Rapport sur la crue et les inondations de la vallée de ... - Pierre HUBERT

May 16, 2001 - une inondation à Abbeville), 1716, 1718, 1784, 1799, 1820, 1823, 1840, 1841 et 1850. La plupart de ces événements ont eu lieu en janvier ou ...
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Rapport sur la crue et les inondations de la vallée de la Somme de mars à mai 2001 rédigé à la demande du Conseil général de la Somme

Pierre Hubert

Maître de recherche à l'Ecole des Mines de Paris Secrétaire général de L'Association internationale des sciences hydrologiques

Fontainebleau, le 9 juillet 2001

Centre d'informatique géologique Ecole des Mines de Paris 77303 Fontainebleau

P. Hubert - Crue et inondation de la vallée de la Somme

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Avant propos

Ce rapport a été rédigé à la demande du Conseil Général de la Somme qui a souhaité qu'un expert indépendant soit associé aux travaux de la Mission d'expertise interministérielle sur les crues du bassin de la Somme dirigée par Monsieur l'Ingénieur général Lefrou. J'ai donc travaillé en étroite collaboration avec la Mission et j'approuve les conclusions du rapport d'étape daté du 6 juin 2001. Je présente néanmoins un rapport autonome, qui ne reprend pas tout les aspects traités dans le rapport d'étape de la Mission, mais qui développe plus particulièrement le travail personnel que j'ai réalisé à propos du bilan hydrologique du bassin et de la prévision hydrologique à moyen terme, à propos des mécanismes du déclenchement de la crue ainsi que les enseignements qu'il me semble nécessaire de tirer de ces événements. Une version provisoire de ce rapport a été présentée aux membres du Conseil Général de la Somme et à la Presse le 19 juin dernier. Je remercie M. l'ingénieur général Lefrou et les membres de la mission pour leur accueil et pour leur collaboration. Je remercie le Conseil Général de la Somme et son Président M. Alain Gest pour la confiance qu'ils m'ont témoigné, pour la totale liberté qu'ils m'ont accordé et dont j'espère m'être montré digne.

P. Hubert

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Pluviométrie Nous disposons à Abbeville d'une série de pluies mensuelles allant de Janvier 1945 à Mars 2001. Nous allons tout d'abord faire une analyse de la série des précipitations annuelles de 1945 à 2000 (56 ans). La moyenne de la série vaut 747 mm, son écart-type 139 mm (Coefficient de variation 0,19).

1400,0 1200,0 1000,0 800,0 600,0 400,0 200,0 0,0

Pluie annuelle

19 45 19 50 19 55 19 60 19 65 19 70 19 75 19 80 19 85 19 90 19 95 20 00

Précipitation mm

Abbeville 1945-2000

Figure 1 Pluies annuelles à Abbeville de 1945 à 2000 Nous avons étudié la stationnarité de la série par notre procédure de segmentation. Cette procédure individualise les deux dernières années (1999-2000), dont la moyenne vaut 1044 mm par rapport au reste de la série (1945-1998) dont la moyenne vaut 736 mm. Nous ne retiendrons cependant pas cette segmentation due à deux années excédentaires, dont on verra que l'une est particulièrement exceptionnelle, qui ne saurait à ce stade d'analyse et sur la base des données dont nous disposons, constituer une nouvelle phase climatique. Ce choix est conforté par l'indépendance des valeurs successives selon le test de Wald-Wolfowitz. Des séries d'années excédentaires ont d'ailleurs déjà été observées dans le passé : 1950-1952 (3 ans), 1977-1982 (6 ans), 1992-1994 (3 ans), avant la série (1998-2000 L'année 2000 représente le maximum absolu de précipitations mesurées à Abbeville (1146 mm) au cours de la période d'observation (1945-2000). On a même enregistré 1286,6 mm d'avril 2000 à mars 2001. Il est intéressant d'associer une probabilité à cet événement pour en apprécier la rareté. Nous nous sommes contentés dans un premier temps de considérer que la loi de distribution de Laplace-Gauss (Loi dite normale) était applicable aux pluies annuelles (notons que selon des développements récents cette loi aurait tendance à sous-estimer les temps de retour des événements extrêmes). Sous ces hypothèses, il apparaît que la probabilité pour qu'une pluie annuelle atteigne ou dépasse la valeur de 1146,4 mm observée en 2000 est égale à 0,0019, c'est à dire que son temps de retour est de l'ordre de 500 ans (Rappelons que la notion de temps de retour n'implique aucune idée de périodicité. C'est fondamentalement l'inverse d'une probabilité, destinée à concrétiser la rareté d'un événement. Ce serait la durée moyenne séparant deux occurrences de l'événement, toutes choses restant statistiquement identiques). Même s'ils ne doivent être pris au pied de la lettre, puisque nous sommes dans le domaine de l'extrapolation, cette probabilité et ce temps de retour dénotent un événement particulièrement

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rare et réellement exceptionnel, dont le temps de retour est de plusieurs centaines d'années. Il n'a rien de commun avec l'année 1994, la deuxième plus forte valeur de la série, où l'on avait enregistré 1043,6 mm et dont le temps de retour serait de l'ordre de 60 ans, et encore moins avec les années 1999, temps de retour 10 ans pour un total de précipitations de 940 mm, ou 1998, temps de retour de 3-4 ans pour un total de précipitations de 826 mm. L'étude de la pluviométrie ne doit cependant pas être limitée à une seule station car la pluie présente, à toutes les échelles, des variations spatiales qui peuvent être significatives. Nous avons donc tenté d'estimer, aux échelles annuelles et mensuelles, les lames d'eau déversées sur l'ensemble du bassin de la Somme, en nous appuyant sur trois stations pluviométriques, Abbeville, Crouy Saint-Pierre (situé à proximité d'Amiens) et Herbecourt situé dans le bassin de la Haute Somme, pour lesquelles nous possédons des enregistrements concomitants sur la période 1971-2000. La lame d'eau moyenne sur le bassin est estimée par une moyenne pondérée des stations tenant compte de leur influence (Méthode de Thyssen).

