Oxbridge Oxford, octobre 2015 Je me tiens en retrait du

J'admire les plafonds en bois peint, les étroits étages en mezzanine parcourus de petites ... Un régal de bleus profonds, de rouges vermeilles et de doré.
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Oxbridge



Oxford, octobre 2015

Je me tiens en retrait du groupe de touristes venus admirer le glorieux édifice. Notre guide vient de nous faire entrer dans la salle de lecture du Duke Humfrey de la Bodleian Library, la plus ancienne bibliothèque universitaire d’Oxford, construite à la fin du 15ème siècle.

J’ai perçu l’odeur singulière dès notre ascension de l’escalier de pierre, et elle frappe tous mes sens aussitôt que je pénètre dans cette salle historique. J’aime les livres, et je connais par cœur le parfum des archives, des boutiques de livres d’occasion ou des librairies. Mais jamais une odeur de vieux ouvrages, de poussière et d’Histoire ne m’a autant troublée. La réaction physique est immédiate. Je me sens légère, enivrée, apaisée, j’ai envie de rester là pour toujours, de ne jamais sortir. Le chuchotement respectueux de notre guide dans un petit micro boutonné à son col est retransmis directement à mon oreille par un écouteur, et ne fait qu’ajouter à cette sensation irréelle d’apesanteur, par le biais de cette voix feutrée qui me raconte des histoires de livres centenaires et d’hommes puissants, comme à une enfant juste avant l’heure du coucher. J’admire les plafonds en bois peint, les étroits étages en mezzanine parcourus de petites rambardes en laiton qui longent les contours de la salle, et les échelles de bois coulissantes qui glissent d’un rayonnage à l’autre. Et les milliers de livres anciens, tous plus beaux et fragiles les uns que les autres, avec leurs couvertures de cuir et leurs tranches colorées gravées de titres dorés, rendus parfois presque illisibles par les siècles. La richesse des couleurs sur le bois des murs et du plafond est lourde et hypnotisante. Un régal de bleus profonds, de rouges vermeilles et de doré. Des blasons soigneusement peints et dont je ne connais pas la signification côtoient les initiales de bienfaiteurs autrefois illustres, traduisant les couches successives de vie et de pouvoir qu’ont connus ces lieux. A cet instant, j’ai envie d’échapper à la visite guidée, d’aller m’asseoir à l’une des tables cachées dans les rayonnages, interdites au public. Je voudrais caresser doucement les couvertures de ces livres qui ont une âme, qui datent d’une époque où les ouvrages étaient créés un par un, comme des œuvres d’art. J’imagine en déposer un sur l’une des tables, l’ouvrir doucement et entendre le craquement engourdi des pages et de la tranche, comme pour se plaindre d’être ainsi dérangé au beau milieu d’un sommeil centenaire.

Cette visite a plus d’importance pour moi que pour les autres touristes venus admirer un lieu historique ce jour-là. J’y suis avec l’homme que j’aime depuis sept mois, depuis mon départ de Londres pour le Portugal. Par notre relation amoureuse, un fil, même fragile, s’est tissé entre moi et ces lieux incroyables que nous visitons ensemble. Je me tiens au milieu de cette bibliothèque exquise, et je l’imagine y travailler à sa thèse, à l’une des tables cachées dans les alcôves de lecture, à l’abris des regards indiscrets. Richard a étudié à Oxford, au Hertford College, qui se trouve juste en face de la Bodleian Library. Lors de son doctorat, il venait consulter des manuscrits dans cette salle de lecture, et même si je ne le lui ai pas demandé, je sais qu’il aurait choisi de travailler dans l’un des renfoncements situés sur les côtés de la salle, pour pouvoir lire en paix, sans avoir à se préoccuper d’être observé par les curieux. Je l’imagine parcourir ces rayonnages, et je vois nos silhouettes floues de maintenant et d’alors, fantomatiques, se croiser dans les allées de ce lieu dans lequel il ne soupçonnait alors pas m’emmener un jour, et dont j’ignorais, il y a deux jours encore, l’existence même. Avec lui, je visite des lieux uniques, physiquement ou par le biais de ses récits ou des photos qu’il m’envoie lors de séjours de recherche, de conférences ou de réunions académiques qui se succèdent dans des temples du savoir et de la connaissance toujours plus fabuleux. Je ressens le poids de leur beauté, de leur histoire, de leur carcan social et intellectuel, de leur excellence, et j’apprends

doucement à connaître ce monde. Je tâtonne, je longe ses frontières, j’observe cette bulle de l’extérieur, et je me demande si j’y aurai jamais eu ma place.

