Timon-Alceste, ou le Misanthrope moderne, roman philosophique ...

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Timon-Alceste, ou le Misanthrope moderne, roman philosophique, par M. Charlemagne, publié par Jules Janin...

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Charlemagne, Armand (1753-1838). Timon-Alceste, ou le Misanthrope moderne, roman philosophique, par M. Charlemagne, publié par Jules Janin.... 1834. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF. Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 : - La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. - La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service. CLIQUER ICI POUR ACCÉDER AUX TARIFS ET À LA LICENCE 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit : - des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable du titulaire des droits. - des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

ou

LE MISANTROPE MODERNE, PAR M. CHARLEMAGNE, PUBLIE

PAR

JULES JANIN;

PRÉCÉDÉ D'UNE PREFACE

Par l'Auteur de

l

4ane

mort, de Barnave, etc.

Sink, Athens ! Henceforth hated be Of Timon, man and all humanity ! , SHAKESPEARE. (Timon ofAthens.) Je confesse mon faible : elle a l'art de me plaire. MOLIÈRE, (le Misantrope.)

TOME PREMIER.

PARIS, LIBRAIRIE DE CHARLES GOSSELIN, RUE SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS,

,

M DCCC

XXXIV.

9.

TIMGN-ALCESTE ou

LE MISANTROPE MODERNE.

TOME I.

PARIS. — ÉVERAT, IMPRIMEUR, RUE DU CADRAN, N° 16°.

TIMON-ALCESTE ou

LE MISANTROPE MODERNE, ROMAN PHILOSOPHIQUE.

PAR M. CHARLEMAGNE; PUBLIÉ

PAR JULES JANIN. Sink, Athens ! Henceforth hated be Of Timon, man, and all humanity! SHAKSPEARE'S Timon ofAthens. ,

Je confesse mon faible : elle a l'art de me plaire. MOLIÈRE, le Misantrope.

PARIS. LIBRAIRIE DE CHARLES GOSSELIN, RUE SAINT-GERMAIN-DES-PRES. N° 9. M

DCCC XXXIV.

PRÉFACE.

Voici l'histoire de ce livre, voici comment il paraît aujourd'hui, je ne dirai pas

sous mon patronage, c'est un mot trop ambitieux pour moi, mais au moins à la recommandation de ma vive amitié pour l'auteur. Cette histoire est un de ces mille évéTIM.-AI.C.

II

nemens du monde littéraire que le public ne sait jamais , et qui souvent l'intéresseraient beaucoup plus qu'un grand nombre de gros ouvrages composés dans le but unique de lui plaire et de l'intéresser. Il y avait déjà long-temps que je recevais au nombre de mes amis un jeune homme dont je savais à peine le nom. Qui il était, d'où il venait, et ce qu'il faisait ; je n'avais jamais été tenté de le lui demander, tant j'étais à peu près sûr qu'il ne le savait pas lui-même. Il venait me voir presque tous les jours le matin ; nous lisions les journaux. ensemble ; et j'avoue

qu'il y a là pour moi chaque jour un instant presque solennel, celui où je vais entrer dans les bruits, dans les tempêtes, dans les révélations, dans les confidences, dans les perfidies dans la justice de la , presse périodique. Cette voix du monde

III

politique et du monde littéraire qui éclate à votre chevet chaque malin , cette visite publil'opinion rend façon vous que sans que chaque jour à telle heure, entrant chez vous sans se faire annoncer, s'asseyant familièrement au pied de votre lit, et là vous racontant sans honte et sans vergogne tout ce qu'on dit des hommes et des choses, infamie ou gloire, vertu ou vice, sottise ou génie : ce sont là, je l'avoue, autant d'émotions toujours nouvelles pour moi, bien qu'elles se soient souvent renouvelées. Je ne suis donc pas fâché qu'un ami soit là pour m'aider à la supporter cette émotion de mon réveil. Mon nouvel ami était donc le bien-venu tous les matins. Il lisait les journaux sans trouble , il apprenait sans étonneraient les plus grandes nouvelles; il était possédé du plus admirable sang-froid que j'aie jamais vu à homme du monde lisant un

IV

journal. Quelle étaitson opinion politique? quelle était sa secte littéraire? Il était impossible de le deviner. Seulement, après une longue habitude, je dus m'avouer à moi-même qu'il n'avait aucune opinion bien arrêtée, qu'il ne s'était fixé dans aucun système , qu'il ne s'était choisi aucune idole ; car il applaudissait ingénument à toutes les gloires, il croyait à toutes les réputations, il comprenait tous les systèmes ; en un mot, il était parfaitement désintéressé dans toutes les questions. Vous ne sauriez croire combien cela me rendit calme et tranquille, d'avoir à côté de moi un esprit si calme et si tranquille. Le complet désintéressement de ce jeune homme au milieu de tant de questions qui me paraissaient palpitantés d'intérêt, comme on dit ; sa parfaite abnégation au milieu de tant d'amours-propres qui se

coudoient et qui se pressent sans arriver, son tranquille sourire et la sérénité de son ame au plus fort des orages de chaque jour, tout cela me fit grand bien en me , prouvant qu'il y avait un heureux point de vue auquel on pouvait en effet se placer pour voir sans trouble et sans crainte les

tempêtes environnantes. En effet, jamais personne n'a mieux réalisé pour moi ces admirables vers de Lucrèce, suave mari ma-

,

etc. Mon ami était en effet pour moi l'homme heureux qui, couché sur l'épais gazon, à l'abri des vents et de la mer, regarde de loin la tourmente qui doit briser tant de malheureux naufragés contre recueil . Toutefois, il y avait des momens où le calme imperturbable de mon ami inconnu me trouvait jaloux et incrédule. Alors ce sang-froid me désespérait, et je ne voulais

gno

VI

pas y croire. J'essayais donc de troubler ce bien-être que je ne pouvais comprendre. Je parlais à ce jeune homme de la gloire littéraire ; je la lui faisais aussi belle

que je l'avais vue belle moi-même quand je la voyais à travers mes vingt ans, heureux âge ! Je lui parlais du bonheur de l'homme qui croit en son oeuvre, qui le sent naître en son ame, qui le voit peu à peu grandir, et puis qui le jette au dehors en fermant les yeux , tant il a peur ! Mais j'avais beau me monter sur un ton extraordinaire d'éloquence, mon jeune homme se renfermait dans son calme et dans sa constance ; plus mes descriptions de bonheur littéraire étaient brillantes , et plus son sourire était ironique et moqueur. L'instant d'après il prenait congé de moi, et j'étais désolé. Mais le lendemain il revenait encore, et alors, le voyant si heureux,

VII

je m'en voulais à moi-même de ma pauvre jeter, veille. Le la de tentative jalouse et lui si calme, si heureux et si innocent,

dans ce monde de misères et d'ennuis, c'était en effet un horrible attentat! Nous avons vécu ainsi toute une année, lui et moi, lui me calmant autant qu'il pouvait me calmer par sa présence moi , au contraire l'excitant autant que je pouvais l'exciter par mes discours, mais en vain. Et toujours je me comparais à ce jeune homme; et plus je me comparais à lui, plus je me trouvais malheureux! et plus je perdais ma vie à écrire, et plus je le trouvais heureux de ne jamais écrire ! et plus je lisais des livres nouveaux, et plus j'enviais son ignorance de tous les livres

nouveaux. Je marchais, il était assis; j'écrivais, il pensait; j'étais occupé il était , oisif. Chaque jour je me faisais un ennemi

VIII

plaisir qui vous désespérant nouveau , , brûle le sang et qui vous consume lentement; chaque jour il aurait eu un ami nouveau s'il avait voulu ; et toujours, et

chaque matin je retrouvais son même sourire son même sang-froid, sa même tran, quillité d'ame, son même regard bienveillant : c'était à me désespérer! Un matin, c'était l'hiver, il faisait froid, le temps était mauvais et triste; les journaux ne parlaient que de politique, et de quelle politique ! je n'avais jamais vu de journée de décembre plus humide, plus malsaine, plus parisienne. Il était là, toujours content et heureux ; il ne s'apercevait ni du ciel chargé de nuages, ni de ce vent humide et froid; on eût dit, à le voir, qu'il revenait de ces promenades sans fin qu'il fait à pied dans les beaux jours. Mon Dieu! lui dis-je, quel temps horrible! et

IX

homme voir de fatigant cela est un que qui rit toujours ! Vous n'avez donc ni nerfs, ni coeur, ni ame, ni rien ? Lui, à ces mots, me répondit encore avec cet éternel sourire qui répond à tout. — Mon Dieu! ditil, avant d'avoir des nerfs, il faudrait que

j'eusse un habit! Et en même temps il jetait un coup d'oeil sur un habit noir qu'il portait ; mais un habit si mince et si usé, et si petit, et si étroit ! et si mélancolique ! et si froid à voir, et qui lui serrait le corps avec tant de pitié et avec une étreinte si fragile ! et à ses pieds il avait une chaussure si débile et si triste ! et son chapeau , qui était placé là, près du feu, avait l'air de se dilater avec tant de joie à une chaleur inaccoutumée ! Mon Dieu ! com-

ment n'avais-je pas vu tout cela? mais je n'en sais rien : c'est qu'il faut vous dire que c'est un grand et beau jeune homme, d'une

X

noble démarche, bien pris dans sa taille. Si son regard est doux son coeur est fier; , si les manches de son habit sont trop courtes, sa main est bien faite ; si son chapeau

est tout usé, ses cheveux sont bien plantés et son front est serein ; si sa chaussure prend eau de toutes parts, sa démarche est noble et fière : en un mot, il est fait ainsi que, tout couvert de haillons, ou sous les habits du dandy, vous ne verrez jamais que lui, et rien que lui. Il n'a jamais eu de sa vie qu'une entrevue avec un ministre ; il est vrai que ce ministre était un homme d'esprit, un homme de coeur, un homme de sens ; c'était M. de Martignac : eh bien ! il se rendit chez cet élégant ministre de la restauration à peu près vêtu comme je viens de le dire. A son approche, les huissiers soumis par l'aspect honorable de cette misère, se levèrent, toute l'antichambre lui

XI

fit place, le salon du ministre s'ouvrit; M. de Martignac le fit asseoir à ses côtés, et lui

parla long-temps; puis il le reconduisit luimême jusqu'à la porte. Hélas! il n'a fallu rien moins qu'une révolution pour empêcher mon ami d'avoir une belle place de six cents francs par an quelque part, à Aix en Provence, par exemple, la patrie des oranges ; car M. de Martignac l'avait pris en si grande estime au prime-abord, qu'il ne l'aurait pas oublié. Mais , hélas ! M. de Martignac est mort ; et de tous les hommes qu'il a obligés, personne, j'en suis sûr, ne lui a voué tant de reconnaissance que fit ce pauvre solliciteur de génie, qui n'a eu de lui qu'une promesse et une poignée demain. Faut-il que je vous eu fasse l'aveu? c'est un aveu que je vous ferai malgré ma honte. Quand mon ami m'eut fait voir une chose que je n'avais jamais vue je vous assure ! ,

XII

toute la pauvreté extérieure et pourtant si bien déguisée de sa personne, je me sentis saisi par le plus vil mouvement de joie qui se puisse raconter. A la fin, il n'était donc pas si heureux qu'il en avait l'air! à la fin,

il était donc vulnérable par un certain côté ! à la fin, il y avait donc une chose au monde

qui le trouverait sans sourire! Ainsi livré à cette atroce pensée, je me retourne d'un air triomphant; je le regarde...., toujours le même sourire ! Seulement, cette fois, le sourire était plus triste; car il m'avait deviné. Vous dire par quels moyens et après quelles résistances je vins à bout de toutes ses résistances, je ne pourrais vous le dire. Il avait autrefois un ami qui savait toutes ces choses mieux que lui. Cet ami était digne d'être le sien. Il avait été rédacteur en chef de l'Avenir, le journal de M. de

XIII.

La Mennais. C'était aussi un jeune homme

d'un grand talent et d'une grande pauvreté mais impatient de l'une et de l'autre, , et qui n'est mort que pour n'avoir pas pu les supporter. Depuis ce temps-là personne n'aurait pu dire où en étaient les affaires de mon jeune homme. Il m'a donc fallu bien du temps pour le savoir, d'autant plus qu'il est aussi fier qu'il est insouciant, et qu'il ne reconnaît à personne, pas même à moi, le droit de l'interroger. A la fin cependant, quand j'ai eu deviné ce qu il meut été si facile de deviner avec tout autre, j'ai résolu de revenir à la charge et de le forcer, lui, ce jeune homme si simple, si bon et si naïf, à faire un livre ; oui, lui-même ! Oui, je l'ai décidé à écrire ! oui, je l'ai fait sortir de cette heureuse et charmante paresse ! Par quels moyens je l'ai décidé ! et à quelle éloquence il m'a

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fallu avoir recours ! Non ! il n'y a pas de femme tombée qui se soit donné plus de peine pour entraîner dans sa chute quelque jeune, fille innocente et pauvre, que je ne m'en suis donné moi-même pour le forcer à me dire ces simples mots : Je l'écrirai. Mais une fois que cette résolution eut été prise — écrire un livre—restait à trouver le sujet de ce livre. A vrai dire, c'était ce à quoi je n'avais pas pensé moi-même. En effet, où trouver le sujet d'un livre? grande question, à laquelle ne répondent pas toujours les plus grands livres de notre époque. Cette première difficulté levée, tout-à-fait dans ami rentra son repos mon primitif. Il consentait bien à écrire un liforcondition mais la à et expresse vre ; melle que je lui trouverais le sujet. Il était bien sûr en effet qu'il avait le temps d'at-

XV

tendre, me sachant moi-même l'écrivain le moins inventeur ou le moins inventif qui fut jamais. Et ainsi il retomba dans son repos et dans sa sérénité. Et ainsi l'hiver se passait ; et je sentais revenir le printemps ; et le printemps revenu, je comprenais fort bien que mon homme allait de nouveau m'échapper pour aller admirer les lilas en fleurs , pour suivre le cours de l'eau transparente dans le fleuve pour , contempler l'hirondelle qui revient de si loin, pauvre poète elle aussi, que le froid avait exilé, et qui reprend sa volée au premier appel du printemps. Or voilà justement ce que je voulais éviter; or voilà justement pourquoi je me hâtais, quand il en était temps encore, de le pousser à une oeuvre littéraire ; or voilà justement pourquoi je fis un effort personnel pour lui trouver un sujet de livre,

XVI

auquel il n'eût rien à redire un su, jet, non pas d'invention mais de souvenir. Et comme un jour il arrivait à moi tout joyeux et plus souriant qu'à l'ordinaire, je lui dis : J'ai trouvé enfin votre sujet! Bah dit-il. En même temps un — nuage passa sur son front, et son front en fut tout obscurci. dis-je lui le Je que vous avoue, su— , jet est beau et digne de vous. Vous avez lu le Misantrope de Molière, et le Timon d'Athènes de Shakespeare? Misanreprit-il, j'ai deux Oui, lu les — tropes. Ce sont à mon sens deux exceptions de génie; mais enfin deux exceptions. Alceste est le plus heureux homme de ce monde : il est aimé de tous considéré de , tous. Sur le point d'épouser une coquette, il a le bonheur de rompre à temps ce mariage qui ferait le désespoir de sa vie ; c'est !

XVII

l'homme le plus honorable et le plus honoré du dix-septième siècle. Philinte est dévoué, bien sincère ami bien et un son ami qui ne le force pas à faire un livre ; le bonde plus donc voulez-vous pour que heur d'un homme? Peut-on appeler cet homme-là un misantrope? Et ne trouvezvous pas comme moi que c'est là une grande erreur de Molière ? Qu'en pensezvous? Quant au Misantrope de Shakespeare , à Timon d'Athènes , cet hommelà me fait peur. C'est un homme de beaucoup d'esprit et de sens, qui a fait mille folies et qui a été trompé par tout le

monde. Dieu lui avait donné tout ce qui rend heureux les hommes : santé fortune, , famille, amis, esprit; il a abusé de tous ces dons du ciel ; et quand il est bien ruiné bien trompé, bien tout seul, il s'en , prend aux hommes de ses fautes, il leur TIM.-ALC.

B

XVIII

fait porter la peine de ses sottises; au milieu de tant de maux qui l'accablent, il se donne encore la peine de haïr ses semblables pendant qu'il estsi facile de les aimer. Oh vraiment cela est misérable D'où je conclus qu'il n'y a pas de vrai misantrope dans le monde et qu'il ne peut pas y en avoir. si vite lui répondisNe concluez pas — , fassiez absolument il faut vous que se ; car un livre intitulé Timon-Alceste; il faut que vous réunissiez ces deux caractères si opposés; il faut que vous arrangiez un Misantrope à la taille de l'époque indécise dans laquelle nous vivons, époque à deux faces, qui n'est ni la liberté ni l'esclayage , ni le doute ni la croyance , ni le vice ni la vertu. Ainsi donc voilà votre sujet : le Misantrope moderne ; et ce qui n'est pas moins important pour un livre, voici le titre de !

!

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votre livre : Timon-Alceste. A ces mots prononcés avec toute gravité, il comprit enfin qu'il ne pouvait pas reculer plus longtemps; il se mit donc à l'oeuvre, et il fit son livre, et il disposa sa fable, et il arrangea ses héros. Je le croyais plongé dans la misantropie, pour être, autant que possible, à la hauteur de son sujet. Cependant, jamais, pendant toute celte composition qui devait tant coûter à sa bienveillance habituelle je ne pus surprendre sur son , visage la moindre trace de pensées pénibles ; il était aussi serein, aussi heureux, aussi souriant que le premier jour; je ne concevais pas comment on pouvait faire l'histoire, ou, ce qui est plus triste encore , le roman de la misantropie, et toujours sourire ainsi ! Mais mon étonnement se dissipa bien vite quand, arrivé à la fin de sa longue

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tâche, notre auteur vint me lire les premières pages de son livre. Je compris aussitôt pourquoi, dans tout le cours de sa longue composition, il n'avait pas été affecté une seule fois par ce triste sujet. Je cherchai vainement Timon dans ce livre; vainementj'y cherchai Alceste; vainement j'y cherchai une ombre de misantropie, il n'y en avait pas l'ombre d'une ombre. C'était la nature toute belle, mais sans parure, toute naïve, mais en toute simplicité; c'était le style et le ton de la bonne compagnie mais sans morgue et sans pédan, tisme ; c'était une médisance qui ne pouvait nuire à personne ; c'était en un mot un profond regard jeté sur la société moderne, mais un regard sans envie et sans colère. Mon auteur avait été épouvanté de la difficulté, et il l'avait tournée avec toute la naïveté d'un honnête homme ,

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qui ne veut pas se mentir à lui-même. A l'aspect de ce livre ainsi fait, je demeurai d'abord tout étourdi des vertus et des légers travers de tous les jeunes gens qui jouent leur rôle dans ce livre; puis, comme cela était pensé avec une grande justesse , comme cela était dit dans un charmant style que Marivaux ne désavouerait pas dans ses meilleurs jours, comme cela était neuf et naïf, j'en eus bientôt pris mon parti ; seulement je laissai au livre de mon ami son titre primitif, Timon-Alceste, afin qu'il y eût dans ce livre quelque chose qui fût de moi. Ce livre ainsi composé et écrit, l'auteur suspendit sa plume pour long-temps, ditil ; il dit adieu à ses héros pour ne plus les revoir que dans son ame ; il me dit adieu à moi qu'il appela un grand coupable ; puis il prit son vol pour aller entendre chanter

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le rossignol au clair de la lune du mois

d'avril. Je u'eus donc plus qu'à m'occuper à chercher un éditeur à ce livre et j'allai , tout droit à l'éditeur de Lamartine, à Charles Gosselin. C'est un homme qui m'eut bien vite compris; car il comprend toutes les idées généreuses. Il était tout occupé à donner à la France cette édition complète pour laquelle le grand poète des Méditations est allé chercher en Orient des impressions nouvelles. Cependant il a accuelli ce livre sur ma recommandation, et j'espère que je ne serai pas seul à lui rendre mes actions de grâces ; mais qu'il ne s'attende pas aux remerciemens de mon au-

teur

!

A présent que je vous ai raconté l'histoire de ce livre, et comment il a été fait,

et comment il s'agit d'un homme d'esprit, de talent et de coeur, qui ne se décidera

XXIII

que bien difficilement à devenir ce qu'on appelle un écrivain, permettez-moi de vous prier de lui venir en aide et protection. Cette préface n'a pas été faite à autre fin. JULES

JANIN.

TIMON-ALCESTE ou

LE MISANTROPE MODERNE.

CHAPITRE PREMIER.

A quatre-vingtslieues de Paris, dans un coin perdu de département, est situé un petit village qui ne vaut pas la peine d'être nommé. Ce sont des maisons groupées au hasard, quelquefois isolées au milieu des arbres, mais dont l'aspect ne vous dit presque rien. Il y règne une sorte d'aisance qui corrige encore la poésie du site, I.

I

2

TIMON-ALCESTE.

Le paysan a figure d'homme ; il est habillé, il vit sainement et proprement. Quelques vieillards, fermes encore sur leur déclin, s'en vont çà et là chercher le soleil, entourés des enfans du village dont ils règlent les jeux, excitent ou terminent les différends sans avoir trop mauvaise grâce à , trancher du patriarche. Le curé ne gâte rien au tableau. Il n'est pas au-dessus de son ministère ; il n'est pas au-dessous. C'est un homme entre deux âges; mais qui est de la vieille roche, par ses manières et par son excellent coeur. Il a l'oeil à tout, sans nuire à tout; quoique l'ordre, la paix, la médiocrité, semblent être autour de lui des choses de terroir, on a plaisir à supposer qu'elles sont un peu son ouvrage. Vous ne voyez là ni la rude stupidité du Breton, ni l'originale pétulance du Provençal ni la dignité espagnole unie à l'extra, vagance française du beau paysan basque. Ce village est sur la route de la Suisse et personne ne s'avise d'y faire halte , avant d'aller au Montanverd et à Chamouny.

TIMON-ALCESTE.

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C'est pourtant là que nous nous arrêterons , si vous voulez bien. A vrai dire, dans le pittoresque, comme dans tout le reste, l'extraordinaire est assez trivial. Les glaciers, les pics, les précipices, ont encombré la littérature. Le merveilleux, le grandiose, le colossal, ont remplacé l'élégant, le rose, le joli. L'original descend au commun, et le commun veut s'élever à l'original. Ils se croisent sans se rencontrer. Le village était en rumeur. Les habitans

tenaient sur leurs portes, causant de l'une à l'autre porte à demi-voix, d'un air triste et curieux. Ils avaient les yeux tournés sur une grande et belle maison, la plus belle du village, dont les leurs formaient presque circulairement l'enceinte. Tout ce qui s'y passait, les allées et les venues des domestiques, l'aboiement du chien de garde l'ouverture d'un contre, vent ou d'une porte, excitaient l'attention générale. Mais dès qu'une personne sortait de la maison, les habitans rentraient chez eux, se

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TIMON-ALCESTE.

se bornant à épier le passant derrière leurs

carreaux enfumés. Cette retraite n'était qu'affaire de discrétion. Une seule et même pensée tenait les coeurs en éveil. Le village venait de perdre une bienfaitrice, une de ces femmes dont Dieu a besoin pour se faire comprendre sur la terre. Madame Dorgemont, veuve d'un ancien officier supérieur, et fixée dans le pays depuis bien des années, avait été enterrée ce jour-là, et il n'y avait pas une heure qu'on avait détaché les tentures de sa maison . Il y avait encor des larmes dans les yeux qui n'en versaient plus. Femmes, enfans, vieillards, restaient profondément recueillis, quoique ni le curé, ni la famille de la défunte, ne fussent là pour leur donner l'exemple de la douleur. Madame Dorgemont était morte à un âge fort avancé. Retirée dans une petite terre, elle y avait vécu avec simplicité et grandeur, ne s'occupant que de deux choses; de former un petit-fils à elle qui

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était restéorphelin dès le bas-âge, et de faire du bien à tout le monde, ce qui rentrait encore dans l'éducation de son petit-fils Ernest. Dans la pensée de cette noble femme, la piété maternelle et l'amour du prochain n'étaient point séparables. Ce n'était non plus qu'une seule chose aux yeux des bonnes gens qu'elle avait aidés. Maintenant qu'ils avaient perdu leur bienfaitrice, les habitans se prenaient à Ernest avec toute la logique de la reconnaissance. Ernest avait subi diversementl'influence de madame Dorgemont. D'abord il avait été enfant, et traité comme tel ; madame Dorgemont n'avait voulu ni continuer la nourrice, ni commencer le précepteur ; elle avait admirablement fait la transition de l'une à l'autre, aidant la nature, laissant Ernest agir, voir et vivre, et lui épargnant à la fois le prolongement de la première enfance, et la niaise anticipation de la jeunesse. Plus tard, quand Ernest, grandi en corps et en ame, avait

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TIMON-ALCESTE.

posé un pied hardi sur une terre incon-

nue, respiré l'air vivifiant et mortel d'une virilité qui s'ignore, la sage et noble femme avait comprimé, sans l'amortir, cette énergie où elle était fière de reconnaître son sang; sa vieille ame avait secoué toutes ses

années, elle avait magnifiquement reverdi : poésie, arts, pensées généreuses, y étaient rentrés de plus belle. En devinant Ernest, elle s'était dit qu'une mère, qui ne serait qu'une mère pour son fils, ne pourrait rien sur un esprit de cette trempe. Pour affermir son pouvoir, elle l'avait sacrifié à propos. Elle avait envoyé Ernest dans un collège de province, sachant qu'après l'intervalle des études, elle aurait doublé ses droits suspendus. Et cela était arrivé. Ernest, retombé dans les mains de son guide naturel, sentit de reste ce qu'il y avait de vigueur dans cette femme. Il se livra coeur et ame, esprit et corps, à cette sagesse qui n'avait rien d'universitaire. Il devint homme, gardant ses facultés jeunes et entières et tremblant ,

TIMON-ALCESTE.

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de manquer le développement de son être, pour cette maturité précoce et misérable que le dix-neuvième siècle veut donner à des enfans. .

Ernest avait vingt-cinq ans. Il était tel que madame Dorgemont avait voulu le voir. Après les secours de sa religion, ce qu'elle avait goûté le plus saintement sur son lit de mort, c'était cette pensée douce et grande, qui lui montrait l'avenir d'Ernest; ses passions, peut-être terribles, mais dominées par le respect de soi ; la vanité, l'étourderie, l'ennui peut-être, le poussant au milieu des sottises du jour; mais la secrète santé de l'ame remontant sans cesse , et le sauvant de nos plates joies, comme de nos plats désespoirs. Ernest n'avait point paru à l'enterrement. Une sorte de stupidité l'avait frappé ; il n'avait pas jeté un cri, pas versé une larme, pas fait un mouvement. Il y avait vingt-quatre heures qu'il était sous le coup. Cette douleur, sublime à force d'être impassible avait un peu transpiré dans le ,

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village. Ernest était chéri autant que madame Dorgemont. Ce qu'il faisait, ce qu'il ne faisait pas, occupait tous les esprits et cette curiosité était mieux que de , la curiosité. D'abord on n'avait pas osé questionner les domestiques, qui traversaient de temps en temps le village ; mais ceux-ci ne demandant pas mieux que de répondre, il y eut bientôt de petites conversations, puis de grandes, puis d'universelles. Chacun sortait pour dire son mot et pour faire parler les autres. Il n'y avait qu'une vieille femme qui se tînt à l'écart, gardant pour elle ses larmes, malgré l'affliction générale, et ne demandant aucun des détails qu'elle eût voulu savoir. Jusque-là elle avait été le principal personnage de ces scènes diverses. Connaissant mieux que les autres Ernest et madame Dorgemont, elle avait été écoutée, regardée, entourée, tant qu'on n'avait eu qu'elle. Les nouvelles plus fraîches des domestiques,

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l'importance qu'ils se donnaient devant les paysans, mettaient dans l'ombre la pauvre femme, qui ne tenait guère à faire sensation. Elle finit par retourner à sa maison, repassant dans sa religieuse mémoire les bienfaits qu'elle avait reçus d'Ernest et de madame Dorgemont, et son propre dévouement, et mille soins naïfs qui avaient suivi ou précédé les leurs. Chemin faisant, elle s'arrêtait pour regarder derrière elle les hautes murailles , les grands arbres les volets élégans de la , maison d'Ernest. La figure de cette femme, hâlée par bien des étés, se rajeunissait par un mélange de douleur et d'orgueil. C'était elle qui avait nourri de son lait, égayé de son regard, posé, les deux pieds sur la terre, l'enfant qui, maintenant, vivait en homme sous ce noble toit. Ernest avait été l'honneur de la bonne femme, de la vieille et vivante Marguerite. Long-temps, bien long-temps, il avait aimé justement ce qu'elle lui disait d'aimer ; elle l'avait rendu

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un bon fils, elle en était sûre. Et maintenant qu'il n'avait plus de mère, Marguerite disait en son coeur qu'elle le formerait à une autre affection. Ce n'était là qu'un espoir confus, mais c'était un espoir. Marguerite s'en allait donc pensant, rêvant, arrangeant. Elle le savait, Ernest était comme elle, bon, aimant, capable de choisir son monde. Il lui permettrait de le consoler; il se laisserait pleurer avec elle; ils remonteraient tous deux, d'abandon en abandon, à cette vive et fraîche liberté de mère et d'enfant, qui avaient autrefois mêlé leurs caresses, confondu leurs sourires , et versé leurs âmes l'une dans l'autre. Là-dessus, de bonnes et grosses larmes lui couraient le long des joues. Elle s'asseyait au bord du chemin, et, dans cette marche, qui l'avait menée vers sa maison, tandis qu'elle retournait, par toutes ses pensées , vers la maison d'Ernest, elle ne savait trop de laquelle des deux elle s'était rapprochée.

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II

C'était par une belle soirée d'automne. Le dernier Angelus venait de sonner, et Margueriteavait récité les trois : Ave Maria. Elle croyait à la Vierge, comme on y croit à quatre-vingts lieues de Paris ; et pourtant sa prière n'avait pas été un acte de dévotion. Pour la première fois de sa longue vie, en obéissant à l'avertissement de la cloche, elle s'était laissé prendre d'une émotion imprévue. Ces sons lointains et tremblans qui prennent en mourant je ne sais quoid'infini ; cette paix, vaste et pénétrante , qu'ils augmentent encore ; ce jour, ce mouvement, ces beautés sans nombre, prêts à remonter ou à descendre, elle ne savait où : tous ces objets remuaient son ame d'une façon nouvelle. En cet instant Marguerite était inspirée. A demi-levée à demi assise, elle écoutait , une voix qui ne parlait pas, elle voyait un monde invisible ; son oreille était l'oreille d'un artiste, son oeil était l'oeil d'un artiste. Un orgueil auquel Dieu pouvait sourire soulevait du fond de celle ame des

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pensées où Dieu n'était pourtant pas. Dans cette pauvre vieille femme, il y avait quelque chose qui n'était ni de la terre ni du ciel. Autour d'elle, tout s'agrandissait pour être digne d'Ernest. Elle comprenait, n'importe comment, que le jeune homme pourrait rester de toute sa hauteur sans dominer la vieille femme. Ernest était si simple ! Il était si franc! Il serait si heureux d'obéir à sa très-humble servante ! Il souffrirait, il exigerait peut-être qu'elle reprît quel-

que empire sur son esprit. Troublé, tournoyant, éperdu comme il l'était, ce lui serait un grand bien que le calme de Marguerite et son autorité ! Et puis, pour affermir la pensée de Marguerite, les souvenirs venaient avec les souvenirs. N'avait-elle pas vu naître sa petite ame, ses goûts, ses besoins? Si tout cela était changé, elle lui dirait du moins : Tant pis. Si Ernest était toujours Ernest, elle saurait du moins par où le prendre. En un mot, Marguerite avait dans le coeur un grand projet.

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Pour regagner sa maison elle n'avait pas pris le plus court chemin; elle avait été à droite, à gauche , où l'avait portée le nouveau mouvement de son ame. Ici elle s'était mise à l'ombre d'un buisson de ronmontrait lui mémoire Ernest, où ces , sa tout enfant, le sourire et la peur sur le visage, immobile à la vue d'un essaim de lézards. Là, elle l'avait retrouvé égra, tigné, les habits en pièces à sa descente , d'un peuplier tout droit où il avait été prendre un nid inaccessible. Mille autres souvenirs avaient encore rajeuni Marguerite. Les jeux d'Ernest, ses petits malheurs tous les incidens du premier âge , avaient tracé le pélerinage que la vieille faisait si saintement. De sorte qu'en arrivant à sa porte Mar, guerite qui la vit ouverte se douta que , , quelqu'un était venu du village par un chemin plus court. Si c'était lui.! mais pensa-t-elle; c'est — impossible, avec le chagrin qu'il a, et peut-être, sa maladie, le pauvre enfant,

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puisqu'il n'a pu aller à l'enterrement, comment aurait-il la force de venir jusqu'ici, et d'un saut, encore? Dieu merci, malgré tous mes détours, j'ai marché bon train ; dans l'état où il est, il n'irait pas à une portée de fusil, que j'aurais fait une lieue de traverse. Cependant le coeur lui battait bien fort. En tout autre temps, n'entendant pas, ne voyant pas un petit chien qu'elle avait laissé aulogis, elle aurait compris que Fidèle était avec un ami intime; mais elle était troublée. C'était de la joie, de la douleur, de la crainte, de l'assurance; c'étaient mille choses incompréhensibles dans son coeur. Marguerite parvint pourtant à se remettre : —Eh ! mon Dieu, oui ! c'est mon garçon, s'écria-t-elle, je suis trop émue pour que ce soit un autre. Elle entra. Son pas était ferme, mais sa physionomie montrait de l'hésitation. L'éclair de poésie qui, tout à l'heure, avait entr'ou-

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vert son ame, cette dignité de femme qu'elle s'était sentie, faisaient place à quelque chose de plus commun. Sans redevenir exactement la nourrice, la vieille femme , la paysanne, Marguerite ressemblait assez à ce qu'elle avait été toute sa vie. Elle commençait à être honteuse de s'être crue faite pour parler haut à Ernest. Il ne se montrait pas encore , et déjà elle voyait dans ses yeux l'ironie cette cruauté dis, crète que la bonté de son coeur centuple, rait en la désavouant. Puis , se préparant à tout, elle mettait à côté des ridicules, qu'elle n'avait peut-être pas, les simples et incontestables qualités dont elle avait conscience; et, alors, qu'elle fût une femme inspirée ou qu'elle fût Marguerite tout , court, toujours était-il qu'elle pouvait paraître devant le jeune homme. Marguerite traversa la maison qui s'ouvrait, de l'autre côté, sur un petit jardin. Les aboiemens d'un grand chien d'arrêt qu'elle reconnut pour celui d'Ernest, , et les jappemens fêlés de Fidèle saluèrent

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l'un ni l'autre Mais ni apparition. son n'accoururent à elle. Leurs cris étaient moins ceux de la joie de l'abattement. de vigilance la que ou , Fidèle et son ami Castor, établis aux pieds d'Ernest, immobiles comme lui, le contemplaient avec une admirable éloquence. Leurs têtes s'allongaient sur la terre, leurs humides; flamboyans étaient et et yeux leur attitude, languissamment incertaine, peignait mieux que toutes les paroles l'impression produite par le jeune homme. Marguerite s'arrêta à quelque distance. Elle ne savait où elle en était. La douleur de Castor et de Fidèle était intelligible pour elle, comme l'était pour eux la douleur d'Ernest. Mais ce qu'elle ne concevait pas, c'était que le jeune homme fût là, qu'il eût sa gibecière et son fusil à deux coups, et que l'aboiement des chiens ne leur eût valu pas un coup de pied de sa part. Ernest était assis, les mains sur ses genoux, et la tête penchée. Marguerite arrivait pour offrir au pauvre garçon ce qu'il

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de tristesse dans avait son coeur, de y pensée dans son esprit de larmes dans ses yeux; et il semblait qu'Ernest ne voulût rien de tout cela. C'était bien la peine de se briser lame, à propos d'un jeune homme qui, quelques heures après la mort de sa mère, de toute une famille dans cette mère s'en allait équipé de pied , en cap pour battre le bois et la plaine! Marguerite n'osa pas sentir ce qu'elle pensait. Dans son désenchantement elle tremblait à en perdre l'équilibre. Le bruit des pas de Marguerite et les aboiemens des chiens n'avaient pas l'appelé le jeune homme à lui-même. Le profond silence qui y succéda le fit tressaillir. Il regarda Marguerite avec étonnement. Ernest était d'une affreuse pâleur. C'était, pour un instant, le seul indice de son affliction. Car son maintien son , regard annonçaient, s'ils annonçaient quelque chose, la suspension de toute espèce de peine ou de plaisir. Marguerite n'osait respirer. Castor et I.

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Fidèle semblèrent la comprendre ; ils s'approchèrent d'elle en rampant, se tinrent tout confus devant elle comme par répa,

ration. Ernest suivait machinalement leur manoeuvre; il vit avec eux la contenance de Marguerite. Marguerite, bonne C'est ma vous, — c'est vous! s'écria-t-il enfin. Et il fondit en larmes. Marguerite vint s'asseoir près de lui, sanglotant à plein coeur, et mettant dans son tablier ses soupirs, ses cris, ses larmes , tout ce qui sortait de son ame. Les chiens hurlaient longuement, passaient et repassaient, en se traînant, l'un par-dessus l'autre, de Marguerite à Ernest , et d'Ernest à Marguerite, pour les lécher de la langue et du regard. Marguerite avait d'abord jeté quelques cris; mais sa voix s'était d'abord modérée peu à peu, et avait fini par n'être que gémissante. Sa douleur était celle d'une

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ame qui console une ame. Elle pleurait surtout pour qu'Ernest se soulageât. Ernest, au contraire avoit commencé ,

sans

bruit, et maintenant il éclatait d'une

manière effrayante. A l'excès de son silence, succédait l'excès de ses clameurs. Dans le désespoir, il y a tel geste, tel son de voix , dont on rirait inextinguiblement, si on n'en avait une peur inexprimable. Marguerite était stupéfaite. Elle ne pleurait plus ; elle ne pouvait souffler. Son instinct de femme lui défendait de mettre sa part de chagrin avec l'immense désolation d'Ernest. Elle le considérait d'un oeil tout solennel. Sur le front de ce jeune homme, où elle avait tant de fois baisé le petit enfant, elle reconnaissait la fierté qui sied à vingtcinq ans. Si Ernest souffrait, sans le lui

dire tout bonnement, c'est que Marguerite n'était qu'une femme; et ce dédain, innocent à force d'être vrai, augmentait le respect de Marguerite.

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Ernest était noblement et vigoureusement bâti. Ses poses, ses mouvemens, le moindre indice extérieur, montraient ce que le temps avait développé. Ce n'était plus cet Ernest qu'elle avait porté dans un pli de tablier, qu'elle avait endormi avec la complainte du Juif-Errant; ce n'était plus l'enfant gracieux , sain, dégagé, qui avait bu son lait, et senti sur ses petits membres sa rustique haleine et ses lèvres rustiques. Bien des fois, en admirant celte tête brune et chevelue, elle n'avait pas pris garde aux souvenirs qui la lui peignaient encore enfantine. Elle n'avait pas encore songé qu'elle voyait toujours le petit Ernest délicat, blanc, d'une beauté toute matinale. Aujourd'hui et tout à coup elle le trouvait aussi grand qu'il l'était. En effet sa tendresse changeait de caractère. La bonne femme reconnaissait son maître, à la place de son enfant ; elle reprenait cordialement et sans respect son rang de paysanne, puisque Ernest tenait si fort du seigneur. Bien long-temps, elle lui avait

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donné de petits ordres; à tout jamais, elle lui rendrait une grande obéissance. Marguerite partait de là pour pleurer, ce qu'elle n'avait pu faire depuis quelques

instans. C'eût été dommage qu'Ernest ne sût rien de tout cela. Marguerite, abandonnée à elle-même, n'était pas femme à s'admirer. Par compensation, il y avait de la poésie dans son coeur et dans sa pensée ; mais personne ne lui avait appris les grands noms de ces grandes choses. Walter Scott, ce grand philosophe que nous avons perdu cette indulgente et inépuisable provi, dence des grandeurs inconnues, ce candide historien des héros cachés, n'était pas là pour surprendre la beauté de cette pauvre belle ame, pour dire à tous ce que cette ame avait de noble et d'original; elle était donc condamnée à se donner pour rien, si Ernest continuait à vivre ainsi de sa douleur, oubliant qu'il y eût au monde d'autres émotions que les siennes.

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Il se tourna vivement vers Marguerite ; mais., au lieu de l'accablement auquel il s'attendait, il vit une sérénité parfaite. Il ne sut que penser. Les grandes tristesses ont leur égoïsme : Ernest ne voulut pas du sang-froid de Marguerite. Ce reproche tout entier, n'en était que plus énergique. Il ne l'acheva point, il aima mieux ne rien comprendre que d'accuser Marguerite

pendant tout un instant. Mais il était contraint s'apercevant , alors, par le froid qui courait dans ses membres, de la violence des mouvemens précédens; il était lucidement occupé à s'en rendre compte. Son accoutrement de chasseur, qu'il venait de remarquer, lui disait terriblement combien il avait perdu la tête. Castor, toujours confident des pensées qu'on ne lui révélait pas, s'était approché d'Ernest, non avec la rebelle soumission d'un chien qui entre en chasse, mais avec l'assurance et la peur d'un ami qui sait où vous en êtes.

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Ernest convint d'un regard, que Castor était digue de le comprendre; et serrant à la fois les deux mains de Marguerite, qui le déconcertait encore, il s'élança à travers le jardin, sans pouvoir dire un mot.

CHAPITRE II.

Il faisait une belle nuit d'automne. La campagne était pleine de silence et de fraîcheur. Un vent assez vifdispersaitou assemblait les nuages, bruissait diversement dans les bois, le long des eaux, sur les plaines moissonnées, et portait à l'ame de vagues impressions qui avaient leur pouvoir. Çà et là, Castor entendait un mouvement de broussailles et le galop d'un ani,

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mal effrayé ou le vol d'une compagnie de , perdreaux; mais à peine faisait-il vingt pas sur leurs traces , il revenait près d'Ernest sans avoir été rappelé. Ernest marchait au hasard. Une fois seul, il s'était trouvé plus calme. Par cette nuit solennelle, dans ce désert momentané, il fut pris subitement d'un instinct de gran-

deur. Sa tête, baissée sur sa poitrine, se releva pour contempler les cieux. Il pensait à sa mère. Ernest n'était pas sceptique. Il avait vécu près d'une femme forte ; il n'avait jamais eu le coeur vide ; il était encore pleinement homme ; il pouvait croire, car il savait croire. Ses larmes coulaient, mais non plus ardentes et brusques, comme les premières. Il se rappela les derniers voeux de sa mère. Elle lui avait parlé de lui-même, de son avenir. Il voyait toujours la renaissance de ce regard mourant; il entendait celte voix encore terrestre, et déjà mêlée d'immortalité. Ses souvenirs n'avaient rien de violent.

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Ernest n'était pas né rêveur. Au collége, il avait lu Werther, René, parce que les professeurs en disaient beaucoup de mal. Plus tard, il les avait relus, parce qu'ils en valaient la peine. Mais l'infini, tel que l'avaient conçu Goethe et Chateaubriand, n'avait jamais rempli son coeur. Madame Dorgemont non plus n'avait pas vécu de si peu de chose. Placée entre le dix-huitième siècle et notre réaction larmoyante, sa raison avait échappé au rire voltairien et à la maussaderie byronnienne. Elle avait été pour Ernest une garde avancée. Elle avait crié : qui vive ? à tout ce qui venait vers cette jeune ame. Ni l'engouement public, ni le génie d'un écrivain, ne lui avait imposé. Elle n'avait eu foi qu'en ellemême forte de cette longue inspiration , qui dure toute une vie de mère, et dont la source, cachée dans leur coeur, est bien autrement profonde qu'un chef-d'oeuvre littéraire. Entre ces mains si fermes, Ernest avait été fait ce qu'il devait être longtemps. La tristesse pouvait le mener à la

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mélancolie ; mais ce n'était pas la mélancolie qui lui forgerait jamais une tristesse. Il était donc pensif, occupé de sa mère, de lui-même, ne séparant pas, dans ses souvenirs, ce qu'elle avait uni dans ses prévisions. Qu'il y eût seulement une terre où elle était encore avec lui, ou rien qu'un ciel où il la rejoignait déjà c'était ce qu'il , n'examinait point. Elle était présente à ses yeux partout où il était, et cela suffisait. Quelque part qu'il jetât les yeux, il retrouvait sa mère en partie. Si le feuillage

venait à frémir, si quelque ruisseau gémissait parmi des roseaux jaunis, c'était pour lui tout un langage. Il entendait sa mère ; et encore parlait-elle de mille façons à la fois. Il y avait dans toutes ces choses de la gaieté de vieille femme, du sérieux qui sentait l'autre monde, un mélange singulier, mystérieux de sensations aussi multipliées que les caresses de deux ames débarrassées des sens. Il y avait long-temps qu'il marchait, émotions. plus compter sans ses pas que ses

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D'abord, en quittant Marguerite, il avait comme songé à retourner au village, pour s'y enfermer avec sa douleur et en jouir , horriblement. Il avait cru y être en trois bonds, tant son coeur faisait courir sa pensée. Puis , arrivé en plein air, il avait bien fait du chemin ; mais c'était le corps qui avait suivi l'ame ; et Ernest avait été au, tant que possible , aux lieux ou il retrouvait sa mère. Il l'avait cherchée au loin, dans la solitude dans les magnifiques si, lences de la nuit, dans l'immensité qu'ils déroulaient à ses côtés et sur sa tête, partout enfin où Dieu pouvait être. Cette illusion dura tant qu'elle put. Quelle qu'en fût l'ingénuité Ernest s'y , était livré sans en être moins un homme. L'erreur n'avait pas été dans sa pensée, mais dans son coeur. Ernest avait été poète pour un instant; et il n'y avait pas grand mal. Il avait fait plusieurs lieues, sans arriver nulle part, quand il rentra dans le monde réel. C'était en rêvant à sa mère

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qu'il avait été conduit à ne plus rêver. Plus il avait songé à la digne femme plus , il s'était défait de toute impression romanesque. Positive comme elle avait été, madame Dorgemont aurait crié, de sa tombe, à la calomnie, si Ernest l'eût faite partie intégrante d'un assortiment de chimères. Madame Dorgemont continua le silence de l'éternité. Aussi bien Ernest n'avait pas le temps de faire des songes creux. Cette mort lui ouvrait la vie. Seul désormais, avec la conscience de ses forces il lui appartenait , d'envisager le monde, d'y choisir sa place, d'entrer dans la société de pied en cap au sortir de son isolement. C'était là que l'avait porté toute la philosophie de sa mère. Mais avant d'entrer dans cet avenir, il se tournait vers le passé : par le passé il jugeait de l'avenir. La première chose qu'il sentit, c'était cette disposition au vrai, au grand, où madame Dorgemont l'avait si bien maintenu. Dans son coeur, il y avait de tout, même de la femme. Il pouvait s'at-

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tendrir, s'exalter; il avait au moins deux rattachait l'humanité qui à le l'une âmes , tout entière , l'autre dont l'élan atteignait le inonde idéal. Souvent, il était revenu aux événemens de sa jeunesse , ressaisissant des souvenirs d'études, des lambeaux de Virgile ou d'Horace; et, le fusil sous le bras, il s'était perdu dans les champs et dans les idées en devenant romain autant , et plus que les romains. Souvent, la faucille ou la fourche à faner à la main, il avait jeté le feu de sa poésie parmi des gerbes ou sur les prés mis à nu; ou bien, dominé par un besoin plus contemplatif, il s'en était allé de ci de là, nulle part enfin, l'Iliade dans une poche, l'Odyssée dans l'autre se croyant bien en train de , les lire, et s'élevant à travers mille joyeuses distractions, à une dernière distraction qui les excusait toutes, à cette immense cordialité avec laquelle les grandes ames, comme les grands génies, répondent aux besoins de notre espèce humaine. Ici le jeune homme fit une pause.

