Pas de Champagne

Eric regardait de loin la façade du théâtre. Derrière .... blancs et cafés noirs, les comptoirs déjà s'animent ... -C'était un grand monsieur, vêtu d'un long manteau.
117KB taille 3 téléchargements 161 vues
Pas de Champagne !

Eric regardait de loin la façade du théâtre. Derrière lui la brasserie. Ce soir, le public ne se pressera pas sur le trottoir. Ce soir le théâtre sera silencieux. Jocelyne la régisseuse avait trouvé une note sur son bureau intitulée “ Pas de champagne !” Ce mot était signé de la main d'Eric. Il contenait à peine quelques lignes, lui demandant de suspendre les prochaines représentations, et ce jusqu'à nouvel ordre. Eric avait pour coutume d'en partager une coupe à l'issue de chaque passage sur scène avec quelques fans triés sur le volet. Les éloges, il s’en moquait bien, recueillir toutefois les impressions de quelques spectateurs était pour lui très important. Il jouait depuis près de trois ans la même pièce où il était le seul et unique comédien. Chaque jour le théâtre de la Butte affichait salle comble. Mais ce soir l’ordre fut donné. Cela sera sans champagne ! Seul sur scène comme dans la vie, Eric est né le 4 mars 1978 dans un petit village proche de Lisbonne. 1

Orphelin de toujours, c’est à l’âge de cinq ans qu’il débarque à Paris. Là, il fut adopté par une famille en charge d’accepter les enfants dont personne ne voulait. De milieu modeste, Roger et Antoinette Giroux étaient des gens biens. Ils n’avaient jamais manqué à leur rôle de parents, cela sans réellement prendre le temps de penser à eux. Roger ne pouvait avoir d’enfant et avait donc décidé qu’être une famille pour ceux qui n’en avaient pas pouvait être une façon de compenser un manque réciproque. Roger et Antoinette inculquèrent des valeurs solides et saines au jeune Eric, qui s’attacha très vite à eux. Il avait en lui toutes les qualités qu'ils n'avaient jamais osé espérer chez un enfant de son âge. Eric était vraiment devenu comme leur fils. Pour lui aussi, ses vrais parents étaient Roger et Antoinette et ça, personne ne pouvait oser prétendre le contraire. C'est pourquoi il n’avait jamais eu le désir de partir à la recherche de ses origines. Sa jeunesse d'ado était nourrie des rires que ses facéties provoquaient chez ses camarades de classe. Eric se découvre alors une vraie passion pour la comédie. Roger l'encouragea à persévérer dans cette voie en l'inscrivant aux cours du soir d’une petite école d’art dramatique située à Montrouge. Eric se consacra en parallèle à l’écriture d’une pièce où il serait l'unique acteur. Sa passion comme seule compagne le guida peu à peu, jour après jour et cela jusqu’au théâtre de la Butte autour duquel, sa vie 2

toute entière s'articulait. C’était sur les planches qu’Eric savait le mieux qui il était vraiment. Ce lieu lui donnait vie chaque soir. En véritable amoureux de Montmartre, il avait bien du mal à s'aventurer en dehors. Ses quartiers, Eric les avait établis juste en face du théâtre, dans une brasserie sans prétention. Celle-ci abritait un grand gaillard de 62 ans, Bernard, ancien rugbyman et cuisinier émérite, qui s’était pris d’une forte amitié pour Eric, le considérant comme son fils. Dans l'année de ses 32 ans, Eric vit ses parents adoptifs emportés par un cancer à quelques mois d’intervalle. Ce fut d’abord Roger puis Antoinette. Depuis, son amitié avec Bernard n'avait cessée de se renforcer. Eric se mit alors à fréquenter plus régulièrement la brasserie. Le service y était continu. "Il faut nourrir la populace" aimait dire Bernard, qui gardait sa brasserie ouverte jusqu’à 5 heures du matin. Alors, pendant qu’il essuyait les verres qui sortaient du lavage, Eric, de l'autre côté du comptoir commentait l’actualité, jonglant avec les répliques satiriques de son ami ! Celui-ci laissait parfois échapper combien il aurait aimé avoir un fils comme lui, mais Eric ne répondait jamais rien, jouant les distraits et tentait quand cela se produisait de dissimuler son émotion. Alors il riait, en s’exclamant que c’était sur des planches qu'il se sentait le plus à l'aise et non sur un terrain de sport aux allures de champs labouré. La sincérité de Bernard touchait profondément Eric et cela se sentait. Il arrivait même parfois que d’autres 3

