Vaccination contre la dengue Le fiasco de Sanofi

épidémiologiste à l'université des Philippi nes. Cette médecin, très choquée par cette idée de « compensation », souligne que la décision devrait revenir aux ...
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L’épigénétique  pour expliquer  le cancer du sein Certaines mutations, au lieu d’affecter la séquence de l’ADN, touchent des marques chimiques qui régulent l’activité de nos gènes. Leur étude pourrait permettre de mieux comprendre les « cancers héréditaires ». PAGE 2

Renaissance  d’un dinosaure Le Muséum national d’histoire naturelle reconstitue os par os le squelette d’un « Edmontosaurus annectens », vieux de 67 millions d’années. Il sera exposé en juin. PAGE 3

Comme cette fillette, à Manille, le 4 avril 2016, 830 000 enfants philippins ont été vaccinés contre la dengue. DONDI TAWATAO/GETTY IMAGES

Vaccination contre la dengue  Le fiasco de Sanofi Le laboratoire français est-il allé trop vite ? A-t-il négligé certaines alertes ? Après la mort de plusieurs enfants aux Philippines, l’industriel pharmaceutique a dû stopper brutalement sa campagne de vaccination contre cette maladie tropicale. L’avenir du produit est plus qu’incertain

lise barnéoud et chloé hecketsweiler

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es enfants philippins ne sont pas des cobayes ». Les pancartes brandies par les parents d’enfants vaccinés contre la den­ gue ont fait le tour du monde en décem­ bre 2017. Quelques semaines plus tôt, l’in­ dustriel pharmaceutique français Sanofi avait révélé que son vaccin, Dengvaxia, lancé fin 2015, présentait un risque pour les personnes n’ayant jamais contracté cette maladie tropicale – trans­ mise par des moustiques et provoquant un syn­ drome de type grippal parfois sévère – avant d’être vaccinées. La campagne est arrêtée. Pour la popula­ tion, cette révélation est un choc : 830 000 écoliers ont reçu une ou plusieurs injections dans le cadre

d’un programme de vaccination publique lancé en mars 2016. Les Philippines devaient être le premier pays au monde à bénéficier d’une vaccination de masse contre la dengue. Il est aujourd’hui au cœur d’une polémique. Avec une question centrale : Sanofi a­t­il minimisé les risques et commercialisé son vaccin dans plusieurs Etats malgré de nom­ breuses incertitudes quant à son innocuité et ses conséquences à long terme ?

Le seul test possible se fait sur l’homme Tous les ingrédients d’un succès étaient pourtant réunis. En 2008, Sanofi acquiert pour 332 millions d’euros une petite biotech anglo­américaine, Acambis, qui a mis au point un vaccin prometteur contre la dengue. Créé à partir du virus de la fièvre

Cahier du « Monde » No 22752 daté Mercredi 7 mars 2018 ­ Ne peut être vendu séparément

jaune génétiquement modifié pour exprimer cer­ taines protéines de la dengue, il se distingue des vaccins testés jusque­là sans succès, y compris par Sanofi. Le laboratoire français imagine alors avoir mis la main sur le Graal : un vaccin permettant d’éviter plus de 3 millions de cas de dengue sévère et environ 10 000 décès par an sur 100 millions de cas symptomatiques. Qui ferait économiser plus de 7,2 milliards d’euros annuels à des pays en dévelop­ pement. Et qui pourrait rapporter plus de 1 milliard d’euros par an au laboratoire. Avec la technologie d’Acambis, Sanofi ambi­ tionne de protéger simultanément et complète­ ment contre les quatre souches du virus de la den­ gue. Les premiers essais sont conduits chez le singe et, très vite, les scientifiques passent aux essais cliniques chez l’homme. « Il n’y a pas de modèle animal pour la dengue car seuls les humains y sont sensibles. La seule façon de prouver la sécurité et l’efficacité d’un vaccin est de le tester chez l’homme », justifie Farshad Guirakhoo, un ancien scientifique d’Acambis. Les résultats des études menées sur des petites cohortes sont très encoura­ geants : les sujets vaccinés développent bien des anticorps contre les quatre souches.

