Vitrolles - Causette

Mégret, polytechnicien, voit en Vitrolles un parfait cheval de. Troie. « Le grand cirque, dit René Agarrat, président de l'as- sociation de jazz Charlie Free.
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Quiche d’Or 2014 !

Ils ont testé pour vous !

Vivre sous le FN : retour à Vitrolles

Corps & âme guinée

Des exciseuses déposent les couteaux

menace sur l’ivg, philippe torreton, l’horoscope d’un homme un vrai

L’œil à perte de vue

#42 - Février 2014

France MÉTRO : 4,90 € - BEL/LUX : 5,50 € - DOM/S : 5,60 € CH : 7,80 FS – CAN : 7,95 $ cad – NCAL/S : 800 CFP – POL/S : 900 CFP

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Retour à Vitrolles

Des vies sous le Front

En 1997, Vitrolles est la quatrième commune d’importance à basculer dans l’extrême droite. Cité-dortoir de la périphérie marseillaise, elle se transforme en laboratoire de l’idéologie nationaliste. Un modèle de dictature provençale. À l’heure où la vague bleu marine menace, retour sur les lieux du pire.

V

itrolles. Un nom qui résonne. Une balafre. En France comme à l’étranger, cette ville de la banlieue de Marseille, en surplomb de l’étang de Berre, reste associée au Front national. Avec Marignane, Toulon et Orange, elle est l’une de celles qui ont basculé dans l’extrême droite pour devenir le laboratoire local de son idéologie nationaliste. « Une

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période noire, maugrée Serge Fabre, élu PS sous les Mégret. On a beaucoup souffert. » Entré en politique pour contrer l’assaut frontiste, Philippe Gardiol, membre du club de réflexion Vitrolles-Horizon-Écologie, insiste : « Il y a peu d’expériences de ce genre en France. Ça nous a formés. La ville est devenue une sorte de dictature locale avec censure, épuration et préfé-

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Jugés culturellement “impurs”, la salle de concert le Sous-Marin comme le cinéma Les Lumières ont été fermés par les partisans d’une programmation bleu blanc rouge.

rence nationale. » Alors que Marine Le Pen s’évertue à changer le visage du FN, ce lifting de façade les glace. « Steeve Briois, secrétaire général du FN, Nicolas Bay, adjoint, Philippe Olivier, conseiller, elle est entourée d’ex-mégrétistes », relève Gérard Perrier, ancien prof au lycée Jean-Monnet, qui finalise ces jours-ci Vitrolles, un laboratoire (à paraître en février aux éditions Arcanes 17). Cobaye du pire, Vitrolles a pourtant crédité le FN de 27 %, à la dernière présidentielle. Un bond par rapport aux 16  % de Jean-Marie Le Pen en 2007. Et un score largement supérieur à la moyenne nationale (17,9 %). « Des politiques déconsidérés, une crise, un racisme rampant et le FN qui bosse pour s’implanter : ici, tout est allé très vite, dit Philippe Gardiol. C’est ce qui se passe aujourd’hui au plan national. » Ces Vitrollais pensaient que leur cas servirait de leçon. À la veille des municipales, ils ont la gueule de bois. Ils citent pêle-mêle l’affaire Dieudonné, les discours du ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, la parole raciste décomplexée, écartelés entre le désir de tourner la page et une actualité qui les rattrape. Pour eux, le FN, c’était hier. C’était il y a des siècles. Dès 1995, tout à sa stratégie de conquête nationale, Bruno Mégret, polytechnicien, voit en Vitrolles un parfait cheval de Troie. « Le grand cirque, dit René Agarrat, président de l’association de jazz Charlie Free. On n’avait jamais vu de politiques avec gardes du corps, ni un tel déferlement médiatique. » Dans cette ville nouvelle à l’urbanisme morcelé, truffée d’échan­ geurs qui aiguillent vers les quartiers des années 70, la mise en examen de l’ancien maire PS JeanJacques Anglade pour trafic d’influence est pain bénit. « Ils sont arrivés avec beaucoup de moyens, une com d’enfer, souligne Didier Hacquart de la CFDT. À lire leur journal, Vitrolles était pire que Chicago. Ça s’instillait dans les esprits. On courait derrière pour démonter leurs slogans. » Pas assez

vite. En 1997, Catherine Mégret, parachutée après l’invalidation des comptes de campagne de son mari, emporte cette commune de 36 000 habitants. Suivent quatre ans de gestion frontiste pure et dure. En 2001, face à une gauche divisée et une droite inexistante, elle est réélue sous le label MNR, ce FN version Mégret, après la scission avec Le Pen. Il faut son invalidation en 2002 pour que la gauche repasse, unie derrière feu Guy Obino (PS). Un maire désireux d’apaiser des Vitrollais éreintés par des années de tensions.

