ils ont fini par ressembler si fidèlement à leur image qu’ils ne paraissent plus se souvenir si leur relation est réelle ou non. De manière assez fine, la série attaque cet angle mort. Ce couple à la fois exceptionnel et ordinaire est mis à l’épreuve par petites touches concernant l’éducation des enfants ou l’infidélité. Au fil des épisodes, la question de la duplicité, centrale pour des agents secrets, s’infiltre comme un virus dans leur intimité. Plus qu’à Rubicon, on pense alors beaucoup à Mad Men (et cela n’a rien à voir avec l’agréable touche vintage qui habille les épisodes) ou à un succédané auteuriste d’Alias, avec des personnages plus matures. Reste à savoir si The Americans s’imposera comme une grande série. Elle en a le potentiel, mais rien n’est tranché. On y trouve pour l’instant un mélange instable entre des situations banales (notamment les passages obligés de la fiction d’espionnage) et des scènes magnifiques, aux niveaux de précision et de complexité dignes des meilleures. Même si elle n’a jamais été la meilleure amie des sériephiles, la patience s’impose. Olivier Joyard The Americans chaque dimanche sur FX

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à suivre… Nathalie bye bye Malgré le succès de la première saison de la série politique Les Hommes de l’ombre, l’une des rares satisfactions pour le service public du côté de ses créations originales, Nathalie Baye a jeté l’éponge pour la deuxième saison. L’actrice a officialisé sa décision à quelques semaines du début du tournage et celui-ci a été repoussé de mars à juin. Cette suite avait été écrite par Dan Franck en incluant le personnage principal incarné par Baye. Elle doit être entièrement ré-imaginée par de nouveaux scénaristes. Splendeurs de la fiction française.

Tom Fontana aime Canal+

Futurama ressuscitée

La deuxième série du créateur des Simpson est morte une première fois il y a dix ans, avant de revenir à la vie. À découvrir en DVD. i un roi devait être élu à Hollywood, ce n’est peut-être pas du côté de Leonardo Di Caprio qu’il faudrait aller le chercher. Matt Groening ferait un candidat crédible. Moins sexy – sauf pour les inconditionnels de chemises hawaïennes – mais crédible. Depuis 1989, ce quinquagénaire natif de Portland est à la tête d’une institution absolue de la télévision américaine et mondiale, Guerre et paix, la série Les Simpson, qu’il avait développée avec Malgré ses difficultés le génial James L. Brooks. Moins de gens financières persistantes, connaissent son deuxième projet, la BBC continue d’imaginer toujours une série d’animation, apparue des projets à grande échelle en 1999. Futurama a été créée en et vient d’annoncer l’adaptation compagnie de David X. Cohen et raconte la par Andrew Davies (Bridget vie au XXXIe siècle de quelques inadaptés : Jones, Pride and Prejudice) de Guerre et paix en format un livreur de pizza ex-cryogénisé, minisérie. À voir en 2015. un robot un peu con, une femme à un œil, un militaire en minijupe, un savant fou et d’autres mutants au sens propre ou figuré. Un mélange plutôt moins facile d’accès que Les Simpson, même si le graphisme reste proche. Futurama utilise la scienceMisfits (TF6, le 27 à 23 h 05) La meilleure fiction comme un grand terrain de jeu acide saison de cette furieuse série de scienceet se permet quelques écarts de conduite fiction post-ado britannique reste assez forts, comme la fameuse “cabine la première. La preuve, elle avait réussi de suicide”, mise en scène dès le premier à éclipser momentanément Skins dans épisode, qui propose de mourir contre notre panthéon. une pièce de 25 cents. Toujours un peu effrayée par cet objet atypique, la chaîne Veep (OCS Max, le 4 à 15 h 30) La bonne Fox a fini par annuler la série en 2003, forme récente de HBO se manifeste aussi avant que Comedy Central ne la ressuscite à travers cette comédie politique avec Julia Louis-Dreyfus (ex-Elaine dans à partir de 2009 – quelques films ont été Seinfeld) en vice-présidente des États-Unis produits entre-temps. Cette version 2.0 sort indigne. Rediff de la saison 1. en DVD, avec toujours autant d’énergie et de sens du bizarre. Le premier épisode, Rizzoli and Isles (France 2, le 4 à 20 h 45) Rebirth, vaut son pesant de morbidité Une série policière de plus ? Un peu, mais pas complètement, puisque deux femmes puissantes extatique. O. J. Pendant ce temps, à Canal+, la mode des scénaristes étrangers se confirme. Le créateur de Borgia Tom Fontana et les responsables d’Atlantique Productions ont révélé travailler à une nouvelle série pour la chaîne cryptée, toujours en anglais. Il ne s’agira pas d’une fiction en costumes.

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agenda télé

en sont les héroïnes. Par la chaîne qui a mis à l’antenne l’intéressante The Closer.

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Emma Picq

oiseau de paradis La Française Mesparrow joue les voltigeuses sur un premier album inventif, audacieux et jouisseur. Un disque étonnamment joyeux pour cette représentante de “la génération de l’ennui”.

M Ecoutez les albums de la semaine sur

avec

esparrow, pour Ms Parrow, soit “Mlle Moineau”. Cui cui cui. Mais aussi : QI QI QI. Celui, élevé, d’une pop vraiment étrange, à la fois érudite et simpliste, cérébrale et animale. Mesparrow n’est jamais venue à la musique : la musique est venue à elle, l’a culbutée, sans lui laisser le choix. “Mon père jouait de la guitare, du piano, on dansait avec ma mère, on écoutait les Doors, les Beatles, Barbara ou du free-jazz en voiture… La musique a toujours été là, je n’ai pas eu mon mot à dire !” Elle le dira pourtant, en se plongeant avec volupté dans les premiers disques qui seront personnels et non plus familiaux (post-rock ou noisy-pop), puis dans un

apprentissage rigoureux, consciencieux. D’abord en école de musique, puis en chorale, puis en groupes lycéens, puis aux Beaux-Arts. “Je me suis petit à petit affranchie du piano familial.” Ça sera la seule rébellion d’une adolescente qui ne trouvera jamais l’occasion de hurler, de s’insurger : impossible de s’attaquer frontalement à une éducation aussi tolérante. Il faudra pourtant couper le lien un jour : Mesparrow part pour Londres, sans instrument. “Il le fallait, même si je ne sais toujours pas ce qui m’a poussée. Je sentais que j’allais me faner si je restais à Tours.” Elle tombe de haut mais s’accroche, dresse pour la première fois, depuis sa bulle, un portrait de sa génération : la “bored generation”, qui offrira des années plus

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hommage

Kevin Ayers (1944-2013) Troubadour illuminé, inventeur d’une pop barrée et influente, l’Anglais s’est éteint discrètement. “pour la première fois, j’ai développé un truc à moi. Je ne savais pas si c’était bien mais au moins, c’était moi”

tard son titre à son premier single. “Nous sommes la génération de l’ennui, tout est facile, tout se dégrade lentement, sans qu’il y ait un truc fort contre lequel se battre. On expérimente la vie par l’excès, on cherche la magie. Une quête perdue.” Loin de ses habitudes, elle profite de l’anonymat impitoyable de Londres pour devenir une autre, ne plus être cette chanteuse timide de groupes sans convictions, sans engagement. Elle investit dans un home-studio rudimentaire, qui devient vite le complice de ses nuits. “Pour la première fois, j’ai développé un truc à moi. Je ne savais pas si c’était bien mais au moins, c’était moi.” Faute de mémoire suffisante sur son ordinateur, elle est obligé de constamment vider son disque dur, filtrer ses titres : un processus qui aboutira à Keep This Moment Alive, premier album d’épure, de choix radicaux et de tris impitoyables. D’où cette impression, parfois, d’entendre dix chansons en une, embouties, empilées en millefeuille et pourtant étonnamment fluides, jamais saturées des milles informations qui les constituent. Ça a l’air très rigoureux et calculé dit comme ça, mais le miracle de cet album est justement son allégresse, sa flamme, sa félinité. “C’est le couronnement d’une vie de rêves, de recherche, de travail. Il filtre plus de quinze années de musiques. Du coup, au départ, l’enregistrement partait dans tous les sens. On a décidé que le chant allait jouer le rôle de ligne directrice, tout tenir. Même en musique, j’ai conservé une démarche de plasticienne : c’est pas toujours facile de faire comprendre aux musiciens ce que je veux quand je demande un son de vaisseau spatial. Je pense en images… Et j’écris en mouvement : dans le train, en marchant… J’ai toujours un carnet sur moi.” Si elle parle de sa musique en se dissimulant timidement derrière ses seules caractéristiques et limites techniques,

Mesparrow se fait plus exubérante quand elle évoque son chant – il donne toute son ampleur et sa bizarrerie à son album. Elle s’amuse d’une voix “cassée, abîmée de naissance, comme Adamo”, évoque radieuse le plaisir physique et quotidien du chant, sur les disques des autres notamment, d’Alt-J à Dark Dark Dark. “Je cherche des sons dans mon corps, c’est une matière, j’aime quand ma voix se coince, quand elle m’échappe.” Elle se souvient ainsi avec fierté des performances et vidéos des Beaux-Arts, pour lesquelles elle samplait et bouclait sans répit ses chants, cris, respirations et mantras. “Au départ, ça s’est mal passé aux Beaux-Arts, il fallait être dans le concept. J’étais dans le ressenti. Moi, je cherchais la performance physique. J’ai fini par créer, en superposant mes prises de voix, une chorale dingue.” Ça devait être son examen final, ça a été le début de ses chansons. Des chansons qui pourraient très vite oublier l’anglais, leur langue de naissance londonienne, pour se mettre au français, comme le laisse déjà entendre un duo avec Fránçois sur l’album. “Mais pour ça, il faudra vaincre pas mal de complexes : comment écrire en français après Dominique A ? JD Beauvallet album Keep This Moment Alive (EastWest/WEA) tournée en mars et avril, notamment dans le cadre du festival Les femmes s’en mêlent et au Printemps de Bourges www.facebook.com/mesparrow

Kevin Ayers vient de décéder à 68 ans comme il avait vécu : sur la pointe des pieds. Ce francophile avait bien choisi son nom : Kevin Ailleurs. Son influence est pourtant massive pour tout un pan du songwriting délicat et illuminé : on entend chaque jour l’héritage de sa plume légère chez des gens qui ne l’ont pourtant jamais entendu. Depuis ses débuts avec Soft Machine aux côtés d’un autre grand vivant, Robert Wyatt, il a proposé une façon différente, voltigeuse, voire démâtée, d’envisager la pop music, nourrie d’expériences psychédéliques, jazz ou folk. Amateur de grand crus et de cul, homme de soleil et d’histoires fabuleuses qu’il racontait encore sans doute dans ce sud de la France qui l’avait adopté, dandy de terrasse et esthète AOC, Kevin Ayers était un bon vivant. Outre son bouleversant Lady Rachel, on le connaît surtout pour son May I? dilettante qu’avaient repris en chœur quelques babas béats des seventies, avant que les Bordelais de Gamine l’adoptent en étendard d’une internationale pop à doigts de pieds en éventail. Kevin Ayers, homme de l’ombre et du hamac, n’avait guère le goût du spectacle, mais une gourmandise de beauté. Il l’a souvent apprivoisée, en travaillant avec Eno, John Cale, Nico ou Syd Barrett. Qu’importe, alors, ses rendez-vous manqués avec l’histoire, la grande : des rendez-vous, il n’en a pas manqué des masses avec notre discothèque idéale de la nonchalance élégante. Sur les murs de sa maison de l’Aude, il y avait sans doute plus de photos de famille et d’amis (on imagine avec jalousie les soirées infinies dans le village littéraire de Montolieu) que de rutilants disques d’or. Mais sur les étagères, il y a pour toujours des disques en or.

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Indians

Piper Ferguson

des noms pour The Great Escape Traditionnellement, The Great Escape ouvre dès le mois de mai la longue saison des festivals anglais. Normal : beaucoup de programmateurs viennent faire leur marché parmi les centaines de nouveaux groupes présentés à Brighton (du 16 au 18 mai). Parmi les premiers noms à ne pas rater : AlunaGeorge, Darkstar, Bastille, Indians, Scrufizzer, Chvrches, Eddi Front, Jacco Gardner, King Krule, Mac deMarco… Une dizaine de groupes français seront invités, en partenariat avec le French Music Bureau : ça pourrait par exemple changer la carrière de Christine And The Queens, révélation Inrocks Lab. www.escapegreat.com

Jimi Hendrix posthume Un nouvel album posthume de Jimi Hendrix sera disponible le 5 mars. Trois ans après Valleys of Neptune, cette nouvelle collection propose douze chansons enregistrées entre mars 1968 et août 1970. People, Hell & Angels réunit certaines compositions destinées au double album que le génial guitariste préparait avant d’être emporté par une surdose, une matinée de septembre 1970. www.wearephoenix.com

cette semaine

Jake Bugg au Trianon Raccourci juvénile entre Johnny Cash, Donovan et les Arctic Monkeys, Jake Bugg sera sur la scène du Trianon ce lundi pour présenter les chansons de son premier album, sorti en octobre dernier. Avec l’influence des La’s et la coupe de cheveux d’Oasis. le 4 mars à Paris (Trianon), www.jakebugg.com

Puggy

Europavox, première salve Vitalic VTLZR, Benjamin Biolay, Amon Tobin, Stephan Eicher, Puggy, Lilly Wood And The Prick, Keny Arkana, Rangleklods, Akua Naru ou encore Skip&Die sont parmi les premiers noms annoncés de la 8e édition du festival auvergnat Europavox. Cette année, l’Irlande sera aussi à l’honneur tout au long du festival, à travers entre autres la programmation de Villagers. Côté création et electro, Jean-Charles de Castelbajac et Mr. Nô, régional de l’étape, seront aussi de la partie. Vive l’Europe. du 23 au 25 mai à Clermont-Ferrand, www.europavox.com

Meridian Brothers à Banlieues bleues C’est la meilleure nouvelle de ce début d’année : les fabuleux Colombiens Meridian Brothers feront leur premier concert en France le 24 avril, invités par le festival Banlieues bleues, dont la trentième édition affichera (et c’est Blutch qui a dessiné l’affiche) d’autres belles surprises croisées entre jazz, world et hip-hop : Ballaké Sissoko, Toumani Diabaté, Vinicio Capossela, le Surnatural Orchestra, Soweto Kinch, David Grubbs et Noel Akchoté, Zam Rock, un hommage à Moondog… du 5 au 26 avril en Seine-Saint-Denis, www.banlieuesbleues.org

neuf

acid house

Léonie Pernet Sa chanson s’appelle Mister A (hommage pré-Victoires à Dominique A ?) et, avec ses fortes humeurs et vapeurs, elle rend amoureuse de Léonie Pernet, Française de Brooklyn qui fut batteuse de Mister Y (Yuksek) et rêveuse invétérée sur fond cotonneux de Mister S (Satie) ou Mister A (Aphex Twin). Miss Térieuse. www.facebook.com/leonie.pernet

Seulement deux titres, et déjà une certitude : Alex Calder est notre ami. Le Canadien sortira prochainement son premier ep chez Captured Track, qui en connaît un rayon (de soleil) en matière de pop illuminée, de songwriting exalté, qui se danse nu sous la toge sur une plage de poussière d’étoiles. www.facebook.com/alexcaldermusic

Ellery Lane

Chill O.

Alex Calder

House Of Love Vraiment vintage il y a quelques semaines après la belle et riche réédition de son premier album (featuring Bernard Lenoir !), House Of Love revient à la nouveauté avec She Paints Words in Red, album qui sortira début avril avant une tournée, qui réunira le couple infernal Guy Chadwick/Terry Bickers. www.facebook.com/ TheHouseOfLoveOFFICIAL

Les géniaux archéologues du label londonien Soul Jazz se plongent dans les bas-fonds du Chicago de la charnière 80/90’s et en ramènent une double compilation d’acid-house (Acid, Mysterons Invade the Jackin’ Zone), où les classiques du jackin conservent leur euphorie, leur énergie, leur naïveté aussi. Garanti sans mélancolie. www.souljazzrecords.co.uk

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“on veut court-circuiter notre cerveau” Après le platine et les trophées de Wolfgang Amadeus Phoenix, Phoenix revient avec un album ironiquement nommé Brankrupt!. Le chanteur Thomas Mars explique comment le groupe s’est remis en question.