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Il venait de distinguer à travers la , brume et la nuit, les têtes de quelques arbres alignés qui s'ouvraient en avenue sur le village. Ses idées l'avaient rapproché des hommes et le hasard aussi. Quelques aboiemens , affaiblis par la distance, étaient le seul indice de vie qu'il pût remarquer. Il y avait assez de silence dans ce bruit pour faire un certain effet. C'est une belle chose qu'une nuit de village; on y dort, et, ce qui est mieux encore, on ne saurait que faire, si on ne dormait pas. Là, il est vrai, les passions ont bien aussi leur puissance ; le paysan tient encore plus à ce qu'il désire qu'à ce qu'il possède ; il a de ces haines qui vivent au moins autant que lui ; il sait flairer la vengeance ; il rusera en Corse, il se taira en Espagnol, il attendra en Turc. Mais ces ames complètes ont un corps complet ; le crime leur va, parce qu'elles fonctionnent en sa présence comme s'il n'y avait pas de crime ; cela même leur est si commode, que leurs autres vertus n'en sont pas en-

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tachées. Ils ont prié Dieu avant de dormir; ils ont embrassé leurs enfans, et ceci est encore plus religieux que le Pater et l'Ave. Au milieu de ces braves gens, Ernest

était un véritable roi, ou, pour aller plus loin, un ministre ; ou mieux encore, un préfet; ou enfin, ce qui est au-dessus de tout, Ernest n'était rien. Aussi pouvait-il l'impossible avec les villageois, qui n'étaient pas à lui. Le curé seul marchait son égal; ils traitaient de puissance à puissance. A l'un le spirituel, sauf quelques entailles au temporel ; à l'autre l'autorité humaine, l'arbitrage dans les querelles, la voix plus forte que tous les cris respectifs. C'était donc sa couronne son porte, feuille, son département; c'était, toujours par gradation d'honneurs, son domaine privé, ses voisins, ses obligés, qu'Ernest se représentait avec complaisance. En peu d'heures il avait passé par des états bien divers. Anéanti d'abord devant Marguerite, puis réveillé en corps et en esprit, I.

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il avait été assourdi par toutes ses angoisses, jusqu'à ce que son ame, déliée peu à peu par une autre ame, se fût laissée aller, nue, libre , mollement légère, à de fraîches et profondes pensées, où elle avait retrouvé sa souplesse et le sentiment de sa beauté. Ernest avait causé, Dieu savait comment, avec un esprit de l'autre monde. Il revenait de cet entretien fermement convaincu de sa dignité terrestre, il avait déjà fait quelque chose ici-bas. Il avait été homme à un degré quelconque. Ce qui lui faisait plaisir, c'était que cette idée venait tout naturellement après sa rêverie; il ne tombait pas de l'idéal dans le positif, il y arrivait, et voilà tout. L'immortalité de lame , l'invisible immensité de ce qu'il voyait d'immense, le grand esprit, respirant dans le souffle des vents, se répandant avec le cours des rivières, vivant dans la plante qui fleurit, dans l'oiseau qui s'ébat, dans la jeune fille qui baisse les yeux; toutes ces choses, loin de partager , de gas-

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piller son intelligence, en rassemblaient les facultés sur un seul point. L'idée de l'infini l'amenait à l'être qui en approche le plus. La beauté du ciel, la majesté de la nuit, la partie insaisissable des objets les plus voisins, levaient sa pensée à ce qu'il y a de plus grand après Dieu. Il contemplait l'homme, non pas avec un soin stérile, mais dans le recueillement qui précède le sacrifice de soi. A d'autres, la vue d'une belle campagne, l'odeur des prairies, le bleu lointain des collines eussent inspiré du respect pour tout ce qu'ils verraient ens'intéresser jusqu'à auraient ils été core ; aux habitans. Ernest avait suivi une autre marche. A ses yeux tout s'agrandissait par la présence de l'homme. Il le trouvait plus mystérieux que la lumière et les ténèbres du crépuscule. Il aimait mieux chercher les limites de cette intelligence qui n'en veut pas avoir que d'embrasser l'incertaine grandeur de l'horizon. La découverte d'un site, ou d'un effet quelconque, n'eût point valu pour lui l'éclair d'une passion

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inconnue, l'originalité d'un caractère compté pour rien , ou l'harmonie d'une vertu toute fraîche avec le vaste ensemble de la nature morale. Ernest fit plusieurs fois le tour du village, se racontant intérieurement ses plaisirs, ses tracas, ses inspirations seigneuriales; et il souriait souvent, mais il ne riait jamais; il avait pris la vie au sérieux bien avant la mort de sa mère. Au milieu de ses souvenirs, une idée surgit brusquement dans son ame. Ce qu'il avait fait jusqu'à présent était-ce bien tout ce qu'il avait à faire? Peu s'en fallait que le passé ne lui fermât l'avenir, et que, séduit par un bien-être qui avait satisfait ou suspendu sa pensée, son coeur et tous ses sens, il ne renonçât à un avenir où rien ne se dessinait encore. Mais vivre pour soi, diviniser doucement l'égoïsme, se garer des grandes crises de lame, aux yeux d'Ernest c'était sottise ou lâcheté. Dans un moment d'agréable erreur il avait pu se croire campagnard, et encore il n'y avait qu'une

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partie de son ame qui s'en fût consolée. Son bon sens redressait déjà tous ses rêves. Il songeait à la société, à cette société honnie du bout des lèvres, attaquée par derrière, mais grande et imposante lors même qu'elle est absurde, et ne s'inquiétant pas des malédictions isolées qui ne l'atteignent pas.

siècle, disait Ernest. serai de Je mon — Et que ferais-je de moi, s'il me fallait rester en dehors du mouvement? J'ai déjà vécu avec des hommes ; je sais écouter , parler , vouloir; je suis même sûr d'avoir agi. C'est bien; me voilà sur la vraie route; j'ai marché je marche; et où vais-je? O , ma mère ! quand je demandais cela, vous me regardiez paisiblement ; et sur cette réponse, j'allais toujours. C'était la bonne, en effet, c'était la seule réponse à me faire. Votre sécurité me tenait lieu de lumière. Confiance,dignité, énergie, telles étaient les ressources que vous me supposiez; avec elles je devais, selon vous, et vraiment selon moi, arrivera ce but de la vie, que nul

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homme n a besoin de trop connaître. Vous vouliez que l'infini fût devant moi, avec son obscurité, avec sa puissance attirante, avec sa secourable poésie. Autrefois Ernest avait compris la philosophie de sa mère ; mais à présent il la

pénétrait. L'avenir se déroulait devant lui; partout il voyait place pour ses pensées ; il emploîrait son imagination à quelque chose; il savait où semer son esprit; la fécondité de son coeur ne l'embarrasserait pas; et dans cette distribution de sa personne, il n'était plus l'interprète ingénieux d'une femme sensée, mais bien l'homme libre et vrai, à qui le ciel donne enfin de première main ce qu'il lui avait transmis par intermédiaire. pensa-t-il, Eh, Dieu! comment mon — ai-je si souvent regardé ce qui m'éblouit à cette heure? Il me semble que j'ai sauté à pieds joints de notre village à Paris. A Paris ! Oui, vraiment, Ernest, vous êtes tombé au beau milieu de la vaste enceinte. Vous avez une belle figure, un noble regard, le

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geste et le port d'homme. Paris , le grand

instituteur, l'arbitre du beau et du bon , vous a appelé, vous gardera , pour élever votre dignité jusqu'à la gentillesse. Vous êtes éloquent, vous pensez dans votre tête ; vous dites quelque chose même quand vous parlez ; laissez faire Paris, il vous rendra plus recevable, en effilant votre voix, et en absorbant votre profondeur qui a ses bornes dans le creux de son esprit qui n'en a pas; il vous rendra si parfait, que pour vous ce ne sera plus la peine d'être bon à quelque chose. Vous avez de l'âme, et, jusqu'à nouvel ordre, vous n'en n'êtes pas fâché ; Paris vous donnera mieux que cela, par ma foi il vous donnera de belles manières; ce ne sera, si vous voulez, ni l'action de l'intelligence, ni rien qui tienne du coeur, mais l'un et l'autre seront avan!

tageusement remplacés. Vous aurez des amis, des maîtresses; et après eux, et après elles, il n'y aura qu'une chose à désirer, la rencontre d'une affection quelconque. Paris ! Paris ! puissance ridicule et for-

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midable ; Europe en caricature et en proportions grandioses, orgueil et honte de la civilisation! Paris, où il faut que tout vienne, et moins encore ce qui doit s'y élever que ce qui en augmentera la boue ; où le malheur et l'opprobre s'appuient l'un sur l'autre pour se grandir, et par-là fasciner au loin l'homme qui voudrait le regarder sans le voir, afin d'aller plus tranquillement mourir ailleurs de faim ou d'ignominie. Ernest était soulagé d'un grand poids. A forte fallait vie forte, il ame une son ; Paris aurait fort à faire avec lui. Ernest était curieux de dangers ; il lui tardait de voir l'ennemi face à face. Quelque chose de militaire se mêlait à ses pensées. Il entendait les sarcasmes des jeunes gens, il laissait venir les femmes, il se retournait au milieu de tout un siècle, faisant de l'art, de la liberté des principes ; et se deman, dait s'il n'était pas dupe de lui-même, quand il ne l'était pas des autres. Livré à ces pensées, il rentra dans le

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village, les coqs à l'instant publièrent qu'il

était minuit. partirai donc ! dit-il, en regardant Je — tristement autour de lui. Ces pauvres diables me mettraient sous clef, s'ils savaient cela.

Il avait l'oeil humide en arrivant à sa maison. Les domestiques dormaient profondément. Le chien de garde n'aboya qu'avec douceur en reconnaissant son maître. Ernest avait été long-temps attendu, et on s'était laissé surprendre par le sommeil, sans songer que la porte était fermée au loquet ; ce silence, cette solitude, ces lumières allongées et sombres, rappelèrent Ernest à des idées de mort. Il eut honte de s'être oublié. Autour de lui il y avait encore des traces funèbres ; ce désordre si expressif, qui succède à un enterrement, montrait madame Dorgemont dans mille endroits où, de son vivant, on n'eût pas songé à sa présence. Les diverses parties de son lit étaient

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sur les paliers, aux fenêtres, et parmi des meubles de salon. Mais ce qui parlait le plus haut, c'était le sommeil des domestiques. déjà oubliée Oubliée Ernest ! pensa ; — Il se tenait debout parmi eux, interrogeant leur silence avec sa seule pensée. Ici, c'était une femme de charge, trois fois vieille, et qui dans l'éternité qu'elle avait déjà vécu, à travers vingt relais d'extrêmesonctions n'avait guère semé plus d'idées , que n'en recueille un enfant sans baptême. La pauvre femme n'avait pas assez d'esprit pour s'attrister de tout son coeur. Elle dormait, sous la bénédiction de Dieu, à laquelle Ernest ajoutait généreusement la sienne. Là, le cuisinier ronflait à pleins poumons. Il y avait, malgré l'indifférence du moment, quelque chose dans cette ame. Cet homme avait tenu le sabre avant de manier le couteau; à la gravité du soldat il joignait celle de l'écuyer tranchant. Ses émotions avaient leur mesure, leurs heures, leur !

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alignement. Il avait le bonheur d'avoir du chagrin quand il lui en fallait ; mais, à part les momens noirs et lourds, qui pèsent sur un vieux soldat et forment la partie la plus poétique de ses félicités le chef , de cuisine avait une figure admirablement calme. Il était assis comme Bonaparte au bivouac d'Austerlitz , une jambe sur l'autre, les bras croisés, la tête inclinée sous le poids de pensées solennelles. Cette attitude, qu'il prenait dans les grands momens , par religion impériale et par à-propos personnel, rappelait à Ernest une de ces situations d'esprit où le brave homme, se voyant envahir par la joie ou par la

douleur, se recueillait militairement, et devenait impassible en proportion de la crise qu'il redoutait. Il n'y avait pas moyen de lui en vouloir. Ernest l'excusa donc avec un sentiment , qui était peut-être de la bienveillance, mais qui était sûrement mêlé d'autre chose.

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— Il n'y a donc que moi qui pense à elle! dit-il, avec un orgueil mélancolique. Dormez, braves gens, cela me fait du bien ; j'ai besoin d'être seul avec ma mère : tous les regards, toutes les paroles tous les , sourires, qu'elle vous adresserait, me feraient perdre quelque chose. Aussi bien, c'est une nuit que son ame donne à la mienne; rien qu'une peut-être. On n'éprouve pas deux fois ce que j'ai senti depuis hier. Demain, je rentre dans la vie de tous, puisque c'est cela qu'on appelle la vie. D'autres domestiques étaient aussi là, les uns jeunes, les autres vieux ; des femmes, des hommes, exprimant, dans l'immobilité même, les nuances de philosophie qui avaient tempéré leur douleur. Ces idées ne laissaient pas de préparer Ernest à son voyage. Rien ne vous affranchit le coeur comme de voir que vous ne tenez pas celui du prochain. Ernest allait jeter un regard de dégoût sur les dormeurs quand il se rappela quel-

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ques parens qui avaient toujours habité la maison.

Il était de sang-froid, grâce au désenchantement qui lui était venu par degrés. Il pouvait réfléchir sur sa tristesse au moment même où elle redoublait. En songeant à ces parens, oubliés par lui pour des valets qui l'occupaient à peine, il comprit avec une affreuse promptitude que, dans sa petite revue, leur tour ne venait pas trop tard : après l'indifférence mêlée, l'indifférence complète ; après les gens qui perdent tout à une mort, les légataires présumés ou les importans officiels. Le testament n'avait pas été lu. Mais ni la piété filiale d'Ernest, ni sa noble sévérité ne se trompaient dans leurs conjec-

tures. Oh! oui, je partirai, répéta-t-il. La — présence de ces misérables multiplierait l'absence de ma mère. Personne donc, personne pour pleurer avec moi !...

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Il s'arrêta, comme s'il allait proférer un blasphème. Marguerite ! ma pauvre vieille ! s'é— cria-t-il : suis-je devenu fou? — Je ne sais pielle dit; mais ai je lui aura eu ce que tié de moi. Il faut que je la revoie, il faut qu'elle me dise que je ne suis pas seul icibas.

CHAPITRE III.

Marguerite était étonnée du départ d'Ernest. Elle ne le vit pas de quelque jours. Etait-il fâché contre elle? la méprisait-il? ou bien, honteux qu'il était de l'avoir plantée là, n'osait-il pas lui en demander pardon? Quoi qu'il en fût, Marguerite le choyait toujours dans son coeur. Si elle avait été offensée, eh bien, elle se vengerait, et de

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manière à bien confondre Ernest. Son projet, d'abord vague et douteux, se dessinait déjà dans son esprit. disait-elle si enfant, méchant Le se — , pourtant il est méchant, il verra que Marguerite, toute Marguerite qu'elle est, sait bien ce qu'elle doit faire. Oui, je le punirai. Il faudra qu'il apprenne à vivre, et, ce qui ne l'arrangera pas, qu'il l'apprenne d'une pauvre femme comme moi. Puis, croyant faire suite aux mêmes pensées : si fier, ajouta-t-elle, noble Ce coeur — si c'est vrai qu'il soit bon, il m'aimera diantrement, quand j'aurai dit ce que j'ai dans la tête. Mon garçon, mon grand Ernest; Dieu! pleurera-t-il de joie! je suis sûre qu'il m'embrassera comme il n'embrassait pas sa mère. Je le vois déjà me prendre la figure dans ses deux mains, et me regarder tout près et tâcher de se moquer de , moi, et me montrer plus de respect qu'auparavant. C'était un joli plan que celui de Mar-

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guérite, mais ne lui demandez pas de le développer. La bonne vieille a trop dame pour être rationnelle; ce qu'elle veut faire n'en sera que mieux fait, ou Dieu me damne ! Sentir, agir c'est tout pour elle ; , si bien qu'elle n'a pas le temps de comprendre ni la beauté intérieure , ni la beauté extérieure de sa vie. Tandis qu'Ernest se débat parmi les dégoûts de famille, et que, maîtrisé par la pensée de l'avenir, il secoue un à un les mille jougs de la parenté, Marguerite tranquille se suivant elle, , même part en droite ligne du point où , elle est venue en droite ligne. Mettre le coeur d'Ernest à la bonne place, c'est là son affaire. Elle va donc , invisible et présente, côte à côte du jeune homme. Pour lui, la vie est encore mêlée d'ombres; elle ne coule pas comme un fleuve, malgré l'immémoriale métaphore ; mais elle roule comme un tourbillon. Il y voit vicissitudes, opposition, mouvement surtout; et s'il y a derrière ces choses du repos, de l'ensemble, une grandeur un peu posée, Ernest 4

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n'ose pas trop se les promettre. Pour Marguerite, dont les jours se ressemblent beaucoup; elle lie aux temps qui ne sont plus les temps qui ne sont pas encore. Sans se douter de l'étendue de sa vue, il est bien vrai qu'en avant et en arrière elle la porte jusqu'à l'éternité. La vie est nue à ses yeux. Aimer Dieu, aimer le prochain, ou bien être impie et méchant, c'est tout ce qu'elle met en compte dans les actions humaines; ainsi, quelle que soit la variété des jours d'Ernest, une seule idée de Marguerite les rassemble tous : Ernest aimera ce qu'il faudra aimer. Aimer ce qu'il faut aimer et rien que cela ! Et quelle est donc ta pensée, pauvre vieille? ou, puisque tu ne la définis pas, par quelle action nous la traduiras-tu? Tous les jours, Marguerite se tient sur sa porte, les yeux tournés vers le village. Elle n'y va plus, parce qu'Ernest pourrait venir par un autre chemin. il viendra, fait dit-elle. Il m'a Car se —

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de l'a peine; et il aime tant à s'excuser! et puis il ne me voit pas dans sa maison où , j'allais si exactement tous les jours; je suis sûre que ça le tourmente ; oh ! il viendra, il viendra.

Marguerite avait donné quelques larmes à madame Dorgemont. Mais en dépit de bienfaitrice, dans reconnaissance, sa sa elle n'avait guère aimé que la mère d'Ernest; et d'ailleurs, par un de ces mouvemens qui n'ont pas de nom dans les langues, Marguerite , qui n'était rien moins qu'envieuse et tracassière, avait accueilli à plein coeur l'espoir d'être, une petite fois, l'unique et la suprême conseillère de son Ernest. Dans ces dispositions, sa tristesse s'adoucit assez vite. Chaque jour, elle avait une ombre de moins dans les traits. Elle arrangeait sa maison pour recevoir Ernest. Ce lit était celui où Ernest, tout enfant, avait dormi entre Marguerite et son mari; elle en drapait avec soin les rideaux verts ; de toutes ses vieilles forces , elle en tendait la

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tenture hérissée; elle lui donnaitungenre, ce petit siége était celui qu'il aimait, Marguerite n'avait garde d'en réparer la vieillesse, ou même de le rendre trop propre; elle voulait qu'Ernest le reconnût tout entier, puisque sa prédilection l'avait complétement consacré. C'était de ce côté de la cheminée, près de Marguerite, un peu plus près encore qu'il s'asseyait en hiver, ou , même dans les vives matinées d'automne. Justement on était à la vendange. Il y avait du brouillard, et le vent mordait un peu. Ernest se mettrait là pour tisonner, et, tout en arrangeant le feu pour le déranger , il causerait enfin avec Marguerite de tout ce qu'elle voudrait. Ernest ne venait pourtant pas. Dieu! Mais, pensait Marguemon — rite est-ce qu'il fait le fier? parce que je , ne vais pas chez lui, il ne viendrait pas chez moi! C'est impossible; je dis que c'est impossible. Cependant Marguerite avait du dépit. On a du coeur sous la bure comme sous le

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satin; et la fierté de la nourrice finit par s'éveiller. . On faisait les vendanges c'était fête pour ceux qui avaient des vignes et fête pour ,

ceux qui n'en avaient pas. Marguerite avait coutume de prendre la hotte et les ciseaux, et de conduire une bande de travailleurs. Madame Dorgemont avait des propriétés de toute sorte; des prairies magnifiques, et Marguerite y commandait les

faneurs; des terres à blé, et Marguerite avait de l'importance pendant la moisson; des vignes de tout plant, de toute beauté, et Marguerite voulait qu'il y eût quelque chose pour madame Dorgemont, après les goinfreries des grives et des moineaux et , même après l'honnête dégustation des vendangeurs. Mais madame Dorgemont était morte. Ce n'était plus d'elle que Marguerite tenait ses pouvoirs, c'était d'Ernest, ou ce serait de lui. N'importe j'irai disait Marguerite, — , derrière les autres puisqu'il ne me prie , point d'aller devant eux. Il me verra, il

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deviendra rouge comme les pêches de ses vignes.

Sur ce, Marguerite fit ses dispositions. On entendait de près, de loin, de toute distance, les éclats de rire des vendangeurs, leurs chansons chargées de ritournelles, et les cris de vingt bandes d'oiseaux, éternellement débusqués des vignes où ils revenaient avec plus d'effronterie. L'air était pur. La campagne, verte encore en beaucoup d'endroits, montrait ailleurs des carrés jaunes, blancs, grisâtres, suivant les époques où l'orge, le seigle et Je froment y avaient été moissonnés. C'était un mélange de vie et de mort. Ces teintes de plus en plus mélancoliques, et qui avaient leur beauté, faisaient contraste avec la dernière jeunesse de quelques arbres fruitiers. Malgré la gaieté des vendangeurs, quelque chose de triste se répandait partout; et la scène jetait dans l'ame des impressions qu'elle ne voulait pas recevoir. Marguerite sortit, le coeur gros, se dé-

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fendant, comme elle pouvait, du chagrin qu'elle avait déjà et même d'un surcroît de chagrin qui lui vint à la vue d'Ernest occupé, à quelques portées de fusil, avec une troupe de vendangeurs. —Mais c'est qu'il est ici! s'écria-t-elle; et dire que pendant que je le regarde, il ne m'apercevra pas! Ernest reconnut Marguerite, avant d'avoir l'air d'y faire attention. Il ne savait pas si elle venait à lui, ou si elle allait vendanger pour quelque autre. Il était triste et embarrassé. Son premier mouvement avait été de marcher au-devant d'elle, et de la recevoir à bras ouverts. Il s'était arrêté, comme un homme qui veut garder un secret, ou conjurer un reproche. Mais quand il vit que Marguerite arrivait tout droit, il descendit rapidement à travers les vignes ; sauta par-dessus les haies, dégringola des roches, et se trouva face à face avec la nourrice qui le regar, dait encore là-bas. Eh! oui, c'est moi, Marguerite; car —

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vous n'en êtes pas sûre. Je vous ai vue de loin, et j'ai pensé que vous veniez dans ma vigne. Tout à l'heure vous saurez pourquoi je suis accouru. Les vendangeurs n'ont pas besoin d'entendre ce que j'ai à vous dire; et cependant je sens que j'aurais parlé devant eux si vous étiez arrivée. Ah ! monsieur Ernest, mon garcon, —

c'est que... Allons Marguerite retournez chez , , vous; nous avons à causer, et là nous serons plus à l'aise. Oh! je dire, veux mon garçon, non, — monsieur Ernest, voyez-vous..... —Je vous rejoins, ma bonne Marguerite, je vous rejoins dans un quart d'heuvignes. mais il faut je remonte aux ; que re On ne saurait pas ce que signifie ma disparition, et je tiens à ce qu'on croie le savoir. Avec quatre paroles je leur mets l'esprit trois chez j'arrive et vous en en repos, bonds.

Ernest repartit comme il était venu. Ces bonnes gens, pensa-t-il, ces pauvres

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amis ont assez peur de quelque événement. Ils se figurent que je ne suis plus là, quand ils me voient encore. Pour en finir, puisqu'il faut en finir, je brusque le voyage. On m'épie un peu moins qu'on ne ferait plus tard. On est à peine préparé à

mon départ, mon départ en ira mieux. C'est demain que je m'en vais, et à leur gaieté extraordinaire je reconnais leurs efforts pour vaincre un pressentiment. Je voulais cacher mon départ à tout le monde à Marguerite surtout; mais la pauvre , femme je le vois bien elle souffrirait plus , , de cette réserve que de notre séparation. Et puis, dans le désordre de mon ame, je ne sais pourquoi j'attends quelque chose de la sienne. De son côté Marguerite s'en revenait chez elle, préoccupée de l'air mystérieux

d'Ernest. Arrivée à la maison, elle se retourna pour le voir encore s'éloigner. Mais Ernest avait déjà rejoint et quitté les vendangeurs. Une prenait plus le même chemin que la

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première fois quoiqu'il fût visiblement , pressé. Il marchait, non en fugitif, mais en homme affairé, prouvant à Marguerite qu'il avait hâte de la revoir , sans donner poursuivre. l'idée le vendangeurs de aux Marguerite était tout regard, tout ame. Elle suivait les mouvemens d'Ernest; il lui semblait même qu'elle les faisait pour lui; c'était elle qui s'approchait; c'était elle qui grandissait avec l'affaiblissement de la distance; c'était elle qui allait tout entière au-devant du seul être qui la com-

prît. —Et vous voilà! s'écria-t-elle hors de la portée de la voix. Par un sorte de révélation, Marguerite avait deviné la pensée d'Ernest. Mais cette découverte ne faisait pas l'effet qu'il avait craint. Marguerite était transportée d'une joyeuse douleur. A mesure qu'Ernest approchait cette figure lointaine perdait de , ce qu'elle avait d'incertain, et le fantastique passait du corps dans l'ame. Marguerite reconnaissait l'allure, la taille, les traits

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d'Ernest ; mais l'homme moral, le noble coeur, l'esprit élevé, le personnage appelé à un rang supérieur , revêtaient devant elle des caractères vagues, comme tout ce qui est vraiment grand. Ernest n'était plus qu'à cent pas. Tandis qu'ils se rapprochaient extérieurement, la pensée de l'un s'arrêtait vis-àvis la pensée de l'autre. disait parlerai je Comment lui se - , — Ernest? je n'en sais rien; mais je ne suis pas troublé , je suis même honteux de ce grand calme. Jusqu'à présent l'idée de ce départ m'avait fait mal; et voici que j'y songe en souriant. Pardonne-moi, Marguerite ! Je dirai rien, pensait Marguerite; ne — je vois ça d'ici. Et pourquoi ne dirai-je rien? j'avais tant de choses sur la langue ! tant de choses! Depuis cette mort, Dieu sait combien j'ai fait de discours avant de parler! eh bien! tout cela est encore sous mon bonnet, sans que j'aie envie de desserrer

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les lèvres. Ce n'est pourtant pas mauvais coeur, monsieur Ernest. Le trajet d'Ernest avait eu un délicieux effet ; il avait ramené Marguerite à la poésie ; il avait réveillé en elle des idées douces et fières. Elle les avait ces idées, mais pour ne plus les perdre. Quelque chose lui disait : peu importe que tu parles; il t'entendra

toujours. Et Marguerite entrait dans la maison , la hotte vide sur le dos, les ciseaux vierges à la main. Et le jeune homme la suivait, couvert de poussière la cravate dé, nouée, le pantalon déchiré par les ronces, en véritable tenue d'école buissonnière. Comme voilà fait! monsieur Ervous — nest. Parbleu! Marguerite êtes vous un — , peu drôle aussi dans cet équipage! Ils se mirent à rire. Comme ils visaient au sérieux ils ri, rent encore davantage, et si haut et si bien

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préliminaires de la conversales tous que tion devinrent superflus. Ernest dit à Marguerite qu'il allait à Paris. Ce voyage fut pris sur un ton aisé. Il fut question des plaisirs de Paris, des condisciples d'Ernest qui l'y avaient devancé; et, de frivolités en frivolités, en quelques minutes, on en était venu à parler aussi des femmes de Paris. Ici Marguerite y regarda à deux fois. Le rouge lui monta au visage ; elle considéra silencieusement Ernest. Etait-ce lui qui en avait parlé le premier? était-ce lui qui avait trouvé que la femme résume tout pour l'homme, ambition, plaisir, honneur; tout en un mot, et un peu plus encore? Marguerite se recueillit. — Ne vous fâchez pas, Marguerite, dit Ernest, avec-hésitation, cette gaieté n'est pas dans mon coeur. Pauvre Marguerite, avoir été si long-temps sans vous voir, et venir plaisanter de ce qui vous attriste, de ce qui me navre moi-même ; mais je voulais vous donner du courage, pour vous

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en demander à mon tour. Je pars. Je vais être un homme enfin, parce que ma mère a cru que c'était quelque chose. Il n'y a que vous, ma bonne nourrice, il n'y a que vous qui lisiez dans mon ame. C'est pour cela que je vous évitais ces, jours-ci. Vous m'auriez retenu peut-être, car je ne suis pas très-ferme; et j'ai besoin de me monter la tête pour être content d'aller à Paris. Marguerite leva les yeux sur Ernest, avec une expression indéfinissable. balbutiant, je ne vrai, dit-il C'est en — sais pas bien ce que je veux ; ce voyage, peut-être, me coûte moins que je ne crois. Marguerite le regarda encore, toujours sans parler et à la nouvelle effusion qu'elle provoqua, on eût dit que son ame enfantait lame d'Ernest. Oui, Marguerite, s'écria-t-il, vaincu -— par une puissance occulte ; eh bien ! oui, je connais à Paris bien des gens. Ils pensent à moi, sans doute ; et ils m'ont tant de fois appelé près d'eux, que mon voyage aura son agrément.

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Ernest continua ses aveux. Par une sorte de pudeur, il avait nié , non-seulement aux autres, mais encore il s'était nié à lui-même le désir qui le poussait vers une vie nouvelle. Il avait réglé ses affaires, assuré l'exécution du testament de sa mère, et dépassé la lettre des dispositions, en abandonnant aux légataires des lambeaux de vignes ou de terres qui étaient à leur bienséance. Poussant encore plus loin le mépris de ce qu'ils désiraient, par cela même qu'ils le désiraient, il les avait laissés maîtres des récoltes. Il n'avait pas daigné y assister jusqu'à la fin ; et son départ, au milieu de la vendange, humilierait leur avidité, en la livrant à elle-même. Cette générosité eût été de la niaiserie; or, Ernest était aussi supérieur en raisonnement qu'en autre chose. En présence de Marguerite, il s'avouait le secret motif de ces concessions. Pourquoi eût-il menti à cette femme? à la veille d'une séparation

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peut-être éternelle, fermerait-il son ame à mesure qu'on l'entr'ouvrait ? Ernest n'en eut pas la force. Il porta plusieurs fois la main à sa poche, pour en tirer une lettre qu'il y laissa continuellement retomber. De son côté, Marguerite gardait aussi quelque chose. Elle eut pitié d'Ernest. monsieur Tenez dit-elle Ernest, en— , fin; il faut que j'en aie le coeur net. Quand vous irez à Paris, vous y trouverez quelqu'un que j'aime bien, et que vous... Mais vous allez peut-être vous mettre en colère. Ernest chercha encore la lettre. Marguerite reprit haleine. Elle regarda tout ce qu'il y avait dans la chambre , à l'exception d'Ernest ; deux grands carrés de papier représentant l'histoire de sainte Geneviève et celle du Juif errant, à droite et à gauche de la cheminée, et sur lesquels étaient attachés des cheveux de nuances différentes ; puis deux joujoux d'enfans , l'un assez bien conservé, et l'autre en mauvais état, comme s'ils eussent servi à une

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petite fille et à un garçon. Ensuite elle parut recueillir sur les meubles, le long des objets, de les les doutous autour murs, bles souvenirs qui s'y trouvaient dispersés. Cela fait, elle s'éleva plus haut. L'angelus, qui l'avait jetée une fois dans le grandiose, vint à sonner encore à propos; et Marguerite continua à monter, d'impressions en impressions, d'idées en idées, associant à des affections humaines quelque chose qui les divinisait : la salutation à Marie, qu'elle récita de l'ame sans re, muer les lèvres, au lieu de la prononcer, selon sa coutume, sans y songer le moins du monde ; la présence d'Ernest, qu'elle pouvait ne plus revoir, mais surtout le besoin de dire ce qu'elle avait souhaité depuis qu'il avait voix d'homme, passions d'homme, dignité d'homme ; tous ces mouvemens la portèrent plus loin qu'elle n'avait jamais été. Et comme Ernest regardait tout ce qu'elle regardait, il revenait toujours avec elle aux deux affiches sacrées, et il reconI.

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naissait les cheveux. Sa pensée était celle de Marguerite. Il mourait d'envie de lui dire : l'enfant que vous vous rappelez m'a toujours été présent là au coeur. Mais il fallut que Marguerite lui accordât la parole.

bien qui elle laissés, C'est les me a — dit-elle en montrant les cheveux les plus blonds et le joujou le plus délabré; les autres sont de vous: Elle était bien petite depuis, le Et les ansavez. vous encore, nées lui sont venues, et bien des choses avec. On ne m'a plus parlé d'elle, mais elle a beau être à Paris, je la vois mieux que lorsqu'elle était là. Elle courait dans les prés elle grimpait sur les roches, elle , faisait toutes sortes de diableries; c'était un enfant, et je la laissais tranquille, aujourd'hui ce n'est plus ça. Je vais partout avec elle; je lui dis : c'est bien, Juliette; ou quelquefois : c'est mal, mademoiselle Juliette. Mais surtout je lui demande si de moi ; c'est-à-dire elle se souvient de

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de vous; des vacances où vous la faisiez jouer; vous savez bien... Ernest le savait si bien qu'il en fut effrayé .

dit-il, Marguerite oui, j'aurais Oui, ; — dû vous parler d'elle, à vous qui m'en parlez si bien. Mais je n'osais pas. C'était un enfant, du moins je l'avais vue telle, et ma mère infirme, isolée , était la seule image que je voulais avoir dans l'esprit. Ernest se tut, et Marguerite, dont il avait continué la pensée, fit la même chose à son tour. C'était le seul entretien possible entre eux deux. Marguerite voyait Ernest prêt à aimer Juliette. Elle espérait qu'il vivrait tout entier de cette affection. C'était un si grand avenir, qu'elle ne voulait plus en. parler. Quant à Ernest, il admirait cette bonne femme, qui alliait tant d'idées et de sentimens exquis. Elle les révélait au dernier moment, dont elle ne profitait même pas. Pour Marguerite, déjà rentrée dans sa simplicité elle n'attendait ni consolations ni ,

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complimens. Seule, et ne voisinant qu'avec Dieu, elle vivrait loin d'Ernest, mais pour le protéger à la manière des esprits, et sans demander plus de reconnaissance. Ernest garda le silence. La lettre qu'il avait voulu montrer resta définitivement dans sa poche. C'était un condisciple qui écrivait de Paris. Il lui parlait de Juliette, et en termes propres à l'exalter. Elle était pâle et languissante, ajoutait-il, et au premier jour elle partait pour Nice, où elle passerait l'hiver. Cette lettre eût tiré Marguerite de ses méditations. Ernest n'osa point les troubler. Il était trop interdit devant cette grandeur inconnue. Quand ils se séparèrent, ce fut d'une manière qu'ils ne comprirent pas. Avant

la retraite d'Ernest, Marguerite était déjà entrée dans sa vie solitaire, et en sortant de la maison, Ernest avait à peu près fait son voyage.

CHAPITRE IV.

Et fouette, postillon ! Le temps est beau, la route est bien pavée; la diligence ne crie pas sur ses ressorts. Va donc; tes bottes de géant s'appuient sur les étriers ; ta veste à mille boutons dessine un corps musculeux, de vastes épaules, et des bras tout-puissans. J'aime à te voir, les rênes de cinq chevaux dans sifmain, le grand fouet dans l'autre une ,

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flant un air improvisé quand tout marche bien ou jurant à faire peur au ciel dès le , premier accident. Cette fois, tues de bonne humeur; tes genoux, appesantis par la colossale chaussure, se soulèvent encore et , serrent amicalement les flancs de ton porteur. Ménage-le, postillon, ainsi que le timonier son confrère ; maintiens, tête haute, les trois chevaux de volée. Tempère d'un côté, ranime de l'autre l'ardeur de tes bêtes ; et, puisque tu viens d'accorder le trot des plus lourdes avec le galop des plus légères amuse-toi, si tu veux, à , regarder les arbres de la route, qui courent dans leur immobilité , tandis que tu Seulement dans immobile ta course. un es Assure-toi monde. d'oeil ton que sur coup pendant un quart d'heure il se passera bien de tes ordres. Et fouette , postillon! Le pavé jette du feu; le roulement du la voiture retentit derrière et devant elle; toujours insignifiant, si l'on veut, toujours mélancolique, si vous avez des soucis , tou-

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jours gai, si vous n'avez pas d'humeur. La route s'allonge, s'effile, et va se perdre, en blanchissant, dans un lointain qui a l'air de s'enfuir. De nobles et vertes bordures en dessinent les flancs ; elles se rapprochent par là-bas, et finissent par se confondre entièrement- Arrive-t-on jamais où elles qu'il n'y Est-ce rencontrent? a pas se d'auberge à mi-chemin? Faut-il faire ce trajet avant de quitter la selle, avant de hurler : à boire ! avant de laisser souffler et fumer les chevaux? C'est bien loin, en vérité; mais ce n'est pas encore là le premier relai. Et fouette, postillon! La campagne se déroule. Les champs étalent leur demi-nudité. Le grain lève déjà dans.quelques terres fraîchement couvertes. Un vert doux et délicieux y essaie une sorte de printemps, et relève la belle largeur du paysage. On laboure, on sème, on vendange. Çà et là un coup de fusil fait le tour des échos, ou bien son bruit et sa lumière s'éteignent brusquement dans la

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plaine. Le peu de vie qui vient à poindre dans ces espaces n'eu diminue pas la tristesse, mais lui donne une nuance de plus. La-main de l'homme a beau reparaître dans l'oeuvre de Dieu; ni travaux, ni plaisirs ne changent l'aspect des champs, quand il plaît à celui qui les a faits d'y habiter vraiment seul. Tu regardes tout cela, postillon; et, à mesure que la joie et la fraîcheur se dissipent sur la terre, une pensée fâcheuse vient s'attacher à ton ame. Si tu savais ce que lu sens tu le traduirais en , paroles avant de le mettre en action ; tu nous dirais : Je ne veux rien voir mourir, et c'est pour cela que je m'en vais plus loin, pour cela que je presse mes chevaux, pour cela que j'oublie de mon mieux ce qui est derrière moi ou à mes côtés poursuivant, , dans un lointain, qui est par-delà tous les lointains, la plénitude d'être et l'éternelle jeunesse de l'univers. Tu retrouves tout ce que tu fuis, le silence, la tristesse , le dépérissement; mais n'importe, trotte et galope prends le pavé, puisque la berge ,

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n'est pas aussi bonne; regagne la berge, puisque le pavé te ralentit. S'il tombe un rayon de soleil du haut de ce ciel cendré, cours vers cet enfoncement où tu verras moins clair ; si l'ombre de ces hautes futaies, de ces masses de roches, vient à t'envelopper, hâte-toi d'en sortir, et arrive à cette jolie colline où la lumière abonde et coule de toutes parts. Et fouette, postillon! Qu'est-ce donc que l'homme et qu'estce que la vie ?

,

L'homme est cet être qui n'appartient qu'à l'avenir ou au passé. Mémoire ou prévoyance, retour vers des biens qui ne sont plus, tendance à d'autres biens qui ne sont pas encore : voilà toute son histoire. La vie, c'est le milieu de ces extrêmes , c'est je ne sais quoi qu'on prend pour le présent, ce point si nul au milieu de l'éternité, et dans lequel l'éternité germe toujours. Trait perdu dans la physionomie des choses, mensonge de toutes les réalités,

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opinâtre essai d'achèvement et de commencement. Je regarde ce petit monde qui court la grande route conduit par un pauvre dia, ble ; ces voyageurs sont inconnus les uns aux autres , et placés comme lui, pour un moment, entre le départ et l'arrivée; c'est bien là l'homme suspendu dans l'infini, dégageant une main de mille liens, et risquant la liberté de l'autre; arrivant de bien loin pour aller bien loin, d'une région perdue où il bornait sa vie morale à des riens, vers une autre où il jette follement d'ambitieux désirs. Vous savez où ils vont. A la mesquinerie de province succède le gigantesque parisien. Le ridicule leur a longtemps suffi ; l'absurde va les rendre insatiables. Impuissans à jouir de leur simplicité ils ne comprendront pas mieux la , grandeur d'une vie nouvelle. Quand on est parti, décidément parti, que les pas des chevaux s'accumulent, que les claquemens du fouet piquent le bruit sourd des quatre roues; quand on n'entend

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plus que cette partie des adieux qui est restée dans lame, il se fait Un silence indéfinissable. Ce n'est pas seulement la parole c'est encore la pensée qui se perd , dans la distance. On ne sait ce qu'on a ; c'est du plaisir, car il y en a toujours à changer de place ; mais c'est aussi autre chose, de l'inquiétude, de nobles mouvemens de tristesse, de l'attendrissement, et enfin une larme quelconque, où tout se résume assez bien. Donc les voyageurs étaient sérieux. Ernest n'y fit pas attention. A la vérité leurs dispositions étaient les siennes ; il

était distrait, ému ; il lui montait quelque chose du coeur à la tête; mais il oubliait ses compagnons à force de leur ressembler. Il allait lui aussi passer d'un monde dans un autre. Adieu à la tranquillité des champs, à la pureté de l'air, à la ronde vie qu'il avait menée ; adieu à la poésie des solitudes! Ce qu'il verrait maintenant de verdure, d'eaux et de terre serait éco, nomisé insignifiant, et encore enlaidi par ,

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la beauté des noms. Le ciel s'y montrerait découpé par les lignes des rues, d'ignobles vapeurs gâteraient les lambeaux de bleu, et remplaceraient dans les airs les jeux de la lumière, les nuages élégans , et le pêlemêle d'oiseaux qui croisent mille fois leur chant, leurs amours et leur vol. Adieu aussi à l'étang silencieux, où la poule d'eau s'arrête, vogue, s'arrête effrayée de son petit cri ; tandis que la carpe plonge et s'embourbe en furetant, et que le brochet révolutionne tout le peuple à nageoires! Ernest ne reverra pas de long-temps les vieux saules qui se penchent, n'en pouvant plus, pour baigner leur svelte feuillage. Il n'entrera plus jusqu'à micorps parmi les joncs du marais ; et, puisqu'il va à Paris où il faut toujours être , présentable il ne sera jamais couvert de , vase noire. Et l'hiver, quand les arbres épandent leur chevelure de givre et la , voient secouée par un essaim de corbeaux, Ernest n'ira point, à pas de loup, y blanchir ses habits, et se donner l'air d'un

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Sibérien. Il fera encore de l'aristocratie : la rude saison n'est rude que pour les gens de rien ; et l'homme du monde doit y paraître plus printanier qu'au printemps. Adieu donc, adieu aux quatre saisons ! car Paris n'en fait qu'une , qui n'est pas dans lés quatre. Adieu ! Si Ernest venait des lieux où il va et , retournait à son village, tous les objets prendraient un aspect doux et grand , et le prépareraient à la pleine beauté de ses campagnes. Tout lui serait plaisir et santé, son sang courrait plus limpide, son oeil prendrait l'éclat et la sérénité de son ame. Mais c'est à Paris qu'il court, et, avec toute sa vitesse , il s'attarde par la pensée, s'il ne peut pas d'autre façon. Les plaines, les coteaux, les sites bizarres, les paysages élégans défilent à sa droite et à sa gauche, et reculent aussi vite qu'il avance. Il les regarde à peine ; ils sont pour lui comme s'ils n'étaient plus. Paris , où il va, est donc pauvre et vide, puisque tant de

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choses s'en séparent. Si vaste que soit Paris, il est isolé, il se rapetisse ; et plus Ernest en

approche plus il se désenchante. , Cependant son voyage ne doit pas finir, comme celui des provinciaux, par l'ironie, puisqu'il n'est pas entrepris comme le , leur , par un niais enthousiasme. Ernest a lu vingt fois, et, à proprement parler, une seule fois, la lettre de son condisciple : il n'y a vu qu'une chose, c'est le nom de Juliette ; puis il songe à Paris , et il est heureux de s'en faire un désert, car il y sera près d'elle. Et qu'est-ce donc Juliette ? que — Vous le savez un peu par ce qu'Ernest a dit à Marguerite; et vous le savez beaucoup par son silence ; s'il pense à Juliette, c'est bien moins à cause de la lettre qu'en vertu de cette raison péremptoire, de cet ultimatum de logique, dont les amans sont toujours munis : Il y pense parce qu'il y pense. dit Gustave m'écrit drôlement, se — Ernest. Il la vante il la divinise, il a l'air ,

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de vouloir faire encore mieux ;

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après tout, que m'apprend-il? J'avais cru voir dans toutes ces lignes qu'elle était belle , qu'elle avait de la grâce, qu'elle ravissait l'ame et les sens; mais j'ai beau relire, syllabe par syllabe, il n'est pas même clair qu'elle soit jolie. Ernest est prêt à se moquer de luimême. Il reconnaît l'oeuvre de son imagination : de l'austérité de la raison, il a passé à l'enfantillage du coeur; affranchi du joug de sa mère enjambant presque l'immen, sité il s'est trouvé engagé dans les folles , illusions de la jeunesse, sans être nettement sorti des mâles habitudes de son ame. Jusqu'à nouvel ordre il se croira fou.

Et pourtant il ne l'est pas. Gustave son ami, qui a écrit la lettre , sur Juliette, s'est exprimé en dandy, de manière à dégoûter un lecteur déjà indifférent, ou à transporter un amant passionné. Avec quelque soin, on trouve ce qu'on veut dans ces lieux communs. Ernest a eu cet avantage, et il a tort d'en être décon-

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certé. Ce qui se lève devant lui, cette figure idéale qu'il voit sans le secours des yeux existe apparemment quelque part. Gustave n'a pas su la peindre. Tant mieux, elle en est plus mystérieuse. Ernest ferme sa lettre, hausse les épaules, oublie sa Juliette de Paris, et le voilà cheminant près de Marguerite, dans les prés, le long des bois, et cherchant avec elle l'empreinte d'un pied enfantin caché par l'herbe de dix printemps. La petite fille a passé par ici ; comme elle était légère, comme elle était riante parmi les fleurs, à l'ombre et au soleil, sur la crête d'une roche, d'où elle se laissait couler tout assise ; dans les flaques d'eau de la petite rivière, où elle avançait un pied timide et téméraire, relevant sans le savoir son jupon déjà court, pour aller prendre un roseau panaché Et cet enfant si délicieux serait l'être nul et mat dont parle Gustave ? Ernest ne daigne pas répondre. Je ne sais combien d'heures il passa !

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dans ce silence. Juliette va et vient devant lui. Elle s'enfuit, les mains sur ses oreilles quand il met en joue le bouvreuil ju, ché dans l'aubépine, et le martinet ricochant au-dessus des pyramides de gerbes. Puis elle reste cachée par rancune. Et, à la vue des deux victimes, la curiosité ne la ramène pas; le début d'Ernest en fait de chasse, ne la rend pas fière pour lui; la colère du rhétoricien, l'innocence à peine perdue de son fusil neuf, les cris de : Juliette ! Juliette ! vains efforts ! Juliette ne revient pas.

Puis la follette, à laquelle il ne pense plus, arrive par derrière sur la pointe des herbes. Si elle pouvait faire peur à cet Ernest, qui ose toucher un fusil ! si elle lui sautait sur les épaules avant d'être en-

tendue ! Un cri part, et s'élève on ne sait jusqu'où, comme les tournoiemens de l'alouette. C'est Juliette ; elle a emboîté le pas d'Ernest, marchant en partie sur le sol, I.