“Un climat de guerre civile” Les évoquer ressuscite un climat étrange. Au seul nom de Mégret, soupirs embarrassés, mines gênées et mains qui se tordent, comme pour chasser un mauvais souvenir. Bruno Bidet, délégué syndical (CFDT), garde en tête Le  Chant des partisans entonné en chœur, la chaîne humaine improvisée à la lueur des bougies, avant le second tour en 1997. Et l’effroi face aux résultats. Une déflagration dans un Vitrolles à gauche depuis toujours. Ce 9 février, jour de l’investiture, Serge Fabre ne l’oubliera pas : « Massés devant la mairie, les militants FN nous insultaient, nous crachaient dessus. Je suis arrivé en salle du conseil la veste maculée. » On se regarde alors en chiens de faïence. Sur les marchés, on s’empoigne. « Un climat de guerre civile », lâche René Agarrat. Défiance, oppositions irréversibles, la fracture raciale a laissé des traces. « 52 % de votes FN, ça fait un drôle de climat, assure Bruno Bidet. La suspicion s’instaure, au travail, partout. Ça peut vite dégénérer. » « On en porte la cicatrice », estime Évelyne Verlaque, présidente du MRAP, qui fait un travail de fourmi pour ouvrir les esprits. Avec ses équipiè­ res, Geneviève et Marie-José, elles enten­dent faire évoluer la bande-son locale : « Personne ne disait avoir voté FN, note Marie-José. Depuis, la parole s’est libérée. » Geneviève relativise : « ça a aussi été riche. Ça a montré la résistance des

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gens. » Au  prix d’affrontements incessants. Vivianne, frontiste dans l’âme, se sent pestiférée : « Je ne supporte pas qu’on me traite de raciste, s’indigne-telle. Je suis bretonne, française de souche, de grand-mère, d’arrièregrand-mère. Je ne suis pas raciste, je suis patriote. »

Censure sur la culture

Dawta se souvient de l’affront fait à sa ville. Vivianne a la nostalgie du patriotisme triomphant. Denis pose avec la plaque de la place Nelson-Mandela, rebaptisée place de Provence par les Mégret.

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Dans cette commune populaire, boudée par les cadres sup (8 %)*, où le chômage atteint 11,5 %, la xénophobie est devenue une ligne de fracture qui coupe la ville en deux plus sûrement que son autoroute A7. Arrivé en 2004 pour diriger le cinéma Les Lumières, Mathieu Labrouche a perçu une ambiance « d’après-guerre. Il y avait les résistants, les pro-FN, les collabos, et ceux qui étaient restés simplement parce qu’ils travaillaient là ». Cette salle a fermé pendant six ans suite au licenciement de sa directrice. En cause, la diffusion de Dix histoires d’amour au temps du sida, un film qui faisait « la promotion de l’homosexualité », pas au goût du FN. Le SousMarin non plus : dès 1997, cette salle de concert où défilent Noir Désir et NTM, privée de subventions, est fermée. Murée. « Ils ont argué de problèmes de drogue, relate Serge Fabre. Ça a choqué, y compris à droite. » « Y traînait une gent déjantée », tonne un proche de Marcel Ydé, le candidat investi in extremis pour la campagne de mars prochain. Tous ne sont pas de cet avis. « Je ne m’en souviens pas, admet Vivianne, la pasionaria bleu blanc rouge. Mais ça ne favorise pas le dialogue. » La jeunesse le paie cher. « J’avais 15  ans, raconte la chanteuse Dawta Jena. Tout a basculé. La ville, qui foisonnait jusquelà d’initiatives culturelles, était désertée. » Dans les bibliothèques, à l’inverse de Marignane où Le Monde et Libé ont été supprimés, les Mégret jouent l’habi-