habitués de la brasserie appellent Eric "le fiston"! Eric réglait sa vie comme du papier à musique. Il arrivait tous les jours à onze heures pour ouvrir luimême les portes de son "Home" de fantaisie. Eric aimait appeler le théâtre ainsi. Jocelyne lui avait remis un double des clefs, cela lui était alors plus facile de venir répéter quand il jugeait bon de le faire. Eric passait voir Bernard pour lui commander le plat du jour qu’il aimait déguster au théâtre. Il aimait ce rituel. Eric avait découvert au plus haut du bâtiment une petite lucarne au travers de laquelle tout Paris se livrait discrètement à lui. Ce coin était devenu son point de mire pour se restaurer. L’endroit à vrai dire était minuscule, l’on pouvait à peine y tenir à deux. Cela ne le gênait point. Eric aimait la solitude de ces heures d’avant-scène. Il avait branché un vieux poste radiocassette qui traînait et dont plus personne ne semblait vouloir. Réglé sur une certaine fréquence, celui-ci diffusait un jazz velouté à souhait, mêlé de Miles Davis et de Sinatra. Eric savait s’entourer le temps de son repas. Il appréciait ce moment. Il avait pour lui seul tout Paris qui vibrait sur fond de John Coltrane and Co. Eric laissait parfois aller son regard dans le vague de cet horizon urbain, à s'imaginer comment aurait pu être sa vie si seulement il n’avait jamais été orphelin... Les seuls indices qu'il avait se résumaient en bien peu de choses. Lousã, 4 mars 1978. Comment pouvait-on se construire une vie avec 4

comme éléments une date de naissance et un nom de village perdu au fin fond du Portugal ? Mandes, Marques, Almeida ? Aucun nom de famille... Ce fut juste "Eric", inscrit sur son bracelet alors qu’il n’était qu’un nourrisson. Même si Eric ne cultivait pas le désir de partir à la recherche de ses vrais parents, cela était plus fort que lui. Quand ses pensées quittaient Paris pour le Portugal, il ne pouvait réprimer le désir d'en connaître plus sur son histoire. Depuis la triste disparition de Roger et Antoinette cette idée lui collait au corps pour se transformer en obsession. Mais il était de ceux-là. De ceux qu'à peine venus au monde, que déjà on les rejette ! Après tout, n’est-ce pas là la raison d’être des orphelinats ? Un lieu rempli de non-voulus, d’erreurs non reconnues, de mômes aux sourires biaisés par un amour refusé. Voilà ce qu’il était au début. Rien d’autre. Rien de bien mémorable en somme. Eric ne pouvait comprendre de tels actes. Il ne pût concevoir l’abandon. Entre laissés pour compte et autres pupilles de la nation, son choix restait mince. Tout ce qu’il était, Eric le devait à Roger et Antoinette. Sans eux c’est sûr, il aurait sans doute mal tourné. Un peu de drogue, une lame de couteau mal placée pour un séjour entre quatre murs aux frais de l’état. A 37 ans, Eric vivait au jour le jour sa condition de célibataire, sans gêne ni mal être. Pour lui, il valait mieux cela, à tous les déboires que peuvent 5

