Poètes en partance Joachim du Bellay, « Heureux qui, comme Ulysse ...

Joachim du Bellay, « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage », Les Regrets, 1558. Heureux qui, comme .... Et voici tout à coup, silencieuse et verte,.
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Poètes en partance Joachim du Bellay, « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage », Les Regrets, 1558 Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage, Ou comme cestuy-là qui conquit la toison, Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux, Et puis est retourné, plein d'usage et raison, Que des palais Romains le front audacieux, Vivre entre ses parents le reste de son âge ! Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine : Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village Fumer la cheminée, et en quelle saison Reverrai-je le clos de ma pauvre maison, Qui m'est une province, et beaucoup davantage ?

Plus mon Loir gaulois, que le Tibre latin, Plus mon petit Liré, que le mont Palatin, Et plus que l'air marin la doulceur angevine

Jean-Pierre Claris de Florian, « Le Voyage », Fables, IV, 21, 1792. PARTIR avant le jour, à tâtons, sans voir goutte, Sans songer seulement à demander sa route, Aller de chute en chute, et, se traînant ainsi, Faire un tiers du chemin jusqu'à près de midi; Voir sur sa tête alors s'amasser les nuages, Dans un sable mouvant précipiter ses pas,

Courir, en essuyant orages sur orages, Vers un but incertain où l'on n'arrive pas; Détrempé vers le soir, chercher une retraite, Arriver haletant, se coucher, s'endormir : On appelle cela naître, vivre et mourir. La volonté de Dieu soit faite !

Charles Baudelaire, « L'invitation au voyage », Les Fleurs du Mal, 1857 Mon enfant, ma sœur, La splendeur orientale, Songe à la douceur Tout y parlerait D'aller là-bas vivre ensemble ! À l'âme en secret Aimer à loisir, Sa douce langue natale. Aimer et mourir Au pays qui te ressemble ! Là, tout n'est qu'ordre et beauté, Les soleils mouillés Luxe, calme et volupté. De ces ciels brouillés Pour mon esprit ont les charmes Vois sur ces canaux Si mystérieux Dormir ces vaisseaux De tes traîtres yeux, Dont l'humeur est vagabonde ; Brillant à travers leurs larmes. C'est pour assouvir Ton moindre désir Là, tout n'est qu'ordre et beauté, Qu'ils viennent du bout du monde. Luxe, calme et volupté. - Les soleils couchants Revêtent les champs, Des meubles luisants, Les canaux, la ville entière, Polis par les ans, D'hyacinthe et d'or ; Décoreraient notre chambre ; Le monde s'endort Les plus rares fleurs Dans une chaude lumière. Mêlant leurs odeurs Aux vagues senteurs de l'ambre, Là, tout n'est qu'ordre et beauté, Les riches plafonds, Luxe, calme et volupté Les miroirs profonds, Charles Baudelaire, « Le Voyage », Les Fleurs du Mal, 1857 VII Amer savoir, celui qu'on tire du voyage! Le monde, monotone et petit, aujourd'hui, Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image: Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui! Faut-il partir? rester? Si tu peux rester, reste; Pars, s'il le faut. L'un court, et l'autre se tapit Pour tromper l'ennemi vigilant et funeste, Le Temps! Il est, hélas! des coureurs sans répit, Comme le Juif errant et comme les apôtres, À qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau, Pour fuir ce rétiaire infâme; il en est d'autres Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.

Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine, Nous pourrons espérer et crier: En avant! De même qu'autrefois nous partions pour la Chine, Les yeux fixés au large et les cheveux au vent, Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres Avec le cœur joyeux d'un jeune passager. Entendez-vous ces voix charmantes et funèbres, Qui chantent: «Par ici vous qui voulez manger Le Lotus parfumé! c'est ici qu'on vendange Les fruits miraculeux dont votre cœur a faim; Venez vous enivrer de la douceur étrange De cette après-midi qui n'a jamais de fin!»

À l'accent familier nous devinons le spectre; Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous. «Pour rafraîchir ton cœur nage vers ton Electre!» Dit celle dont jadis nous baisions les genoux. VIII Ô Mort, vieux capitaine, il est temps! levons l'ancre! Ce pays nous ennuie, ô Mort! Appareillons! Gérard de Nerval, « Le relais », Odelettes, 1853 En voyage, on s'arrête, on descend de voiture ; Puis entre deux maisons on passe à l'aventure, Des chevaux, de la route et des fouets étourdi, L'œil fatigué de voir et le corps engourdi. Et voici tout à coup, silencieuse et verte, Une vallée humide et de lilas couverte,

Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre, Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons! Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte! Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau, Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe? Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau!