leté. « On a dû ajouter des titres d’extrême droite : National Hebdo, Valeurs Actuelles, Présent  », se souvient une ancienne responsable. Exit rap, musique du monde et contes africains. Le social n’échappe pas aux coupes sombres, malgré la précarité et 30  % d’HLM. Bientôt 147 agents municipaux, contractuels et CES (contrats emploi solidarité) sont rayés des listes. C’est la fin des maisons de quartier. « Une catastrophe pour les jeunes des zones populaires », soupire Pâquerette, ex-directrice. Près de 38 % des Vitrollais ont moins de 25 ans, 50 % dans des quartiers comme Le Liourat. Les effectifs de police, eux, sont doublés. Tenues noires et rangers, les « Ninjas » investissent la ville. « Avec leurs airs de miliciens, ils étaient là pour impressionner », dit une ancienne fonctionnaire. « Beaucoup ont apprécié, note Philippe Gardiol. Ils confondaient violence et maintien de l’ordre : la violence est ac­ceptable si elle s’exerce sur ceux que vous ne voulez plus voir. »

“La prime aux bébés blonds” « Peur, rumeurs, ambiance exécrable, on aurait dit un film  », assure Denis Lebon, 48  ans, plombier. Il habite Les Pins, petits pavés HLM de quatre étages. « Un coin prétendument chaud, le quartier arabe », précise Jean-Marie Poncet, médecin installé ici depuis 1978. L’arrivée du FN électrise les rapports. «  Mes voisins maghrébins me portaient toujours une assiette pour la fête de l’Aïd, témoigne Denis. Là, c’était fini ! » Lui qui n’a jamais eu la fibre militante s’engage, fonde un journal, manifeste, quitte à aller à la castagne. « J’ai des cicatrices partout. Si je raconte ce  qui s’est passé, on a du mal à me croire, alors j’évite.  » Denis conserve une relique, la plaque de la place ­Nelson-Mandela, convertie en place de ­Provence sous les Mégret, qui débap-

* Toutes les données émanent de l’Insee et sont extraites du Contrat urbain de cohésion sociale 2007-2009.

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La misère qui ronge le quartier des Pins (40 % de chômage et un revenu annuel moyen de 6 293 euros) continue de faire le lit du Front national.

Évelyne, Marie-José et Geneviève militent inlassablement pour le “vivre ensemble” au sein du MRAP.

Le docteur Poncet sait que ses patients ne sont pas guéris du FN.

