METRO, HUIS-CLOS, DODO

10. VOIX MICRO. Votre attention s'il vous plaît, des violeurs sont susceptibles d'évoluer dans votre .... Tu viens en fait d'offrir cent euros à un parfait inconnu.
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METRO, HUIS-CLOS, DODO Pièce comique en trois actes Écrite par Arnaud Patron Durée : 1h15

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METRO, HUIS-CLOS, DODO Personnages : LE CLOCHARD PHILOSOPHE, dit l’aiguilleur YVES, le mari de Bichette BICHETTE, la femme d’Yves LE CONTRÔLEUR MARIE SOLEIL, fille de Géraldine LE VENDEUR GÉRALDINE, mère de Marie LE PREMIER CONDUCTEUR CHEVALIER CARON, chevalier d'élite de l’ordre du rail BUCK, apprenti du chevalier CAMEL (mais tout le monde l’appelle Léon)

« Par la foudre ravie à Jupiter, la race de Prométhée est transportée dans les profondeurs » Fulgence Bienvenüe (inventeur du métro)

Sommaire Prologue................................................................................................................................. 4 ACTE I .................................................................................................................................. 5 Scène 1 .............................................................................................................................. 5 Scène 2-1 ........................................................................................................................... 9 Scène 2-2 ......................................................................................................................... 12 ACTE II ............................................................................................................................... 15 Scène 1 ............................................................................................................................ 15 Scène 2 ............................................................................................................................ 15 Scène 3 ............................................................................................................................ 17 Scène 4 ............................................................................................................................ 19 Scène 5 ............................................................................................................................ 23 ACTE III.............................................................................................................................. 28 Scène 1 ............................................................................................................................ 28 Scène2 ............................................................................................................................. 30 Scène 3 ............................................................................................................................ 38 Scène 5 ............................................................................................................................ 47 ÉPILOGUE ......................................................................................................................... 52

PROLOGUE VOIX MICRO Votre attention s’il vous plaît, le train en direction de Saint-Lazare arrivera voie 3. Noir. VOIX MICRO Votre attention s’il vous plaît, le train en direction de Saint-Lazare arrivera en fait voie 16. Lumière sur le quai. VOIX MICRO Votre attention s’il vous plaît, le train en direction de Saint-Lazare est en fait déjà parti, nous avions confondu les chiffres de l'heure. Merci de vous référer au tableau d’affichage pour les horaires du prochain train.

Une forme allongée. La forme bouge, visiblement un miséreux, l’air ivre et hagard. Il sort un flash et boit une bonne rasade. Il se lève, titube, injurie le public, balbutie, hurle, puis soudain, fixe : LE CLOCHARD PHILOSOPHE Les hommes passent. C'est l'observation la plus évidente que je puisse retenir du temps infiniment long durant lequel j'ai croupi ici ; certains sont invisibles, d'autres ubuesques ou grandioses, certains pauvres et d'autre blindés de pognon, c'est égal, c’est... universel : ils passent. (Montrant le sol.)Je loge ici. (Se défendant.) Je n’attends pas le métro, ma fonction est... différente. Je suis le repère, l'aiguillage ; il y a des personnes que je repousse et d'autres que j'attire ; je permets de créer l’espace pour les mener là où ils doivent aller ; car deux choses sont certaines : toute personne qui entre ici désire en sortir, c’est un lieu de passage ; et certaines doivent y rester. Il n’y pas de quotas, de règles prédéfinies, ça dépend du moment… Ah, c’est l’heure de démarrer.

Il disparaît.

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ACTE I SCENE 1 On entend une voix de dehors. Yves entre, puis Bichette. YVES Mais puisque je te dis que je sais très bien où on est ! Le plan était très clair, et je l’ai suivi à la lettre, il n’y donc aucune raison qu’on soit perdus. BICHETTE Tu parles, tu disais déjà ça il y a une heure ! YVES Et peut-être qu’il y a une heure, comme maintenant, on aurait gagné à ce que tu aies un peu plus confiance en moi. BICHETTE Quoi, on serait arrivé plus vite ? YVES …Non, mais le moral de l’équipe aurait été bien meilleur. Tout est dans la tête, Bichette, tout est dans la tête. BICHETTE L’équipe ? Quelle équipe ? YVES Nous ! Toi et moi sur le ring de la vie, en duo ! BICHETTE Comme à Angkor ? À Angkor aussi on était une équipe ? YVES J’en étais sûr ! J’en étais sûr… ! À chaque fois qu’on est en désaccord, tu me ressors Angkor, encore et encore ! La dernière fois c’était pour le recommandé que j’avais oublié de récupérer ! BICHETTE Avoue que là, maintenant, c’est plutôt contextuel. YVES À Angkor j’étais en hypoglycémie et tu le sais très bien ! BICHETTE « Et si on se faisait le temple Baphûon, on monte au crépuscule ! » Le temps d’arriver en haut, bien sûr, mesdames et messieurs, plus de lumière! YVES À qui tu parles ?