1000,0 900,0 800,0 700,0 600,0 500,0 400,0 300,0 200,0 100,0 0,0

lame moyenne

19 71 19 74 19 77 19 80 19 83 19 86 19 89 19 92 19 95 19 98

Précipitation en mm

Précipitation moyenne sur le bassin de la Somme

Année

Figure 2 Précipitation moyenne sur le bassin de la Somme de 1971 à 2000 Sur trente ans, la moyenne de cette lame d'eau pondérée est égale à 715 mm, son écart-type à 126 mm (coefficient de variation 0,18), et les valeurs successives peuvent être considérées comme indépendantes et stationnaires. Le résultat donnent une nouvelle image des précipitations. Ce sont ici les deux années 1999 et 2000, et surtout leur succession, qui sont remarquables (remarquons que 1999 a apporté plus d'eau sur le bassin que 2000). Les années 1999 et 2000, avec respectivement 932 et 926 mm de précipitation moyenne sur le bassin sont et de loin les années les plus pluvieuses de la période étudiée et suivent une année 1998 elle aussi supérieure à la moyenne. Il faudra ajouter à ces trois années la lame d'eau de 424 mm tombée sur le bassin de janvier à avril 2001. Pour parler en termes probabilistes, si la probabilité pour la précipitation moyenne sur le bassin d'égaler ou de dépasser une valeur de l'ordre de 930 mm est voisine de 0,04, la probabilité d'observer cet événement deux années de suite est de l'ordre de 0,002 et le temps de retour correspondant est encore une fois de plusieurs centaines d'années. Ici encore il faut noter la différence avec la séquence excédentaire qui avait précédé les inondations de l'hiver 94-95, qui n'avaient pas atteint les valeurs observées les deux dernières

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années, puisque les lames d'eau moyennes sur le bassin ont respectivement été de 791, 787 et 753 mm en 1992,1993 et 1994, avec une répartition beaucoup plus hétérogène. Les inondations subies dans la vallée de la Somme de mars à mai 2001 font donc suite à des précipitations tout à fait exceptionnelles. C'est à l'échelle du bassin tout entier que ce caractère exceptionnel se manifeste le plus clairement, par la succession de deux années fortement excédentaires, marquées par l'observation dans deux des trois stations étudiées (Abbeville et Herbecourt) du maximum jamais mesuré.

Evapotranspiration potentielle

160,0 140,0 120,0 100,0 80,0 60,0 40,0 20,0 0,0 Mars

janv-01

Nov

Sep

Juil

Mai

Mars

janv-00

Nov

Sep

Juil

Mai

Mars

Abbeville Glisy Maulte

janv-99

ETP en mm

ETP dans la Somme 1/98-4/01

Temps

Figure 3 Evapotranspiration potentielle dans le bassin de la Somme de janvier 1998 à mars 2001

L'évaporation à partir des sols et des surfaces d'eau libre et la transpiration des végétaux constituent un terme fondamental du bilan hydrologique des bassins hydrologiques. A l'échelle annuelle, de l'ordre des deux tiers des précipitations peuvent en effet être reprises par l'évapotranspiration. Cette grandeur ne se mesure pas directement. Elle est estimée à partir de l'évapotranspiration potentielle (ETP), elle même calculée par des formules plus ou moins empiriques (Formule de Pennman) à partir de diverses grandeurs météorologiques (température, ensoleillement, vent, humidité de l'air). Elle représente la quantité d'eau qui serait restituée à l'atmosphère par un sol et une végétation bien alimentés en eau. Pour établir un bilan hydrologique du bassin de la Somme, nous avons recueilli trois séries d'estimation de l'évapotranspiration potentielle à Abbeville, Amiens-Glisy et Albert-Meaulte sur la période 1988-2001. On remarque (figure 3) que l'ETP ne connaît pas, à l'échelle du bassin, de grandes variations spatiales et qu'elle présente une périodicité, avec un minimum en hiver et un maximum en été reflètant assez fidèlement la succession des saisons.

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Piézométrie 77

77

76

Huppy Senlis le Sect

76

75

Gapennes Oisemont

75

74

74

Cote de l'eau dans les piézomètres (NGF)

Villers sur Mareuil 73

73

72

72

71

71

70

70

69

69

68

68

67

67

66

66

65

65

64

64

63

63

62

62

61

61

60

1995

60

1996

1997

1998

1999

2000

2001

2002

Figure 4 Evolution du niveau de quelques piézomètres du bassin de la Somme de 1995 à 2001

Le bassin de la Somme est établi sur un massif de craie largement recouverte de dépôts limoneux, où la rivière a creusé sa vallée. Cette craie est poreuse et fissurée et sa porosité totale (proportion de vides dans la roche) est de l'ordre de 5 à 10 %. La craie contient une nappe souterraine à surface libre drainée par la Somme. Les eaux souterraines du bassin de la Somme sont suivies grâce à un réseau de 68 piézomètres. Nous avons reproduit sur la figure 4 l'évolution du niveau de cinq d'entre eux au cours des dernières années. Au delà d'une similarité d'ensemble où l'on lit parfaitement, après la séquence humide 1992-1994, la suite des années sèches 1996 -1997 et la séquence humide débutant en 1998, on constate de grandes différences de comportements. Certains piézomètres ont une sensibilité beaucoup plus importante que les autres, sensibilité qui est le reflet des conditions géologiques et climatiques locales mais aussi de la place relative du piézomètre considéré dans le système d'écoulement régional. Lorsqu'il existe, le niveau maximal est atteint au cours du premier trimestre, nourri par l'infiltration des pluies de l'automne et de l'hiver précédents. Nous n'avons pas pu, compte tenu du volume considérable des données, analyser mois par mois sur une période aussi longue que possible l'évolution de la carte piézométrique sur l'ensemble du bassin, ce qui permettrait d'évaluer mois par mois l'évolution de la quantité d'eau stockée dans la nappe. Ce travail n'a pu être réalisé que pour la période allant de fin décembre 2000 à fin mars 2001, à partir de 45 piézomètres dont les données se sont révélées exploitables sur la période.

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Remontées piézométriques du 31/12/00 au 31/3/01

Remontée en mètres

8 7 6 5 4 3 2 1 43

40

37

34

31

28

25

22

19

16

13

10

7

4

1

0 Piézomètres

Figure 5 : Remontées piézométriques de 45 piézomètres du bassin de la Somme du 31 décembre 2000 au 31 mars 2001. On constate ici encore une très grande variabilité, les remontées piézomètriques allant de 18 centimètres (à Equennes) jusqu'à près de 7 mètres (à Morvilliers), la moyenne arithmétique de ces remontées étant égale à 2,64 mètres, ce qui correspond, en l'étendant à l'échelle du bassin, à l'accumulation en trois mois dans la nappe d'un volume et d'une lame d'eau allant de 730 millions de m3 et 132 mm (porosité 5%) à 1,46 milliard de m3 et 264 mm (porosité 10%).