Un ruisseau qui murmure entre les peupliers, Et la route et le bruit sont bien vite oubliés ! On se couche dans l'herbe et l'on s'écoute vivre, De l'odeur du foin vert à loisir on s'enivre, Et sans penser à rien on regarde les cieux... Hélas ! une voix crie : "En voiture, messieurs !"

Alphonse de Lamartine (1790-1869), « Les Voiles », Œuvre posthume, 1873 Quand j'étais jeune et fier et que j'ouvrais mes ailes, J'ai traversé ces flots et j'en suis revenu. Les ailes de mon âme à tous les vents des mers, Les voiles emportaient ma pensée avec elles, Et j'aime encor ces mers autrefois tant aimées, Et mes rêves flottaient sur tous les flots amers. Non plus comme le champ de mes rêves chéris, Mais comme un champ de mort où mes ailes semées Je voyais dans ce vague où l'horizon se noie De moi-même partout me montrent les débris. Surgir tout verdoyants de pampre et de jasmin Des continents de vie et des îles de joie Cet écueil me brisa, ce bord surgit funeste, Où la gloire et l'amour m'appelaient de la main. Ma fortune sombra dans ce calme trompeur ; La foudre ici sur moi tomba de l'arc céleste J'enviais chaque nef qui blanchissait l'écume, Et chacun de ces flots roule un peu de mon cœur. Heureuse d'aspirer au rivage inconnu, Ischia, 1844, septembre. Et maintenant, assis au bord du cap qui fume, Arthur Rimbaud, « Départ », Illuminations, 1873-1875 Assez vu. La vision s’est rencontrée à tous les airs. Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours. Assez connu. Les arrêts de la vie. - Ô Rumeurs et Visions ! Départ dans l’affection et le bruit neufs ! Stéphane Mallarmé, « Brise marine », Vers et Prose, 1893 La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres. Fuir ! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres D’être parmi l’écume inconnue et les cieux ! Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux Ne retiendra ce coeur qui dans la mer se trempe Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe Sur le vide papier que la blancheur défend Et ni la jeune femme allaitant son enfant.

Je partirai ! Steamer balançant ta mâture, Lève l’ancre pour une exotique nature ! Un Ennui, désolé par les cruels espoirs, Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs ! Et, peut-être, les mâts, invitant les orages, Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots … Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots !

Jean de La Ville de Mirmont (1886-1914), L'horizon chimérique, recueil posthume, 1920. Vaisseaux, nous vous aurons aimés en pure perte ; Nous ne pouvions garder vos âmes enchaînées; Le dernier de vous tous est parti sur la mer. Il vous faut des lointains que je ne connais pas. Le couchant emporta tant de voiles ouvertes Que ce port et mon cœur sont à jamais déserts. Je suis de ceux dont les désirs sont sur la terre. Le souffle qui vous grise1 emplit mon cœur d'effroi, La mer vous a rendus à votre destinée, Mais votre appel, au fond des soirs, me désespère, Au-delà du rivage où s'arrêtent nos pas. Car j'ai de grands départs inassouvis en moi. Blaise Cendrars, « Clair de Lune », Feuilles de Route, 1924 On tangue on tangue sur le bateau La lune la lune fait des cercles dans l’eau Dans le ciel c’est le mât qui fait des cercles Et désigne toutes les étoiles du doigt Une jeune Argentine accoudée au bastingage Rêve à Paris en contemplant les phares qui dessinent la côte de France Rêve à Paris qu’elle ne connaît qu’à peine et qu’elle regrette déjà Ces feux tournants fixes doubles colorés à éclipses lui rappellent ceux qu’elle voyait de sa fenêtre d’hôtel sur les Boulevards et lui promettent un prompt retour Elle rêve de revenir bientôt en France et d’habiter Paris