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BICHETTE À personne, c’est pour l’emphase. Coincés toute la nuit parce que monsieur avait peur de se casser une jambe en descendant dans le noir. YVES Puisque je te dis que j’étais en hypoglycémie ! Ça ne t’est jamais arrivé de manquer de sucre ? Madame est omnisucrante ! (Court silence.) Et la nuit sous les étoiles, hein ? Toute la nuit, au sommet du monde, scotchés dans la voie lactée, tous les deux. Ah ? Ah ! BICHETTE C’est vrai que c’était bien au final. Très bien, même. Le bain d’étoile de minuit. Et avec le guide khmer qui nous réveille à l’aube, et les touristes effrayés de nous voir à poil au milieu des ruines ! YVES Alors, pourquoi aujourd’hui, il n’y aurait pas, comme il y a huit ans, un merveilleux hasard changeant notre impasse en folle aventure ? BICHETTE Ça dépend, elle en est où ta glycémie ? Avoues que tu n’as aucune idée d’où on est. YVES Je fais de mon mieux, Bichette, pour… BICHETTE C’est peut-être avec « ton mieux » qu’on a un problème alors ! Enfin, moi je dis ça… YVES Tu dis rien ? BICHETTE Si, puisque je dis ça. YVES Qu’est-ce que tu dis ? BICHETTE Oh, rien… YVES Ah, bah tu vois ! BICHETTE Tu me saoules ! Allez, dis-le. YVES On est perdus. LE CONTRÔLEUR Bonjour messieurs dames, contrôle des billets. Poche de gauche. Bichette et Yves sortent un billet de leur poche gauche.

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LE CONTRÔLEUR Votre billet couvre uniquement la zone 1, étant dans la zone 2, vous êtes en infraction et imputé d’une amende forfaitaire de 100 euros par personne, payable immédiatement ou en différé avec une majoration s’élevant à 35 euros correspondant aux frais de dossiers, payable en 12 mensualités de 11,25 euros, en 52 hebdomadairalités de 2.6 euros ou en 365 quotidiennalités de 0.20 euros, valable uniquement pour les années non-bissextiles. Je suis désolé… BICHETTE Mais c’est pas vrai ! Vous voyez bien qu’on est perdus ! La moindre des choses serait de nous aider, « bonjour, je ne suis pas une raclure, vous avez l’air perdu» ! Connard… LE CONTRÔLEUR Ce que vous dites est faux, l’humain est au cœur de nos décisions. La preuve, j’ai dessiné un cœur sur l’amende. YVES Vous pouvez nous aider ? LE CONTRÔLEUR Non. Je n’en ai pas le droit. Il nous observe. YVES Qui nous observe ? LE CONTRÔLEUR Je n’ai pas le droit de le dire. Au fait, tenez, une amende forfaitaire de 250€ pour insulte à agent. BICHETTE Je vais vous tuer. LE CONTRÔLEUR L’assassinat est une solution mais il engendrera une majoration sur l’amende. Avouez que ça ne vaut pas le coup. Oui, je sais ce que vous vous dîtes… Pourquoi s’acharne-t-il ainsi ? Prend-il un plaisir sadique à nous verbaliser outre mesure ? YVES Je pense qu’il y a plus d’insultes dans sa version. LE CONTRÔLEUR Je sais… Et je comprends votre point de vue. Mais sachez que j’accompli mon devoir avec humilité, avec ferveur, et j’aimerais que mes interlocuteurs soient plus réceptifs à ma démarche. J’aimerais être en somme comme un poinçon dans l’eau. Créer des liens. Pouvoir dire sincèrement, en tendant cet infime feuillet fraîchement imprimé, cette allégorie sublime de notre interdépendance en l’idéal d’une justice méritoire et méritée : oui, cette amende, je vous la mets. Mais je vous la mets bien. YVES C’est merveilleux… Vous livrer, comme ça… 7