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Portrait  Anne­Marie  Lagrange vise  son étoile L’astrophycisienne se passionne depuis trente ans pour Beta Pictoris, qui lui permet de vérifier ses théories et de parfaire ses instruments. PAG E 8

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Dengvaxia Enquête  sur un vaccin controversé ▶

SUITE DE LA PREMIÈRE PAGE

Mais des chercheurs s’inquiètent déjà. « Lorsque Sanofi a lancé les essais cliniques chez l’homme, nous l’avons alerté sur différents risques potentiels, comme celui d’une interférence possible entre les différentes souches de dengue, mais surtout celui d’une réaction immunitaire spécifique qui permet au virus d’entrer encore plus facilement dans les cellules cibles après une première exposition », rap­ pelle Frédéric Tangy, chef de l’unité de génomique virale et vaccination à l’Institut Pasteur. Ce phénomène expliquerait pourquoi la seconde infection de dengue a souvent des effets plus graves que la première. « Lorsque vous êtes exposé à une souche de dengue, cela vous confère une immunité à vie contre cette souche. Mais vous risquez une infection plus sévère si vous ren­ contrez une autre souche plus tard, précise Fars­ had Guirakhoo. Les anticorps que vous avez déve­ loppés contre la première souche reconnaissent la nouvelle, mais au lieu de l’éliminer, ils l’aident à se reproduire. » Un phénomène appelé dans le jargon scientifique anglais « antibody­dependent enhancement » (ADE). C’est ce mécanisme qui ébranle aujourd’hui le Dengvaxia. Chez les personnes sans antécédent de dengue, le vaccin serait reconnu par le corps comme une première infection et la prochaine exposition à un virus naturel se rapprocherait d’une seconde infection, avec un risque accru de sévérité. « Les chercheurs de Sanofi nous répon­ daient qu’il s’agissait là d’un risque théorique, d’une connerie de laboratoire. Ils n’y croyaient pas », poursuit Frédéric Tangy, pour qui l’une des explications de ce fiasco tient au fait que Sanofi s’est coupé des spécialistes de la vaccinologie de l’Institut Pasteur, autrefois partenaires.

Des essais cliniques décevants C’est aussi que le groupe s’est engagé dans un développement à marche forcée. Dès mai 2009, Sanofi lance la construction à Neuville­sur­ Saône (Rhône) d’une usine entièrement consa­ crée au vaccin contre la dengue. L’investisse­ ment de 350 millions d’euros est le plus impor­ tant jamais engagé par Sanofi. L’industriel an­ nonce une production annuelle de 100 millions de doses du futur vaccin dès la fin 2013. Un sacré pari. « Si l’on avait attendu d’être certain d’avoir un vaccin avant de construire une unité de pro­ duction, cela aurait trop retardé les choses. Il faut cinq à sept ans pour construire une unité comme celle­ci », commente Vincent Hingot, directeur de la production chez Sanofi­Pasteur, la branche vaccin de Sanofi, rappelant qu’à ce moment­là, la dengue prenait des allures de « pandémie ». En 2009, le groupe ne possède pourtant que des indications limitées sur la sécurité et l’efficacité de son vaccin. A ce moment­là, la seconde phase des essais cliniques, qui doit être conduite en Thaïlande sur 4 000 participants âgés de 4 à 11 ans, vient tout juste d’être lancée. Ses résultats ne seront pas connus avant septembre 2012. Leur publication aurait pu sonner le glas du Dengvaxia car elle révèle une efficacité moindre