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en partie dans l'air ; elle n'a pas pris les oiseaux dans la gibecière mais ils se sont , mis dans sa main tout morts qu'ils étaient. Cela fait, un joli hourra est monté dans la région des canards sauvages. Juliette a glissé le butin dans son fichu. Son coeur bat, il a chaud, il veut de l'air ; et les mains d'Ernest lui en donnent. —Oui, Gustave, dit Ernest, oh ! oui, elle est belle ainsi. Si tu la voyais dans cet état ! quel oeil ! quel sourire ! quelle pureté ! Je la regarde ; et fût-elle grande, développée, femme enfin, je voudrais, comme aujourd'hui ne la posséder que de cette ma, nière, Non, tu ne sais pas ce que c'est. Il y a là tant de charmes, de décence, de poétique niaiserie ! Va-t'en au diable avec ton Paris, où les hommes et les femmes ont un sexe en naissant ! Ernest revient donc à la Juliette de son village. Juliette est toujours pour lui la petite fille, l'espiègle, au coeur à peine éclos. Tantôt elle va dominée par les hauts épis, qu'elle écarte pour découvrir un nid de

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cailles, tantôt elle court, le front levé , dans les broussaillesoù il n'avancerait qu'en

rampant. Pour cueillir une framboise, ou les baies noires des ronces il faut qu'elle ,

grimpe le long d'Ernest, se prenant au pantalon, à la veste de chasse, à la cravate, tenant bon quelque part que sa main soit placée et sentant presque qu'elle le , soulage en pesant sur lui. rien Et pourquoi n'en sais-tu Gus— , tave? N'étais-tu pas au collége quand je racontais tout cela? Ta petite connaissance de catéchisme était-elle plus agaçante? Et Alexandre, dont tu enviais les succès , pouvait-il lui comparer la fille d'un portier de collége; une misérable pie grièche, qui n'avait qu'un avantage sur les autres, celui de fruit défendu, redoublé par la proximité même? Et Alfred, dont tu voulais toujours rapprendre les exploits, aurait-il osé paraître avec la grosse bonne de sa grosse tante, quand mon sylphe mâle et femelle, ma petite Juliette au regard diaboliquement céleste, me lutinait le corps

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et l'ame par d'incompréhensibles gentillesses ! Mais je me trompe , Gustave, je la peignais comme je la voyais alors; et tu n'étais pas obligé de savoir qu'elle grandirait dans ma pensée. —Aujourd'hui Juliette est bien ce qu'elle était ; mais avec cela elle a gagné infiniment. Elle est... Eh bien ! que peut-elle être ? une brune vive et décidée au regard éclatant, aux , lèvres minces tendues par l'ironie ? mar, che-t-elle en courant ou court-elle en marchant au milieu des dandys complaisamment attentifs, se moquant de l'un par un imperceptible geste, de l'autre par son maintien, d'un troisième par un coup d'oeil qui tient de la pudeur, et, après tout, s'en occupant sérieusement, comme toute femme qui n'aime pas encore?,Juliette est-elle coquette? faut-il donc qu'elle ait vu Paris? je Allons, bats la campagne. Juliette — a été mieux que mes souvenirs ; elle sera supérieure à tout ce que je veux prévoir. Pourquoi n'aurait-elle pas un air languissant? Autrefois elle n'était pas tou-

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jours bruyante ; elle s'arrêtait dans ses jeux pour suivre le soleil couchant, et la rivière qui s'en allait, comme la lumière du jour, bien au-delà des lieux qu'elle avait vus. Au lieu de relancer les demoiselles accrochées aux nénufars , ou de courir sur la rive pour faire sauter et plonger les grenouilles elle regardait , l'eau calme, profonde, mélancoliquement déployée dans le paysage qui se rétrécissait. Quelquefois, du côté où elle était accroupie la rivière s'animait encore ; de grandes herbes des arbres aquatiques , , les saillies pittoresques du terrain y des, sinaient des formes pures et confuses ; puis l'eau se dépeuplait d'images ; elle s'éloignait de plus en plus solitaire, pour se confondre avec la verdure du gazon, en-: traînant encore le regard de Juliette dans un lointain mystérieux, où le ciel commen-

çait tout doucement. Mais comment suis-je fait aujourd'hui? Juliette rêveuse? Juliette un René en cotillon? c'est impossible ! Qu'elle ait été par-ci par-là grave et pensive à la ,

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bonne heure ; mais ce n'était qu'une halle d'espièglerie ! Elle revenait du pays des brouillards et bientôt et gaiement, cara, colant avec la chèvre de Marguerite, quittant sa couronne de saule pour la lui faire brouter. Juliette romantique! En vérité je ne sais qui me tient : aimer et admirer en elle d'imperceptibles choses ! Veux-tu sourire, Juliette, et si discrètement que personne ne s'en doute; ce sera tout pour moi, et je te donnerai de la malice, de la gaieté, de la folie; tu deviendras la plus piquante des femmes. Aimes-tu mieux lever les yeux au ciel, mêler le mystère de ta pensée au secret parfum du vent du soir et continuer, dans , les échos de ton ame, les dernières lamentations du ramier? Bien! très-bien ! me voici prêt à embellir ce caprice : ce caprice durera ce qu'il durera; mais qui m'empêche de le supposer bien long? Je te trouve plus belle comme cela ; ton front est encore plus pur, caressé par la tristesse des premières ombres ; ta démarche à , peine terrestre, me ravit et me trouble di-

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vinement ; tout est léger autour de toi, et l'air qui fraîchit, et les vapeurs qui tournent sur le marécage, et le sentier qui se soulève sous tes pas. C'est ainsi que je t'aimerai, Juliette. C'est bien convenu, n'estEh ! mille fois non ! tu étais pas? non ce — mieux, ma foi, dans ces momens bien courts, mais continuels, où l'enfant et la grande fille se confondaient ; je suis encore devant toi, dévorant le moment où tu m'appartiendrais, au vu et au su de tout le monde, rentrant dans le passé où ton indépendance doublait ma possession. Tu m'échappais sans cesse tu me revenais , définir, guère pouvais Je te sans cesse. ne je ne le voulais pas du tout; et, vois-tu? j'entends et prétends encore que tu sois insaisissable. Ne va pas ressembler à quelque chose. A Dieu ne plaise, à toi non plus, que je puisse t'appeler étourdie ou sérieuse, ou rien de ce qui se nommedans les femmes. Et moi aussi j'arrive joyeux, triste, humble, fier, et je suis pour le moins tout ce que je puis être.

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confonde reprit-il Mais, Dieu me — , après une pause, je ne vis plus que d'air et de parfums. Je crois que j'intéresse mes compagnons de voyage. Il ne manquerait

plus que d'avoir parlé tout haut. Or cela était peut-être arrivé; car à voir ses compagnons de voyage on eût dit qu'ils réfléchissaient aux pensées d'Ernest. Le fracas de la diligence avait rompu ses exclamations. On n'en avait retenu que peu de chose, un mot banal, une épithète sans substantif, un verbe manquant de régime ou de sujet; mais avec de la bonne volonté on avait fait de cela quelque chose. Ces débris étaient entrés dans l'entretien général, et, grâce aux paroles vives qu'on échange en diligence, les traits décousus et les phrases suivies d'Ernest furent pris dans le même sens et chacun fut avec , lui sur le pied d'interlocuteur. Cette découverte fit reculer ses pensées, et il s'en alla avec elles aussi loin qu'elles voulurent l'emmener.

CHAPITRE V.

Les voyageurs avaient l'oeil sur Ernest. Dans le premier moment d'installation, il

n'avaitété ni plus ni moins remarqué qu'un autre. Chacun s'était placé , haletant déjà de recommandations et d'adieux, et achevant de s'essouffler en adieux et en recommandations. Dans la diligence, et tout autour , on s'était agité à qui mieux mieux. L'attention des voyageurs s'était presque

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bornée au bavardage de gestes et de paroles qui leur venaient du dehors. Les vieillards avaient jugé hâtivement de la composition de la voiture, Mais ils s'étaient assurés qu'il y avait des jeunes gens, et, comme au déclin de la vie on est censé avoir de l'expérience, et qu'en montant le premier de ses mille degrés, on a l'air de ne rien savoir encore, c'était une assez belle perspective, qu'une traite de quatre-vingts lieues, où l'histoire de quatre-vingts ans dépensés sur la terre, comblerait à peine l'intervalle de la première et de la dernière poste. , Ernest en avait pris son parti. Dans la vieillesse, il respectait le vieillard même. Malgré l'ennui dont il prenait les prémices , avant qu'on ne se mît en peine de les lui offrir, il trouva tout simple que le premier venu le regardât comme un premier venu. Ce n'était la faute de personne s'il avait l'air ouvert, modeste et bienveillant ; et ses vingt-cinq ans achevaient d'excuser ceux qui, rebutés par l'inattention

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des autres, s'adresseraient à lui comme au plus commode des auditeurs. Les femmes avaient aussi jeté leur dévolu. Les plus vieilles s'étaient improvisé de l'intérêt, en s'occupant des femmes entre deux âges. Celles-ci avaient eu des bontés pour les jeunes personnes, qui, ne sachant plus où descendre, dans cette suite de sympathies s'étaient avisées de re,

monter à leurs protectrices immédiates ,et les avaient ainsi reportées au premier anneau de la chaîne. Mais ces jolis arrangemens avaient été provisoires. Ce que les années séparent est prodigieusement séparé. Le rapprochement agrandit la distance; la grande nuit de l'autre monde ne peut poindre nulle part sans doubler l'éclat matinal de la vie. La vieillesse meurt avant de mourir, quand la jeunesse veut la raviver ; et une santé fraîche un regard plein de lumière un , , sourire de l'ame auquel les lèvres ne sont pas rebelles , déploient, pour la désolation

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des êtres à demi éteints le vaste et mor, tel pouvoir d'un âge à qui appartient l'a-

venir. Les femmes qui tenaient le milieu des deux âges, ces pauvres créatures de transi-

tion souffraient encore plus du plaisir , qu'elles croyaient avoir. Elles n'avaient ni l'avantage que la vieillesse doit à son impuissance, ni l'empire que quelques années vous donnent, et que toutes les autres détruisent. On ne se gênait point avec elles. Un gros négociant, pour ne pas écraser son voisin broyait sa voisine sous la moitié de , sa personne, dont l'autre moitié avait à peine assez de la place payée au bureau. Un jeune homme faisant la revue des âges et , des degrés du sexe, semblait toujours comparer laquarantaine à l'ère fatale aux années qui la suivent ou qui la précèdent de plus loin, pour avoir le plaisir d'avancer l'heure de la décrépitude et reculer le moment , déjà trop ancien de la pleine floraison. Les jeunes filles étaient plus à leur aise; elles étaient donc les plus embarrassées.

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entr'ouvertes, ne perdirent pas leur temps. Plus elles avaient d'années devant elles., moins elles en négligeaient l'emploi. Grâce à ce bien-être que donne l'espérance, ces figures animées, complètes, avaient des sourires pour le vieillard monotone, pour la vieille femme, qui s'affuble d'un siècle de plus en abdi, quant celui qu'elle a déjà , pour le jeune homme qui, à force d'esprit, dépasse la sottise des vieux et des vieilles, et réussit à n'avoir pas même les avantages qu'il possède, la timidité des passions naissantes, la divine honte d'un coeur qui va être compris; et, tour à tour, la fierté de l'homme surpris dans des procédés ingénus, et cet étonnement d'être quelque chose qui ac, compagne l'élévation véritable. Ernest seul n'obtenait de ses compagnons de voyage, ni intérêt, ni attention. Avec moins d'amour-propre qu'il n'en avait, il y avait encore là de quoi se rengorger un peu. De deux choses l'une : ou il était complétement méprisé, ou l'on cherCes imaginations

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chait pour lui une distinction moins usée que des sourires. D'honneur moi, dit à on pense se — , gaiement Ernest. C'est bien commode d'oublier les femmes quand on veut en être , remarqué. Je parie qu'elles prendront la chose aussi ridiculement qu'il me plaira. Pourvu encore que ces bégueules s'aperçoivent de la plaisanterie, quand j'aurai fait mon possible pour lever tous leurs doutes. Les jeunes gens parlaient. Ils avaient vu mille choses, principalement celles qu'ils n'apercevaient pas encore. Anecdotes de commis-voyageurs actrices ambulantes, , politique de mouvement, mais avant tout et après tout, symptômes de pluie ou de beau temps, rien enfin ne manquait à la conversation. En cas de démêlé tous les yeux se por, taient sur Ernest. Son silence disait à l'un : tu as raison , à l'autre : tu n'as pas tort. Cette femme qu'un étudiant s'adjugeait, lui appartenait de par Ernest, qui la don-

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nait aussi à un employé des domaines, pendant que, en vertu des mêmes pleins-pouvoirs, elle était l'exclusive acquisition d'un lieutenant de chasseurs. Quant aux affaires politiques, son assentiment, faisait encore force de loi envers tous contre tous. C'était lui, pensait-on, qui se moquait de quatres ou cinq républiques bien existantes dans cet honnête monde bourgeois, qui ne travaille, qui ne parle, qui ne vit que pour avoir le droit de payer l'impôt et de mourir. En même temps le doctrinaire imberbe et à voix flûtée, qui seul avait plaisanté contre l'opposition, faisait honneur à Ernest des trois quarts de son courage et de son esprit. L'étudiant n'était pas moins généreux. Il tombait à bras raccourci sur le régime qui nous tient lieu de régime. Il était amer, véhément, absurde par excès de raison ; et quand il avait assez démoli, assez déblayé il respirait chaudement dans son , désert, ayant l'air de dire à Ernest: n'estce pas que j'extermiue le monstre? et

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croyant qu'Ernest répondait avec un surcroît d'énergie: est-ce qu'il vit assez pour pouvoir mourir ? Le lieutenant tirait aussi bon parti du silence d'Ernest. Il avait besoin d'Ernest plus que personne. Comme le tortillage des moustaches, le retentissement des talons éperonnés, oumêmeles réminiscences d'un sifflement d'écurie ne lui rendaient pas , toute l'autorité qu'il avait laissée à la caserne , le digne homme était fort heureux d'avoir Ernest sous la main. Derrière cette raison si haute il croyait sa logique mili, taire inexpugnable. Un moment, l'employé des domaines avait eu l'avantage. Il avait mis aux abois le patriotisme légal du lieutenant, qui, abandonné par l'étudiant, pouvait d'autant moins faire de la liberté, qu'il en avait quelque peu l'intention et qu'il était à l'étroit dans nos chaînes. Il mourait de peur d'être poliment goguenardé par le jeune homme, s'il embrassait sa cause sans son bon plaisir. L'étudiant l'aurait arrêté à

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mi-chemin ; et, dédaignant cette opposition d'estaminet, il l'aurait renvoyé à son poste , sans lui donner le temps de regarder en arrière, ni l'occasion de faire Je méchant. Dans ces impulsions et dans ces répulsions soudaines le pauvre officier faisait triste figure. Il n'avait de recours qu'à rendre sienne la pensée d'Ernest, si Ernest en avait une ; et, tout en parlant à ses deux adversaires, il avait bien regardé Ernest. Et d'abord, cette figure mâle ce coup , d'oeil bref, annonçaient une volonté précise et militaire ; quand bien même Ernest n'eût point dit de ces mots qui signifient tout pour ceux qui le veulent bien , ses mouvemens de tête , sa gravité encourageante eussent suffi pour abuser le lieutenant , et lui faire croire qu'il avait bien prêché pour l'obéissance aveugle. Quant aux incartades libérales, il était encore possible qu'Ernest lui en sût gré. Il avait sévèrement regardé l'agent du pouvoir, et I.

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à peu près souri au lieutenant, au plus fort de ses expectorations. Comme vous voyez Ernest n'avait pas , fait de grands frais pour réussir ; et le triple gain qu'il avait obtenu n'en devenait que plus risible. trois de l'un Je être sots , se ces veux — dit-il, si je sais ce qu'ils m'ont débité. Voici l'étudiant qui me remercie d'un pe-

tit salut ; allons, il faut bien croire qu'il

me devait cela. — Voyons où il en veut venir. Je serai sérieux , je me le jure. C'est un étudiant, il est vrai, et rien de plus , à ce qui me semble ; mais n'importe, c'est toujours quelque chose que quelqu'un,— Eh ! bon Dieu ! voici le lieutenant qui remet son shako droit sur sa tête ; il reboutonne entièrement sa veste toute boutonnée ; il bat une marche avec le bout de sa botte ; qu'est-ce que cela me promet ? va-t-il me planter au milieu de sa garnison ? — Sauvez-moi, honnête employé, et des intentions faites faute que me ne pas je lis dans vos yeux ; accrochez-moi à votre

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préfet, à votre receveur, à votre directeur général. J'abandonne mon étoile à la vôtre. Il y eut un moment d'incertitude géné-

rale. Non-seulement les jeunes gens désiraient le suffrage d'Ernest, mais encore le prix qu'ils y mettaient allait s'élevant toujours. Tantôt sa noble contenance les sub-

juguait, et c'était un maître qu'ils étaient prêts à reconnaître. Tantôt sa franchise se décelait par un mouvement, par une inflexion de voix, par moins que tout cela , et conséquemment par quelque chose de mieux; et leurs âmes, jeunes encore, ouvertes à toute la vie qui voudrait y entrer, couraient bonnement et simplement audevant de cette ame. Tantôt sa tristesse venait à paraître; son front viril se chargeait de pensées inconnues ; ses lèvres se serraient, comme pour fermer le passage à un cri de douleur. homme C'est un — malheureux se disaient-ils ; le deuil de , ses regards est plus sombre que celui de

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ses vêtemens. — Une idée de mort se pré-

sentait non pas positive et commune , , mais accompagnée d'un vague mouvement; on ne voulait pas qu'Ernest eût perdu une maîtresse, quoiqu'on y pensât bien ; un si petit malheur ne pouvait affliger une si grande ame. On n'osait pas se dire que c'était une soeur, cela ne s'arrangeait pas dans leur esprit, avec l'air hau, tement mystérieux de ce jeune homme. A peine était-ce une mère qu'ils lui étaient, tant ils interprétaient largement sa désolation. Mais, réflexion faite, ils rompaient ses liens, ils le privaient à la fois des objets qu'ils lui laissaient un à un ; et le pauvre Ernest, qui avait perdu tout dans une seule mort, se trouvait presque deviné par des jeunes gens. Il y avait de quoi le réconcilier avec eux, s'il eût été préoccupé de leurs pensées , comme ils l'étaient des siennes. Bientôt ses souvenirs prenaient leur cours ordinaire. Sa mère le rendait au monde où elle n'était plus. Son accable-

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ment devenait de la mélancolie ; ses yeux mouillaient puis légèrement ; se , par une dernière gradation, plus belle et plus rapide encore, il était ferme et fier comme jamais ; et dans cette figure, où l'on avait chagrin, depuis degrés du voir les tous cru le souci jusqu'au désespoir, il n'y avait plus que les nuances de la joie qui sied à l'homme, de cette pleine vie de la pensée, qui le rend capable de goûter ce qui reste de bienfaits sur la terre, et de compter pour quelque chose la confiance d'un vieillard, le regard d'une femme, et la cordialité d'un jeune homme.

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l'âge n'oublie jamais ses priviléges. Les femmes avaient eu la force d'attendre leur tour; et les jeunes gens, qui pouvaient enfin placer leur mot, usaient, en vrais jeunes gens de la liberté grande. , Ils causaient femmes et puis ils cau, saient femmes et enfin ils causaient fem, mes. dichose l'amour, belle C'est que une — sait l'employé; ah! il faut convenir que c'est une belle chose. Et tenez, messieurs, ajouta t-il d'un ton qui signifiait : tenez , mesdames, n'est-il pas vrai que tout revient à cela ? Qu'est-ce que la province sans les femmes ; et, sans elles , qu'estce que Paris? S'il se fait quelque part de grandes choses il y a là des femmes , , c'est moi qui vous le dis. S'il se fait quelgrandes choses plus c'est des part que , qu'il y a plus de femmes. Enfin , s'il s'y fait tout ce qu'il y a de grand dans ce monde c'est que toutes les femmes vont , par là. Et vive Paris ! Cette tirade allait droit aux voyageuses.

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Elle fut accueillie , en leur nom, par tous les auditeurs.

Ernest ne s'en défendit pas plus qu'un autre. pensa-t-il c'est là que tu Juliette, — , es, ma Juliette. Parbleu, j'espère bien que,

lorsque je te reverrai, le petit bureaucrate déjà J'ai qu'il plus raison pense. ne aura le coeur plus grand; on dirait que

tu y

portes la petite main. L'employé constata son succès ; et, pendant qu'il respirait par plaisir, le lieutenant se saisit de la parole. Il ne voulait

qu'un Faublas en uniforme fût oublié pour un Grandisson administratif. Je prie dit-il dames de m'excuser, ces — en ployant diversement sa cravache, je leur demande un million de pardons ; mais je commencerai par contredire monsieur. Les femmes de Paris sont, je l'avoue... des femmes; mais elles font plus pour Paris que Paris ne fait pour elles. C'est avant qu'elles y soient que je les aime sans restriction. Je ne voudrais pas qu'elles allas-

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sent vers les puissances de la terre, vers la diplomatie vers l'aristocratie de la rive , droite ou de la rive gauche; mais je voudrais que tout cela vînt les chercher. Quelque part qu'elles fussent, je leur dirais : Restez-y, et tant qu'il y aura une épaulette sur la terre, soyez sûres d'en disposer. Où il y a une femme il y a un monde, et là toutes les capitales possibles ont de quoi s'étaler. Ceci fut dit de bonne grâce quoique le , ridicule y dominât l'aisance militaire. Le lieutenant s'en était peut-être aperçu; mais alors l'ironie s'était mêlée à la conviction ; et il en était résulté ce ton leste et hussard, qui sied bien à un officier de chasseurs. de vie Jour ! pensa Ernest, c'est ma — à bout portant. Ces dames ont bien essuyé le feu ce n'est pas l'embarras ; il faut se , moquer des femmes, surtout quand on ne l'ose pas. J'essaierai ou je ne pourrai. Ah ! vous croyez, Juliette,que je vais me troubler devant vous ; non, non, je ne serai pas aussi

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nigaud que vous étiez malicieuse. Vous me rendrez fou si vous voulez vous m'écrase, rez l'ame entre deux paroles ; mais, par le ciel qui nous couvre tous deux ! vous ne rirez jamais de moi. Vous me laisserez cette arme, s'il vous plaît; elle est trop dangereuse pour que je l'abandonne. Le lieutenant avait encore mieux réussi que l'employé. Il aurait pu fumer un cigarre, sans que les femmes osassent s'évanouir; et quelques petits bouts de blasphèmes qu'il promenait de temps en temps sur ses lèvres ne les scandalisaient plus que

pour les rendre tutélaires. L'étudiant n'y tint plus. Il le prit sur un ton solennel : — Que les femmes poursuivent les hommes, dit-il sans regarder l'employé; que les hommes courent après elles, ajouta-t-il sans se tourner vers le lieutenant, c'est, en vérité, une seule et même chose. Honneur à Saint-Simon! il a égalisé les sexes. S'il a tué le despotisme de l'homme, il a débarrassé la femme de sa pudeur. Il

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s'attaquait à deux préjugés, sans examiner lequel des deux était le plus sot. La galanterie n'est plus dans nos moeurs. Le règne de la femme n'a fait que réagir ; il succèdait au règne des maris ; et, puisque celui-ci avait été une usurpation l'autre , doit bien en être une ; car, dans les phases sociales un grand abus n'est détruit que , par un plus grand abus. Nous n'en sommes plus ni à Dorat, ni à la Barbe-Bleue. Le siècle ne croit qu'à la raison. C'est elle qui voit tout, qui commence à tout vouloir, et qui finira par tout faire. L'éducation des femmes est nulle. Paris les a gâtées de près ou de loin, parce qu'il était le centre de la résistance; Paris les régénérera, parce qu'il est à la tête du mouvement. Cette sortie fit encore sensation. Les fadaises de l'employé avaient été bien reçues ; l'insolente galanterie du lieutenant avait plu davantage ; mais le mépris pur et sentencieux de l'étudiant dépassa même ses espérances. Le jeune homme avait de la figure; sa voix

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était un joli et viril soprano ; il avait la main blanche, les mouvemens onduleux ; sa mise étoit d'une délicieuse élégance. Il n'y avait pas d'arrêts qui fussent durs, tombant de ces lèvres si fines ; pas de sarcasme qui n' eût son correctif dans cet oeil de femme ; pas de maussaderies sans grâce , au milieu de ces courbures suaves, de ces heureux déploiemens de ces lignes tout , italiennes, dont chaque pose redoublait la pureté. D'ailleurs, l'étudiant avoit encore plus différé de l'officier que l'officier du mi, gnon de bureau. Le grand moyen d'intéresser les femmes, c'était, il le savait, de dire du nouveau. Un étonnement mêlé de dépit et de pardon les tournait toutes vers lui. La sévère parole planait encore sur leurs ames. Il était beau plus qu'il ne daignait l'être. Les jeunes gens les avaient honorées et voilées de moins en moins, et les mystères s'en allaient après les mystères. L'adoration le persifflage, la rudesse répu, blicaine les avaient menées par degrés à

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une nudité complète, où elles n'aiment à être vues que lorsque cette nudité est notre ouvrage. En ce moment on eût pu leur parler comme le premier homme à la première femme. Dans la secousse imprimée par l'étudiant, mille petits liens s'étaient rompus. Pruderie, mines agaçantes, maintien appris, tout venait de disparaître. Elles s'étaient mises en devoir de compenser les maximes de l'étudiant ; et leur pensée l'avait si bien dépouillé de ses insignes spartiates elles l'avaient si largement doté, ,

qu'à leur tour elles étaient entre ses , mains, pour s'embellir par tout ce qu'il voudrait regarder. — Pour le coup , pensa Ernest, nous sommes les rois de la fête. L'étudiant a le mouchoir; et il le jettera sûrement. Il lui en faudrait même plusieurs, à ce qui me semble. Sérieusement, il est moins pitoyable que ses deux amis. A quelque petit degré qu'il soit homme, il est maître et seigneur de ces femmes. C'est toujours bon à savoir ;

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et il

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restera quelque chose. Oui, oui, Juliette, je puis grossir ma voix, et rouler de As-tu montrer ta peur? peur yeux. mes Espères-tu rien de moi, avant de m'avoir salué jusqu'à terre. Tu me respecteras , mon enfant; c'est décidé. Tu ne comprendras rien à ma philosophie, à ma vertu , à ma prévoyante indifférence ; tant mieux, tant mieux ! Non; mais, sans rire, je te tiendrai un peu loin, puisque c'est le moyen de te paraître plus grand. Au fond de ces niaiseries, il y avait quelque chose d'élevé. Toutes les vues étaient prises de Paris. C'était là le rendez-vous universel. Le vice y courait, parce que c'était Paris. La sottise y volait parce que c'était Paris. Les grands coeurs y étaient avant d'y être, parce que c'était Paris. A chaque relai, les têtes organisaient, par conjecture, le petit gouvernement de leurs pensées. Les négocians visaient une signature, déroulaient une liste d'adresses, s'orientaient dans leur mémoire, en faisant lés grandes divisions de Paris, par la ligne m'en

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de la rivière et par les parallèles de la ,

rue Saint-Jacques et de la rue Saint-Martin puis les divisions moyennes, en fau,

bourgs en boulevarts en villes particu, , lières ; puis les plus exiguës, qui vous dispensent d'interroger le commissionnaire du coin, ou le serviable épicier. Les femmes respiraient moins fort. La timidité de province allait être superflue. A Paris on voit tout le monde, et tout le monde vous voit; mais personne ne regarde, et personne n'est regardé. Il n'est pas nécessaire d'y user le soulier impérissable confectionné dans la petite ville; le joli brodequin, qui ne dure guère parce , qu'il est joli, attend votre pied de débutante. Donnez votre fichu de département à votre petite bonne, puisqu'à Paris, la petite bonne et le châle neuf ne scandalisent que celles qui ont cachemire et femme de chambre. Paris réveille encore un bien autre orgueil. Les jeunes gens y marcheront aussi raides qu'il leur plaira. Ils y apportent de

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l'esprit tout frais des tempéramens d'ex, cellente consommation. Il y a en eux gentillesse, pédantisme, nobles et laids désirs, tout et rien, besoin de progrès et de recul infini, qu'ils arrivent, voilà tout ce qu'on leur demande une fois arrivés; ils seront un élément de Paris ; ils en seront la partie principale; ils seront tout Paris. Ernest entrait dans cet immense mouvement; il était saisi par ce vague et inquiet sentiment, qui précède l'affluence de tous les autres. Il berçait sa pensée faible nouvelle , , , encore un peu naissante, au petit vent créé par la rapidité de la diligence, et au vaste courant de ces ames qui emportaient la sienne.

CHAPITRE VI.

Ou approchait de Paris. La route s'animait peu a peu. De lourdes voitures ,

parties des quatre-vingt-six départemens, croisaient plus souvent la diligence. Des attelages à huit chevaux tendaient vigoureusement, ou bien laissaient tinter sur le pavé tous leurs traits d'anneaux de fer. Le roulier fier de sa voiture , , de ses bêtes se rengorgeait dans sa blouse ,

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à frange rouge ; il s'affermissait sur ses talons sablés de clous, et admirait rapidement, dans ses longues guêtres , un genou et un commencement de cuisse qui s'y dessinaient à merveille, dans la toilette flottante qui contenait son buste, des proportions noblement fantastiques, et sous son chapeau ciré, des sourcils, une barbe et une

queue abondamment tressée, d'après lesquels sa virilité se trouvait hors de tout conteste. Ailleurs une carriole, à demi couverte, trottait anguleusement, au gré des caprices d'un petit cheval; le naître était moitié endormi et moitié éveillé. Quand la diligence lui envoyait de loin son roulement précurseur, il se levait abasourdi, hébété calculant à la hâte les chances de , l'équilibre de sa personne, de son cheval et de sa voiture, en cas que le postillon méditât un croc en jambes. Ou bien l'entêtement redoublant par l'impuissance, il se faisait un moment illusion, et son amour-propre avait le bonheur de croire

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qu'un choc, s'il y en avait un, serait moins fâcheux pour lui jeté à tous les diables, que pour l'agresseur réduit à subir correction. Quelquefois un cabriolet glissant à travers l'espace , coquettement, avec assurance , semblait chasser l'animal qu'il suivait, et jetait quelque teinte d'aristocratie dans cette scène toute roturière. Dans le trot développé du cheval, ses formes pures et riches n'empruntaient rien à la précipitation des jambes. C'était à la fois un repos plein de majesté, et une piquante vitesse. Chaque pas le portait à distance d'un bond, il mêlait admirablement les lignes décrites par le prolongement de sa course, par l'ouverture et le pli de ses jarrets, par les discrètes ondulations de son cou, aux rayons tournans et confondus des deux roues, et aux gestes ou au balancement d'un gracieux conducteur. Tout cela allait à Paris , Paris Paris , , Paris ! Le mouvement central s'annonçait de plus en plus.

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Aux voitures succédaient les caravanes, Anes et chevaux trottaient, marchaient, se traînaient chargés de fruits , de graines ou de légumes. Comme les environs de Paris s'étendent à quelques vingt-cinq lieues, les pauvres quadrupèdes avaient sur l'échine une ou deux journées de marche en sus du fardeau proprement dit. , Le paysan allait côte à côte de sa bête, la ressanglant, assurant les doubles paniers, et causant à l'aise , au milieu des piaillemens de la volaille, des cris des cochons de lait, et du remue-ménage des sacs d'an-

guilles. C'était un autre bruit qu'il entendait. Ni les sacs de fèves tombant au faux pas d'un âne ni le braiement de l'animal , étonné, ni les gaudissemens des beaux-esprits de son endroit, ne détournaient sa pensée de son droit chemin ; elle ne retardait pas d'une seconde son voyage particulier. Paris, Paris Paris! , Paris ouvrait pour lui ses barrières, avant qu'il ne mît le pied dans la banlieue;

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Montmartre, St-Chaumout, Passy , flanquaient fièrement la belle ligne des boulevarts extérieurs, et présentaient à son imagination un enceinte aussi vaste que pouvait être la halle pour son esprit de marchand.

Tant qu'il n'était pas dans la rue St-Denis, il se permettait de sortir du positif. Avant d'achever le morceau de pain bleu qui devait durer jusqu'après la vente, avant de goûter aux pommes de rebut dont on ne voudrait point à la halle il en, trait gaiement dans cette béatitude que tous les hommes ont connue, si tous les hommes sont un peu complexes. Son coeur de rustre battait de nobles émotions en attendant que l'avarice re, prît ses droits. Il était ainsi fait, lui homme rude, terreux gris-noir depuis les sou, liers jusqu'au chapeau y compris la fi, gure, et probablement tout le reste. Il avait, à dix lieues de Paris à dix lieues de , son village, cet orgueil qui mènerait au grand, s'il ne venait ni trop tôt ni trop tard.

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A cette distance, sa femme lui apparais-

sait comme il ne l'avait jamais vue, il ne , concevait pas pourquoi il lavait rossée. Il lui reconnaissait des yeux qu'elle seule avait, une manière d'embrasser son homme, qui lui allait comme le diable; pour augmenter son enthousiasme et sa tendresse le rustre plaçait près de sa femme la vache qui avait mugi au départ de l'âne et du maître, les oies criardes qui avaient tourné à toutes ailes autour de lui, le petit chien canard qui s'était fourré sous les jupons, pour cacher l'empreinte du coup de pied d'adieu; il se prenait à sourire malgré l'inhabileté de ses muscles; et n'y réusissant qu'en partie il complétait cela par l'essai d'une , arme. Puis il faisait marcher le petit garçon devant la mère, pour fagotter les branches mortes du bois seigneurial , il chargeait un plus jeune de chasser les pigeons d'un carré de chènevis. La fille déjà grande arrivait, un peu honteuse, sans cause connue; elle était distraite, elle regardait sa

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mère nourrissant son dernier enfant, et de son sein, et de son coeur versant sur lui plus d'amour qu'il ne buvait de lait de lèvres; le retentissement vigoureuses et ses extérieur d'un pied saboté, qui faisait chapâlir jeune fille, la rougir fois et et le que silence de la porte où elle avait entendu

frapper, indiquaient au papa une drôlerie naissante qu'il se promettait bien de , vexer et de satisfaire. De là il se reportait vers Paris où son , ame avait encore quelque chose à recueillir. Ce n'était plus un orgueil doux une , satisfaction toute naïve qui l'attendait au , marché des Innocens, ou dans les rues qui rayonnent tout autour. Son chapeau roussi s'enfonçait sur un de ses yeux, sa main , noueuse comme le pied d'un ormeau , claquait fièrement le cou droit et les rudes fesses de son âne; il croyait en lui-même ; il s'avertissait de sa dignité villageoise, en subissant les regards des pélerins de Paris. Il distribuait ses oignons et ses pommes de terre choisissant les acheteurs cou, ,

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doyant les fruitières les plus difficiles, traversant le ruisseau à l'endroit le plus noir afin d'éclabousser de ses deux talons , et des quatre pieds de sa bête les fournisseurs de bonne maison. Il soulevait ainsi à plaisir toutes les colères; lui cependant, il faisait son débit avec L'idée d'être croissant. calme toujours un à Paris le soutenait dans ses défaillances d'amour-propre. Il était nécessaire, pensait-il, à tous ces gens-là. Un petit peu d'air respiré sur place l'immense voix de , la capitale, entendue à pleine oreille, le mouvement de la foule, ajouté aux autres mouvemens plus lointains , développaient en lui le sentiment si naïf, si spontané, qui naît sous l'influence d'une grande famille humaine. De temps à autre il suspendait toute sa vie ; il n'aimait plus rien, pas même les gros sous des revendeuses ; il ne haïssait plus personne, pas même les Parisiens, soulevé qu'il était par un air invisible et puissant.' Il avait six pieds, il était le roi de toutes

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les épaules voisines. La nationalité rustique changeait sa jalousie en dédain. Et, au lieu de bourrer les gens trop quinteux, il était assez supérieur pour être à peu près poli.

Etre à Paris, avoir juré dans ces propres rues de Paris! pouvoir dire à son retour : j'ai cassé en deux un mauvais gueux que je n'ai presque pas louché; j'ai fait brailler, hurler, sacrer les femmes à éventaires ; je suis connu pour le plus madré des pésouilles! Jouer un rôle, et avoir mieux que l'honneur des applaudissemens; se faire abîmer de jurons et d'épithètes! C'était assez grandiose pour rehausser la contenance du digne homme. Pendant qu'il faisait ces beaux rêves, portant légèrement son pot au lait , et que l'homme physique allait impatiemment où l'homme moral se tenait déjà tout tranquille ; ses idées, ses calculs son , drame à lui se multipliaient sous l'oeil de Dieu seul, sur toutes les routes, à plusieurs lieues en avant de Paris, et se dé-

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roulaient en un cordon de plus en plus resserré. Cette remarque était si naturelle, que les voyageurs la firent tous à la fois quand Ernest parut l'exprimer. Et l'aspect, encore différent, que prenoit plus loin la foule croissante, acheva d'exciter leur attention. Cette fois c'étaient les piétons qui étaient en majorité. A leur toilette beaucoup moins ou beaucoup plus grotesque sur, tout à ce regard qui ne ressemble à aucun autre , tant il est plein et vide d'expression on eût reconnu l'espèce parisienne, , quand même la platitude de l'air, les exhalaisons immobiles, et les lignes nettes qui se dessinaient par fragmens dans une brume lointaine et prosaïque; quand même l'absence de tout caractère, et le remuement prodigieux de cette nullité n'eussent pas révélé, dans ce paysage, la capitale tout entière. Ernest avait eu beau se préparer, il fut pris au dépourvu. Dans sa première jeu-

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nesse, il avait vu Paris. Mais six semaines de vacances prises justement entre la se, conde et la rhétorique ne l'avaient guère , instruit que des noms de quatre à cinq mo-

numens. Il avait cru partir enthousiasmé. N'ayant rien rapporté au collége, qu'une nouvelle obligation de faire de l'extraordinaire, il s'était donné une peine incroyable pour continuer une admiration qui n'était pas commencée. En vertu de ces beaux scrupules, il avait aidé le professeur à le rendre un peu plus sot, se morfondant doublement l'esprit sous l'in, fluence des souvenirs de Paris et des transports classiques qu'on lui donnait pour siens. Madame Dorgemont avait remanié cette raison contrefaite. Elle avait rendu à Ernest le peu qu'il ne savait pas avoir; et, pour achever de l'enrichir, elle lui avait ôté les idées immenses qu'il voulait garder. Elle avait guéri le provincial et le

collégien. Paris était devenu pour lui, non pas

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un lieu romanesque, mais un pays difficile la grande entrée, la grande issue du , siècle, un sol qui tremblait sous des pas trop légers, qui s'affermissait en sentant quelque chose de grave. Sur ses quatre-vingt lieues, il en avait fait soixante - dix-neuf dans cette disposition d'esprit. Sa gravité se dissipait tout à coup. Il étudiait l'avant-scène ; il voyait s'abaisser arriver à fleur de terre le haut , et le merveilleux côté par lequel son intelligence avait tout pris, et le comparait aux anciennes bâtisses de son imagination. Il riait du ciel de Paris, de l'aspect terne de ses magasins d'hommes. Il croquait en idée le commis-voyageur triomphant, cahoté sur une rosse à tous crins ; le dandy en habit noir, en gants noirs , en cravate noire qui avait le plaisir de s'ennuyer sur , un cheval de pur sang , à l'oeil arabe , à l'encolure andalouse, à l'allure anglaise, et d'être parfaitement seul, en ayant impérieusement pour compagne une jeune et

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jolie femme, qui caracolait avec amour à ses côtés.

Laitières, marchandes de mouron, braconniers avaient déjà leur place dans l'album d' Ernest. Il aurait de quoi : cacher nos tapisseries de Scènes populaires, de froide luxure, d'insultes crayonnées contre tout ce qui est trop bas ou trop haut. Paris déjà ridicule ! Déjà? A quelque distance

qu'il le pût voir, la mesquinerie l'emportait de beaucoup sur la majesté. Plus il approchait de Paris, plus il trouvait cet air effaré, cet essoufflement aussi moral que physique, cette alliance théâtrale et vulgaire, qui caractérisent tout ce qui vient fraîchement de là, et tout ce qui va y arriver. — Ah! c'est là Paris, se dit-il. Moi, qui me le figurais si haut, si imposant, si digne de recevoir ceux qui étouffent en province! Qu'est-ce donc que celle fumée, si c'est de la fumée, ou ce brouillard, si c'est un brouillard , qui rampe dans ces plaines

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jusqu'à cette vaste couronne de collines? Ce serait là une noble et belle corbeille de fleurs de fruits, de verdure, si notre ciel , de département daignait en protéger la richesse. Ici rien de frais, rien de libre dans la végétation. Une terre déshonorée par excès d'art ; un jour faux et triste comme le sourire à mille sourires, qui s'immobilise sur ces figures de passans; l'air s'arrête à vos lèvres il ne vous caresse , point l'ame et les sens; vous êtes entre la vie et la vie ; vous ne savez même pas si c'est du dégoût ou de la curiosité, ou une chose quelconque que vous éprouvez depuis le premier degré de votre être jusqu'à sa plus haute limite. C'était là un grand désappointement : ni le jeune homme ni l'homme ne pouvait , retrouver d'exaltation. Peu s'en fallait qu'Ernest n'oubliât ce que son coeur venait chercher à Paris ce que son intelli, gence avait à y réclamer. Le positif l'assaillait, le serrait, le faisait crier : assez ! assez !

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Pendant quelque temps il remarqua un groupe d'hommes et de femmes, qui avait de l'avance sur lui, et dont l'allure seule eût indiqué les préoccupations, si leurs formes n'eussent été caractéristiques; c'était le paysan de la banlieue, qui se permet la cravate à l'empois, l'habit noir et les bottes, pendant le quart ou demi-quart de dimanche qu'il n'emploie pas à vendre trois fois d'un , coup, ses cerises amères et ses pêches manquées. Niaiserie toute haussée, finesse d'esprit tournée en grossièreté de coeur , haine de l'acheteur qu'il amadoue, haine du voisin qu'il aime le mieux haine de , lui-même, à force d'égoïsme. Ernest voyait de tout dans ces figures, où la laideur idéale des traits, accompagnée de je ne sais quelle noire beauté de l'ame, semble être de ces pierres dégrossies, incrustées autour des cathédrales, enguise de têtes humaines, et qu'on en aurait détachées pour substituer à la vague grandeur qui les anime encore , l'ignoble et sale ensemlde d'idées et de passions, où l'art moderne est si fort

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à son aise. C'est le moyen âge rationnel du dix-neuvième siècle , moins l'élégance extérieure qui le fait vivre jusqu'à nouvel ordre, joint au moyen âge de Suger et de saint Bernard, sans le prestige plus qu'humain qui sauvait secrètement la laideur de ses formes. C'était l'épicier qui revient superbe, ment avec sa provision de groseilles , se croyant encore à ce temps reculé pardelà l'ancien régime et les trois ordres, pardelà l'affranchissementdes communes, pardelà les élections des champs de mai de Charlemagne; à ce temps qui n'a jamais existé en France, quoiqu'il ait duré quinze ans, et dans lequel le Constitutionnel , le mélodrame Pixérécourt, et le grandiose de sa fabrication élevaient un peu au-dessus du sublime le patriotisme et la morale du

débitant. C'est le marchand de vins, personnage qui résume tant de personnes. Ernest ne l'avait jamais vu, mais il le reconnaissait. Il s'apprenait le sens de ces mouvemens dou-

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bles, ou même triples, où se trahissent à la fois la féroce cupidité du marchand, qui tue ses pratiques en les exauçant, l'inexprimable politesse qui vous invite à' prolonger le plaisir, quand vous n'en avez pas juste assez pour aviser au crime, la moralité rauque la logique caverneuse , , qui dominent l'insurrection des buveurs, le bruit des bouteilles brisées, le craquement des tables, et les rugissemens sceptiques des débiteurs à qui on montre le compte. Ernest détournait les yeux; il s'amusait de l'allure d'un paysagiste, armé de la canne à siége et du grand carton, et dont la figure, en style de sculpture de NotreDame éclatait, il ne savait comment, , d'une délicieuse insignifiance. Le jeune homme, car l'artiste est essentiellement jeune, le jeune homme, s'il avait un âge, ne le révélait pas trop. Il marchait avec quelques camarades, qui formaient avec lui un certain ensemble. Il composait le ridicule général de sa per-

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sonne de tant d'emprunts à l'enfance, à la puberté à la virilité fraîche, à la matu, rité pleine il faisait même si bien de la , vieillesse, qu'Ernest ne savait d'où dater le total de ces âges divers. Sur ma foi, pensa-t-il, si Alexandre, qui donne dans l'art depuis notre rhétorique si Alfred, qui s'est fait industriel, , ressemblent à cet artiste et à ces trafiquans, j'aurai fort à faire avec eux. Mais, après tout, qu'est-ce que ce polichinel deviendrait s'il était quelque chose? Il se raidit, il se laisse ondoyer ; il regarde pour le besoin de ses jambes et puis on dirait qu'il , embrasse un monde, qu'il sent le parfum des fleurs qui ne sont pas nées, qu'il entend parler le silence qu'il voit jusqu'à , l'air où il marche où il vole, où il nage. , Ce que c'est que l'inspiration! Avec un profil si accidenté, avec cette chevelure si fantastique, avec cette interminable mentonnière, il faut bien se réfugier loin du pays et de l'époque; car le moyen d'y être supporté ! Je ne sais pourquoi ces gens-là dî-

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lieraient, mettraient du linge, une chaussure, et vivraient à proprement dire. Il est vrai qu'ils n'en font rien. Le paysagiste allait toujours, s''exaltant à mesure qu'il s'ennuyait, et mettant en commun les idées qu'il n'avait pas, et celles qui manquaient à ses compagnons. Il élevait la voix, et il ne disait rien. On lui répondait, et cela revenait au même. Ces puérilités se traduisaient tellement dans leur maintien, qu'à une demi-portée de fusil, l'oeil du passant entendait leurs paroles. La diligence les laissa en arrière, et Ernest, qui s'en était amusé jusque-là, s'étonna fort d'avoir négligé, pour si peu de chose une scène bien autrement plai, aante. Une calèche découverte attelée de che, vaux élégans, côtoyait la diligence ; et le postillon et le cocher se mesuraient des yeux. Un jeune homme, en gants blancs, assis près d'une jolie femme, avait l'air de se croire occupé d'elle. Il faisait son possi-

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ble pour se modérer publiquement ; et cette marque de respect donnée aux passans ajoutait à l'impertinence de ses regards. L'instant d'après il laissait la terre et promenait son aristocratie au haut du ciel. La dame paraissait jeune ; mais , à cette distance de la province, Ernest était déjà assez Parisien, pour ne plusse fier aux apparences de la jeunesse de Paris. Quoi qu'il en fût, la dame avait les manières le regard, le regard péremptoire , d'une femme aimée. Si la figure du jeune homme eût pu se compromettre et ex, primer quelque chose à cinq cents pas de Paris sur une route royale , en présence , de vingt voyageurs dont la curiosité, se, vrée par une nuit tout entière, et par l'épuisement des conversations, dévorait, du fond des portières les moindres incidens; si un coup d'oeil d'Ernest, qui valait les dix-neuf regards de ses compagnons, n'avait pas refoulé l'épanchement que la femme provoquait sans cesse, les amans se fus-

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sourire, resourire rendu pour pour sent commencer bientôt cet échange. Mais le coeur du jeune homme vivait de régime; malgré les besoins de l'ame, qui chez lui se réveillaient avant ou après l'heure, il remettait à heure fixe la continuation d'un sentiment commencé en temps confortable. Le salon renfermerait la dernière moitié d'une caresse ou d'un mot de pas, sion dont la première moitié était restée , dans un kiosque de campagne. La mignardise de ladame trouvait moyen de s'empreindre de noblesse sans qu'Er, nest pût voir si sa passion allait jusqu'à la coquetterie, ou sa coquetterie jusqu'à la passion. Et le jeune homme le laissait bien maître de croire soit à un amour douloureusement contenu, soit à une stupidité d'un coeur réduit à se couvrir de l'intérêt du mystère. Le cocher de la calèche semblait, comme Ernest, comme tous les autres, comprendre merveilleusement cette situation. Il retenait ses chevaux sur l'alignement de ceux

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de la diligence ; ses coups de fouet étaient donnés de manière à les faire cabrer et s'agiter de côté et d'autre; il choisissait les points de terrain, où les roues s'engageaient un peu ; et, grâce à ces petits soins, les cinq étalons du postillon pouvaient figurer en regard des deux jolies bêtes, et conserver,

par l'encouragement que leur apportait l'air de Paris, l'honneur de l'égalité que leur lourde ardeur n'eût pas maintenue toute seule. Cependant on allait arriver. —Enfin, voilà Paris qui se fait voir presque en entier, s'écriaient les voyageurs, en reportant les yeux de dessus la calèche à la forteresse de l'octroi qu'on allait atteindre, et à quelques parties de l'enceinte qui se développaient nettement. — Voilà tout Paris, disait Ernest, en regardant la calèche. Il répéta tristement cette joyeuse méchanceté. Tout Paris mais Juliette ! je suis — !

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curieux d'entendre Gustave, qui tourne si drôlement une lettre sur son compte. — Juliette! — Au reste, dans deux heures , avec ou sans lui, j'aurai mis le pied sur la terre promise.

CHAPITRE VII.