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Hydrologie On a reproduit ci dessous (figure 6) l'évolutions des débits de trois affluents de la Somme, : l'Avre, l'Hallue et la Nièvre, de janvier 1999 à avril 2001. Affluents de la Somme Jan 99 - Avr 01

Débits mensuels m3/s

5 4

Avre Echelle-St-Aurin 153 km2

3

Hallue 115 km2

2 Nièvre 269 km2 1

28

25

22

19

16

13

10

7

4

1

0

Figure 6 Débits mensuels de quelques affluents de la Somme

Débits de la Somme (Jan 99 - Avr 01)

Débit mensuel m3/s

120,00 100,00 80,00

Péronne 842 km2

60,00

Hangest

40,00

Abbeville 5560 km2

20,00 28

25

22

19

16

13

10

7

4

1

0,00

Figure 7 Débits mensuels de la Somme Les débits des cours d'eau du bassin de la Somme proviennent pour l'essentiel du drainage de la nappe de la craie. Il en résulte, pour la Somme proprement dite comme pour ses affluents (figures 6 et 7), un régime hydrologique simple, les débits augmentant et diminuant avec le niveau de la nappe de la craie (figure 8). Celle ci étant rechargée par les pluies d'automne et d'hiver qui ne sont pas, à la différence des pluies de printemps et d'été, reprises par l'évaporation et la transpiration des végétaux, on observe généralement un maximum de niveau, et donc de débit, vers mars-avril et un minimum de niveau et de débit en septembreoctobre. La nappe de la craie est très importante et contient des quantités d'eau considérables : qui assurent un débit aux rivières pendant très longtemps en l'absence de toute recharge. Disons à titre d'exemple (à partir des éléments des figures 12 et 13) qu'à partir du niveau

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9

78

90

Huppy

76

Senlis le Sec 74

80

Gapennes

Cote de l'eau dans les piézomètres (NGF)

72

Débit Somme

70

70

68 66

60

64 62

50

60 58

40

56 54

30

52 50

20

48 46

10

1993

1994

1995

1996

1997

1998

1999

2000

2001

2002

Figure 8 Comparaison de la piézométrie et du débit de la Somme de 1992 à 2001 actuel des nappes et sans aucune recharge, le débit de la Somme sera encore de l'ordre de 20 m3/s au bout d'une quinzaine de mois. C'est ce volant qui assure à la Somme un régime d'une grande régularité, souligné depuis longtemps par de nombreux auteurs (Cf les appréciations d'Onésime Reclus dans le chapître consacré aux crues historiques), qui a certainement au cours des siècles endormi la vigilance des habitants du bassin de la Somme, malgré des épisodes de crue, qui sont trop vite tombés dans l'oubli. Les débits observés à Abbeville ont atteint (en moyenne journalière) 110 m3/s, très supérieurs au précédent record de 74 m3/s enregistré en 1994, mais dans une série hydrologique relativement courte puisqu'elle débute en 1963. Il est difficile d'interpréter les valeurs maximales observées dans le cadre d'un modèle statistique classique. La fiche de synthèse de la DIREN Nord-Pas-de-Calais relative à la Somme à Abbeville, indique un débit cinquantennal de 86 m3/s avec une barre d'erreur allant de 77 à 100 m3/s. Dans ce cadre conceptuel, le débit observé à Abbeville n'est pas particulièrement extraordinaire, et ne correspond pas à la rareté avérée du phénomène météorologique. C'est l'inondation qui fait la différence entre ces deux appréciations contradictoires. L'eau retenue en surface, dont le volume a été évalué à environ 90 millions de m3 (Cf rapport de la Commission interministérielle), aurait pu nourrir un débit de près de 18 m3/s pendant 2 mois. En l'absence d'inondation le débit de la Somme à Abbeville aurait donc dû dépasser les 130 m3/s.

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Bilan hydrologique

Figure 9 Le déversoir d'Epénancourt le 24 avril 2001 Comme tout bassin versant, le bassin de la Somme reçoit l'eau des précipitations et en restitue une partie à son exutoire, qui est ici la mer. Au delà de cet aspect naturel, le bassin de la Somme a été aménagé, en particulier pour les besoins de la navigation. Le cours de la rivière a été soit doublé par un canal dans sa partie amont, soit canalisé dans sa partie aval. De plus le canal de la Somme croise le canal du Nord à hauteur de Péronne et le canal de Saint Quentin au niveau de Saint Quentin. C'est ainsi que le canal de la Somme recoupe trois petits affluents naturels de la Somme, la Beine, l'Allemagne et l'Ingon, et reçoit donc leurs eaux qui sont restituées à la Somme au niveau du déversoir d'Epénancourt (figure 9). Le croisement des canaux implique de son côté un certain nombre d'échanges hydrauliques pour alimenter les biefs de partage. Il s'agit bien d'échanges réciproques dont le bilan à l'échelle journalière est sensiblement équilibré. Ces échanges ont cependant été mis en cause dans la genèse de la crue et de l'inondation de la vallée de la Somme. Il n'existe pas de dispositifs de mesure de ces échanges et il n'est donc pas possible d'en présenter un bilan exact. Cela est regrettable et il serait souhaitable que de tels dispositifs soient mis en place. Il est cependant possible de se faire une idée de l'importance relative qu'auraient pu avoir de tels transferts, limités à quelques mètres cube par seconde par la capacité des pompes, s'ils avaient été réalisés, ce qui ne fût jamais le cas, de façon systématique vers la Somme. Il faut pour cela comparer ces quelques mètres cube par seconde aux apports pluviaux. Les quelques 400 mm de pluie qui se sont abattus sur les 5560 km2 du bassin de la Somme au cours des quatre premiers mois de l'année 2001 correspondent à un débit d'apport de l'ordre de 200 m3/s, c'est à dire environ 100 fois plus importants que ce que peuvent échanger la Somme et les canaux auxquels elle est reliée. Il apparaît donc clairement que cette explication des récents événements doit être définitivement abandonnée.

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Nous présentons ici un essai de bilan mensuel du bassin de la Somme. Ce bilan fait, mois par mois, le compte des entrées (comptées positivement) et des sorties (comptées négativement), exprimées en mm d'eau. Tableau I Essai de bilan mensuel du bassin de la Somme de janvier 2000 à avril 2001 0,084