qu’espérée : l’effet protecteur est d’à peine 30 % en moyenne et il est quasi nul envers la souche 2 du virus. « Mais ce qui était le plus étonnant, c’est que les anticorps mesurés ne correspondaient pas du tout à l’efficacité du vaccin, relève Joachim Hombach, secrétaire exécutif du Groupe straté­ gique consultatif d’experts sur la vaccination de l’OMS. Le taux d’anticorps contre la souche 2 était par exemple le plus élevé ! Ainsi, ce que l’on pensait être un bon indicateur de performance vaccinale n’en était pas un. » « Le vaccin était moins perfor­ mant que nous le souhaitions, mais il n’était pas dangereux pour autant », modère un des cher­ cheurs impliqués dans le développement du vac­ cin, qui souhaite rester anonyme. En 2011, Sanofi lance la troisième phase des essais cliniques, la dernière avant la commercia­ lisation. Elle est conçue sans attendre les résul­ tats de l’essai thaïlandais. Sanofi assure que ce choix a été fait en concertation avec la commu­ nauté scientifique, l’OMS et les autorités de santé concernées. Au total, cinq essais différents seront conduits dans 12 pays, sur plus de 30 000 enfants. Seuls 10 % d’entre eux sont tes­ tés pour déterminer s’ils ont été au préalable exposés à la dengue. Cet examen révèle que 20 % n’ont aucune immunité contre la maladie. « Par conséquent, l’efficacité et la sécurité du vaccin pour les enfants séronégatifs ne sont basées que sur 2 % des participants », admettent les cher­ cheurs du laboratoire dans une publication de

2015. Une population insuffisante pour détecter des effets indésirables de façon significative. Pour justifier son choix, Sanofi avance des « considérations éthiques » : « Devait­on procéder à un test aussi invasif sur autant d’enfants ? Au moment où nous avons conçu l’essai, la question ne se posait pas. Bien sûr, rétrospectivement, avec ce que l’on sait maintenant, cela aurait été bien d’avoir tous ces échantillons », concède Su­Peing Ng, directrice médicale de Sanofi­Pasteur. En septembre 2015, les premières données de suivi sur trois ans sont rendues publiques. Dans l’essai mené en Asie, le groupe des 2 à 5 ans mon­ tre un risque d’hospitalisation pour dengue sévère 7,45 fois plus élevé chez les vaccinés que chez les non­vaccinés. Dans ce sous­groupe, la moitié des enfants testés avant vaccination n’avaient jamais été infectés par la dengue. Pour Isabel Rodriguez­Barraquer, spécialiste des mala­

AUTORISÉ AU MEXIQUE, LE VACCIN A FAIT L’OBJET DE NOMBREUSES ALERTES DE LA PART DES SCIENTIFIQUES. IL EST FINALEMENT RESTÉ DANS LES TIROIRS

dies infectieuses à l’université de Californie, ces résultats apportent « la preuve indiscutable que les choses pourraient ne pas du tout se passer comme prévu. Ceci aurait peut­être pu être évité s’ils avaient attendu les résultats de la phase 2 avant de lancer la phase 3 ». Conscient des limites de ses résultats, Sanofi choisit de réanalyser toutes ses données pour dé­ terminer l’âge auquel la balance bénéfice/risque bascule. C’est ainsi qu’apparaît dans cette publi­ cation de septembre 2015 le seuil de 9 ans, jamais mentionné auparavant. L’article divise les spé­ cialistes, l’OMS émet des doutes quant à l’effet de l’âge sur le risque d’hospitalisation. « Le fait qu’ils aient établi un âge limite pour justifier le lance­ ment du vaccin était aussi problématique que les incertitudes sur l’origine de ce qui se passait », poursuit Isabel Rodriguez­Barraquer. Pour légiti­ mer biologiquement ce seuil, Sanofi avance quelques pistes, notamment une immaturité physiologique des jeunes enfants, mais écarte l’hypothèse d’une réaction immunitaire indési­ rable chez les personnes séronégatives. Trois mois plus tard, le 11 décembre 2015, le Mexique délivre la première autorisation de commercialisation du Dengvaxia. Une situation pour le moins ironique, car les publications montraient qu’il s’agissait du pays où l’efficacité de ce vaccin était la plus faible : à peine 30 %. Et seule la moitié des participants testés avant vac­ cination avaient déjà été infectés par la dengue,