Personne n'attendait Ernest dans la cour des messageries. Il arrivait tout seul comme il était parti. Il est dur d'arriver dans une ville immense , comme un coup de vent dont aucune ame vivante n'a prévu la naissance ; d'y être, ne fût-ce que pour un instant, immensément seul dans une foule im-

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mense, et de s'y recevoir soi-même, faute de parens ou d'amis. Ce n'est pas qu'Ernest manquât de cousins à Paris ; la province s'y repique et vient de bouture. Il n'y a pas moyen d'être à Paris sans un petit bout de famille. Les amis ne lui manquaient pas non plus. Il avait, Dieu merci, passé dix ans au collége, et c'était bien le moins qu'il y eût fait des connaissances. Sans parler de Gustave, qui lui donnait des nouvelles de Juliette, il y avait Alfred, homme positif avant tout, et grand admirateur de sa logique; et puis Alexandre émule de son goût et de sa verve , d'artiste, Alexandre , que les cordiales espérances d'Ernest regardaient comme poète, ou comme peintre, ou comme moraliste quand même il le trouverait ver, sifiant, chargeant la palette, ou imprimant de la vertu. C'était déjà beaucoup de trois amis, c'était déjà plus qu'il ne fallait pour appauvrir son coeur; mais sa pénurie était plus grande

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encore; il en avait plusieurs douzaines. Au collége, chacun lui avait pris un petit coin de son ame. Ses plus jeunes condisciples qu'il dérangeait si souvent, l'endroit où balle à la haut à jouant en , ils jouaient tout bas conservaient avec , de vigueur, de souvenir le sa sa amour belle démarche de l'étonnement plein , de dignité avec lequel il remarquait qu'il les avait écrasés, et de l'air bon enfant qui accompagnait ses plus lourdes bourrades. Ces enfans avait grandi. Cela vous avait, à l'heure qu'il était, une royale sous la lèvre, un lorgnon en sautoir cela posait , près de vous les jambes en caducée, ma foi! Les élèves un peu plus âgés savaient ce qu'Ernest avait été pour ou contre eux, dans les guerres civiles du collége. Celui qui n'avait été que spectateur, n'avait rien perdu de son estime pour Ernest; il l'avait vu, tantôt avec les Français contre les Latins, tantôt transfuge sans vergogne , mais toujours solide au poste et il l'em, brasserait lyriquement à la première oc-

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casion. Un autre avait toujours combattu avec lui, sans se soucier de la couleur du drapeau ; et sa bonne mémoire de coeur et esprit vaudrait sans doute à Ernest une caresse, exempte de tout air théâtral; Ernest lui serrait déjà brièvement la main. Un troisième, plus affectueux encore, un antagoniste éternel qui n'avait été Français, que parce qu'Ernest était Latin, était devenu Latin en le voyant joint aux Français; ils s'étaient donné des patoches de tout calibre', et long-temps avant le premier duel il n'eût tenu qu'à eux de se faire honneur de vingt affaires, en montrant les traces de tous leurs échanges. Celui-là avait plus de droits que personne sur son ami l'ennemi; c'était lui qui s'en emparerait le mieux, et pour cela le langage le plus serré possible, la plus économique des démonstrations, un simple regard , en un mot un regard tout historique, où se résumeraient dix années du coeur, dirait à Ernest : c'est entre nous à la vie et à la mort, et je ne sais pas si c'est toi ou moi qui commence cette

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promesse, mais je sais bien que nous nous la faisons. Ernest avait donc des amis, il le pensait du moins. Ils s'étaient dispersés au sortir du collége, mais pour un temps. En attendantl'action de quelque puissance occulte, cachée dans leurs ames ou dans celles de leurs familles, eu vertu de laquelle ils

seraient encore rassemblés, avait fallu, pendant quelques mois , délibérer sur le choix des professions. Les études une fois faites, la fine fleur des années bien séchée dans la poussière des classes, le jeune homme ayant évacué la rhétorique, on s'avisait de se demander pourquoi il y aurait une rhétorique, des classes et des études. L'externat ou la pension complète avait été exactement payée on , avait échancré la part de la grande soeur, les soins dus au petit frère, équarri sur toute face le bel avoir de la famille , qui avait eu jusque-là force et noble port. Le grec avait mangé les fruits , le latin s'était goinfré des feuilles, et le tronc avait été

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mordu par quelque chose de plus affamé encore, la vanité universitaire, qui happe, comme portion congrue, ce qui suffirait à vingt familles ; l'amour de soi, né de tous les égoïsmes qui se patentent autour du jeune homme ; ce sourd cri de je ne sais quoi qui vous ronge, et vit à la hâte de l'aliment qui vous eût duré sans cela ; en un mot l'aristocratie, soeur, fille, mère, de celui que l'éducation place, le dos tourné vers sa famille , et le visage orienté sur les hauteurs sociales.

Et voilà qu'on ne savait que faire de l'enfant-prodige. S'il n'était plus une partie de la famille, la famille était une partie de lui-même. Et après s'être tournée, comme elle avait pu, dans cet étroit espace, après avoir eu la face contre terre, ou le regard au ciel, par manière de malédiction contre l'un et l'autre, elle avait, à nouveaux risques, béni pour le jeune homme un avenir, digne pendant du passé. On s'était amoindri le corps, pour le maintenir au milieu des fils de préfet, de hauts négo-

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cians, de généraux renommés ; on s'exténuerait l'ame à substanter son amour-

propre; et afin d'avoir à pleurer autant qu'on l'espérait bien, on l'enverrait quelque part où il serait supérieur aux joies d'une parenté provinciale. Il irait à Paris Ernest s'attendait à l'y voir. La même sottise, qui pousse l'enfance entre les jambes des professeurs de conjugaisons jet, terait la jeunesse dans les bras de messieurs de la Faculté. Comme il n'y a pas de raisons pour que l'ennui finisse, quand il a commencé, tout ce qui avait bâillé devant le rudiment ouvert viendrait , dormir vis-à-vis les livres en robe et en bonnet, les livres parlans de la Sorbonne. Paris tournoie pour vous, quand vous avez une ame. Il est difficile de savoir si c'est vous qui faites le mouvement de l'est à l'ouest, ou bien si c'est Paris qui va avec une rapidité sifflante d'occident en orient; Paris éclate de vie quand vous pressentez sa mort, il est gisant, prophétiquement livide, !

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quand vous vous émerveillez de sa jeunesse. Il y a là une surprise de peur et de joie-, un malaise d'agonie prématurée, et une brusque rentrée de vieillard dans les années de l'espérance. Ernest éprouva quelque chose de semblable. Juliette était plus loin de sa pensée qu'elle n'avait été loin de sa personne. Eh quoi ! dit-il quand il s'en res— souvint, une fille, que j'ai perdue de vue, serait pour moi un monde plus vaste que celui-ci? J'aurai donné des espérances dans mes études, ce qui est presque quelque chose; je me serai enterré pendant des années avec ma mère, ce qui est mieux encore; j'aurai quitté ma province, tout en y restant, pour fuir et chercher Paris, ce qui est tout, ce qui est la double vie qu'une femme m'a révélée; et Juliette, qui n'est que Juliette, m'occuperait, m'envelopperait, me serrerait dans je ne sais quel recoin d'existence ! Non pas certe ! Je serai plus qu'un hom-

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Quant Parisien. à Juliette, serai je un me,

faut pas qu'elle souffre de ma résolution, la pauvre enfant. Mes pensées peuvent mettre quelque distance entre nous deux : mais puisqu'elles suffisent pour l'étendre raisonnablement, besoin n'est pas de l'agrandir par ma faute. Et d'ailleurs elle est malade. Le voyage de Nice! un départ précipité ! mais, mon Dieu ! à quoi il ne

diable pensais-je? n'allais-je pas différien du voir; cela la de et tout, pour rer pour bien moins encore, pour faire de la philosophie ? Ernest s'habilla ; il envoya chercher un volume et il courut, sans convenir que ce

fût là courir, au quartier de... Au faubourg Saint-Honoré ! pensa— t-il. Ah çà, mais ce n'est pas Juliette que je vais voir, c'est mademoiselle Juliette. Mademoiselle ! Il est dur d'en venir tout à coup au respect, quand on voulait mieux faire, et continuer, à la guise du coeur un petit , sentiment, naïf, joliment aisé qui vous ,

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allait, comme le sifflement au chasseur rapproché de son lointain souper, comme la tape discrète sur la joue de la fermière, comme le relèvement candide et loyal du menton de sa fille aînée. Ernest galopait, croyant que le trot n'avait changé que pour la marche ; il avait rasé une centaine de grands hôtels, quand une réflexion lui secoua tout le corps. n'est dans En vérité, maice pas une — son, c'est parbleu bien dans un noble hôtel que je vais descendre. Cela me fait un si furieux effet, que je ne sais pas pourquoi je n'avais rien prévu. Mademoiselle Juliette ! et mademoiselle Juliette dans un hôtel ! Voilà une chute, en voilà deux, j'espère. Venez donc à Paris pour y être une femme distinguée, pour y remplacer le cotillon par la robe la verve des em, brassades par la dignité des petits saluts! Le cabriolet allait toujours. Les rues achevaient de montrer leur majesté. Les passans devenaient plus sévères dans leur tournure; à peine le baquet du fruitier am-

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bulant osait-il longer les rayons d'oranges, d'ananas et d'oignons de Madère, qui bordaient les magasins de ses confrères. Les calèches, les tilburys, les chevaux de main surpassaient le nombre des piétons. Ernest ne se défendait pas d'un certain respect. C'est une curieuse chose que la varié té des plus ternes impressions. Tout préoccupé qu'était Ernest à son arrivée , chacun des divers Paris que renferme Paris l'avait diversement distrait de son idée fixe. Au débotté il s'était senti frappé de quelque , stupeur. Sa société de diligence , ces liens imperceptibles, et plus réels qu'on ne pense, qui se forment dans le plus court commerce avec les hommes, son ennui accumulé sa bienveillance, et bien d'autres , choses sans nom, s'en allaient de côté et d'autre sans laisser de traces, si ce n'était ce vide tout noir qui rend l'ame béante, quand elle sait qu'elle avait tenu quelque chose, ou qu'elle l'aura un jour. Puis étaient venus le mouvement de

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l'hôtel garni, l'obséquiosité trempée d'insolence le silence inquiétant du locataire , qui a dépassé le mois le fracas, plus sus, pect encore, du beau monsieur qui ne veut que des vins introuvables. Au milieu de ce monde tout fait, tout à faire, Ernest s'était vu placé sans position, comme dans la réunion des voyageurs et il avait briè, vement , mais sérieusement pensé de nouveau à la solitude sociale. Une course à travers vingt quartiers avait jeté son esprit ailleurs. Ici c'était le menu peuple, cette mobile et puissante engeance, cette poussière de l'autre population au-dessus de laquelle il faut qu'elle , s'élève, quand elle n'est pas foulée sous ses pieds.

Par une étrange mais naturelle alliance, à la vue de ces hommes et des autres hommes, Ernest avait jeté au dehors quelques nuances de sa pensée dominante ; il fallait que Juliette centuplât la pauvreté de toutes ces physionomies, ou qu'au moins elle don-

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nât à quelques-unes ce qu'elles pourraient avoir d'humain. Il concevait déjà Paris et le Parisien comme un piédestal qui vous grandit sans mesure , s'il ne vous rapetisse à néant. Il voyait le sol changer suivant l'espèce de pied qui s'y poserait, devenir terre ferme, fange dangereuse, forme ignoble, salie surtout par quelque apparence humaine ou bien roche trois fois dure, où le talon botté d'un empereur serait moins puissant que le pied nu du Christ. La canaille s'était perdue magiquement dans cette espèce d'hommes qui est convenue de ne pas s'appeler la canaille; mais dont le nom est toujours à trouver. Petits marchands, petits rentiers, petites bourgeoises, petites gens de toutes sortes, supérieurs peut-être à la haute classe qui les domine, mais certainement inférieurs à celle qui leur sert de degré. Comme Ernest avait l'avantage ou le malheur de voir partout des rapports, il invoquait Juliette pour écraser ou dres-

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ser ce monde-là; il lui donnait l'importance où il croit vouloir atteindre , ou toute la nullité qu'il recherche d'instinct ; il le composait de quelque chose et de rien, et Juliette arrivait encore pour représenter, au désespoir de ces vanités incalculables le véritable bon ton, la grâce , parisienne et un indéfinissable reflet de , ce qu'il y a de bien dans ce mieux où vont les classes moyennes. Il y avait jusqu'à du commerçant dans l'abrégé de belles choses qu'il leur jetait à la tête. Plut loin tout s'était dégagé , ennobli : l'empressement s'affaiblissait, les gestes étaient plus rares ; le bruit, le travail diminuaient et avec eux l'excès de bigar, rure dans l'individu, sur le front des maisons, et partout où peut se trahir une existence trop sentie. On respire air, dit Ernest. autre un — Nous voici dans une région nouvelle ; celleci est élevée sans doute ; car, avant d'y arriver, j'ai mis le pied sur bien des choses. Si l'aristocratic est aussi grande que m'a

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paru petit tout ce qui n'est pas elle, j'ai bien peur de regretter l'ancien régime. Ce petit sarcasme fut le dernier pour cette fois. Le coeur d'Ernest battait violemment. La rougeur, la pâleur, les pensées confuses lui couvraient le front. Il se rappelait la maladie de Juliette, il souriait d'effroi, jetant les yeux sur la belle rue de l'hôtel, dans lequel le cabriolet venait de s'engager , il se croyait sous une main invisible,

qui tour à tour resserrait tout son être, et l'étendait, le faisait planer sur les milliers de petits palais, dont il rasait humblement les bornes. Il fallut que le cocher l'avertît à deux fois, pour le convaincre qu'il était arrivé à la maison qu'il cherchait. Ernest descendit en tremblant. La porte de l'hôtel était légèrement entr'ouverte. Il fit cinquante pas plus loin, cinquante autres en deçà. Il venait de s'apercevoir qu'il n'avait rien à dire à Juliette.

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n'était qu'à Juliette, pensa-t-il, ou même à mademoiselle Juliette, cela pourrait aller encore. Mais il y a un maudit nom de plus. Quand on s'appelle mademoiselle de Saint-Valery, et qu'on est complétement faite à ce nom-là, sur quel pied peuton mettre un jeune homme qui a toujours oublié d'être monsieur Dorgemont ou d'Orgemont, avec l'apostrophe ; car je ne sais trop lequel des deux. Ernest se remit pourtant. Son embarras n'était pas de la gaucherie. La fierté provinciale y entrait pour quelque chose. Il était inquiet et à juste titre. Il avait à craindre une leçon, quand il pouvait en donner de toute nature ! dit-il, Allons, s'éloiallons, se en — gnant davantage , j'y courrai, puisque je n'ose pas y marcher. Je serai respectueux, si elle est sans façon; et, si elle est raide avec moi, je ne me ferai pas faute de liberté rustique. Il fit quelques pas vers l'hôtel. La porte s'ouvrit ; et il resta immobile. S'il avait su Si ce

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ce qu'il voulait ou ce qu'il ne voulait pas, il aurait avancé ou reculé. Il ne le put pas. Ce n'était guère la peine de perdre la tête. Il ne sortit de cette porte qu'un jokei, qui courut chez un sellier voisin pour y échanger un mords trop faible. Après son retour, Ernest était presque à la porte. Il allait frapper résolument. Mais un bruit intérieur, des barres grondant et glissant, indiquèrent que les battans

allaient s'ouvrir. Le jokei reparut à cheval, ainsi qu'un vieillard qu'Ernest reconnut pour M. de Saint-Valery. Pour le coup, il fut encore plus niais que la première fois. M, de Saint-Valery l'avait remarqué, précisément parce qu'il évitait de l'être, et il lui aurait adressé la parole s'il n'avait craint de se méprendre. Ernest avait tant d'esprit que, quand il n'en avait plus, il se trouvait plus sot que personne. Il se mordit les lèvres, en voyant M. de Saint-Valery se retourner, à deux

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cents pas, au moment où son cheval allait prendre le trot. diable timidité Que le ! emporte ma — dit-il, en frappant du pied. S'il m'a reconnu pour le petit campagnard, qui faisait de la rhétorique au lieu d'abécédaire avec sa petite fille, et encore après je ne sais combien d'années ; il est clair qu'il se rappellera dans quelques heures, le provincial qui avait pris racine dans la rue, au lieu de répondre à un salut commencé ; car il m'a salué, je crois, ou du regard ou du sourire. La porte se refermait lentement. Il reprit courage. —Non, c'est trop fort, s'écria-t-il, dans une belle colère ; j'entrerai, coûte que coûte. Elle est seule d'ailleurs. Je veux, moi, qu'elle soit seule, qu'elle me dise : estce bien vous, monsieur Ernest? Rien que cela, et avec sa voix ordinaire, sans craindre que M. de Saint-Valery n'aille froncer le sourcil, tout diplomate qu'il a été. El il allait entrer comme il le disait.

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Loin de chanceler, et d'y voir double, il conservait assez de calme pour jeter un coup d'oeil sur sa toilette, et s'assurer, comme on le fait dans le plus haut paroxisme de la poésie du coeur, qu'il était digne de voir et d'être vu.

Cette fois, il n'y avait plus à reculer ; il revenait donc, à grands pas, du bout de la rue où il avait été se rendre, pendant que M. de Saint-Valery gagnait l'autre extrémité. Il pénétrait déjà, en idée, dans les somptueux appartemens, où les glaces lui donnaient cent Ernest pour compagnons; il traversait aériennement, en si nombreuse compagnie, les antichambres, salons, boudoirs, où il fallait chercher Juliette. Mais au moment où il l'apercevait sur une causeuse, sur un pliant à piano, sur un fauteuil moyen âge, une calèche sortit vivement de l'hôtel; elle était haute, à peine découverte, et ses plis peu serrés cachaient une femme, qui ne s'annonçait que par

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une petite main en gant blanc, posée sur un des bords. La voiture partit comme un trait. Ernest se serait donné des soufflets. Il regardait l'équipage qui avait disparu, il n'y avait même vu que ce qu'il n'avait pu voir. Pendant quelques minutes, il n'eut qu'une attitude, qu'une vagueidée, qu'une manière de vie. Ce bruit écoulé, ces chevaux lestes, cette apparition qui n'en était pas une, jetaient quelque grâce mystérieuse autour de toute son ame. A deux pas de la femme qu'on aime, sans comprendre de quelle façon , la voir s'enfuir loin de vous qui êtes peut-être présent à sa pensée, c'était singularité sur singularité. Sur cette seule excuse, Ernest eût pu se permettre de tenir bon, tant que son amour et celui de Juliette resteraient un problème. Et n'y eût il eu que le danger de l'état de Juliette, c'était assez

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déjà pour retarder le ridicule de tout ce sérieux. Ernest aborda le concierge, qui rapprochait les battans. Il parvint, non sans peine à expliquer que c'était de la santé de mademoiselle qu'il parlait. Mademoiselle se portait à ravir; elle avait passé les trois dernières nuits au bal, elle venait de s'habiller en amazone et de partir pour le bois de Boulogne où l'attendait son cheval.

CHAPITRE VIII.

Ernest arrivé, messieurs ! est — Diable ! mais d'où vient dont le vent, — Gustave? Ernest voudrait-il aller sur tes brisées? Je crois me souvenir qu'il a connu ta beauté, bien long-temps avant toi. c'était Laisse donc Alexandre un — , , enfant. Elle ne se rappelle rien aujourd'hui. Et puis Ernest s'est renforcé en rusticité, tandis qu'elle a perdu la sienne ; et

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si, des deux parts, le progrès a été le même , Ernest doit être furieusement lourd,

car elle est miraculeusement dégagée. Alfred peut en dire des nouvelles. —Moi?Est-ce que je m'occupe de cela? L'aristocratie n'est pas mon fait. Que voulez-vous que je dise d'une femme qu'on ne voit jamais? Car, est-ce se montrer que de tenir les gens à toute la distance possible? Il y a toujours vingt obstacles entre elle et vous. C'est bien la peine d'avoir fait les trois jours. Gustave se mit à rire. Alfred, Parbleu, reprit bonne tu as — grâce à t'occuper d'elle! C'est apostasie pour apostasie; rien que cela. Mais nous y sommes faits aujourd'hui, et je ne sais pas pourquoi je vous renverrais tous deux au passé, toi à l'extrême gauche, qui lui donnait la chair de poule, et elle à la restauration, contre laquelle tu as déboutonné vingt fleurets. Mais laissons cela, Gustave. Qu'un avocat stagiaire soit un peu musqué , qu'il fasse blanc des yeux, dans

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un salon du faubourg Saint-Honoré, il n'y a pas grand mal. On ne sait pas tout ce qu'il y a de rapport entre les notabilités de la parole et les sommités de la mode. Mademoiselle de Saint-Valery te distingue, je veux la supporter un peu. Gustave rit encore plus haut. Il tendit une main à son ami, et l'autre main à Alexandre, qui, égayé de leurs épigrammes , y mettait le comble par ses seuls regards.

Mais voyant Alfred déconcerté par son silence, il daigna se moquer de lui en pro-

pres termes : dit-il Veux-tu m'aider ici, Alexanà — dre. Alfred est indécrottable comme tous les opposans de nouvelle date, comme toutes les convictions parvenues. Laisse là ton grand carton, oublie l'oeuvre ou l'ébauche qu'il contient et dis-moi ce qu'il faut , faire d'un Brutus de comptoir d'un Léo, nidas de manufacture, qui se croit ami de la liberté, parce qu'il ne sait pas être l'ami du pouvoir. I.

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Alexandre se déchargea d'un immense carton, s'assit, toisa Gustave et Alfred, et attendit gaiement les questions dont on attendait gaiement les réponses. Alfred n'était jamais plus timide que lorsqu'il s'apercevait de sa hardiesse. Il vit la portée de son manifeste. Gustave avait une manière nonchalante de se fâcher qui vous ôtait jusqu'à l'idée d'être , de son avis ou du vôtre. Il avait presque invisiblement relevé la tête, et Alfred en était à savoir si c'était un pardon d'ami ou une colère d'excellent ton. Alexandre s'amusait d'eux en son ame et conscience. Il les avait laissés dire, et il ne tenait maintenant qu'à lui de parler seul. Sa figure, jusque-là impassible, venait de prendre une expression moitié saillante, moitié mystérieuse. Outre le gai condisciple il y avait en lui l'homme , sérieux, porté au grand. Quoi qu'il en eût, son ame, souvent jetée hors de son cours, n'y rentrait que pour marcher pai-

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siblement ; le calme redoublait par l'agitation précédente. Une fois posée où elle devait être, elle avait tout à coup force ou douceur, tristesse ou majesté selon le be, soin de ceux qui se trouvaient là. Gustave le regardait. Alfred le regardait. L'un et l'autre étaient loin de leur escarmouche. Ou, s'ils s'en souvenaient encore , pendant toute cette minute, c'était pour en être honteux; et ce mouvement était d'autant plus naturel, qu'ils n'avaient pas le temps de se l'expliquer. Ils avaient quelque peu menti dans leur coeur. Alfred avait fait de l'esprit. Ayant

trouvé une épigramme, il l'avait bien vite expédiée sur Ernest. Mais, à la contenance d'Alexandre, il jugea qu'il y avait mieux à faire. La chose avait quelque côté grave, pensait-il. L'air singulier de Gustave le lui disait encore. Et puis par une de ces loin, taines alliances d'idées qui se font en nous par autre chose que nous, Alfred songeait

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en même temps à Ernest. Autour de mademoiselle de Saint-Valery, il y avait plus que du fracas ; Ernest, puisqu'il était question de lui, n'était pas un provincial à vingt-quatre carats; et Gustave paraissait plus préoccupé que de coutume. Sous une apparence telle quelle de sommeil fashionable il pouvait bien cacher un sentiment , profond. Dans ce seul doute, il y avait eu presque un crime à se moquer de lui ; et Alfred avait peut-être encore une meilleure raison pour être sérieux sur ce point. Alexandre faisait aussi de l'effet sur Gustave. Rien n'humilie le coeur, rien ne compense le succès des grands airs, comme de sentir qu'on a parlé légèrement de ce qu'on respecte ou bien mieux de ce , , , qu'on aime ou ce qui est le comble, de , , ce qu'on va aimer. Gustave baissait les yeux chaque fois qu'Alexandre levait les siens. En tout autre moment il aurait été plus

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hardi. Mais Alfred était mal à l'aise, il n'avait plus besoin d'être attaqué. Gustave savait assez vivre, il était assez jeune pour épargner un homme sans défense. Et d'ailleurs il y avait bien quelques remords , dans son fait. Il n'avait pas voulu dire ce qu'il pouvait dire. Il n'avait déclaré que miraculeuse mademoiselle de Saint-Valery. Mais il la trouvait mieux que cela, et, à la contrainte qui accompagnait ses paroles on avait pu voir qu'il la savait char, mante. Alexandre du moins n'en doutait pas. voilà bien Vous silencieux, dit-il en— fin. Et voyant qu'Alfred et Gustave l'étaient encore, et croyaient à leur tour qu'il l'était plus qu'eux-mêmes, quoiqu'il eût ouvert la bouche : Ne semble-t-il ajouta-t-il, que pas, — quelqu'un ait lu dans vos ames ? Vous vous tenez là comme des prévenus qui se seraient trahis. Ils ont nié, et cela compte pour affirmation ; ils ont biaisé avec la vé-

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rité, et

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le juge n'en va que plus droit à

la vérité. Il se leva ; et, à la manière dont il prit son carton, il semblait qu'il voulût s'en aller. Mais, après plusieurs tours dans l'appartement , il s'arrêta devant ses amis. Sa figure avait changé profondément. La malice un peu hussarde de l'artiste n'y laissait plus de traces. Son regard était chargé d'ombre. Le trouble de l'ame s'y montrait mêlé de lueurs vagues. Une ironie, toute différente de celle qu'on lui connaissait, venait poindre de loin parmi des sentimens également nouveaux. Alexandre était naturellement assez pittoresque. Il avait une véritable tête de fantaisie caractérisée, mobile, faite pour le , burlesque comme pour le sublime. La facilité de son crayon répondait à cette multitude de nuances. Caricature et histoire , études de chevaux et madones, il jetait tout en trois traits. Avec cette bonne foi, qui est la première condition du talent, si elle n'est pas le talent même il traitait ,

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chaque moitié des contraires sérieusement, fanatiquement, malgré sa rapidité prodigieuse. Il était tout ce qu'il faisait. Mais, dans les momens de repos , ou plutôt dans la fatigue que ces momens-là causent aux ames énergiques, il remontait le long de toute cette vie, il rentrait dans le temple, laissant sur le seuil tout ce qui doit le franchir, le passant avec tout ce qui doit rester au dehors, et la froide raison, le doute, le rire surhumain ou soushumain s'en venaient déshabiller jusqu'à l'invisible dieu; et c'en était fait de la naïveté de lajeunesse, de la science enfantine, du génie, de la religion de l'ame, qui fait si bien les obsèques de la religion de l'esprit. Alexandre était effrayant de gaieté. Sur son front plissé par l'ironie, ou subitement déployé par une croyance involontaire, il y avait une rare puissance d'attraction. Quel que fût son calme ou son bouleversement, il était beau, il vous sommait silencieusement d'en convenir; il était aussi petit et aussi grand que possible.

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Ce mélange, Alfred et Gustave l'avaient

souvent remarqué. C'était un accès à prévoir pour le prévenir ; la singularité qu'il donnait à Alexandre les embarrassait cruellement. Rire avec lui, ils n'osaient pas. Tomber dans le sérieux , c'était encore assez gauche. Ils ne savaient par où le prendre, quand ils étaient complétement sous sa main. Depuis quelques instans, Alexandre triomphait, sentant bien qu'il triomphait. Sans mot dire, il avait ouvert son carton; il en regardait, il en contemplait, il en aspirait de toute son ame le mystérieux contenu. Tantôt il se tournait vers Alfred et Gustave calculant en lui-même et ses di, verses facultés et les diverses impuissances des deux amis ? Etaient - ils hommes s'il l'était, lui? Y avait-il chez eux de la pensée, du coeur, de l'imagination? Le dandysme usé de Gustave, l'emphase nationale d'Alfred pouvaient - ils tenir contre sa verve cavalière, contre ce pa-

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triotisme, qui se fait une patrie tout exprès ne sachant d'autre famille d'autre , , nation, d'autre humanité que les hommes inspirés de tout âge et de tout pays ? Et si un retour soudain si un abattement , plein de mort, faisait tomber tout cet orgueil n'était-ce rien que d'être ainsi mis à , terre? Sa chute désolante n'avait-elle pas sa grandeur ; et, avec toute sa bonté, pouvait-il croire ses amis dignes d'en faire une semblable? Qu'était-ce que des soucis de fashionable? Que dire des élégies tribunitiennes d'Alfred? Non non, semblait-il leur crier, vous n'êtes, vous ne serez jamais rien; vous serez moins encore ma foi ! car Alfred restera Alfred, et Gustave restera Gustave. L'oisiveté du palais modifiée par des bâillemens de salon, la féodalité de la boutique rapetissée encore par la démocratie de café. Tantôt il reprenait l'objet de son examen. Une pâleur admirablement vraie éclatait dans sa physionomie et rendait presque , augustes des traces d'excès et de chétives

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passions. Il s'élevait à ses propres yeux, prêt à pleurer magnifiquement sur sa vie gâtée, sur ses gaspillages de caserne, sur la plénitude faubourienne de ses folies d'ate-

lier.

Il était dominé par son ame. Ni la chaleur du sang , ni la fermeté des nerfs ne relevaient le pouvoir qu'il avait toujours n'avait Il condisciples. devant ses eu plus exaltation et froideur , à son choix , selon sa mesure; et le caractère hautement prononcé de sa pensée présente leur indiquait cette fois ce qu'ils avaient à sentir. Alfred demidit à Il est amoureux —

voix.

,

Amoureux ? et de qui ? — Alfred rougit jusqu'au blanc des yeux, et en même temps Gustave perdit contenance; on eût dit que c'était sur leur propre coeur qu'ils s'interrogeaient l'un l'autre. Ce fut là un de ces silences qui disent plus que les paroles. Gustave comprit qu'Alfred était profondément troublé; et, grâce

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à cet instinct qui double l'intelligence d'un amant, il se douta qu'il avait un rival. Mais Alexandre fit trêve à

leur embar-

ras.

dit-il le peut-être, Vous avec croyez — plus grand sang-froid, vous croyez sûrement que j'aime le mystère? Eh bien ! non, messieurs. Il ne tient qu'à vous d'ouvrir mon carton. En même temps il s'éloignait de quelques pas, se tournant pour les prier du geste de satisfaire leur curiosité. Mais Alfred restait immobile, et Gustave , qui s'était levé , oubliait déjà l'invitation en regardant Alexandre. Celui-ci , marchait, moitié ferme, moitié chancelant. Quoique son visage fût invisible les , deux amis croyaient voir ses lèvres pâlir, ses yeux étinceler, et ils avaient envie de lui dire à tout hasard quelques paroles calmantes. Mais si je ne rencontre pas juste, — murmurait Alfred il s'emportera comme ,

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Gustave, tiens, je n'ai artiste. puis, Et un pas la force de parler maintenant. charge de qui cela, qui Et est-ce te — dit Gustave; quand je ne sais pas où j'en suis, je puis te permettre de perdre la tête. Alexandre se retourna tout-à-fait; il était rayonnant et malicieux. —-Parbleu, mes enfans, je voudrais vous voir tristes quand je vais rire! Comment, Gustave, tu n'as pas deviné ce que je cachais? Toi, qui as tant d'esprit, tu ne peux pas nommer un portrait dès que je refuse de te le montrer ! Fais donc la bête ! Dieu! je Là, savais m'entu mon que — tendrais. N'est-ce pas elle; regarde encore, et demande à Alfred si je l'ai faite assez fière. Etait-elle mieux que cela, hier au bois de Boulogne ? J'imagine qu'à l'exposition du Louvre tu verras une fois dans ta vie autre chose que des cadres et des couleurs. rapproché toi, Alfred Et n'es-tu pas — , d'elle? Dieu me confonde ! elle te sourit. Qui dirait que ce long regard tombe sur un

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industriel? C'est que je suis passablement niveleur. Je rends l'aristocratie tout accessible, sans qu'elle s'en doute, et je parie que si j'avais à traiter ta figure, j'en ferais saillir un vernis généalogique. Mademoiselle de Saint-Valery avait d'abord deux physionomies dans une seule. Gustave la retrouvait aussi distinguée , aussi femme du monde que jamais. Ce caractère était même accusé avant tous les autres. — C'est cela , parole d'honneur ! cria-til à Alexandre. Mais comment, diable ! n'en disais-tu rien? Moi , qui pestais contre Delaroche, contre Champmartin, contre tous tes confrères, parce qu'ils croyaient l'avoir peinte ! Si j'avais su que tu croyais à ton art, je me serais mis à tes genoux pour obtenir ce que tu nous donnes sans avoir été prié. C'est l'idéal du bon ton. Alexandre écoutait ironiquement Gustave; il outrait le maintien d'un artiste complimenté s'appuyant sur l'épaule , d'Alfred, pour se grandir encore, et obli-

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ger Gustave de porter ses louanges de plus haut en plus haut. Alfred s'était aussi animé. dit donc Gustave? Qu'est-ce s'éque — cria-t-il. Est-ce qu'il veut mystifier Alexandre ? Mademoiselle de Saint-Valery élégante? la mode a passé par ces yeux-là? Cette bouche n'est que parisienne? N'estce pas, Alexandre, que tu lui as soufflé un peu de ton ame. Voilà la femme qui ne daigne pas avoir de rang. Il y a autour d'elle l'air que nous respirons tous. Quelque chose de libre et de généreux éclate en elle, auprès d'elle, et dans la partie même de l'oeuvre qui reste à exécuter. Sur ma foi, Alexandre, tu nous as fait une femme de l'opposition. Cependant on pouvait avoir un troisième avis. Le portrait offrait à Gustave ce qu'il voulait voir dans mademoiselle de SaintValery et cela y était véritablement. , Alfred découvrait autre chose, et il avait encore raison.

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Restait le jugement d'Alexandre. si je vous disais, messieurs, dit-il, Et — Saint-Valery mademoiselle de n'est pas que tout cela, ou plutôt que tout cela n'est que le commencement de ce qu'elle est ? Tous trois entourèrent le portrait. Le ton légèrement railleur d'Alexandre n'empêchait pas ses amis d'être graves. Une pensée qui ne mérite plus d'être appelée , jalousie, mais qu'il n'est pas encore aisé de descendait, plongeait autrement, nommer au fond de leurs ames ; et ils en étaient à savoir si, en 1833, il fallait s'en vouloir les

féliciter plaisamment, autres, se aux uns pour le concours de trois coeurs autour d'un seul. Alexandre était en ce moment l'arbitre suprême de leur bonne ou mauvaise humeur. Voyons donc reprit-il, après une — , pause pleine d'espièglerie. D'abord , Gustave, tu sauras que mademoiselle de SaintValery est mieux qu'une femme incomparable ; et je t'apprends Alfred qu'elle , ,

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serait peu de chose pour moi, si elle n'était qu'une merveille! Vous autres, niais, vous n'admirez que l'admirable. Qu'est-ce prie? bonne De je cela, c'est vous que que foi, crois-tu, Gustave, que ta passion vaille la peine que je la saisisse, si elle est au-dessus du monde où tu te vois? Et toi, mon pauvre Alfred , irais-tu prendre ma palette pour un journal d'opposition? Gustave et Alfred ne savaient trop s'il se moquait d'eux. Alexandre continua à les tenir dans cette incertitude. ditSaint-Valery Mademoiselle de — , il, que vous avez cru comprendre, est une énigme pour vous, si vous voulez bien y réfléchir. J'aime beaucoup Gustave quand il en a fait une femme à la mode! Et Alfred, qui la jette dans le mouvement! c'est encore assez curieux. Mais, qu'avezvous à me regarder? C'est avec tout le sérieux de mon ame que je me moque de vous. Gustave se remit vivement.

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—Sur l'honneur, dit-il à Alexandre, estl'aimes? tu que ce Alfred fit plus hautement la même question, sans avoir ouvert la bouche. Et ce fut à lui qu'Alexandre répondit d'abord. —Ne faisons pas les enfans, Alfred. J'aime en effet mademoiselle de Saint-Valery.

n'avait été là une passion véritable, j'en aurais parlé depuis long-temps. Et savez-vous à quoi j'ai reconnu que j'étais amoureux? à la peur que j'avais de vous le dire. Vous n'avez rien su de mes visites chez mademoiselle de Saint-Valery. Elle a posé, plus d'une fois posé pour ce dia, ble de portrait; et personne ne s'en est douté, pas même M. de Saint-Valery à , qui elle ménageait une surprise. Aujourd'hui messieurs, il n'y a plus de secret , possible. Vous êtes amoureux l'un et l'autre ; je viens de m'en apercevoir, et il faut que je vous dise où j'en suis. C'est cela, s'écria Gustave, compa— rons nos chances. Si ce

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Bah ! dit Alfred si nous n'étions que — ,

trois !.... Je parierois qu'Ernest.... reprit AlexanJ'achève pensée, ta — dre; et, comme les pressentimens signifient toujours quelque chose, je vais faire revienqui n'en homme confession en ma dra pas. Mais d'abord, Gustave, ne prends de l'esprit, pendant d'avoir peine la pas parlerai je tout bonnement; non, ne que sois pas si sot, je t'en prie; cela me prouverait de mieux en mieux qu'on ne voudra pas de toi. Ne baisse pas les yeux, Alfred ; de nous deux c'est encore moi qui suis le , plus alarmé ; car tu vas voir que mon succès est fort douteux. Eh! ajouta-t-il mais, en se levant — tout à coup, à quoi bon en parler si longtemps? cela n'éclaircirait rien. Chacun de nous se rassurerait par tout ce qui inquiéterait les deux autres. Laissons les choses aller un peu leur train. Je finirai mon portrait; Gustave continuera ses visites; Alfred tâchera de commencer les siennes, et nous verrons.

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Gustave respira de toutes ses forces. dit-il Alexandre, raison, Tu ; ne as — désespérons pas ce pauvre Alfred, qui a la mine si longue. Seulement, convenons d'ucommuniquerons chose nos nous nous ne : progrès et nos revers. Guerre loyale ! pas de mine ou de parapet ! tout en plein vent, messieurs ! Ici le nom d'Ernest fut sans doute prononcé ; car les trois amis crurent l'avoir entendu. Aucun d'eux pourtant ne s'aperçut qu'il avait remué les lèvres. dit Gustave. Ernest? — — Ernest ? dit Alfred.

Alexandre. Ernest? dit Ernest allait paraître au premier moment. Mais, en dépit de leur joyeux traité, les jeunes gens n'étaient pas de bonne humeur ; et le cher condisciple pouvait arriver mal à propos. Allons, s'écria Alexandre, qu'il ne — soit pas dit qu'un camarade nous a trouvés renfrognés. Ernest est un bon enfant, messieurs. Au collége il m'aurait soufflé la

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fille du portier, s'il n'avait eu un peu compassion de moi. faisait vrai, dit Alfred il des C'est ; — passions tant qu'il voulait. Et il m'a fait passer bien des nuits sans sommeil, au temps de nos premières amours. — Et moi donc, reprit Gustave, si vous ne saviez pas mes aventures de catéchisme, je n'avouerais pas qu'Ernest m'a mis dans des transes mortelles. Au reste, je n'ai jamais bien su s'il s'était joué de moi en fei-

gnant d'être mon rival, ou en feignant de ne l'être plus. Il a été si parfait dans son rôle, ou dans ses rôles, que je n'ai pas le courage de faire froide mine à un garçon si spirituel. Aussi, messieurs, je vous en prends à témoins, c'est moi qui vous ai appris son arrivée. Il y a plus, c'est moi qui l'ai fait venir à Paris. Je ne s'ouffrirai jamais que l'on reste en province, quand on est bon à quelque chose. Il m'a laissé son adresse, ne m'ayant pas trouvé. Il sera chez lui à cinq heures. Allons le prendre, messieurs, et passons la soirée ensemble

CHAPITRE IX.

Ernest était au milieu d'une vingtaine d'amis. Dans cette réunion il y avait un mé, lange de réserve et de cordialité. Depuis la sortie du collége, il s'était passé bien des choses; et, par le temps qui court, les années scolaires sont assez ternes, pour être effacées par les pâles années des cours de droit et de médecine.

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Mais chacun se disait qu'il était gai, affectueux, cavalièrement abandonné. Cela était si probable qu'Ernest n'en faisait aucun doute. Décemment, entre amis de collége on ne peut pas se revoir, à quelques ,

années d'intervalle, sans supposer qu'on a bien du plaisir. dit Ernest, anciens, Or donc, mes — vous êtes toujours ce que vous étiez. Ne te fâche pas, Alfred, tu es maintenant dans le progrès, à ce qu'on dit. Il paraît même que tu souscris pour les procès contre la presse. Seulement, tu as l'air assez antique avec tes manières romaines, tandis qu'autrefois ton bonapartisme te rendait tout moderne et tout dégagé. Te rappellestu la botte que tu m'as portée à notre dernière leçon d'armes, en à-compte sur un duel que nous avons oublié dans les vacances ? Si c'est la peine de s'en souvenir, c'était pour une dispute sur le gouvernement militaire. Tu voulais que la liberté fût morte à Waterloo; et moi je disais qu'elle y avait fait ses couches.

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Oh ! dans ce temps-là, nous pensions — comme nous pouvions. Aujourd'hui, Ernest , nous y regardons de plus près. Et Gustave peut te dire si c'est pour rien que j'ai changé d'avis. Gustave fit un mouvement de tête incompréhensible pour Ernest. Alfred vit mieux ce que cela signifiait. Il avait une arrière-pensée comme Gustave; et Alexandre, qu'ils regardaient de temps à autre , la partageait aussi en dépit de sa franchise. Ils s'en aperçurent tous les trois, et ils en rougirent en même temps. —

Eh bien! Gustave, dit Ernest, tu ne

réponds pas. Si tu ne me mets pas au courant, comment, diable ! me reconnaîtrai- je parmi vos nouvelles idées? Voici un bonapartiste qui s'est fait républicain. Toi, qui étais républicain, tu es sans doute bonapartiste autant que cela se peut sans Napoléon Ier et sans Napoléon II. N'est-ce pas que tu tiens pour l'ordre à tout prix?

Tout contraint qu'il était devant Ernest, Gustave était, au demeurant, un

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excellent garçon. Il répondit d'abord par un sourire et un petit geste tout loyal, et fit signe à Alexandre et à Alfred de se bien comporter à leur tour. c'est vrai, s'écriaErnest, vrai, C'est — t-il. La politique, mon cher, n'a de raisonnable que le côté positif. A voir ton mépris pour elle, on dirait que tu es dans le monde depuis les trois journées. La république, c'est une croyance, la monarchie une croyance, la charte une croyance. Et qui donc aujourd'hui tient à avoir des croyances ? quand je songe que la province même s'avise de douter, qu'elle nous envoie des sceptiques tout faits, comment Paris pourrait-il prendre quelque chose au sérieux? Il y a bien encore certains innocens qui arrivent ici des quatre bouts du royaume, je dis du royaume, puisqu'il y a un homme qui croit en être le roi, ou , si tu veux, de la république, puisqu'elle existe, selon l'abbé de La Mennais, depuis le pacte de Saint-Ouen; et cette république , ou ce royaume, font leur collecte

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de nullités, ou d'oisivetés de Marseille à , Lille, et de Nantes à Strasbourg, pour l'envoyer religieusement à Paris ; et cette

conscription, dont on se désolerait d'être exempt, y entretient la burlesque représentation de ce qui n'est plus et ne peut plus être. Mais, à part ces écoliers de tout âge, sommés par les départemens d'y compléter leur ignorance, personne n'a le temps de savoir s'il a une opinion. Il ferait beau voir un homme tant soit peu présen, table, faire une différence entre Berryer et Odilon-Barrot. Autant vaudrait savoir où en est la Tribune avec le National, et la Gazette avec la Quotidienne. de Merci ma vie ! dit Ernest. C'est là — parler, messieurs. Je ne vois plus ce que répondrait Alfred. Mais puisqu'il a maintenant des idées à lui, le plus sûr moyen de les garder, c'est de ne pas trop les comprendre; et, si je ne me trompe, les mieux convaincus d'entre vous ne le sont qu'à celte condition.

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Alfred était fâché au point de n'avoir plus qu'à rire. Il éclata prudemment avant que la plaisanterie d'Ernest eût eu son effet sur les autres. —Tu es toujours le même, dit-il à Ernest ; tu fais toujours balancer les gens entre une embrassade et un coup d'épée. Pour un railleur de département, tu n'es pas trop dépaysé parmi nous. Je te recommande Gustave. Depuis qu'il ne croit plus à rien, pas même au souvenir de ses convictions il tranche du plaisant, comme si ja, mais il ne t'avait connu. Tu en auras soin, j'espère. Si j'ai bonne mémoire, tu ne ménageais guère plus les rieurs que les pédans, et quand tu m'avais rembarré pour mes sermons napoléonistes, tu enterrais ses quolibets sous des milliers d'épigrammes. Il n'y avait qu'Alexandre qui pût vivre avec toi. Au moins lui, il pouvait être sérieux quand tu ne voulais pas rire ; et il était fou de gaieté, dès que tu devenais amusant.

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Alexandre s'inclina. finir avec eux, d'en dommage C'est — dit-il à Ernest. Gustave allait t'apprendre de nouveau la manière de le battre, et Alfred nous aurait donné une scène renouvelée de notre année de rhétorique ; mais ce n'est qu'une partie remise. Touche là, Ernest,

et sois sûr qu'à l'avenir tu m'auras toujours, comme par le passé, ou pour second, ou pour antagoniste, mais jamais pour arbitre. Tiens, je m'ennuyais à Paris. J'ai vécu j'ai diantrement vécu, mon pauvre , Ernest. Si la vie est un cercle, j'en ai parcouru toute la circonférence. Quant à ces blancs-becs, ne leur demande aucune des nouvelles de ce monde ; car ils te les donneraient toutes. Que veux-tu? quand on ne sait rien, on s'en console en enseignant beaucoup. Oui, Ernest, mon cher Ernest,

j'ai vu, j'ai senti, j'ai universellement reconnu mon existence ; et c'est pour cela que je ne puis te l'expliquer. Tout ce qu'il y a de clair, c'est qu'elle est finie. A moins pourtant.... mais mon rêve de ce malin n'é-

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tait qu'un rêve comme le vôtre , n'est-ce

pas Alfred? n'est-ce pas Gustave? A quoi se prendre ici-bas, quand on croit à peine avoir une terre sous les pieds, et des cieux sur la tête? Nous autres, artistes, nous allons aussi loin que l'humanité nous pousse ; mais nous ne revenons pas dès qu'elle nous appelle. Donne-moi ta main, Ernest, viens réveiller, par ton jeune regard le sommeil de mon ame toute vieillie. Tu arrives tout frais, tu as encore tout ton sang dans les veines, tu n'aurais pas

honte d'avoir quelque grandeur. Sois près de moi, Ernest; dis-moi de temps à autre, avec la voix que je te connais : Alexandre, il faut se relever. L'art a de l'avenir; et l'avenir c'est Dieu, c'est tout le coeur , de l'homme, c'est plus que le sourire de l'Eternel, plus que les félicités de notre ame ; c'est la belle et noble souffrance du génie, iusulté par l'admiration des sots, et dédommagé par la haine de ses pareils. Fais mieux encore mon bon Er, nest, ne me regarde plus, ne me parle

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plus, et ton dédain me rendra fort contre moi-même. Va, j'avais bien besoin de toi. J'étais malheureux. Et si ce n'avait été que cela!... mais j'étais désespéré. Bah je ne dis rien encore ! mon mal est le plus' grand des maux, puisqu'on n'a pas le plaisir de lui trouver un nom. J'étais ce que tu deviendras, Ernest, quand tu te seras donné corps et ame à Paris, et que Paris t'aura entièrement accepté. Ernest ne répondit pas sur-le-champ. L'entretien tournait au sérieux. L'amertume qui remplissait le coeur d'Alexandre s'était répandue de proche en proche; chacun réfléchissait, et se dépitait de ne pouvoir faire autrement. Ces paroles, sorties de.l'ame d'Alexandre comme un jet d'ombre et de lumière, éclairaient subitement les consciences, et redoublaient ensuite certaines obscurités. Ce cri de désenchantement éveillait des échos longtemps muets; et puis, on ne savait plus suivre cette voie jusqu'où elle allait encore. Tous les visages se tournaient vers Alexan!

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dre, tous les yeux interrogeaient les siens.

La vie n'était-elle donc rien de plus que ce qu'il avait goûté? Son histoire , étaitce donc une prophétie générale? Alexandre les laissa juges de la question. Il causait avec Ernest, à d'assez longs intervalles, sans développer ses tristes images, mais aussi sans changer la couleur de l'entretien. m'attendais, disait Je Ernest, à te — trouver plus triste ou plus jovial. Je savais bien que les artistes faisaient du lugubre, et cela me portait à croire qu'ils aimaient à rire. Il me revenait aussi que le Philippon, le Bellangé le Dantan et les charges de , , toute espèce avaient un succès fou, et j'en concluais que vous étiez maussades et écrasés d'ennui. Mais, je le répète, Alexandre, j'imaginais que tu serais moins menteur. Je voulais te revoir maître de tes oeuvres, capable de t'égayer autrement que par l'horrible, et de t'attrister sans le secours des caricatures. En toi, Alexandre, n'y a-t-il plus rien de toi? n'as-tu donc pas une pen-

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sée de création? Dans le regard que tu me jettes maintenant, je reconnais toutes les

intentions d'une belle oeuvre. Cette vie d'artiste, dont tu me parlais en style de testament, je parie qu'elle n'est pas encore au-delà de son milieu. Dis-moi tout, Alexandre : tu as dans l'ame quelque franche inspiration? tu as commencé ton meilleur morceau? Alexandre serra vivement la main de son ami. Mais l'attention générale l'empêchait de rien dire. Alfred même et Gustave le gênaient. Il n'était libre qu'avec Ernest. Echauffé peu à peu par le mouvement de tous les esprits, ramené de la joie à l'attendrissement, de la bonne étourderie d'artiste à la grave souvenance d'une amitié de collége, il ne lui avait plus manqué que d'avoir quelques sentimens mystérieux pour sentir énergiquement le besoin de s'ouvrir à Ernest. Ces imbéciles lassent d'écouter se — mon silence , dit-il à Ernest. Il faut que je

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te conte mon affaire. Bah! pourquoi hésiterais-je? Tu me gagnes le coeur; et peu m'importe que tu en sois ravi. La chose va toute seule , comme le jour où tu reçus vingt-cinq férules pour moi, en dix-huitième. Que mon amitié t'amuse ou t'ennuie c'est égal ; il faut que tu la subis, ses.