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uand tout s’est terminé après Wolfgang Amadeus Phoenix, comment vous êtes-vous sentis ? Thomas Mars – Il y a eu un moment assez mélancolique de fin de tournée. Après le Madison Square Garden, on a eu le sentiment d’avoir réalisé quelque chose de grand, d’avoir concrétisé nos désirs d’ados. Avoir pu faire ce concert avec Daft Punk nous donnait le sentiment d’avoir accompli quelque chose de particulier. Et on sentait qu’on allait ensuite un peu redescendre. Ça nous a donné envie d’aller tout de suite en studio. C’était une manière de ne pas perdre la dynamique, de ne pas être gagné par la peur de ne plus y arriver ?

“l’idée de tout perdre nous semble plus précieuse que le fait de gagner des trophées”

Il y a eu un moment où on s’est préparé à l’échec, on y a même vu une forme de beauté. On peut tout perdre : c’est une idée qui nous semble plus précieuse que le fait de gagner des trophées. Le titre vient peut-être de là. C’était une manière de se blinder, de mettre un peu de distance entre nous et le succès. À la fin du processus de Wolfgang Amadeus Phoenix, on ne nous parlait plus que de ça. On a voulu simplement pouvoir ne reparler que de musique. Vous avez voulu reconquérir votre propre liberté ? Oui. On savait que retourner en studio allait prendre beaucoup de temps. On voulait faire quelque chose d’intéressant. Il y a tellement d’albums qui sortent tous les jours, il y a trop d’albums ; on ne voulait pas faire partie de ce “trop”. Prendre ce temps et disparaître un peu nous a paru vital.

Comment fait-on pour s’extraire de ce “trop d’albums” ? La tournée a duré tellement longtemps qu’on a fini par oublier comment écrire une chanson, par perdre notre alchimie. Mais les sons, les instruments, les rôles de chacun varient à chaque album : c’est finalement assez simple de repartir de zéro. On veut court-circuiter notre cerveau, qui va toujours naturellement vers les automatismes, le familier. J’aime aussi avoir du mal a posteriori à reconnaître quel instrument fait quoi, qu’on se surprenne nous-mêmes, ne plus savoir de quoi est fait l’envers du décor ; sur Wolfgang Amadeus Phoenix, je ne sais même plus qui joue quoi… Cette fois-ci, comment les choses se sont-elles dessinées ? Il y a d’abord eu trois mois de recherche de sons. C’est surtout Deck et Laurent qui s’en sont chargé, qui ont

créé une palette. On s’est entourés d’instruments très cheap. Il y a beaucoup de charme dans le cheap : sur certaines chansons, on a essayé de créer la plus grande distance beautélaideur, et sur certaines, il était difficile d’aller plus loin sans tomber du mauvais côté (rires)… On a aussi acheté des instruments qui nous faisaient fantasmer quand on était ados. On a par exemple acheté la console qui a servi à faire Thriller de Michael Jackson et qui donne une couleur hyper spécifique. J’ai aussi acheté une boîte à rythmes, une LM-1, la première de l’histoire. Une madeleine de Proust, noyée sous beaucoup de couches d’autres sons : c’est sans doute sur ce point un album plus riche que les autres. Que peux-tu dire de l’enregistrement de Bankrupt! ? Les trois premiers mois dans le studio d’Adam Yauch des Beastie Boys à New York, Oscilloscope… Il nous avait très généreusement dit qu’on pouvait y rester aussi longtemps que l’on voulait. On est ensuite allés dans un studio dans le Xe arrondissement de Paris : on y est restés un an et demi, sans pause. On a ensuite fini l’enregistrement et le mixage dans le studio de Philippe Zdar, qui a eu un rôle très important. recueilli par Thomas Burgel album Bankrupt! (Warner), sortie le 22 avril concert en août à Rock en Seine www.wearephoenix.com 27.02.2013 les inrockuptibles 101

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Jeremiah

Dom du ciel Premier album de la Brésilienne de Paris Dom La Nena. Tendre et nostalgique, un enchantement de chansons miniatures.

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ux premières secondes de l’album, des petits bruits comme ceux d’une corde – les amarres d’un bateau ou un hamac qui se balance. Puis un accordéon languide, un clavier pianoté, d’autres cordes (celles, pincées, d’un violoncelle) et une voix rêveuse. On vient à peine d’entrer dans le premier album de Dom La Nena, et on s’y sent déjà chez soi. Tranquille, en confiance, indolent, prêt à ne rien faire en attendant la sieste. Ou mieux, sur une petite île mobile qui vogue vers le Sud, la chaleur et le soleil, loin des tumultes et des nuages. Un album de chansons miniatures sans batterie, inspirées par le Brésil, le chant sans frontières (Camille est invitée sur un morceau), les berceuses, la musique de chambre et de chevet. Ce disque tranquillement idéal n’est pas l’œuvre d’un vieux sage, type Robert Wyatt ou Caetano Veloso, mais d’une jouvencelle poupine de 23 ans qui en paraît cinq de moins : Dominique Pinto. Elle est jeune, mais a vécu mille vies distillées dans son premier album, Ela. “La Nena” de son pseudo veut dire “la petite” en espagnol et en portugais, deux langues auxquelles elle s’est frottée dans son enfance à Porto Alegre, dans le sud du Brésil, près

de la frontière uruguayenne. “Un de mes premiers souvenirs de musique : pour la fête de mon quatrième anniversaire, j’ai voulu inviter Vivaldi. Ma mère m’a expliqué… C’est là que j’ai pris conscience de la mort.” Elle apprend déjà le piano et joue au chef d’orchestre avec ses copines. À 8 ans, elle se met au violoncelle, qu’elle étudie à Paris où ses parents se sont installés. Cinq ans plus tard, retour au Brésil. “Je voulais être violoncelliste, mais à Porto Alegre il n’y avait pas de conservatoire. J’ai fait une dépression.” Elle cherche dans l’annuaire le téléphone de son idole, la violoncelliste américaine Christine Walevska, qui oriente la jeune fille vers un professeur à Buenos Aires. À 13 ans, Dom part vivre seule en Argentine, pendant cinq ans. Puis elle revient à Paris poursuivre ses études de violoncelle. De fil en aiguille, Dom tisse des liens. Elle croise Édith Fambuena, accompagne Jane Birkin sur son dernier album et pour une longue tournée. “Un déclic : j’ai découvert en studio avec Jane que je pouvais improviser, jouer autre chose

“pour la fête de mon quatrième anniversaire, j’ai voulu inviter Vivaldi”

que du classique.” De retour de tournée, Dom compose des chansons sans prétention, “pour me faire plaisir, parce que j’en avais envie”, sans projet d’en faire un album. Piers Faccini lui offre de les enregistrer chez lui, dans les Cévennes. Le résultat Ela, enchanté, vraiment. Le secret de ces chansons légères et profondes, en état de grâce, est celui des premiers albums et du folk au sens large : musique de vraies gens, comme un carnet intime à partager, bilan et nouveau départ. “L’album me ressemble, c’est un petit portrait de moi qui correspond à un besoin de boucler quelque chose. Je passe un peu mon temps à me lamenter de ne pas pouvoir réunir tous les endroits que j’aime. Je me sens apatride tout en étant très liée au Brésil. J’ai eu plusieurs minivies, avec des déplacements, des départs douloureux et des arrivées joyeuses. Mon enfance s’est finie assez tôt, mais je me sens proche des gens et des lieux de mon enfance, j’aime me souvenir des souvenirs.” Nous, on n’est pas près d’oublier le premier album de Dom La Nena. Stéphane Deschamps album Ela (Six Degrees/Universal) concerts le 21 mars à Paris (Boule Noire), puis en tournée française en avril (les 24 et 25 au Printemps de Bourges) www.domlanena.com

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The Creole Choir Of Cuba Santiman

Yannis Ruel

York Tillyer

www.creolechoir.com en écoute sur lesinrocks.com avec

Matmos

Real World/Harmonia Mundi

Le gospel profane d’une chorale cubaine. De cette île aux merveilles qu’est Cuba, l’une des traditions musicales les plus anciennes et les moins connues est celle des chorales. En dépit de son origine ecclésiastique, la pratique a survécu à la révolution avec la bénédiction des autorités castristes. Or, depuis vingt ans, la directrice et neuf autres membres du chœur de Camagüey prêtent aussi leur technique polyphonique à un répertoire profane. Fondé sous le nom de Desandann avant d’être rebaptisé, The Creole Choir Of Cuba présente l’autre particularité de rendre hommage à la mémoire de ses ancêtres haïtiens, débarqués à Cuba au début du XIXe siècle pour travailler sur les plantations de canne à sucre. Un répertoire de vieux chants de travail, protest-songs, berceuses, vaudou, entonnés pour la plupart en créole haïtien. S’il faut le voir sur scène pour en saisir la véritable mesure, ce nouvel album superbement produit n’en parvient pas moins à restituer la puissance émotionnelle et spirituelle de ce gospel des Caraïbes.

Matmos The Marriage of True Minds Thrill Jockey/Differ-ant

Bricoleurs de génie, les Américains samplent l’inconscient. Vraiment. e duo américain Matmos s’est fait connaître du grand public pour avoir fait des trucs bizarres sur quelques albums de Björk. Mais depuis la fin des années 90, ils en font d’encore plus étranges et fascinants sur leurs propres disques, inspirés par la house, la musique concrète et les concepts inédits en général. Ainsi, leur nouvel album est basé sur des expériences de parapsychologie, composé après des interactions entre le duo et des cobayes, qui ont transmis par la pensée leur vision dudit album. Un vrai truc de hippie 3.0., plus fort que le crowdfunding : la création participative télépathique. Ils ont ouvert les portes de la perception, elles donnent sur un labyrinthe non euclidien. Toujours versés dans la musique concrète, ils ont cette fois samplé les sons de l’esprit. Ça ne veut rien dire, sauf que Matmos, créature bicéphale d’une intelligence à la fois cinglée et cinglante, a encore réussi son coup, agrégeant des sons qui n’auraient jamais dû se rencontrer, des chorales et des rythmiques à base de bruits d’eau, des guitares surf et des voix de cyborgs, de la cornemuse et de l’ambient minimaliste. Cet album s’écoute comme il a été conçu : dans le noir, au casque, les yeux fermés, pour un trip soundscapist dans la bande-son de la science-fiction. En fin d’album, retour sur terre comme dans un rêve : ils reprennent (au futur) l’immense ESP des Buzzcocks. S. D.

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concert le 22 mars à Paris (Maroquinerie) www.vague-terrain.com 27.02.2013 les inrockuptibles 103

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Pissed Jeans

Raphael Lugassy

Honeys Sub Pop/Pias

Maissiat Tropiques 3ème Bureau/Wagram Rescapée d’un rock au cutter, la Française séduit en douceur. u’elle soit rock ou chanson Carlotti. Car cette noirceur française, Amandine lustrée, cette étrange pesanteur, Maissiat semble ces textes ciselés par décidément graviter autour un vocabulaire musical châtié font de tempêtes. L’Intranquille, c’est de Tropiques une composition justement le titre d’un précédent expressionniste troublante, habitée album, paru en 2007 avec Subway. par une douceur et une fermeté Alors frondeuse et foutraque, propres à inverser les pôles. elle a depuis laissé tomber son Dix chansons sensuelles à souhait, prénom, et puis les guitares, comme tombées du ciel un soir les piercings. Place au piano et aux de pleine lune. Maxime de Abreu tailleurs élégants et, si on évitera soigneusement les stéréotypes de en tournée en France, genres, on se laissera caresser par le 4 avril à Paris (Café de la Danse) ces allers-retours délicieux entre www.maissiat.com Alain Bashung et Françoise Hardy, en écoute sur lesinrocks.com entre Dominique A et Barbara avec

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Puissant et rageur, un quatrième album qui ne fréquente pas la subtilité. On n’attendait plus grand-chose du quatuor Pissed Jeans qui, depuis Shallow – premier album aussi discret qu’un semi-remorque tous phares allumés –, semblait s’acharner à rejouer les mêmes rengaines décharnées d’inspiration. Quelque chose a pourtant changé dans leur façon d’aborder la brutalité électrique : ils abandonnent enfin leur je-m’en-foutisme insolent au profit d’un son plus caverneux, plus subtil (Cafeteria Food, Loubs). Mais ça ne modifie rien en profondeur : ils restent des francs-tireurs punk, capables en à peine trois minutes de désordonner le rock avec une explosivité qu’ils maîtrisent à la perfection. Maxime Delcourt www.myspace.com/pissedjeans en écoute sur lesinrocks.com avec

various artists The Perks of Being a Wallflower – BO Atlantic/WEA

Ducktails Échappé de Real Estate, Matt Mondanile assure la real escape. Moins connu en solo que lorsqu’il officie comme guitariste au sein de Real Estate, Matt Mondanile a pourtant déjà déroulé quatre chapitres sonores avec son side-project Ducktails. Le dernier réunit autour de l’Américain une bande de copains musiciens, dont Ian Drennan de Big Trouble

Shawn Brackbill

The Flower Lane Domino/Pias

ou Madeline des Cults. Tout ce petit monde rédige un recueil de pop rêveuse et atmosphérique, taillée pour les nostalgiques d’Aztec Camera et les fidèles de Deerhunter ou Kurt Vile. Temps fort du disque, le duo agencé entre Jessa Farkas de Future Shuttle et Ian Drennan : vaporeux

et sensuel, c’est un single comme une caresse – le meilleur titre qu’on ait entendu ces dernières semaines pour concurrencer le Losing You de Solange. Johanna Seban www.myspace.com/ducktailss en écoute sur lesinrocks.com avec

Pour un petit film charmant, une super BO d’indie-pop. Comme certains emballages trompeurs en supermarché font passer des produits de chaîne pour de l’artisanat bio, certains films américains surjouent l’étiquette “film indé” en privilégiant pour leur com certaines typos, photos ou BO. Mais on ne fera pas la fine bouche face à celle du sympathique The Perks of Being a Wallflower (Le Monde de Charlie), sorte de best-of d’une certaine idée de la pop indé, des Smiths aux Cocteau Twins, de XTC à New Order, de Sonic Youth aux Dexys. Le genre de film qu’on peut aller voir les yeux fermés, donc. Benjamin Montour perks-of-being-a-wallflower.com

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Lecoq Chaconnes Holistique/MVS Ce merveilleux chanteur français méconnu prend de l’altitude. e La Jupe à Je sais faire d’un chalet de bois, dans les neiges tomber la neige, Lecoq – au Québec, avec le fidèle Bruno a écrit quelques chansons Green à la production étrange. françaises qui, à la manière Car plus que des chansons, brutale de Miossec ou voluptueuse Lecoq entortille ici des mantras de Dominique A, sont des ordres. de blues, un genre de krautrock Hors de question de se déplacer d’Afrique en transe, répétitif et sans elles, précautionneusement halluciné. Il ne prend plus la peine stockées sur un lecteur MP3 : de raconter, d’enjoliver, de polir : elles peuvent servir de trousse ses chansons tiennent en de secours, de musique une poignée de mots en vrac, ses de première nécessité, de bouée. mélodies en quelques pointillés. Qu’importe leur anonymat : ce sont Son psychédélisme recueilli, des grandes chansons à usage son storytelling chancelant, on les intime, qui chamboulent et rendent retrouve ici sur Je positive ou La mer maboul, avec leurs mélodies est basse devant nous, vestiges en opaline et leur murmure du son. d’une époque où Lecoq n’avait pas Il y a du Smog dans cette musique encore commencé à voler. Haut de brouillard résigné, du Bon Iver et ivre de liberté. JD Beauvallet dans ce luxe austère. Comme lui, concert le 2 mars à Pantin Lecoq a d’ailleurs enregistré ce cinquième album dans l’isolement lecoqmusic.bandcamp.com