BICHETTE Alors toi, tu fonces dedans, ça en devient fabuleux. YVES Enfin, Bichette, tu peux comprendre ce qu’il ressent non ? C’est un être humain ! On ne va pas en plus l’accabler… BICHETTE Yves ! YVES Sarah ! BICHETTE Quoi ? YVES Je ne sais pas, c’est toi qui dit mon nom… Tu dis mon nom, je dis ton nom… LE CONTRÔLEUR Ce n’est pas de votre faute. La RATP n’a plus la dévotion qu’on lui accordait il y a quelques temps. Je me souviens d’une époque glorieuse, je me souviens de mon assermentation. Je me souviens de cette matinée d’automne où j’ai franchi les portes du palais de l’ordre de la RATP. Une brume légère mêlée aux rayons gris de l’aube timide suspendait l’espace comme dans un rêve aux allures de souvenir. Tous étaient présents, les conducteurs, les aiguilleurs, les machinistes, tous scandaient leur ferveur commune paradoxalement résumé si simplement en quatre lettres : R.A.T.P.R.A.T.P.R.A.T.P.R.A.T.P. Et lorsque j’ai plongé, entièrement nu dans cette grande cuve remplie de liquide amniotique de synthèse symbolisant ma renaissance au sein de la régie autonome des transports parisiens, nul doute n’effleurait mon esprit. En sortant, transi, gluant mais brave comme le phénix, et brandissant ce qui était déjà devenu le prolongement de moi-même, mon lecteur-décodeur portable de contrôle (L.D.P.C, 500 grammes entièrement numérique), je le savais : j’étais devenu un autre homme, un agent assermenté, je pouvais changer le monde, je pouvais mettre des amendes ! C’était une belle époque. Mais tout a changé, quand IL a pris le contrôle de notre institution… Celui qu’on appelle… Le Maître. C’était une nuit d’hiver particulièrement fraîche, la glace se formait autour des… BICHETTE, coupant Bon, ça va maintenant ! On ne va pas l’écouter divaguer pendant des heures ! Sérieusement. YVES, au contrôleur Ce « Maître »… C’est cette personne qui nous observe dont vous parlez? LE CONTRÔLEUR Chut ! Il pourrait nous entendre ! Il est moins loin qu’on ne le croit. Écoutez, je vais vous aider, mais ne le dites à personne. Qu’est-ce que je vais faire ? BICHETTE Nous aider ? 8

LE CONTRÔLEUR Je vous ai dit de ne le dire à personne ! Je risque plus que ma place ! BICHETTE Il va réussir à me faire culpabiliser en plus. LE CONTRÔLEUR Écoutez-moi. Ce que vous êtes dissipée… YVES Je n’arrête pas de lui dire. LE CONTRÔLEUR C’est fou non ? BICHETTE Bon, je fais quoi moi, je vous laisse ? LE CONTRÔLEUR Écoutez-moi. Vous êtes sur le quai qui se situe dans la zone 2 ; si vous prenez le métro, juste là, vous serez dans la zone 1 et ne serez plus en infraction. BICHETTE Le quai est dans la zone 2 et le train dans la zone 1 ? Vous êtes conscient que ça n’a aucun sens ? YVES Oui, c’est vrai que ça n’a pas de sens… LE CONTRÔLEUR Madame, monsieur ; à la R.A.T.P, les règles prévalent elles-mêmes sur leur légitimité ; et cela a un sens. Le sens de la marche. Le contrôleur montre la direction. Sortent Yves et Bichette. Le contrôleur disparaît.

SCENE 2-1 Une jeune femme entre à jardin, elle écoute de la musique en dansant un peu, enjouée. VOIX MICRO Votre attention s’il vous plaît, pour ne pas tenter les pickpockets, évitez de laisser visibles vos objets de valeurs. La jeune femme ne fait pas vraiment attention à l’annonce. VOIX MICRO Votre attention s’il vous plaît, pour éviter toute agression physique, évitez toute attitude excentrique ou tous signes de richesse extérieurs. La jeune femme, inquiète, enlève ses écouteurs, arrête de danser et se met à chantonner. Elle semble moins sereine. 9