Malgré son abandon, Alexandre n'apprenait pas grand'chose à son ami. Il mourait d'envie de parler du portrait. Mais le nom de mademoiselle de Saint-Valery lui paralysait les lèvres. Une crainte indéfinissable rejetait bien avant dans son ame les paroles qu'il croyait avoir dites. plus disait Ernest, C'est étonnant, tu — vois contraint. plus je l'aise, être à te veux Parbleu ! Alexandre, tu n'as pas affaire à un confesseur. Ou, si tu veux que je le sois, prends ton temps. Tout le monde te regarde. Remettons la chose à une autre fois. Alexandre suivit son conseil. La gaieté reparut sur tous les visages.

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En sa qualité de nouveau venu , Ernest était censé tressaillir à des bons mots qui pour le moins étaient âgés de six mois. Tout l'esprit qu'on avait, ou qu'on savait, était remis en circulation. Les anecdotes se suivaient, se contredisaient avaient une fin sans commence, ment. Selon l'usage , les jeunes gens les plus novices avaient le plus de prouesses sur la conscience. Ernest s'amusa quelque temps de l'idée qu'on avait de le divertir. dit-il Alexandre, Qu'en à penses-tu, — n'est-ce pas bien imaginé ? Où diable y at-il assez de femmes pour occuper ces infatigables? Le père suprême a moins à choisir que tous ces petits sultans. S'ils sont encore de service après de telles fatigues, il faut que l'ame de Mathusalem soit revenue s'incarner ici bas. blond Laisse donc, petit Ernest. Ce — qui fait tant de bruit ne sait les choses que par ouï-dire. Il en est à se faire expliquer le poème badin de Voltaire. Il n'est pas 13

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encore bien décidé sur le genre qu'il se donnera. Il penche quelquefois vers le mien ; mais comme le cynisme demande passablement de coeur et de nerf, il se rapproche souvent d'Alfred, qui est plus sournois dans ses goûts et encore cette , lubricité toute raisonneuse l'effraie bientôt, et le rejette sur Gustave, sur l'hommefemme; elle lui montre sa vocation dans un juste milieu entre la veille et le sommeil où le plaisir a ses convenances , comme l'arrangement de la cravate et le choix des eaux de senteur. — Il paraît que tous trois vous faites école, dit Ernest. Ce n'est pas l'embarras, tels que je vous connais, vous savez bien vos spécialités. C'est le mot, je crois. Nous autres paysans, nous nous avisons de nommer les choses. Or, je reprends mon éloge : toi, Alexandre, tu es bon enfant ; cela veut-il dire, comme au collége : Un excellent mélange de tout ce qu'il y a de pire? Oui ? Eh bien ! voilà pour toi. Je réponds Mais, majorité. singé la tu es par que

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comme tu le disais tout à l'heure, n'est pas audacieux qui veut. Si ce n'était pas trop niais d'avoir de l'esprit qui date de dix-huit siècles, je te citerais le pauci quos oequus amavit. Quant à Alfred , il est tout entier à ce qu'il fait. Il se fouette le sang avec des principes. Je voudrais le voir au milieu

de son monde de banquiers et de fabricans. Il se pose là aussi drôlement qu'une idée dans une phrase de journal. Cela doit faire terriblement d'effet. Aussi a-t-il ses imitateurs. Voici quatre ou cinq grands garçons qui font des sentences, qui étouffent de majesté dans leur cravate. N'en étaient-ils pas à musa et dominus quand nous traduisions Perse et les Moeurs des Germains ? Dieu de Dieu! quel plaisir de rester bambin toute sa vie , d'entrer en sevrage dans le monde, comme autrefois en arrivant au collége ! Pour ces messieurs-là, on dirait que la vie recule au lieu d'avancer. N'ont-ils pas l'air plus écolier à la fin qu'au commencement ? Au moins, quand ils faisaient de la république dans le De viris ou l'Epitome Groe-

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c'était en bâillant de tout coeur ; ils avaient de l'esprit par le fait ; mais , rapprendre aujourd'hui, dans un français qu'ils ne comprennent pas du tout , ce qu'ils entendaient presque dans le latin des basses classes, c'est trop fort en vérité. Et je conçois que Gustave se moque d'Alfred et des siens. Etre musqué, busqué, modérer l'excellence de la vue par un binocle, avoir toujours peur de n'être pas assez ridicule, c'est encore mieux par ma foi ! Gustave a , sur eux un demi-siècle d'avance. Il rit de ce qui fera rire les petits enfans-d'Alfred. N'est-il pas vrai qu'il prend très-bien dans le monde? —Comment donc, dit Alexandre, Gustave est un type, un archétype. Il réussit plusqu'il ne veut. Tu verras, cet hiver. Pendant que le faubourg Saint-Germain nous boudait, il n'était permis de bouder qu'à la manière de Gustave. La grande tristesse des grandes fidélités recevait ses conseils, se crêpait à son goût, se concertait avec lui sur le choix des ennuis. La Chaussée dancoe,

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sait son pas, lui empruntait son rire d'essai, sa sérénité présumable. Il n'y avait pas jusqu'au bal patriotique , où les gens un peu lancés ne se souhaitassent la parfaite commodité de sa figure. Gusfait, Alexandre Mais dans le — , tave n'est pas si malavisé. Il a des bonnes fortunes ; il a beau s'en vanter, je le crois ; sa fatuité sent moins l'espérance que le

souvenir. Au fond de tout cela il y a quelque chose. Il a l'avantage de ne pas ressembler à Alfred, Alfred est assez heureux de n'être pas comme toi, et celui qui ne tiendrait ni de toi ni d'Alfred, ne serait, ma foi, pas un homme à dédaigner. Comme traites! quelle tu vernous — deur ! quelle séve de plaisanterie ! tu nous donnes en un jour tout l'esprit qui te sera venu depuis notre sortie du collége ; mais c'est cela que j'espérais : tu étais né pour être artiste. Le chick , le procédé sérieux , la pleine résurrection de l'ame tout cela , t'irait à merveille. Nous eu causerons il , le faudra. Tu es propre à je ne sais combien de choses. Il ne tient qu'à toi de prè-

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cher plus haut qu'Alfred, de te suspendre plus doucement que Gustave à la vie humaine d'être plus fécond que moi en bon, nes et en mauvaises folies. Tu commences à vivre, à l'âge où finit vraiment la naismonde il revenait Si Rousseau au sance. , t'appellerait Emile. Bien , Ernest, trèsbien, mon cher ami. Tu nous vieillis de trois générations, en venant nous montrer ta noble jeunesse. Ta voix mord l'air comme le crime ferait ma conscience. Tu as le pas d'un homme qui sait d'où il vient et où il va. Ta pensée , ton regard, le moindre de tes mouvemens, révèlent une richesse de vie une fertilité d'ame, où , sont abrégés et ennoblis les détails que je prends à droite, à gauche, partout où mon crayon veut traduire mes surprises. Ernest ne riait ni trop, ni trop peu de ces éloges.

Alexandre parlait ingénument, et la tristesse qui soulevait ses mots les plus heureux allait au coeur d'Ernest, bien plus avant que tout le reste. Cette surabondance de fraternité, ce

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respect si ardent, attestaient quelque souffrance dont Ernest seul pouvait recevoir l'aveu. Rien n'est sombre comme l'abattement d'un artiste. L'énergie des sensations vous effraie encore là où elle est tombée. Vous ne pouvez contempler, sans avoir froid à toute votre ame , une figure faite pour peindre l'homme intérieur, et désormais rebelle à la vie qu'elle savait recevoir. Fierté, bonhomie, calme pur, désordre effronté disparaissent tous à la fois , , parce qu'ils y éclataient tous ensemble. A ce coeur anéanti, le vice et la vertu, le vrai et le faux sont également impos, sibles. La mort n'y est pas unique ; elle a toute la multiplicité de la vie qu'elle y a remplacée. Ernest faillit embrasser Gustave. Mais leur entretien voulait du secret. Il était bon de supprimer les démonstrations. Aussi bien cet à parte avait duré long-temps. Ernest se devait un peu à tout le monde.

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chacun de J'espère dit nous que a — tout ce qu'il pouvait dire, s'écria-t-il en s'adressant aux plus éloignés. Voilà que nous avons raconté nos aventures, et celles que nous aurons peut-être, et celles que nous n'aurons jamais. M'est avis , messieurs, que nous ferions bien de continuer à l'avenir. Quand nous nous verrons, chacun de nous dira ce qu'il fait, ou ce qu'il croit faire ; et tenez, messieurs, comme je suis maître de mon temps, et qu'au premier jour je serai logé à l'aise, on se réunira chez moi. J'ai besoin de vous tous. Vous m'improviserez la vie parisienne. J'arrive du Danube à Rome et si , je ne ressemble pas mal au paysan de la fable, vous êtes bien un peu les sénateurs de la mode. Salut donc à votre patriciat, et donnez-moi le droit de bourgeoisie. L'offre d'Ernest fut acceptée par acclamation. Il était déjà fort tard, et on songeait à se séparer. Ernest avait été si cordial, qu'il semblait

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avoir fait toutes ses confidences. Alfred , Gustave et Alexandre le crurent un instant comme tous leurs amis. Mais quand ils se virent seuls avec Ernest , ils se ressouvinrent de mademoiselle

de Saint-Valery, dont il n'avait dit mot.

Ce silence leur donnait à penser. L'avait-

il vue? ne venait-il pas pour elle? Etait-il

préoccupé ? était-il insouciant ? Ces doutes précipitèrent leur départ. Avec toute sa familiarité, Ernest ne les avait pas enhardis à faire ces questions. Ce ne fut qu'en mettant le pied dans la rue qu'Alexandre les exprima tout haut. Nous sommes trois écoliers, dit Gustave. Ernest a parlé eu l'air pendant toute la soirée et nous avons voulu voir mille , choses dans ses moindres mots. Il nous a traités envrais rhétoriciens, nous épargnant les idées tant qu'il a pu; et la mystification nous rendait si heureux qu'Er, nest y reviendrait sûrement, s'il était homme à se répéter jamais ; mais demain nous en saurons davantage.

CHAPITRE X.

trouva point Ernest; on ne le trouva pas le surlendemain. Plusieurs jours se passèrent, et les trois amis suspendirent leurs visites. La saison des bals allait s'ouvrir. Ernest ne connaissant presque personne, recevait sans doute de rares invitations. Ainsi pensaient du moins Gustave et ses deux riLe lendemain on ne

vaux.

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couraient le monde sans l'y rencontrer , sans entendre parler de lui, et cette circonstance redoublait l'attention qu'ils donneraient à son début. Le grand jour arriva enfin. Madame Monterubro, veuve d'un vieux général de l'empire, espèce de princesse napoléonienne,qui tenait un peu de la noblesse proprement dite un peu des gran, deurs révolutionnaires, donnait un bal magnifique où l'aristocratie de tous les âges devait se confondre pour une nuit. Les salons étaient immenses admira, blement éclairés. Des arbustes rares des , fleurs tardives d'automne, et d'autres qui prévenaient le printemps, répandaient la fraîcheur et la vie sur une scène déjà tout animée. Des tentures d'une richesse orientale, variées dans leurs dispositions comme dans leurs couleurs mêlaient leur éclat , fantastique aux reflets de la lumière, à l'ensemble changeant des toilettes et aux , nuances de jour ou d'ombre que l'ame donnait encore aux physionomies. Us

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La foule arrivait , arrivait toujours. Femmes, jeunes filles, douairières venaient ajouter à un mouvement déjà passablement confus. L'uniforme, l'habit noir , la moustache, les lèvres dégarnies se mon, traient à leur tour disparaissaient, bril, laient de plus belle. C'était un raout; et si les premiers venus avaient craint un instant d'être seuls de pouvoir respirer, de trou, ver moyen de parler et d'entendre , ils se rassuraient désormais, et l'ouverture du balé tant déjà étouffante, ils espéraient bien qu'avant minuit on aurait le plaisir de crier miséricorde ! Quelquesjeunes gens fendaient la presse, ayant l'air de demander le passage pour les femmes qui les suivaient, et s'arrangeant de manière à s'en débarrasser. Au milieu d'un tumulte d'excuses, de paroles vives, de respirations essoufflées, des voix dispersées et presque perdues dans le bruit général, on se ralliait aventureusement, jusqu'à ce que les importans parvinssent à se faire centres de groupes.

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toi, AlexanEt là? Gustave, es-tu par — dre, es-tu par ici? J'ai trouvé Ernest, qui près côté. Il d'un cherchait de est son nous ami intime de M. de Saint-Valery. Et Alfred conduisait ses deux amis vers un angle du salon, où quelques personnes causaient familièrement. Ernest semblait en être connu ; car il était fort à son aise. Il tendait la main à ses trois amis. arrivez leur dit-il Vous à propos, ; — Alfred m'a mis aux abois; et ces messieurs ont fait plus que de me donner le coup de grace ; ils ont cru que je mourrais bien sans cela. Sois bon, Alexandre, sois bon, Gustave ; vous n'êtes de l'opposition ni l'un ni l'autre ; mais vous savez mieux que moi qui vous en empêche. Dites-le donc tout haut, s'il vous plaît. Et d'abord, c'est toi qui vas parler, Alexandre. Tu as quelque chose sur les lèvres. Moi! Ernest? sais Je jamais que ne — dire quand on me plaisante de bonne grace. Il faut qu'on se moque de moi toutà-fait, ou qu'on me complimente sérieuse-

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ment. Alors, je réponds comme un autre. Mais quel était donc le sujet de la discussion?

Parbleu ! ne devines-tu pas? dit Gus— tave; et se tournant vers l'ami de M. de Saint-Valery, n'est-il pas vrai, monsieur, lui dit-il, que vous en étiez aux femmes patriotes? Ici, à cette heure, en présence de toutes ces bigarrures sociales, l'occasion était belle pour Alfred et pour Ernest, pour un homme sans tact, de faire de la politique, pour un homme d'esprit, de s'en amuser. Ernest; dit cela très-bien, Tout est — mais tire-moi d'affaire. L'entretien devint général. Ernest n'attaquait ou ne se défendait qu'en homme du monde. Ses adversaires, qui avaient d'abord un peu déclamé, laissaient maintenant les sentences et les chaudes théories, pour la réalité, pour les convenances locales , pour le moment enfin ; et force leur était de comparer les femmes de la gauche aux autres femmes au lieu ,

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de faire l'ennuyeux parallèle des hom-

mes .

Cependant ce n'était pas là le plus sérieux de leurs soins. La brusque entrée d'Ernest dans le monde, son aplomb modeste, l'intelligence alarmante qu'il avait des caractères, des dévouemens factices, et de tout le dessus comme de tout le dessous des esprits, attiraient et faisaient peser sur lui une attention qu'on croyait donner à autre chose. Quoiqu'il eût paru juste-milieu par le fait de sa lutte contre des hommes du mouvement, il leur avait laissé une impression de grandeur qui pouvait bien leur venir de son indépendance. Il comprit leur pensée. Mais pour un jour de présentation, c'était beaucoup d'avoir fait un effet quelconque ; et il suffirait à Ernest d'avoir été regardé d'une certaine façon, d'avoir obtenu tel silence : trop de succès d'un coup, c'eût été trop peu, selon lui.

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bien Eh ! Gustave, dit-il, pour ca— cher ses réflexions sur l'accueil qu'il avait n'as-tu promis, n'avais-tu ou pas reçu, pas dû promettre de m'introduire dans le monde? Ces messieurs ont bien voulu reconnaître en moi le fils d'un ancien ami, d'une femme qu'ils ont connue mieux que moi. Mon aïeule elle-même m'a fait trouver grace devant eux. C'est une triste et noble jouissance, Gustave, que celle de chercher dans toutes les ames ce qui nous reste d'une famille à jamais perdue. Mais en cela , mon pauvre Alfred, tu m'as aidé de grand coeur. C'est toi qui m'as nommé à quelques-uns de ces messieurs. Ernest ne s'était pas attendu à de si vives émotions. Il lui fallut, pour les maîtriser, la calme et fière conviction que l'on partageait cette

tristesse encor mieux que cet étonnement. Gustave ne demandait pas mieux que d'annoncer Ernest. En véritable condisciple, il lui souhaitait d'être dandy avec les dandys, comme 14

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il venait d'être grave avec de graves personnages.

Quand il eut fait quelques pas avec lui, il s'arrêta subitement et le regarda en face. La lumière d'un lustre tombait à plein sur Ernest, et lui donnait le désavantage d'une toilette trop saisissable; son teint, bruni par plus d'un été, perdait les nuances romanesques qu'il aurait eues ailleurs. Il eût aussi fallu un autre air, un autre lieu, un autre bruit, pour accompagner cette tournure, cet oeil si vrai, et cette voix si profonde. Malgré tout cela Ernest n'était pas , éperdu. Il soutenait le coup d'oeil de Gustave, et ne voulait ni ne pouvait rien y voir qui ressemblât à la pitié. dit-il, lui c'est bien C'est paysan, un — conduis. Et tu es en tu que un paysan peine de savoir si je serai des vôtres. il faut aller droit Ernest, toi, Avec — donc chemin. Je t'avoue que tu n'es son pas comme tout le monde , puisque tu

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j'aime ressembles Moi, les pas. me ne gens qui s'effacent, je suis homme jusqu'aux deux tiers de la femme. Et quand tu ne le dirais pas par ce petit sourire, je

qu'on en conviendrait également. Gustave avançait toujours avec son ami. Rien n'était piquant comme le contraste de ces deux figures. A côté des formes bien accusées des , manières viriles d'Ernest, la taille longue et flexible de Gustave, sa démarche ménagée son regard vacant, présentait l'om, bre d'un corps debout près de ce corps , et l'ombre d'une ame , allongée derrière celte ame. Gustave était élégant; sa figure, qui avait dû être spirituelle, s'était corrigée de cette expression, et avait soigneusement gardé la pâleur qui lui était venue en dix ans de captivité collégienne. Il était Parisien des pieds à la tête. Et si Ernest ne s'en était pas assuré par lui-même, il n'aurait eu qu'à remarquer les mots oblicrois

geans, les mouvemens de tête, qui sa-

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luaient çà et là le passage de son ami. Ils atteignirent enfin quelques jeunes gens, auxquels Gustave avait à coeur de présenter Ernest. dit messieurs Gustave C'est lui, — , sans le nommer; et si vous demandiez ce qu'il est, j'ai presque envie de vous faire la même question. Je donnerais bien des choses pour qu'on y répondît. L'arrivée d'Ernest éveilla presque ces messieurs. Personne ne prit de binocle pour le voir; on ne grasseya pas trop en échangeant les mots d'usage; et, soit par surprise, soit par condescendance, les jeunes gens devinrent des jeunes gens. Ernest se livra, et parla de tout ce

qu'ils voulurent. Diable, lui dit Gustave demi-voix, à — je te croyais plus carré sur la base. Tout à l'heure, tu as paru sérieux même à des gens renfrognés. Si je t'avais laissé avec eux, votre entretien aurait été la quintessence de trois ou quatre sessions ; et voici

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fais à parles à tu et travers, tort que tu que de l'ennui dès qu'on t'en demande ; qu'estde juré dire cela ? as-tu veut nous que ce enlever tout, jusqu'à notre nullité ? Ernest était lui-même surpris de son aisance. Entouré de jeunes gens à qui il n'était pas facile d'en imposer, il se sentait rien leur inconnu. Sans empire emun prunter, il avait leur assurance pleine de langueur. Les idées lui venaient en foule , et sous un jour si heureux, que malgré son inexpérience dans le jargon du boudoir, il s'exprimait en homme qui n'a guère vu le jour que dans les nuits de bal ; la nuit, que dans une alcôve fermée le jour. Si ces messieurs en avaient eu le loisir, ils auraient trouvé le fait incroyable ; mais cela se passait si naturellement, que Gustave lui-même n'y faisait pas réflexion. La supériorité d'Ernest avait une cause à lui connue. Son sang-froid n'était pas, comme le leur, une ridicule lassitude d'esprit ou de coeur, mais bien l'effet d'un

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sentiment énergique. Tout en parlant femmes chevaux coups d'épée, il avait , , quelque chose derrière ces lieux communs. Ce n' étaient ni ces jeunes gens, qu'il était venu chercher au bal ni les , partisans d'Alfred, avec lesquels il s'était mesuré un peu auparavant, ni les artistes, auxquels Alexandre était impatient de le présenter. Avec plus de pénétration , ou moins d'amour-propre les amis de Gus, tave , et Gustave avec eux, se seraient aperçus qu'Ernest ne pensait pas à ses interlocuteurs quoiqu'il sût fort bien ce , qu'il leur disait, et qu'il ne les regardait guère quoiqu'il les vît assez pour recon, naître entre mille figures, leurs figures très-peu reconnaissables. Peu à peu on s'était animé en l'entendant et Ernest avait le malheur d'obtenir , pleine attention au moment où il en était le plus fatigué. Il ennuyait si peu son monde, qu'il désespérait de faire croire à son propre ennui. Alexandre moins gêné en qualité , ,

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d'artiste et de vieille connaissance, avait usé de son double droit, et s'était assez visiblement esquivé ; il était à quelques pas de là, attendant qu'Ernest en eût fini, et lui faisant signe de le suivre sans façon. Ernest allait être réduit à quelque impertinence quand un heureux hasard , vint la lui épargner. Un murmure vif, et tour à tour affaibli et redoublé, s'élevait dans quelques parties du salon. Il suivait le mouvement de quelques personnes qu'on ne pouvait distinguer derrière les hautes têtes de plusieurs jeunes gens , les coiffures en cheveux, relevées de fleurs ou de plumes, d'une multitude de femmes , et le flux et le reflux des curieux. Gustave et ses amis se levèrent. Pendant qu'ils se demandaient ce que ce pouvait être, et que leur préoccupation rendait à Ernest sa liberté, le bruit et le mouvement changèrent tout à coup. On eût dit qu'un sentiment de respect comprimait les voix et ralentissait les pas. C'était évidemment l'apparition d'une per-

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sonne remarquable, d'une jolie femme, ou d'un homme célèbre, qui produisait cette impression. Ernest tressaillit, il se dirigea de ce côté. Il était précédé par un flot de spectateurs, qui voulaient s'approcher de la personne introduite, au risque de l'étouffer de concert avec quatre ou cinq foules qui arrivaient sur le même point. Dans son empressement, il heurta, sans le savoir, Alexandre qui l'attendait toujours. Comment! dit Ernest, Alexandre, tu — serais curieux aussi? mais, si ce n'était que cela, tes lèvres ne seraient pas si pâles ; tu ne me regarderais pas si extraordinairement. Sais-tu donc ce qu'il y a là-bas ? c'est peutêtre cet énormelord William, qui se montre avec sa princesse de la rue Froid-Manteau; ou bien la baronne de Vaux-Rizac, qui revient de plaider en séparation; aimes-tu mieux que ce soit ce long et pliant Auguste , le grand peintre de luxure, qui , pour échapper à sa réputation s'est , battu effrontément pour l'honneur d'une

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femme, et d'une femme vertueuse , quoiqu'il ait osé lui donner ce nom ? C'est un original que nous allons voir; car il est partout. Et quant à la dame, elle sera ici ce soir, à ce que m'a dit madame de Monte-

rubro. Après un court silence, il ajouta, en serrant le bras d'Ernest : Je te la montrerai ; mais sur ton ame , tu me diras ce que tu penses. Auguste s'imagine avoir fait son portrait, tu. en jugeje fais véritablement, m'imoi qui le ras; magine que ce n'est pas le sien; tu verras. Ernest n'écoutait rien; il fit un pas, et se trouva séparé d'Alexandrepar un groupe considérable. Il n'y avait d'yeux ni d'oreilles que pour la foule qui enveloppait l'apparition. Il fut enfin satisfait. Un vieillard, au maintien noble, au sourire jeune et vénérable, s'avançait heureux, fier, saluant du geste, comme le permettaient son âge et sa dignité. Il se retournait souvent vers une femme qu'on

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ne pouvait pas voir ; et alors on eût dit que ce n'était pas elle qu'il regardait , mais la belle et riante assemblée qui fêtait sa venue; et, lorsqu'il reprenait sa marche, sa compagne l'occupait plus que tout le reste ; car au lieu de cet orgueil permis à des cheveux blancs, que tout le monde contemplerait, et à une ame élevée de plus en plus par les ans, à laquelle s'adresseraient des respects sincères, il n'avait dans les traits que tendresse et candeur paternelle . — C'est elle s'écrie Ernest. , Une jeune femme dont la chevelure , peu relevée et la tête inclinée d'un air naturel avait disparu quelque temps , suivait le vieillard tantôt.de fort près, tan, tôt à quelque distance. Ernest ne la voyait encore que du coeur. Les femmes étaient attentives , les plus laides la regardaient sans cesse. Un sentiment, meilleur peut-être que l'envie, faisait revivre ces figures flétries par bien des nuits de fête, et plus encore par le désir

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de paraître belles. Il y avait du respect dans leur fait, c'était l'aveu profond de leur infériorité, accompagné de trouble, de trans-

port involontaire. Quelques-unes étaient muettes, pensives, oubliant, jusqu'à nouvel ordre, que songer ainsi à une autre femme , c'était essentiellement un sacrifice. D'autres parlaient vivement, s'agitaient prenaient sa défense devant les , plus jolies, de manière à se dédommager de leur bienveillance envers l'une, par leur malice envers toutes les autres. Oui, Ernest. elle, c'est répéta — Le sang lui montait au visage et dans , , l'état violent où il se sentait, il se félicitait de n'être pas vu d'Alexandre. Des femmes charmantes souriaient en changeant de couleur, et feignaient de regarder partout où n'était pas leur rivale. Ernest aurait battu des mains si la presse , où il était lui eût permis de faire un mouvement. Il suivait de l'oeil l'ondulation d'une centaine de jolies têtes occupées d'une même pensée, l'évitant toutes comme

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elles pouvaient et doublant par leur ap, parente distraction la magie de l'apparition qu'Ernest voyait avant de la décou-

vrir. n'en Juliette, C'est Ernest, murmura — pouvant plus d'orgueil. C'est étonnant qu'elle me bouleverse ainsi : je m'attendais bien à être agité, mais pas à ce point. L'aije revue chez son père ? sais-je bien si elle m'a déplu si elle m'a ravi ? Non, par le , ciel ! non ! je n'en sais rien ! Tandis qu'Ernest cherchait à se remet-

tre, Alexandre s'approcha de lui. Ils n'eurent qu'à se regarder pour

se

comprendre, aussi ne se dirent-ils pas un mot. Alexandre tremblait, n'y voyait plus; la contenance d'Ernest l'avait comme pétrifié. Ce n'était pourtant pas de la jalousie, ce n'était pas une émotion vulgaire qu'il avait dans l'ame. Une révélation subite et supérieure, avait changé toute sa manière

d'être.

répondit-il conviens j'en C'est vrai, — , à Ernest qui ne l'interrogeait pas, je l'aime

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à ma manière; mais il n'y a pas de Dieu, il n'y a pas d'art, il n'y a pas d'Alexandre, si je songe à devenir ton rival. Ernest croisa ses bras, et regarda le par-

quet. Oui, Ernest, reprit Alexandre, d'une — voix basse, mais énergique, si tu crois que j'ai une ame, que l'ame est quelque chose, que quelque chose mérite honneur et confiance laisse-moi jurer que mademoi, selle de Saint-Valery t'appartiendra. Ernest écoutait tout ce qu'Alexandre ne savait pas dire, et le ton qu'il le voyait prendre était pour des pensées vives et tumultueuses un écho plus net que des paroles, me prends le coeur à deux mains, Tu — continuait Alexandre. Calme comme tu , sais l'être agité comme je le suis, il faut , , que tu m'expliques mon langage, bien loin de m'en demander le sens. Il n'y a pas de bal qui tienne ; peu nous importe qu'on s'étonne de notre à parte, de nos exclamations; je te le dis, Ernest, mademoiselle de

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Saint-Valery te fait peur , donc tu l'aimedepuis cinq sais mimoi, je ras; pour nutes que ce n'est pas mon coeur , mais mon imagination d'artiste qui raffolle d'elle. Le diable m'emporte , si je puis dire d'où me vient cette distinction ; on la fait, il est vrai, presque tous les jours ; mais c'est la première fois que je n'en ris pas. bien Alexandre Mais ! tu grave es — , Songe donc que je n'ai vu que deux fois mademoiselle de Saint-Valery ; qu'il n'est pas facile de me faire tourner la tête, que... Ernest Allons tu mens par ces — , , belles paroles, et tu dis la vérité par ton coup d'oeil et par ton attitude; mais je sais que tu aimes ce manége et j'en ai usé , assez souvent avec nos amis , pour mériter que tu me traites comme je les traite. demandes Tu de choses, tant me que — je vois bien que tu n'en ignores aucune. Puisque tu veux que j'en convienne, mademoiselle de Saint-Valery m'occupe passablement. Tu sais que Gustave me

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parlait d'elle dans ses lettres. A défaut d'obligeance, sa fatuité m'apprenait tout. Et cependant je n'en étais pas plus instruit; du moins je m'en suis aperçu à la fin, tout à la fin, mon cher ami. Me vois-tu partant pour Paris, l'imagination en l'air , me faisant d'une femme l'idée que je veux, puis obligé d'en rabattre par réflexion, et, pour dénoûment, ne sachant plus du tout ce que j'en pense? lui fait Mais visites? quelques tu as — vous aurez renoué connaissance? En qualité d'ami primitif, on a des priviléges... Je croyais que ta passion s'était rallumée. — Oh ! ceci est un secret, même pour moi. J'ai retrouvé non plus Juliette mais , mademoiselle Julia. Demandez-moi un peu! J'ai eu affaire à une jeune personne qui m'a échappé de toute manière. Je n'ai vu en elle ni la parisienne, ni la provinciale; ni la tristesse reçue, ni la gaieté d'autrefois ; et encore ce n'est pas elle qui m'a mystifié, c'est moi-même, triple sot que je suis! Car soit dit à son ,

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honneur, elle ne s'est pas assez occupée de moi pour que j'espère qu'elle s'en soit moquée. Elle m'a laissé parfaitement libre dem'applaudir, ou de me faire pitié; et, d'ame, bonté de consoler cette pour me j'ai eu besoin de songer que c'était un prêté pour un rendu. t'entendre voir le Parbleu, à à et te — premier jour, j'ai bien jugé que tu ne donnais prise à personne. Gustave avait eu beau prédire tes pas de clerc , et le plaisant noviciat où il te dirigerait, je m'attendais bien à te trouver ferme en selle, sans raideur aucune, et manoeuvrant à souhait sans bride et sans éperons.

trompait Gustave se un peu, et tu te — trompes beaucoup. Puisque tu m'as parlé en frère, Alexandre, je te dois un commencement de confidence. J'ai peut-être aimé mademoisellede Saint-Valery ou je l'ai, merai peut-être; mais maintenant je ne l'aime pas. Plus tard je t'en parlerai davantage, quand ce serait à mes dépens. Alexandre aurait ri de ces énigmes, si le

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silence qui les suivait n'eût indiqué quel-

sérieux. mouvement que je bats la campagne dit-il, Après tout, — comme un autre, quand mon tour vient d'être trop ou trop peu raisonnable. Il est juste que je te laisse tes idées. Qui me dira d'ailleurs qu'elles sont absurdes? Dans vous autres, qui avez encore l'ame verte et fertile, il y a bien des choses que nous ne devons plus comprendre, nous dont la vie morale s'est éparpillée avant le temps. Ainsi donc, Ernest, rêve, parle, danse, assiedstoi à une table de jeu, fais ce que tu voudras, j'y souscris ce soir, et à toujours. Il ne quittait pourtant pas son ami. Ernest, si empressé d'abord de joindre mademoiselle de Saint-Valery, avait reculé de quelques pas en la voyant venir de son côté. Il ne fut pourtant pas aperçu. M. de Saint-Valery et sa fille, qui allaient saluer madame de Monterubro ne , répondaient qu'en passagers aux saints qui leur venaient de toutes parts. I.

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Ernest fut à la fois content et fâché d'avoir été traité comme les autres , sans oubli et sans attention. Il venait de rencontrer quelques artistes auxquels Alexandre le recommandait chaudement. C'était l'espèce d'hommes la plus propre à le guérir de ses airs solennels. Il le reconnut avant eux-mêmes, et leur sauva l'ennui de le mettre en belle humeur. dit monde Tu partout, ton as — Alexandre ; par je ne sais quel hasard, tu étais tout à l'heure en famille avec des publicistes des gens à amendemens et , sous-amendemens, tu as éclipsé Alfred, presque avant de paraître. A peine avaitil eu le temps de s'en étonner, que déjà tu daignais pâlir au milieu des pâles suzerains de la mode, augmentant, s'il était possible, le vide tout complet des esprits à la Gustave ; il semblait qu'il ne tînt qu'à toi d'être encore au-dessous d'eux. Mais ne voilà-t-il pas que tu viens me déposséder! Je vous en prends à témoin, messieurs, j'ai la parole avec vous et Dieu sait si j'y ,

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tiens. Or ce diable d'Ernest va l'obtenir avant de la demander ; et sûrement vous voudrez qu'il la garde. Au reste, dans vos voyages en Suisse, quelques-uns de vous ont été ses hôtes, et j'espère que vous lui devez plus qu'à moi.

L'éloge de madame Dorgemont arriva bientôt à la suite d'autres complimens. Par un concours qui surprenait et touchait de plus en plus Ernest, les moindres faits de la vie de cette femme lui avaient ouvert quelque voie, ménagé des esprits qui attendaient le sien, et déposé en lui le germe des pensées, des désirs , et des espérances sociales. Mais ces sentimens étaient beaucoup trop saints pour le moment. Ernest aimait mieux s'en défaire un peu, que de les laisser renaître sans les manifester. Il retomba, avec indulgence, dans la causerie saccadée et sans souci des confrères d'Alexandre. Ce tribut une fois payé, Ernest avait

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impunité pour tout ce qui lui restait de bon sens et d'émotions profondes. Mais il n' y comptait pas ; et, sur l'assurance que lui donna Alexandre, qu'on venait de le déclarer bon vivant, il gagna, sans risquer trop d'adieux, la partie du salon où madame de Monterubro recevait les complimens de M. et de mademoiselle de Saint-Valery.

CHAPITRE XI.

Si Ernest n'était pas ridicule, il s'en fallait de si peu de chose, qu'il riait déjà com-

plétement de lui-même. Mademoiselle de Saint-Valery était presque à sa portée, il n'avait plus qu'un pas à faire, qu'un mot à dire; et, à la manière dont il était salué par M. de Saint-Valery, il pouvait s'attendre à être bien reçu de sa fille. Mais il s'intimidait à force de croire

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à son assurance ; il allait et venait dans le salon, parmi les femmes et les jeunes gens, de mademoiselle Saintperdre de vue sans Valery, mais aussi sans l'aborder.

pensait-il; suis Je et tant sot, un — mieux pour le moment. Que ferais-je de mon esprit s'il me revenait? J'aime mieux être sans idées, sans émotions précises; cela est plus commode pour un homme qui veut observer. Car je ne fais pas partie du spectacle, mais bien du public. Il me tardait de voir, d'entendre ; il y a une voix qui ne sonnera bien qu'ici pour mon oreille, puisqu'elle a besoin des mille échos du monde ; et l'apparition, à laquelle je viens assister, n'aurait pas non plus ailleurs ce grandiose , et ce je ne sais quoi de lointain, qu'il faut que je trouve en elle. En sa qualité de débutant, Ernest avait un avantage ; il était assez occupé de sa présentation, pour être dispensé d'aborder mademoiselle de Saint-Valery. Il se tenait toujours à distance, et toujours assez près pour la juger parfaitement.

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Il réussissait tout autant qu'elle. Il ne se défendait plus de cette conviction que pour

l'augmenter encore. D'abord son maintien modeste avait justement ce qu'il faut de timidité pour étonner les femmes. Il parlait peu, ne se donnait pas trop de mouvemens, et semblait se croire trop libre, à mesure qu'on remarquait sa réserve. Mais, par une sorte de fatalité , ce qui lui arrivait se liait au rôle de mademoiselle de Saint-Valery, soit par manière de contraste, soit par exacte ressemblance. homme, disait beau C'est jeune un — une femme à qui Gustave avait montré son ami ; et ce qui me plaît en lui, c'est qu'il lui manque bien des choses. Il ose vraiment rougir ; il se permet de ne savoir que répondre à un compliment : je vous remercie, Gustave de m'avoir désigné parmi vos , , amis, quelqu'un qui ne veuille pas être trop sûr de son fait. Mais, Madame, vous n'y pensez pas ; — Ernest a plus de présence d'esprit que moi.

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A ma place, il ne perdrait pas contenance pour avoir essuyé vos sarcasmes. Il y a des gens qui n'ont d'aplomb, qu'après s'être lassés de leur embarras ; Ernest fait tout le contraire, il est timide pour l'amour de la nouveauté. Regardez-le bien, je vous prie : si ce front large, si ces lèvres hardies, si

unique, annoncent un homme qui doute de lui-même, je veux bien être cité partout pour ma modestie. Dansera-t-il? ne dansera-t-il pas? fera-t-il la cour à quelqu'une de ces femmes? se laissera-t-il comprendre d'ame qui vive, d'ici à la fin du bal? Je vous défie d'en rien savoir. Et vous appelez ça de la timidité? Il est vrai, ce serait bien le mot, s'il s'agissait d'un débutant ordinaire; ce port

mais dans Ernest les choses changent de nature et doivent perdre leur nom. Je crois que s'il était sot, il faudrait dire que c'est encore là de l'esprit. voudrais Soit, Gustave. Je pas renne — verser cette phrase en parlant de mademoiselle de Saint-Valery.

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Tout ce qu'elle a de bien semble lui nuire ; sa grâce même est de la gaucherie; divertissante est peur ; une son assurance et sa jeunesse est si visible, si complète, qu'elle a bien l'air commencée depuis longtemps .

Ernest savait qu'on songeait à lui en parlant de mademoiselle de Saint-Valery. Peu à peu il avait été nommé à la plupart des femmes. Le triomphe de mademoiselle de Saint-Valery avait été plus rapide, sans être plus brillant. Soit volontairement soit par faveur du ciel, elle , avait, dès son entrée dans le salon, excité l'admiration des hommes, qui a toujours son prix, et l'envie des femmes , qui centuple un succès; et comme les sentimens les plus sincères sont aussi les plus durables les inspirations de la malignité , étaient encore dans toute leur verve, que la bienveillance qui était née près d'elle, , s'était déjà éteinte ou disséminée dans les impressions qui accompagnent un grand bal.

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Là comme ailleurs, le mouvement général part d'une idée féminine. Mademoiselle de Saint-Valery avait bien des rivales; et leur dépit était trop profond pour n'être pas mêlé de quelques raisonnemens. Le meilleur de tous, en pareil cas , est celui qui les porte à faire les généreuses. Au fort de l'attention qu'on donnait à mademoiselle de Saint-Valery, les femmes prirent la peine de plaindre Ernest, qu'on oubliait complétement. On se rappela la petite réputation que ses amis lui avaient faite, et celle qu'il venait de se créer plus réellement; on se rappela la célébrité assez vague qui avait précédé de trois ou quatre grands jours, une célébrité plus particulière datée seulement de l'ouverture du , bal : celle-ci avait toute la prééminence d'un succès constaté et obtenu, comme , tous les succès de ce monde, d'une manière inattendue, quoique bien prédite. Ernest s'amusait de ces manéges. Il ne pensait presque plus à ce qu'il ferait de sa soirée. Les parfums, les riches

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accidens de lumière, la pompe voluptueuse qui se déroulait autour de lui, l'animaient, le troublaient, portaient le feu dans ses

sens, le feu dans sa pensée, le feu dans son coeur.

folies, je fasse des Pourvu pas que ne —

pensa-t-il.

A vingt-cinq ans, dans un cloître, loin des regards d'une femme, Ernest n'eût pas encore répondu de lui-même; mais au milieu d'un salon, à deux pas d'une figure animée, près d'une autre dont la modestie promettait encore plus, devant une espiègle dont l'intelligence éclatait en dépit d'elle-même, derrière une noble et blanche créature au col pur et éblouissant, , à la taille plus nue, dans la vérité de certains mouvemens, que ses épaules immobiles et découvertes ; au son d'une musique enivrante , de mille voix qui venaient des sens à l'ame et de l'ame à tous les sens, il eût fallu être plus ou moins qu'un homme pour rester maître de soi-même. , Or Ernest ne se possédait déjà plus.

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Il entendait son sang rouler dans ses artères; il ne pouvait ni s'éloigner, ni rester en place. Tantôt il contemplait la scène, et tous les accidens se détaillaient pour lui; tantôt il voyait un vague flux et reflux qui emportait sa pensée et la rapportait doucement. Dans cet immense rendez-vous d'ennuis et d'idées riantes, de désirs énergiques et de sévères convenances , Paris, la France , l'humanité s'offraient à Ernest pleinement libres sous cette contrainte ; et son ame, vulnérable en tout sens, parce qu'elle ressortait partout, devenait inquiète , haletante , comme si elle eût été en quelque grand danger de malheur ou de passion. Il fut obligé de prendre le bras d'Alfred qui venait de le rejoindre. Alfred était agité au point de ne pas voir qu'Ernest l'était aussi. Que diable le les femmes emporte — comme il les apporte ! dit Alfred. Voilà une heure que je suis obsédé et accaparé par madame de Malsant; je ne sais ce que

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je viens d'en faire; mais je puis enfin dismoi, les toi qui de c'est prémices et as poser de ma liberté. Que deviens-tu? avec qui astu causé? Tu ne sais pas, oh! tu ne veux

pas savoir que tu fais sensation. D'honneur, mon cher ami, tu partages les honneurs de la soirée avec mademoiselle de SaintValery. Mais tu ne lui parles pas? Tu ne

vas pas la saluer?

Ernest allait répondre, en attendant qu'il eût quelque chose à répondre. Mais il aperçut madame de Malsant qui faisait, à lui ou à Alfred, ou à tous deux, la plus jolie petite moue qu'on pût souhaiter. Tu le vois, dit Alfred, elle s'est ven— gée de moi en causant avec cette femme blonde, la créature que j'abhorre le plus. Mais n'importe, cela ne la console pas de ma fuite. Figure-toi, Ernest, qu'elle m'accablait. Je ne sais où elle a pris que tu me faisais ombrage ; mais elle me faisait ton éloge dans l'espoir de m'ennuyer, et c'est une honte, mais un devoir d'avouer qu'elle y était parvenue.

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Madame de Malsant était trop loin pour entendre ces mots ; mais elle écoutait et saisissait fort bien les idées d'Alfred. A la manière dont elle regardait Ernest, on pouvait mettre ceci en traduction : Alfred, vous êtes effacé. Vous n'en êtes pas encore aussi sûr que moi; mais cela viendra, et quand vous trouverez ce monsieur plus supérieur que je ne vous crois médiocre, vous me serez fort obligé de vous reconnaître les avantages dont vous n'aviez plus conscience. Mais elle regardait Alfred; il y avait de quoi rendre Ernest à sa modestie, s'il l'eût oubliée. Madame de Malsant aimait évidemment Alfred; elle ne changeait pas de couleur, elle ne mettait rien d'outré dans sa voix ni dans ses yeux; mais le calme

expressif qui dominait ses mouvemens attestait une véritable affection. — Elle est charmante dit Ernest; et , tu es bien heureux du dépit d'une telle femme. C'est Bah ! Ernest, elle persécute, me —

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l'ironie incarnée ; avec elle on ne sait

jamais ce qu'on tient. Et, vois un peu, ici-bas. choses s'arrangent les comme

Gustave qui est fat, au-delà de toute permission, est tombé fou de deux ou trois femmes qui n'ont rien d'étudié. Entr'autres passions exclusives, je lui en connais une

qui doit être ici. Parbleu! c'est probablement cette tête à demi cachée là-bas, et ornée d'une simple aigrette de perles. La voici qui se retourne ; je ne me trompais pas. Gustave est donc, comme je le disais, adorateur assidu de madame de Warmer, allemande s'il en fut jamais, mollement vive, confiante, et disant à l'homme qu'elle aime ce qu'elle pense de bien et de mieux d'un autre. Comme cela va à Gustave ! Eh bien, mon cher, mes choix sont tout aussi judicieux. Les femmes qui songent à moi sont toujours étourdies, moqueuses ; elles ne croient à rien d'élevé, elles ne veulent pas s'apercevoir que je pense, que je cherche le grandiose, le mieux, le progrès enfin. Avec elles, si on avait une

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physionomie, on ne serait plus reconnu. J'ai quelquefois envie de faire comme Alexandre ; il est plus railleur que les plus railleuses, plus grave que les plus graves. Je parie que nous le rencontrerons partout, riant où l'on voudra s'égayer, secouant la tête et se plissant le front parmi les vertus de l'endroit ; et que, tout en se trouvant dans ces deux groupes, il saura bien encore faire partie de vingt autres. Madame de Malsant parlait toujours à la femme blonde. Ernest n'avait pas d'abord remarqué celle-ci; mais peu à peu il la compara à madame de Malsant et puis à madame , de Warmer. parisienne, Madame de Malsant est — dit-il à Ernest. Elle a de l'esprit à ne savoir qu'en faire ; elle n'a pas ici de quoi dé-

frayer son regard, quoique l'imagination la plus féminine puisse y être en arrière. Elle sourit sous son propre sourire ; on croit voir entre le premier mot qu'elle prononcera, et la dernière idée qui naîtra

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dans son ame ; toute une suite de jolies lueurs qu'on perd et qu'on retrouve à chaque instant. Mon pauvre Alfred, entre elle et toi, il y a maille à partir ; qu'allaistu faire dans cette galère? Encore si tu

t'adressais à la belle Allemande! Elle est candide, facile à comprendre; et elle a l'ame aussi blanche que le corps. Si je m'avise d'aimer une femme, elle fera aussi bien de ressembler un peu à madame de Malsant et beaucoup à madame de Warmer. Ma mère avait du goût pour les Allemandes; elle avait vu Dresde et Vienne ; et elle me disait souvent, que c'était dommage que Paris ne fût ni en Saxe, ni en Autriche, ou que l'Autriche et la Saxe ne fussent point dans Paris. Mais nomme-moi donc la jolie blonde qui intéresse tant madame de Malsant. —Ce n'est que mademoiselle de Luxeuil, dit Alfred; Alexandre est assez bien avec elle, et ils ont fait contre moi plus d'une ligue offensive et défensive; au reste je , crois qu'à cela près ils ne s' entendent pas I.

