Wolfgang Bauer, le voyage au bout de la mer

De ce retour à sa condition d'occidental, Wolfgang Bauer tire le plus grand enseignement de son expérience : « Posséder un passeport nous fait nous sentir si.
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Wolfgang Bauer, le voyage au bout de la mer

« Nous étions naïfs, nous pensions que la mer était le plus grand danger, or elle n’en est qu’un parmi bien d’autres ». En tentant de traverser la Méditerranée aux côtés des réfugiés syriens, Wolfgang Bauer a posé le pied sur une terre encore vierge du paysage journalistique. Il en a tiré Franchir la mer, un ouvrage édifiant dans lequel il dépeint sans emphase le parcours de ces millions de personnes qui bravent les eaux pour un avenir meilleur. Avril 2014, sur une plage d’Alexandrie. Le reporter de Die Zeit Wolfgang Bauer et le photographe Tchèque Stanislav Krupar, courent sous les insultes et les coups de bâton d’un jeune rabatteur égyptien. Ils s’apprêtent à embarquer incognito dans un bateau à moteur, aux côtés d’une cinquantaine de Syriens. Leur espoir commun : atteindre l’Italie puis, le nord de l’Europe.

La mer, un danger parmi d’autres Ce que le lecteur ignore à ce stade du récit, c’est que ce qui semble être le point de départ de la course à l’asile porte déjà les stigmates d’un enlèvement par une bande égyptienne, assortis de plusieurs jours de confinement dans un logement sans eau. Les

candidats à la traversée l’apprennent à leurs dépens : le danger débute dès les négociations à distance avec les passeurs, les transports vers la plage pouvant être interceptés par la pègre locale. « Nos sources nous en avaient parlé mais nous avons sous-estimé la menace d’être pris en otage », nous confie Bauer. Une dynamique criminelle qui aura finalement raison de l’entreprise du journaliste dont le groupe sera dénoncé puis arrêté en mer par les garde-côtes égyptiens. La fin du voyage du reporter ne l’empêchera pas de rapporter minutieusement les nombreuses autres tentatives de ses compagnons d’infortune, avec qui il gardera un contact appuyé depuis son Allemagne natale.

« Proche » Orient L’idée de la traversée germe dans l’esprit de Wolfgang Bauer à l’Automne 2013. Diplômé en études islamiques, histoire et géographie, il voyage au Proche-Orient depuis qu’il a 19 ans. Il a des notions d’Arabe, connait le tempérament des habitants et pense pouvoir s’adapter à son rôle de réfugié : « C’est plus facile quand on connait la culture… » dit-il humblement, « …et c’est si proche de l’Europe » ! Afin d’évaluer la dangerosité de son entreprise, il se rend en Grèce pour y rencontrer des Syriens ayant franchi la mer. C’est ainsi que lui sera soufflée l’idée de partir d’Égypte, plus éloignée de l’Italie que la Libye ou la Tunisie, mais dont les passeurs utilisent des bateaux « en meilleur état. » Amar, père de famille syrien et ami proche de Bauer, tentera également la traversée et servira d’interprète aux deux journalistes. Le grand saut a lieu en avril 2014. Cette année-là, 3400 personnes perdront la vie en Méditerranée. Bauer et Krupar sont conscients des risques. Ils sont munis de téléphones satellites pour prévenir les garde-côtes italiens au cas où ça tourne mal, une précaution sans garantie en cas de naufrage. Mais dans leur esprit, le plus grand danger est la découverte de leur identité, qu’ils ont troquée contre celle d’enseignants fuyant une république du Caucase. Par chance, les criminels rencontrés ne s’y intéresseront pas. Le reporter devra cependant se dévoiler lors de son arrestation par les autorités égyptiennes, ce qui lui vaudra d’être expulsé – avec tous les égards- vers l’Allemagne. De ce retour à sa condition d’occidental, Wolfgang Bauer tire le plus grand enseignement de son expérience : « Posséder un passeport nous fait nous sentir si différent. La limitation du mouvement limite la pensée même ». La force du la communauté Seule protection pendant le voyage : le groupe formé au fil des jours par Bauer, Krupar et d’autres voyageurs, petite dizaine d’individus rassemblés dans le hasard de l’exode. L’angoisse et l’hostilité ont contribué à la formation d’un noyau dur au sein des réfugiés. Bauer a gardé contact avec tous les membres de cette communauté. Un lien fort qui le poussera, peu après son retour en Europe, à aider deux frères syriens à rejoindre la

Scandinavie. Sur cette entreprise qu’il mènera à l’aide de Krupar, il dit : « Voilà comment le reporter qui écrit sur les passeurs devient alors passeur lui-même. Nos frontières servent à nous protéger, nous, les êtres humains, et à rendre la société meilleure. Mais il arrive que nos lois mettent des êtres humains en danger et rendent la société plus mauvaise. Doit-on alors respecter ces lois ? » - Extrait de Franchir la mer. Les quatre hommes seront arrêtés en Autriche et Bauer sera suspecté de trafic d’êtres humains avant d’être relâché. Il ne regrette pas sa prise de risque. Aujourd’hui, ses anciens compagnons de mer ont obtenu l’asile en Suède.

Ouvrir les frontières Le livre de Wolfgang Bauer va au-delà du récit journalistique. L’implication personnelle de l’auteur témoigne de son engagement total dans la cause des réfugiés. Dans cet esprit, son ouvrage se veut un plaidoyer pour l’ouverture des frontières, en même temps qu’une critique implacable de la politique migratoire européenne. « Le désespoir qui chasse les Syriens ne se laisse pas endiguer par des barrières ou des grillages. Rendre les choses plus difficiles encore ne fera qu’augmenter le nombre de morts mais n’arrêtera pas les Syriens. Il n’y a qu’une seule possibilité de les stopper, leur tirer dessus. Mais face à cela, même le Front National (FN) en France recule encore. » Extrait de Franchir la mer. « Pour combien de temps ? », semble-t-il vouloir nous dire.

*** Nous resterons frappés, à la lecture de ce livre, par la teneur quasi héroïque des actions posées par ces millions d’hommes et de femmes pour rejoindre le vieux continent. Depuis les années 2000, on estime que plus de 20 000 d’entre eux sont venus joncher les fonds méditerranéens sur des milliers de kilomètres. Franchir la mer, un livre qui aurait pu et pourrait encore changer le regard de l’Europe sur sa crise migratoire.