0,362

Abbeville

0,554

Amiens/Crouy St Pierre

Somme

Albert/Herbecourt

Bassin

P

ETP

ETR

PN

P

ETP

ETR

PN

P

ETP

ETR

PN

PN

mm

mm

mm

mm

mm

mm

mm

mm

mm

mm

mm

mm

mm

Bilan m3/s 106m3

mm mm

11,5

11,5

21,5

17,5

8,2

8,2

9,3

37,9

6,1

6,1

31,8

22,8

57,0 149,80 26,9

24,9

24,9

49,7

61,8

20,2

20,2

41,6

75,1

16,4

16,4

58,7

51,8

mars-00 43,8 avr-00 147,6

45,2

43,8

0,0

45,5

44,8

44,8

0,7

54,2

42,4

42,4

11,8

6,8

65,6

65,6

82,0

107,2

63,8

63,8

43,4

88,4

64,0

64,0

24,4

94,6

94,6

5,2

55,2

95,9

55,2

0,0

85,5

97,2

85,5

0,0

114,5

39,2

0,0

30,7

113,2

30,7

0,0

30,8

118,0

30,8

0,0

juil-00 89,4 août-00 60,8 sept-00 73,2

100,0

89,4

0,0

108,1

99,5

99,5

8,6

90,4

101,4

90,4

107,2

60,8

0,0

39,4

108,5

39,4

0,0

39,9

111,3

39,9

63,0

63,0

10,2

58,9

62,4

58,9

0,0

57,3

65,8

57,3

oct-00 216,4 nov-00 169,2

35,5

35,5

180,9 158,8

32,9

32,9

125,9 158,4

38,0

38,0

19,3

19,3

149,9

88,9

17,5

17,5

71,4

111,0

20,6

déc-00 99,4 janv-01 88,4

15,3

15,3

84,1

86,0

10,5

10,5

75,5

107,9

13,7

13,7

74,7

72,3

10,0

10,0

62,3

févr-01 34,0 mars-01 169,2

16,1

16,1

17,9

25,2

14,0

14,0

11,2

34,6

34,6

134,6 147,3

37,4

avr-01 129,0

63,9

63,9

65,1

65,6

130,6

mm 0

janv-00 33,0 févr-00 74,6

mai-00 99,8 juin-00 39,2

Cumul

-4,2

-4,2

52,6 138,23 24,9

26,9

22,7

50,3 132,19 23,8

-17,0

5,8

36,1

49,4 129,82 23,3

12,8

18,5

0,4

47,8 125,62 22,6

-22,2

-3,6

0,0

41,7 109,59 19,7

-19,7

-23,3

0,0

3,1

39,2 103,02 18,5

-15,4

-38,8

0,0

0,0

32,8

86,20

15,5

-15,5

-54,3

0,0

0,9

30,3

79,63

14,3

-13,5

-67,7

120,4 127,5

40,5 106,43 19,1

108,3

40,6

20,6

90,4

88,5

47,7 125,36 22,5

66,0

106,6

15,6

15,6

92,3

85,5

66,0 173,45 31,2

54,3

160,9

86,9

14,4

14,4

72,5

69,0

78,5 206,30 37,1

31,9

192,8

50,5

17,3

17,3

33,2

24,0

88,5 232,58 41,8

-17,9

174,9

37,4

109,9 174,7

38,2

38,2

136,5 126,7

89,9 236,26 42,5

84,2

259,1

65,6

65,0

64,7

64,7

79,3

99,2 260,70 46,9

26,0

285,2

144,0

72,9

Entrées Nous avons découpé le bassin en trois zones, autour d'Abbeville (surface relative 0,084), Amiens (surface relative 0,362) et Albert (surface relative 0,554). Pour chacune de ces zones nous avons calculé pour chaque mois une évapotranspiration réelle, égale au minimum de la pluie et de l'évapotranspiration potentielle ( ETR=Min[P,ETP] , colonnes grises du tableau I), et une pluie nette, égale à la différence entre la pluie et l'évapotranspiration réelle (PN=Max[0,P-ETP] , colonnes jaunes du tableau I). Cette pluie nette constitue une entrée dans le bassin qui devra être pondérée par la surface de la zone considérée pour obtenir la pluie nette au niveau du bassin (colonne bleue du Tableau I). Sorties L'évapotranspiration ayant été comptabilisée plus haut, la seule sortie est a priori le débit à l'exutoire du bassin. La station de jaugeage de la Somme à Abbeville est en fait située à Epagne-Epagnette, 5 km environ à l'amont d'Abbeville. La DIREN Nord -Pas-de-Calais indique pour le bassin versant relatif à cette station une surface de 5560 km2, mais cette station de jaugeage ne contrôle pas tous les débits sortant du bassin. La rivière du Doit, le ruisseau des Nonnains, le contre-fossé du canal, la Bellifontaine ne rejoignent la Somme qu'en aval de la station de jaugeage, de même que le Scardon, et il ne nous a pas été possible de savoir si les bassins de ces affluents étaient ou non comptabilisés dans les 5560 km2. Par ailleurs il existe certainement, quoique sûrement modeste, un écoulement souterrain dans la nappe alluviale, parallèle à celui de la Somme, qui constitue aussi une sortie du bassin. De plus, et cela est très certainement quantitativement le plus significatif, l'examen de la carte piézométrique moyenne reproduite dans le "Rapport d'étape de la mission d'expertise sur les crues d'avril 2001 du bassin de la Somme" montre clairement que la surface du bassin souterrain est nettement inférieure à celle du bassin superficiel, en particulier à l'aval du

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bassin. Il y a donc là aussi des sorties non comptabilisées dans le débit de la Somme à Abbeville. Sous ces réserves, en ne conservant comme sortie que le débit de la Somme, nous avons calculé pour chaque mois le volume exporté en millions de mètres cube et l'équivalent en lame d'eau (exprimée en mm) en ramenant ce volume à la surface du bassin (colonnes en bistre du Tableau I). Le bilan mensuel est obtenu en retranchant les sorties des entrées (avant-dernière colonne du tableau I). Il est positif lorsque le stock d'eau contenu dans le bassin a augmenté au cours du mois considéré, négatif dans le cas contraire. On peut aussi décrire l'évolution de ce stock au cours du temps en lui ajoutant algébriquement chaque mois la valeur du bilan mensuel. Ce stock est une grandeur synthétique qui rend compte du niveau piézométrique moyen à l'échelle du bassin. Dans le tableau I, nous avons réalisé ce bilan pour la période allant de Janvier 2000 à Avril 2001 en fixant arbitrairement le Stock à 0 au 1er janvier 2000. Pour mieux apprécier la valeur de ce modèle de bilan, et notamment pour caractériser les incertitudes qui y sont attachées, nous l'avons fait tourner sur la période allant de janvier 1988 à avril 2001, période pour laquelle nous avons pu recueillir l'ensemble des données météorologiques (pluie et ETP) et hydrologiques (Débit de la Somme à Abbeville) nécessaires. Nous avons arbitrairement fixé le stock du bassin à zéro au 1er janvier 1988. Il apparaît que nous commettons des erreurs systématiques car la quantité d'eau stockée dans le bassin augmente alors régulièrement (figure 10). Bilan hydrologique brut 1988-2001