POURQUOI LA FRANCE N’EN VEUT PAS POUR L’OUTRE-MER

S

i la France, pays fabricant du Dengvaxia, n’en veut pas pour sa propre population, c’est bien qu’il y a un problème avec ce vaccin et que Sanofi nous prend pour ses cobayes ! » L’accu­ sation revient en boucle dans les médias et sur les réseaux sociaux philippins. De fait, certains dépar­ tements et régions d’outre­mer français (Martinique, Guyane et Guadeloupe) connaissent une prévalence de la dengue aussi éle­ vée qu’aux Philippines. D’où cette légitime question : pourquoi ne pas y vacciner les populations ? Première réponse : parce que le

Dengvaxia n’a toujours pas d’autorisation de mise sur le marché (AMM) en Europe, la demande n’ayant été déposée qu’en avril 2016. Une stratégie as­ sumée par Sanofi : « C’était impor­ tant avant toute chose de rendre ce vaccin disponible dans les pays qui souffrent le plus de la maladie. Nous avons donc décidé de nous concentrer en premier lieu sur l’Asie et l’Amérique latine », indi­ que Thomas Triomphe, vice­pré­ sident de la région Asie­Pacifique chez Sanofi Pasteur. Cette stratégie de demande d’autorisation pays par pays, en se

passant des deux grandes agences de régulation que sont l’Agence européenne du médicament (EMA) et la Food and Drug Admi­ nistration (FDA), est inédite dans l’histoire du médicament. « Cela accélère la disponibilité du vaccin là où il y en a besoin. Mais il faut re­ connaître que les agences de régu­ lation de ces pays ont moins l’habi­ tude d’analyser des dossiers aussi complexes et ont moins accès à des experts très qualifiés », analyse Joachim Hombach, du Groupe stratégique consultatif d’experts sur la vaccination de l’OMS, rappe­ lant que des réunions d’informa­

tion ont été organisées en 2015 pour épauler les autorités de santé de ces pays. Aujourd’hui, le dossier semble coincer à l’EMA : alors qu’il faut en général 277 jours pour obtenir une autorisation, le Dengvaxia est tou­ jours en cours d’évaluation près de 700 jours plus tard. Interrogée, l’EMA n’a pas donné les raisons de ce délai, indiquant seulement que l’évaluation est suspendue chaque fois que de nouvelles informa­ tions sont demandées aux fabri­ cants. Sanofi avait informé l’agence que ses équipes étaient en train de réanalyser certains échan­

tillons, les résultats publiés fin 2017 ayant révélé un risque accru de dengue sévère pour les person­ nes n’ayant jamais été exposées au virus avant d’être vaccinées. En France, la question s’est tou­ tefois posée de recommander le Dengvaxia pour les territoires d’outre­mer avant l’octroi de son AMM. « Certains sujets à risque auraient pu justifier une recom­ mandation dérogatoire, mais au vu des données disponibles, il aurait fallu ne sélectionner que les individus ayant déjà connu une infection de dengue. Or les tests existants ne sont pas assez discri­

minants pour établir avec certi­ tude une infection de dengue », retrace Dominique Salmon, mé­ decin infectiologue qui a dirigé le groupe de travail sur la vaccina­ tion contre la dengue pour le Haut Conseil de la santé publique. Son rapport, publié en octobre 2016, évoque déjà la possibilité que « le surrisque d’hospitalisation chez les vaccinés persiste au­delà de 6 ans et même de 9 ans ». Une lec­ ture manifestement différente de celle des autorités philippines ou mexicaines lorsqu’elles ont auto­ risé le vaccin…  l. ba. et c. hr.