Nikolaz Le Coq

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Jamie Lidell

Sophie Harris-Taylor

Jamie Lidell Warp/Differ-ant

Keaton Henson Birthdays Oak Ten/Pias Tremblées et pourtant imposantes, les chansons obsédantes d’un jeune Anglais tourmenté. Sortie digitale, pour commencer. ans les années 90, les plus exposés à Londres, qui aident à visiter mélancoliques des résidents de la ce cerveau ligoté : des lithographies pop music trouvaient aux États-Unis embrouillées et d’une densité suffocante, deux songwriters pour élargir leurs d’où émergent en daydream salvateur intérieurs : Jeff Buckley et Elliott Smith. la pureté, l’innocence, mais aussi La mort de l’un puis de l’autre fera surgir la cruauté de l’enfance. Pareillement en vautour crétin un romantisme malvenu : noire, sa musique a pourtant choisi c’est leur musique, cette grande vivante, une expression diamétralement opposée. qu’il fallait célébrer. Ce que semble faire À la saturation, elle préfère la clarté ; aujourd’hui, dans un spleen allègre, à l’abondance, le dépouillement ; le Londonien Keaton Henson. La guitare à la méticulosité obsessionnelle, la liberté prodigieuse de l’un, avec ses cavalcades et du geste ; au contrôle, l’abandon, ses soupirs, mais aussi la pop chiffonnée, jusqu’à la transe, parfois. recueillie de l’autre – et l’élégance Cette fois, l’Anglais s’est fait violence, des deux pour humblement mettre quittant sa chambre-bulle de Londres en scène la démesure. pour Los Angeles, abandonnant le confort Le jeune Anglais, dont la longue barbe de la solitude pour travailler en équipe, et les costumes austères évoquent avec le producteur Joe Chiccarelli (White un prédicateur halluciné, a eu du temps Stripes, The Shins…) mais aussi des pour éplucher les disques des autres. musiciens fans, venus émerveillés de Band Il n’est, pendant longtemps, jamais sorti Of Horses, des Raveonettes, d’Alberta Cross de sa chambre – on doute qu’il soit et même de Pearl Jam. “Ne me faites pas même sorti de sa tête. Il s’en était extrait, de mal/Je suis trop fragile/Ne brisez pas à contre-cœur, une première fois en 2010 mon cœur/Il en a assez vu”, chante-t-il pour parler, avec angoisse et douleur, en début d’album, et chacun a respecté de son album Dear… Il sera alors vite cette solitude, jusqu’à s’effacer, jusqu’à repéré, puis pris en main par l’entourage murmurer, jusqu’à n’enrichir ces chansons de Nick Cave : cet album en cristal ne que du bout des doigts. devait pas être confié à des mains lourdes Une discrétion qui à la fois respecte et gourdes. Mais rien, dans sa beauté le songwriting étonnamment frêle et chiche, ne laissait alors envisager pourtant puissant de l’Anglais et le sublime l’ampleur, la grandeur tragique, la chaleur de détails de cuivres, d’esquisses irradiante de ce Birthdays… d’arrangements ou de crises électriques “La mélancolie, c’est un désespoir qui qui font de ce Birthdays une telle obsession. n’a pas les moyens”, disait Léo Ferré. On allait parler de “possession”, mais Les moyens, ce n’est pas ce qui manque ça exigerait des explications. JD Beauvallet à l’Anglais. Plus que ses chansons, ce sont www.keatonhenson.com les dessins de Keaton Henson, récemment

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L’Américain revisite le funk afro-futuriste des seventies. Jamie Lidell donne enfin son nom à un album. Normal : ce cinquième est le plus incarné de tous. Également le moins Warp, maison dans laquelle l’Américain, avant de s’inventer star charismatique, jouait autrefois l’expérimentateur. Un album pop ? Non, plutôt une collection de tubes inachevés. Pour garder un peu de fraîcheur dans le magma rétro-funk, Lidell place la talkbox de Do Yourself a Faver ou le refrain très princesque de Blaming Something dans le décor mouvant des années 2010. Il est loin le temps de l’indomptable The City (2005) et de son clip minimaliste (le chanteur qui se rase pour seul scénario). Ces onze titres ont du cœur, du corps, du coffre. Alors que l’époque encense le style dépouillé de Frank Ocean, Lidell préfère piller George Clinton, lequel, dit-on, aurait plutôt besoin qu’on le renfloue. On le laissera commettre ce larcin. Gaël Lombart www.jamielidell.com en écoute sur lesinrocks.com avec

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Thomas Lemoine

Jérémy Esteve

la découverte du lab

Set & Match Le renouveau d’un rap sans nuages. Blackmail Bones Yuk-Fu Records Du garage rock sauvage et maléfique. Qui a fait fuir les guitares. our les groupes de rock se entre sa collection de vinyles recroquevillant dans le noir de Public Image ou de krautrock et la monomanie, on parle et son métier de boîte à rythme de suicide commercial. (au singulier) humaine dans le trio Ici, avec ces deux lascars autrefois fuzz-fuck Jesus & Mary Chain. connus sous les noms de Bosco Rock’n’roll dogmatiquement ou Prototypes, on évoquera synthétique et décharné, Bones plutôt un Suicide commercial. ressemble à un LCD Soundsystem Car ce sont bien les leçons qui n’aurait effectivement que d’electrobilly minimaliste, de punk la peau et les os, agité de spasmes, synthétique et émacié d’Alan Vega la morgue et la bave aux lèvres qu’appliquent Stéphane Bodin – notamment sur un Concrete et François Marché à leurs Heap qui badigeonne en noir microsymphonies garagistes pour les smileys de l’acid-house. JDB Moog et Korg primitifs. Leur tubes cabossés évoquent ainsi les débuts blackmailmusic.bandpage.com de Primal Scream, quand Bobby en écoute sur lesinrocks.com avec Gillespie était encore partagé

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le single de la semaine

www.lesinrockslab.com/set&match

Factory Floor

le concours reprend

Fall back DFA, en import Réchauffement des Londoniens : moins cold-wave, plus dansants. Entré en action dans la deuxième moitié des années 2000, Factory Floor a véritablement trouvé sa voie (et sa voix) en 2010, lorsque Gabriel Gurnsey (batterie, percussions) et Dominic Butler (synthés, machines) se sont associés avec Nik Colk Void (chant, guitare, samples). S’éloignant alors du post-punk blafard

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l’heure où le clash Booba/ La Fouine agite médias et cours d’écoles, trois MC montpelliérains présentent leurs bonnes résolutions dans un ep qui sent bon le laurier rose et l’herbe à fumer. Fatigué de devoir débiter un hip-hop conscient et moralisateur, Set & Match développe un “rap du Sud” où les punchlines puisent tout leur sens dans le quotidien. De Nino Ferrer à André 3000 (OutKast), le crew sort des sentiers battus du gangsta-rap et taquine les genres : pop, rap jerk ou house. Sur l’instrumental de Sunset, une voix soul crépite et redore la peau de Romy sur le bord de La Piscine. Soignant comme à leur habitude une identité visuelle haute en couleur et en clips, les finalistes du concours inRocKs lab 2011 prennent du galon et rejoignent la programmation des Inouïs du Printemps de Bourges et du Chantier des Francos. Ces bonnes résolutions se solderontelles par un album ? Abigaïl Ainouz

de ses débuts pour tendre vers des zones plus électroniques et rythmiques, le groupe londonien a fait de rapides ravages, à coups de singles mutants et détonants, et a fort logiquement signé avec DFA en 2011. Prélude à un premier album attendu comme le messie indie, sort en ce début 2013 un single dont le morceau

phare, Fall back, est une parfaite bombinette, faite de froid laconisme autant que de fiévreux hédonisme, au contact hypnotique de laquelle il semble impératif de rebaptiser le trio Factory Dancefloor.

écoutez et soutenez les 15 artistes qualifiés pour la région Nord-Ouest en votant sur le Facebook des inRocKs : facebook.com/lesinrocks

Jérôme Provençal dfarecords.com en écoute sur lesinrocks.com avec 27.02.2013 les inrockuptibles 107

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dès cette semaine

Dom La Nena 21/3 Paris, Boule Noire Eels 24/4 Paris, Trianon Eminem 22/8 Saint-Denis, Stade de France Everything Everything 8/3 Paris, Flèche d’Or Foals 23/3 Lyon, 25/3 Paris, Olympia, 26/3 Lille, 12/11 Paris, Zénith Lewis Furey 18/3 Paris, L’Européen Gesaffelstein 2/5 Paris, Cigale Girls Names 27/2 Paris, Point Éphémère Grizzly Bear 25/5 Paris, Olympia

La Femme 5/4 Sannois, 10/4 Tourcoing, 14/4 Lyon, 16/4 Paris, Pan Piper, 18/4 Rouen, 19/4 Rennes, 23/4 Bourges, 28/4 Strasbourg

15/3 Metz, 21/3 Arles, 23/3 Avignon, 28/3 Angers, 29/3 Reims, 30/3 Laval, 31/3 Morlaix

Christopher Owens 7/3 Paris, Flèche d’Or

Jamie Lidell 15/3 Paris, Gaîté Lyrique

Les femmes s’en mêlent du 19 au 31 mars dans toute la France, avec Alela Diane, Mesparrow, Skip & Die, Liesa Van Der Aa, Phoebe Jean & The Air Force, Christine And The Queens, The History Of Apple Pie, Ladylike Lily, Kid A, etc.

Poliça 15/3 Paris, Trabendo

Local Natives 5/3 Paris, Trabendo

The Postal Service 21/5 Paris, Trianon

Lescop 7/3 Nantes, 10/3 Évreux, 14/3 Dijon,

The Lumineers 7/3 Paris, Trianon, 9/3 Tourcoing Major Lazer 25/4 Paris, Bataclan Nas 11/3 Paris, Olympia

Palma Violets 5/4 Paris, Flèche d’Or

Public Enemy 29/4 Paris, Bataclan Sixto Rodriguez 4/6 Paris, Zénith, 5/6 Paris, Cigale Soirée inRocKs Lab 28/3 Rennes

en location

The Vaccines 23/4 Bordeaux, 24/4 Nîmes, 26/4 Paris, Bataclan Vampire Weekend 10/5 Casino de Paris Villagers 22/5 Paris, Cigale Yan Wagner 7/3 Nantes, 22/3 Paris, Nouveau Casino The Weeknd 13/3 Paris, Trianon Woodkid 5/11 Paris, Zénith Rachel Zeffira 23/4 Paris, Café de la Danse

retrouvez plus de dates de concerts dans l’agenda web sur inRocKsLive.com

aftershow

Pierre Ströska

1995 1/3 La Rochelle, 15/3 ClermontFerrand, 16/3 Marseille, 28/3 Strasbourg, 29/3 Lyon, 19/4 Paris, Palais des Sports Aline 29/3 Reims, 30/3 Laval, 10/4 Amiens, 11/4 Nancy, 12/4 Strasbourg, 20/4 Tourcoing, 23/4 Bourges, 3/5 Arles, 4/5 Aubagne, 28/5 Paris, Alhambra AlunaGeorge 7/5 Paris, Nouvau Casino Angel Haze 28/2 Paris, Social Club A$AP Rocky 30/5 Paris, Bataclan Aufgang 16/4 Paris, Trabendo, 24/4 Lille, 27/4 Bourges, 16/5 Bordeaux Beach House 22/3 Paris, Cigale Benjamin Biolay 15/3 Pessac, 21/3 Rouen, 22/3 Amiens, du 26 au 30/3, Paris, Casino de Paris, 16/4 Cannes, 19/4 Marseille, 25/4 Bourges Jake Bugg 4/3 Paris, Trianon Andy Burrows 26/3 Paris, Flèche d’Or CocoRosie 8/3 Paris, Pleyel Leonard Cohen 18/6 Paris, Bercy Concrete Knives 19/4 Paris, Trianon Dead Can Dance 30/6 Paris, Zénith Lana Del Rey 27 & 28/4 Paris, Olympia Depeche Mode 15/6 Saint-Denis, Stade de France Alela Diane 21/3 Paris, Cigale

nouvelles locations

Pegase

Pegase & Isaac Delusion Le 14 février à Paris, Café de la Danse, festival Fireworks! Le 14 février, c’était la Saint-Valentin. Mais on a annulé le fleuriste et le restaurant-péniche pour se rendre au Café de la Danse, où de jeunes Français jouaient dans le cadre de l’excellent festival Fireworks!. Comme tombé du ciel, Pegase arrive et lâche ses morceaux malins, minutieux, en mille-feuille. Ils chantent en anglais, certes, mais c’est plutôt du côté de Taxi Girl ou de Jacno que ces bidouilleurs de claviers semblent évoluer. Cachés derrière une certaine légèreté, ils déploient des titres somme toute assez puissants, comme leur minitube Without Reasons. Une prestation franchement prometteuse. Arrive ensuite Isaac Delusion, et là, tout devient flou, fou. C’est qu’on est vite submergé par la richesse de ce son extraterrestre, rappelant les couleurs chaudes et les rondeurs des productions Motown ou de Danger Mouse, mêlant sans manières soul, funk, disco, dub et electro, semblant citer un Jeff Buckley sous champi ou un Elliott Smith sous acide (on aura d’ailleurs le droit, tiens donc, à une reprise joliment sobre de Between the Bars). Comme quoi, on se sera peut-être fait avoir par la Saint-Valentin : on aimait déjà bien Pegase et Isaac Delusion, mais c’est ce soir-là qu’on est tombé amoureux. Maxime de Abreu 27.02.2013 les inrockuptibles 109

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Paris était une fête Personnage romanesque de la bande d’Yves Saint Laurent, Thadée Klossowski de Rola publie son journal des années 70. La reconstitution magique d’un Paris d’errance et de son amour naissant pour Loulou de la Falaise.

I

l faisait partie d’une histoire devenue mythique, apparaissant ainsi dans les quelques livres qui essayaient de la raconter, le Beautiful People d’Alicia Drake ou le Saint Laurent mauvais garçon de Marie-Dominique Lelièvre. Formant avec Loulou de la Falaise le jeune couple le plus glamour du Paris des années 70, il avait hanté les nuits du Sept, le club de Fabrice Emaer rue SainteAnne avant qu’il n’ouvre le Palace, avec la bande à Saint Laurent, et croisé tout ce que ce temps comptait d’artistes et d’égéries branchés. Fils de Balthus, beau mec bien habillé et pilier de la bohème dorée du Saint-Germain des dernières années folles que la capitale du luxe allait connaître, avant de devenir, des décennies plus tard, seulement cela, la capitale du luxe, Thadée Klossowski de Rola avait des allures de personnage de roman sans trop qu’on veuille bien lui prêter davantage. Or davantage il y avait, comme en témoigne cette Vie rêvée (merveilleux double sens du titre) qui paraît aujourd’hui, sous-titrée entre parenthèses “Pages d’un journal, 1965, 1971-1977”. Le journal intime de ce graphomane qui dès le plus jeune âge veut écrire, mais ne croit pas y parvenir, et qui ne livrera que quarante ans plus tard ces fragments évanescents, à la poésie salutaire à notre époque, où le rendement a pris le pas sur tout et où un roman se bâcle, comme n’importe quel objet

de consommation, en un temps record. Fragments d’existence comme on parlerait de battements de cœur, errances dans Paris de jour et de nuit, entre la rue de Babylone d’Yves Saint Laurent et la Closerie des Lilas, les palais de Marrakech et la Villa Médicis à Rome, les dance-floors de Castel et du Sept jusqu’à l’aube, sur fond de drogue, de drague et d’alcool. Le jeune homme est à la croisée de deux générations, celle des Malraux, Arletty, Madeleine Castaing, etc., et celle qui fit le monde contemporain des seventies (Pierre Bergé et Yves Saint Laurent, Hélène Rochas, Paloma Picasso, Marisa Berenson, Andy Warhol, appelé ici “Andy Etc”, Mick Jagger, Talitha Getty…). Thadée vit avec Baba (alias Clara Saint, qui fut attachée de presse chez Saint Laurent), qui arrachera et détruira de rage certaines pages de son journal, où s’épanche un peu trop à son goût son désir pour la jeune Loulou de la Falaise, muse de Saint Laurent. Loulou est de toutes les pages, elfe drogué et sexuel, mutine et impertinente, drôle et emphatique, en un mot : vivante – c’était le temps où les égéries buvaient de la vodka-menthe à doses dangereuses, fumaient des pétards et dansaient jusqu’à l’aube, alors que, aujourd’hui, elles nous font bâiller d’ennui avec leur yoga et leur thé vert. C’est, on le comprendra à la fin, quand le texte s’achève en 1977 à quelque temps de leur mariage, un roman d’amour que nous donne à lire

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en marge

Iacub + DSK

Louloud e laF alaise et Thadée Klossowski de Rola au Palace à la fin des années 70