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trop. Alexandre est mobile en procédés comme en physionomie; et mademoiselle de Luxeuil est éternellement mademoiselle de Luxeuil : il n'y a plus au monde que des anomalies. —Et il en faut, Alfred. Alexandre est artiste, il l'est pour lui et pour sa maîtresse. Mademoiselle de Luxeuil est posée, régulière comme on le devine aisément ; elle , aura du sang-froid pour elle et pour Alexandre. Demande-moi où il est à présent. — Voilà une femme qui le cherche et qui va le chercher; et il court partout où il croit qu'elle n'est pas. Ce qu'il y a de drôle, c'est que lorsqu'il l'évite le plus il meurt d'envie d'être avec elle ; et quand elle se se met en campagne pour l'atteindre, elle a l'air d'espérer qu'il lui échappera : comment la trouves-tu? —C'est une fatalité, Alfred ; mais je me crois fou d'avance de toutes les femmes que tu me désigneras. Mademoiselle de Luxeuil n'est ni Allemande, ni Française;

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et cependant elle me plaît autant que les deux autres; je devine, je ne sais trop comment, qu'elle peut tout sur Alexandre. C'est une de ces femmes qui ne se guindent jamais, et Alexandre, qui ne perd la tête qu'en passant, déraisonnerait toujours, si on avait trop de raison devant lui. Et avec cela elle est maîtresse d'elle-même ; ce qui fait qu'elle prolongera les désirs d'Alexandre, s'il en a, et que, s'il n'en a point, elle l'empêchera de s'en apercevoir. —Dieu ou le diable te souffle tout cela dit Alfred, moitié riant, moitié sérieux; et madame de Malsant a peur de toi, comme si elle t'entendait ; quant à mademoiselle de Luxeuil, je veux être damné d'avance si je démêle rien dans sa physionomie, à la manière dont elle te regarde; Alexandre pourrait, à croix ou pile, t'ap-

peler en duel, ou t'embrasser cordialement. Alfred retourna près de madame de Malsant, laissant Ernest avec quelques

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jeunes gens qui ne savaient plus que devenir. — Il faut que tu le saches, Ernest, dit l'un d'eux, il est de rigueur, pour tous les élégans, de faire ou de renouveler connaissance avec toi. Tu es à la mode, mon cher; ta figure un peu italienne, tes traits marqués, tout ce qu'il y a de frappant dans ton extérieur, n'empêche pas qu'on te distingue ici : tu fais fureur. On se réunissait en effet autour d'Ernest Les jeunes gens les plus frêles, prenaient, sans trop en faire semblant, quelque chose de ferme et de viril, et voulaient n'être pas trop ridicules près d'un homme taillé hardiment et découplé en Hercule. Ernest, qui ne s'était guère examiné jusque-là, comprenait pourtant leur pensée, et sentait sa vigueur et sa souplesse , mieux qu'il n'avait fait autrefois. On retrouvait le lui jarret écossais, chasseur, au au en port hardi ; le pêcheur qui jette l'immense et lourd épervier, sans glisser sur la glaise de la rive ; l'homme des champs, qui se

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fait entendre à deux cents moissonneurs, dispersés sur vingt arpens. En présence de femmes plus brillantes les unes que les autres, Ernest était tout éclairé, tout enflammé par des regards, où une ardente immobilité décelait le travail de l'imagination. —Oui, ma foi, reprit un autre jeune homme : tu es large, haut et svelte, comme un héros du moyen âge ; et puisque tu nous écrases par tes proportions, il n'y a plus de recours qu'à te copier en d'autres points. Ernest vit encor qu'on se donnait cette peine. Sa toilette était fort simple, comme ses manières ; personne n'avait songé d'abord à s'en enquérir, tant il y avait là de naturel et bon goût ; il était aussi fort loin de la négligence ; mais ses imitateurs, qui avaient donné dans un excès ou dans l'autre, étaient fort embarrassés pour prendre le Dans ce mélange de grâce et de vigueur,

milieu.

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dans cette attitude si particulière, les mouvemens d'une vie active et franche se montraient en abrégé, sans nuire à la discrète aisance de l'homme du monde. Ernest acceptait l'opinion qu'on avait de lui, il s'accoutumait assez bien à la faveur générale ; et quand même mademoiselle de Saint-Valery n'en eût pas été témoin, il aurait regardé son début dans le monde comme une époque de sa vie. Mais cette petite jouissance pouvait s'accroître encore. L'orchestre n'avait encore joué que des préludes ; à proprement dire, le bal n'était pas commencé; les jeunes gens faisaient leurs choix, les figures de tapisserie se trouvaient peu à peu en arrière des quadrilles.

Ernest se vit seul. Seul! pensa-t-il. — Alfred était avec madame de Malsant, Gustave avait engagé madame de Warmer; et Alexandre , qui ne se montrait

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pas encore, était sans doute quelque part auprès de mademoiselle de Luxeuil.

Ernest cherchait une danseuse. Mademoisellede Saint-Valery, qu'il n'avait pas perdue de vue, lui savait gré de cette attention ; mais elle n'en témoignait

rien. je ne Ernest; tard! Il est trop pensa — danserai pas. D'ailleurs si je l'invitais, il , faudrait m'excuser sur ma lenteur; et avec les femmes, plus on a tort, plus il faut montrer d'assurance. Si je m'adresse à une autre, ce sera faire l'impertinent, j'aime mieux attendre. M. de Saint-Valery ne danse sûrement pas, nous causerons ensemble. A la manière dont il me saluait tout à l'heure, j'ai pu voir qu'il parlait de moi , en termes obligeans , aux personnes qui l'entouraient; mais voici Alexandre et mademoiselle de Luxeuil. Mademoiselle de Luxeuil, toujoursd'accord avec elle-même était ausi sage dans , son sourire et dans sa gaieté , qu'elle l'a-

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vait été avant de retrouver Alexandre et d'être présentée à Ernest. m'en viens je dit AlexanJe vais et — , dre. Tous les quadrilles sont formés, et le mien m'attend là-bas. Eh mademoi! mais tu seras avec y — selle de Saint-Valery, dit Ernest. Mademoiselle de Luxeuil regarda finement Alexandre. Ernest aperçut M. de Saint-Valery qui cessait de causer avec un officier de chasseurs , et se retirait derrière lui et derrière sa fille, pour les voir danser. Alexandre partait déjà. Mais mademoiselle de Luxeuil était moins pressée ; elle regarda encore mademoiselle de Saint-Valery, comme si elle eût pensé qu'il n'y avait pas autre chose en ce monde. incroyable, deC'est Alexandre dit à — mi-voix elle sait mieux que moi si c'est , en homme ou en artiste que j'aime mademoiselle de Saint-Valery.

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affaire, dit Eraussi c'est Dam! son — nest en souriant. Alexandre fit encore un mouvement pour s'éloigner. Mais il fut retenu par mademoiselle de Luxeuil, qui ne le toucha pourtant point, qui ne le regarda point, qui ne parut point

savoir s'il était là. Elle voulait arriver près du quadrille à point nommé pas une minute trop tard, , pas une minute trop tôt. Or, comme il y a toujours quelque incident, quelque embarras, qui retarde le commencement d'un concert ou d'un bal, mademoiselle de Luxeuil, grâce à sa présence d'esprit, pouvait contrarier l'impatience d'Alexandre, sans crainte d'être impolie envers le reste du quadrille. Alexandre s'en vengea : Tu veux savoir pourquoi nous som— mes venus te trouver, dit-il à Ernest. La raison vaut la peine d'être connue. Mademoiselle de Luxeuil se pinça les

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lèvres, et parut, à son tour, vouloir entraîner Alexandre loin de son ami ; mais Alexandre continua avec un sang-froid redoublé : Nous disputions toi et sur masur — demoiselle de Saint-Valery : j'étais sur son compte de l'avis de tout le monde; j'en pensais ce que tu en penses apparemment; mais on me faisait une réponse assez originale. C'était en faisant ton éloge qu'on réfutait celui de mademoiselle de Saint-Valery. Elle danse à ravir; on me répondait : M. Ernest est trop distingué pour avoir ce mérite-là. Elle chante, elle monte à cheval elle peint à l'aquarelle, et elle n'a , pas un son de voix , pas un mouvement, pas un coup d'oeil qui ne vous révèle tout ce qu'elle est. On me disait : M. Ernest lui est bien supérieur; car il ne se laisse pas trop deviner; il vous oblige à le dédommager amplement de tout ce que vous lui refusez , et si vous ne lui refusez rien il vous sauve l'éclat de sa supériorité. Mademoiselle de Luxeuil fit un geste im-

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posant, et Alexandre, qui ne voulait pas l'offenser, poursuivit d'un ton plus sérieux. Si mademoiselle de Saint-Valery est — pour tous les jeunes gens ce que tu es pour toutes les femmes , je ne sais pas ce qu'elles deviendront et ce que nous allons devenir. Mais on peut t'aimer de tant de manières ! il est si facile de t'estimer quand on ne t'adore pas , de t'admirer quand on ne t'estime pas , que nous autres, à qui tu veux bien laisser une place dans le coeur de nos amis et de nos maîtresses , nous te prions de nommer le genre d'affection qui leur restera pour nous. —Allons, tu bavardes, Alexandre. L'orchestre aura joué dix mesures avant que lu sois en place. Mademoiselle de Luxeuil suivit plutôt Alexandre qu'elle ne l'accompagna. Mais Ernest remarqua l'exquise modestie de son salut de départ, l'expression multipliée de son regard qui semblait être une , nouveauté sur cette figure décente, et surtout l'air de fuite qu'avait sa retraite, pré-

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cisément par ce qu'elle évitait de l'avoir. La danse Ernest ne vit rien d'abord, il ne sentit pas qu'il allait déranger les quadrilles il ou, blia jusqu'à mademoiselle de Saint-Valery. Les femmes qui l'entouraient n'étaient pas présentes à son imagination; il en voyait cent où il y en avait une , et mille où il y en avait cent. Madame de Warmer , madame de Malsant, mademoiselle de Luxeuil, devenaient chacune un groupe délicieux un assemblage où il ne savait , que choisir, un pêle-mêle de volupté, de grâces sévères, d'esprit plus ou moins que sage ; il avait trouvé en une nuit toutes les Mille et une Nuits. Les plus beaux rêves sur les femmes ne sont qu'un instant au-dessus de la réalité; ils semblent d'abord avoir à descendre pour y revenir; mais s'ils l'atteignent, c'est en s'élevant encore. Les femmes savent rehausser nos rêves comme nos rêves les , avaient embellies. Ernest venait de passer par là.

commençait.

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et calmes, séduisantes et fières, se confondirent une dernière fois dans sa pensée, et disparurent toutes Ces images vives

ensemble. Ses pensées, ses regards n'eurent plus qu'un seul objet ; et quelque chose de mademoiselle de Saint-Valery apparut à toute son ame, tandis que sa personne se présentait à ses sens.

CHAPITRE XII.

Mademoiselle de Saint-Valery était peut-

être jolie, peut-être belle ; son maintien était simple si l'on veut, ou si on aime mieux qu'il fût frappant, il l'était encore. Ernest se tenait là, immobile les yeux , demi-fermés dans une sorte d'éblouissement. Cette jeune fille, aux formes sveltes , avait, à son gré , la taille développée , le pas imposant, la pleine richesse de li-

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gnes et de mouvemens d'une femme de vingt-six ans ou bien la grâce déjà cer, taine et douteuse encore d'un enfance qui finit. Elle était vive sérieuse enivrante, ,

,

divinement chaste ; Ernest n'en revenait pas. Pendant les premières mesures, il suivit sans y rien comprendre, cette longue , succession de personnes, produite par une seule, et il eut peine à penser, à voir, à sentir, aussi prestement qu'elle montrait sa figure, son esprit ou son ame. Pour Ernest, il n'y avait plus de passé, plus d'avenir. La petite fille d'autrefois, la femme future, la jeune personne même, qu'il avait, vue deux ou trois fois depuis son arrivée, se réunissaient, se perdaient l'une dans l'autre. Innocence sans niaiserie circonspection sans vieillesse de coeur, , volupté sans abandon: telle était à ses yeux mademoiselle de Saint-Valery. Mais non, mille fois non, pensait-il, je ne veux pas qu'elle se révèle dans un bal. Celle que j'aimerai sera femme, avant

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d'être femme du monde. Et il faut que Juliette ait été mieux que tout cela, quand je l'ai vu quand je lui ai parlé. Imbécile , que je suis ! je n'ai pas compris alors, mais pas du tout compris, ce qui me frappe maintenant. Eh parbleu! cette musique, cette foule, ces mouvemens confus où les siens se dessinent et s'effacent tour à tour, ne relèvent-ils pas cet éclat si doux et si involontaire, qui lui vient de plus loin, de ses habitudes d'intérieur, de sa vie pure et limpide? Ah ! c'est Juliette que je revois, non pas seulement cette espiègle qui m'appartenait mais encore la Juliette , dont mademoiselle de Saint-Valery a fait la belle Julia. La voilà bien avec sa franchise ; elle a déjà dit de cent manières à ce lieutenant qu'il l'ennuyait ; et le pauvre garçon ne comprend pas ; et il va toujours, il rit, il se met en frais... Et comme elle est malicieuse plus il lui paraît sot et commun, plus elle l'encourage à le prouver encore ! Pendant qu'Ernest faisait ses remar!

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ques, quelqu'un s'était approché de lui sans qu'il s'en aperçût. Cette personne s'arrêta, sourit plusieurs fois, faute de pouvoir commencer une phrase. Elle approuvait quand Ernest approuvait, re, haussait sa contenance dès qu'Ernest pa raissait fier, et, malgré son empressement, elle ne se hâtait pas de causer avec lui. Mademoiselle de Saint-Valery voyait ou ne voyait pas Ernest. Il était difficile de prononcer là-dessus. moi ! se ditMais elle à ne songe pas — il elle ne serait pas si familière avec cet , officier. Elle le connaît à peine, cela est bien clair. Il est d'ailleurs insipide ; en fait d'esprit, ce qu'il a de mieux c'est sans doute sa petite moustache ; et son épaulette constitue les trois quarts de sou savoir-vivre comme sur le reste ses chama, question. trancher la peuvent rures Le lieutenant pensait, comme Ernest, que rien de tout cela n'était indifférent. Seulement il se disait tout bas : dès qu'un officier n'est pas le plus ennuyeux des par-

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tners, il est la séduction personnifiée ; tandis qu'Ernest retournait ainsi la chose : à moins d'être irrésistible un lieutenant , de chasseurs, ou de tout autre chose est , bien le moins redoutable des galans. Mais la sécurité d'Ernest ne durait pas. Mademoiselle de Saint-Valery devenait peu à peu plus indulgente ; et rien ne prouvait qu'elle s'en tiendrait là. Sa physionomie, dont le caractère échappait à Ernest, s'animait si délicieusement, de temps à autre; elle commençait ou finissait par un coup d'oeil si séduisant l'échange de familiarités inévitables, qu'il eût fallu être plus qu'un indifférent pour ne donner à tout cela ni trop ni trop peu de sens. Elle m'a regardé, pensa Ernest, je veux que ce plafond tombe sur elle et sur moi, ou que le parquet s'ouvre sous nos pieds, s'il n'est pas vrai qu'elle m'a souri. Oui, elle a craint d'exprimer plus clairement l'idée qu'elle a de ma gravité. Ou plutôt, poursuivit - il sans voir , qu'il se contredisait, elle me remercie de

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mon muet hommage. Elle a mollement détourné les yeux ; c'était quelque pensée à peine sortie de son ame, et doucement rappelée. Il y avait là un besoin de mystère et je ne sais quel céleste instinct ; oh ! je sais mieux qu'elle-même tout ce que cela pouvait être. Mademoiselle de Saint-Valery sourit encore ; et Ernest allait déraisonner plus hardiment, si elle n'avait joint à son sourire un mouvement de tête dont la vivacité se mêlait à une sorte de belle lenteur, et indiquait beaucoup plus d'orgueil et de modestie qu'il ne croyait pouvoir en inspirer à mademoiselle de Saint-Valery. Il se retourna, en entendant derrière lui une petite exclamation qui répondait, avec justesse, par sa brièveté et son noble accent , à ce qu'avait dit , presque imperceptiblement mademoiselle de Saint, Valery.

Tout ceci s'était passé entre un père et une fille. La confusion d'Ernest était énorme. M. de Saint-Valery ne l'avait point

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remarquée ; mais il avait fort bien vu le progrès de son admiration. Mademoiselle de Saint-Valery ne parut pas non plus s'en apercevoir. Cette inattention rendit Ernest à lui-même. La certitude de ne pas divertir un moment mademoiselle de Saint-Valery, le consola de ne l'avoir pas intéressée depuis qu'il était-là. Et il donna.les mains à ce que l'heureux vieillard semblait vouloir de lui. M. de Saint-Valery, déjà transporté par l'accueil qu'avait reçu sa fille avait eu , toutes les peines du monde à n'en remercier personne ; son tact, qui se composait de bon sens naturel et d'habitudes de salon, l'avait assez mal défendu de son propre enthousiasme. Cependant, il était parvenu à ne prendre que peu à peu, et avec la honte convenable le ton d'orgueil et , l'empire tout naïf, qu'un père ne manque jamais d'avoir en pareil cas. Eh bien!... mon cher Ernest, dit-il, — comme pour finir un entretien, plutôt que pour le commencer.

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Ernest comprit. répondit-il, monsieur, vrai, C'est — d'un ton aussi naturel que si M. de SaintValery avait exprimé une idée toute complète. Le vieillard sourit, et trouva apparemment ces deux mots assez clairs. Car il n'ajouta rien, ne fit point l'étonné, ne sut pas même gré à Ernest de son air d'assentiment. Ils restèrent l'un près de l'autre, s'entendant à merveille, et éclaircissant encore leurs pensées, chaque fois qu'ils regardaient mademoiselle de Saint-Valery. En tout autre moment la timidité , subite qui parut dans ses manières, sa rougeur presque invisible, sa réserve avec l'officier de chasseurs eussent troublé le , sang d'Ernest depuis le coeur jusqu'à l'extrémité des membres. Mais M. de SaintValery, qui n'était jamais ridicule, éprouvait évidemment quelque chose d'analogue au changement de sa fille. Il fallait que ce fût un secret entre elle et lui. Mademoiselle de Saint-Valery ne voyait que son père,

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lui, dansait plus pour ne voulait que ne plus d'autres regards que les siens. dit le vieillard; enfant, C'est mon — c'est elle tout entière ! Elle me demande pardon, et de quoi? je ne sais trop. S'il lui plaît d'avoir des remords; à la bonne heure, je les lui laisserai de grand coeur! Elle est si bien avec ce petit air de honte, garder longde le dire devrais lui je que temps . Ernest le regardait avec surprise. reprit elle, Vous si bon êtes pour — M. de Saint-Valery, que j'ai envie de vous parler intelligiblement. Ma fille est une étourdie c'est un de ses caractères ; et ce , soir, comme à l'ordinaire, elle m'a fait enrager à plaisir. Je n'en ai pu rien faire. Elle a ri, quand j'étais ému ; elle m'a parlé en diplomate, quand je consentais à ne l'être plus. On n'a pas d'idée de cette persécution. Mais à présent ce n'est plus cela. Elle a été gaie tout à l'heure, en me voyant de bonne humeur; et maintenant que je suis grave, et que je le suis presque au-

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tant que vous, Ernest, convenez qu'elle a pris le maintien d'une Anglaise. Rien n'empêchait M. de Saint-Valery d'avoir raison. Sa fille dansait languissamment, affaiblissait encore par degrés ce qui lui restait d'espiéglerie, et rentrait dans un calme , où il allait être également facile de supposer la lassitude de quelques folies, ou la préparation de mille autres. Le lieutenant était aux abois. Il était partagé entre le dépit et la reconnaissance; chaque fois qu'il allait risquer une oeillade, un soupir, ou un serrement de main , ce commencement de déclaration faisait place à un mouvemement de colère, et peu s'en fallait qu'il ne demandât si l'on se jouait de lui. Mais, dit qui Ernest, s'oumonsieur, — bliait à la fin, ce jeune homme est assez plaisant. Il traite l'amour en homme positif. Oserai-je vous demander s'il a l'honneur d'être connu de vous? M. de Saint-Valery réfléchit un instant. Ernest avait fait cette question sans né-

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gligence et sans solennité. On pouvait y répondre de même. Mais M. de Saint-Va-

lery, tout diplomate qu'il avait été, se trouva hors de mesure. Il songea moins à ce qu'Ernest venait de dire, qu'à la manière dont il avait contemplé sa fille auparavant. dide quand la elle fille Ma veut, a, — gnité ou des boutades, dit-il à Ernest. Il n'y avait qu'une chose où elle était toujours la même; et c'est aujourd'hui pour la première fois qu'elle a changé. Elle danse depuis un quart d'heure, et , quoique son partner la voie sans cesse telle qu'il ne l'a pas encore vue, elle a pour moi quelque chose de fixe ; il lui plaît de n'être plus que ma fille que ma , Juliette. Ah! vous cherchez à me comprendre mon cher Ernest ; mais ce n'est pas , facile, même pour moi qui vous parle. Le diplomate qui définit tout, fait place au , père qui aime à ignorer pour mieux sentir. On eût dit que la jeune fille avait entendu ce que disait son père.

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Elle

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semblait immobile, dans les mouvemens qu'elle exécutait encore. Les éloges, plus ou moins voisins, qu'elle recevait, les regards des jeunes gens, qui lui venaient de vingt endroits, l'impatience même des femmes, ne produisaient plus sur elle aucun effet. A l'ivresse du triomphe succédait une idée plus calme et plus sainte. C'est véritable dit enfant, de M. un — Saint-Valery. Ernest n'osa rien répondre. Mais son coeur battit; et oubliant la musique , les femmes, tout ce qui s'offrait à ses yeux et à son imagination, il vit, un instant, l'intérieur de l'hôtel de Saint-Valery, Juliette sur les genoux de son père, rougissant d'avoir été pour le public, et encore pour un public dansant, ce qu'elle ne voulait être que dans le secret des affections domestiques. Il l'entendait baiser bruyamment les mains, le visage, les yeux du vieillard, et répandre sur lui toute son ame. Elle se

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mettait à genoux, et regrettait d'avoir paru ailleurs aussi simple, aussi vraie , aussi belle de piété filiale qu'en ce moment. Elle se relevait, folle, pleurant gaiement, tour à tour céleste dans ses manières vulgaires, et terrestre dans ce qu'elle avait de plus élevé. Ernest y allait de si bonne foi ; qu'il ne put mieux faire que de répéter le mot de M. de Saint-Valery : enfant C'est ! un — C'est une bien jolie chose qu'une enfance recommencée ! Mademoiselle de Saint-Valery, eût elle eu la trentaine, aurait moins gagné dans l'esprit d'Ernest à revenir à , dix huit ans qu'elle ne gagnait à redes, cendre de cet âge au premier âge. Je la pensait-il. Elle est retrouve — , candide, amie de l'obscurité ; sa main ne peut toucher que la main de son père. Cet homme aura été pour elle ce que ma mère fut pour moi. Pauvre femme! dans quel lieu, à quelle heure ma pensée la nomme à mon coeur ! Quand elle était jeune, je

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n'étais pas au monde je ne devais pas y , être de long-temps; mais qu'ai-je besoin de l'avoir vue belle et commençant un avenir? Sa vieillesse me la peint à tous ses âges ah! elle aimait à disparaître quand elle avait trop d'éclat. Elle a dû avoir un père inconnu, l'admirer trésor comme un pour quand tout le monde croyait la juger parfaitement. C'est elle qui me sourit dans ce sourire de jeune fille ; cette voix qui retentit pour moi, et que personne n'entend, ces lèvres agitées par un mot mystérieux , ou par quelque soupir, me disent plus qu'elles ne veulent! Continue, Juliette je , ne pense pas plus que toi que ce soit là de l'amour je te rends ton enfance et les , fraîches affections qui l'embellissoient ; et je suis encore l'écervelé , le diable à quatre, qui te mettait de moitié dans ses équipées de collégien. Si tu l'exiges pourtant, je puis faire mieux encore. Ma mère m'a presque apparu en toi; consens à m'attendrir, à m'élever encore, en te montrant à mes respects sous ses traits si nobles, avec !

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son regard, où mon ame se complaît, dans cette attitude d'immortelle , qui peignent toute une seconde vie. L'espèce de voile que Juliette avait tiré sur elle se soulevait déjà doucement. Elle

avait fait une sorte d'adieu à la foule, Saint-Valery. Tout de M. être à toute pour en dansant*, tout en suivant la mesure, elle avait mis de côté la meilleure partie d'ellemême et M. de Saint-Valery se sentait , aussi débarrassé des indiscrets et des indifférens. Ce petit a-parté ne pouvait aller loin. M. de Saint-Valery se ressouvint qu'Ernest était près de lui; que ce jeune homme lui avait parlé de sa fille ; que probablement ils la voyaient aussi bien l'un que l'autre et des yeux et du coeur. , — Vous n'êtes pas trop étonné ce me , semble mon cher Ernest, lui dit-il, de , mes transports et de ma folie! Vous êtes bien le fils dé ma digne amie madame , Dorgemont, de cette femme qui était mère en toutes choses, qui mettait là son coeur,

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son esprit, ses joies, et ses douleurs. Vous n'avez pas connu votre propre mère , qui est morte en vous mettant au monde, ni

votre père, qui fut tué la même année en Espagne ; mais madame Dorgemont qui , n'avait que vous, comme je n'ai que ma Juliette, a su vous donner la vigueur et la grâce de pensées que je voyais en elle; vous avez appris à ne pas rougir des affections communes, et je l'avoue, mon cher Ernest, vous m'auriez rendu malheureux, si vous aviez été plus surpris de mon abandon , que je ne le suis moi-même. Si quelque chose ici, m'étonne mon— sieur, dit Ernest, c'est qu'au lieu d'oublier pour mademoiselle Julia tout ce qui l'entoure, vous ayez quelquefois la force de la négliger un peu. Vous êtes bon homme jeune un — , Ernest ; votre ton votre air ne sont pas , ceux d'un complimenteur, vous pensez ce que vous venez de dire. Vous comparez à l'orgueil maternel de ma vieille amie celui que m'inspire ma fille; c'est bien, Er-

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nest, vous voilà comme je voulais que vous fussiez; car, dans vos deux ou trois visites, vous m'avez paru bien énigmatique. Vous n'étiez pas assez jeune pour que je parlasse de votre mère, quand vous sembliez penser à autre chose ; vous l'étiez trop cependant pour m'inspirer d'abord la confiance, la cordialité toute campagnarde avec lesquelles je vante mon propre sang: mais ce soir vous m'avez dénoué l'ame vous êtes , un homme. Ernest l'était encore autrement ; et il y paraissait déjà. Mademoiselle de Saint-Valery reprenait son aisance ; et, après avoir donné à son père une pensée, elle avait senti qu'il ne voulait pas l'enlever à tout le monde. Un court intermède de piété filiale loin , de la mettre en arrière des femmes qui n'étaient pas distraites venait de redou, bler sa verve et sa retenue, sa dignité et sa voluptueuse étourderie. Ernest ne la trouvait plus enfant, et surtout il ne l'était pas lui-même. Silencieux,

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légèrement pâle, il ne voulait pas la regarder tout entière. Par moment-, il se félicitait de n'avoir ni à toucher à sa main , ni à mêler ses pas avec les siens ni à sentir , son souffle, pur comme le ciel, et brûlant comme l'enfer. M. de Saint-Valery n'osait rien dire, quand sa fille se déployait sous ses auspices. C'était sa faute à lui si elle était main, , tenant aussi attirante qu'elle avait été un moment fugitive. Elle était prête à aller jusqu'où il voudrait, avec cet art que les femmes ont inventé et qu'elles ne publient pas, avec cette intelligence demi-diabolique qui leur révèle nos impressions les plus chères, et l'ordre dans lequel on peut les faire renaître. Mademoiselle de Saint - Valery , ayant à réveiller dans son père quelques souvenirs d'intérieur continuait ce ma, nége puisqu'elle l'avait une fois commencé. Il fallait qu'elle reparût, toujours pour lui seul, telle qu'elle était loin du monde et de ses admirations. M. de Saint-Valery regardait Ernest,

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choses dont mille il de s'assurait par-là et eût douté , s'il eût seul contemplé sa fille.

pensait-il, je vérité, En trompe ne me — aussi Elle puis je est tromper. me pas, ne divine que je voulais le croire. Ce jeune homme la respecte si fort, il y a tant de naturel, tant de sainteté dans son ravissement, que ma fille doit être éblouissante et douce comme je l'imaginais. Comme il la comprend ! comme il devine ce que je savais, moi, qu'elle était douée d'uneame incomparable; qu'à cet âge où va finir l'échange enfantin de ses plaisirs et de mes plaisirs, et commencer la vie de la femme, elle est aussi belle, vue du côté de l'avenir que de celui du passé. Mademoiselle de Saint-Valery avait l'air de lui dire : eh bien! c'est vrai aussi. La physionomie du vieillard exprimait à peine sa pensée, et sa fille y répondait plutôt par le sourire de l'ame que par le mouvement des lèvres. Mais ce n'était pas tout. Elle reparaissait I.

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encore plus frappante. Elle devenait la plus fière des femmes, tenant à distance le lieutenant qu'elle semblait avoir à ses côtés inspirant je ne sais quelle heureuse , crainte à Ernest qui était enraciné devant elle, à M. de Saint-Valery lui-même, dont le silence et les yeux baissés annonçaient presque que les rôles de père et de fille étaient intervertis. disait-il, lève voilà, elle Nous se se y — de toute sa hauteur, et il faut que je m'incline d'autant. Je n'étais pas plus grave, pas plus inquiétant, quand je paraissais dans une réunion diplomatique. Courage, ma fille, commande, puisqu'on veut t'obéir. Je me rends, par ma foi! Ernest m'en a bien donné l'exemple. Cette figure mâle, qui s'adoucit humblement; cette contenance pleine d'autorité, qui devient incertaine, et ne promet plus que soumission, tout enfin me dit que ma fille saurait régner comme une autre. Ernest allait plus vite que le vieillard; il était déjà loin de ces idées; mademoiselle

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de Saint-Valery lui permettait à peine de s'en souvenir. Dès qu'elle avait eu établi son empire, et rendu les gens aussi modestes qu'elle voulait, elle s'était avisée de l'être à son tour; elle avait, devant le lieutenant luimême la timidité qui sied toujours à la , femme. Ernest la troublait par momens. Elle le respectait plus, maintenant qu'elle était son égale, qu'à cet âge où elle était toute petite, devant lui déjà grand. Elle rougissait peut-être, ou bien ce n'était que l'échauffement du bal; mais, quoi qu'il en fût, Ernest se risquait à croire qu'elle avait de lui quelque belle peur. Que savait-il ? La précipitation avec laquelle elle s'éloignait de lui, quand le mouvement de la danse la portait ailleurs, la lenteur toute virginale qu'elle mettait à revenir, malgré l'accord parfait de ses pas avec ceux de son partner, signifiaient probablement quelque chose. Et quelle chose ? qu'elle était trop mal ou trop bien auprès de lui? qu'elle l'avait distingué

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avant de le vouloir, ou qu'elle éprouvait cette tristesse, cette chaste et noble aversion, qui précède d'ordinaire un véritable amour ? M. de Saint-Valery vit enfin où en était sa fille.

Il regarda Ernest du plus profond de son ame. Il voulait se convaincre d'une nouveauté plus merveilleuse encore, cent fois plus impossible que tout ce qu'il , avait admiré dans sa fille. pensa-t-il, Décidément j'ai raison, — Julia ne sait où se cacher. Elle n'avait pas plus d'effroi quand elle s'enveloppait tout enfant, dans les plis de la robe de sa mère. Elle n'en avait pas plus, quand elle a vu un homme en soutane apporter à ma pauvre femme les derniers secours de la religion. A peine en avait-elle autant le jour où je lui ai parlé, pour la première fois, de mariage... d'amour. Il s'arrêta sur ce mot. M. de Saint-Valery n'était pas de ces diplomates de roman, qui ne sont plus de

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dont il n'y d'en force monde, être à et ce , de quand parlé la dire, rien à plus a on a symétrie de leurs manières et de la propreté de leurs discours. Il avait le sens commun, malgré tout son esprit; et sa raison, saine et imperturbable, n'ôtait rien à la bonté de son coeur. Il n'avait appris que de lui-même à aimer sa fille à développer son ame, à la rendre , capable de le respecter tant qu'il ne l'en , dispensait pas, et puis à le délasser de ce culte habituel par de délicieuses irrévérences . Or cette éducation avait fait son effet. Julia était une excellente fille à tout , prendre. Ce qu'il y avait peut-être de fâcheux en elle, lui venait d'ailleurs. Tantôt seule, sous les regards de son père, tantôt exposée à ceux de la foule ; mais n'oubliant toujours pas les douces jouissances d'intérieur, quand elle se voyait jetée au milieu des salons ; et ne quittant pas le monde, lorsqu'elle en était le plus séparée; elle réunissait deux caractères, et avec

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ceux-là tous les autres qui naissaient de leur rapprochement. Elle était toujours la Juliette qu'avait connue Ernest; elle était la demoiselle de Saint-Valery qu'on nommait insolemment aux femmes; elle était la femme, la Desdémone, la Esméralda, la Clarisse, qui n'attendait qu'un noble soldat, qu'un brillant officier, qu'un

séducteur infernal, pour être ou la plus religieuse des épouses, ou la plus méconnue des maîtresses, ou la plus pure des femmes déshonorées. L'amour!... de M. pensa encore —... Saint-Valery. Julia était sur le seuil de la vie véritable. Dans son regard, qui éclatait et s'éteignait sans cesse, on voyait une ame qui commence à se connaître, à croire en ellemême pour se craindre ensuite plus que , jamais. vieildisait L'amour le noble !... se — lard et quel homme saura bien ce que , vaut ma fille? Et à qui oserai-je dire ce qu'il faut effacer en elle? Depuis deux

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ans on m'assiége, on m'étourdit ; et je ne sais parfois si c'est à l'honneur de l'homme qui la possédera, ou seulement à mon profit, que j'ai rejeté tant de soupirans. Mais j'y penserai. Maintenant je ne puis songer à rien, je ne veux rien voir. Il faut que je jouisse de tout mon trouble, que ma fille ne me regarde plus, qu'Ernest surtout me suppose partout ailleurs qu'ici.

CHAPITRE XIII.

C'était un solennel moment pour M. de Saint-Valery. C'en était un pour sa fille et pour Ernest. Le vieillard avait beau se maîtriser, il était mortellement triste, et de cette idée de séparation qui se présentait dans toute sa vérité , et du peu de courage avec lequel il l'avait accueillie. Elle si belle, pensait-il, elle se est —

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surpasse tellement ici, qu'elle ne m'appartient déjà plus. Déjà! mais pourquoi le lui reprocher? Mes dernières années étaient son bien ; expériences , longs souvenirs, dévouement, tout ce qu'il y avait là lui revenait de plein droit ; mais moi, pouvais-je lui demander sa jeunesse et ses rêves , venus d'en haut, et le désir et la crainte d'une vie où tous les sens, où l'ame tout entière atteignissent leur objet suprême; et l'amour encore lointain , qui venait on ne sait d'où , mais qui venait pourtant? C'était beaucoup pour le vieillard de retenir une larme. Son coeur se gonflait; il ne savait pas au juste ce qu'il maudissait, ou de lui-même, ou d'Ernest, ou de sa fille. Probablement c'était à la fois tout cela. Car il se prenait bientôt à bénir si profondément, à aimer si vite leurs dispositions et les siennes, que cet énergique empressement tenait un peu de la réparation. disait-il, Elle touchante, si est se — qu'on n'ose pas lui tenir compte de sa beauté. Si Ernest l'aime, s'il peut s'élever

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jusque-là, il est encore au-dessus de ce quittera, pensais. Quand elle je je me que le sais d'avance, elle ne versera qu'une sorte de larmes. En ce moment, l'homme qui ne l'a pas encore reçue dans ses bras, l'amant sera oublié ; elle restera près de moi, contre mon coeur ; son front vierge encore acceptera tous mes baisers de père. Elle se fera plus pure, elle qui l'était assez, elle rendra aussi célestes qu'ils peuvent l'être les désirs de la terre, pour passer, sans rougir, des émotions filiales aux transports d'une autre félicité. Mais ces idées, toutes belles qu'elles étaient, n'avaient que de l'amertume pour M. de Saint-Valery. Elles jetaient de la grandeur sur son sacrifice, elles le rendaient poétique, sans en diminuer la rigueur : et puis , en relevant sa fille par la pensée , en répandant sur ses traits et sur son ame tout ce qu'il voyait de mieux dans l'avenir, il augmentait le vide qu'elle laisserait dans son existence. Non, je pensait il ne encore, non, —

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veux pas qu'elle soit si parfaite. Et le pourrait-elle d'ailleurs? Elle est jeune, elle a entrevu le monde, et il faut qu'elle y prenne place. Qui m'a dit qu'elle comprendrait ma douleur? N' ai-je pas parlé avant elle de ce mariage dont il faut bien parler ? N'a-t-elle pas dû croire que dans cette affaire mon orgueil agirait plus que le sien? Combien de fois n'en avons-nous pas causé, moi, en père extravagant qui ne sera heureux que le jour où finira son bonheur, elle, en fille soumise qui n'a pas le cou, rage de se faire honneur de son obéissance ? Ernest remarquait l'agitation de M. de Saint-Valery ; et la sienne redoublait. sais, disait-il, qu'il Je ne se ce pense — de moi. J'ai été si stupide, que je serais trop heureux qu'il ne me jugeât pas encore. Sa fille est un enfant gâté; mais comme elle l'aime ! comme elle lui est nécessaire ! Suis-je content, suis-je fâché de la voir? Ce de j'éprouve devant fin elle la est-ce que , mon ancienne affection, est-ce le commen-

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cement d'une autre plus sérieuse ? Quand elle me regarde, je crois qu'elle ne m'a jamais connu; je sais gré à ce joli officier d'être son partner à ma place ; je ne vois plus quelle figure j'aurais faite dans mes in, certitudes, dans la lutte de mes dégoûts et de mes désirs, s'il m'avait fallu, comme lui, toucher mademoiselle de Saint-Valery, sentir le frôlement de sa robe, effleurer son visage de l'haleine ou du regard. Ces doutes avaient changé la physionomie. d'Ernest ; et il ne se possédait guère mieux que M. de Saint-Valery. Les danseurs les plus voisins de mademoiselle de Saint-Valery, les femmes surtout s'en étaient aperçu. Des demi-mots, de légers signes, répandaient en une sorte d'entretien la pensée qui les occupait. Les jeunes gens s'amusaient déjà de l'embarras de mademoiselle de Saint-Valery, qui semblait à chaque instant dérangée dans quelque rêve. Mais aucun d'eux ne riait d'Ernest, quoiqu'ils eussent dù commencer par-là. La plu-

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part mettaient trop de verve dans leur malice en tournant l'attention générale sur , mademoiselle de Saint-Valery, et trop de gravité dans leur silence sur Ernest, pour qu'il n'y eût là aucun intérêt de coeur; et, d'après le maintien que M. de Saint-Valery et sa fille gardaient avec eux, c'étaient sans doute des galans désappointés. Quant aux femmes, Ernest, cet Ernest dont on avait tant parlé, leur paraissait assez insignifiant. Il ne leur avait presque rien dit, et probablement il ne dirait plus rien. S'il n'était point très-distingué, que n'était-il du moins très-ridicule ! Mademoiselle de Luxeuil, qui ne riait jamais trop tôt, répondait par une épigramme sur Ernest, à une plaisanterie d'Alexandre sur mademoiselle de Saint-Valery. Madame de Malsant et Alfred, qu'on voyait assez près d'eux, commençaient à en faire autant, et ils étaient imités plus loin par Gustave et par madame Warmer, dont l'accord se rétablissait à cette condi-

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tion, à l'exemple des deux autres couples. — Votre Ernest est fou, dit à Alexandre mademoiselle de Luxeuil; c'est lui sans doute, ce n'est pas cette jeune personne qui vous fait rire ainsi ? Voyez donc comme il est plaisant dans sa hardiesse et dans son embarras ! Alexandre ne regardait que mademoiselle de Saint-Valery. Déconcertée, comme si on eût mis son coeur à nu, elle faisait des efforts inouïs pour paraître calme et indifférente , et le contraste qui en résultait sans cesse la rendait vraiment singulière. —Eh bien ! dit mademoiselle de Luxeuil qui attendait une réponse à son mot sur Ernest. Alexandre n'entendit pas ; il voyait, dans mademoiselle de Saint-Valery quelque chose de nouveau pour lui, le retour public à quelque sentiment profond; et, soit en artiste soit en amant, il l'admi, rait assez pour comprendre qu'en s'en défendant elle était plus ridicule que per-

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Saint-Valery de Mademoiselle était sonne. belle quoique jolie ; il ne fallait être ni peintre ni poète pour faire la part des , influences du monde dans ce qu'elle avait de trop ou de trop peu développé. Alexandre la voyait, non pas en homme du monde mais en protecteur qui, dans le , secret d'une séance, lui avait permis d'être tout elle-même mais en ami qui avait ,

tranquillement, saintement découvert ses épaules blanches, au lieu de les dévorer , et touché de la main un genou, une taille, un sein où maintenant ses regards ne se posaient qu'à peine. Alexandre n'examinait pas pourquoi elle était plus belle. Il aurait volontiers laissé là mademoiselle de Luxeuil et toutes les femmes, pour jouir en artiste, en confident, en homme initié, du bel effet qu'il découvrait dans son modèle, et, de long-temps, il n'eût pu séparer le portrait d'avec l'original. Mademoiselle de Luxeuil le tira de son extase : — La danse va finir monsieur, , mais elle n'est pas finie!

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Alexandre se tourna encore vers mademoiselle de Saint-Valery. Elle rougissait, elle faisait assez mal ce qu'elle faisait, elle avait l'air de n'être plus à sa place. Mais dette timidité tenait plus du dépit que de la pudeur. Elle craignait moins, ce semblait, les regards véhémens d'Ernest, que les coups d'oeil malins des jeunes gens. fait la Mademoiselle de Saint-Valery — petite maîtresse, dit-il à mademoiselle de Luxeuil, j'espérais qu'elle se soutiendrait mieux. Après les femmes qui n'aiment pas, les plus pitoyables sont celles qui rougissent d'aimer. dites de Ernest, Et votre que -vous — Alexandre, il met cette jeune personne au supplice ? A vous entendre, il était si discret et si noble ! qu'est-ce qu'un jeune homme qui n'a ni assez de franchise pour aborder la femme de son choix, ni assez de réserve pour s'en éloigner, quand il la laisse à un autre ? Vous voyez bien qu'il embarrasse mademoiselle de Saint-Valery ! I.

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n'y pensez pas, mademoiselle, Ernest est un garçon d'esprit. Il est Mais vous —

mieux que cela, en vérité. Mademoiselle de Saint-Valery est presque impertinente ; comparez ses petites mines aux manières larges de M. de Saint-Valery, à celles d'Ernest surtout. Ce sont là des hommes; et, devant des hommes, une femme doit être femme. Alexandre et mademoiselle de Luxeuil avaient chacun deux sentimens à la fois. Alexandre, toujours loyal, toujours artiste, souhaitait à mademoiselle de SaintValery toutes les beautés du corps et de l'ame, pour les traduire par le pinceau. Il voulait, par l'imagination, tout ce qu'Ernest pourrait vouloir par le coeur. Puisqu'elle aimait, puisqu'elle allait aimer, il entendait et prétendait qu'elle se laissât mieux pâlir, qu'elle s'aventurât davantage à manquer d'assurance, qu'elle renonçât plus évidemment au froid éclat d'une femme à la mode, et à l'admiration plus froide des dandys pour être une fille ,

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naïve, qui perd la tête, qui s'élève jusqu'à la gaucherie , et s'enrichit par la perte de tous ses avantages. Ernest était digne de la mener jusque-là ; et Alexandre se l'avouait généreusement. pensait-il, mais m'aime Elle pas, ne — n'importe, je serai juste envers Ernest. On se console d'être effacé par lui ; et puis , comme je le lui disais , c'est un beau modèle que j'ai voulu voir dans mademoiselle de Saint-Valery, ce n'est pas, ce n'est sûrement pas une maîtresse. Il faut que nous parvenions, lui et moi, à la rendre telle qu'elle doit être, avant de l'étendre tout entière sur ma toile, ou tout entière dans le lit d'Ernest. Autant Alexandre était sévère envers mademoiselle de Saint-Valery, et bon envers Ernest, autant mademoiselle de Luxeuil traitait durement Ernest, et amicalement mademoiselle de Saint-Valery. — Je ne vous conçois plus, Alexandre, cette pauvre enfant souffre ; et vous qui la défendiez quand elle n'en avait pas besoin,

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quand elle réussissait pleinement, vous qu'elle maintenant d'elle vous moquez n'en peut plus. Je l'avais trouvée coquette, et trop soigneuse de s'écouter quand on la regardait avec indulgence, et qu'on lui disait de si jolies choses. Mais je voudrais n'avoir pas vu sa chute ; car c'en est une, Alexandre. Jamais je n'ai vu de femme plus étourdie par la représentation. Cela va presque jusqu'à la stupidité ; on dirait qu'elle ignore la suite d'un beau rôle, pour en avoir trop bien su le commencement. Heureusement la danse va finir. Je suis fâchée d'être témoin de tout ceci ; et j'espère ; Alexandre que vous ne me jetterez , plus à la tête de cet Ernest, qui prend plaisir à des jeux si cruels. Cette compassion était sincère, quoiqu'elle fût assez tardive. Elle était d'autant plus éloquente, qu'Alexandre la combattait sans ménagement. Cette discussion, où chacun d'eux apportait une bonne foi généreuse, n'en était que plus impitoyable et Ernest et mademoiselle de Saint,

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Valery eussent été heureux qu'on leur portât moins d'intérêt. Mais ceci n'était que demi-mal. Bien des femmes faisaient pis que de se fâcher contre Ernest elles s'amusaient à , ses dépens , et plusieurs jeunes gens songeaient moins à plaindre Ernest qu'à rire de sa victime présumée. — Vous êtes atroce monsieur, disait , madame de Malsant, à Alfred mademoi, selle de Saint-Valery est une charmante personne; prenez garde, Alfred, il y a plus et moins que de l'esprit dans ces épigrammes, j'ai bien envie de croire que— eh bien! oui, que c'est de la vengeance. Je attendais parbleu là ! qui vous — , est-ce qui ne rirait pas? Mademoiselle de Saint-Valery l'a pris sur un ton si haut , elle a mis tant d'aristocratie dans ses manières, depuis qu'elle nous a vus occupés d'elle, que force nous était de la prendre sur le fait, lorsqu'elle s'aviserait d'un peu de bourgeoisie ; mais voyez donc où elle en est ! N'est-ce pas l'enfant gâté , qui, après

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vous avoir fasciné pour vous faire assister à ses fantaisies, vous assassine du regard , si de témoins n'êtes sa mésavenque vous

ture? Madame de Malsant riait encore plus

heureusement. Et il y avait à cela plusieurs raisons. D'abord, Alfred avait plus d'esprit qu'à l'ordinaire il n'était plus mis à l'ombre , par Ernest , il avait de l'aisance, une certaine légèreté d'idées et de maintien. Madame de Malsant n'était plus certaine que ce fût Alfred , et puis, en dépit de son sang-froid parisien, elle aimait véritablement, autant que cela se pouvait. Cette fois, elle se hasardait à sentir à rêver, à , mettre son coeur en poésie, son ame consentait à être une ame. Ce n'était pas tout. Madame de Malsant , en contrariant Alfred, le faisait étinceler des pieds à la tête. Elle ne savait pas, elle ne voulait pas savoir si c'était une vague jalousie , ou seulement une inspiration d'amour, qui la rendait si malicieuse.