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Page de gauche : des familles d’enfants vaccinés contre la dengue ont été reçues au Sénat, le 21 février à Manille (Philippines). NOEL CELIS/AFP

Ci-contre : manifestation contre le laboratoire Sanofi, à Manille, le 8 décembre 2017. TED ALJIBE/AFP

RISQUE INDIVIDUEL OU BÉNÉFICE COLLECTIF ?

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le taux le plus faible de l’ensemble des essais. En clair, le Mexique semblait clairement être le pays où la balance bénéfice/risque de cette vaccina­ tion serait la plus faible, voire… défavorable. De nombreux experts mexicains alertent les autorités, dénoncent une autorisation prématu­ rée dans un pays où le système de pharmacovi­ gilance est loin d’être optimal. « Mais les dés étaient déjà jetés », estime Hugo López­Gatell, de l’Institut national de santé publique. Le Mexi­ que s’était engagé dès avril 2014, lors d’une visite du président François Hollande, à soutenir l’in­ troduction du vaccin. Une déclaration d’inten­ tion confidentielle, à laquelle Le Monde a eu accès, révèle que cet engagement a été renou­ velé en juillet 2015. Un engagement signé par le vice­ministre mexicain de la santé, Pablo Kuri Morales, que Sanofi connaît bien puisqu’il était son directeur scientifique au Mexique de 2009 à 2011. Durant cette période, l’industriel français a notamment investi 100 millions d’euros au Mexique pour la construction d’une usine de vaccins contre la grippe. « Les messages envoyés par nos responsables politiques à nos agences de régulation censées évaluer de manière indépendante les médica­ ments étaient clairs et forts », remarque Mauricio Hernández­Ávila, à l’époque directeur de l’Insti­ tut national de santé publique du Mexique. Sanofi peut aussi compter sur le soutien du mil­ liardaire mexicain Carlos Slim, très impliqué dans la lutte contre la dengue. Sa fondation a financé plusieurs publications – signées entre autres par Pablo Kuri Morales – recommandant l’utilisation du vaccin pour des campagnes pu­ bliques… Qui n’ont, finalement, pas été lancées.

Une recommandation « conditionnelle » Après le Mexique, c’est au tour des Philippines d’approuver le Dengvaxia, le 22 décembre 2015. Alors que l’essai de phase 3 est encore en cours, les responsables de l’agence de régulation des Philippines rencontrent Sanofi en mars 2014 et signent un document dans lequel il est question d’une demande d’autorisation de mise sur le marché dès février 2015, pour une implémenta­ tion prévue en 2016. A deux reprises, le 14 mai 2015 et le 2 décembre 2015, la ministre de la santé philippine, Janette Loreto­Garin, rencontre les dirigeants de Sanofi. Avec, là aussi, des soup­ çons de conflit d’intérêts. Ainsi, l’un des plus grands soutiens du vaccin est Kenneth Harti­ gan­Go, sous­secrétaire à la santé de 2015 à 2016, auparavant responsable de l’agence de santé phi­ lippine de 2010 à 2014, mais aussi fondateur et directeur, de 2001 à 2009, de la Zuellig Family Foundation, dont la branche pharmaceutique est le distributeur exclusif du vaccin aux Philippines.

« SANOFI A ENVOYÉ UNE LETTRE AU DOYEN DE NOTRE UNIVERSITÉ POUR QUE NOUS RETIRIONS NOS DÉCLARATIONS SUR LES RISQUES DU DENGVAXIA » LEONILA DANS CHERCHEUSE PHILIPPINE