VOIX MICRO Votre attention s’il vous plaît, des violeurs sont susceptibles d’évoluer dans votre gare ; afin d’éviter de vous faire agresser sexuellement, découper en morceaux puis enterrer dans un bois, veillez, si vous êtes une jeune femme, à ne pas vous déplacer seule sur le quai. Durant la dernière annonce, la jeune femme est peu à peu terrifiée. Apparition du vendeur. LE VENDEUR Bonjour Mademoiselle ! MARIE Bonjour. LE VENDEUR Radieuse journée, n'est-ce-pas ? (Il montre l'endroit, Marie ne comprend pas .) Avezvous cinq minutes pour que je vous parle de mon produit : le porte-clefs canin ? Marie cherche sa mère, du regard, puis se résigne. MARIE Je suppose, oui... LE VENDEUR C'est parfait. Donc, voulez-vous m'acheter ce porte-clefs canin pour la modique somme de dix euros ? MARIE Non, c'est un peu cher. LE VENDEUR, triomphant Oui !! Je le savais ! Pourquoi achèteriez-vous un ridicule porte-clefs aussi cher ? Vous avez le droit de vous poser la question ! (Un temps.) Allez-y, posez-vous la question. MARIE ...Pourquoi achèterais-je un ridicule porte-clefs aussi cher ? LE VENDEUR Oui !! Vous vous posez la question et je me dois d'y répondre ! Tout d'abord, sachez que 100% des bénéfices seront utilisés à des fins caritatives. MARIE Vraiment ? Pour quelle œuvre ? VENDEUR Pour moi. Je suis démuni, réduit à vendre des peluches dans le métro. Donc, l'argent que je récupère est par nature caritatif. Vous n'avez pas l'air convaincue... Et c'est votre droit ! Je vais vous demander de jouer un peu avec le porte-clefs. (Marie prend le porte-clefs mais hésite) Allez-y ! N'ayez pas peur, il ne mord pas ! (Il rit. Marie n'est pas convaincue, 10

puis, se laisse prendre au jeu). Je le savais, vous êtes une fausse sceptique ! Rappelons que le chien est le meilleur ami de l'homme ; le chien est joueur, le chien attendrit, le chien a le pelage doux... MARIE Le chien est fidèle ! VENDEUR Oui !! C'est tellement exact qu'on ne saurait affirmer qu'il serait vrai de dire que c'est faux ! Vous n'êtes pas d'accord ? Quel est votre nom ? MARIE Marie ! Marie Soleil ! VENDEUR Marie... Soleil... Marie, puisque c'est vous, je voudrais vous offrir une opportunité : je vous échange ceci contre la somme ridicule de cent euros. MARIE Cent euros ? Mais c'est extrêmement cher ! VENDEUR Non, non ! Ne vous y trompez pas ! La sensible augmentation du prix est dans votre intérêt : c'est pour le rendre unique. Si je vous offrais ce porte-clefs, il importerait peu pour vous de l'égarer, de le prêter. Avec ce nouveau prix, il devient conceptuel, il dépasse sa condition de porte-clefs ! MARIE Je ne crois pas que... VENDEUR, vexé Peut-être êtes-vous contre le fait de donner plus à des fins caritatives ? MARIE Pas du tout ! C'est juste... VENDEUR Alors dans ce cas, cela signifie que vous ne voulez pas être heureuse. MARIE Si ! J'adore être heureuse, ça me rend contente ! VENDEUR Vous ne voulez sûrement pas obtenir quelque chose d'unique, sans doute. Pardonnez-moi, mademoiselle, je vais chercher quelqu'un de plus approprié pour ce cadeau exceptionnel... Il fait mine de partir. MARIE Attendez ! C'est d'accord, je l'achète ! VENDEUR, à nouveau dynamique Vous faites une bonne affaire ! 11

MARIE lui tendant le billet, prenant le porte-clefs Merci, monsieur, merci beaucoup ! VENDEUR Vous êtes vraiment... exceptionnelle, Marie. Je vais vous faire encore un cadeau ; si vous le permettez, je vais transformer cette transaction en œuvre d'art. Je vais reprendre le porte-clefs. MARIE Mais, je viens de l'acheter ! VENDEUR Et c'est cela qui est encore plus fort ! Je vous offre le souvenir de ce cadeau. Quelqu'un vous a t-il déjà vendu un vrai souvenir ? MARIE, réfléchissant Non, jamais... VENDEUR Ce jour est arrivé. Fermez les yeux. Maintenant, pensez au porte-clefs, au bonheur qu'il engendre, à son unicité. À présent, donnez-le-moi. Que ressentez-vous ? MARIE, les yeux fermés Je suis un peu triste, je crois. Mais lorsque je pense à lui, cela me fait sourire. VENDEUR Vous vous rappelez des bons moments... Avec quelqu’un, peut-être ? MARIE Oui ! Quand j’étais enfant, on avait une chienne, un setter irlandais qui s’appelait Nikita. Un été, on est partis en vacances à la mer avec mes parents. Je ne saurais même plus dire où. Pas loin de la maison, il y avait un chemin tortueux qui donnait sur une grande crique où personne n’allait; on y passait des journées entières, je courrais derrière la chienne jusqu’à l’épuisement. C’était la meilleure période de ma vie… VENDEUR, sortant C'est ça, continuez, vous y êtes ! Le vendeur disparaît.