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Etait-ce un moyen de plaire ? était-ce un art profond de faire jaillir de la pensée, du regard, de toute la personne d'Alfred, une sorte de beauté qui lui manquait sou-

vent ? ou bien n'avait-elle qu'une rivale à humilier ? qu'un amant incertain à fixer sans retour, et n'était-ce pas assez adroit que de paraître généreuse , et de tourner sur Ernest, sur un fort joli homme , qui avait eu l'air de songer à elle les sarcas, mes qu'elle eût pu jeter sur mademoiselle de Saint-Valery ? — Est-ce donc Ernest que vous traitez ainsi? dit Alfred tout à l'heure vous en , étiez charmée ! s'il y avait moyen de rien risquer avec vous, je dirais hardiment que je n'étais pas fier du bien que vous en disiez; et maintenant, c'est vous qui l'accommodez de la sorte? c'est votre bouche qui déclare, à son sujet, ce qu'il me semblait souvent que vous alliez dire de moi? Allons, Alfred, m'interrogez ne pas. — Je répondrais mal, si je n'avais rien à dire, et plus mal encore, si j'avais quelque chose

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de précis. Votre ami est le plus sot

ou le plus spirituel des hommes, et c'est trop d'une telle alternative. Alfred baissa les yeux et se tut. Mais madame de Malsant venait de s'animer elle lui avait parlé avec un feu , inconnu. Que ce fût une nouvelle manière de se jouer de lui, ou une amende honorable pour les anciennes plaisanteries , toujours avait-elle été extraordinaire. Elle s'était occupée de lui, comme jamais elle ne s'en occupait. Cependant il n'était pas sans inquiétude, et il croyait qu'Ernest était le dernier homme qu'il dût louer devant madame de Malsant. Ernest s'était trouvé en défaut comme , cela arrive devant une pleine apparition de femme. Il était devenu timide mais , amusant. Son coeur allait plus vite qu'il ne voulait ; son grand oeil, dont la couleur était toute dans l'ame était magnifique, ment incertain. Il regardait trop pour bien voir, et mademoiselle de Saint-Valery

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était pour Ernest partout où elle n'était pas. C'était plaisir de comparer sa figure mâle et mobile, aux figures uniformes qui s'agitaient autour de lui. pensait Alfred. Il lui, de hors Il est — ne saurait que dire, ni que faire , si on le rappelait à lui-même et cependant il re, garde bien souvent de ce côté Si je n'étais, pas un peu plus heureux , un peu plus vain que de coutume je craindrais que , madame de Malsant ne le crût occupé d'elle. Pourvu qu'il ne l'invite pas à dan!

ser tout à l'heure ! Mais qu'avez-vous donc, dit Alfred, — madame de Malsant, vous ne faites que des gaucheries; vous allez à droite, quand on vous cherche à gauche. Il est vrai que mademoiselle de Saint-Valery met les distractions à la mode. Si cela continue j'es, père qu'elle viendra vous engager ellemême. Mais voici quelqu'un qui n'a jamais battu la campagne. Gustave? dit Alfred, eh ! mais aussi — quand l'esprit divague, c'est le coeur qui

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ne sait ce qu'il fait, et ce dernier malheur n'arrive pas à Gustave. Gustave voyait tout, devinait tout, et, quand il avait pourvu aux exigences de madame de Warmer, il lui restait encore assez de présence d'esprit pour se faire le centre du mouvement général. C'était une bien belle personne que madame de Warmer. Elle n'avait pas l'air régulier et la sévérité de mademoiselle de Luxeuil; elle n'était pas comme madame , de Malsant, toujours prête à tout, vive , contenue , spirituelle jusqu'à n'avoir plus besoin du coeur ; elle se tenait mollement calme, heureuse souriant, on ne savait , par où , et versant à pleine ame une sorte de douceur et de volupté qui rafraîchis, sait tout votre être avant de l'avoir atteint. Gustave n'échappait pas à ces muettes séductions. Sous les yeux de cette charmante femme, il avait eu le courage de baisser quelquefois les siens. Il pressait avec une sorte , de crainte, de belles mains parfumées, que,

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dans un autre moment, il eût sans façon collées sur ses lèvres sur son coeur, , et, quand il voyait se dérouler lentement, majestueusement, les lignes si mourantes de ces formes et de toutes ces poses il , était plus léger, plus aérien, plus follement enlevé. Mais c'étaient de ces transports qui en calment d'autres. Après avoir extravagué en désirs en , suppositions, en tout ce que les sens se permettent au nom du coeur, il retombait doucement sur la terre pour reprendre , les choses plus en grand, et pour jouer un peu le rôle d'une ame devant une autre ame. Madame Warmer n'avait pas trop d'abandon pour une Allemande. Elle savait fort bien maintenir Gustave. S'il était trop correct, elle déliait insensiblement toute sa personne, et effaçait tout le contraste de leurs manières. S'il se laissait faire et qu'il devint , tendre empressé à peu près fou, elle le , ,

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ramenait, on ne pouvait mieux, à la juste mesure d'émotions qu'il faut avoir en public. Cet art si heureux, madame Warmer le possédait en tout temps. Mais il semblait lui être fraîchement révélé ce soir là. Depuis l'apparition de mademoiselle de Saint-Valery, elle avait été tour à tour Allemande et Française; elle s'était oubliée, elle s'était souvenue d'elle-même, de manière à décider du goût de Gustave. Mademoiselle de Saint-Valery était devenue méconnaissable. Elle paraissait une petite pensionnaire à côté de la grave et raisonnable mademoiselle de Luxeuil ; et Ernest lui-même, avait presque regretté qu'elle n'eût pas ce défaut ou cet agrément. Elle devenait sotte et commune, pour quiconque la regardait après madame de de Malsant. Celle-ci n'avait pas encore perdu son air animé; elle était douce, gracieuse, au point de n'être plus spirituelle ; elle ne se lassait pas d'être émue, quoique cela durât depuis près de cinq mi-

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nutes; et mademoiselle de Saint-Valery n'avait rien de semblable. Ernest en faisait vaguement la remarque. Il voyait aussi, autant qu'il le pouvait, combien elle différait de madame de Warmer. La belle Allemande jetait un éclat tranquille mais , vivifiant. Quand Gustave n'eût pas aimé cette femme, ou conjecturé qu'il songeait à elle,, il eût été fier d'en être distingué en ce moment. Elle le jetait magiquement, lui et tout ce qui était là, sous un ciel, sur une terre inconnus, elle changeait le parfum des fleurs qui décoraient le bal, elle rendait plus fantastique la belle lumière qui caressait tant de jolis groupes, de magnifiques draperies, et de richesses animées et inanimées. Ernest la suivait, la perdait de vue, pour la mieux suivre, la voyait bientôt plus étonnante, moins étonnante, et pourvue à l'excès de ce charme mystérieux et ossianique, qu'il ne trouvait plus dans mademoiselle de Saint-Valery. Gustave avait aussi comparé les deux femmes.

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mademoipensait-il, décidé, C'est — selle de Saint-Valery m'est indifférente. Et, tout considéré, je suis sûr de n'avoir bienveillance, de la elle un que eu pour sentiment de protection. Ah ! il faut convenir qu'elle en avait besoin, la pauvre enfant. Je suis fâché de l'avoir un peu maltraitée. Mais aussi Alexandre, qui est trop malicieux pour être méchant, Alfred, qui ne peut être ni l'un ni l'autre ont , paru faire chorus avec tous les plaisans; et j'ai dit mon mot. Madame de Warmer savait cela ; et elle l'avait sur le coeur. Une fois certaine d'avoir ébloui Gustave, elle avait pu, sans trop de magnanimité, prendre la défense de mademoiselle de Saint-Valéry. Sa compassion faisait si naturellement suite à son bonheur, que c'était un complément de triomphe; à tort, ou à raison, la gracieuse Allemande croyait n'être que bonne, au moment où elle n'était peut-être que fière. — Eh bien ! monsieur dit-elle à Gus,

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tave dès que la danse eut cessé, vous ne me faites pas d'excuse? ne voulez-vous rien avouer ? — Mais non vraiment, dit Gustave, non, madame, vous étiez trop jolie en médisant d'Ernest, quand je faisais son éloge; vous étiez trop ravissante en réfutant mes critiques sur mademoiselle de Saint-Valery. Une femme, une femme telle que vous, lever les épaules à la vue d'Ernest. Après cela, il ne manquait vraiment plus que de vanter mademoiselle de Saint-Valery ! Et en même temps elle se tournait vers mademoiselle de Saint-Valery, que le lieutenant ramenait près de son père et d'Ernest. — Maintenant, Gustave, dit madame de Warmer, je ne sais plus si je me moque de ce jeune homme. Regardez-le donc. Il a changé en un clin d'oeil. Il fait réparation à cette charmante fille, qu'il a osé accaparer du regard, et faire montrer du doigt

pendant un quart d'heure. Je l'avais dit, qu'Ernest Hortense, —

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remettrait bientôt. Il m'a causé trois surprises depuis son arrivée. Il n'était pas plus provincial, pas plus renforcé que moi, Parisien, quand il est entré à Paris; et je crois qu'il avait deviné plus que nous ne savions tous. Ce soir, il m'a bien autrement étonné. Lui, qui était imperturbable, il a manqué d'aplomb. Il a perdu, en un moment, toute sa supériorité. Et, ce qui m'étonne le plus, il a eu ce petit malheur après un succès manifeste. Toutes les femmes, Hortense y comprise, l'avaient trouvé fier et gracieux, spirituel et ardent, simple et plein de goût; mais ce miracle, car il en fallait un pour donner à Ernest notre air de nullité, ce miracle n'est rien au prix de celui que je vois. Ernest est maintenant à son aise, comme si de rien n'était. Ce n'est pourtant pas la même aisance, la même bonne grâce qu'il avait en entrant ici. C'est un , mélange, certainement volontaire, de la gaucherie que vous lui reprochiez, et de je ne sais quelle nouvelle assurance ; il est encore plus différent de ce qu'il était tout se

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à l'heure, qu'il ne l'était tout à l'heure de ce que je l'avais vu.

qui plaira, Gustave Tout ce vous ; — mais mademoiselle de Saint-Valery commence à se reconnaître. Je vous défie de répéter vos sarcasmes. Sa timidité est encore extrême, mais elle a changé de nature. C'est quelque chose d'ingénu, d'attendrissant. En Allemagne , toutes les femmes voudraient l'embrasser. Je la verrai il , faudra que je la voie encore. Je saurai, avant la fin du bal, et sans le demander , tout ce que signifient sa tristesse et sa gaieté.

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CHAPITRE XIV.

M. de Saint-Valery entraînait doucement sa fille, sous prétexte d'aller faire ses complimens à diverses personnes. Il se dé-

robait avec elle à l'attention générale, sans en paraître fatigué. Au mouvement régulier de la danse, avait succédé une brillante confusion. Les mères se rapprochaient de leurs filles. Les jolies femmes se saluaient à travers les grou-

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pes, et s'envoyaient des mots obligeans qui pouvaient être , si on le voulait, de trèsheureuses épigrammes. Au milieu des robes éclatantes, des fleurs en bouquets, en franges en coiffures, les habits noirs se , montraient avec leur simplicité sévère; le contraste de la couleur marquait, aussi agréablement que celui de la forme, la différence des sexes, et séparait nettement, dans l'ensemble de la scène, ce que l'oeil mouches des aurait confondu, temps y au et des toilettes rosées. M. de Saint-Valery cherchait à se distraire ; et sa fille aussi en avait besoin. Pendant que les rafraîchissemens circulaient, ils s'amusèrent des incidens toujours gais, ou même burlesques , qui arrivent en pareil cas. L'avidité mal cachée des uns, l'hé-

sitation cérémonieuse des autres accom, pagnées du franc rire de quelque jeune homme, ou du sérieux d'un amateur oublié, faisaient naître mille causeries, vives, sans suite, sans idées, qui épargnaient à M. de Saint-Valery et à sa fille la peine de

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savoir à quoi ils pensaient eux-mêmes. Dieu savait ce qu'Ernest était devenu. Mademoiselle de Saint-Valery se retournait de temps à autre, comme si le pas et la voix de quelqu'un l'eût fait tressaillir. Mais M. de Saint - Valery ne voyait là qu'un mouvement ordinaire. Il s'était éloigné d'Ernest, peut-être à dessein, peut-être

tout naturellement. Inquiet lui-même de ses dispositions, il eût voulu revoir Ernest, et se dire franchement, en sa présence, s'il lui pardonnait d'avoir produit quelque impression sur sa fille. Julia agitée, pensait-il. n'est plus — Elle est préoccupée seulement. Au fait, ce jeune homme méritait quelque accueil. Il serait encore prèsde moi, s'il avait é té mieux reçu. Ce n'est pas trop sa faute , s'il a été remarqué surtout au moment où il remarquait ma fille et si sa figure ouverte et , , pleine d'indépendance, a exprimé plus d'admiration qu'on n'est convenu d'en témoigner dans le monde. Après tout, quand ce serait quelque chose de plus, Ernest est

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de homme distingué. Il l'esprit, jeune a un du sens, de lame ; il n'est ni usé par le monde, ni épaissi par la vie de province. En lui donnant ma fille j'aurais vraiment , deux enfans. Mademoiselle de Saint-Valery fit un nouveau mouvement. Eh ! qu'as-tu donc, ma fille; est-ce ce — joli garçon qui te regarde? c'est une vieille connaissance, c'est le brillant Gustave, qui ne t'a jamais éblouie que je sache. , Gustave avait l'air d'observer mademoiselle de Saint-Valery. Il était encore près de madame de Warmer qui causait avec lui très-gravement, en femme dont la destinée dépend de chaque mot qu'on ne lui a pas dit. Leur attitude exprimait une sorte de crise. Gustave lui parlait vivement, puis il s'arrêtait, balbutiait, et détournait humblement les yeux. Avant que mademoiselle de Saint-Valery l'eût aperçu, il l'avait sans doute quelque temps examinée ; car dès qu'elle jeta les veux sur lui, il changea de

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visage et parut couper court à une suite ,

d'idées. Madame de Warmer était triste. Elle parlait seule à Gustave, qui avait d'abord parlé seul. Ses regards doux et pleins de

noblesse, peignaient quelque sentiment généreux, dont mademoiselle de Saint-Valery était confusément reconnaissante. bien toi dit C'est de qu'ils parlent, — M. de Saint-Valery. Voilà une femme qui te pardonne quelque chose. Je ne sais ce que cela peut être ; à moins que ta rougeur ne m'aide à deviner. Gustave est fort bien, sur mon honneur; et si cette jolie blonde, qui ne le quitte pas, te prend pour une rivale, elle aura du mérite à te céder ses droits. Madame de Warmer charmante, est — dit Julia: et il faut bien que je m'en console, si elle m'a délivré de M. Gustave. Je ne sais ce qu'il m'a dit depuis trois mois; mais je devrais le savoir, car c'est toujours la même chose. Hier il m'a obsédée, avant-hier il m'a fait mourir, et chaque jour il y revient.

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A la promenade, dans une loge, dans un

bal, il est très-scrupuleusementennuyeux. Et ce qu'il y a de pis , c'est qu'il s'y croit obligé ; c'est qu'il s'invite de ma part à recommencer son thème éternel. —Il t'a oubliée aujourd'hui, mon enfant. Je le défie de trouver un mot ; vois comme il est embarrassé de sa personne. Il est peut-être amoureux de toi et de cette jolie blonde tout à la fois. Mademoiselle de Saint-Valery ne répondait plus. Elle songeait assez sérieusement aux soins de Gustave. Elle trouvait son père moins plaisant qu'il ne croyait l'être. Accoutumée à lui tenir lieu de tout, elle n'avait jamais bien conçu l'idée qu'il avait en ce moment. Elle avait lu des romans, elle connaissait le théâtre de M. Scribe ; toute la poétique moderne de l'amour lui était familière ; elle avait même vu ou entendu sur ce point, dix fois plus de choses qu'il n'en eût fallu à nos aïeules et bisaïeules pour se perdre ou pour se faire religieuses..

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Mais c'était pour la première fois qu'elle y songeait bien. Gustave l'avait recherchée. A moins

d'être ignorante comme une bergère de Florian ou éclairée comme une héroïne , de Crébillon fils, elle ne pouvait douter que Gustave eût des vues sérieuses. Il venait de se montrer dans une sorte de désordre ; elle l'avait enfin surpris attentif, ému, presque troublé; et elle savait fort bien qu'il l'avait regardée, tant qu'Ernest avait été là, avec un intérêt plus ardent et plus soutenu que de coutume. Tous ces riens s'arrangeaient dans son esprit; et la conclusion était un pressentiment matrimonial. M. de Saint-Valery lisait dans l'âme de sa fille. Il était charmé de savoir réfléchir sans son secours. Madame de Monte-Rubro qui le rencontra, lui dit quelques mots à l'oreille; et ne croyant pas être entendue de Julia , elle félicita son vieil ami de ce qui ne lui

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était pas encore arrivé, et lui apprit qu'il avait choisi un gendre. Voilà qui bien, dit M. de Saintest — Valery; mais votre confidence ne sera pas imcomplète, et vous nommerez, j'espère,

l'heureux mortel.

— Parlez-vous donc sérieusement, mon ami ? bien sérieusement ? Mais oui, sans doute ; et on a fait l'essai de ma crédulité. C'est une ravissante personne que votre Julia. Il est tout simple qu'en attendant son mariage ces messieurs l'épousent à l'unanimité. D'abord on ne m'a cité que trois prétendans, tous sûrs de leur fait ; et puis, il allait être question d'un quatrième, quand je suis parti pour venir vous prier d'en fixer le nombre.

Il écrit qu'il y aura quelque est — chose, dit M. de Saint-Valery, moitié riant, moitié sérieux ; et ces idées m'assiégent, comme si tout Paris me les exprimait. Ma fille... mais; mais où est-elle donc? Elle m'a quitté je ne sais comment, je ne sais ,

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pourquoi. Ah! la voici qui cause avec une amie de pension, mademoisellede Luxeuil, jeune personne charmante, et que je voudrais seulement voir un peu plus animée. Mais soir, passablement. elle l'est ce — Il est certain qu'elle sourit et à Julia, et à M. Alexandre et à elle-même, et pourtant elle a l'air mystérieux. Tout à l'heure , elle cherchait querelle à M. Alexandre ; elle était tour à tour impérieuse et suppliante. Vous ne saviez peut-être pas qu'elle était la rivale de Julia ; mais vous ne savez rien , mon ami ; et c'est encore une nouvelle pour vous que la passion d'Alexandre. M. de Saint-Valery n'ignorait pas tout cela ; mais il avait cru l'ignorer. Alexandre était un de ces hommes que la foule reçoit. mais qui ne sont pas de la foule. M. de Saint-Valery l'avait remarqué. Il avait vu en lui ce qu'il fallait bien y voir, une physionomie à effet, quelque chose qui avait peut-être un nom, qui n'en avait certainement pas et il avait eu de Julia ,

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une idée bien haute , ou bien sévère , s'il avait cru qu'Alexandre n'occuperait pas son imagination. Il l'avait cru. Madame de Monte-Rubro prenait plaisir à le tourmenter. —Julia est mélancolique, dit-elle après un moment de silence. Mademoiselle de Luxeuil affecte bien de la gaieté ; mais M. Alexandre ne prend pas tant de peine; il se montre, près de mademoiselle de Luxeuil, fâché d'être trop content près de Julia ; mais, plaisanterie à part, c'est un artiste plein d'avenir qu'en pensez-vous, , mon ami ? Ce j'en excellente que pense mon — , amie ; c'est qu'il faudrait le faire croire en lui-même ; c'est que ma fille a une ame italienne, un goût français, un sens droit et pur comme celui d'une Anglaise; c'est que Julia n'aimera point un homme qui l'aura été trop tôt, ou qui le serait trop tard. Alexandre est ce qu'il est ; mais l'instinct de ma fille ne se trompera point.

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Julia continuait à causer avec son amie. Alexandre était silencieux; il semblait souffrir de sa propre réserve. Mademoiselle de Luxeuil se mordait les lèvres ; elle n'avait pu sur-le-champ vaincre son dépit; mais sa rivale était si involontairement sa rivale, qu'il était impossible de lui garder rancune. Il était clair que mademoiselle de Saint-Valery n'aimait point Alexandre ; il était clair qu'Alexandre balançait entre deux femmes ; et il était clair que mademoiselle de Luxeuil avait fait son choix. Ces trois rôles étant compris tout , alla assez bien. Mademoiselle de Luxeuil avait besoin d'être un peu rassurée et beaucoup alarmée , pour être bien occupée de coeur et d'ame; elle s'exécutait devant Julia , et ramenait Alexandre en le laissant noblement à lui-même. parfaite, dit Tu Saintété M. de as — Valery quand sa fille se trouva près de , lui. Madame de Monte-Rubro qui sait , déjà ce qu'elle ne sait pas encore, m'a tout dit sur Alexandre et sur toi. Allons, mon

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enfant, ne rougis plus à la moindre parole ; c'est à moi à être confus ; j'ai déraisonné sans rien dire, je me suis perdu dans les plus sottes idées qui aient tourné une vieille tête , tu sauras ce que c'est et tu me donneras un peu de ton bon sens. Julia allait répondre ; elle fut interrompue par une invitation à danser; elle refusa d'un air naturel, mais pensif, qui n'échappa point à M. de Saint-Valery. C'est Alfred ainsi, renvoies tu que — dit-il en souriant ; c'est pourtant un excellent garçon et tu ne sais pas quel sa, crifice il t'a fait. sais, Julia le vérité dit Je en ma— ,

,

dame de Malsant est la plus jolie personne que je connaisse. Mais il y met un sérieux qui vous confond. Je crois qu'il conspire avec ses amis, Alexandre et Gustave, pour m'ennuyer toute cette nuit, je retrouve partout l'une de ces trois figures.

L'orchestre commençait à se faire entendre.

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M. de Saint-Valery resté seul avec sa , fille, la séparait encore par la pensée, de , cette foule brillante, où tout s'agitait confusément. Mais loin de faire trève à leurs rêveries, ce spectacle les relevait et les rendait plus vastes. Julia s'appuyait sur le bras de son pere; elle lui empruntait quelque chose de noble et de reposé, qui s'alliait avec bonheur et mystère à l'expression rapide de sa physionomie.

Julia était tout à ses pensées, et néanmoins tout aux pensées du vieillard. Elle rassemblait, dans un seul regard, la vivacité, la mollesse, la discrétion de bonheur, qui se succèdent dans la femme la plus mobile. Quelquefois elle avait plus que de la sérénité. Elle renouvelait tout son être , sous une sorte d'ombre transparente, qui tour à tour la voilait ou la rendait plus radieuse. Sa taille grandissait, son sourire n'était presque plus de ce monde, et l'ame

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seule apparaissait, où il y avait encore une forme extérieure. M. de Saint-Valery la regardait, et puis il ne voulait plus la voir que par la pensée. Julia le contemplait de deux manières. Sur ce front élargi par l'âge et par l'intelligence elle admirait, pour la première , fois, toute la dignité de l'homme. Plus elle était rappelée à des pensées frivoles, par le son des instrumens et le mouvement de la danse, plus elle s'élevait vers d'autres images. Cependant la musique retentissait toujours. Mille souvenirs, mille impressions ve, naient s'y attacher. Julia ne songeait pas plus aux violons qu'aux basses; elle ignorait si le rhythme était vif ou langoureux, si c'était du Weber ou du Collinet. Ce qu'elle entendait, c'était une grande voix, qui n'était que l'écho de son ame. Il y avait là du vague, de l'idéal, de l'infini. Elle sortait de ce monde élégant, pour

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entrer , avec ses pensées , dans un autre

monde qui ne se dessinait pas encore. N'être plus avec son père, elle qui n'avait connu, qui n'avait aimé que lui ! obéir à un autre regard que le sien ! appartenir à

quelqu'un ! Julia tressaillit. Elle passa doucement le bras sous le bras de son père, et resta un moment à recevoir tout son sourire. M. de Saint-Valery n'était guère moins pensif. Mais il s'en apercevait plus vite. Il se promena fièrement avec sa fille, comparant son agitation secrète et simplement chaste, aux passions triviales qui s'éveillaient sous ses yeux. vraiment charmante Tu plus es que — les plus charmantes, dit-il à Julia. Tu es maintenant ce que fut ta mère, la première fois que je parus devant elle. On m'avait dit que c'était une espiègle, et je me préparais à faire le sérieux; selon d'autres, elle raisonnait comme un homme d'état, et j'avais résolu de parler très-légèrement. Enfin j'avais appris qu'elle n'éI.

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tait que naïve et abandonnée, et je voulais être bien maître de moi-même. Mais pas du tout. Je trouvai une femme que personne n'avait comprise. Elle en était, comme toi, à ce point où l'on se lasse de succès trop faciles. Son ame ne voulait plus avoir d'esprit, de vain éclat, d'enfantillage sans nom ; elle avait besoin de l'oubli général ; elle cherchait le silence dans le silence, le bruit au milieu du bruit; tout lui était douleur et plaisir ; elle allait aimer. Julia ne rougit point cette fois; mais son regard brilla d'humidité. enfant, Julia Non, tu ma mon non, — , n'es pas une femme ordinaire ; et ce n'est pas avec toi qu'un père fera l'étonné. Je veux que tu sois fière de ma confiance, de la liberté de ton choix. Pour moi, je le serai toujours assez de l'usage que tu en feras.

dit folle! Julia. J'ai bien été — Tu qui Et l'eût place? été à ta ne pas — danses à ravir, tu chantes fort bien tu ,

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causes mieux encore, et puis tu es d'ailleurs tout-à-fait présentable. On te recher-

chait, on ne voulait que toi, on ne croyait qu'en toi. Tu étais à la mode, et tu en prenais ton parti. Mais j'espérais que tu le lasserais avant de lasser personne. Et cela t'arrive ou va t'arriver. j'en suis sûre, deviniez, le Vous — mon père , à mon étourderie croissante. Et moi aussi, je croyais sentir que je touchais à la fin de ma première jeunesse , et, puisque votre bon coeur m'a épargné cet aveu, je dirai avec moins d'effort, que, depuis quelques mois, c'est ma tristesse, ma vague inquiétude qui m'a rendue si extravagante de dissipation. Oh! après cela, je vous dirai tout, mon bon père, du moins quand je saurai quelque chose de plus. C'est bien fois, assez mon pour une — enfant. Tu sais maintenant qu'on m'a demandé ta main; qu'on peut me la demander au premier jour. J'ai fait le grand pas, ma fille; j'ai été jusqu'à comprendre que

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nous nous quitterions. Je suis prêt à tout, et il faut que tu le sois aussi. Julia avait peut-être menti ; mais c'é-

tait si intimement, si doucement, que ce n'était pas la peine d'en avoir du remords. Cette franchise de père, cette noble brusquerie dans l'abandon des droits les plus divins, l'avaient touchée profondément ; et, dans sa première surprise, car c'en est toujours une pour la fille la mieux préparée , elle avait oublié de tout son coeur qu'il y eût au monde d'autres sentimens possibles. Dans tout ceci, Ernest n'était pas nommé. M. de Saint-Valery n'était pas père à demi. Ni Gustave, ni Alfred, ni Alexan-

dre, ne l'occupaient le moins du monde ; et il les avait nommés de bonne grâce. Ernest avait disparu; et M. de Saint-Valery, qui pouvait l'avoir traité froidement, se trouvait trop heureux de son absence, pour s'accuser de quelque chose. Julia partageait sa gaieté ; mais moins naïvement peut être. Elle se sentait près-

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que l'égale du vieillard. Au milieu de aussi était dont elle fête, un ornecette ment, elle était au-dessus de la joie folle qui lui était venue tant de fois. ceci m'est sais pourquoi Je tout ne — nouveau, disait-elle à son père. Cette musique, que j'écoutais autrefois comme de la musique de bal, me replace partout où je voudrais être. Je me rappelle mon enfance, vos caresses, l'air des champs, Lamartine, tout ce que j'aime sur la terre, tout ce que j'aimerais dans les cieux. Voulez-vous que je vous chante demain vos morceaux favoris? Monterai-je ce joli cheval que vous m'avez choisi, et dont je ne me servais pas ? ou bien, vous lirai-je les fragmens de vos mémoires diplomatiques? feras rien Tu de tout cela, mon ne — enfant. Je t'ai assez tourmentée quand tu ne voulais pas m'obéir. Maintenant crue tu es toute soumise, quel plaisir aurais-je à te demander quelque chose? C'est toi, ma fille, qui me donnera des ordres. Nous autres , qui avons connu le pouvoir, nous

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avons un plaisir de curiosité, un plaisir d'enfant, à obéir à notre tour. Voyons, que veux-tu que je fasse? Le rêve de toute ma vie a été de changer de rôle avec toi, de prendre conseil de toi, d'en venir à croire que tu avais une pensée, une intention, et que tu ferais renaître ma raison et mon coeur, à mesure que l'âge les affaiblirait. Me suis-je trompé, mon enfant? et ici même et en ce moment, n'est-il pas , vrai que tu t'en acquittes assez bien? Toute cette jeunesse, qui s'agite et qui s'étourdit, toutes ces opinions , qui s'invitent à s'oublier, tout ce siècle qui se montre en mi, niature, ne sont-ce pas des spectacles usés pour moi ? et si tu n'en étais pas frappée, pourrais-je y faire la moindre attention ? Mais par toi, mon enfant, par ta jeunesse, je comprends, mieux qu'autrefois par la mienne, ce que c'est que le monde, ce que c'est que la vie ! En parlant ainsi, M. de Saint-Valery traversait tous les salons avec sa fille. Il s'arrêtait près des joueurs, se mêlait aux

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entretiens des femmes sur le retour, et semblait reprendre en sous-oeuvre, mais plus sérieusement, le succès que Julia avait eu dès l'ouverture du bal. Les danses finissaient, recommençaient, et mademoiselle de Saint-Valery , qui se trouvait soustraite à tout ce mouvement , ne pouvait plus faire sensation; elle ne faisait qu'apparaître çà et là, se tenant merveilleusement entre l'isolement et la foule, causant avec son père, comme si elle eût été dans une campagne silencieuse, sous un grand ciel étoilé, et néanmoins écoutant les pensées innombrables, exprimées ou non, qui se croisaient autour d'elle. Elle cherchait quelque figure qui peignît un peu ce qu'elle ressentait. M. de Saint-Valéry avait de l'ame ; mais une tête blanchie, des traits sillonnés, avaient parfois trop de majesté pour Julia. Elle n'osait pas y chercher l'empreinte de ces riens , de ces ombres d'ombres, de ces mouvemens

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inconnus qui animent, dans ce qu'elle a de plus lointain l'imagination d'une fille , prête à aimer. Elle attendait quelque son de voix singulier quelque regard qui ne ressemblât , à aucun autre. Que cela vînt d'un enfant, d'une femme, d'un jeune homme, peu lui importait. Mais elle en avait besoin. En elle, la piété filiale n'avait un momentsuspendu tout le reste, que pour rendre plus élevé ce qui n'eût été, sans elle, que joli ou extraordinaire. On eût pu, auparavant, la trouver trop piquante ; elle avait maintenant une dignité parfaite. On l'eût prise pour une femme sérieuse ; elle était brillante de vivacité. On lui eût souhaité quelque chose de moins voluptueux ; elle montrait une chasteté toute divine. C'était la vie de l'ame, qui se cache, reparaît, toujours si heureusement , toujours si mystérieusement. Cette jeune fille, qui était tant de fois elle-même, demandait, jusqu'à l'obtenir, un écho qui lui

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rendit sa pensée, des lèvres qui eussent un profond sourire, et un front resplen dissant où elle pût tout voir. Julia sentait en elle tout un monde; et en apercevant tout à coup quelqu'un qui semblait l'avoir bien contemplée dans la foule, et maintenant contempler en elle tout ce qu'il avait vu ailleurs, elle devina qu'elle était pénétrée et qu'une autre , ame respirait aussi vastement que la sienne. C'était Ernest.

CHAPITRE XV.

Ernest cherchait aussi quelque chose. Il avait vu madame de Monterubro causer avec M. de Saint-Valery, et il avait deviné le sujet de l'entretien. Madame de Monterubro qui connaissait Ernest lui , , avait dit quelques mots mystérieux sur M. de Saint-Valery, sur Julia, sur Alfred, Alexandre et Gustave; elle ne lui avait rien dit de lui-même. Il n'était pas de ces

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hommes à qui l'on parle légèrement de ce qui les occupe sérieusement. Madame de Monterubro femme pénétrante et dis, crète , n'avait pas eu l'air de comprendre la profonde gravité d'Ernest elle n'en , avait même point parlé à M. de Saint-Valery. Amie sincère de madame Dorgemont, et, par cela seul , digne de voir et de taire le trouble d'un noble coeur elle se con, tentait de suivre, par la pensée , le développement de ce qui se passait entre Ernest et mademoiselle de Saint-Valery. Quand elle s'éloigna Ernest ne se sen, tit pas plus à l'aise , parce que l'excellente femme ne pouvait gêner personne; mais il éprouva une surprise mêlée de reconnaissance. Madame de Monterubro lui avait paru riante et bonne tant qu'elle avait été près , de lui. Maintenant qu'elle l'avait quitté, il reconnaissait qu'elle avait été pensive et sévère. Il n'avait vu que ses manières; il voyait toute son ame. C'était bien là une amie de sa mère, une femme que l'on

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comprenait à deux fois. Et que lui reprochait-elle? Ernest s'était produit complétement, il avait été poli, attentif, spirituel. Après toutes ces fatigues, il pouvait bien se reposer dans quelque rêve, si rêve il y avait. Mais non; il ne le fallait pas. Ernest s'efforça d'être gai, de reprendre avec ses amis son ton et ses manières. Il n'y parvenait point. Alfred, dit étais fort bien, lui Hier lu — et tu es fort bien aujourd'hui; mais c'est égal, on ne te reconnaît plus. Madame de Malsant, qui sait tout, ne sait pas ce que tu as. Et moi, mon cher, comment veuxtu que je le lui apprenne? T'ennuies-tu? t'étourdis-tu? songes-tu aux femmes? estu ici au milieu d'une élégante assemblée, ou cours-tu les champs, le fusil sous le bras, la guêtre de cuir lacée jusqu'à mi-jambes? C'est que, vois-tu, je me donne une peine d'enfer pour te définir. Tu m'as déplu, tu m'as enchanté ; reste à savoir ce que j'éprouve maintenant.

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Alfred, de heureux, bien Tu es — t'occuper de tant de manières. Pour moi, je n'ai qu'une chose en tête, si j'en ai une. questionne Oui dà mais je !.. te ne — plus. Tu ne voudrais pas me répondre, quand tu le pourrais. Mais il faut que tu m'expliques ma rupture avec madame de Malsant. C'est une femme incompréhensible. Elle m'a fait ton éloge à me désespérer ; elle t'a traité impitoyablement l'instant d'après; si bien que je l'ai laissée là; et, comme elle en doutait encore après mon départ, j'ai complété sa certitude, en invitant à danser mademoiselle de SaintValery. J'ai dit vu tout cela, Ernest. Je m'ima— ginais que ce bal m'ennuyait, que ces femmes m'ennuyaient, que ces merveilleux m'ennuyaient. Ah bien, oui ! J'ai découvert que c'était plaisir sur plaisir. Figure-toi que je démêle tes affaires et celles de bien d'autres comme si elles en , valaient la peine.

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J'aurais Vraiment? tu cru que son— geais à mieux. Tu es plus solennel que jamais. Ce, n'est pas toi qui comparais devant le monde, c'est le monde qui comparaît devant toi. Je parie qu'à l'heure présente, sous le charme de cette délicieuse musique, parmi la riche variété de ce mouvement, tu es plein de pensées, tu as le coeur religieusement ennobli ; je te défie de rire, même en remarquant que c'est moi qui dis cela. Va, Ernest, si on ne venait au bal que pour les femmes, il n'y aurait pas de quoi s'élever si haut. Mais ici, comme ailleurs, on pense, et d'autant mieux, qu'on ne le sait guère; je ne puis dire combien j'ai d'idées, quand tout m'invite à n'en avoir plus. Ernest fit quelques tours avec Alfred, s'arrêtant par momens, comme pour lui dire tout ce qu'il avait dans l'ame, puis redevenant léger, spirituel, l'homme de la circonstance. Alfred ne s'y méprenait pas: Ernest avait le coeur placé quelque part;

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il lui avait fait un sanctuaire, et il n'y admettait personne. fâcherais, je dit Avec autre, tout me — Alfred, en jetant un regard qui commenfinit Ernest et par mademoiselle de ça par Saint-Valery. Oui, je me fâcherais, sois-en sûr. Mais il faut te pardonner, même quand on ne le peut pas. Alfred était venu pour parler à Ernest à coeur ouvert, en vrai camarade. Il lui manquait de savoir si son ami était amoureux , et, quoiqu'ayant parlé de madame de Malsant il n'avait pas osé interroger , Ernest sur mademoiselle de Saint-Valery. Il se retira comme il était venu. Ernest le regardait s'en aller , respectueux quoi qu'il en eût, et jeté dans une sorte de poésie grave et noble. dit-il qui mais, Gustave, Ah ça! à — semblait l'attendre et ne vouloir pas qu'il vînt à lui, vous vous entendez donc pour me faire tourner la tête ? Alfred arrive, dégagé affranchi de madame de Malsant ,

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et de lui-même ; pour avoir plus desprit, il va jusqu'à n'être plus amoureux ; et quand j'attends de lui ce qu'il n'a jamais donné, le voilà qui perd la tête ! S'il veut me parler cordialement, il hésite, il ne voit plus en moi qu'un mauvais plaisant, qu'un fashionable sans merci. S'il aime mieux être gai, frivole, sérieusement occupé des folies du moment, il se rappelle, en eutr'ouvrant les lèvres, que je dois avoir une ame colossale; il m'affuble de je ne sais quelle majesté, enfin il ne me laisse plus qu'un moyen de redescendre à mon rang : c'est de me présenter à toi. Gustave était sur le point de rougir. Il causa vaguement avec Ernest, puis s'anima par degrés, et finit par le regarder avec éclat en lui serrant la main. dit-il, tu ne sais lui Je riras que pas, — quoiqu'il y ait bien lieu. Madame de Warmer, madame de Warmer, l'impassible Allemande, la femme du Nord, m'a rompu en visière , mon cher Ernest. Est-ce toi qui m'irrites contre elle? est-ce elle-même qui I.

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me brouille avec toi ? je n'en sais rien ; je n'en sais ma foi rien! elle a parlé pour et

contre toi, j'ai parlé contre toi et pour toi; c'était un enfer. Je suis fatigué, mécontent, et peut-être ravi. Je voudrais bien voir à qui je ressemble. moi, Gustave. A — dit plaint Ernest? quoi de Et se — Alexandre qui parut tout à coup. si belle huserait-il Et comment en — meur? ajouta-t-il après une légère pause. lassitude? d'où lui viendrait Et cette — — C'est vrai, dit Gustave en se détour, nant un peu de mademoiselle de SaintValery avec Alexandre Ernest n'est rien , de ce que nous sommes ce soir. Il est maître de lui-même, dès que nous battons la campagne ; et, quand nous sommes à notre affaire il plane sur nous du haut de je ne , sais quelle région. Soit, messieurs. Biais vous autres — vous êtes dix fois plus que moi de ce monde, pour peu que vous vous en mêliez, c'est tout simple. Il y a long-temps que

TrMON-Ai.cESTE.

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vous avez quitté la province ; et j'y suis presque encore. Et de vieux routiers

comme vous, une fois perdus, se retrouvent moins que des novices. Toi, Gustave, tu t'escrimais autour de ton Allemande ,

comme un mauvais ange autour d'une ame sans péché. Je voudrais te dire, je voudrais savoir combien tu étais savant dans tes manoeuvres. Mais c'est aussi difficile que de deviner pourquoi tu étais si

grand, si magnifique, si surhumain, il n'y a qu'un moment, quand tu as invité à danser mademoiselle de Saint-Valery. toi, dit mal Ernest, AlexanC'est à — dre d'achever le pauvre Gustave. Il n'est , pas prêt, comme moi, à recevoir le coup. Pourquoi ne dis-tu pas que j'ai fait ce qu'il a fait? Tu as été la pierre de scandale, entre moi et mademoiselle de Luxeuil ; nous nous sommes quittés, mais pour toujours , et, qui plus est, pour long-temps, à moins qu'il ne plaise à Dieu ou à toi d'y mettre ordre. J'ai été charmant avec elle, non, mais, parole d'honneur, je l'ai été un in-

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stant; tu sais ce qui s'est passé après cela, de savoir, de il tout ton est essence car et tu m'as vu refusé , comme Alfred, par mademoiselle de Saint-Valery. Ernest aurait gaiement continué l'entretien quoique sa pensée fût ailleurs ; il , était à quelques pas de mademoiselle de Saint -Valery partageant invisiblement , l'essor de son ame, et trouvant, dans cette élévation même, le don de mieux comprendre les riens qui occupaient ses amis. Mademoiselle de Saint-Valery était toujours appuyée sur son père. Elle suivait, à distance, l'entretien des trois jeunes gens, sans avoir besoin de leurs paroles. Son attitude avait changé peu à peu. Elle avait refusé Alfred, Alexandre et Gustave ; mais elle les avait refusés à tout hasard. Maintenant, à la vue d'Ernest, elle était fière de leur dépit ; et M. de Saint-Valery, qui d'abord n'y avait pas fait attention , commençait à sourire à cet orgueil. Il voyait Ernest avec plus de bienveillance ; il attendait de lui quelque chose d'élevé,

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de sincère d'imprévu, comme la belle , agitation qui s'emparait de Julia.

Julia n'avait accepté ni le brillant Gustave , ni le grave Alfred, ni l'indépendant Alexandre ; M. de Saint-Valery était sûr qu'elle danserait avec Ernest. Ernest n'avait cherché à consoler ni madame de Warmer, ni mademoiselle de Luxeuil, ni madame de Malsant ; il songeait sans doute à Julia. Alexandre, qui s'exécutait toujours, vit le premier ce qui se passait. dit-il Gustave Allons, à veut on ne — , pas de nous, laissons le champ libre à d'autres. C'est cela qu'Ernest allait dire, si je ne me trompe ; n'est-ce pas, Ernest? Mais, il fait mieux que de parler, il est déjà près de mademoiselle de Saint-Valery. Ernest n'avait pas attendu la permission d'Alexandre. Long-temps avant, il était resté immobile , même d'esprit. Les danses, leurs intervalles toujours accidentés, n'avaient rien ôté, rien ajouté à ses im-

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pressions. Julia même ne l'avait point touché en refusant tout engagement ; un seul sentiment, un seul accès de vie avait rempli pour Ernest, tout le temps écoulé de, puis le départ du lieutenant. Il n'avait pas avancé d'une seconde le moment où Julia pourrait l'accueillir ; mais il l'avait attendu de toute son ame ; et ce moment n'en avait

pas atteint un autre, qu'Ernest était arrivé près de Julia. M. de Saint-Valery se croyait avec Ernest avant de l'avoir à ses côtés. Julia ,

continua avec lui un entretien qui commençait pourtant. Le vieillard était à son aise il ne pen, sait pas à un amant de sa fille pas à un , mari, pas même au bonheur de n'y songer point. Il se laissait aller, comme il pouvait, à une plénitude de calme, à une vérité d'oubli, qui attestait, mieux que le mouvement et la réflexion , la présence de quelque bien ineffable. Gustave était fort ébahi; et il ne concevait pas qu'Alexandre désappointé ,

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comme lui, se résignât de grand coeur au succès d'Ernest. Eh ! va-t'en faire de l'esprit ailleurs, — dit Alexandre, en lui tournant le dos. J'aime Julia, moi ; et si elle s'en moque, je sais comment l'en punir, je l'admirerai si franchement, j'aiderai si bien Ernest à voir tout ce qu'elle est, qu'elle m'en remerciera, au risque de me désoler davantage. Et sur ce, Alexandre, qui avait les bras croisés levait seulement un doigt pour le , poser sur sa joue ; il fermait légèrement les yeux, pour doubler la justesse de ses regards ; il s'arrangeait en artiste qui va

contempler la nature. Ernest était tout lui-même. Il parlait sans étude, il traduisait à Julia les pensées de M. de Saint-Valery, avec cette aisance, cette naïveté hardie, qui sont la plus haute expression de l'homme du monde, à moins d'en être la complète absence. Il était respectueux, jusqu'à n'oser plus l'être. Sa familiarité, ferme et précise s'éloignait éga-

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lement du débutant qui réussit trop et de la vieille connaissance qui ne tient plus à réussir; elle soutenait, avec une majesté toute vulgaire, la grâce exquise des sentimens qu'il exprimait au nom des trois interlocuteurs. Quand il parlait de Julia à M. de SaintValery, c'était d'une voix que le premier venu aurait trouvée commune ; c'était dans des termes qu' aucun homme d'esprit n'eut osé employer ; mais Ernest savait dire les mêmes choses pour tout le monde à la fois, et seulement pour quelques personnes. Il causait sans réticence, sans mystère; et cependant les flaneurs, les indifférens les , curieux, qui entendaient ses paroles, n'imaginaient rien de ce qu'y voyaient Ju lia et M. de Saint-Valery. Il n'avait pas dit à Julia, il n'avait pas même insinué qu'elle était charmante, quelle rencontrait des expressions qu'elle inspirait un intérêt , quelconque. Aussi bien ce n'en était pas la peine puisque Julia le comprenait de , reste.

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M. de Saint-Valery voyait venir Ernest; mais il ne s'alarmait plus. Son orgueil de père avait maintenant deux objets. Il ai-

mait Julia dans Ernest, Ernest dans Julia. Il ne comprenait rien à sa propre joie; mais peu lui importai t . L'harmonie de leurs mouvemens, leurs regards véhémens et calmes, leurs paroles qui étaient une sorte de silence leurs silences qui semblaient être , les cris de l'ame, transportaient l'heureux père dans une famille tout entière; et toutes les pertes que son coeur avait faites ici-bas, se trouvaient un moment réparées. Il aurait voulu dire à Ernest : j'ai eu un fils, il est mort avant le temps ; il eût été ce que vous êtes. Comme vous il aurait été doux et ferme ; comme vous il aurait eu la voix mâle, le sourire éloquent; il aurait tremblé devant une femme digne de lui ; il l'aurait, à son tour, magnifiquement effrayée. Puis quand Ernest semblait s'effacer, , et laisser à Julia tout l'honneur des peu-

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sées et de la tendresse de son père, le vieillard le regardait plus pleinement encore.

pensait-il Ernest êtes envous — , , core au-dessus de vous-même. Vous êtes tout ce qu'on peut devenir par l'amour, vous me rappelez par quelle timidité sublime par quel oubli de ce qu'on louait , plus de la j'ai si bien maître moi, été auen gélique des femmes, de la mère de mon unique enfant. Mais Julia le rendait à bien d'autres transports. Julia, c'était sa mère , c'était plus que M. de Saint-Valery ne pouvait et n'osait penser. Il s'était doucement écarté pour la mieux voir, et parmi les confuses impressions qui naissaient de celle-là, il voulait démêler quelque chose. Julia dansait avec Ernest. Saintsuis, j'y de J'y M. suis, pensa — Valery. Dès le premier jour, sa mère était plus animée, elle baissait plus ardemment les yeux, elle m'appartenait plus que Ju-

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lia n'appartient à Ernest. Bien, ma fille, tu es à moi avant d'être à lui. Qu'il sache, qu'il comprenne ce que vaut un de tes regards. S'il doit demain, ou un autre jour; s'il doit jamais faire naître sur tes lèvres un sourire plus ravissant, dans tout ton être un frémissement plus ineffable que tout ce que lu as senti près de ton père; que ce soit du moins après d'autres succès que ceux du monde, après d'autres efforts qu'un entre tien plein de goût et de naturel, après quelque chose de mieux que sa désespérante perfection. Ernest était trop heureux pour ne rien craindre. Il fut près de Julia ce que voulait M. de Saint-Valery, et il en usa avec M. de Saint-Valery comme Julia pouvait le souhaiter. Il trouva moyen de se congédier luimême, avant que Julia et son père ne sortissent du bal, laissant M. de Saint-Valery à mille pensées qu'il eût été impertinent , de troubler par des politesses, et s'éloignant assez heureusement de Julia, pour

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espérer qu'à la faveur de cette interruption, les incidens de la soirée se lieraient mieux à toutes les idées d'une jeune fille.

CHAPITRE XVI

Ernest avait cru un moment comprendre le rôle qu'il allait jouer au milieu de ses trois amis. Julia l'avait distingué, M. de Saint-Valery lui avait éloquemment serré la main; il était en bonne voie. Mais quand il se trouva seul, son sang bruissait dans ses veines, son imagination tourbillonnait, il ne voyait plus que dans le lointain que parmi des formes fantas, tiques, la scène si douce et si noble qui

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s'était passée entre lui, Julia et son père. Pendant plusieurs jours , il n'osa point se présenter. Il pensait trop à Julia pour penser rien d'elle ; il ne se disait pas qu'elle fût gracieuse, ou piquante, ou pleine de dignité ; il ne savait pas si elle lui avait souri, si elle avait été plus belle pour lui que pour son père , si elle avait consacré en sa faveur le souvenir de vieilles espiègleries ou seulement un avenir plus ar, dent et plus timide. Ernest était honteux de son trouble. venais Eh bien! je pensait-il, pour — étudier Julia, et j'ai déjà perdu la tête! Encore si j'étais amoureux, ce ne serait qu'à demi ridicule. Mais, tout considéré, je ne puis jurer ni que cela soit, ni que cela ne soit pas. Ma mère ne m'avait pas tellement préparé à mon rôle, elle ne m'avait pas si bien stylé, que je ne dusse manquer un peu de sang-froid. Si je n'avais pas dérangé Alexandre, Alexandre qui est le meilleur enfant du monde je le prierais ma foi, , , de me dire si mademoiselle de Luxeuil n'est

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pas mieux que Julia, mademoiselle de Luxeuil est si délicieusement sage ! Mais je déraisonne. Julia, Juliette surtout, est pariai te quand elle regarde,avec sa gravitéd'enfant, l'enfantillage de vieillard, la légèreté sans âge de M. de Saint-Valery. Allons , il faut laisser cela. A peine irais-je voir si madame de Malsant, la charmante maîtresse de l'ennuyeux Alfred, mérite ou ne mérite pas d'être comparée à... Mais, sans le vouloir, toujours sans le vouloir , j'ai troublé aussi leur bonne intelligence. Et, quand, il n'en serait rien, qu'est-ce que madame de Malsant auprès de Julia ? Julia n'a-t-elle donc que de l'esprit , quand elle a de l'esprit? Son regard, son souffle, sa pensée la plus intime, n'arrivaient-ils pas jusqu'au fond de mon ame? Reste donc Gustave, et sa belle et très-belle Hortense de Warmer. Oh ! pour le coup , je ne réponds plus de moi. Mademoiselle de Luxeuil m'a fait réfléchir si on peut , appeler réflexion le calme voluptueux où

l'on se recueille devant elle; madame de

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Malsant m'a éveillé tenu en échec s' il , , y a moyen de définir ce qu'une parisienne sait faire d'un provincial ; mais madame de Warmer m'aurait donné des sens si je , n'en avais pas eu; elle m'apportait un bienêtre , une fraîcheur universelle, auxquels j'étais charmé de ne trouver aucun nom. Et dire que ce nigaud de Gustave la laissait là pour une autre! Mais, à mon tour, je fais bien pis, en vérité. Pardonne, Julia, pardonne, je suis fou, je veux rire, je pleure, peut-être. Si je pense à ces femmes, c'est pour me dire que tout ce qu'elles ont, tu l'as encore à un plus haut degré. Alexandre vint voir son ami ; mais il parlait peu, et de choses indifférentes. Une seconde, une troisième visite se passèrent de même. Alexandre était grave, pénétré; il avait quelque chose dans l'ame, et sa brusquerie, ses manières brèves et dures, eussent fâché ou surpris Ernest en toute

autre occasion. Tous deux étaient solennels, avec cette différence, qu'Ernest semblait commencer

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fatigantes, plier de pensées et cours un pour la première fois sous la main de la société ; tandis qu'Alexandre était à la dernière de ses lassitudes. Chaque fois qu'ils se quittaient, ils pensaient plus aisément l'un à l'autre. Alexandre s'ennuyait devant Ernest, grondait, se contredisait, puis sorti dans , la rue, il se promettait de lui faire des excuses. Il lui reconnaissait, comme auparavant, une ame droite et forte, de l'abandon, du négligé dans les manières, enfin, il voyait dans Ernest l'ami tout fait des véritables artistes. Ernest s'accusait aussi. Alexandre n'était peut-être pas si blasé, si rompu, si monotone de dépérissement, qu'il en avait eu l'air. Il avait sans doute le coeur froissé. Ses ennuis étaient effrayans; quand il voulait rire surtout, on ne s'y méprenait pas. Sa voix creuse, et comme imprégnée de sourdes malédictions, essayait en vain le badin age et la bonne et franche déraison. Ernest, qui n'était pas superstitieux, se I.