Le Brésil est le troisième pays à autoriser le Dengvaxia, en décembre 2015. « Ce vaccin n’est pas très bon et nous ne l’aurions pas autorisé si nous avions eu une alternative », raconte un ancien dirigeant de l’agence de santé brésilienne. Aussitôt le feu vert des autorités obtenu, Sanofi négocie avec l’Etat du Parana la mise en place d’un programme de vaccination publique, indis­ pensable pour assurer un succès commercial. Dès août 2016, 500 000 doses sont expédiées dans cet Etat du sud du Brésil. Les scientifiques sont perplexes. « Aucune étude de séroprévalence n’a été réalisée, et il est probable qu’elle soit très faible. Il y a eu quelques épidémies récemment, mais il ne s’agit pas d’une région où la transmis­ sion est élevée, note Isabelle Rodriguez­Barra­ quer. Pourquoi le gouvernement a­t­il pris une telle décision ? », s’interroge la chercheuse, qui rappelle que, selon l’OMS, le vaccin ne doit pas être utilisé dans les zones où la prévalence de la dengue est inférieure à 50 %. « Je n’ai pas compris comment les choses ont pu aller si vite après les résultats des essais cliniques de phase 3, s’interroge encore aujourd’hui Scott Halstead, spécialiste américain de la dengue. Et j’ai été choqué également par le feu vert donné par l’OMS en avril 2016. » Pour Joachim Hombach, qui suit le dossier dengue depuis plus de dix ans à l’OMS, il ne s’agit pas d’un feu vert mais d’une « recommandation conditionnelle ». « Nous avons beaucoup évoqué le signal des dengues sévères chez les participants les plus jeunes, mais Sanofi avait restreint son indication d’âge à partir de 9 ans, or il n’y avait aucun signal chez les plus de 9 ans », précise le spécialiste, avant d’ajouter : « On ne pouvait pas exclure un risque chez les per­ sonnes séronégatives, mais la seule façon de véri­ fier cette hypothèse consistait à générer des don­ nées en utilisant le vaccin. » Au même moment démarrait la première vaccination de masse aux Philippines chez 830 000 enfants. « Nous avons tenté d’alerter les autorités sur le risque d’une telle vaccination de masse, sans suc­ cès, se souvient Leonila Dans, chercheuse au

département d’épidémiologie clinique de l’uni­ versité des Philippines. Pour nous, il n’était pas concevable de lancer une campagne massive sachant qu’une partie de la population allait en faire les frais. La seule option acceptable aurait été de tester chaque enfant et de ne vacciner que ceux qui avaient déjà connu une infection par la den­ gue, ce qui n’était pas possible. On nous a répondu que nous devions suivre les recommandations nationales. Sanofi a envoyé une lettre au doyen de notre université pour que nous retirions nos décla­ rations sur les risques du Dengvaxia. » La fuite en avant s’achève le 29 novembre 2017. Sanofi annonce que les personnes ne présentant aucun antécédent de dengue souffrent davantage de cas sévères de dengue en cas d’exposition ulté­ rieure au virus. « Ces nouvelles informations vien­ nent d’une réanalyse du suivi à long terme des par­ ticipants aux essais cliniques, cinq à six ans après leur vaccination », indique Su­Peing Ng. Dans la foulée, les Philippines suspendent leur campagne de vaccination. Les suivis de pharmacovigilance font état de plusieurs dizaines de cas de dengue sévère parmi les écoliers vaccinés. Trois décès ont d’ores et déjà été jugés comme probablement liés à cette vaccination par les autorités philippines, qui demandent désormais à Sanofi de rembour­ ser l’intégralité du coût (environ 60 millions d’euros) du programme de vaccination. Ce qui devait devenir le blockbuster de la bran­ che vaccin de Sanofi est donc un immense fiasco. Sur les 11 pays qui commercialisent finalement le Dengvaxia, le seul programme de vaccination de grande ampleur encore en cours est celui du Parana, au Brésil. « Nous avons détruit plusieurs dizaines de millions de doses », regrette Vincent Hingot, responsable de la production de vaccins chez Sanofi Pasteur, avant d’ajouter qu’« il reste aujourd’hui entre 40 et 50 millions de doses, prêtes à être emballées pour fournir les marchés car nous gardons toujours de l’ambition pour ce vaccin. » Début février, en marge de la présentation de ses résultats annuels (5,1 milliards d’euros de chiffre d’affaires pour sa branche vaccins), Sanofi a réuni une trentaine d’experts de la dengue à Paris pour discuter du futur du Dengvaxia. Une des solutions serait de vendre ce vaccin avec un test de diagnostic rapide de séropositivité, mais Sanofi estime à deux ou trois ans le temps de développement, sans compter les délais d’enre­ gistrement dans chaque pays. D’ici là, le Den­ gvaxia pourrait être concurrencé par d’autres vaccins, notamment japonais et brésilien, dont les essais de phase 3 commenceront cette année. A moins qu’il n’ait définitivement savonné la planche à tous ces candidats. Et fragilisé encore un peu plus la confiance dans les vaccins. 

