Poutine est un petit homme, il a un complexe napoléonien

Installés sur ce territoire depuis le Moyen Age, les membres de cette ethnie turque ... les Tatars en Asie centrale et en. Sibérie. Près de la moitié sont décé- dés.
550KB taille 9 téléchargements 132 vues
9 MARS 2014

INTERVIEW 17

I LeMatinDimanche

Nina Khrouchtcheva La petite-fille de Khrouchtchev parle de la Crimée

«Poutine est un petit homme, il a un complexe napoléonien» Professeur de relations internationales à la New School de New York, Nina Khrouchtcheva analyse la crise qui embrase actuellement l’Ukraine à la lumière de la décision historique prise par son grand-père en 1954: céder la Crimée à Kiev.

EN DATES 1960-1970 c Enfance Nina Khrouchtcheva grandit à Moscou. Dans les années 80, alors que l’URSS est sous le joug de Brejnev, elle prend le nom de Khrouchtcheva, en l’honneur des «politiques réformistes» de son grand-père.

Julie Zaugg, New York La crise actuelle puise ses racines dans la décision de votre grandpère Nikita Khrouchtchev de céder la Crimée à l’Ukraine. Pourquoi a-t-il fait ce choix?

1987 c Etudes Licenciée en philologie à l’Université de Moscou.

Cela s’est déroulé en 1954, un an après la mort de Staline. A ce moment-là, mon grand-père cherchait à décentraliser l’URSS et céder la Crimée à la République soviétique d’Ukraine devait y contribuer. Mais attention, à l’époque nous étions un seul peuple: la Crimée restait dans le giron soviétique. Il avait aussi le sentiment que les caractéristiques économiques de la Crimée – une région agricole et aisée – la rattachaient tout naturellement à l’Ukraine, qui était à l’époque le grenier de l’URSS. Enfin, il avait une connexion émotionnelle forte à ce pays, dans lequel il a travaillé presque toute sa vie (comme ouvrier et mineur, ndlr). Il voulait en outre récompenser cette région, dont le blé a permis de nourrir le reste de l’URSS après la Seconde Guerre mondiale, et s’excuser pour Holodomor, la grande famine des années 30 qui l’a touchée de façon disproportionnée.

1991 c USA Elle déménage aux Etats-Unis pour étudier à l’Université de Princeton. Elle y obtient un doctorat en littérature comparée en 1998.

2014 c Enseignement Des relations internationales à la New School de New York. Elle s’apprête à publier «The Lost Khrushchev: A Journey into the Gulag of the Russian Mind» (Tate, 2014).

Dans le fond, pourquoi l’Ukraine intéresse-t-elle tant les Russes?

Il ne faut pas oublier que la Russie, telle que nous la connaissons aujourd’hui, n’existe que depuis le XIVe ou XVe siècle. Avant, la Russie, c’était l’Ukraine. Il s’agit du berceau de notre civilisation. A Moscou, il n’y avait que des sauvages vivant dans la forêt. L’Ukraine est aujourd’hui encore perçue comme un territoire russe. Et la Crimée encore plus. Après tout, elle leur a appartenu dès 1783, lorsque l’impératrice Catherine II l’a ravie à l’Empire ottoman, jusqu’en 1954. Mais il y a aussi des raisons géoContrôle qualité

pour autant que cette région maintienne une forte allégeance envers Moscou. Vladimir Poutine va-t-il se contenter de la Crimée ou a-t-il des visées sur d’autres régions en Ukraine?

Je pense qu’il s’en tiendra à la Crimée. Mais le mal est fait: il a réussi à diviser la population ukrainienne entre proet anti-Russes, ce qui n’était pas le cas avant. Le plus grand risque aujourd’hui est une désintégration du pays. Sa personnalité a-t-elle influencé le déroulement de la crise?

Que penserait-il, à votre avis, des événements récents?

J’ai beaucoup réfléchi à cette question ces derniers jours. D’un côté, Nikita Khrouchtchev était un autocrate soviétique, donc il aurait trouvé normal d’envahir la Crimée. Ne pas le faire lui serait apparu comme un signe de faiblesse. Mais, d’un autre côté, il croyait très fermement au droit d’autodétermination des peuples, surtout dans les années juste avant sa mort où il n’était plus du tout le même homme. Je me souviens que lorsque les tanks soviétiques ont été envoyés en Tchécoslovaquie en 1968, il s’est énervé de voir que les mentalités n’avaient pas du tout évolué en douze ans. Il faisait référence à sa propre invasion de la Hongrie, en 1956, qu’il regrettait amèrement. Aujourd’hui, il dirait: «Cela fait soixante ans que ces événements se sont déroulés et nous n’avons toujours rien appris.»