Loulou de la Falaise est de toutes les pages, elfe drogué et sexuel, mutine et impertinente, drôle et emphatique l’auteur : comme si tous ces fragments de vie au bord du vide n’étaient que les pièces d’un puzzle qui ne prendrait sens, et ne dévoilerait son image, qu’à la fin, avec l’union de ce jeune homme et cette jeune femme qui auront passé six ans à se croiser, se frôler, être amis, parfois s’embrasser. Comme si une vie sans cet amour était forcément morcelée, faite d’épaves de temps éparses, sans aucun sens – une vie vécue en attendant… Sous ses dehors souvent frivoles, qui rappellent combien Paris fut une fête, et comme toute vraie fête, bordée de précipices (l’angoisse que la vie ne soit guère plus que ça, justement, une fête), Vie rêvée regorge de gestes légers, d’ellipses élégantes, de considérations poétiques, de phrases fortes, d’éclairages doux-amers sur l’envers d’une existence : “J’ai toujours reculé devant l’effort d’être moi-même, c’est ce que je leur réponds, mon sentiment d’être engagé en un chemin si difficile qu’il me faut d’abord prendre des forces : comme si, pour entrer

Jack Nisberg/Roger-Viollet

Coucher avec DSK et publier aussitôt : le vrai visage de la prostitution ?

dans le beau parc, au lieu de passer par le portail, j’avais voulu escalader la grille, je suis maintenant suspendu, de l’autre côté on m’attend, on admire comme je me tiens prêt à bondir élégamment, et moi je demande cinq minutes, j’ai peur de me déchirer, quelques-uns m’encouragent et d’autres vont se lasser d’attendre.” Sorte de Bartleby, non pas qui “préférerait ne pas”, mais aimerait tant…, dans cette aventure existentialo-poétique de quête d’un centre tout en en retardant l’avènement, Klossowski de Rola nous dit que la vie, c’est aussi et peut-être même avant tout cela, des détails graciles, des lumières, des visions quotidiennes : “Rue Saint-Sulpice, vacarme d’autobus, ce vieux monsieur court en brandissant son journal, cette dame trébuche, elle a de drôles de joues qui tremblent, ou bien vers huit heures, après l’averse, la beauté du ciel, rose et gris, bleu violent dans le miroir des fenêtres et des rues lavées : ces choses-là m’importent.” C’est dans cette philosophie-là que le livre, qui semble tenir sur trois fois rien, s’avère d’un charme ravageur. Une foule digne du bottin mondain s’agite autour d’une seule. Le journal s’arrête donc avant le mariage avec Loulou et paraît un an après sa disparition. Entre les deux, il y a tout ce qui, selon le mot de l’auteur, ne “se divulgue” pas. Nelly Kaprièlian Vie rêvée (Grasset), 320 p., 22 €, parution le 6 mars

À l’heure où l’on boucle Les Inrocks, on n’a toujours pas reçu le livre déclarations-vérité de Marcela Iacub. En revanche, on a reçu Le Nouvel Obs qui semble bien avoir “le” livre depuis un certain temps puisqu’il en publie les bonnes feuilles – l’hebdo ayant eu la grâce d’être inclus dans le plan promo de la “belle” (telle que se définit en toute modestie Marcela Iacub dès le titre, Belle et bête). On a compris, Iacub a vécu durant sept mois en 2012 une liaison avec DSK et s’empresse de la raconter. L’Obs a beau nous asséner qu’il s’agit d’une grande œuvre littéraire, on n’en voit nulle trace dans les extraits publiés. C’est que Iacub n’est pas écrivain, et que seules Angot ou Millet peuvent raconter leur vie sans qu’on ait l’impression qu’elles la prostituent – impression hélas tenace au vu de l’empressement de Iacub à coucher avec l’homme le plus controversé de France et à publier un livre juste après pour tout balancer. Hormis quelques essais sérieux, dès que la juriste s’éloigne d’un cadre universitaire ses livres s’avèrent faibles, tel celui sur la mort de son chien, aussi vide que ridicule. Mais le plus gênant, c’est qu’elle a continué pendant et après sa liaison avec DSK à prendre sa défense dans ses chroniques de Libération. Qu’on veuille défendre celui qu’on aime, c’est bien normal me direzvous. Le problème, c’est que Iacub y parlait depuis son statut de juriste, lui conférant donc une certaine autorité, et y défendait non pas un artiste et son œuvre, mais un homme soupçonné de crime. Libre à elle de voir dans l’attitude de DSK envers les femmes la part libre des hommes (le “cochon”) et de regretter qu’on la brime ? Non, simples propos irresponsables d’une femme amoureuse et vaine, hélas prise au sérieux parce que connue en tant qu’essayiste. La poésie, selon Iacub, résiderait donc dans un retour à la jungle ? Romantico-infantile.

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Sarah Hall

Mathieu Bourgois

Jerry Bauer

Mary Gaitskill

où sont les bonnes nouvelles ? Prisée par les auteurs anglo-saxons, la nouvelle reste un genre mal-aimé et souvent maltraité en France. Preuve par l’exemple avec les recueils de Sarah Hall, Mary Gaitskill, Hélèna Villovitch et Matthieu Rémy.



e made in France, concept qui a le vent en poupe, paraît tout indiqué quand il s’agit de mixeurs et de marinières. Un peu moins dès qu’il est question de nouvelles. Ce genre littéraire, relégué au second plan chez nous, ne semble pas encore mûr pour participer au redressement productif du pays. Il faut nous incliner et reconnaître la supériorité anglo-saxonne sur ce terrain. Certes, affirmer la domination des nouvellistes anglais et surtout américains – on pense aux “maîtres” ès short stories, Raymond Carver ou Richard Yates – a tout du poncif. Seulement, rien ne vient vraiment le contredire et, à ce titre, la comparaison de recueils qui paraissent ces jours-ci constitue presque un cas d’école. Ainsi La Belle Indifférence de l’Anglaise Sarah Hall et La Faille de l’Américaine Mary Gaitskill témoignent de la vigueur et de la profondeur de champ de la nouvelle anglo-saxonne, quand son homologue hexagonale a souvent tendance à confondre format court et courte vue, minimalisme et genre mineur. Hall comme Gaitskill dilatent la temporalité, triturent la psyché, fouillent

les tréfonds de l’intime pour en extraire toujours plus de densité et d’équivoque. Les textes de Sarah Hall dégagent une force brute, parfois crue ; une violence presque animale. Au sens littéral dans la première nouvelle (“Le Parfum du boucher”), où il est question d’un cheval agonisant, ou plus insidieusement quand l’auteur dissèque le désespoir d’une maîtresse qui se croit hors-jeu ou les frustrations libidinales d’une épouse (“La Belle Indifférence”, “L’Agence”). Hall s’attarde sur les corps, les chairs. Même ses descriptions de paysages ont quelque chose d’organique, qui rappelle ces tableaux de Georgia O’Keeffe où les fleurs sont comme des sexes offerts. Chez Mary Gaitskill, le malaise est plus souterrain, mais tout aussi tentaculaire. Il s’immisce entre tous les personnages, creusant une faille béante, infranchissable. C’est l’incompréhension irréversible entre un père et sa fille lesbienne (“Un petit papa avec un grand sourire”), entre des amants (“La Couverture”), entre des inconnus qui se croisent dans un avion ou un train (“La Fille de l’avion”, “La Faille”). Sans relâche, Mary

les reines du court Sarah Hall est née en 1974 dans le nord de l’Angleterre, à la frontière de l’Écosse, une région dont les paysages sauvages servent souvent de toile de fond à ses textes, comme dans son premier roman Haweswater ou, plus récemment, dans Comment peindre un homme mort, qui fut sélectionné pour le Man Booker Prize. L’Américaine Mary Gaitskill est née en 1954. Ses nouvelles sont publiées dans le New Yorker, Harper’s Magazine, Esquire. Le film La Secrétaire de Steven Shainberg fut adapté de l’une d’entre elles. Ancienne strip-teaseuse et call-girl, Gaitskill parle beaucoup de sexe SM, de prostitution et d’addiction.

Gaitskill remue de son écriture tranchante le fond de ces gouffres où macèrent fantasmes, névroses et indicible noirceur. En face, les recueils des Français Hélèna Villovitch et Matthieu Rémy paraissent bien superficiels. Pas forcément désagréables, mais assez anodins. Dans L’Immobilier, la première décline les galères de logement d’une série de personnages dont un duo récurrent, Mel et Flo. Ses textes enchaînent les détails insignifiants, du masticage de biscottes aux plats Weight Watchers. Le second explore, avec Camaraderie, la vie des jeunes et moins jeunes : les coups d’un soir, les beuveries, les amitiés fluctuantes. Parfois avec une certaine drôlerie. Mais on reste à la surface puisque seule l’écume des choses nous est restituée. Pourtant, même en quelques pages, il est possible d’aller bien au-delà de la simple anecdote et de faire œuvre de littérature. Elisabeth Philippe La Belle Indifférence de Sarah Hall (Christian Bourgois), traduit de l’anglais par Éric Chédaille, 182 pages, 15 € La Faille de Mary Gaitskill (Éditions de l’Olivier), traduit de l’anglais (États-Unis) par Madeleine Nasalik, 272 pages, 21 € L’Immobilier d’Hélèna Villovitch (Verticales), 182 pages, 19 € Camaraderie de Matthieu Rémy (Éditions de l’Olivier), 176 pages, 18 €

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seuls entre tous L’écrivain israélien Amos Oz ausculte les aléas du quotidien d’une communauté juive pour dévoiler le côté pathétique de nos existences. hez Amoz Oz, la entre un prof communiste “ensemble”. La solitude frontière entre écrits et son élève de 17 ans, est en effet au cœur de intimes et veine la correspondance écrite ce livre, présidant à toutes engagée est ténue. entre l’amante et l’épouse… les trajectoires affectives : La confusion pourrait dater Entre amis condense un jardinier rejette les d’Une histoire d’amour et les obsessions de l’écrivain avances d’une institutrice ; de ténèbres, son entreprise (la famille, les déboires une blanchisseuse est autobiographique parue affectifs, l’érosion des trompée par son mari qui en 2003, où la tragicomédie s’encanaille avec la voisine ; idéologies) en les familiale côtoyait bravement un jeune réfugié rend entremêlant au sentiment les turpitudes de l’histoire. d’un danger imminent, visite à son père qui ne Après son recueil d’une catastrophe le reconnaît plus… de nouvelles paru en 2011, universelle. Comme le À travers ces vies Scènes de vie villageoise, personnage du jardinier, fragilisées, ces idéaux sa nouvelle collection “oiseau de mauvais augure” broyés, Oz déplie une d’histoires se penche passant son temps à narration de l’échec. Le lien sur la vie quotidienne annoncer les cataclysmes social est réduit à une d’un kibboutz pour aux quatre coins du monde, rumeur : chaque habitant ausculter le cœur humain. c’est le job du romancier, doit se tenir à carreau Par le principe même de et son tic immuable, au risque d’être livré aux la nouvelle, l’écrivain choisit gémonies d’un bouffon que de se frotter à la triste de distinguer et d’isoler condition humaine. public récurrent dans Emily Barnett les existences plutôt que le recueil. Oz contrebalance de les rassembler, prenant ce canevas de faillites le contre-pied de l’essence individuelles avec Entre amis (Gallimard), communautaire du lieu : les sursauts du cœur : traduit de l’hébreu par Sylvie en hébreu, kibboutz signifie la passion scandaleuse Cohen, 158 pages, 17,50 €

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Catherine Hélie

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Éditions du Seuil, La Librairie du XXIe siècle. Photo Junzo Kawada

l’anthropo-sage Trois ans après sa disparition, seize textes inédits de Claude Lévi-Strauss rappellent que l’auteur de Tristes tropiques s’intéressait aussi à l’actualité de son pays. Un regard décentré et éclairant sur les enjeux de la vie moderne occidentale.

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e la mort de Lady Di à la crise de la vache folle, qu’y avait-il de saisissant dans ces faits d’actualité des années 90 pour que Claude Lévi-Strauss, mort en 2009, s’y penche avec intérêt ? En quoi sa connaissance des sociétés dites “primitives” offrait-elle un cadre de pensée pertinent pour saisir l’ambiance fin de siècle de nos contrées occidentales ? De 1989 à 2000, l’auteur de La Pensée sauvage se “risqua” ainsi à un exercice dont il se méfiait par principe, commenter l’actualité générale, à la demande du journal italien La Repubblica. Lévi-Strauss s’était jusque-là plutôt tenu à un certain retrait méthodologique, refusant la posture de l’intellectuel “engagé” dans son époque, contre laquelle il défendit un “regard éloigné”, parfois plus subversif que les regards trop frontaux de ses pairs. De fait, Lévi-Strauss n’était ni un journaliste, ni même un analyste politique prétendant, en surplomb, décrypter un fait d’actualité. Les aléas de la vie moderne l’intéressèrent seulement parce qu’il perçevait en eux les échos de secrètes logiques anthropologiques, à travers

lesquelles s’opérait une compréhension élargie, quasi cosmogonique, du présent. Par cet écart, par ce détour vers d’autres territoires, par cette manière d’inscrire l’actualité de l’Occident dans le cadre d’un passé historique et d’un exotisme troublant, Lévi-Strauss rappelle que l’anthropologie éclaire en miroir, par contraste, nos vies actuelles. “Entre les sociétés dites complexes ou évoluées, et celles appelées à tort primitives ou archaïques, la distance est moins grande qu’on ne pouvait le croire. Le lointain éclaire le proche, mais le proche peut aussi éclairer le lointain”, soulignet-il dans l’un des textes de ce recueil qui en compte seize, édité par Maurice Olender, dont le titre – Nous sommes tous des cannibales – reprend celui d’un article écrit en octobre 1993 à propos de la crise de la vache folle. Se pencher alors sur ce scandale sanitaire, c’est pour Lévi-Strauss l’occasion de reformuler la question du cannibalisme. Il déconstruit cette catégorie ethnocentrique qui “n’existe qu’aux yeux des sociétés qui le proscrivent”. Il note que la maladie de Creutzfeld-Jacob est survenue chez nous à la suite de greffes

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Claude Lévi-Strauss, 1986

les héritiers sont là L’anthropologie reste un savoir très vivant. Les héritiers de Claude Lévi-Strauss prolongent et élargissent le champ d’une discipline évolutive. On peut le mesurer ces jours-ci en librairie. Gérard Lenclud livre une riche réflexion sur la nature même du savoir anthropologique dans L’Universalisme ou le pari de la raison (EHESS, Gallimard, Seuil, coll. Hautes études). Georges GuilleEscuret publie le troisième volume de son impressionnante Sociologie comparée du cannibalisme (PUF), comme un écho saisissant à la pensée de Lévi-Strauss. Michel Agier repense l’anthropologie au croisement du relativisme culturel et des ontologies identitaires dans La Condition cosmopolite (La Découverte). Marc Abélès et Boris Pétric lancent une nouvelle collection, Anthropolis, aux éditions Belin, afin de saisir l’impact de la mondialisation sur nos vies quotidiennes. Premiers titres : Triple A – Un anthropologue dans les agences de notation ; Paris, résidence secondaire – Enquête chez ces habitants d’un nouveau genre ; On a mangé nos moutons – Le Kirghizstan, du berger au biznesman.