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idées aujourd’hui. Il y a trop d’étrangers. C’est dur à dire, mais tisent les rues estampillées à gauche ou à consonance étrance sont eux qui obtiennent les logements, eux qui commettent gère. L’avenue François-Mitterrand se mue en avenue de Marles incivilités. Il y a un moment, ça suffit…  » Aux Pins, où le seille. Mère Teresa détrône Salvador Allende. Une avenue est revenu annuel moyen est de 6 293 euros (contre 14 330 euros dédiée à Jean-Pierre Stirbois, frontiste décédé. Renommée pour la ville entière), les esprits s’échauffent, gangrénés par un Vitrolles-en-Provence, la ville elle-même fait l’objet de ce zèle chômage de 40 %. Le vote FN s’invite dans le cabinet du docidentitaire. Dans le centre, siège la Fraternité française qui teur Poncet. « Il y a une dégradation, dit-il. La crise a fait son revendique « l’aide aux Français ». Les Mégret instaurent une œuvre. Les gens peinent à payer leur loyer, à se nourrir. Ce prime à la naissance de 750 euros réservée « aux enfants nés n’était pas le cas il y a quinze ans. Le terrain est propice. » de parents français ou européens ». Procès. « Ils appelaient ça La preuve avec Ginette, dont la désaffection politique masque “la prime aux bébés blonds” », grimace Simone, ex-employée mal une adhésion inavouée. Les Mégret ? Moue. « Ni de droite de mairie. Même Vivianne condamne : « C’est dur de dire qu’il ni de gauche, je suis désabusée. » Retraitée, comme 28 % des y a des différences entre les uns et les autres. » La cour d’appel Vitrollais, elle a du dégoût pour sa ville : d’Aix annulera ce dispositif en 2001. “Quand on traverse une « La saleté, c’est l’horreur. Et les crachats. C’est l’autre face de ce mandat. La mise en foule de soutien au FN, Or les crachats, c’est pas nous. Les visœuvre autoritaire d’une idéologie discrimicères d’agneau dispersés dans la nature natoire vaut aux Mégret des procès sans on comprend qui sont fin. Alain Molla était l’avocat des 750 assices gens-là. Des vieilles pendant le ramadan, c’est pas nous. On me dit de partir. Mais je ne partirai pas. On gnataires qui ont attaqué Catherine Mégret dames capables est chez nous. » Elle ne vote pas. Mais des pour diffamation raciale après ses propos de vous cracher dessus. électeurs FN, « il y en a plein la cité. Leur dans le Berliner Zeitung, en 1997 : « Toute Des négationnistes” problème : l’immigration ». La vie était plus personne un tant soit peu raisonnable sera facile quand elle travaillait, « il n’y a rien à faire ici. Trop d’insécud’accord pour dire qu’il y a des différences entre les races […] rité. Deux voitures ont brûlé avant les élections ». Pourtant, des différences génétiques », soutient-elle. Le procès fut âpre. depuis 2002, la délinquance a reculé de 9,7 %. Le quartier des Au tribunal d’Aix, le dispositif est précis : l’entrée A est dédiée Pins est en pleine rénovation. En 2015, une médiathèque verra aux assignataires, l’entrée B aux frontistes. « Je me suis trompé le jour. Plus loin, cité des Ormeaux, se tient un couple, la cind’entrée, raconte Me Molla. Quand on traverse une foule de quantaine, guère réjoui par le bilan Mégret : « Un désastre, lance soutien au FN, on comprend qui sont ces gens-là. Des vieilles le mari. Vitrolles est devenu une ville morte. » Son épouse s’endames capables de vous cracher dessus. Des négationnistes. hardit : « Dommage. C’était une expérience. Mais ils ont tout Qu’on le veuille ou non, les propos racistes constituent un délit. fermé. Le tissu social a souffert. On aurait bien voulu que ça Dès lors que la liberté d’expression s’appuie sur un délit, elle est change. Ils n’étaient pas sur place pour vérifier, non plus… » inacceptable. » De ces affaires, les Vitrollais gardent des impressions diffuses, “Les Mégret ? Ils me manquent” teintées d’oublis et de non-dits. Beaucoup se croisent sans se voir, contraints de circuler en voiture dans une ville grandie En 1998, Catherine Mégret est condamnée par la cour d’appel trop vite, où le Carrefour de la zone commerciale tient lieu de d’Aix pour provocation à la haine raciale, puis relaxée en 2001 point de rencontre. Émoussé par ces années, le lien entre les pour des raisons de procédure. À Vitrolles, les digues cèdent. habitants de cette cité-dortoir au turnover incessant (quelque En 1997, une secrétaire du lycée Mendès-France refuse d’ins6 500 ménages se sont installés en dix ans) est difficile à restaucrire Sofia Touzaline, née de parents algériens. Procès. À 34 ans, rer. Pour Anne, la soixantaine, « il y a eu trop de tiraillements. Le chef de projet, Sofia en garde un sale souvenir : « Les politiques FN n’a rien apporté de bon. Et il n’a rien fait  ». Vivianne, elle, ont longtemps été présents. Après les élections, il n’y avait plus attend son heure. Pour en finir avec les abus, l’insécurité : « Je personne. Je me suis présentée seule au procès. » La secrétaire n’aime pas les délinquants, quels qu’ils soient. Il faut se rendre a été mutée avec interdiction d’être au contact des élèves. compte que la plupart ne sont pas français d’origine. Pas forcéIl n’empêche, c’est bien le racisme  ordinaire  qui couve à ment maghrébins, il y a les Roms, les gens de l’Est. Ça n’a rien Vitrolles, malgré l’atmosphère feutrée entretenue par Loïc à voir avec du racisme. D’ailleurs, moi, ça ne me dérangerait Gachon, jeune maire PS soucieux de préserver la paix civile. pas si on me tatouait FN sur le front. » Bienvenue à Vitrolles. Tantôt revendiquée, tantôt voilée d’ambiguïtés, la radicalisation se propage. Dans le centre-ville, où se tiennent les QG de campagne, FN excepté, un commerçant ricane : « Les Mégret ? Ils Isabelle CURTET-POULNER me manquent. Je suis patriote. J’assume. C’est dans mes Photos : Yohanne Lamoulère pour Causette

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