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prenait à craindre je ne sais quoi de lointain. Il tombait, en présence d'Alexandre, dans des rêveries sinistres; et, dès qu'il avait reçu son adieu, ses pensées se démêlant tout à coup, il devinait les souffrances d'Alexandre, il voyait son ame plus nettement qu'il n'avait regardé son visage. pensait-il lui parlerai, n'est Je ; ce — pas pour une femme qu'il s'agite à ce point, ou bien il en finiraitplus vite. Ce n'est pas un chagrin de famille ; Alexandre n'a que les parens qu'il s'est faits. Il aime ses modèles, il aime ses élèves, il aime son public; et, d'après la manière dont il s'en acquitte, où prendrait-il de quoi s'émouvoir en l'honneur de cinq à six oncles, cousins, et autres je ne sais qui, en dépit desquels il a eu ce qu'il a de verve et d'élévation? Ernest alla chez Alexandre, causa, plaisanta, discuta, retourna son ami en tout rien tirer. n'en put et sens, disait-il, rien du Rien, tout. non, se — Ah! ça, voyons pourtant. Sous prétexte que je suis à l'envers, que je ne puis lier deux

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idées, faut-il que je néglige un pauvre ami de collége qui est dans les nuages, ou, bien plus bas, selon toute apparence, sous le froid essai de la pierre funéraire. Alexandre me fait vieillir de quarante ans. Quand il est là, je me courbe avec lui sous un poids inconnu. Le son de sa voix tombe dans mon ame, comme dans un écho de l'autre monde. S'il me parle d'art, de politique de femmes ; à chaque instant, , quelque chose d'immense s'abaisse et s'efface à mes yeux. Il me fait un désert que je n'ose mesurer, un silence qui m'épouvante, une vaste mort, qui n'épargne pas les choses les plus éternelles. Ce n'est pas de la mélancolie; c'est bien de la désolation,

c'est l'horreur du néant qu'il répand dans tout mon être. Jamais la tombe ne s'est ouverte si largement devant moi. J'ai vu ma mère, le crucifix dans les mains, le regard déjà plus éternel que terrestre, porté tour à tour sur son Dieu et sur moi, hésitant à se fixer et à mourir. J'ai fermé ses yeux et ses lèvres, j'ai senti dans mes mains

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le froid qui gagnait les siennes. Mais cela, connaisla Je point la n'était mort. ne ce sais pas avant d'avoir entendu Alexandre. Son pas me fait frémir, et refoule, par un premier bruit du sépulcre, le murmure si poétique et si ravivant, que le monde et ses joies, que l'amour et ses ravissemens, que la dignité de l'ame et son règne sur les médiocrités envoyaient de tant de , lieux et de si loin à mon oreille de jeune homme. Une autre fois Alexandre sembla s'ou, vrir davantage. Ernest avait parlé en ami , Alexandre l'écoutait comme il n'avait jamais fait. Continue, continue ditErnest, lui — , il ; tu me rends vingt années de belle et bonne vie, tu me remets sur pied, tu me relèves comme ne ferait pas un succès à l'exposition. Je parie que je comprends mieux que toi tes paroles tes nobles et , fraîches paroles d'homme des champs. Eh ! mais, mon cher, ce que je dis — là c'était hier, à t'en croire le plus pur , ,

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jargon du café de Paris ; tu m'invitais si bien à causer femmes, chevaux, duels, etc.; tu jouissais si fort de la fatuité rentrée de Gustave ! Était-ce cette fois-là que tu te moquais de moi, ou bien est-ce aujour-

d'hui? Tu mériterais l'autre l'un et pour ta — mauvaise question; mais je te dirai que j'ai été sérieux, et que je le suis; Gustave peut te suivre dans une causerie, et s'imaginer qu'il t'a complétement entendu. Je permets encore cette sottise à Alfred ; c'est un garçon qui raisonne pour raisonner, et qui croit très-fort être quitte envers toi, quand tu n'as pas l'air de demander autre chose. Mais moi, Ernest, j'écoute plus que des paroles ; je vois plus qu'un visage ; je te le dis donc hier tu , as été éloquent sur un sujet que tu ne traitais pas, aujourd'hui tu t'es montré à moi complétement en le cachant tout-àfait. Alexandre il y a dix ans que nous — , devrions être ensemble.

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Il dix y ans que nous y sommes , a — Ernest. Mais qu'est-ce que tu dis ? tu m'avais oublié, toi; et qu'avais-tu besoin de si peu de chose? lu n'étais pas , tu ne pouvais pas être seul sur la terre, eût-elle été toute déserte. Avec une ame comme la tienne, on peuple des solitudes, on les dégage de nouveau ; où il n'y a personne, on se fait une immense et merveilleuse famille où la foule foisonne on a une ame , , vierge, du frais, du silence.

bonne la heure, Alexandre ; mais A — tu t'expliqueras, j'espère?

pourquoi, Ernest? Et Il ne m'arrive — pas assez souvent d'être mystérieux pour que j'abrége ce plaisir , surtout quand je le goûte avec toi. Ouvre les yeux davantage, s'il est possible; souris plus finement et plus gravement, ce qui ne se peut pas ; et sache bien, mon ami, qu'après l'état où tu m'a mis, sans y faire trop de façons, il est juste que je te remue à mon tour. Tu l'as déjà fait, Alexandre. J'ai été —

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triste au-delà de ce que je puis dire ; chaje quitté m'as fois savais tu ne que que , plus pourquoi j'en avais ri les premiers jours. Tu es malheureux , Alexandre , tu n'es pas compris, tu finis trop tôt peut-être, ce que j'ai peut-être commencé trop tard. dit AlexanSi le prends ton, tu ce sur — dre, je retomberai dans des pensées que je n'aime guère. —Tu es donc bien abattu? reprit Ernest; tu as donc bien épuisé la vie humaine? Comment, Alexandre, un artiste mand'imagination, homme de ressort! quer un de coeur, rendre l'ame avant que Dieu ne la lui demande ! y penses-tu ? mais non , cela ne te va point. Quelque chose remue encore sous ta mamelle gauche ; assis, comme te voilà, l'oeil fixe , les bras serrés sur ton coeur, tu as des restes de toi-même, tu reprends par degrés la verte et prometteuse jeunesse que nous avions commencée ensemble, et que nous finissons ensemble. Tu approches de la trentaine ; courage, Alexandre, le passé n'est rien; mais

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l'avenir est tout, m'en tends-tu ? veux- tu m'entendre? t'entends je ne je si sais Je pas ne — , sais pas si je veux t'entendre. faudra que je te qu'il C'est-à-dire — je je tourmente, te le que sermonne, que moralise ! tu es bien vain , Alexandre, d'espérer tout cela. Je suis peut-être capable d'aimer quelqu'un à ce point ; mais ce fait honneur. qui j'aie premier le à cet sera de la part connais, Ernest, Je et, te — d'un homme de ta trempe je sais ce que , vaut une pareille complaisance. Parle , oh! parle donc! supporte-moi, pour m'obliger à me supporter moi-même. Mais déjà ne l'as-tu pas fait? Depuis ton arrivée, lu m'as dévisagé l'ame ; et quoique tu n'aies pas , tranché de l'observateur, j'ai bien vu que tu me savais tout entier, morale et cynisme grandiose et platitude nature , , brute et divine. Puis, par un effort, aussi rare que tout ce qu'il y a en toi , tu m'as traité cordialement, tu m'as caché ton dégoût; et maintenant, tu fais bien plus en-

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core, tu t'imagines que ce nétait pas du dégoût, tu me crois bon à beaucoup de choses ; tu vas me promettre de la force , de la vie, de la lumière pour ma pensée, et de la chaleur pour mon ame. Tu es fou, feAlexandre mais que ; — rait-on de toi sans cela? De la raison dans un artiste, c'est trop ou trop peu. Que m'as-tu dit là? le sais-tu encore? qu'est-ce que c'est que ton désespoir? en es-tu donc à métaphysiquer sur l'ennui? Voilà dix ans que l'art s'amuse à se désoler ; et toi, qui va vite en toutes choses, toi qui as figuré en tète de la grande procession des tristes, tu vas te mettre aujourd'hui à sa suite, pour pleurer avec les traînards, pendant que l'avantgarde commence à se gaudir sans vergogne? Laisse-moi donc tranquille! Tu mens encore, quoique tu ne parles plus. Tu es puni par où tu as péché ; car à force d'avoir persuadé aux autres qu'ils étaient dans les larmes tu t'imagines à ton tour que tu , n'es pas content; tu mens, te dis-je ! — Je baisse la tête, dit Alexandre.

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—Tu mens, dit encore Ernest; il y a de l'orgueil dans ton fait. Tu es fier de me comprendre sitôt, et de t'humilier si fort tu , vises à l'honneur d'être trop bon enfant avec moi; et, s'il fallait t'en croire, tu aurais plus de mérite à m'entendre, que je ne puis en avoir à te parler ainsi. —Je me rends, je me rends, Ernest. mens pour fois. Tu troisième la Je ne — t'aurais pas rudoyé de la sorte, si je n'avais su qu'il y avait en toi quelque chose d'invincible. Que ferai-je d'un homme inerte et passif? Non , non Alexandre , tu ne te rends pas , et tu as raison. Ce que j'attaque en toi, ce n'est pas toi , et j'en suis maître ; mais ce qui me résiste ce qui me , heurte, c'est cette ame qui oppose à la mienne sa vigueur, sa souplesse, sa noble nudité. Plus de masque, Alexandre, plus de charlatanisme, je t'en prie ! C'est Ernest qui te parle ; ce n'est pas un être d'emprunt, qui se met en avant de moi, pour l'abuser de toutes ses forces. Pourquoi ferais-tu le fantastique, quand je ne veux

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pas l'être ? Tu es un homme et je suis un

homme, l'oublierais-tu maintenant, et l'oublierai-je? Alexandre se jeta dans les bras d' Ernest. C'était un grand contraste, c'était un beau spectacle, que celui de ces deux jeunes gens. Alexandre riait, fronçait le sourcil, se mourait de honte et relevait son front. Il venait de passer condamnation sur la semonce d'Ernest, il avait été convaincu et persuadé ; mais maintenant qu'il y pensait, il ne savait plus si bien ce qu'il avait dans le coeur. Ernest se connaissait mieux.

oublies déjà les pensées tu et mes — tiennes, dit-il en riant malgré lui, je crois Si

me les rappeler encore. Dame ! que veux-tu? Ernest, tu m'as — si bien retourné tu m'as ébloui si magni, fiquement, que je te demanderai le temps d'y voir plus clair. Et d'abord ne m'as-tu pas dit que j'étais jeune ? jeune, en pleine

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vie en train d'espérer, de croire de sen, , tir? Oh ! ne vas point te rétracter. Tu

m'accordais tout cela? pourquoi Et ? Oui, tu espères ; non — tu cours à la célébrité , tu vois de loin le sourire des femmes, en commençant l'oeuvre qu'elles mettront à la mode, tu entends claquer des dents toute l'école académique avant d'esquisser tes groupes , du moyen âge. J'espère, Ernest. — Tu crois aussi, Alexandre. A travers — les folies de ton crayon, j'ai vu la pensée que tu caches au public. Tu n'es pas plus ami du trivial que du classique. Tes diables courent, gambadent, grimacent à souhait. Mais ce sont des diables, ceux-là! Tu as un instinct , un sentiment de vérité qui ne t'abandonnent pas. Tandis que tous nos faiseurs de laid sont aussi plats, aussi serviles que les élèves de David. Et tes hommes comme ils sont hommes ! Ils ont , de la force, mais ils savent en user. Ils sont beaux; mais, sur ces lèvres, on voit place

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pour un cri de colère , pour une passion profonde, pour tout ce qui peut, naître dans une ame vivante et fière. Mais, à propos , je n'ai pas encore vu de tes femmes , tu m'en montreras ; car tu dois en avoir fait ?

crois-tu Le Ernest? — ,

si grave, n'aurais l'air Quand tu pas — en faisant cette question , je répondrais encore : oui. Il y a plus , et c'est la troisième chose que j'allais l'attribuer; avec de l'espérance avec de la foi, tu as quel, ques sentimens dans le coeur ; et bien des gens, qui prétendent en avoir, mentent autant que tu peux mentir quand tu déclares n'en avoir pas. Ernest, cher Ernest, donnemon — moi, par grâce, un instant de répit. Alexandre parut réfléchir. Ernest savait ce que c'était qu'un artiste. Il laissa son ami à ses pensées, s'il en avait ; et s'amusa à visiter ses tableaux, sa bibliothéque et ses curiosités, attendant assez

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patiemment qu'Alexandre revînt à luimême. Pour un artiste , Alexandre n'était pas trop ami du chaos. Il n'y avait guère chez lui que ce désordre qui tient à l'habitude de la liberté. Ce n'était ni malpropreté, ni coquetterie de profanations, quoique Alexandre sût très-bien qu'en fait d'art ce fussent d'excellens moyens de succès. Tout avait je ne sais quel air parfaitement imprévu. La chambre d'Alexandre offrait, en abrégé, tout le dix-neuvième siècle, toute l'époque sans nom. Un Christ, en style du moyen âge, religieusement maintenu dans sa poussière séculaire, était couché sur les genoux d'une naïade d'après Canova. Un Piron, en petit format, entr'ouvrait la Bible, aux lamentations de Jérémie. Lamartine , René , les Feuilles d'Automne étaient mêlés à des débris d'antiquités, ou à de modernes fantaisies; et la foi et la philosophie, le sublime et le grotesque, les nobles douleurs et les folles joies s'y

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confondaient, sans plus d'unité, sans plus de scandale, que dans la grande physionomie de notre âge. ferai dit compliment, Er Je te un — nest : malgré la confusion qu'on voit ici, on peut dire que tu aimes à mettre les choses à leur place. Il semble que je plaisante ; mais non, vraiment ! Il n'y a pas de clou pour suspendre le crucifix; et, dans la dévotion d'artiste, tu l'as mis sur ce qui te semble plus divin encore , sur un chefd'oeuvre du grand statuaire. Quand à Piron, il est si neuf, si frais, que je ne suis pas sûr qu'on l'ait jamais ouvert, et tu pourrais bien l'avoir innocemment accollé au plus désolé des prophètes. C'est bien, c'est bien! Ernest, il ne — s'agit pas de cela, j'ai autre chose à te faire voir. Laisse mes poètes et mes monstres , mes pauvretés et mes magnificences ; viens dans mon atelier, dans mon sanctuaire, où personne n'est entré depuis long-temps. Je l'ouvre pour toi, Ernest. Là, je suis bien ce que je puis être. Tu m'as dit trois

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Alexandre, tu mens ! Il faut que tu m'aimes bien, que tu aies un sens supérieur pour m'avoir si vigoureusement pénétré. Eh bien ! c'est tout mon art, c'est tout moi-même que je vais te livrer. Ernest suivit son ami dans une pièce retirée, où la lumière arrivait on ne peut plus heureusement. Alexandre s'arrêta à l'entrée. Il eût compris sur-le-champ qu'Ernest était artiste quand même il en , eût douté jusque-là. Le jour se répandait partout avec abondance ; mais il se dégradait çà et là avec une douceur infinie, et produisait sur l'oeil quelque chose de ce qu'éprouve l'odorat en présence d'un parfum enivrant d'abord, puis délicieuser , ment affaibli, et reproduit de mille manières égales et différentes. Ernest tressaillit de plaisir. Alexandre fit plusieurs fois le tour de la chambre, tandis qu'Ernest restait immobile au milieu. Un rideau qui descendait du plafond au parquet, et cachait apparemment un tableau, avait attiré les regards fois

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d'Ernest. En cet instant, toute familiarité avait cessé entre les deux amis. Pour satisfaire sa curiosité , Ernest attendait la permission d'Alexandre. Cette scène dura quelques minutes. Ernest se croyait rapetissé devant son ami. Il se rappelait la confusion avec laquelle Alexandre l'avait écouté, la naïveté de son repentir sa docilité d'enfant. Il , craignait d'avoir tranché du maître devant un ami qui avait fait l'écolier; mais , du moins, pensait-il, la dignité de l'un n'avait pas été plus préméditée, pas plus menteuse, que la déférence de l'autre. Ernest, à son tour, allait, pour peu qu'il le fallût, se rendre à tout ce que dirait Alexandre. Il éprouvait ce noble besoin, ce besoin si peu compris, de s'incliner devant l'homme qui relève la tête à propos. Alexandre le trouvait plus grand que jamais. Il le voyait respectueux, attentif; et ce changement lui paraissait tout à l'honneur d'Ernest. m'étonnes, Tu lui t'édit-il, je et — I.

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tonne. Tu me regardes comme si j'étais plus qu'Alexandre. Il ne tiendrait qu'à moi de faire le personnage. Cela ne sera point, Ernest. Tu t'attends à mieux, je le vois bien. Tu me prends pour un grand artiste ; il te semble que je vais dire des merveilles sur la peinture, ou même t'en faire voir. Tu crois que ce rideau te sépare d'un chefd'oeuvre. Crois-le encore un moment; et réponds à une question que je ne t'ai jamais faite ? Jamais ? — Attends D'après je voie. ce que que — tu disais tout à l'heure, je pourrais bien t'avoir confié plus de choses que je n'en ai dites. Tu écoutes l'ame d'un homme avant que ses lèvres ne remuent. Tu m'as deviné, tu m'as percé à jour; et quand je croyais m'expliquer assez bien, tu m'as fait voir en moi ce que je ne soupçonnais pas. bien faudrait être C'était difficile Il — trois fois sot pour croire que tu le fusses devenu; deux fois mort de coeur et d'esprit pour se permettre de prendre doublement !

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le deuil à ton sujet. Comment, Alexandre, toi qui sais manier l'or et la boue, le faux et le vrai, tu espérais, par tes sacriléges, me dégoûter de ce qu'il y a de saint dans ton talent ; tu voulais que tes beaux élans m'empêchassent de battre des mains sur tes chutes? Et encore tu n'étais pas fier de tes vieilles inspirations même dans les , momens stériles? tu ne l'étais pas de ta stupidité, même quand tu te rappelais ce qu'elle te Coûtait d'esprit? De bonne foi, Alexandre, cette indifférence était-elle ton fait? Je t'ai dit que tu mentais; et je te défie d'oublier cela. —N'aie pas peur, Ernest. Aussi vois-tu qu'avant de dire certaines choses, je me trouve arrêté , je n'ose plus croire que tu les ignores. Si j'en ai déjà parlé à moimême, ce qui n'est pas sûr, tu en es instruit apparemment. Mais, oui, dès le jour où nous nous sommes revus, où nous nous sommes serré la main, tu as entendu la

question que je croyais, tout à l'heure, pouvoir t'adresser pour la première fois.

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Tu m'as vu triste, las, surchargé de l'avenir; et chaque fois que je t'ai regardé, j'avais à te dire : Veux-tu me faire ta profession de foi, et recevoir la mienne? Garderas-tu pour toi ces pensées sans nombre, dont ton ame est toute veinée, qui y circulent librement, chaleureusement, et qui répandent, tantôt à flots, tantôt en mille filets, l'inexprimable vie dont tu es encore pourvu? Ernest, Ernest, n'auras-tu pas pitié d'Alexandre ! Il est usé, lui ; il n'aime presque rien, peut-être pas même ses dégoûts. Il ne sait où se prendre, que vouloir, comment se lever de sa hauteur, ou s'étendre de son long sur la terre. donc dit En là, Ernest? Mon es-tu — pauvre Alexandre, si je t'ai dit un mot làdessus, ne va pas croire que je te comprenne mieux que tu ne me comprends. Ma profession de foi? la tienne? Qu'estce que ce serait? Tu es trop artiste pour être rationnel, et tu n'entendrais rien à mes principes, quand même je serais assez sot pour savoir les expliquer. Je suis jeune,

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je puis aimer l'art, les femmes, le siècle ; tout cela est-il donc si peu de chose, qu'une

théorie suffise pour le donner? Tu t'ennuies; les jours qui sont à naître, tu les as encore plus épuisés que ceux qui sont der rière toi. Tu es vieux, Alexandre. Eh bien! cet affaissement n'est-ce qu'un parti pris? Te connais-tu? Es-tu donc une de ces médiocrités qui se savent par coeur, qui s'amusent éternellement à se juger; et, comme tant d'artistes, de penseurs, de publicistes, te définis-tu si souvent et si bien qu'on puisse se dispenser de son, ger beaucoup à toi? —Non, Ernest. J'y vais tout bonnement. Il faut que tu sois ce que je suis, ou que je te ressemble : voilà ma pensée. Parle, ne parle pas, mais fais en sorte que nous nous entendions. Tu as je ne sais quoi que j'envie. Je l'acquerrai, ou tu le perdras. Nous sommes nés l'un pour l'autre. Ton arrivée fait époque dans ma vie. Pourquoi cela? pourquoi? Mais tu n'aimes pas les

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explications. A la bonne heure; je crois qu'elles ne servent de rien. Et c'est ainsi dit conclus? Ertu que — nest. Je comptais sur quelque chose de mieux qu'une maxime. Il y a cinq minutes, tu me préparais à une haute confidence. L'as-tu oublié, Alexandre, ou bien n'en suisje plus digne ? Trois ou quatre mots philosophiques nous ont glacés tous deux. Au diable les théories, les principes, la prose elles vers des pédans ! Voyons, Alexandre, tu allais m'initier à quelque mystère; tu allais mettre le comble à ton amitié.

Je ferai, puisque le Ernest, tu re— prends le ton que tu avais tout à l'heure , et qui m'avait fait résonner l'ame entière. Je le fais, Ernest, parce qu'une telle occasion ne peut revenir aussi belle et aussi sacrée.

CHAPITRE XVII.

Ernest Non, ; ce sera pour une autre —

fois.

En disant ces mots, Alexandre fit quelques pas vers la porte, et se retourna vers son ami, ayant l'air de lui dire : en te laissant libre de me suivre, libre de croire que mon caprice ait sa noblesse, je te ferai plus aisément sortir qu'en te poussant par les épaules.

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Ernest sourit, se tut, et fit ce que voulait Alexandre. Ils rentrèrent dans l'autre pièce et cha, cun d'eux attendit que l'autre prit la parole. Alexandre remuait tout, déplaçait ses livres et ses raretés, ouvrait et fermait les fenêtres. Ernest se tenait tranquille et le regardait patiemment. Cependant, il avait bien envie de le donner au diable, lui, et tous les artistes du monde. dit-il finira lui Cela pourtant, ; tu — tournes et tu me fais tourner ; tu ne te reconnais plus, et je me désoriente. Que diable as-tu donc, Alexandre? Veux-tu que je m'en aille, et ne sais-tu comment me le dire? Vas-tu me prier de demeurer, de supporter tes manies, de te prendre tel que tu peux être ; et crois-tu, que , pour te refuser cela, il me suffise de m'ennuyer ici?

Ernest ? je ne pensais Ah ! te voilà — , plus à toi. J'ai la tête fendue ; je me perds entre les quatre murs de ma chambre. Tu m'excuses, n'est-ce pas? Tu es si bon? mais

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aussi, à quel autre que toi ai-je ouvert mon sanctuaire? Gustave n'y a pas mis le pied; et, cependant, il m'a prié les mains jointes. Alfred, que j'écoute quelquefois, quoiqu'il parle toujours, m'a demandé en grâce de lui montrer ce que tu as presque vu, mais en vain. seul avantage Alexandre, le foi, Ma — que j'aie sur eux, c'est de ne t'avoir pas sottement tourmenté. Tu me places devant gravité; confonds rideau; ta tu par un me tu t'élèves à mes yeux comme un homme qui se transfigure; et puis, au moment où j'ouvre mon ame à tout ce que tu vas révéler, il se trouve que tu n'as rien à me faire voir! Plus tard Ernest, tard. plus Je — , t'aime beaucoup, quel que tu sois; mais tu me gênes, tu me déconcertes. Il n'y a pas d'effronterie qui tienne , je suis aux cent coups, quand tu me serres d'un peu près. Je sens combien tu m'es nécessaire; et je voudrais bien me passer de toi. J'étais si bêtement spirituel avant ton arrivée. Je

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m'accoquinais dans je ne sais quelle plate existence. J'acceptais le monde parce qu'il m'acceptait. Tu ne te figures pas combien ce monde serait fâché de nous estimer, nous autres. Il est faux ; et, pourvu que nous le soyons assez, il nous fera une réputation de franchise, il la soutiendra envers et contre tous. Nous sommes ses comédiens , ses figurans, moins que cela ses auteurs favoris. Et tu ne sais pas, tu es digne d'ignorer long-temps, quels tristes et plats traités il conclut avec nous. prends donc patriarTu me pour un — che? Vous êtes plaisans, messieurs les roués, vous êtes bien innocens de croire à notre innocence ! Je veux bien mettre à part, et compter pour rien mes petites expériences de province ; mais encore Alexandre, , j'avais là quelqu'un qui en savait long. Ma mère avait vu le dix-huitième siècle, les jours du directoire ; elle en aurait remontré à Voltaire, comme à Saint-Bernard, sur le sens du Cantique des Cantiques. dis, je Et moi, je Ernest. dis ce que —

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Tu n'as pas l'intelligence de la chose. Songe donc que pour voir aussi bien que meilleurs d'avoir de rien n'est que ce nous, yeux, une ame incapable de se dégoûter du beau, et de s'éprendre de tout ce qui repousse; il faut encore, et conçois bien ceci un petit fond de stupidité, qui n'at, tende qu'un peu de culture pour être de l'idiotisme. différent. C'est — savoir faut avoir Il la tête pauvre, ne — ce que c'est que le vrai, ce que c'est que le faux, croire à tout, même aux choses incontestables douter de tout, même du , scepticisme. Oh ! tu n'es pas encore des nôtres, Alexandre. Tes actions, ta démarche, ton salut, tout annonce qu'il y a en toi un coeur complet, et si tu me parles à moi, ton ami, si tu regardes une femme, si ton ame rayonne avec force ou douceur, c'est qu'elle prend sa chaleur où naît sa lumière, c'est que tu as des idées dans la tête, et que la vérité descend de là dans ton coeur, et de ton coeur dans tous les

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sens. A moins d'avoir naturellement cette pesanteur qui nous vient en partie de l'éde n'y il te voir, moyen pas poque , a Ernest, mon bel et viril ami, sans vouloir chanter quelques grandes choses si l'on , est poète, ou sanctifier son pinceau si l'on est ce que je suis.

bene. E sempre — Bah! Et pourquoi ferais-je la bégueule ? Ce que j'ai encore à dire, je le dirai, avec ou sans ton bon plaisir. Tu m'as fait rou—

gir de moi, Ernest. C'est dur pour un artiste d'être honteux de quoi que ce soit; et c'est là que j'en viens. Tu m'as dégoûté de moi : Alexandre est las d'Alexandre; ceci veut dire (car, grâce à toi, je puis déjà comprendre mes paroles) ceci doit signi, fier que, ne pouvant plus marcher je m'appuierai sur toi. Grand bien pèfasse ! mais me que — ses-tu , Alexandre ? pèse Je tout ce que tu peux porter. — Tu m'as appris combien j'étais misérable;

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c'est par moi que tu connaîtras tes richesses; je me meurs d'ennui, je suis navré des plaisirs de la vie. Oh! la belle chose que la vogue , la protection des femmes , l'emploi d'une journée d'artiste ! Avant de te revoir, Ernest je me moquais de tout , cela ; mais, dans le fait, il n'y a que moi qui soit ridicule. Si l'on m'eût ôté ce que je maudissais, en me couchant, en me levant, du matin au soir ; si l'on m'eût délivré de tous mes ennuis, j'en aurais sollicité un , quelque petit qu'il fût, pour distraire ma pauvre ame. Une fois tombé sous ce monde, dont je ne voulais plus j'aurais levé les , yeux et le coeur vers ma vieille vie , et il aurait fallu, à moi jadis si riche, si envié , à moi plongé maintenant dans l'enfer du vide une seule goutte d'eau versée par le , plus rebuté des mendians oui, cela seul, , pour réjouir mon éternelle tristesse. Ernest ne trouvait plus rien à dire. L'énergique faiblesse le mélange de gran, deur et de puérilité qu'il voyait dans Alexandre, réveillaient en lui un senti-

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ment qu' il condamna d'abord , mais qu'il lui fallut bientôt accueillir. Il de derrière la fureur mettre a se — moi, pensait-il ; et, pour peu que cela dure, je m'y accoutumerai. Ces artistes sont charmans, dès qu'ils ne sont plus insupportables. Alexandre est franc comme un marin ; fâchez-vous donc contre un homme qui ne vous chagrine un instant, que pour mieux vous plaire ensuite; sachez lui donc gré de sa bonté, de son élégance, de tout l'éclat de sa personne, quand vous savez que cela finira par de la sécheresse, de la mauvaise grâce et de la nullité. Alexandre ne parlait plus, et semblait croire qu'il n'avait rien dit encore. Il fredonnait un air de Robert le Diable, s'arrangeait les cheveux, gambadait avec un singe nain du Brésil, et avait le coeur aussi libre et la voix aussi dégagée que s'il eût causé, auparavant, d'une nouvelle maîtresse , ou d'un nouvel opéra. Or dit sapajou t'a donc Ernest, ton — , coûté dix louis? il est joli, vif, bien élevé ;

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une femme enceinte n'en aurait pas petir. il est fidèle comme petit, Le pauvre — un chien. C'est dommage que je l'aie depuis huit jours sans cela je serais sûr de , l'aimer éternellement. crie proie, qui oiseau de Et bel ton — , se balance sournoisement et allonge son col et son regard, en soulevant à demi ses nobles ailes ! tu chasses donc au poil et à la plume? tu fais de la féodalité Alexandre ? , Et pourquoi quelpas? sommes nous — que chose , si pourtant c'est quelque chose que de tenir aujourd'hui le premier rang. Nous avons un nom, de l'argent ; et, malgré que nous soyons dignes de l'un et de l'autre, on ne nous les dispute pas trop. sais que les artistes Je bien l'arissont — tocratie du jour, dit Ernest; mais il n'y a pas de quoi être si fiers ! D'après le peu que je vois de ce monde, la belle suite de notre hiérarchie sociale commence par la queue aussi bien que par la tête. Je suis peut-être bien vain, Alexandre; mais pas au point de vouloir être le dernier des hommes de

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époque. J'ai déjà mis le pied dans le grand champ. J'ai respiré l'air du dixneuvième siècles; artistes, publicistes, gens du monde ont paru devant moi en grande et en petite tenue; et, vraiment, Alexandre, je me sentirais écrasé, j'aurais l'univers sur les épaules, si on ne m'avait préparé de loin à choisir , à alléger, à réduire à rien le contingent d'ennuis qui m'attendait parmi eux. Je ne suis pas né pour le cloître; mais si je vis dans le monde ma , place sera telle que personne ne la saura, et que chacun croira l'indiquer. — Elle sera ce qu'elle est déjà, dit Alexandre. Et ici, laisse-moi faire une pause...Oui, je démêle ma pensée, je veux dire enfin que lu joues un double rôle; tu es l'homme de tous, et l'homme magnifiquement seul. Ne va pas m'interrompre je te le défends , bien. En ce moment-ci je vois la vérité , je la tiens entre bec et ongles; mais si tu me troubles par un mot, par un geste, c'en est fait, pour long-temps. Donc, Ernest, tu es homme du monde comme Gustave ne le l'

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fut jamais, je t'ai vu avec des gens de toute espèce, tu es parfait. La princesse de Monterubro, qui sait son monde, s'est laissé complimenter à ton sujet ; tu fais partout un effet du diable. Voilà un point établi. Avant de passer à un autre, je te demande si

tu es convaincu.

C'est bien faute messieurs, si votre — , on me remarque un peu. — Et comment cela? Dieu m'est témoin

que ni moi, ni Alfred, ni Gustave, nous ne t'avons pas trop annoncé. Nous n'avions dit que ce que nous savions dire ; et quand tu as paru, ce n'est pas à cause de cela, mais bien malgré cela qu'on t'a si bien jugé. Tu étais une nouveauté ancienne, un homme étonnant et compréhensible, une espèce d'apparition de l'avenir et du passé dans le siècle qui croit s'occuper de l'un et de l'autre. — Tout ce qui te plaira; mais je le répète, Alexandre cela est parce que vous vou, lez que cela soit. Vous vous donnez tant de peine pour être ridicules vous êtes si , I.

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consciencieux à mériter qu'on s'occupe de vous, qu'un homme qui arrive après cela sur la scène, sans être enluminé, ou sale à plaisir sans envoyer les coudes en , arrière, ou faire de la statuaire dans ses attitudes que ce nouveau venu, dis-je, qui , n'a pas même besoin de l'esprit qu'il a pour être aussi sot que vous voulez l'être, que ce brave garçon, qui est resté ce qu'il est, ni plus, ni moins doit se créer tout à coup , une position dramatique. Bref, votre superflu vous ruine, messieurs ; et près de vous rien ne serait pauvre, pas même l'indigence. Mais toujours admets j'ai tu ce que — dit, c'est que tu as du succès. Voilà pour l'homme du monde. Parlons maintenant du penseur. Depuis que tu es ici, Alfred se targue moins de ce qu'il a pris dans les journaux. Il est encore ennuyeux, malgré cela; mais il faut qu'il garde quelque chose de ce qu'il avait. Il veut avoir des idées ; que ne s'adresse-t-il à toi? Rien n'est drôle comme le parti qu'on tire des tiennes. Nos

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amis de collége, et, Dieu merci, nous n'en manquons pas, sont pour le mouvement; pour la résistance, pour Henri V, pour je ne sais quoi encore. Eh bien! mon cher, tous ces gens-là s'occupent de toi. — C'est donc un fait exprès, Alexandre. Je n'ai pas plus péroré sur la politique que sur les modes, et on a trouvé moyen de me donner des opinions et des manières ! Qu'est-ce que cela veut dire ? Moi, qui venais à Paris pour voir, pour entendre , pour interroger humblement tout le siècle, me voici traduit en personnage? J'ai ri de bien des gens depuis mon arrivée; mais rien ne m'amusera comme de rire de moimême. Et que font-ils de moi, ces imper-

turbables républicains ? que veulent-ils , ces inébranlables soutiens de la dynastie tombée? et comment m'appellent-ils, ces excessifs du juste-milieu? Ah ! mais si tu te d'eux de et moques — moi, il faudra que je me taise, et je ne le voudrais pas à présent. Je serais fâché de ne pas te dire que là encore tu es dans une position unique.

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donc, Alexandre. Parle bon mon — Aussi bien, ce n'est pas de l'esprit que tu yeux faire. J'ai confiance en toi, et tu me le rends bien. J'espère que tu me diras de bonnes choses, puisque tu me le promets. El d'abord, Alfred et les siens m'auront jugé ? Que pensent donc ces messieurs du progrès? Je tiens plus que tu ne crois à savoir pour qui on me prend. Ces messieurs regardent te comme un — néophyte. Mais n'ai Rien cela je ? pourtant que — jamais déclamé. Je ne me souviens même pas d'avoir soufflé mot sur l'opposition. On N'importe, Ernest. médite ta — conquête, et c'est une espérance pour quelques-uns ; ou bien on est déjà sûr de toi, et c'est la pensée de tous les autres. Passons légitimistes. Alexandre. aux — Ils aussi toi; il comptent sur y a une — vieille duchesse qui veut absolument te protéger. J'ai causé avec un ancien officier supérieur des gardes-du-corps, qui te croit plus royaliste que lui; et enfin la plus jo-

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lie femme du faubourg Saint-Germain a jeté les yeux sur toi. toujours C'est bon Avec savoir. le à —

temps, peut-être, on m'expliquera mon opinion ; mais en attendant, je suis ravi qu'on me la trouve sans que je la cherche. Une opinion par la politique qui court, une opinion en 1832, c'est quelque chose d'assez curieux ! mais puisque les républicains s'imaginent avoir foi à la république, et les carlistes à Henri V, et les philippistes à la branche cadette, je me supposerai aussi un culte politique, si tu prends seulement la peine de me l'indiquer. Mais d'abord J'allais faire, le Ernest. — le statu quo n'est pas si bête qu'on le dit. Ce n'est pas tout-à-fait l'immobilité; c'est plutôt le tournoiement de tout le monde sur un même point ; c'est un repos qui n'en est pas. un puisqu'il ne délasse per, sonne ; mais aussi n'est-ce pas une agitation redoutable, puisque le sommeil est la première condition des rêves. Eh bien ? —

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Attends, disais donc attends. Je que — le juste-milieu était un état mixte, une stupeur universelle tempérée par je ne sais quel ricanement. Le juste-milieu mon , cher, nous résume à merveille avec nos dégoûts, nos velléités, nos sentimens de tête, et toute notre pauvreté patrimoniale. Restauration, empire, directoire, 89, nous aide n'être à qui de tout, nous ce avons rien. Dis-moi, Ernest, dis-moi s'il y a aujourd'hui des hommes carrés sur leur base. Et d'abord, qu'est-ce qu'un opposant ? un philippiste attiédi; et avant cela encore, qu'a-t-il été ? un carliste tel quel; et en remontant plus haut, jusqu'à l'empire , le verrait-on convaincu de quelque chose , décidé, capable d'ouvrir la bouche? Non, qu'il s'il finit n'être rien, c'est non, par avait ainsi commencé. Grand merci, Alexandre ! car c'est à — moi que tu veux en venir. suis puisque mais je l'heure! Tout à — en train, ce qui ne ni'arrive pas souvent, je vais pousser ma pointe ; ainsi j'ai don-

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né leur fait à messieurs du progrès. Qu'estce maintenant, qu'un légitimiste ! où est l'énergie vendéenne? où la chrétienne franchise du royalisme ? où la brave tranquillité du croyant devant l'athéisme des bleus? C'est qu'autrefois, quoi qu'on en dise, le roi c'était l'état, c'était le représentant de la foi de vingt-cinq millions d'hommes, et parler de lui, c'était rappeler des convictions de dix siècles, des droits mutuels, et sentis à défaut de définition. Religion honneur amour confiant, tout , , s'exprimait par le mot: Le roi ! Et, parcequ'il y en avait un, au vu et au su des hommes même de l'encyclopédie, il y avait aussi une France, et ceci était clair même pour Louis XV. Aujourd'hui, personne ne

représente la nation, personne hier, personne depuis quarante ans. Elle s'est partagée en vingt peuples. Qu'on me trouve une province, un bourg , une famille où règnent l'unité, la force, le bel et divin enlacement d'idées, de sentimens, de souvenirs, en vertu desquels on était Français et jamais moins!

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Alexandre ! tu traiComme tu vas, y — tes les intelligences et la vieille majesté de leur foi, comme la bande noire a fait l'architecture à créneaux. De ce train-là, tu en serais bientôt où elle en est elle-même, à porter l'odieux d'une dernière destruction, de la plus ignoble de toutes. Tu n'aurais pas l'honneur du vandalisme

révolutionnaire qui avait du moins l'in, sulte dans le coeur, aussi bien que sur les lèvres ; qui rugissait de plaisir, en se retroussant jusqu'au coude ; et faisait défaillir le génie du moyen âge avant de s'em, besogner de son extermination. Est-ce bien toi que j'ai entendu ? C'est moi, mon cher , et n'ouvre pas — de si grands yeux ! le passé est diablement loin du présent. Les royalistes le croient plus qu'ils ne le veulent. Les royalistes! c'est un mot que j'envie à notre vieille langue. Je ne saurais te dire, Ernest, ce que j'y vois de noble, d'étourdi, de sévère, de cavalier. Je n'ai jamais crayonné de ruines, de flèches, d'arceaux, sans me représenter les hommes qui faisaient bais-

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ser ces ponts-levis, s'agenouillaient et se signaient dans ces églises, animaient l'intérieur ou les dehors de ces abbayes ; et, chaque fois, Ernest, ils ont défilé, un roi en tête, un roi en queue , un roi partout. Tantôt les serfs, appuyés sur les seigneurs, et tenant entre eux la bourgeoisie, mais tous tournés vers le monarque, recevaient de lui la meilleure part de leurs droits; tantôt l'armée monastique, le haut elle bas clergé, avec leurs magnifiques hiérarchies remontaient lentement du der, nier ordre des fidèles à la sublime région, d'où le roi des idées du temps, l'arbitre des intérêts d'en haut, parlait urbi et orbi, aussi bien ou mieux que les princes à leurs grands et petits feudataires. si n'est Alexandre? Tu t'arrêtes, ce — que pour reprendre haleine , j'y consentirai. Il y a bien des choses qui me plaisent en loi, mais la première, ou plutôt la dernière, c'est celle que je vois à présent. Tu n'as pas de respect humain; et dans un artiste, dans un homme presque obligé de

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crier avec les criards, et de surpasser en mauvais ton les gens qui en ont déjà trop, c'est bien hardi d'oser avoir quelque pudeur. Ce que tu me dis du passé, tu le répéterais devant tout le monde. A merveille ! Alexandre ; être de l'époque, toujours de l'époque c'est bien plat, en vé, rité. C'est maintenant que tu as de la grandeur, c'est ton ame qui parle, c'est ton génie d'artiste ; car le génie, ce n'est guère que du regret ; c'est un beau souvenir de la terre et du ciel. de cela, Ernest Il s'agit ; songe pas ne — donc que je te rends ton bien. Dans mes éternelles variations, j'ai eu sans doute des velléités de royalisme; mais c'est à toi que j'ai pris la moitié de ce que tu viens d'entendre. Je ne sais pas si tu n'es que légitimiste ; mais je suis sûr que tu l'es un peu, comme tu es libéral, comme lu es tout ce qui est plus ou moins vrai. Or à quelque , degré que tu aimes une cause tu vas as, sez loin pour faire honte à ses partisans. Tu m'as converti, ou, si tu veux, fixé jus-

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qu' à nouvel ordre ; j'honorerai l'ancien régime, comme doit le faire tout homme sûr de ne pas le revoir.

— Ah ! tu m'as aussi cette obligation ? de qui Et tiendrais-je belles toutes ces — choses ? tu m'as ouvert l'esprit et le coeur, tu m'as ravivé. Plus tard, il faudra que tu le croies; et déjà n'est-il pas clair que je lie des idées, que je suis de mon avis pen-

dant tout un quart d'heure? Par exemple, ce que je vais dire et bien dire , m'était-il jamais venu à l'esprit? —Quoi que ce puisse être, je réponds : non; car tu m'as bien l'air d'avoir quelque pensée neuve. Bravo! Alexandre, parle, comme j'écoute de ton mieux. Tu me répands , hors de moi, je me retrouve dans tout cela; il me semble que tu me prêtes ce que tu

crois m'emprunter. — N'importe, voici la chose, dit Alexandre : tu sais ou tu apprends qu'on t'arrange des opinions. Le droit divin te réclame; la souveraineté du peuple a besoin de toi, et, définitivement, on te place dans l'intervalle

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vide ou rempli qui les sépare : tu es pour la charte-vérité! et à celte idée, mon cher, je puis m'élever encore plus haut que tout à l'heure.

Alexandre? juste-milieu, Moi, du — Ernest, On dit le partout comment ; — prendras-tu cela? riras-tu? te fâcheras-tu? ni l'un, ni l'autre, peut-être; et en vérité, ce que j'aie envie d'en dire, n'est ni risible, ni sinistre. Ici, mon cher, sois attentif, j'arrive sur le terrain où tout le monde se rencontre. On a beau tenir pour la monarchie très-chrétienne qui n'est plus ou pour le , , gouvernement rationnel qui n'est pas encore, être ami de l'unité ou de la liberté, faire l'histoire de l'avenir ou la prophétie du passé, on est toujours et en tout temps, imprégné de cet air tiède et lourd qui souffle aujourd'hui sur la France. —Moi, du juste-milieu! reprenait Ernest. —Je m'explique, disait Alexandre. Tu as de l'énergie, assurément; mais on peut vivre avec toi; tu es aussi loin du fanatisme que de l'indifférence : juste-milieu. Tu

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n'aimes pas le moyen âge tout seul, ou toute seule notre époque de transition : juste-milieu. Tu tiens de l'aristocratie, de la classe moyenne, de la populace même par la triple vigueur de ta nature, qui s'élève sans effort, s'incline sans tomber et sait être inculte , pour sauver sa beauté native: juste-milieu. diras Alexandre m'en ! Tu tant, — Ah! je voir n'est tout, te veux ce pas — entre les extrêmes, parce que toi, tu seras reconnaissable parmi les figures les plus effacées.Tu réunis deux choses quis'excluent toujours, un caractère unique et une vague ressemblance avec tout le monde. Puisqu'il probable crois est tu que — tout cela, dis-moi donc, Alexandre, ce que j'ai fait pour t'inspirer si puissamment? je me laisse aller au mouvement général, qui nous gêne moins qu'il ne nous sert, quoique les penseurs à tant la ligne aient le tic de maudire la société. J'espérais être inaperçu ; mais voici que tu me découvres ; il est vrai que tu as d'excellens yeux. Vous , messieurs les artistes , vous

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voyez déjà tout où il y aura peut-être quelque chose. —Dis ce que tu voudras, s'écria Alexandre, je t'ai suivi, j'ai compté tes pensées, tes forces, tes séductions; à ton insu, tu as posé pour moi, et tu verras un de ces jours ce

qui en est résulté; tout à l'heure, derrière un rideau , tu as manqué d'entrer dans une partie de mon secret. —Tu es bien heureux d'en avoir un ! dit Ernest. Tes confrères visent tous à cela; mais ils sont si plaisans de le croire si plaisans , de le prétendre, qu'un homme comme toi n'en paraît que plus sérieux. Un noble chose telle qui dit je se sens ; un coeur, : esprit vigoureux qui croit avoir certai, nes idées; une ame enfin, et puis une ame, et encore une ame , réunies dans un seul artiste, doivent centupler la grandeur de sa conception comme en serait centuplée , la petitesse par cet assemblage de petits moyens, de plus petites vues, de très-petits vouloirs qui constituent l'artiste mo, derne.

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Oh ! ménage-le, s'il est possible, Er— nest, ou bien tes épigrammes m'éclabousseront moi-même; il n'y a pas si long-temps que je suis dégoûté du dégoûtant. C'est toi qui m'as ranimé ; mais tu n'en as pas fini; j'ai encore besoin de toi. —Je ne te demande pas d'explications, dit

Ernest quoique tu sois bien mystérieux. , Tu m'as dit que tu avais un secret je le respecte. Il doit être beau ; car il t'a donné quelque chose de simple et de grand, que je serais honteux de te voir chercher en moi. Travaille, Alexandre, pense, aime, vis, non pas mesquinement , comme tu l'as fait, mais avec toute ta nature ! m'avait dit il Si cela quelques on y a — mois j'en aurais ri ou bâillé ; mais c'est , toi qui me parles Ernest, et il te sied de , me prendre,, à partie , de me donner des avis ou des ordres. Si tu t'en donnes la peine, c'est que je t'en ai prié ; n'est-ce pas moi qui t'ai prouvé que tu étais mon maître? Ton maître? allons, oui, je supporte — cet honneur. Aujourd'hui, commander

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TIMON-ALCESTE.

bien haut c'est, obéir humblement; être , placé devant quelqu'un c'est le suivre , , puisqu'on ne marche plus qu'à reculons. Moi, ton maître, Alexandre? oui je suis , assez bon, assez modeste pour m'y décider. Les sujets étant les rois de l'époque je te , remercie de m'avoir donné le pouvoir; c'était le seul moyen de me l'ôter sans retour! je m'appellerai comme tu voudras, comme tu voudras, entends-tu?