Un conflit ethnique pousse un million de Gedeos à l

chronique se multiplient du fait du man- que de sanitaires et de médicaments, de la ... passé, car les jeunes à l'origine des violences ne respectent pas la parole.
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mercredi 22 août 2018 LE FIGARO

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INTERNATIONAL

L’Éthiopie en pleine révolution politique

Arrivé au pouvoir en avril, le nouveau premier ministre Abiy Ahmed bouscule sans ménagement l’ordre établi.

Abiy Ahmed invite la diaspora éthiopienne installée aux États-Unis à investir dans son pays natal, lors d’une conférence à Washington, le 28 juillet dernier. TANGUY BERTHEMET £@tanguyber

CORNE DE L’AFRIQUE L’Éthiopie vit une révolution contemplée par un peuple sidéré. La révolution ne vient pas de lui, ni des rues pourtant agitées. Elle vient du sommet du pouvoir. Le premier ministre, arrivé depuis à peine plus de quatre mois, poursuit un train de réformes radicales à un rythme haletant. Abiy Ahmed semble s’ingénier à secouer le pays et ses 100 millions d’habitants de fond en comble. Son accession à la tête de l’Éthiopie était déjà en elle-même une mutation marquée. Abiy Ahmed a surgi en avril après la démission surprise de Hailemariam Dessalegn, désigné maître du pays depuis 1991, par la coalition du Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens (EPRDF). L’homme est jeune, 42 ans, militaire de formation et, pour la première fois, d’origine Oromo, l’ethnie dominante : autant de traits de caractère qui hérissent généralement le parti. Mais le choix est plus raisonnable qu’il n’y paraît. Abiy Ahmed semble apte à recoudre une immense nation qui menace alors de se déchirer. Les manifestations s’enchaînent, rongeant la stabilité sociale et économique. La croissance reste certes forte - plus de 8 % en 2017 - mais fléchit un peu quand les tensions inquiètent les investisseurs, à commencer par le premier d’entre eux : la Chine. Abiy Ahmed n’attend pas pour se montrer audacieux. Il s’attaque de l’intérieur à presque tous les tabous, nombreux, d’un régime sclérosé. Il libéralise les médias jusqu’alors très contrôlés. En quelques semaines, il fait élargir plusieurs centaines de prisonniers, dont certains étaient devenus des symboles. Trois organisations, dans l’une de défense des Oromos, sont radiées de la liste des « mouvements terroristes ». Les Oromos, un groupe qui s’est toujours senti marginalisé et qui forme la tête des contestations, commencent à y croire. Le reste de l’Éthiopie suit. Une sorte

d’état de grâce décuplée déferle, avec autocollants et tee-shirts à la gloire du nouveau Négus. La vaste jeunesse, engluée dans un chômage et sans trop de perspective, se montre particulièrement enthousiaste.

Le rapprochement avec le frère ennemi érythréen

L’ouverture à l’étranger de pans entiers de l’économie jusqu’alors très contrôlés, comme les télécommunications ou les transports, est ensuite décrétée. Le mouvement le plus spectaculaire suit : le rapprochement avec le frère ennemi érythréen. Les deux voisins vivaient dans un état de guerre larvée depuis 1998 et un conflit d’un autre âge. Deux ans de combats, de luttes dans des tranchées et 100 000 morts pour un sombre différend

CHRISTELLE GÉRAND

DISTRICT DE KOCHERE (ÉTHIOPIE)

« ILS NOUS CHASSENT comme des animaux sauvages », se désole Paolos Weldehoanes. Il y a un mois, ce père de huit enfants s’est réveillé au son des armes à feu et d’une clameur intimant les Gedeos, son ethnie, à déguerpir. Caché derrière la luxuriante végétation de son village, Gewe, il a pu voir au loin les assaillants brûler sa maison et son magasin, voler son bétail et détruire ses caféiers. Comme plus de 800 000 personnes, il s’est exilé en zone gedeo, administrée par son ethnie. Deux cent mille personnes supplémentaires ont fui dans la région voisine de Guji ouest, selon l’Organisation internationale pour les migrations. Dans le district de Kochere, où il a trouvé refuge au sein d’un bureau de l’administration locale, la population est passée de 180 000 habitants à 283 260 depuis le début des violences,