SCENE 2-2 MARIE, qui continue son discours les yeux fermés Je m’étale sur le sable, à bout de souffle ; Nikita vient lécher mon visage et mordiller mes mollets. Je regarde mes parents ; le soleil se reflète sur les vagues et me fait plisser les yeux. Ils s’enlacent les pieds dans l’eau en observant l’horizon. Ils sont amoureux, ça crève les yeux. Mon père entends la chienne aboyer et se retourne, il vient vers nous en faisant la course au ralenti ; ça me fait hurler de rire. Et il me porte sur ses épaules pour aller dans l’eau, Nikita court et aboie autour de nous. On dirait un cliché sorti d’un film, c’est un peu trop parfait. Mais c’était vrai.

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Entre Géraldine. GÉRALDINE Marie… Marie ! Ah, tu es là. Marie ? Marie ! MARIE Ah, maman, c'est toi ? GÉRALDINE Qui veux-tu que ce soit ? Peux-tu me rendre le billet que je t'ai donné ce matin, j'aimerais m'acheter un journal et je n'ai plus de monnaie. MARIE Le billet ? Je ne l'ai plus... GÉRALDINE Tu n'as plus rien sur les cent euros ? MARIE, joviale Non, je viens de les dépenser ! Il y avait ce vendeur… Et ces porte-clefs canin, de mignonnes petites peluches… GÉRALDINE, s'énervant Ne me dis pas que tu viens de t'acheter pour cent euros de peluche ? (Marie acquiesce, penaude) Où sont-elles ? MARIE Quoi donc ? GÉRALDINE Les peluches! MARIE En fait, je n'en ai pas. C'est compliqué, c'est conceptuel... GÉRALDINE Tu viens en fait d'offrir cent euros à un parfait inconnu.. MARIE D'un point du vue purement factuel, oui, mais... GÉRALDINE Tu es la jeune fille la plus naïve que j’aie jamais vue ! Oui, Marie, je dis « naïve» pour ne pas utiliser d'autres adjectifs beaucoup moins agréables ! MARIE Arrête de me dénigrer sans cesse ! Tu m'as donné ce billet, j'en fais ce que je veux ! C'est moi qui ai décidé de lui donner. GÉRALDINE Bien sûr, c'est comme le type de l'ADSL le mois dernier ! Lui aussi, tu voulais lui acheter cinq cents euros d'antennes après qu'il t'a assuré qu'il en fallait une dans chaque pièce ! Marie ! Des

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antennes pour capter l'ADSL ! Je te revois toute contente en train d'en installer une dans les toilettes... MARIE Tu ne vas pas recommencer avec cette histoire ! Excuse-moi de ne pas être comme Madame Baudoin, responsable I.T de je ne sais quel pôle au nom pompeux! Excuse-moi de ne pas centrer mon existence sur les affaires et le profit. GÉRALDINE Cela aurait au moins l'avantage de m'éviter des dépenses inutiles ! MARIE Ce n'est pas ça le problème, tu te fous de l'argent, tu en as plein ! C’est des excuses, tout ça ! GÉRALDINE Ho, tu baisses d’un ton ! MARIE Depuis l'accident, tu es détestable, tu m’humilies en publique, je ne te supporte plus, t’es qu’une grosse conne ! GÉRALDINE Tu ne me parles pas comme ça Marie ! Allez on monte dans le train. MARIE Non ! J'en ai marre ! Je n'ai rien à faire ici, je m'en vais. GÉRALDINE J'ai dit : tu viens avec moi ! Sortent Géraldine et Marie.

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ACTE II SCENE 1 Entre Yves et Bichette, puis Géraldine et Marie. GÉRALDINE Ce n'est tout de même pas ma faute si tu as tendance à te faire avoir par tous les voleurs, repartant systématiquement à poil en ayant l’impression d’avoir fait une affaire. MARIE Je dois manquer de chance, c’est tout, je ne sais pas… GÉRALDINE Non, tu ne sais pas. Tu ne sais rien que je ne sache, sache-le. Et je suis ta mère. C'est mon rôle de ta rappeler sans cesse que les hommes sont malhonnêtes, qu'ils sont fourbes, malicieux, retors, arrivistes, cauteleux, pervers, insensibles, vicieux, cruels et dévoyés ! MARIE Mais toi, tu ne l'es pas, non ? GÉRALDINE Ne me cherche pas, Marie. Tu fais trop confiance aux gens, et cela se retourne contre toi. Systématiquement. MARIE Est-ce que c'est mal d'avoir de l'espoir ? GÉRALDINE Ce n'est pas « mal ». C'est... Jeune... Silence. Le train part.