1500 1000 Stock 500

oct-00

nov-99

déc-98

janv-98

févr-97

mars-96

avr-95

mai-94

juin-93

juil-92

août-91

sept-90

-500

oct-89

0 nov-88

Stockage en mm

2000

Temps

Figure 10 Cette dérive traduit un manque de cohérence des données utilisées puisqu'il apparaît, avec les données actuelles dans le cadre de notre modèle, que les apports d'eau sont surestimés et/ou que les exportations sont sous-estimées de façon significative. Il n'y a pas a priori à s'en formaliser, car la première utilité d'un modèle est précisément l'évaluation de la cohérence des données, mais cela doit nous conduire dès que possible à faire une revue critique du système de collecte des données hydrologiques sur le bassin de la Somme. Dans l'immédiat nous avons eu recours à une technique de calage, grâce à des paramètres de réglage, qui permet de retracer synthétiquement de façon satisfaisante les chroniques hydrogéologiques récentes du bassin. On parvient à une solution satisfaisante en diminuant les précipitations de 10 %, en augmentant les débits sortants de 20 % et en admettant que la surface du bassin n'est que de 5000 km2, ce qui est parfaitement en phase avec ce que l'on sait de la différence constatée entre bassin superficiel et bassin souterrain. L'évolution du stock ainsi modélisée rend P. Hubert - Crue et inondation de la vallée de la Somme

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globalement compte des comportements piézométriques observés et met bien en évidence les périodes de crises de 1994-1995 et d'aujourd'hui (figure 11).

oct-00

nov-99

déc-98

janv-98

févr-97

mars-96

avr-95

mai-94

juin-93

juil-92

août-91

sept-90

oct-89

200 150 100 50 0 -50 -100 -150 -200 -250

nov-88

Stockage en mm

Bilan hydrologique calé 1988-2001

Stock

Temps

Figure 11 A l'aide des résultats du modèle de bilan nous avons étudié les phénomènes de tarissement, en tentant de placer aussi bien que possible en continuité, par translation horizontale, les courbes observées chaque année. Le résultat obtenu (figure 12) est assez satisfaisant car il évoque bien la vidange d'un réservoir unique, ce qui justifie a posteriori la pertinence de la grandeur synthétique de Stock à l'échelle du bassin.

C o u rb e s d e tar isse me n t 19 88

20 0

19 89 19 90

17

15

13

-5 0

11

19 93 9

0 7

19 92 5

19 91

50 3

10 0

1

Stockage (mm)

15 0

19 94 19 95

-1 00

19 96

-1 50

19 97

-2 00

19 98 19 99

-2 50 T e m p s (m o is)

20 00 20 01

Figure 12

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14

y = 3E-06x 3 + 0,0009x 2 + 0,1519x + 36,128

Relation Stockage Débit 120,0

Débit m3/s

100,0 80,0 Série1 60,0

Polynomial (Série1)

40,0 20,0 0,0 -300,0

-200,0

-100,0

0,0

100,0

200,0

Stockage mm

Figure 13 Nous avons également établi une relation polynomiale empirique entre le Stockage et le Débit de la Somme à Abbeville (figure 13). Cette relation nous permet, à partir de la valeur du Stock calculée pour le mois de Mai 2001, de projeter son évolution pendant la période de tarissement actuelle et qui se poursuivra jusqu'à mois de Septembre voire d'Octobre (Figure 14). Stock 2000-2001 200,0

100,0

Stock

50,0

Alarme Projection 23

21

19

17

15

13

9

7

5

11

-50,0

3

0,0 1

Stockage en mm

150,0

-100,0 Temps en mois

Figure 14 Evolution du stock en 2000-2001 La projection (courbe jaune) a été actualisée en tenant compte des données mesurées (Pluies, ETP, débit) en juin 2001.

On peut donc penser que le Stock vaudra sans doute de l'ordre de -30 mm à -50 mm au début de la période de recharge (Septembre ou Octobre), alors que le niveau 150 mm dépassé en mars 2001 constitue à l'évidence une cote d'alerte. Il existe donc un seuil de recharge de l'ordre de 180 à 200 mm, dont le dépassement risquerait très probablement de conduire à de nouvelles situations d'exfiltration généralisée.

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Nous avons donc étudié la distribution statistique des remontées de Stock calculées par le modèle de bilan sur la période 1988-2000 (figure 15) (Logiciel Hyfran © INRS-Eau Québec 2000).

Figure 15

L'échantillon statistique est bien petit (Tableau II). Notons cependant que cet échantillon présente de bonnes caractéristiques d'indépendance (Test de Wald Wolfowitz) et ne présente pas de tendance (Test de Kendall) au niveau de signification 5 %.) Nous lui avons ajusté une loi Gamma, très adaptable (Figure 16).

Tableau II : Statistiques de bases de l'échantillon des remontées Nombre d'observations Minimum Maximum Moyenne Ecart-type Médiane Coefficient d'asymétrie

13 30,5 215,0 137,0 55,4 156,0 -0,563

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Figure 16 Il apparaît que la probabilité au dépassement du seuil dangereux (180-200 mm) est de l'ordre de 0,20-0,25. La répétition d'inondations au début de l'année prochaine n'est donc pas inéluctable mais sa probabilité est loin d'être négligeable, en raison de l'effet mémoire des eaux souterraines. Cet effet a déjà été évoqué mais la présente étude permet de quantifier la probabilité du risque qui en résulte et elle souligne la nécessité d'un suivi rigoureux de la situation météorologique, hydrologique et hydrogéologique du bassin de la Somme au cours des prochains mois. L'extrême sensibilité du bassin, qui est encore en ce début du mois de juillet au bord de la saturation, a été soulignée par de nouvelles inondations, d'ampleur et de durée limitées, consécutives aux violents orages qui viennent d'avoir lieu. Ces événements devraient, s'il en était besoin, renforcer la vigilance dont il faudra faire preuve tant que le nappe n'aura pas retrouvé sa capacité d'infiltration habituelle.

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Essai d'interprétation

Figure 17 Coupe de la vallée de la Somme, rive gauche à la hauteur de Mareuil-Caubert. Le débit de la Somme dépend de la piézométrie parce que la Somme est un point bas pour la nappe qu'elle draine (figure 17 à gauche). L'élévation du niveau de la nappe consécutive à l'infiltration augmente la charge hydraulique et donc le transfert d'eau de la nappe vers la rivière et il s'agit alors d'un processus plus ou moins linéaire (c'est à dire dont les effets sont proportionnels aux causes). Ce processus de transfert change de nature, très brusquement, lorsque la nappe vient à affleurer (figure 17 à droite). Cela arrive souvent d'abord au voisinage de la rivière et s'étend sur une surface qui s'élargit (Segment CD de la figure 17-droite) A la faveur d'une topographie particulière ces surfaces d'affleurement de la nappe peuvent aussi apparaître à distance (segment AB de la figure 17-droite) du cours d'eau. Ces différents affleurements se traduisent par des suintements ou par l'apparition de sources génératrices de ruissellement superficiel. Mais, plus encore, ces surfaces deviennent imperméables, aucune infiltration n'y étant en effet possible. Toute précipitation sur ces surfaces (surfaces contributives) sera immédiatement et complètement transformée en ruissellement superficiel, sans le retard ni la dispersion qu'implique le transfert par le sous-sol. C'est à une très large extension de phénomène que l'on a assisté dans le bassin de la Somme au cours du mois de mars. Les pluies déjà très abondantes de l'année 2000, suivant une année 1999 déjà très arrosée, ont rechargé les nappes. Cette recharge a certes provoqué une augmentation des débits, mais le milieu souterrain a continué à jouer le rôle d'"éponge" qu'on lui prête souvent. Après le bref répit de février, les pluies de mars ont définitivement saturé d'importantes surfaces qui sont devenues exfiltrantes mais qui ont surtout refusé toute infiltration ultérieure, alors que s'abattaient sur le bassin plus de 130 mm d'eau en avril, c'est à dire plus de 700 millions de mètres cubes d'eau, l'évapotranspiration demeurant très modeste (de l'ordre de 60 mm).