de membranes provenant de cerveaux humains. De quoi élargir et relativiser en même temps la notion de cannibalisme. Entre les sociétés primitives et les sociétés complexes, il n’existe pas de si grand écart que cela, suggère Lévi-Strauss, véritable “anthropo-sage” confronté à l’anthropophagie, prodiguant des conseils de prudence à ceux qui attribuent aux autres des coutumes révoltantes afin de confirmer la croyance de leur supériorité. Lévi-Strauss rappelle que Montaigne, avec son célèbre texte sur les cannibales, a ouvert à la pensée philosophique deux perspectives “entre lesquelles il ne semble pas qu’aujourd’hui encore elle ait arrêté son choix” : “D’un côté, la philosophie des Lumières qui soumet toutes les sociétés historiques à sa critique et caresse l’utopie d’une société rationnelle ; de l’autre, le relativisme qui rejette tout critère absolu dont une culture pourrait s’autoriser pour juger des cultures différentes.” Nous n’avons jamais cessé de chercher une issue à cette contradiction. L’excision, à laquelle il s’intéresse en novembre 1989, illustre ce tiraillement. “Rien ne peut autoriser à punir au nom d’une morale particulière des gens qui se bornent à suivre des usages dictés par une morale différente”, écrit-il. Mais d’ajouter aussitôt : “Est-ce à dire que nous devons nous en accommoder ? La conclusion n’est pas évidente.” De même, la procréation assistée, qui en est alors à ses débuts, le passionne. Don d’ovule, prêt ou location d’utérus, fécondation in vitro… faut-il tout autoriser, se demande–t-il, vingt-cinq ans

avant les débats à l’Assemblée nationale. Si le juge, le législateur et même le moraliste se trouvent désarmés devant cette nouvelle réalité, Lévi-Strauss estime que les ethnologues sont “les seuls à n’être pas dépourvus par ce genre de problèmes”, comme le confirment aujourd’hui ses héritiers Françoise Héritier ou Maurice Godelier. Si les sociétés primitives ignorent les techniques modernes de procréation médicale assistée, elles en ont “imaginé des équivalents métaphoriques” et contournent le conflit entre parenté biologique et parenté sociale. Attentif à ce que, prisonniers d’un regard autocentré, nous ne perçevons pas nousmêmes, Claude Lévi-Strauss nous apprend que “des formes de vie sociale et des types d’organisation bien attestés dans notre histoire peuvent, en certaines circonstances, redevenir actuels et jeter un jour rétrospectif sur des sociétés très éloignées de nous dans le temps et l’espace”. Telle la place centrale de l’oncle maternel dans la structure familiale que le frère de la princesse Diana réactive le jour de ses obsèques… Ce geste reliant, dans une amplitude impressionnante de précision, l’ancien et le moderne, l’exotique et l’occidental, le lointain et le proche, le sacré et le profane, sème le trouble dans les catégories confuses de barbarie et de civilisation dont Lévi-Strauss n’aura cessé d’entrevoir l’obscur entrelacement. Jean-Marie Durand Nous sommes tous des cannibales (Seuil/La Librairie du XXIe siècle), 268 pages, 21 €, en librairie le 7 mars 27.02.2013 les inrockuptibles 115

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Collection privée/Musée des lettres et manuscrits, Paris

Marcel Proust vers 1895

après Proust Proust constitue-t-il le terminus de la littérature ? À l’heure où on célèbre les 100 ans de La Recherche, un numéro spécial de la NRF tente de répondre.



l y a un siècle très exactement paraissait Du côté de chez Swann, premier volume d’À la recherche du temps perdu. Pour fêter ce centenaire, la NRF – revue à laquelle est intimement liée La Recherche – a préféré donner un prolongement au texte proustien plutôt que de lui rendre un hommage compassé. Le numéro s’intitule D’après Proust, manière de signifier la richesse de l’héritage et de souligner à quel point ce livre continue d’imprégner la littérature, comme le thé pénètre la chair dodue et rainurée de la fameuse madeleine. Une façon aussi de rappeler, après Deleuze, que La Recherche n’est pas tournée vers le passé mais vers le futur ; qu’il s’agit d’une œuvre qui invite le lecteur à la réinventer, à la réécrire sans cesse.

“Réécrire Proust, c’est souscrire à son désir”, note Philippe Forest dans l’avant-propos de la revue. Et si, finalement, la littérature d’après La Recherche n’était que sa perpétuelle réécriture ? Livre total, chef-d’œuvre de la modernité littéraire, La Recherche constitue-t-elle un horizon indépassable ou bien une source inépuisable ? Il est amusant de noter le lexique religieux employé par les auteurs qui ont collaboré à ce numéro spécial de la NRF pour évoquer l’œuvre proustienne, cette œuvre cathédrale. Serge Doubrovsky et Juan Gabriel Vásquez la comparent tous deux aux Évangiles ; Julia Kristeva voit en Marcel Proust une figure christique, lui qui a donné “son corps à la littérature et,

à travers elle, au monde”. Il y a un avant et un après M. P., comme il y a un avant et un après J.-C. Objet d’un tel culte, La Recherche peut apparaître comme un palimpseste insurpassable. C’est la thèse défendue par Philippe Vilain dans un article défaitiste, pour ne pas dire ultraconservateur. Selon lui, “la littérature post-proustienne s’est désenchantée”, dénaturée par Céline, que Vilain honnit et vomit. “Qu’est-ce donc qu’écrire après Proust, assène-t-il, sinon écrire sur les ruines du Beau, sinon en être réduit à l’acte iconoclaste de démolir, de déconstruire, de considérer Proust comme un terminus (…) ?” Autant arrêter d’écrire et se consacrer au macramé. Pour contredire Philippe Vilain, on pourrait citer René Char : “L’impossible, nous ne l’atteignons pas, mais il nous sert de lanterne.” Plus qu’une Bible intouchable, La Recherche est cette lanterne – lanterne magique comme celle que contemple le narrateur avant de s’endormir – qui guide les écrivains sur de nouveaux chemins. Proust a ainsi ouvert la voie à l’autofiction, comme le rappelle avec justesse Serge Doubrovsky, inventeur du terme : “Tous les ‘self-romans’ d’aujourd’hui ne sont que d’humbles variantes de La Recherche.” Au-delà, c’est toute la littérature, française et mondiale – que l’on pense à Orhan Pamuk ou Haruki Murakami – que La Recherche continue d’irriguer. Elle semble pouvoir se décliner à l’infini, même dans les livres et les lignes qui en sont a priori le plus éloignés. En témoigne Machine universelle, le très beau texte rétro-futuriste signé Aurélien Bellanger pour la NRF. Elisabeth Philippe La Nouvelle Revue française – D’après Proust (n° 603), sous la direction de Stéphane Audeguy et Philippe Forest (Gallimard), 328 pages, 19 €

la 4e dimension Hollywood Babylone intégral La “version complète et définitive”, en français, du livre culte de Kenneth Anger, Hollywood Babylone (Tristram), sort le 21 mars. L’amant poignardé de Lana Turner, la bisexualité de Marlène Dietrich, les orgies, les procès… La légende noire d’Hollywood vue avec humour et cruauté.

Amazon et les néonazis Selon un documentaire, Amazon faisait surveiller les travailleurs saisonniers de ses centres de distribution en Allemagne par des vigiles néonazis. Le site a annoncé mettre fin à sa collaboration avec cette société de sécurité extrémiste.

tous écrivains ? Selon un récent sondage Ifop pour le site Monbestseller.com, 17 % des Français auraient un manuscrit qui traîne dans leurs tiroirs. Mais ils lisent de moins en moins : le temps de lecture a perdu une demi-heure hebdomadaire entre 2010 et 2012.

autour de Charlotte Delbo À l’occasion du centenaire de la naissance de Charlotte Delbo, la BNF consacre un colloque à cette résistante déportée à Auschwitz et auteur de textes sur l’expérience concentrationnaire. En présence de Rithy Panh. le 1er mars à partir de 9 h, www.bnf.fr

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Darwyn Cooke & Tim Sale Superman – Kryptonite Urban Comics, 168 pages, 15 €

Richard Stark & Darwyn Cooke Parker – Le Casse Dargaud, 144 pages, 19,99 €

mon comic strip Le récit autobiographique sensible de Sylvie Rancourt, ancienne strip-teaseuse à Montréal, enfin édité en France.

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uto-éditée en fascicules à partir de 1985, Mélody est la première bande dessinée autobiographique canadienne. Son auteur, Sylvie Rancourt, est alors danseuse nue et novice dans l’art de la BD. Mélody/Sylvie raconte comment elle a commencé dans ce métier, poussée par son mari, Nick, pour rapporter un peu d’argent au ménage. Sensuelle, libérée, Mélody devient donc strip-teaseuse dans un bar tandis que Nick, tire-au-flanc, loser et profiteur, vit de trafics de drogue, de recel et de petites combines minables dans lesquelles il essaie toujours d’impliquer sa femme. Serviable, enjouée et amoureuse, Mélody se débrouille néanmoins toujours pour tirer son couple d’affaire. Le trait naïf, simple et brut de Sylvie Rancourt est accompagné par une maîtrise innée du rythme et du découpage. Le contraste confère à Mélody une fraîcheur et une vivacité fabuleuses. Ce qui frappe aussi chez l’auteur, c’est sa façon de raconter ses expériences sans complexes, avec naturel, décontraction, et un mélange étonnant de franchise et d’angélisme – se dépeindre, par exemple, en candide dupe de son mari montre qu’elle était en fait bien consciente

de se faire avoir par lui. Même si elle rentre parfois dans des détails crus – on la voit participer à un plan à quatre, s’exhiber sur scène sous toutes les coutures –, son récit et son dessin ne sont jamais porno, érotiques ou aguichants. Loin de tout voyeurisme, Sylvie/Mélody offre un témoignage désarmant sur un mode de vie en apparence inhabituel et montre qu’elle fait un métier comme un autre, au quotidien banal. Elle révèle comment elle accepte sa vie avec simplicité, comment elle assume son corps et ses envies, sans culpabilité. Elle ne se pose jamais en victime, elle n’est jamais revancharde, ni revendicatrice. Elle ne juge jamais son travail, ses collègues, son mari. Avec dépouillement et une sorte d’humour mélancolique, Sylvie Rancourt retrace une époque où soufflait encore un vent de liberté – pas uniquement sexuelle –, d’utopie et d’insouciance. Difficile de comprendre pourquoi cette bande dessinée percutante et attachante n’avait jamais été publiée en France jusqu’ici – un oubli aujourd’hui heureusement rattrapé grâce aux Éditions Ego Comme X.

Retour aux temps (super)héroïques. Le Canadien Darwyn Cooke n’aime rien tant que d’investir des univers déjà créés. Il en donne des représentations classiques, légèrement rétro mais, in fine, pas si dépassées (voir son savoureux cross-over entre Batman et le Spirit de Will Eisner, dans Le Spirit – Résurrection qu’il a réalisé avec Jeph Loeb). Dans Kryptonite, dessiné par Tim Sale, il revient littéralement aux sources de Superman, s’appuyant sur un épisode de 1949 (reproduit en fin de volume). Avec tendresse et habileté scénaristique, il revisite la figure du superhéros venu d’ailleurs et surpuissant mais si humain et vulnérable. Pas étonnant que Richard Stark alias Donald E. Westlake l’ait autorisé à adapter son Parker : Cooke sait actionner la machine à remonter le temps (1964 pour Le Casse) sans la mollesse de la nostalgie. Il confère à Parker, électron libre sans état d’âme, toute la dureté nécessaire, comme lors de l’ouverture, muette et intense. Cet artisan des comics retranscrit, avec un art de la mise en scène qui s’efface, le suspense d’un braquage incroyable. Vincent Brunner

Anne-Claire Norot Mélody (Ego Comme X), 350 pages, 19 €

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réservez Spring, festival des nouvelles formes de cirque Belle programmation en Basse-Normandie : Yoann Bourgeois, Jani Nuutinen, Face Nord, Caktus, Carpe Diem, Gandini Juggling et l’ovni Dominique Dupuy. du 7 au 30 mars tél. 02 33 88 43 73, www.festival-spring.eu

Le Sucre du printemps conception Marion Muzac et Rachel Garcia Rachel Garcia, plasticienne et scénographe, et Marion Muzac, pédagogue et chorégraphe, livrent une décapante lecture du Sacre du printemps. les 6 et 7 mars au Théâtre national de Chaillot, Paris XVIe, tél. 01 53 65 31 22, www.theatre-chaillot.fr

précision L’article “Ivre d’histoires” sur Faustin Linyekula (aux Subsistances de Lyon), paru dans le n° 898, était signé par Fabienne Arvers.

résistance passive Christophe Perton met en scène deux textes de Peter Handke au Théâtre du Rond-Point. Deux visions de la solitude comme choix dans notre société contemporaine.



ne femme qui décide de vivre sans son mari en restant seule avec son enfant de 8 ans. Un type qui exprime son dégoût de l’époque face aux passagers indifférents d’une rame de métro. Précisons d’emblée que la solitude telle qu’elle est envisagée dans ces deux textes écrits à presque trente ans de distance – La Femme gauchère a été publié en 1976, Souterrainblues, paru en 2003, vient tout juste d’être traduit en français – n’est pas vraiment subie. Le mérite de ces deux spectacles est précisément d’en souligner la dimension subversive. Aucune agressivité, par exemple, dans la façon dont Marianne prend congé de Bruno, son mari, même si sa décision paraît d’autant plus radicale que ce dernier vient de lui avouer à quel point elle lui était indispensable. Une nécessité impérieuse guide la jeune femme – interprétée par Judith Henry. “J’ai eu tout à coup l’illumination que tu t’en allais d’auprès de moi, que tu me laissais seule. Oui, c’est ça, Bruno, va-t’en. Laisse-moi seule.” Une fois ces mots prononcés, Marianne ne cherche pas à expliquer plus

précisément sa décision. Légèrement en retrait, elle parle peu, se contentant du minimum. Quoique central, son personnage est en quelque sorte en creux. Autour d’elle gravitent, outre l’époux et le fils, un éditeur pour qui elle traduit des textes – il lui rend visite un soir avec un bouquet de fleurs et une bouteille de champagne –, Franziska, qui a recueilli Bruno chez elle, et quelques autres dont un acteur au chômage qui lui déclare sa flamme. Curieusement, le livre qu’elle traduit semble parler pour elle. “L’homme dont je rêve sera celui qui aime en moi la femme qui ne dépend plus de lui.” Mais est-ce vraiment ce qu’elle pense ? Car en relisant cette phrase à voix haute, elle hausse les épaules. Au fond, être seul, c’est une certaine manière de se trouver au milieu des autres. Ainsi cet homme qui, dans Souterrainblues, harangue les passagers du métro en un long monologue. Les yeux plus ou moins dissimulés par des lunettes dont un des verres est passablement rayé, il a les traits de Yann Collette – qui joue aussi le rôle de l’éditeur dans La Femme

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côté jardin

ne coupez pas

Yann Collette dans Souterrainblues

Christophe Perton

Des arbitrages budgétaires contestables menacent la viabilité de lieux aussi essentiels que la MC93 à Bobigny ou le TU à Nantes.

gauchère. L’acteur incarne avec une densité formidable cet impénitent, désigné comme l’Homme sauvage. Le dispositif scénique reproduit l’intérieur d’une rame de métro, avec des banquettes qui claquent en se levant et s’abaissant, créant l’impression que des passagers invisibles entrent et sortent à chaque station. Un aspect fantomatique qui renforce l’isolement de cet homme dont on ne sait s’il parle à voix haute ou s’adresse en pensée à ses semblables. Bien que sombre et mélancolique, son discours, qui évoque chacun des passagers en particulier, a parfois des accents whitmaniens. À tout bout de champ, il fustige la laideur généralisée de l’époque, et de nous tous, lui inclus. C’est son côté réac. La beauté dont il rêve n’est pas de ce monde. D’où son fantasme d’une sainteté impossible qui en ferait un descendant déçu du Rilke des Cahiers de Malte Laurids Brigge ou du Livre de la pauvreté et de la mort. Vers la fin, une Femme sauvage, en chair et en os, monte à son tour. Ils sont seuls. Moqueuse, elle ridiculise sa quête de la beauté dans des termes impitoyables, lui reprochant son manque de cœur. Un très beau texte, remarquablement interprété. Hugues Le Tanneur La Femme gauchère/Souterrainblues de Peter Handke, mise en scène Christophe Perton, jusqu’au 9 mars au Théâtre du RondPoint, Paris VIIIe ; La Femme gauchère du 12 au 16 à Villeurbanne, du 20 au 23 à Nice

Les temps sont durs. Depuis plusieurs années, la MC93 de Bobigny, un des théâtres emblématiques de la région parisienne, réduit progressivement sa voilure pour cause de contractions budgétaires. Malgré ces difficultés, Patrick Sommier, son directeur, se démène comme un diable pour offrir au public une programmation exigeante alors que la part du budget consacrée à l’artistique ne cesse de se réduire – de 2 millions d’euros annuels il y a dix ans, ce budget est aujourd’hui passé à 1,2 million d’euros. Si les spectacles présentés restent d’une qualité irréprochable, proposant au passage de nombreuses découvertes issues des quatre coins de la planète, ils sont désormais plus rares et programmés sur des durées plus courtes. Dans une telle situation de fragilité, l’annonce par le conseil général de la Seine-SaintDenis de réduire sa subvention de 5 % pour l’année 2013 met en danger la viabilité du lieu. La MC93, qui vient d’accueillir à guichets fermés la mise en scène par Simon McBurney du Maître et Marguerite d’après Boulgakov, a vu défiler dans ses murs nombre de productions historiques par des artistes aussi différents que Heiner Goebbels, Christoph Marthaler, Frank Castorf, Peter Zadek, Toni Servillo, Karole Armitage ou Robert Wilson. Un temps convoité par la Comédie-Française, qui souhaitait en faire une annexe, ce théâtre mérite – et ce plus que jamais en temps de crise – d’être soutenu pour poursuivre sa mission au lieu d’être asphyxié. Malheureusement son cas n’est pas isolé. Ainsi, le TU (Théâtre universitaire) de Nantes subit à son tour des coupes drastiques dans son budget de la part de l’État et de l’université, qui remettent en question un travail remarquable et largement reconnu. Dur.