SCENE 2 Yves regarde sa carte. YVES, à Géraldine Excusez-moi, madame ? Madame ? Sommes-nous bien en direction de Denfert-Rochereau ? GÉRALDINE Tout à fait, c’est le terminus de la ligne. YVES Merci beaucoup. Ma femme et moi ne prenons pas souvent le métropolitain. GÉRALDINE, condescendante Personne ne dit plus « métropolitain », alors c’est inutile de préciser que vous ne le prenez pas.

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YVES J'étais obligé de le dire afin de préciser qu'on ne le prenait pas souvent. GÉRALDINE Si vous le dîtes. BICHETTE À quel moment tu ramasses les dernières miettes de ta dignité pour lui répondre ? MARIE, à Bichette Ne vous en faîtes pas, elle est comme ça avec tout le monde… BICHETTE Qui êtes-vous ? MARIE Marie ! Marie Soleil ! BICHETTE Quel nom ridicule. Je ne me rappelle pas vous avoir consulté. GÉRALDINE, à Marie Je t'avais dit que le nom de ton père était grotesque. MARIE Je m'en fiche, j'y tiens. GÉRALDINE Je comprends. Silence. Le train s’arrête. YVES, fort, à Bichette Pourquoi le train s'arrête-t-il ? Nous sommes arrivés ? MARIE, à Yves Non monsieur, c'est l'arrêt où ils procèdent au changement de conducteur. Le train sera ensuite sans arrêt jusqu'au terminus. YVES Merci ! Mais appelez-moi Yves, je vous en prie. (Regard de Bichette.)Ou monsieur, c'est bien monsieur. MARIE Je me demande quand même une chose… À chaque station où il y a un changement de conducteur, le train reste à quai pendant 15 minutes ! Techniquement, le chauffeur descend, l’autre monte et le train repart, non ? Géraldine acquiesce, l’air de dire qu’il ne sait pas. YVES, léger Peut-être qu’ils jouent aux cartes ! (Marie et Yves rient. Regard de Bichette.) 16

SCENE 3 Changement de conducteur, deux chevaliers s’affrontent. CONDUCTEUR RELAYÉ Tu m’as vaincu. Tu es digne de reprendre la conduite. CONDUCTEUR RELAYÉ Dans la joie ou la souffrance. CHEVALIER CARON L'heure de pointe et l'affluence. CONDUCTEUR RELAYÉ Nous roulons sans arrêter. CHEVALIER CARON Chemin de fer est notre épée. CONDUCTEUR RELAYÉ Que vive la RATP. CHEVALIER CARON Que vive la RATP. Ils collent leur tête l’une contre l’autre, et exécutent quelques signes en miroir. Sort le conducteur relayé. CHEVALIER CARON Que votre route soit ferrée, chevalier. Que toujours votre âme sidérurgique agisse et sache faire face aux embuches tragiques que sème parfois celui qui nous guide. La tâche qui nous incombe est grande, elle est sans limites et nous n’en aurons pas. Et aujourd’hui, un nouvel apprenti aura l’honneur de me seconder. Buck, c’est bien cela ? (Réalisant qu’il est seul.) Buck ? Buck ? Buck entre en se précipitant sur scène. Il est habillé dans le même style que les chevaliers, à un grade d’écuyer. BUCK Excusez-moi, je suis en retard, je m’étais arrêté. CHEVALIER CARON, à Buck Tu t’étais arrêté pour… ? BUCK Sans raisons, et j’ai oublié de repartir. Désolé chef ! CHEVALIER CARON Première règle, tu ne m’appelles pas « chef » ! Je suis chevalier de l’ordre du rail.

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BUCK Vous faites de la musique orientale ? CHEVALIER CARON Buck… BUCK Excusez-moi, chef ! CHEVALIER CARON, retournant vers la cabine On n’est pas sortis… Ils entrent dans la cabine. CHEVALIER CARON Tu es tout fraîchement diplômé, mais c’est maintenant que tu vas pouvoir éprouver ta valeur. Es-tu prêt à passer le cap et à tenir la barre ? BUCK Sauf votre respect, chef, il n’y pas de barre ici. CHEVALIER CARON Deuxième fois : je suis le chevalier Caron, conducteur d’élite de l’ordre du rail. Tu m’appelles chevalier, ou chevalier Caron, l’un ou l’autre, mais pas chef ! Et c’était une métaphore. Arrête de faire l’imbécile et concentre-toi sur la route. (Soudain léger.) Je ne voudrais pas que tu rates un virage… Haha !(Il rit, puis Buck rit en décalage.)Elle est fameuse à l’académie celle-là ; aujourd’hui ! Car lorsque je faisais mes classes, c’est moi qui l’ai inventée. (Rêveur.)Ah, je me rappelle, les révérences, les nuits orgiaques en métro où la phrase « la rame est bondée » prenait un tout autre sens. Ah… BUCK Chef ? CHEVALIER CARON, reprenant ses esprits Oui ! Soyons sérieux ! Avant de partir, on commence par faire… BUCK, spontanément Pipi ! Ma mère m’a toujours dit : avant de partir, tu fais pipi… CHEVALIER CARON, blasé mais n’en démordant pas Non ! On fait un a… Un a… BUCK, réfléchissant Un a...vion en papier ? Un navire de guerre ? (Triomphalement.) Un anachronisme ! CHEVALIER CARON Non. Un appe… BUCK, après un silence Un apéritif ? CHEVALIER CARON Un appel ! Un appel au micro ! 18