travers le cas du vaccin Dengvaxia, une question éthique brûlante se pose : peut­on accepter, au nom d’un bénéfice collectif, qu’une innovation nuise à certains individus ? En 2016, l’OMS jugeait « acceptable » cette vaccination dès lors que le pourcentage de la population déjà infectée par la dengue dépassait 50 %, tout en notant qu’« il est possible que la vac­ cination soit inefficace, ou même, en théo­ rie, qu’elle augmente le risque futur d’hospi­ talisations ou de dengue sévère chez les per­ sonnes séronégatives au moment de la pre­ mière vaccination, quel que soit leur âge. Si c’est le cas, il pourrait y avoir, même dans des contextes de forte transmission, un ris­ que accru pour les personnes séronégatives, en dépit d’un recul de la dengue au niveau de la population ». Le positionnement de l’OMS a divisé les scientifiques. Certains ont soutenu cette recommandation pour son bénéfice collec­ tif, arguant qu’une vaccination massive dans les régions de forte prévalence permet­ trait de diminuer de 10 % à 30 % les cas symptomatiques de dengue et d’hospitali­ sations. « Du point de vue de la santé publi­ que, [ce vaccin] devrait être considéré comme un moyen de contrôler un problème grandis­ sant dans les pays affectés », affirmaient plu­ sieurs chercheurs, en décembre 2016, dans The Journal of Infectious Diseases. Au contraire, d’autres spécialistes ont immédiatement critiqué ce feu vert de l’OMS, mettant en avant les risques pour les personnes non encore infectées. « Il est inacceptable qu’un médicament fasse du mal, même à une petite partie de la popula­ tion, même s’il existe un impact collectif positif », estime pour sa part Scott Hals­ tead, infectiologue américain. Il critique la défense actuelle de Sanofi qui consiste à dire que, pour un cas de dengue sévère lié à la vaccination des personnes séronégati­ ves, 10 cas sont évités chez les personnes séropositives vaccinées. « C’est un argu­ ment irresponsable », abonde Leonila Dans, épidémiologiste à l’université des Philippi­ nes. Cette médecin, très choquée par cette idée de « compensation », souligne que la décision devrait revenir aux patients sur la base d’une information complète. L’OMS avait bien considéré, dès 2016, la possibilité de tester chaque individu avant vaccination pour écarter les séronégatifs… Avant d’y renoncer au vu des limitations des tests disponibles, des complications de mise en œuvre à grande échelle et en l’ab­ sence, à l’époque, de preuves de risque. Ce n’est pas la première fois qu’une cam­ pagne de vaccination montre ce conflit entre intérêt individuel et intérêt collectif. Le vaccin oral contre la poliomyélite, utilisé dans les régions où des virus circulent encore, est aussi connu pour déclencher, dans 1 à 4 cas sur 1 million, une polio paraly­ sante. Le premier vaccin contre les rotavirus (qui peuvent provoquer des diarrhées sévè­ res) avait aussi suscité une vive controverse : à l’origine d’effets indésirables graves chez certains nourrissons, il avait finalement été retiré du marché moins d’un an après sa commercialisation. Mais ce qui semble nou­ veau ici, c’est que le groupe à risque peut être déterminé à l’avance. Contrairement aux autres vaccins qui, certes, présentent égale­ ment des risques d’effets secondaires gra­ ves, mais qui surviennent de manière raris­ sime et, surtout, de façon aléatoire. 

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