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L'inondation

Figure 18 La vallée de la Somme à Abbeville Les cours d'eau s'écoulent dans des lits situés au fond des vallées. Très grossièrement, nous distinguerons ici deux zones dans ces lits, le lit mineur où est cantonné l'écoulement lors des basses et des moyennes eaux et le lit majeur (qui inclut bien entendu le lit mineur), où l'eau s'écoule épisodiquement lors des hautes eaux. Il existe d'eau autour des cours d'eau une zone susceptible d'être submergée plus ou moins durablement et plus ou moins régulièrement. La variation de débit d'un cours d'eau dans le temps est un phénomène normal, la variation des hauteurs d'eau, avec les inondations qu'elle est susceptible de provoquer, le sera aussi. Le lit majeur apparaît donc d'abord comme un milieu naturel, dont l'étendue dépend essentiellement de la topographie de la vallée du cours d'eau auquel elle est attachée. Sa largeur peut aller de quelques mètres à plusieurs dizaines de kilomètres. Selon les conditions hydrologiques la submersion peut s'accompagner d'érosion ou de sédimentation. En tout cas, procédant à la fois du milieu terrestre et du milieu aquatique les surfaces inondables ont des caractéristiques très particulières dont tirent parti de nombreuses espèces animales et végétales. Mais pour de multiples raisons, qui ne sont évidemment pas celles des grenouilles ou des canards, les abords des cours d'eau ont également, très tôt, attiré un autre peuplement, le peuplement humain. C'est parfois la qualité même d'inondabilité du lit majeur qui a déterminé l'établissement du peuplement. C'est le cas lorsque les populations pratiquent leurs cultures, après l'inondation, sur un sol enrichi de dépôts de limon. L'homme se contente alors d'orienter la productivité biologique de la plaine d'inondation à son profit plutôt que de la laisser s'exprimer dans la vie sauvage. Plus souvent, c'est malgré l'inondabilité, et sans qu'il en ait vraiment été tenu compte au niveau de l'organisation de l'espace et du mode de vie, que le lit majeur a été peuplé et aménagé.

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On voit très clairement ces problèmes sur la carte d'Abbeville et de ses environs reproduite sur la figure 18. C'est le canal qui constitue le lit mineur de la Somme et le fond de la vallée, où se trouvent de nombreux étangs ruisseaux et rigoles plus ou moins aménagés en constitue le lit majeur. L'aménagement du canal de la Somme, de Sormont à la mer à partir du début du 19ième siècle a fixé le lit mineur de la vallée de la Somme. Le caractère fonctionnel du lit majeur de la Somme (c'est à dire sa capacité à évacuer des crues) a par contre subi depuis ce moment une érosion continue par des aménagements divers, que de grandes crues n'avaient pas jusqu'ici mis en évidence. Les quartiers du Rouvroy et des Planches à Abbeville, particulièrement touchés par les récentes inondations, datent de la fin du 19ième siècle et on voit bien sur la figure 18 qu'il s'agît de véritables barrages en travers de la vallée de la Somme. La ville d'Amiens dans son ensemble, y compris son centre historique, constitue aussi, et depuis très longtemps, un barrage dans le lit majeur de la Somme, et elle a subi au cours de l'histoire de nombreuses inondations dont on trouve des relations (voir plus loin le paragraphe consacré aux crues et inondations historiques). Le réseau de canaux qui la traverse a lui aussi subi au cours du temps une réduction, certaines de ses branches ayant été comblées. S'il y a eu de graves inondations c'est que la vallée de la Somme dans son ensemble s'est révélée incapable d'évacuer les eaux provenant de précipitations exceptionnelles du début de l'année 2001, faisant suite à deux années (1999 et 2000) déjà particulièrement humides, et ces eaux se sont accumulées derrière les différents barrages faisant obstacle à leur écoulement. Il a beaucoup été question d'un entretien du canal qui aurait été insuffisant. Sans doute serait-il possible de trouver ici ou là matière à critique comme le soulignait le Président du Conseil général le soulignait lui même au cours d'une émission télévisée (FR3, le 16 mai 2001), mais les capacités d'évacuation affectées sont tout à fait minimes devant l'importance des quantités d'eau qui auraient du être évacuées pour prévenir les inondations. Le lit mineur de la Somme était absolument incapable d'évacuer la crue, et la Somme a regagné un lit majeur tout à la fois obstrué et vulnérabilisé par des décennies voire des siècles d'aménagement. Le problème de l'évacuation des eaux a été posé pendant la crise mais s'est cristallisé sur le canal maritime et son débouché en mer, alors qu'il a finalement bien rempli son rôle et a évacué à la mer, pratiquement sans défaillance, tout ce que l'amont lui a transmis. La philosophie des actions à entreprendre maintenant est claire : il faut redonner une lit majeur fonctionnel à la Somme. Non pas son lit majeur naturel bien sûr, mais un lit majeur artificiel, tenant compte des aménagements légués par le passé qui devront souvent être transformés, peut être détruits dans certains cas, complétés par de nouveaux ouvrages, l'ensemble permettant d'augmenter les capacités d'évacuation des différents "casiers" ou "compartiments" qui ont identifiées par de nombreux intervenants au cours des dernières semaines. Il est de la plus grande importance que cette réhabilitation de la fonction d'évacuation des eaux soit conçue et réalisée de façon coordonnée à l'échelle du bassin de la Somme tout entier, sous peine de déplacer les problèmes sans les résoudre. Il faut également à ce stade être conscient que, quels que soient les efforts déployés, ils ne sauraient garantir une libération définitive des débordements et que des zones spécifiques, socialement peu sensibles, doivent leurs être réservées.