BUCK, se souvenant Ah ! Un appel ! (Récitant.) Oui, donc : cabine, chapitre 1, « anatomie de votre intérieur » : on surveille les gens depuis cet écran, ce bouton lance le jingle, celui-là allume et coupe le micro pour les annonces, et on n’appuie jamais sur ce bouton car ça coupe tout le circuit. CHEVALIER CARON Bien. Buck enclenche le micro. BUCK, au micro Mesdames messieurs, nous allons partir. Ce train sera sans arrêts jusqu’à Denfert-Rochereau, attachez vos ceintures et préparez-vous au décollage. Les issues de secours se situent à l’avant et à l’arrière de l’appareil… CHEVALIER CARON, coupant le micro Qu’inventes-tu ? BUCK Bon, je vais corriger… CHEVALIER CARON, l’arrêtant Non ! C’est inutile, tu ne ferais que les embrouiller. Allez, partons. Buck démarre le train, et la lumière s’éteint sur le quai.

SCENE 4 CHEVALIER CARON Profitons du temps que l'on a pour s'entraîner : travail sur la gestion du trafic. Es-tu prêt ? BUCK Affirmatif ! CHEVALIER CARON John David, conducteur de la ligne C, aimerait finir tranquillement son petit-déjeuner. BUCK Votre attention s'il vous plaît : en raison d'un malaise voyageur, le train est arrêté en gare. Il repartira dans 10 à 15 minutes. CHEVALIER CARON Bien. John William, conducteur de la ligne B, ne s'est pas réveillé ce matin... BUCK Mesdames, messieurs, en raison d'un incident, le trafic est fortement perturbé sur la ligne B. CHEVALIER CARON Non, pas «fortement» ! Dans cette situation, on trouve assez rapidement un remplaçant. Ça ne paralyse pas non plus l'ensemble de la ligne. Encore : comme d'habitude, les conducteurs de la 19

ligne A ont fait la fête ensemble hier soir ; résultat : ils ont tous la migraine et restent au fond du lit. BUCK Mesdames, messieurs, en raison d'une avarie matérielle due à un début d'incendie sur l'une des rames, des retards importants sont à prévoir sur l'ensemble de la ligne A. CHEVALIER CARON Très bien ! YVES, apercevant Bichette qui le scrute Qu’y-a-t-il ? BUCK J'ai bon ? BICHETTE Rien du tout. CHEVALIER CARON Oui ! C'est précis et en même temps vague, c'est ce qu'il faut. Si tu ne donnes pas de détails, les gens vont se plaindre, si tu en donnes trop tu nous culpabilises. BICHETTE Tu me dégoutes. BUCK C'est un peu comme dire qu'un ouragan passe ! YVES Merci ! Elle est gratuite celle-là ? CHEVALIER CARON Exactement ! Dans l'inconscient collectif, on se dit : «C'est ennuyeux, mais on ne peut rien y faire. ». BICHETTE Regarde-toi ! Il est où le Yves dont je suis tombé amoureuse ? Toujours à douter, à éviter les conflits. Tu es devenu une petite fiotte ! BUCK Formidable ! YVES Formidable ! BUCK Lorsque j'étais voyageur, je n'aurais jamais soupçonné ce genre de dessous. BICHETTE Pourquoi es-tu sur la défensive ? Tu as quelque chose à te reprocher ? CHEVALIER CARON Mon jeune apprenti, tu découvriras vite que notre rôle à jouer est grand.