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Les Tribulations d’une étrangère d’origine

Patrick Sourd jusqu’au 2 mars à Théâtre Ouvert, Paris XVIIIe, tél. 01 42 55 55 50, www.theatre-ouvert.net, puis en tournée

musique (très) actuelle Rire et larmes, musique et théâtre se confondent dans le rocambolesque Crocodile trompeur/ Didon et Énée signé Jeanne Candel et Samuel Achache.

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écidément, musique et arts de la scène sont à la noce et se stimulent mutuellement pour le meilleur, soir après soir. Mardi 12 février, Israel Galván galvanise le plateau du Théâtre de la Ville avec Le Réel, où la musique du flamenco, intrinsèquement nouée à la danse, s’empare des paroles d’Hitler in My Heart d’Antony & The Johnsons pour évoquer la déportation des tziganes par les nazis. Au Carré de Saint-Médard-en-Jalles, mercredi 13, Hamid Ben Mahi s’entoure de deux musiciens de Bashung pour Apache, une chorégraphie qui confronte l’énergie du rock à celle du hip-hop. Et c’est aux Bouffes du Nord, jeudi 14, que le tandem Jeanne Candel et Samuel Achache propose Le Crocodile trompeur/ Didon et Énée, sous la direction musicale de Florent Hubert, dans une ambiance potache qui tend à nous tirer des larmes de rire là où la flèche de Cupidon brise les cœurs de Didon et Énée. Une passion tragique contrariée par le destin sous la plume de Virgile, un amour enchâssé dans la mort selon l’optique baroque de la partition de Purcell et une construction digressive où l’interruption permanente sert de fil conducteur pour Jeanne Candel et Samuel Achache. La scène concave et profonde des Bouffes, d’abord cachée aux regards par un haut et vilain rideau de plastique gris, se révélera bientôt une évocation foutraque et chaotique du tableau

Victor Tonelli/ArtComArt

de et avec Élizabeth Mazev, mise en scène François Berreur Coming-out d’une vie au goût bulgare. Révélant son inguérissable nostalgie pour un pays qui fut l’un des plus fidèles satellites de l’Union soviétique, Élizabeth Mazev revient sur son enfance de petite Bulgare née dans le sud de la France, où ses parents obtinrent le statut de réfugiés politiques. Avec ses longues nattes blondes, son chemisier brodé et la multitude de jupons qui gonflent sa sévère jupe noire, celle qui fut la copine d’Olivier Py dès le CE2 connut le succès à 10 ans en tant qu’actrice dans la première pièce de celui-ci, Déluré l’artichaut, une histoire de pâtisserie où elle tenait le rôle de Madame Patatarte. C’est cette même année qu’elle retourne pour la première fois en Bulgarie à la découverte de sa famille, des fameuses boulettes de viande et de la shopska salata. Après le mariage avec son metteur en scène, l’un des moments les plus comiques de ces Tribulations d’une étrangère d’origine s’avère le voyage de noces (qui ne dit pas son nom) avec l’époux Olivier, qui finira par abandonner la jeune Bulgare à sa Bulgarie en prenant le premier vol vers Paris, avec l’inévitable plateau-repas constitué de boulettes de viande accompagnées de shopska salata. Tendres comme un malibi, une crème de riz au sirop de rose, ces tribulations d’une déracinée valent pour leur constat plein d’humour de l’impossibilité de se construire en un seul morceau quand on a poussé ailleurs.

de Brueghel, L’Ouïe, où instruments de musique et objets hétéroclites reflètent le désordre amoureux des personnages. L’amour rend aveugle et la musique est là pour nous aider à y voir plus clair. C’est à l’étude de ces rapports anatomiques et un brin fumeux où l’âme se perd que comédiens, chanteurs et musiciens, tous excellents, nous invitent. Spéléologues du cœur, enquêteurs empêtrés dans les miasmes de l’autopsie d’une femme amoureuse où ils sombrent comme dans un puits sans fond, arpenteurs de paysages dévastés comme autant d’allégories d’une passion ruinée par la flèche du destin, ils sont tout à la fois acteurs du drame et observateurs zélés de ses néfastes effets. Le crocodile n’est pas le seul à tromper dans le spectacle. Le désordre apparent de l’action et du décor sont un leurre, le contrepoint d’une construction réglée comme une horloge. Dans cette farce contemporaine calquée sur une trame antique, c’est tout naturellement, et en improvisateurs patentés, que tous les membres de la troupe hissent la partition baroque de Purcell vers l’énergie du jazz et réussissent à trouver “ce point d’équilibre où la musique est action”. Fabienne Arvers Le Crocodile trompeur/Didon et Énée mise en scène Jeanne Candel et Samuel Achache, avec Judith Chemla, Vladislav Galard, Florent Hubert, Léo-Antonin Lutinier, Jan Peters, Marion Sicre, jusqu’au 3 mars aux Bouffes du Nord, Paris XVIIIe, tél. 01 46 07 34 50, www.bouffesdunord.com

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avantages exclusifs

RÉSERVÉS AUX ABONNÉS DES INROCKS pour bénéficier chaque semaine d’invitations et de nombreux cadeaux, abonnez-vous ! (voir page 137 ou sur http://abonnement.lesinrocks.com) Pias Nites le 7 mars à la Flèche d’Or (Paris XXe)

Mannequin – Le corps de la mode jusqu’au 19 mai, aux Docks-Cité de la mMode et du Design (Paris XIIIe)

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DVD 1966 : New York est au cœur des changements qui vont redéfinir la société américaine de l’après-guerre. L’agence Sterling Cooper Draper Pryce a connu sa première crise avec la perte du compte Lucky Strike. Après un plan social violent, les membres fondateurs tentent tant bien que mal de séduire de nouveaux clients en misant sur leur originalité et leur avance sur leurs nombreux concurrents de Madison Avenue. À gagner : 30 coffrets

expos Le mannequin est un acteur essentiel de la diffusion de la mode. Initialement produite par les Rencontres d’Arles pour l’édition 2012, l’exposition Mannequin – Le corps de la mode a remporté un vif succès que Galliera prolonge aujourd’hui à Paris dans le cadre de son programme hors les murs aux Docks-Cité de la Mode et du Design. À gagner : 25 places pour 2 personnes

Journeys Neil Young un film de Jonathan Demme

DVD En mai 2011, Neil Young conduit une Crown Victoria 1956 depuis sa ville natale idyllique d’Omemee (Ontario) jusqu’au mythique Massey Hall de Toronto où il assure en toute intimité les deux dernières dates de sa tournée mondiale. Sur la route, il raconte ses souvenirs de jeunesse à Jonathan Demme. À gagner : 20 Blu-ray et 30 DVD

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musiques Ex-membre fondateur de l’excellent groupe Girls, Christopher Owens revient sur le devant de la scène avec Lysandre, son premier album solo. Véritable fenêtre ouverte sur son âme, Lysandre est un carnet de voyage, un récit de vie. De San Francisco à New York, en passant par la Côte d’Azur, Christopher Owens nous raconte son passage à l’âge adulte, son histoire d’amour, des moments rendus vivants par l’art. À gagner : 10 places

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fin des participations le 3 mars

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Courtesy Palais de Tokyo, Paris, photo Didier Plowy

vernissages Saâdane Afif Visiter une exposition de Saâdane Afif, c’est un peu comme reconstituer patiemment la trame d’un puzzle. Construite autour d’un objet sans identité fixe, entre guitare et pendule, cette monographie nous éclaire sur la façon qu’il a, depuis le début des années 2000, de procéder : par ricochets et collaborations successives. du 1er mars au 28 avril à l’IAC de Villeurbanne, www.i-ac.eu

les 40 ans du CAPC Centre d’art, puis musée, créé en 1973 grâce à l’énergie sans concession de Jean-Louis Froment, l’institution bordelaise lance une première salve de réjouissances le 28 février avec l’écrivain Tristan Garcia et la remise en service d’une œuvre culte et participative d’Allan Kaprow, avant d’accueillir en mai la grande expo Markus Schinwald et le tandem Pauline Boudry & Renate Lorenz. à partir du 28 février www.capc-bordeaux.fr

évolution de Palais Alors que s’ouvre une deuxième saison sous la tutelle de Jean de Loisy, le Palais de Tokyo est toujours en quête d’identité pour avoir (trop ?) multiplié les pistes. Alors, où va-t-on ?

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ous sommes des flibustiers.” Prenant la barre après un an et demi de travaux, c’est en ces termes que Jean de Loisy présenta son équipage au printemps dernier. Un an plus tard, retour sur l’équipée sauvage du Palais de Tokyo, qui ressembla parfois à la dernière croisière du Costa Concordia malgré la détermination sans faille de son commandant resté à bord. Disons-le tout de suite, si ça fuit de toute part au Palais ces derniers mois, ce n’est pas tant du point de vue de la fréquentation, toujours en hausse (407 000 visiteurs en huit mois, soit trois fois plus que les années précédentes) que de la programmation, plurielle et tentaculaire, qui laissa parfois le spectateur en rade. Et puis ça fuyait pour de bon aussi à la fin de l’été dans les sous-sols inondés d’un Palais revisité et amplifié (trop vite, trop fort ?) par les architectes Lacaton et Vassal, qui multiplièrent par trois les surfaces d’exposition, quitte à laisser bruts de décoffrage des sous-sols aux allures de sarcophage.

À l’automne, pris de berlue, on crut encore que le show du Forgotten Bar berlinois baignait dans l’eau – il s’agissait en fait d’un vernis incolore prévenant d’éventuelles infiltrations. Balayée par l’imprimé neigeux d’une boule à facettes, cette exposition sans queue ni tête où l’on n’identifiait ni les artistes, ni les commissaires d’expo, et encore moins les œuvres, compte parmi ce que le Palais nous a offert de pire. Pas de panique, il y eut aussi beaucoup mieux. Le show off bien calibré de Fabrice Hyber par exemple, qui choisit de faire sécession en cloisonnant son espace, ou l’expo du jeune Neil Beloufa, entrée au chausse-pied mais avec brio dans le carcan de béton et qui bénéficia de la souplesse de ce centre d’art pas comme les autres. “L’expo de Neil a nécessité deux mois de préparation et l’organisation d’une fête sur place, dont les restes servirent de décor à l’installation. Quelle institution peut se permettre cela ?”, rappelle avec enthousiasme Jean de Loisy. “J’ai beaucoup de respect pour l’équipe, qui fait tout ce qu’elle peut dans cet ensemble gigantesque,

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“l’objectif : faire de la visite un voyage. Ici, il faut se perdre, raisonnablement” Jean de Loisy

Fabrice Hyber, exposition Matières premières au Palais de Tokyo, (du 28/09/12 au 07/01/13)

complète l’artiste. Ils douillent à mort et ont des fessiers en béton à force de courir d’étage en étage.” Blague à part, il faut en effet du courage pour parcourir les quelques 22 000 mètres carrés, qui placent le Palais au premier rang des centres d’art européens. “L’objectif : faire de la visite un voyage, assure Jean de Loisy. Ici, il faut se perdre, raisonnablement. Ce lieu doit porter une ambition exploratoire, tant du point de vue artistique, économique, que spatial.” Mission réussie. “La première session était très éclatée, reconnaît Julien Fronsacq, l’un des cinq commissaires associés. Nous testions le rythme, la fréquence, la densité ; la deuxième session sera plus construite.” “Il valait mieux commencer par la générosité”, confirme de Loisy. Et après, c’est ceinture ? Pas vraiment si l’on en croit la longue liste d’expositions et rencontres programmées les prochains mois (lire page suivante). Au risque, à nouveau, de se fourvoyer dans cette obsession propre au Palais de Tokyo troisième génération : celle de l’adresse à tous les publics. “Jean tient beaucoup à l’interpénétration des espaces payants et non payants”, analyse Julien Fronsac, qui pose au passage la question des “seuils”, cette signalétique tacite qui permet aux visiteurs de comprendre où ils se situent, “avec parfois un effet ‘boule à facettes’ qui a donné lieu à la cohabitation de plusieurs histoires de l’art et de plusieurs publics”. Ces derniers mois en effet, il y avait à boire et à manger pour tout le monde :

le public ultra-averti de l’exposition Les Dérives de l’imaginaire, le grand public transformé en cobaye dans l’exposition labyrinthique d’Hyber, les hipsters du Forgotten Bar ou encore les têtes chercheuses venues capter l’exposition au cordeau du Croate Damir Ocko. Soit la superposition de trois ou quatre centres d’art qui laissait penser que le Palais n’avait pas tout à fait trouvé son identité. Or, au lieu de tenter d’enrayer cette voracité inhérente à l’architecture en tiroirs du lieu, en limitant les expositions et en ouvrant les espaces successivement, l’équipe a fait le choix de jouer les effeuilleuses, dévoilant tous ses espaces et même plus : ces zones d’ombre, ces sas et ces interstices qui venaient encore davantage brouiller la lecture. Ce fut le cas de la proposition quasi invisible de Jonathan Binet, invité à s’emparer des escaliers de service, ou encore du vivarium de l’Autrichien Markus Schinwald, échoué dans une zone de non-droit. “J’essaie de donner la parole à d’autres, commente de Loisy. Contrairement à la politique précédente, j’ai ouvert le Palais aux institutions amies comme le CAPC et à d’autres commissaires” (comme Gaël Charbau pour la monographie de Neil Beloufa ou François Piron qui signe cet hiver la grande exposition consacré à Raymond Roussel). “Avec l’ouverture de ses nouveaux espaces, le Palais est devenu un terrain vague monumental. En sortant du modèle white cube, il a ouvert de nouveaux horizons pour des artistes issus de la rue”, analyse de son côté Hugo Vitrani, qui a coordonné le projet des graffeurs Lek et Sowat pour le “parcours du Palais secret”. Sauf que, à trop vouloir gonfler l’offre, le Palais prête le flanc à l’anarchie. C’est symptomatique avec ce projet qui échappa à peu près à tout le monde, et pour cause – l’expo étant fermée au public sauf en cas de visite guidée avec les médiateurs –, et faillit faire les frais d’un imbroglio lors de la “vente SOS Racisme” dont les graffs sur toile étaient sélectionnés par l’instigateur de la calamiteuse expo TAG au Grand Palais. “Tout ce qui aère notre biotope est le bienvenu”, estime Jean de Loisy, qui ne cache pas son objectif en termes 27.02.2013 les inrockuptibles 125

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d’“audimat” : “Nous devons élargir la pyramide des âges. Une fois qu’on aura installé les boutiques, les cinés, les restos, il restera environ 7 000 mètres carrés d’espace d’exposition.” Un format plus digeste en somme, imposé par une donnée de taille : l’argent. Car ici plus qu’ailleurs, le nerf de la guerre, c’est cette économie mixte, mi-publique, mi-privée qui, depuis son ouverture, fait la particularité du site. “En 2012, nous sommes arrivés à 47 % d’autofinancement, on vise les 52 % pour 2013”, explique Jean de Loisy, qui mise sur l’ouverture, mi-mars, d’un nouveau restaurant et sur les trois salles de cinéma en concession qui accueilleront premières de films et colloques. Quand aux privatisations, qui financent un tiers du budget, elles devraient se poursuivre, dans la lignée de l’exposition de la maison Chloé en octobre dernier, curatée par un conservateur du Victoria & Albert Museum et configurée comme une vraie expo mais entièrement financée par la marque. “Je privilégie deux univers qui entrent en écho avec nos préoccupations : la mode et le design, défend Jean de Loisy. Nous allons poursuivre ce travail, notamment en accueillant en mai l’expo N°5 Culture Chanel et en travaillant avec le musée Galliera, qui rouvrira ses portes en juin.” “Lors des vœux au monde de la culture, Jean-Marc Ayrault a déclaré que les crédits de la création seraient préservés. C’est un effort important que consent la nation pour les artistes”, insiste Michel Orier, directeur général de la création au ministère de la Culture, avant d’ajouter : “Cependant, ‘préserver’ ne signifie pas ‘augmenter’. Comme toutes les institutions culturelles de notre pays, le Palais de Tokyo devra faire dans le cadre du budget qui lui est alloué.” La réponse aux centres d’art et musées de région inquiets ces derniers mois de voir le Palais grignoter une partie du budget du ministère. “Il est vrai que la décision d’agrandir le Palais de Tokyo est celle du président de la République précédent. Aurélie Filippetti, en revanche, privilégie les territoires dans toutes leur diversité. Il n’est pas certain que la ministre aurait pris la décision d’agrandir un établissement au cœur de Paris en période de resserrement budgétaire. Notre effort consiste donc à assurer son fonctionnement sans pour autant pénaliser les structures en région. L’élaboration du budget 2013 témoigne de cette volonté de rééquilibrage tout en accompagnant le projet artistique du Palais de Tokyo.” Claire Moulène