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Crues et inondations historiques Dans la littérature la Somme passe souvent pour un modèle de régularité et même de "mansuétude", comme le dit Onésime Reclus dans un gros livre (Le plus beau royaume sous le ciel), paru en 1899. La "Samara" n'est pas l'une de ces rivières qui se mutinent contre leurs rochers, leurs dalles, leurs berges pierreuses, dans les demi-ténèbres d'un défilé; tout contrairement on la doit citer comme un modèle de mansuétude : son étiage excessif, on peut presque dire absolu, étant de 20 mètres cubes, ses basses eaux normales vont à 35, son volume coutumier à 42 ou 43, et ses crues ne dépassent pas 88; Malgré ces propos excessivement rassurants, des excès de la Somme étaient connus, comme le soulignait Maurice Champion dans son ouvrage monumental "Les inondations en France depuis le VIe siècle jusqu'à nos jours" paru en 1858 et récemment réédité : Suivant M. l’ingénieur en chef Fuix, « la Somme n’est pas sujette à ces crues qui rendent si dangereuses pour les propriétés et les populations le voisinage des rivières qui ont une origine torrentielle et prennent leur source dans les montagnes. » Ce n’est pas dire pourtant qu’elle n’a jamais éprouvé de débordement, car les renseignements que nous fournit l’histoire prouvent qu’elle a eu aussi ses journées néfastes, dont les annales de la ville d’Amiens ont conservé le souvenir. Dans ses recherches M. Champion n'a pas trouvé trace de relations de crues antérieures au XVIIe siècle, mais il cite 12 événements ayant laissé des traces dans les archives. Il s'agit d'événements qui se sont déroulés en 1615, 1635, 1658 (cet événement ayant également causé une inondation à Abbeville), 1716, 1718, 1784, 1799, 1820, 1823, 1840, 1841 et 1850. La plupart de ces événements ont eu lieu en janvier ou février (à l'exception de celui de 1850 qui a curieusement eu lieu en août) et sont fréquemment associés par les chroniqueurs à des périodes de gel, à la fonte des neiges ou même à des débâcles de glaces. Il faut à cet égard se souvenir que ces événements ont eu lieu au cours du "Petit âge glaciaire" (environ 1600-1850) et se sont donc produits dans un contexte climatique différent de celui d'aujourd'hui. Mais, même hors de toute évolution climatique, il est très difficile d'interpréter rapidement les documents reproduits par Champion, et d'en tirer des enseignements pour la période actuelle, comme on peut s'en rendre compte à partir de la relation de l'inondation de 1635 que nous reproduisons ici. Le mardy, 13e de febvrier et le 14e de l’an 1635, un autre débordement des eaux de la Somme, causé par celles des neiges fondues, fit dans Amiens de plus furieux ravages. Cette inondation commença ledit jour sur les dix heures du soir et dura jusques au 21e dudit mois. Les eaux couvrirent les rues des quartiers de la basse-ville, et montèrent jusques au grand autel de l’église des Pères Minimes, qui, durant ce temps-là ne purent dire la messe n’y chanter l’office divin. Toutes les prairies, tant au-dessus qu’au-dessous de la ville d’Amiens, estoient couvertes d’eau jusques à la hauteur de près d’une pique. Elles surmontèrent les bords du canal du quay de la hauteur de 2 pieds. La petite arche du pont nommé de la Brétèche, proche l’abbreuvoir du quay, fut bouchée par les eaux qui montèrent plus haut que son arche ; elles enfoncèrent une muraille construite au bas de la ville dans le fossé de la citadelle, du côté de Saint-Maurice, dont le renversement et l’ouverture causèrent cette utilité, que beaucoup d’eau s’écoullant par cet endroit, celles qui entroient dans Amiens sous le pont n’étoient plus si abondantes. Douze bannetons ou grands réservoirs de bois percés dans

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l’eau, appellés ordinairement des huches, qui estoient remplis de poissons de rivière pour le carême, furent emportés du quartier de la Poissonnerie-d’eau-douce où ils estoient construits. Plusieurs maisons furent détruites et entraînées ; on voyoit flotter sur les eaux des hommes, des chevaux et des vaches noyés ; ces eaux furent très-violentes pendant trois jours, et restèrent pendant sept à huit jours en différens endroits auparavant d’être entièrement retirées dans leur lit naturel, ce qui incommoda extrêmement les bourgeois, veu que les moulins de cette ville ne purent moudre de grains pendant six jours entiers. Le pont de grès du village de Boves, ceux de Longueaü et du faubourg de Hem furent emportés, ce qui causa une grande cherté de grains dans Amiens, et même diminua le négoce à cause des difficultés des chemins, et que l’on ne pouvoit apprester les marchandises. Dès le 3e du même mois, sur les quatre heures du matin, la rivière de Selle, grossie des eaux d’une grande quantité de neiges fondues, causa d’étranges dégâts dans la vallée depuis Conty jusques à Amiens1, de sorte que les eaux ayant surmonté les bords de cette rivière de la hauteur de 6 pieds, elles emportèrent plusieurs hommes et bestiaux, le pont de Metz et même plusieurs maisons voisines bâties en pierres. Le 14e dudit mois, un autre débordement d’eaux causa encore de grands dommages en d’autres lieux. Nous remarquerons que la description des phénomènes hydrologiques fait surtout référence à des hauteurs d'eau, dans un cadre (la ville d'Amiens et ses environs) qui a subi depuis de nombreuses modifications. Remonter à une caractérisation objective du phénomène hydrologique lui même, en termes de débit, qui permettrait une comparaison avec les phénomènes actuels, demanderait de problématiques études hydrauliques. On constate aussi que plus que le phénomène hydrologique lui même, ce sont les dommages subis et les perturbations provoquées qui suscitent l'attention du commentateur. Le "seuil" qui détermine la caractérisation d'un événement comme exceptionnel, et qui est à l'origine de sa relation dans les archives, est donc sans doute plus de nature socio-économique que de nature hydrologique, ce qui explique peut-être l'augmentation du nombre d'événements relatés au cours du temps, et qui serait davantage due à l'accroissement de la vulnérabilité sociale qui dépend directement de la population et de l'activité économique, qu'à des fluctuations climatiques, invoquées aujourd'hui comme hier. C'est ainsi que Champion rapporte 3 événements du XVIIe siècle, 4 du XVIIIe siècle, mais 5 de la première moitié du XIXe siècle, alors qu'un inventaire plus récent concernant la période 1891-1937 fait état de 10 événements en 1891, 1892, 1910, 1912-1913, 1917, 1924, 1925, 1926, 1931 et 1937. Nous retiendrons cependant de ce rapide survol historique, malgré les propos lénifiants d'Onésime Reclus et l'amnésie sociale (On n'avait jamais vu ça !), que la Somme a déjà maintes fois dans le passé manifesté des débordements, même si leur caractérisation hydrologique relève d'études longues et délicates qui dépassent évidemment le cadre de ce rapport. Ouvrages consultés : Onésime Reclus (1899) Le plus beau royaume sous le ciel, Hachette, Paris. Armand Landrin (1880) Les inondations, Hachette, Paris. Maurice Champion (1858) Les inondations en France depuis le VIe siècle jusqu'à nos jours, Dunod, Paris, réédition par Cemagref éditions en 2000.

