PRéCIEUSE - Causette

obtient pour ce film, Le Poirier, le simorgh (le césar iranien) de la meilleure actrice. Puis elle retourne à son piano, même si ses goûts l'éloignent de plus en plus ...
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CAUSETTE #44 Avril 2014

L’at ta c h e m e n t

une liaison

précieuse Mortels pesticides

Trois femmes en colère

Exclusif

La Guerre invisible

Le ministère de la défense répond S e xo

L’important, c’est de participer !

christian bobin octave nitkowski le décalogue de kpote les fanas de proust

génocide rwandais

Les mystères de l’orphelinat Sainte-Agathe #44 - Avril 2014

France MÉTRO : 4,90 € - BEL/LUX : 5,50 € - DOM/S : 5,60 € CH : 7,80 FS – CAN : 7,95 $ cad – NCAL/S : 800 CFP – POL/S : 900 CFP

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L a

c o p i n e

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C a u s e t t e

Golshifteh Farahani

La désobéissance comme religion Élevée au rang d’icône dans son pays, Golshifteh Farahani a été la première actrice iranienne à tourner dans une production américaine depuis que la République islamique a été instaurée, en 1979. C’était pour Mensonges d’État, de Ridley Scott, avec Leonardo DiCaprio. Mais, dès son retour, elle est arrêtée, interrogée, torturée psychologiquement. Elle résiste, lutte, puis prend la décision de fuir. Pour pouvoir choisir ses films en toute liberté. Causette l’a rencontrée à Paris, où elle a élu domicile.

G

olshifteh nous reçoit dans la maison d’un ami, nichée dans le 9e arrondissement de Paris. Malgré les photographes, son agent et un attaché de presse qui travaillent à côté, elle nous accueille tranquillement, comme si on venait pour le goûter. Simple et souriante. Elle est magnifique, mais, ça aussi, elle semble l’ignorer. Elle tend une main franche en lançant son prénom, Golshifteh. Pas facile à dire. Inventé par ses parents d’après celui d’un héros de roman, il a été interdit par la République islamique. Non conforme. Il restera pourtant son prénom usuel, et la jeune femme montrera à maintes reprises qu’en effet elle n’est pas conforme. Elle a forgé son histoire à coups de rebuffades et de désobéissance. Golshifteh est née à Téhéran en 1983, au cœur du conflit Iran-Irak. Khomeyni est au pouvoir. Dans sa famille d’artistes, on est aussi résistants. Son père, acteur et metteur en scène, n’est pas là le jour de sa naissance. Trop dangereux. Ce militant d’extrême gauche est alors pisté par la police secrète. Il doit parfois disparaître. Sa mère vient, elle, d’une famille bahaïe, minorité religieuse persécutée en Iran depuis la révolution de 1979. Pourtant, on ne tremble pas à la maison, on reste droit. C’est un refrain que les parents répètent à Golshifteh, à sa grande sœur et à son grand frère : il ne faut jamais montrer sa peur. Même avec les sirènes

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d’alarme, les explosions, les courses vers l’abri sous l’escalier, la crainte des dénonciations. Mais l’enfance de Golshifteh, ce sont aussi les fêtes et les discussions jusqu’au bout de la nuit. « Chez mes parents, on buvait, on dansait… On faisait tout ce qui était interdit. » Les artistes de Téhéran se croisent ici. Acteurs, chanteurs, réalisateurs, musiciens. L’aînée de la fratrie veut devenir comédienne ; Golshifteh, elle, est attirée par la musique. Vers l’âge de 4 ans, elle joue du piano comme une virtuose. C’est une enfant prodige. À 12 ans, elle intègre une école de musique. « J’étais douée, oui… Mais j’avais beaucoup de mal à rester assise pendant des heures pour jouer. C’était l’ambition de mes parents, je devais devenir une grande pianiste, la famille s’investissait totalement là-dedans. »

Mozart, Beethoven, Metallica Golshifteh est vive et jolie, il arrive plusieurs fois que des réalisateurs, amis de ses parents, la réclament pour un petit rôle. Sans en parler à leur fille, ils refusent toujours. Dariush ­Mehrjui, cinéaste très célèbre en Iran, sera plus malin. « Il a parlé directement à ma sœur, qui avait déjà commencé sa carrière. Elle m’a amenée aux essais. C’était un secret. Quand j’ai prévenu ma mère et mon père, ça a été un choc. Ils ne pouvaient pas refuser, c’était un honneur de tourner avec lui. » À 14 ans, elle