Nina et son prestigieux grand-père Nikita Khrouchtchev, en 1971. DR

Nina Khrouchtcheva pense que son grand-père serait opposé à une invasion de la Crimée. E.J. Baumeister Jr.

politiques: la Russie reste le marché principal pour les biens ukrainiens, notamment ceux en provenance des zones industrielles à l’est du pays, et les pipelines servant à acheminer le gaz russe vers l’Europe passent par l’Ukraine. Il y a une relation quasi symbiotique entre ces deux pays.

«

Le plus grand risque aujourd’hui est une désintégration du pays»

Et la Crimée, quelle est son importance stratégique pour Moscou?

Elle abrite la flotte russe de la mer Noire, sous les auspices d’un contrat qui expirera en 2042. En envahissant la Crimée, Vladimir Poutine espère obtenir une solution permanente pour ses navires de guerre, qui lui évite de devoir renégocier leur présence sur sol ukrainien. Cela lui est d’ailleurs égal si la Crimée rejoint formellement la Russie ou finit par rester dans le giron de l’Ukraine (un référendum aura lieu le 16 mars, ndlr),

LES TATARS RISQUENT D’EMBRASER LA CRIMÉE ISLAM La décision de Vladimir

Poutine d’envahir la Crimée est «un désastre absolu», estime Nina Khrouchtcheva, car elle risque d’ouvrir la boîte de Pandore tatare dans cette région située sur les bords de la mer Noire. Installés sur ce territoire depuis le Moyen Age, les membres de cette ethnie turque convertie à l’islam sunnite à l’époque de l’Empire ottoman se considèrent comme les habitants ancestraux de la Crimée. «Ils sont complètement contre le rattachement de cette

région à la Russie, un pays auquel ils sont historiquement hostiles», relève la chercheuse. En 1944, Staline avait déporté pratiquement tous les Tatars en Asie centrale et en Sibérie. Près de la moitié sont décédés. Leurs descendants n’ont pu revenir qu’à partir de 1989. Ils représentent aujourd’hui 15% de la population (contre 60% de Russes ethniques). «Lorsqu’on opprime certaines catégories de la population, elles ont tendance à se radicaliser, poursuitelle. C’est ce qui est arrivé dans

le Caucase, où Vladimir Poutine doit désormais gérer une poussée fondamentaliste islamique.» Elle pense que la Crimée pourrait elle aussi s’embraser, si elle passait sous le joug de la Russie. «Des appels ont déjà été lancés à la diaspora tatare pour lui demander de revenir au pays pour appuyer la résistance antirusse», note-t-elle. Si cela devait arriver, la Russie se retrouverait coincée entre deux rébellions musulmanes, l’une dans le Caucase et l’autre en Crimée. x

Vladimir Poutine est un petit homme. Il souffre d’un complexe napoléonien et cela le pousse à agir de façon radicale. C’est aussi un grand narcissique: il aime avoir l’impression qu’il est l’homme le plus puissant de la planète. Les Jeux olympiques de Sotchi avaient pour unique ambition de faire l’étalage de son pouvoir. La même logique est à l’œuvre en Crimée. En l’envahissant, Poutine dit au reste du monde: «Si je veux reprendre la Crimée, je le fais et personne ne peut m’en empêcher.» Vous vous apprêtez à publier un ouvrage dans lequel vous évoquez «le goulag de l’esprit russe», cette vision d’une Grande Russie qui s’étendrait sur toute la longueur de l’Eurasie. Comment ce concept s’applique-t-il à la situation actuelle en Ukraine?

Vladimir Poutine se voit comme un réunificateur. Il veut reprendre, par petits bouts, les différents morceaux qui composaient l’Union soviétique, et les remettre dans l’orbite de l’Etat russe moderne. Il l’a fait en 2008 avec les régions indépendantistes de Géorgie (Abkhazie et Ossétie du Sud, ndlr) et il le fait maintenant avec la Crimée. Il l’a fait aussi, plus subtilement, en lançant l’Union eurasienne, une alliance économique entre différentes ex-républiques soviétiques. Il tire une grande fierté de ce rôle, qu’il perçoit comme une vengeance contre Khrouchtchev qui a donné la Crimée à l’Ukraine, et contre Boris Eltsine qui n’est pas parvenu à la garder lors de la chute de l’URSS. x