connaître ces couples, qui se haïssent aussi vite qu’ils se sont aimés ! Ce dont il était sûr, est qu'il ne ressentait pas l’envie d’aimer. Eric laissait volontiers cette tâche aux autres. Les faux-semblants, très peu pour lui. Les coups d’un soir, déguisés en coups de foudre, lui foutaient la nausée. Pour Eric l’amour se devait d’être sacralisé, porté aux nues. C’est par envie d’aimer que les gens ne peuvent s’empêcher de faire toutes les conneries du monde. Bernard et lui s’entretenaient parfois durant des heures sur l’amour et ses complexités. Bernard était persuadé que la version célibataire d’Eric n'était juste qu'une façade contre la souffrance. Eric était quand à lui partagé sur la question de sa situation. Tout ce dont il voulait, était ce que les autres n’arrivaient pas à atteindre ! Les bonheurs simples. Du haut de ses 62 ans, Bernard avait vu à son bras se pendre de bien charmantes femmes. Il en avait connu des parfums, suivit des belles. Tout lâcher pour tout recommencer. Pour lui tout cela faisait partie du jeu. Il aimait les femmes et ne s’en cachait pas. Il ne cessait de répéter à Eric que lui aussi devrait un peu se laisser aller de ce côté là. Mais malgré ses remarques, Eric se refusait à lâcher ses vieux démons. Sa vie parisienne, sa vie de quartier, entre la brasserie et le théâtre le comblait. Il ne demandait rien d’autre et puis son amitié avec Bernard était si forte. Pourquoi briser tout cela ? Malgré tout, Eric connaissait la mesure de son 6

bonheur. Eric acceptait sa vie comme il se l'était construite. Il se plaisait à offrir chaque jour ce pourquoi il était fait. Face à son public, Eric ne pouvait nier l'évidence. Du rire, de la gaité, voilà ce dont les gens ont besoin ! Il le sait bien et son spectacle en était la preuve. Eric s’était écrit une vie en spectacle qu’il s’offrait de vivre soir après soir. Sur scène, Eric se sentait libre de tout dire et il savait insuffler avec un bel élan cette joie qui se propageait librement et sans contrainte. Parmi ses fans, Eric remarquait combien certains rêvaient d'être à sa place. Combien d’entre eux aimeraient avoir en grand leur nom en lettres lumineuses, leur portrait en quatre mètres par trois placardé sur les murs de Paris ? Eric les rencontrait ces gens qui n’attendent qu’une seule chose, que leurs vies soient moins mornes et moroses. Alors, à leur donner des émotions, des rires, il partage avec eux cette rage de vie qui est en lui, avec humour et désinvolture. Mais il échangerait bien son succès pour quelques grammes de vérité. De sa vérité. Non loin du théâtre était situé son appartement, rue Saint-Vincent. Il aimait cette rue. Les pavés qui la constituaient. D’où venaient-ils ? Peu importe, ils avaient été placés là pour en faire une rue et cette rue avait été baptisée Saint-Vincent. Cette petite rue est empruntée par des centaines de gens tous les jours, qui se rendent là et là, mais qui se soucient vraiment d’elle ? Entre la rue Saint-Vincent et Eric Giroux, 7

aucune différence. Plusieurs centaines de personnes venaient chaque soir, prendre leur dose de bonne humeur, sans se soucier au fond réellement de qui il pouvait bien être. C’était comment Eric voyait les choses. Parfois il se sentait comme emprunté. Aussi anonyme qu’une rue, qu’un sentier. Sans nom. Sans direction. Sans raison d’être.

8

Ce matin là

Paris se réveille lentement en ce froid matin d’octobre. Chacun vaque à son destin. Entre petits blancs et cafés noirs, les comptoirs déjà s’animent frénétiquement. Les phares des voitures se mêlent aux feux des réverbères. Dans les rues, les gens se hâtent, pressés d’une journée à peine vraiment commencée. Alors ils courent et font claquer leurs semelles de cuir contre les pavés. Aux vapeurs tièdes des gaz d’échappements viennent se combiner de fortes odeurs de levure. Les livreurs chargent et déchargent le poids de leur peine sous le chant des klaxons environnant. Alors que la ville se joue à l’extérieur, aux fenêtres des immeubles se trament des scènes d’un banal érotisme. Le soleil pointe peu à peu à l’horizon inondant de lumière boulevards et 9