Quelques mois auparavant, Richard m’a aussi emmenée visiter Cambridge, l’autre ville universitaire de prestige. Les anglais parlent d’Oxbridge, ils combinent les deux noms car Oxford et Cambridge ne semblent former qu’un univers, qu’une élite, et sont interchangeables dans leurs architectures, leur aura et les étudiants qu’elles accueillent. Il y a même une pièce de théâtre d’Alan Bennett, The History Boys, qui raconte l’histoire de lycéens Anglais qui passent leur été à étudier pour tenter d’intégrer Oxbridge. L’une ou l’autre, peu importe, rentrer dans l’un de ces deux établissements leur assurera une éducation d’excellence. Après ma visite guidée privilégiée des deux villes à quelques mois d’intervalle, plusieurs personnes me demandent si je préfère Oxford ou Cambridge. Je ne sais pas. Les jumelles me semblent aussi belles, charmantes, captivantes, architecturales. Les différents Colleges (qui constituent les universités d’Oxford et de Cambridge) des deux villes rivalisent de campus insolents de beauté, possédants chacun leurs jardins, leur église, leur vigne vierge, leur punting (barque de type vénitien à naviguer avec une perche), leurs blasons et souvent même leurs ponts par dessus la rivière.

La vue depuis notre chambre au Hertford College, Oxford. Illustration par Pauline Bé.

À Oxford ou Cambridge, il semble que le temps se soit arrêté il y a 70 ans. J’ai regardé récemment une série télévisée anglaise, un classique, Brideshead Revisited, qui raconte la vie de deux étudiants d’Oxford dans les années 20. Les lieux, les rues, les bâtiments, même les habits portés par certains professeurs et étudiants n’ont pas changés. Partout je vois ces vestes en tweed épais et beige, ces écharpes nonchalamment nouées, ces vélos cadenassés aux grilles de fer forgées qui longent les Colleges. Pas étonnant que les étrangers soient fous d’Oxbridge. On y voit l’Angleterre d’avantguerre, figée dans sa beauté classique, intemporelle. Parce que Richard est un ancien étudiant d’Hertford College, nous avons pu dormir dans une chambre réservée aux visiteurs. Elle se trouve au premier étage de l’aile Ouest du bâtiment carré. Je n’en reviens pas de pouvoir passer quelques heures de ma vie dans un tel endroit, et j’essaye d’imaginer ce que les étudiants et professeurs qui y vivent pendant plusieurs années peuvent ressentir. Je les observe traverser la cours intérieure du College, j’écoute les cloches des églises voisines sonner midi, assise sur le lit à la fenêtre de notre chambre. Je me demande ce qu’ils ressentent à l’idée de faire partie de ce monde que je ne fais qu’effleurer pendant 48 heures, visiteuse éphémère, et auquel ils appartiennent de manière légitime. Quelle vie que celle qui sont marquées par le sceaux de ces universités historiques. Et par cette pensée même, je contribue à perpétuer la grandeur élitiste de ces lieux de fascination.

Cela me rappelle le toit de la Divinity Schools d’Oxford, visitée plus tôt dans la journée, et qui possède un plafond incroyable. Un joyau d’architecture gothique, sculpté sur le modèle de cages thoraciques humaines, avec à l’intersection de chaque côte les initiales de bienfaiteurs qui firent une donation pour aider à la rénovation du bâtiment il y a 5 siècles. En échange, le guide explique qu’on leur a promis leur place dans l’éternité, aussi longtemps que le toit de cette église existera. Je pense à cette phrase d’Hermann Hesse, discutée en cours de philosophie au lycée : « Dans l'éternité, la postérité n'existe pas ; tout est contemporain ». Je suis curieuse de savoir qui veut et qui peut prétendre à une postérité dans ces lieux incroyables, que je perçois comme impénétrables. La liste des bienfaiteurs sculptée dans la pierre des murs de l’escalier menant à la salle de lecture du Duke Humfrey apporte quelques réponses. Hommes d’Etat avides d’affirmer leur pouvoir politique en Angleterre au 17ème siècle, riches industriels au 19ème siècle, quelques bienfaiteurs russes et chinois à la fin du 20ème siècle. Qu’Oxford et ses bâtiments de prestige restent le miroir de leur puissance et de leur désir de postérité, pour que nous, humbles admirateurs, puissions continuer à profiter de leur beauté.



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Texte par Gabrielle Narcy. ©Toute reproduction interdite sans l'autorisation de l'auteur.