Courtesy galerie Loevenbruck, Paris

Dewar & Gicquel, Le Menuet, 2012

Tokyo 2013 Tout ce qui vous attend au Palais de Tokyo dans les prochains mois. rois générations d’artistes jouer sur l’inframince et non sur seront au rendez-vous pour la cage de paintball”, commente cette deuxième session avec ironie Julien Fronsacq, faisant en forme d’oxymore. Jouant allusion à la démesure si décriée des strates “climatiques” du Palais, de Gréaud. “Il pensera le lieu comme le package Soleil froid fait le plein un récit.” “La mission de Philippe de lumière en surface avec le show Parreno est d’enchanter le lieu et hallucinogène de Julio Le Parc, d’offrir une réponse à l’architecture 85 ans, qui n’avait pas bénéficié de Lacaton et Vassal, complète Jean d’exposition institutionnelle en de Loisy. Il fera en sorte que le Palais France depuis 1967. Vous descendez devienne un paysage dans lequel d’un cran et d’une génération les événements créent des énigmes et c’est François Curlet, artiste pour et perturbent le visiteur.” artistes comme on dit, qui prend Au même moment, à Beaubourg, le relais, tandis que le critique d’art c’est Pierre Huyghe, ex-camarade François Piron propose dans des années 90, qui tiendra le haut un show plus intimiste une version de l’affiche. “Nous nous rencontrons contemporaine de sa recherche deux fois par an avec Alain Seban consacrée à l’héritage de Raymond (président du Centre Pompidou) Roussel. Au même moment, le pour coordonner nos projets, explique tandem Dewar et Gicquel exposera de Loisy. En même temps que Julio ses nouveaux films animés, fruit Le Parc, Beaubourg exposera Soto, d’un travail titanesque, dont chaque un autre artiste cinétique.” seconde nécessita en moyenne Parmi les autres collaborations la réalisation de six sculptures. prévues, un projet avec le Louvre On retrouvera également baptisé Une brève histoire de la “bibliothèque” d’Évariste Richer, l’avenir, en référence à l’ouvrage cartographie du cerveau et des de Jacques Attali, et un projet sources de l’artiste. pour 2016 avec le musée d’Art Début juin débutera la moderne de la Ville de Paris, qui Saison des jeunes créateurs. Sur permettra de compenser “la le modèle de l’expo Dynasty, qui nostalgie de l’unité originelle du lieu”, tendait un miroir à la jeune scène unité sur laquelle plane le spectre artistique, il s’agit ici de rendre d’un projet abandonné faute de visibles “d’autres façons de montrer moyens : l’installation à mi-chemin les œuvres et de concevoir le format entre les deux institutions, sur d’exposition”, dixit Jean de Loisy. le terre-plein central qui fait face À l’automne, le Palais s’essaiera à la tour Eiffel, de l’immense à un exercice déjà expérimenté piscine de James Turrell. en 2009 avec Loris Gréaud : celui Achetée en 1993 par le Fnac, de l’exposition totale confiée à un cette installation monumentale seul artiste : “Philippe Parreno sera et participative attend toujours le grand chef d’orchestre. Il devrait son point de chute. C. M.



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canards déchaînés Le Ravi, La Lettre à Lulu, Le Postillon, Le Sans-Culotte, La Brique… De Nantes à Marseille, de Grenoble à Lille, de nouveaux journaux locaux mènent un vrai travail d’investigation et d’irrévérence.

 I

ls étaient plus de huit cents au Théâtre national La Criée, à Marseille, le 11 février, pour un débat sur le thème “Libérons la presse”. Organisée par Mediapart, la soirée avait pour partenaires locaux le site Marsactu et le mensuel Le Ravi. Ce dernier fait partie de la ribambelle de médias qui se sont créés ces dernières années sur le créneau de l’info locale satirique d’investigation. De La Lettre à Lulu (Nantes) au Postillon (Grenoble), du Sans-Culotte (Vendée) à La Brique (Lille) en passant par La Galipote (Puy-de-Dôme), L’Heb’di (Alsace) ou Fakir (Amiens, devenu national), on en recense plusieurs dizaines, sur internet ou sur papier. Ils n’hésitent pas à dénoncer les collusions entre médias et politiques locaux (voyages de presse offerts, publireportages), à mettre au jour les dérives autocratiques des élus (abus de pouvoir, clientélisme), et publient de longues enquêtes sur des sujets considérés comme trop ardus par la presse locale : l’économie, l’urbanisme, l’environnement. “C’est un groupe de jeunes universitaires qui a créé Le Ravi, des lecteurs frustrés qui voulaient écrire sur des sujets ignorés par les médias régionaux, raconte son rédacteur en chef Michel Gairaud. Je les ai rejoints au numéro 6, il y a neuf ans, pour les aider à mettre tout ça en forme.” L’équipe a fêté le numéro 100 cet automne, avec un menu plutôt dense : soupçons de favoritisme au conseil général des Bouches-du-Rhône,

un reportage dessiné sur la destruction des tours Germinal à La Seyne-sur-Mer, le portrait au vitriol de Bernard Laporte… Le Ravi est un cas particulier, qui a fait le pari de la professionnalisation. Diffusé dans toute la région, il compte six journalistes permanents (salaires allant de 1 000 à 1 500 euros net). Côté ressources, il vend de 2 500 à 4 000 exemplaires par mois. Il anime aussi des ateliers d’écriture dans des écoles et des centres sociaux. Pour le numéro 100, les journalistes ont réalisé un dossier de huit pages avec des sans-abri, “Le Ravi crèche dans la rue”, cofinancé par la Fondation Abbé-Pierre. “Le journalisme n’est pas pour nous une fin en soi, il fait partie d’une démarche d’éducation populaire”, souligne Michel Gairaud. Dans le fief de l’actuel Premier ministre, pas de planning ni de salaires pour La Lettre à Lulu. Mais une aventure nantaise qui dure depuis dix-huit ans. “On voulait appliquer les recettes du Canard enchaîné au niveau local, sur un mode un peu différent : pas d’argent, pas de moyens, et on sort quand on veut, sans prévenir”, raconte Nicolas de La Casinière, cofondateur et rédacteur en chef. Comme Le Ravi, La Lettre à Lulu donne la priorité à l’enquête. “On ne crache pas sur les mauvais jeux de mots, mais on se méfie du délire potache et du surcroît d’ironie, précise le Nantais. Je me souviens par exemple d’un article sur une campagne municipale qui était truffé de jeux de mots, à tel point qu’on n’y comprenait

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au poste

la juste image de guerre Que peut-on montrer de la guerre ? Doit-on privilégier la dignité ou l’information ?

ces journaux ont jusque-là résisté aux opérations de séduction, et ils n’épargnent personne plus rien. Notre priorité, ce sont les faits.” Le ton est parfois plus ado du côté de Grenoble dans l’équipe du Postillon (leur slogan : “Les dirigeants grenoblois veulent se couvrir de gloire. Le Postillon continuera à les couvrir de glaires”), mais l’exigence de fond est la même. Ce bimestriel lancé en mai 2009 soigne son identité graphique en utilisant la photo, tandis que la plupart ont recours au dessin. Outre une écriture et une relecture soignées, l’intérêt de ces journaux est qu’ils dépassent le cadre local. Quand Le Postillon dresse le portrait de Geneviève Fioraso, ministre de la Recherche et de l’Enseignement supérieur, ancienne députée de Grenoble affiliée aux lobbies du CAC 40 et du nucléaire, on comprend assez vite ce que sera sa politique. Les lecteurs de La Lettre à Lulu sont, eux, les mieux informés de France sur NotreDame-des-Landes. Parmi les dernières révélations du journal, des sections locales du PS opposées au projet, que l’on avait sommées de se taire et qui parlent enfin. Dans Le Ravi, le dossier sur les énergies renouvelables ou le portrait “poids lourd” de dernière page pourraient intéresser des lecteurs bordelais ou parisiens. Dernières personnalités croquées : José Anigo, Alexandre Guérini, et bien entendu… Bernard Tapie. Quelques thèmes récurrents marquent l’identité de ces titres. L’urbanisme, par exemple, avec la passionnante enquête

du Postillon sur l’aménagement touristique et commercial du quartier grenoblois de La Bastille ou le reportage du Ravi sur la réhabilitation ratée du centre-ville de Toulon. La démocratie locale, également. À Grenoble, Le Postillon révéla comment la mairie avait fait installer des caméras de vidéosurveillance en ville sans aucun vote du conseil municipal. À Nantes, Nicolas de La Casinière a eu écho de pressions exercées sur ses employeurs à la suite des révélations sur le financement occulte du PS local dans les années 1990. Le Ravi, lui, se livre chaque mois à un exercice original de “contrôle technique de la démocratie” : un journaliste assiste à une séance de conseil municipal et en retranscrit le déroulement sur une pleine page. Le résultat est édifiant… Plutôt marqués à gauche, ces journaux ont jusque-là résisté aux opérations de séduction et n’épargnent personne. “La satire permet une forme de moquerie envers des personnalités habituées à la révérence des médias”, souligne Nicolas de La Casinière. “On se fâche régulièrement avec tout le monde, résume Michel Gairaud, mais ça ne dure jamais très longtemps.” MartinB résis Le Ravi (Marseille, diffusion 5 000 ex.), 28 pages, 3,40 €, www.leravi.org La Lettre à Lulu (Nantes, diffusion 3 000 ex.), 8 pages, 2 €, www.lalettrealulu.com Le Postillon (Grenoble, diffusion 2 400 ex.), 16 pages, 2 €, www.les-renseignementsgenereux.org/postillon

De même que la notion de guerre juste oppose les philosophes entre eux, la juste image de guerre reste une énigme esthétique, sur laquelle personne ne s’entend, faute de pouvoir en définir les contours évidents. La récente condamnation par le CSA de France 2, dont le magazine Envoyé spécial avait osé révéler le 7 février des images de corps meurtris au Mali, a réactivé cette vieille querelle à l’occasion de la guerre du Golfe. Quels sont les critères – du beau, de l’information, du spectacle, du tragique… – qui permettent de légitimer la production d’une image de guerre ? Quel ajustement le reporter est-il tenu de trouver entre un nécessaire souci d’information et une prudente réserve à l’égard de l’exposition de la violence, de ce que le CSA appelle “le respect du principe de dignité humaine” ? Comme si la guerre et la dignité humaine allaient de pair, comme s’il était possible de décrire une guerre en se voilant la face, comme s’il était normal de filmer des combats sans en entrevoir les fruits pourris ! L’hypocrisie du CSA rappelle en tout cas que les images de guerre et la guerre des images forment toujours un couple infernal. Alors que les démocraties occidentales semblent soucieuses d’effacer les stigmates de leurs guerres sur les corps, à l’heure de la censure des images des soulèvements opérée par des dictatures comme la Syrie, la règle reste la même sous tous les cieux : la guerre sévit dans un hors-champ contrôlé par ceux qui s’en veulent les maîtres, dictatures comme démocraties. C’est aussi pour cela qu’une image juste de guerre s’arrime forcément à l’injuste violence qu’elle saisit.

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irradié au césium, Naoto passe son temps à nourrir ses bêtes et les animaux abandonnés de la région

Le Monde après Fukushima de Kenichi Watanabe

Fukushima : Geiger forever Deux ans après la catastrophe nucléaire au Japon, plusieurs documentaires et livres en expliquent les causes et en racontent les conséquences actuelles et futures. u moment où une Cela ne nous dit cependant de Fukushima, un réacteur partie du toit de la nucléaire rapporterait pas pourquoi un pays aussi centrale de Tchernobyl sismique que le Japon s’est 854 000 euros par heure de vient de s’effondrer amusé à planter des usines production. C’est sans sous le poids de la neige, doute la source d’électricité atomiques un peu partout on remet le couvert sur la plus rentable au XXe siècle. A priori, la catastrophe de mars 2011 la réponse est simple : c’est actuellement. Mais c’est un coup des Américains, à Fukushima. Bien sûr, tout aussi la plus dangereuse… ça, c’est la faute au méchant rois du marketing, qui Au Japon, à la suite ont fourgué aux Nippons tremblement de terre du désastre, les citoyens l’énergie nucléaire après et à son copain sournois, s’organisent et protestent le tsunami. Autrement, tout leur en avoir envoyé contre le gouvernement et une bonne giclée dans baignerait (hum) encore au contre Tepco. Manifestations la figure en 1945. Japon… Grâce à quelques antinucléaires, mobilisation À propos, il n’y a pas documentaires et ouvrages publique d’intellectuels une centrale à Fukushima, de circonstance, on en et d’artistes… On donne mais deux : Daiichi et Daini. le change en prétendant apprend aujourd’hui un peu plus. D’abord, les dirigeants Daini a également été surveiller le niveau des touchée, à un moindre nippons et les patrons de radiations, mais c’est de degré, ainsi que deux autres la poudre aux yeux. Dans Tepco – équivalent privé de centrales de la région, notre EDF – sont de fieffés le documentaire Le Monde Onagawa et Tokai. Toutes menteurs : deux ans après, après Fukushima, on voit les centrales japonaises les radiations progressent, des pêcheurs dans un port, sont a priori arrêtées dans la mer comme qui pèsent puis rejettent depuis la catastrophe dans l’archipel, touchant leur pêche à l’eau. (sauf une). Mais simplement Explication : ils se font des secteurs éloignés pour entreprendre des de Fukushima. Ensuite, indemniser par Tepco les vérifications et réparations on découvre grâce au film poissons irradiés au kilo. de reconstitution Fukushima, diverses. Le Japon a parlé Pour certains, la terre d’arrêter la production chronique d’un désastre que vaut plus que la vie. Les les ingénieurs de la centrale nucléaire, pourtant on agriculteurs notamment, continue d’y construire de Daiichi de Fukushima comme Mikiko Sato dans nouvelles usines atomiques. ce même documentaire, étaient des branques : La raison de la persistance qui clame sa rage contre le ils ne savaient même pas de cet aveuglement contre comment fonctionnait nucléaire ; elle ne bougera vents, marées, becquerels le condenseur du réacteur, pas de son lopin, malgré grâce auquel le combustible et millisieverts ? L’argent. la contamination. D’après Naoto Matsumura, nucléaire n’aurait peutMême combat pour héros du formidable être pas fondu, répandant Naoto Matsumura, peutrécit Le Dernier Homme la désolation. être le seul Japonais à vivre



illégalement dans la zone condamnée de la centrale, à Tomioka. Totalement irradié au césium et en connaissance de cause, il passe son temps à nourrir ses bêtes et les animaux abandonnés de la région, et milite pour la réhabilitation de sa ville morte. On n’en a pas fini avec la catastrophe. Selon le sociologue Ulrich Beck (dans Le Monde après Fukushima) : “Plus de vingt-cinq ans après Tchernobyl, toutes les victimes de cet accident ne sont même pas encore nées !” Vincent Ostria Le Monde après Fukushima documentaire de Kenichi Watanabe, mardi 5 mars, 22 h 25, A rte Fukushima, chronique d’un désastre documentaire d’Akio Suzuki et Akihiko Nakai, jeudi 7 mars, 22 h 50, Arte Le Monde d’après – Deux ans après Fukushima : l’énergie à quel prix ? émission présentée par Franz-Olivier Giesbert, lundi 4 mars, 20 h 45, France 3 à lire Le Dernier Homme de Fukushima d’Antonio Pagnotta, (Don Quichotte), 228 pages, 17,90 € Mille cercueils – À Kamaishi après le tsunami du 11 mars 2011 de Kôta Ishii (Seuil), 240 pages, 19 €

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du 27 février au 5 mars Empreintes – Élisabeth Roudinesco, libre et engagée documentaire de Blandine Armand. Vendredi 1er mars, 21 h 30, France 5

Karl Lagerfeld se dessine documentaire de Loïc Prigent. Samedi 2 mars, 21 h 45, Arte

KL croqué par lui-même. Brillante idée. Catogan poudré, lunettes noires et col de chemise amidonné rappelant la raideur prussienne d’un Erich von Stroheim, Karl Lagerfeld s’est construit une image comme il a érigé son royaume, ce petit monde de la mode sur lequel il règne en souverain désinvolte. Mais c’est surtout un esprit raffiné et une voix de mitraillette balançant des vacheries qui le caractérisent. En sniper mondain, il pratique le bon mot avec la même acuité qui infuse ses croquis de mode. De cette curieuse symétrie entre le trait d’esprit et le dessin, Loïc Prigent a tiré le concept original de son film : demander à Karl Lagerfeld de dessiner sa vie en quelques coups de crayon. Sa maison d’enfance en Allemagne, sa mère fantasque, un poil castratrice, ses proches, l’allure racée de l’adolescent qu’il était, obsédé par le chic, ses premiers pas dans la mode chez Balmain et Patou, sa rencontre avec Yves Saint Laurent ou le dandy Jacques de Bascher (son grand amour), les modèles qui firent sa renommée, les fêtes grandioses du Palace… Sous sa plume de caricaturiste, qui n’épargne rien, et lui pas davantage, les souvenirs émus ou drôles fusent, traçant un autoportrait de l’artiste sur le vif. Nathalie Dray

Shimon Peres, Yitzhak Shamir et Yitzhak Rabin face au chef d’état-major Dan Shomron

à contre-voix Six anciens chefs de la sécurité intérieure d’Israël parlent. Tous prônent le dialogue et la paix. Et vite.