Le bruit de ma machine à écrire l’empêche de mener son rêve jusqu’au bout. Ma belle machine à écrire qui sonne au bout de chaque ligne et qui est aussi rapide qu’un jazz Ma belle machine à écrire qui m’empêche de rêver à bâbord comme à tribord Et qui me fait suivre jusqu’au bout une idée Mon idée Blaise Cendrars, « Iles », Feuilles de route, 1924 lles où l’on ne prendra jamais terre Iles où l’on ne descendra jamais Iles couvertes de végétations Iles tapies comme des jaguars Iles muettes Iles immobiles Iles inoubliables et sans nom Je lance mes chaussures par-dessus bord car je voudrais bien aller jusqu’à vous Henri Michaux, « Clown », L’espace du dedans, 1939 Un jour. Un jour, bientôt peut-être. Un jour j’arracherai l’ancre qui tient mon navire loin des mers. Avec la sorte de courage qu’il faut pour être rien et rien que rien, je lâcherai ce qui paraissait m’être indissolublement proche. Je le trancherai, je le renverserai, je le romprai, je le ferai dégringoler. D’un coup dégorgeant ma misérable pudeur, mes misérables combinaisons et enchaînement « de fil en aiguille ». Vidé de l’abcès d’être quelqu’un, je boirai à nouveau l’espace no urricier. À coup de ridicules, de déchéances (qu’est-ce que la déchéance ?), par éclatement, par vide, par une totale dissipation -dérisionpurgation, j’expulserai de moi la forme qu’on croyait si bien attachée, composée, coordonnée, assortie à mon ent ourage et à mes semblables, si dignes, si dignes, mes semblables. Réduit à une humilité de catastrophe, à un nivellement parfait comme après une intense trouille. Ramené au-dessous de toute mesure à mon rang réel, au rang infime que je ne sais qu elle idée-ambition m’avait fait déserter. Anéanti quant à la hauteur, quant à l’estime. Perdu en un endroit lointain (ou même pas), sans nom, sans identité. CLOWN, abattant dans la risée, dans le grotesque, dans l’esclaffement, le sens que contre toute lumière je m’étais fait de mon importance. Je plongerai. Sans bourse dans l’infini-esprit sous-jacent ouvert à tous ouvert à moi-même à une nouvelle et incroyable rosée à force d’être nul et ras… et risible… Jean-Michel Maulpoix (né en 1952), L'instinct de ciel, section III, extrait, 2000. Je suis cet homme tout bossué de sacs et de valises qui va et vient dans sa propre vie, avec des départs, des retours, portan t au cœur des coups, et des bleus plein la tête, traînant des cartables de cuir remplis de phrases et des serviettes bourrées de lettres, toujours rêvant de se blottir dans le sac à main d’une femme, parmi les tubes de rouge à lèvres, les miroirs, les photos d’enfants et les flacons de parfum. Cet homme hérissé d'antennes essaie de capter son amour sur les ondes et tend vers lui des fils où il se prend les pieds. Cet homme-là ne sait pas auprès de qui il dormira le soir même, ni en quel sens demain matin s'en ira la vie. Tic-tac de l'encre et du désir... L'existence balance son pendule entre le côté de s livres et le côté de l'amour, les tickets d'envol et les longues stations dans la chambre, le dos tourné et les bras ouverts, l'homme immobile et le piéton, celui qui ne croit plus a u ciel et celui qui l'espère encore, celui qui fabrique des figures et celui qui veut un visage. Il fut un temps où je poussais dans mes racines de par ici, ne connaissant des lointains que la rêverie et de la langue les mots les plus approximatifs. Mais j'ai quitté l'allée de buis et le petit jardin. Je ne m'alimente plus en eau par les racines mais par le ciel. J'ai fumé la cigarette du voyage. Elle m'a piqué les yeux et fait battre le cœur plus vite. Elle a laissé sur mes réveils un goût de tabac froid. J'ai toussé, j'ai perdu ma voix. J'ai deux grosses valises sous les yeux. Je suis un voyageur brumeux qui n'y voit plus très clair et qui croit encore nécessaire de s'en aller plus loin. J'ai fui, j'ai pris le large. L'habitude surtout de n'être nulle part, en apnée dans ma propre vie. Portrait du poète fin -de-siècle en créature d'aéroport, avec cette tête bizarre qu'a l'homme des foules en ces lieux-là: cerveau de gélatine blanche, œil à demi ensommeillé tourné vers le dedans, mais de la fièvre au bout des doigts. Je m'en suis allé de par le monde, à la recherche de mes semblables: les inconnus, les passagers, les hommes en vrac et en transit que l'on rencontre dans les aéroports et sur les quais des gares. Ceux dont on ne sait rien et que l'on ne connaîtra pas. Ceux qu e malgré tout on devine, à cause de leurs tickets, leur fatigue, leurs bagages. Ceux de nulle part et de là-bas, qui s'en vont chercher des soleils en poussant leur vie devant eux et en perdant mémoire.