La copine de Causette

obtient pour ce film, Le Poirier, le simorgh (le césar iranien) de la meilleure actrice. Puis elle retourne à son piano, même si ses goûts l’éloignent de plus en plus de la classe de musique. « Je jouais Mozart et Beethoven, mais j’écoutais Metallica… Je voyais bien que quelque chose n’allait pas ! » La petite fille est devenue une ado de 15 ans. Elle porte le voile depuis l’âge de 9 ans. À la fin des années 90, l’ambiance est lourde à Téhéran, les agressions à l’acide contre des femmes se multiplient. Curieusement, on ne trouve jamais les coupables. Golshifteh ne supporte plus la tension. Elle se rase la tête, dissimule son crâne nu sous son foulard. Mais, le

soir, elle se déguise en garçon, écrasant ses seins sous un châle serré. Elle se faufile hors de la maison. Sous le nom d’Amir, elle parcourt les rues de Téhéran, fait de la moto, castagne un peu, s’amuse à écouter les mecs parler d’elle et de ses copines. Un jeu dangereux qui va durer plus d’un an. Ses parents savent, mais ne disent rien. À 17 ans, elle passe le concours du prestigieux Conservatoire de Vienne. Elle est acceptée. Elle a le niveau, ça oui. La foi, plus du tout. Metallica a enterré Mozart. « Consciemment, ça n’était pas pour le cinéma que j’abandonnais la musique. Il y avait vraiment un divorce entre moi et l’univers du classique. Mais, inconsciem-

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ment, l’idée de devenir actrice avait commencé à naître. » Elle ne part pas pour Vienne, elle reste à Téhéran. « Et, sans que je le cherche, le cinéma est venu à moi. »

Une icône, “comme Elizabeth Taylor” Plongée dans le milieu artistique, jouant dans les pièces de son père puis dans des films, elle devient en quelques années l’une des actrices les plus célèbres de son pays. Amir a disparu. Les lois strictes et la peur d’attirer les représailles sur ses proches ont apparemment assagi la jeune femme. En 2006, Golshifteh joue dans un mélo édifiant, un film de « défense sacrée », comme les appelle le régime en place. M comme mère raconte le destin héroïque d’une femme enceinte abandonnée par son mari et gazée pendant la guerre Iran-Irak. Elle devient une icône, connue et révérée jusque dans les villages les plus reculés. « Comme Elizabeth Taylor dans les années 50 aux États-Unis », a déclaré la réalisatrice Marjane Satrapi à la presse. Golshifteh s’en étonne encore : « Il y avait des ambulances devant les cinémas, car beaucoup de spectatrices s’évanouissaient pendant le film. J’avais du mal à marcher dans la rue, j’étais arrêtée sans cesse par les gens qui voulaient me parler, me toucher. » Qu’est-ce qui peut manquer à cette jeune gloire persane dont

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les portraits de trois mètres de hauteur s’affichent sur les frontons des cinémas ? La liberté, bien sûr. Elle va très vite comprendre que sa carrière est limitée, et, en 2008, la frondeuse reprend le pas sur la star. Sollicitée par Ridley Scott, elle part « en vacances » aux ÉtatsUnis pour tourner dans Mensonges d’État avec Leonardo DiCaprio. Un film sur le terrorisme et sur al-Qaida. Depuis la révolution de 1979, Golshifteh est la première actrice iranienne à tourner dans une production américaine. Elle réussit à imposer que l’infirmière qu’elle interprète ne quitte la coiffe que pour un voile. Elle met aussi un point d’honneur à ne jamais toucher son partenaire devant la caméra. Même pas une poignée de main. Ridley Scott accepte. La jeune femme

Filmographie express 1997  Premier film, “Le Poirier”, de Dariush Mehrjui 2008  “Mensonges d’État”, de Ridley Scott 2009  “À propos d’Elly…”, d’Asghar Farhadi 2011  “Poulet aux prunes”, de Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud 2014  “My Sweet Pepper Land”, de Hiner Saleem, et “Eden” de Mia Hansen-Løve