 S

ang et silence, bornes stigmates du conflit israélo-palestinien. Cette violence, somme de répressions militaires et d’attentats terroristes. Ce mutisme, refus et surdité mêlés des hiérarchies et des extrêmes. Plusieurs décennies de chaos – désastre perdurant – d’où pourtant émergent quelques lueurs. Des voix, marginales (Yitzhak Rabin, figure matricielle, parole charnière définitivement tue par la folie d’un désaxé en 1995), rares, éprises de paix, précieuses. Des voix, comme ici, regards lucides, diagnostics implacables, passerelles possibles, brèches. Ou six bouches, six parcours, six confessions d’anciens chefs du Shin Beth (service de la sécurité intérieure d’Israël) saisies le long de ce documentaire efficace, mais à l’équilibre parfois menacé (excès de sensationnalisme, surlignements stylistiques) réalisé par Dror Moreh (Sharon, 2008). L’oubli, l’indifférence, les stratagèmes politiciens (vaste entrelacs de diversions et d’alibis), la brutalité de la colonisation (comparable à l’occupation allemande, selon l’un d’entre eux), l’efficacité, parfois (démantèlements de cellules terroristes, attentats déjoués), l’indomptabilité de l’histoire, l’évacuation de la morale, le prix du sang, la douleur… Affleure du croisement de ces discours une unanimité glaçante. Un unisson tragique, scandé notamment par Carmi Gillon (chef du service de 1994 à 1996) : “Aucun gouvernement ne s’est jamais vraiment intéressé au peuple palestinien.” Alors, point une urgence. L’impératif pour Israël, ses dirigeants sourds, d’entendre cette parole, ce témoignage crucial d’anciens “gatekeepers”, hier encore ombrageux gardiens de l’ordre, aujourd’hui individus résolus à la lumière du dialogue. Par le mot, par l’échange, d’un monde à l’autre. Guillaume Sbalchiero The Gatekeepers (Israel Confidential) documentaire de Dror Moreh, mardi 5 mars, 20 h 50, Arte

Portrait intimiste de l’historienne et psychanalyste. Ses prises de position pour le mariage gay ont rappelé combien Élisabeth Roudinesco n’hésite pas à intervenir dans l’espace public lorsque la cause – des idées, de l’égalité… – l’exige, a fortiori quand la psychanalyse (de bazar) est instrumentalisée à tort et à travers. “Je n’ai pas une âme militante”, confesse-telle pourtant dans ce beau portrait. Elle est restée un esprit critique en éveil, une combattante pour laquelle une vie active ne vaut que si elle s’arrime à la pensée : un héritage de son éducation et de ses “maîtres penseurs” : Deleuze Foucault, Althusser, de Certeau… Historienne de la psychanalyse, spécialiste de Lacan, adepte des dialogues “platoniciens” avec de grands intellectuels (Derrida, Badiou…), elle ne transige pas avec la vérité, assumant l’adversité quand il le faut. À rebours de tout désenchantement, pleine d’une lucidité créatrice, elle défend toujours “l’idée de la révolution” : la révolution de soi autant que de la société, dont aucune ne peut se passer de la force subversive des mots. Jean-Marie Durand

Élisabeth Roudinesco vers 1962

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La Maison de la radio de Nicolas Philibert (2013)

gagas de radio Depuis dix ans, le festival Longueur d’ondes, à Brest, défend la création radiophonique.



lain Bedouet exagère. Face à son micro, l’animateur du Téléphone sonne (aujourd’hui à la retraite) s’agite. Ses bras découpent l’air comme pour araser l’espace devant lui : il faut laisser place à son verbe torrentiel. Sa question jaillit puis se perd dans les souterrains d’une pensée labyrinthique et complexe, menace de ne jamais atteindre la sortie. Trop long mais tant pis. L’animateur fait signe à son réalisateur qu’il faudra abréger la réponse de son invitée – en ligne hors du studio –, voire lui couper la chique assez vite. Cette séquence est une des plus drolatiques du nouveau documentaire de Nicolas Philibert, La Maison de la radio, exclusivement dédié à Radio France. Présenté en avant-première au festival Longueur d’ondes de Brest début février, il l’a ce soir-là opportunément démontré : la parole radiophonique est un art retors, un exercice de tangage entre sincérité et rouerie, pas toujours maîtrisable. Avoir scrupuleusement célébré et magnifié la radio depuis dix ans n’est donc pas le moindre mérite du rendez-vous annuel breton, devenu référentiel dans un paysage français plutôt pauvre en offres festives. Depuis ses débuts en 2003, l’association d’étudiants radiopathes – qui trouve en Thomas Baumgartner de France Culture un référent générationnel – transforme le sévère centre-ville finistérien en une utopie temporaire : une radio composite et in vivo – émissions en direct, rencontres avec le public, des câbles et des techniciens. Inside the machine, les ondes en 3D.

une utopie temporaire : une radio composite et in vivo

Porté par un partenariat très présent et assumé avec Radio France, Longueur d’ondes n’a pas dévié de sa ligne de conduite : un respect (parfois encombrant) du patrimoine, une aptitude à jouir des forces du présent et du potentiel de l’écoute collective, mais un rapport avec le futur en pointillé, prudent. Ce qui au gré des saisons a laissé plus ou moins de place aux francs-tireurs, aux expérimentations ou aux radios indés. Langueur des ondes, lenteur des ans, le festival avait composé pour sa dixième session un programme-synthèse, sans doute “plus rétrospectif que prospectif”, selon son vibrionnant président Laurent Le Gall. Avec parmi les moments forts, cette évidence, cette profession de foi : la recréation en direct du mythique La Guerre des mondes d’Orson Welles (1938), un des actes fondateurs de la radio élaborée. L’allégorie s’impose : La Guerre des mondes, c’est la paix des ondes, ou comment se laisser envahir par l’illusion sonore et les fabricants d’imaginaire… On n’oubliera pas non plus le témoignage du journaliste russe Sergueï Buntman sur sa radio en sursis L’Écho de Moscou, la sélection des documentaires les plus forts de la décennie par la productrice Irène Omélianenko, le précipité de création sonore par l’artiste Etienne Noiseau… “La radio ne fait pas de révolution mais connaît des transformations de fond, conclut Laurent Le Gall. Nous voulons surtout prouver qu’il n’y a pas d’opposition entre la radio de flux et celle des auteurs.” Cela prendra bien dix ans de plus… Pascal Mouneyres Xe édition du festival Longueur d’ondes à Brest, compte rendu à écouter La Guerre des mondes, podcast France Culture (Drôles de drames), www.franceculture.fr à voir La Maison de la radio, documentaire de Nicolas Philibert, en salle le 3 avril

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livre The Boy in the Lake d’Eric Swanson Un roman qui raconte l’éveil sexuel d’un jeune homme et la manière dont il va trahir un ami. Il m’a touché au point de m’inspirer une chanson du même nom qui figurera sur mon prochain album.

Maurice Pialat, peintre et cinéaste La Cinémathèque française consacre une exposition au cinéaste, à grand renfort de tableaux et archives mis en dépôt par sa veuve.

Passion de Brian De Palma Un thriller paradoxalement brûlant et très froid, aussi jouissif que théorique.

Nick Cave Push the Sky away Trente ans de carrière et une tension intacte : Nick Cave revient avec ses Bad Seeds.

22/11/63 de Stephen King La star du roman d’épouvante revient avec un thriller SF autour de l’assassinat de Kennedy. Un portrait de l’Amérique.

La Fille de nulle part de Jean-Claude Brisseau Une bouleversante épure sur l’amour fou.

album Hatful of Hollow des Smiths En écoutant Morrissey, j’ai eu l’impression d’être compris pour la première fois. Ce disque contient une émotion brute et un sens de la vérité qui manquent trop souvent à la pop. recueilli par Noémie Lecoq

The Irrepressibles La sélection de Jamie McDermott. L’album Nude est disponible.

Atoms For Peace Amok Un nouveau groupe et une énergie inédite : Thom Yorke concrétise à sa vieille passion pour l’électronique. La Garçonne de Victor Magueritte Réédition du premier roman qui mit les femmes à égalité avec les hommes. Un best-seller des années folles tombé dans l’oubli.

Antiviral de Brandon Cronenberg Une rêverie SF gore et arty par le fils de David Cronenberg.

Le Cercle des poètes disparus de Peter Weir L’histoire d’un garçon que son père empêche de réaliser son rêve, devenir acteur. Il décide de mettre fin à ses jours. Il y a cette scène magnifique où il sort dans la neige en portant une couronne dessinée pour la pièce de théâtre. Pour la dernière fois, il est en accord avec ses rêves. Un film puissant sur l’esprit humain.

Michael Mann

film

Albin de la Simone Un homme Riche des collaborations du musicien, un quatrième album sensible et raffiné.

Foxygen We Are the 21st Century Ambassadors of Peace & Magic Résurrection flamboyante du psychédélisme sixties.

Hunted Jimmy Melissa George (Alias) revient dans une série d’action corsée. Hit & Miss Canal+ Portée par une Chloë Sevigny au top, Hit & Miss pose la question du genre avec beaucoup de style. The Carrie Diaries CW L’adolescence de l’héroïne de Sex and the City.

Changer d’avis de Zadie Smith Questions sur le rapport mouvant à la chose esthétique, intellectuelle ou idéologique.

Ladivine de Marie NDiaye Trois femmes fragiles irradient ce nouveau roman éblouissant de maîtrise.

Dégueulasse de Willem Primé à Angoulême, un recueil détonant sur les horreurs de l’histoire.

Fuzz & Pluck 2 – Splitsville de Ted Stearn Les aventures d’un ours en peluche et d’un poulet à l’humour absurde et tordu.

Brigitte et la perle cachée d’Aisha Franz La féminité et la maternité finement auscultées.

Le Crocodile trompeur/Didon et Énée mise en scène Jeanne Candel et Samuel Achache Bouffes du Nord, Paris. Rire et larmes, musique et théâtre se confondent dans un spectacle rocambolesque.

Cyrano de Bergerac mise en scène Dominique Pitoiset TNBA de Bordeaux Fou à lier, Philippe Torreton incarne avec panache un Cyrano interné en psychiatrie.

Ubu roi mise en scène Declan Donnellan Les Gémeaux, Sceaux (92) La cruauté d’Alfred Jarry se rejoue inlassablement dans l’actualité internationale.

Le Nouveau Festival Centre Pompidou, Paris Un format qui s’attarde cette année sur les langues imaginaires. Avec, entre autres inédits, la réactivation d’une pièce de Guy de Cointet.

Eileen Gray Centre Pompidou, Paris Cette architecte et designer moderniste est à l’honneur avec une rétrospective inédite.

Koenraad Dedobbeleer Crédac, Ivry-sur-Seine La drôle de poésie des choses de l’artiste belge.

Proteus sur Mac et PC Dérive contemplative sans but évident, Proteus s’avère par là même indispensable.

Kentucky Route Zero sur PC et Mac Premier volet d’un jeu expérimental où le joueur devient acteur d’une aventure très littéraire sous le regard en coin de David Lynch.

Little Inferno sur iPad, Wii et PC Concept simplissime et pyromanie cathartique : un petit coup de génie.

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par Serge Kaganski

Platini, Dhorasoo, Canto

supervisés pour

l’Inrocks Football Club



’aime le foot depuis l’enfance, mais dans les années 70-80, il fallait compartimenter cinéphilie et footophilie, on ne mélangeait pas le torchon L’Équipe avec les serviettes Rock & Folk ou Libé. Et puis un jour, ces galaxies lointaines ont fusionné, le ballon rond ne fut plus le repoussoir de la culture ; mieux, même, il en fit partie. Les maillots de foot sont devenus branchés, l’épopée des Verts est devenue aussi mythique que l’âge d’or des Beatles, Zidane a été filmé par Douglas Gordon et Philippe Parreno, la culture Canal+ est passée par là, et désormais, entre So Foot et So Film, Zlatan et Beckham, on sait où est le cool. Les Inrocks ont eu leur part dans cette évolution et, entre des dizaines d’acteurs, cinéastes, écrivains, politiques ou rockeurs, j’ai interviewé trois icônes du crampon. Michel Platini, plus grand joueur français de l’histoire, beautiful loser de Séville 82, porteur d’une vision humaine et ludique du jeu, fut rencontré (avec Pierre Siankowski) à l’occasion d’un numéro “lecteurs” (les lecteurs étaient invités à rédiger un numéro des Inrocks chaque année) sur un plateau de Canal+ où il officiait avant de devenir président de l’UEFA. Égal à ce qu’on attendait de lui : plutôt sympa, d’une parole aisée et rusée, nullement amer face aux “injustices” du foot (“les Allemands ont gagné à Séville parce qu’ils étaient meilleurs que nous”), attaché aux fondamentaux universels et populaires du foot. Mais aussi conscient de son statut de grand notable du milieu et très minuté par ses multiples obligations. Docteur Platoche et mister Michel, à la fois enfant de la balle malicieux et grand seigneur du système foot.

rencontre avec l’idole Platini dans ce numéro entièrement rédigé et signé par les lecteurs

On est allés à la rencontre de Vikash Dhorasoo à l’occasion de Substitute, son documentaire réalisé avec Fred Poulet. On appréciait aussi le jeu fin et les propos souvent intelligents de ce joueur-citoyen découvert au Havre. Notre entrevue fut extrêmement décevante : pianotant sur son téléphone portable, la tête ailleurs, Dhorasoo n’a quasiment pas émis une phrase un peu significative lors de nos trente minutes de conversation. Était-il lassé des interviews, préoccupé par ses problèmes post-PSG, peu à l’aise à l’idée de parler cinéma, barbouillé par des lasagnes au cheval ? Difficile de savoir, mais celui dont on attendait une parole intéressante et “différente” a donné l’impression ce jour-là d’être une star gâtée et je-m’en-footiste, très éloignée de ce qu’on perçoit dans son blog ou ses activités associatives toujours justes. Jour de foutage de gueule, et moi dans le rôle de Lilian tu rames. Éric Cantona aussi m’a surpris, mais en bien. Je l’ai interviewé (avec Ken Loach) à l’occasion de Looking for Eric. Vu sa réputation de grande gueule ombrageuse, je m’attendais à un entretien délicat à manier. J’ai trouvé face à moi un homme intimidé (par Loach ? par le cinéma ? par Les Inrocks ?), très courtois et touchant dans son évident désir de faire un bon entretien, généreux de sa parole sur son film, mais aussi sur le cinéma, l’art, le foot… Sans perdre un gramme de son incontestable charisme à col relevé, Canto a démontré une belle épaisseur humaine, le respect de son interlocuteur, l’envie de se mettre au service du collectif de son film. La classe. Résultat de mes rencontres avec eux : Canto 2, Platoche 1, Vikash 0.

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