Asmara

Mer Rouge

ERYTHRÉE Tigré

SOUDAN Afar Amhara BenishangulGumuz

DJIBOUTI

Golfe d’Aden

Dire Dawa

Somaliland

Addis-Abeba

ÉTHIOPIE

Gambela

Harar

Oromia

A

SOUDAN DU SUD *Région des nations, nationalités et peuples du Sud

RNNPS*

Dilla

Kochere

Gedeo

Somali

SOMALIE

Guji ouest KENYA

MI.THEILER/REUTERS

préparé en coulisses depuis des mois par de puissants parrains, particulièrement l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis qui misent sur la Corne pour étendre leur influence économique et épuisé le rival qatarien. L’accélération brutale de l’histoire n’est cependant pas sans risque. En bousculant l’ordre établi, Abiy Ahmed s’est créé de solides inimitiés, notamment parmi les Tigréens. Cette minorité (6 %) pèse lourd et le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) contrôle l’EPRDF, la coalition au pouvoir, et de très larges parts de l’économie. Sa relative marginalisation suscite des craintes, des observateurs redoutant une réaction violente, même si les relations de forces et les jeux de couloirs au sein du très opaque EPRDF restent mystérieux. Fin juin,

un attentat à la grenade contre la foule immense venue entendre le premier ministre dans le centre d’Addis-Abeba a sonné comme une alerte. Mais pour le nouveau dirigeant, le signal plus grave demeure les tensions ethniques et les luttes sanglantes entre groupes. En soulevant le couvercle d’une Éthiopie étouffée depuis des décennies et en paraissant moins répressif, Abiy Ahmed a aussi donné du champ à ces tensions. Aujourd’hui, les rixes interethniques ont fait des centaines de morts et près d’un million de déplacés. « À chaque fois que les gens pensent qu’il y a un vide du pouvoir, ils tentent de capitaliser dessus pour défendre leurs intérêts, souligne l’analyste politique éthiopien Hallelujah Lulie. Je pense que la violence vient de là. » ■

Un conflit ethnique pousse un million de Gedeos à l’exode

Le découpage ethnofédéral éthiopien Badmé

frontalier autour du village de Badmé. Abiy Ahmed tend la main à son voisin Isaias Afwerki, un président ombrageux et despotique qui en 2016 avait menacé l’Éthiopie d’une « guerre totale ». Le premier ministre cède rapidement sur Badmé - qu’un arbitrage international a attribué à l’Érythrée - avant de se rendre à Asmara pour tomber dans les bras de son homologue. En trois semaines, des relations diplomatiques sont rétablies, les liaisons aériennes reprennent et les communications téléphoniques, coupées entre les deux États depuis vingt ans, deviennent possibles. Des familles déchirées peuvent désormais simplement se donner des nouvelles, ce qui paraissait impossible il y a seulement quelques mois. Si ce processus apparaît inattendu, il a été

150 km Infographie

en mars. La majorité des déplacés est accueillie dans les huttes de villageois déjà pauvres. D’autres ont investi églises, écoles et entrepôts. Les assaillants sont des Gujis, un sousgroupe de l’ethnie des Oromos. De longue date, des rixes parfois armées ont sporadiquement éclaté entre les deux ethnies, à cause d’un problème d’accès à un terrain de pâturage ou à un puits. La mise en place en 1991 du système ethnofédéral - qui définit les régions selon les ethnies majoritaires - a ravivé les tensions et accru la conscience identitaire de groupes auparavant fluides. Les Gujis font dorénavant partie de la région Oromia, et les Gedeos de celle des Nations, nationalités et peuples du Sud. Le référendum de 1995 répartissant les terrains de part et d’autre de la frontière régionale s’est ensuite accompagné de menaces et de corruption des deux côtés, conduisant certains Gujis et Gedeos à s’exiler. Jamais, cependant, une crise n’avait duré si longtemps, et causé plus de 200 morts. Une récente lettre de plainte des Gedeos, qui pour beaucoup cultivent du café dans la toute proche Oromia et se disent discriminés, aurait été perçue comme une tentative de réclamer des terres et aurait mis le feu aux poudres. Cette fois, « les Gujis sont bien organisés et bien armés », remarque Yonas Adimassu, chercheur en droit public et auteur d’un livre sur l’après-référendum. Ils ont participé aux trois années de protestations qui ont contraint Hailemariam Desalegn à la démission et porté Abiy Ahmed au pouvoir en avril. Depuis que cet Oromo est devenu premier ministre, les Gujis se sentiraient invulnérables. Abiy Ahmed ne s’est d’ailleurs pas rendu dans cette région à 400 km au sud de la capitale Addis Abeba, n’a pas commenté la situation, ni reconnu le déplacement massif de population. « Nous connaissons tous les trois personnes qui instiguent les violences, déclare Ashenafi, l’un des administrateurs du village de Chelelektu, en passant devant les quinze maisons brûlées la veille. Nous avons demandé au gouvernement de les