avenues encore endormis. Il est huit heures. Le journal du matin sous le bras, un sachet de croissants natures encore tout chauds dans la main, Eric, seul sur le trottoir rentre chez lui. A quelques pas de là, il voit une silhouette sortir de l’immeuble et monter dans un taxi. Dans l’escalier, Eric croise Madame Klébère la concierge qui lessive les marches. Elle travaillait là-bas depuis 24 ans. Eric l’aime bien. Elle était au fait de toutes les rumeurs du quartier et son premier principe, qu’elle transgressait souvent, fut de ne jamais divulguer un secret. Eric pouvait néanmoins compter sur elle. Toujours présente et très serviable, Madame Klébère (hormis ce détail), est une femme irréprochable qui aime son travail. « Bonjour Eric ! », dit-elle en se redressant. Eric courtois comme à son habitude répond à son tour. « Bonjour Madame Klébère ! » Elle plonge sa serpillère dans le sceau rempli d’eau chaude. « J’ai une lettre pour vous à la loge. -Une lettre ? Comment ça ? » Eric est étonné par ce que lui annonce la gardienne. Il était bien trop tôt. La distribution du courrier n’avait pas déjà commencé. « Un homme vient de passer, poursuit Madame Klébère, il m’a remis une enveloppe pour vous. 10

-Ce matin ? -Oui, tout juste. -Un homme vous dites ? » Eric se rappelle, alors qu’il revenait, cet homme qui se hâtait de quitter l’immeuble. « Comment était-il, pouvez-vous me le décrire ? -C’était un grand monsieur, vêtu d’un long manteau noir. Attendez, il portait même un chapeau ! » La description de la gardienne collait. La gardienne réajuste son tablier à la recherche d’autres informations à lui donner et ajoute : « Je lui ai demandé s’il ne préférait pas vous remettre cette lettre directement, mais il m’a simplement répondu que je devais vous la donner ! Il avait un petit accent, espagnol je dirais… En même temps je vous dis ça, mais je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est qu’il avait un accent ! » Eric accompagne la gardienne jusqu’à sa loge, prend la lettre et monte chez lui. Refermant la porte de son appartement, il se dirige dans la cuisine, pose le journal et les croissants sur la table, ouvre un placard, sort une tasse. Sur le comptoir devant lui, une vieille cafetière Moka. Il fait couler un peu d’eau dans le réservoir, puis remplit le filtre métallique de café. Le souffle du gaz vire au bleu sous l’allumette qu’Eric craque et des flammes 11

viennent lécher l’aluminium de l’appareil. Il se tourne et reste un instant face à la fenêtre. Les nuages semblent immobiles. Dans la cour Madame Klébère balaie les feuilles mortes. Les gargouillis du café chaud sortent Eric de sa rêverie. Il coupe le feu, se sert une tasse, tire la chaise devant lui et s’assied. Il sort un croissant du sac, le trempe dans son café encore brulant. Devant lui, posée sur la table, se trouve la lettre. Après quelques bouchées, il la saisit et l’ouvre. Il en tire tout d’abord un billet d’avion puis une lettre manuscrite. Viens me rejoindre. Descend à l’hôtel DUCALES et attends-moi. Elias Ton père Sur le billet d’avion une destination, Lisbonne. Eric regarde l’enveloppe déchirée et tente de se remémorer la silhouette de cet homme qu’il croisa presque ! Si anonyme, il la revoit disparaître dans ce taxi… « Etait-ce lui, était-ce l’homme de la lettre ? Elias. Mon père ? » Tout cela lui semble bien trop irréel. Et pourtant cette lettre existait ! Il peut sentir sous ses doigts le grain du papier. Il va même jusqu’à toucher l’énigmatique signature comme pour 12

établir une connexion. Hier encore, entre hypothèses et non-dits rien ne pouvait être aussi tangible que cette lettre. Elias. Ton père. Eric ne cesse de se répéter ces mots. Pourquoi maintenant ? Pourquoi ? Lisbonne. Un sentiment de peur grandit en lui. Cette destination, était-elle un retour aux origines ? Pour retrouver qui, trouver quoi ? Comme chaque jour Eric avait une représentation au théâtre. Mais aujourd’hui la donne était bien différente de tous les autres jours. Aujourd’hui Eric sent au plus profond de lui, que plus rien ne pourra désormais être comme avant. Son café était froid, ses mains aussi.

13