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Conclusion et propositions En conclusion de ce rapport, et avant de formuler quelques propositions, je voudrais formuler brièvement et clairement mes réponses aux questions que me posait M. Alain GEST dans sa lettre de mission. , 1 - Comment peut-on caractériser la crue actuelle du bassin de la Somme ? (ses causes et son classement parmi les crues historiques). La crue et les inondations de la vallée de la Somme sont dues aux pluies abondantes de mars et avril 2001, faisant suite à deux années particulièrement humides. Il n'y a pas d'exemple d'un événement de cette ampleur dans la période où l'on possède des mesures météorologiques et hydrologiques. Les estimations que l'on peut risquer en ce qui concerne la séquence de précipitations de 1999 à avril 2001, laissent entrevoir une durée de retour de plusieurs centaines d'années. 2 - Des mesures préventives auraient-elles permis d'en atténuer les conséquences dommageables ? Si l'on pense à des mesures qui auraient pu être prises immédiatement avant la crise, la réponse est clairement non. C'est la façon dont le bassin a été aménagé et occupé, et cela au cours de décennies voire de siècles, qui l'a vulnérabilisé en altérant la compétence (c'est à dire la capacité à conduire des débits) du lit majeur. 3 - Le phénomène a-t-il pu être aggravé par des mesures d'exploitation inadaptées ? La réponse à cette question est négative. Les causes météorologiques des inondations ont été clairement établies. Au contraire on peut souligner que les mesures et actions de nature techniques qui ont été entreprises ont permis, à la marge, d'améliorer certaines situations locales, mais elles n'auraient en aucun cas permis d'enrayer la catastrophe. 4 - Comment peut-on se prémunir contre le retour de telles catastrophes, à la fois à très court terme (1 an) et à moyen terme (5 ans) ? L'amélioration de la capacité d'écoulement dans le lit mineur peut être étudiée, mais les possibilités d'action sont a priori extrêmement limitées et les résultats que l'on peut en attendre ne sont pas à la mesure de la lutte contre des événements du type de ceux que l'on vient de vivre. Il est surtout nécessaire d'engager une réhabilitation de la fonction du lit majeur, réhabilitation qui doit se traduire par des travaux d'amélioration de l'écoulement, dont certains sont déjà identifiés et peuvent être entrepris sans délai, ainsi que, à plus long terme, par une évaluation, pouvant conduire à une évolution, de l'occupation des sols prenant en compte de façon intégrée le risque d'inondation. Il me semble enfin nécessaire de proposer - Une évaluation du système d'acquisition, de traitement des données hydométéorologiques. Le "rapatriement" des stations hydrométriques de la Somme vers la DIREN Picardie, ainsi qu'un renforcement du réseau hydrométrique semblent d'ores et déjà devoir être envisagés. Au titre du réseau de mesures hydrométriques une attention particulière doit être portée aux échanges entre le réseau hydrographique de la Somme et les canaux avec lesquels il est en communication qui constitue à l'évidence un point sensible sur lequel le public souhaite être mieux informé.

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- La mise en place d'un système de veille/prévision/alerte basé sur l'observation des pluies (Météo France), du niveau des nappes (BRGM) et des débits en rivières (DIREN) intégrés dans des modèles permettant une prévision probabiliste à court, moyen terme et long terme (Il semble que ce système soit déjà en train d'être mis en place, sous la responsabilité de la DIREN Picardie, suite à une réunion des producteurs de données, convoquée le 2 juillet par M. le Préfet de la Somme). - Il est surtout nécessaire de mettre en place, à l'échelle de l'ensemble du bassin de la Somme, des structures de réflexion, de concertation, de décision et de gestion des problèmes de l'eau intégrant le problème du risque inondation, qui ne doit pas être traité indépendamment de leurs autres aspects, ressources en eau d'une part, qualité de l'eau et des milieux d'autre part. Plus que jamais par le passé, il existe maintenant dans la Somme une conscience de bassin, gagnée dans l'épreuve, qui est indispensable à la concrétisation de tels projets et qui doit donc être valorisée. Un important travail a déjà été accompli, mais à un autre niveau, dans le cadre de l'élaboration du SDAGE (Schéma Directeur d'Aménagement des Eaux) du bassin ArtoisPicardie. Il reste cependant à concrétiser, éventuellement après les avoir révisées à la lumière des récents événements, de grandes options par des projets, des plans et des institutions au niveau du bassin de la Somme. Ce doit être le cas pour le Plan d'Exposition aux Risques qui reste à construire. Ce devrait également être le cas pour l'élaboration d'un Schéma d'Aménagement et de Gestion des Eaux qui doit aussi trouver un support institutionnel, Syndicat mixte ou Etablissement public.

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Personnalités rencontrées Outre les réunions… M. Blain,Délégué régional, Agence de l'Eau Artois Picardie M. Blanchais, BCEOM M. Cathelain, Chef de Mission, Agence de l'Eau Artois-Picardie M. Caudron, Service géologique régional Picardie, BRGM M. Demarquest, Chef du Service Equipement communal et développement agricole, Conseil Général de la Somme M. Désiré, Maître de conférences à l'Université Jules Verne M. Dovergne, Maire de Mareuil Caubert M. Dumay, BCEOM M. Garçon, Directeur des Subdivisions, DDE de la Somme M. Garrel, Directeur des équipements départementaux, Conseil Général de la Somme M. Gest, Président du Conseil Général de la Somme M. Harlé, Directeur adjoint, DDE de la Somme M. Huré Premier adjoint du Maire d'Abbeville M. Lotin, Conseiller Général de St Valéry sur Somme M. Pavard, Directeur Ressources et Milieux, Agence de l'Eau Artois-Picardie M. Petitjean, Directeur général adjoint du Conseil général de la Somme M. Poliautre, Maire de Fontaine sur Somme M. de Robien, Maire d'Amiens M. Soulié, Délégué départemental de Météo France

Nous remercions l'Agence de l'Eau Artois-Picardie, le BRGM, les services techniques du Conseil général de la Somme, la DDE de la Somme, les DIREN Picardie et Nord-Pas-deCalais ainsi que Météo France pour la fourniture des données hydrologiques, hydrogéologiques et météorologiques utilisées dans ce rapport. Nous remercions également Ioulia Tchiguirinskaia, Hocine Bendjoudi (tous deux de l'UMR Sisyphe) et Pierre Combes (CIG, Ecole des Mines de Paris) pour leur collaboration.

1 m3/s coulant pendant 1 mois égale environ 2,6 millions de m3 1 mm de pluie sur le bassin de la Somme (5560 km2) égale environ 5,6 millions de m3

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