mettre en prison pour restaurer la paix, mais ils n’ont pas bougé. » L’une des routes principales de son village sert de frontière entre les deux régions. D’un côté, des foyers et des échoppes gujis. De l’autre, celles, en tout point similaires, des Gedeos. Début août, deux personnes ont été tuées. Lorsqu’ils l’ont appris par téléphone, certains déplacés en zone gedeo se sont emparés de pancartes pour réclamer justice, en se dirigeant vers la frontière. L’armée s’est interposée en face du terrain vague qui sert de centre de distribution au Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et de son antenne éthiopienne. Les centaines de Gedeos venus récupérer couvertures, matelas et bâche, se sont accroupies calmement, malgré les coups de feu. Shirin Hanefieh, responsable terrain pour le CICR, affirme se retrouver « régulièrement au milieu des violences ». « Comment les déplacés pourraient-ils envisager un retour alors qu’ils n’arrêtent pas d’entendre parler de personnes tuées et qu’ils ont l’impression que la justice n’est pas faite ? »



Avoir tant de déplacés dans un pays pose un problème sécuritaire

ALEXANDRA DE SOUSA, DIRECTRICE DU BUREAU DE LA COORDINATION DES AFFAIRES HUMANITAIRES DES NATIONS UNIES EN ÉTHIOPIE



Lorsque le Centre des opérations d’urgence de Dilla, piloté par le gouvernement, a annoncé le 9 août que les rapatriements commenceraient six jours plus tard, la stupeur a été générale. Les Gedeos ont massivement protesté, et les nombreuses organisations humanitaires présentes se sont alarmées. L’Éthiopie n’est pas signataire de la convention de Kampala qui protège contre le déplacement arbitraire. Alexandra de Sousa, directrice du Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies en Éthiopie, défend « les principes humanitaires du retour » : il doit être librement consenti et effectué dans la sécurité et la

dignité. « Nous voudrions ajouter la durabilité : les déplacés doivent être soutenus pour se réinsérer dans l’économie. Aucune de ces conditions ne peut être remplie dans l’immédiat. » L’appel que son organisation a lancé table sur six mois d’assistance. Sur les 102,4 millions d’euros jugés nécessaires, seuls 35 % ont été recueillis. « Les donateurs sont fatigués des demandes pour l’Éthiopie, constate-t-elle. Cette lassitude est difficile à surmonter. » En attendant, l’aide initialement destinée aux victimes de la sécheresse et des inondations a été transférée aux déplacés du sud-ouest du pays. Les cas de pneumonie et de diarrhée chronique se multiplient du fait du manque de sanitaires et de médicaments, de la promiscuité, ainsi que du froid et des intempéries causés par la saison des pluies. Dans le district de Kochere, tous les administrateurs locaux ont décidé de consacrer l’intégralité de leur salaire à l’aide aux déplacés, d’après l’un d’entre eux, Abraham Gole. Les fonctionnaires se seraient engagés à verser la moitié du leur. Alexandra de Sousa s’inquiète : « Avoir tant de déplacés dans un pays pose un problème sécuritaire. Nous devons rappeler à la communauté internationale qu’il est de notre devoir d’aider, pour que les déplacés puissent vivre dignement avant tout, mais aussi parce que cette situation représente un risque pour le pays, pour la région et pour le monde. » Chaque semaine, les « anciens » des deux ethnies se réunissent pour tâcher de ramener la paix. Paolos Weldehoanes y contribue. « En avril, nous nous étions réconciliés au cours du week-end, mais le conflit a recommencé le lundi suivant », se désole-t-il. Pour la plupart des observateurs, le système traditionnel de résolution des conflits semble cette fois-ci dépassé, car les jeunes à l’origine des violences ne respectent pas la parole donnée par les anciens. Dès lors, comment faire revenir la paix ? Yonas Adimassu est catégorique : « Abolir le système ethnofédéral. » Si tant est que le fiel ethnique qu’il a instillé dans la société disparaisse pour autant. ■