La copine de Causette

pas. » Re-scandale. Polémique sur Facebook, où les commentaires sont partagés. En Iran, ses parents sont menacés. Horrible et ubuesque : Golshifteh reçoit un coup de fil du responsable du ministère de la Culture et de la Guidance islamique. Il lui signifie qu’elle n’est définitivement plus la bienvenue. Gentil euphémisme. Quelques mois auparavant, l’actrice iranienne Marzieh ­Vafamehr avait été condamnée à un an de prison et 90 coups de fouet pour avoir joué dans un film traitant des difficultés faites aux artistes dans la République islamique. Une peine qui sera réduite à trois mois par une cour d’appel, avec annulation de la peine de flagellation. Et, malgré l’élection en 2013 du président Rohani, pourtant modéré, plusieurs de ses Épuisée, écœurée, mais pas vaincue consœurs ont été récemment inquiétées par le gouvernement. Ainsi, la comédienne Pegah Ahangarani a été condamHarcelée par l’administration, interrogée en permanence par née à dix-huit mois de prison ferme, en octobre dernier, pour les services de renseignements, Golshifteh résiste tout de « des déclarations politiques et des interviews accordées à même. On lui interdit de tourner dans le film du cinéaste des médias hostiles étrangers ». Elle est toujours détenue. engagé Asghar Farhadi À propos d’Elly…, elle passe outre et Golshifteh pourrait-elle revenir aujourd’hui en Iran ? « Au miniy participe. Au bout de sept mois, on lui fait comprendre mum, on me prendrait mon passeport, avec interdiction de qu’elle peut récupérer son passeport… contre l’équivalent de repartir pendant au moins deux ans. Et ils ne me laisseraient deux millions d’euros. Elle est épuisée, écœurée, mais pas pas travailler. Je peux aussi être emprivaincue. Elle rassemble tout ce qu’elle sonnée pour faire un exemple… On ne possède, sollicite sa famille, les amis, les “J’aurais sait pas de quoi ils sont capables. » relations et parvient à quitter le pays. pu décider de Si Golshifteh reste en France, c’est aussi « J’aurais pu décider de rester. Mais, pour rester. Mais, pour par plaisir. Elle a un amoureux français, moi, l’art, c’est quelque chose d’internal’acteur et réalisateur Louis Garrel, rentional. S’il ne circule pas, il ne sert à rien. moi, l’art, c’est contré il y a trois ans alors qu’il l’avait Le cinéma en Iran, c’était fini pour moi. quelque chose engagée pour un court-métrage. Il la met J’avais besoin de jouer avec des acteurs d’international. de nouveau en scène dans son ­premier et des metteurs en scène du monde S’il ne circule pas, long-métrage, Les Deux Amis, où elle entier. Il fallait que je parte et que je ne il ne sert à rien” retrouve Vincent Macaigne. revienne pas. » Ce sera donc un arracheEt puis elle a découvert autre chose à ment. Nécessaire, mais douloureux. Ses Paris. « C’est une ville qui enlève toute culpabilité. Quand on parents ne comprennent pas. « Pour mon père, qui a vu mouvient du Moyen-Orient, en tant que femme, on a toujours un rir beaucoup de ses compagnons de lutte, il faut se battre à poids sur les épaules. » Pourtant, son passage à Hollywood l’intérieur. Rester avec son peuple. » lui avait déjà fait découvrir des femmes libres, non ? Elle bonLa jeune femme a coupé tous les ponts lorsqu’elle est partie dit : « En Iran, les femmes sont beaucoup plus fortes et couet, ensuite, régulièrement, comme un enfant qui gratte ses rageuses que celles que j’ai vues en Californie. Cette obligacicatrices, elle recommence à choquer, à provoquer, à poustion d’apparence parfaite, le poids de cette beauté obligatoire, ser plus loin le point de rupture. À peine sortie d’Iran, elle tous ces mensonges et ce puritanisme… Derrière le voile, en apparaît tête et bras nus, décolleté plongeant, magnifique, Iran, on est beaucoup plus rebelles. Mais, à Paris, j’ai comsur le tapis rouge, lors de la sortie de Mensonges d’État, en pris que c’est beau d’être une femme. » 2008. Scandale chez les mollahs. Lorsque, quelque temps plus tard, on lui laisse entendre qu’elle pourrait revenir, la réponse est claire. Dans un clip réalisé avec les acteurs nomIsabelle MOTROT – Photos : Aldo SPERBER pour Causette més aux césars du meilleur espoir 2012, elle dévoile un sein. Pour aller plus loin  « En tant qu’actrice, il fallait que je puisse faire tout ce que mes rôles exigeraient : je devais pouvoir tourner dans des Elle joue, de Nahal Tajadod (éd. Albin Michel, 2012), qui romance la vie de Golshifteh Farahani. scènes d’amour, être à poil dans les films. Alors, j’ai sauté le croit un moment qu’elle va amadouer les gardiens de la révolution. Elle rêve. À peine le tournage fini, elle revient en Iran. Elle est arrêtée dès sa descente d’avion. Son passeport est confisqué. Commencent alors des mois de calvaire. Sa célébrité lui épargne le pire. « On ne m’a pas torturée physiquement, c’était de la torture mentale. » On insiste un peu. Mais elle devient nerveuse. Les beaux yeux noirs se détournent. C’est encore une blessure. « Ils ont une technique pour vous casser, des interrogatoires terrifiants. Après, vous avez la sensation qu’ils sont partout, que vous pouvez être détruit à tout moment. Pendant des années, j’ai eu des problèmes psychologiques très graves. J’ai dû me faire soigner. »

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