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YVES Mais bien sûr que non, c'est toi qui... BICHETTE C'est moi qui quoi ? C’est moi qui fais ma fiotte ? YVES Qui m'agresse! C’est toujours pareil avec toi ! CHEVALIER CARON Ta compréhension du genre humain et des comportements grégaires qui en découlent devra être complète et absolue. BICHETTE Ça va être de ma faute ! C’est aussi de ma faute si on n’a pas couché ensemble depuis des mois ? (Regards de Marie et Géraldine, Yves est gêné). Oh, ça va, on s’en fout ! BUCK Chef, est-ce que vous possédez une vraie épée de l’ordre de la R.A.T.P ? YVES Je suis dans une période émotionnellement complexe, et me harceler n’arrangera rien ! MARIE Maman... Tu crois que le paradis existe ? CHEVALIER CARON Bien sûr ! BICHETTE Bien sûr ! GÉRALDINE Bien sûr ! Il paraît que c'est d'enfer ! BICHETTE Arrête tes conneries, tu es un homme, tu es binaire ! Les seules nuances que tu possèdes sont celles d’être ou ne pas être en érection. Tu vois quelqu’un d’autre, c’est ça ? MARIE Pourquoi tu fais toujours ça ? GÉRALDINE Que fais-je toujours ? BUCK Je peux jouer avec ? CHEVALIER CARON Avec quoi ? MARIE Ça !

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GÉRALDINE Quoi, ça ? BUCK Avec ça ! YVES Sarah… Je t’aime et tu le sais… CHEVALIER CARON Hors de question ! C'est personnel ! Tu pourras tripoter la tienne quand tu en auras une, quand tu seras chevalier. MARIE Dès qu'on aborde un sujet sérieux, ou lorsqu'on parle de papa, tu fais des plaisanteries. BICHETTE La facture d’achat d’un tutu rose que j’ai trouvé dans tes poches indique le contraire. Avoue que tu me trompes ! GÉRALDINE Parce que j'ai une réelle nature comique ! MARIE Mais c'est faux ! YVES Mais c'est faux ! BUCK Alors apprenez-moi la compréhension du genre humain et les chambardements agraires qui jouent des coudes ! MARIE Tu es sérieuse, toujours trop sérieuse, triste ! Ce n'est pas de l'humour que tu emploies, c'est un détournement pour fuir la conversation. YVES Je t’ai déjà dit que je l'ai acheté pour ma nièce Justine, c'est bientôt son anniversaire ! CHEVALIER CARON Les comportements grégaires qui en découlent ! Commence par observer les comportements des passagers attentivement. BICHETTE Ta nièce Justine ? C'est un boudin, quand elle court, on ne distingue pas les plis de sa robe et ceux de son cou. GÉRALDINE Que veux-tu que je te dise ? YVES Que veux-tu que je te dise ?

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GÉRALDINE Ma vision sur le paradis céleste ? Je pense que c'est un concept métaphorique symbolisant la quiétude de l'esprit à la mort, au service et au bénéfice d'un progrès moral universel. Tu es satisfaite ? YVES Ça ne l'empêche pas de faire de la danse, depuis quand est-ce prohibé ? Depuis quand a-t-on, à côté de l'écriteau « interdiction de fumer», un panneau « interdit aux tas» ? MARIE De toutes façons je m'en fiche ! BICHETTE De toutes façons je m'en fiche ! YVES Pourquoi me harceler si tu t'en fiches ? GÉRALDINE Pourquoi me harceler si tu t'en fiches ? BICHETTE Pour que tu assumes ! MARIE Pour te montrer à quel point tu fuis les sujets importants. GÉRALDINE Quelle importance, enfin, Marie ! Le paradis ! BICHETTE Parfois je souhaite que tu sois mort. GÉRALDINE On s'en souciera lorsqu'on sera mort ! Noir. Coupure de courant.

SCENE 5 MARIE Que s'est-il passé ? GÉRALDINE Une panne, à tous les coups. CHEVALIER CARON Buck... BUCK Je me suis peut-être appuyé sur le bouton coupe-circuit... Ne vous en faites pas, j'ai vu une lampe torche quelque part. Je crois que je l'ai !

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CHEVALIER CARON Non, ça ce n'est pas une lampe torche. BUCK Mais alors, c'est quoi ? CHEVALIER CARON Tout ce que je peux te dire, c'est que ça ne fait pas de lumière. BUCK Ah, je l'ai ! CHEVALIER CARON Non. Retire ta main, Buck. BUCK Pardon. Ça y est ! (Il allume la lampe torche sous son visage .) Je suis un revenant ! (Il rit et fait tomber la lampe.) Zut ! CHEVALIER CARON Imbécile ! Éclaire-moi ! Je vais déjà enclencher la lumière de secours avant qu'ils ne paniquent. BUCK Je me confonds en excuse, chef ! Heu, chevalier ! Mais pourquoi y a t-il un bouton coupecircuit en plein milieu du tableau de bord ? CHEVALIER CARON Parce qu'il faut laisser une place au hasard, même ici ! Le maître l'a voulu, on a obéi ! À la RATP, les règles prévalent sur leur légitimité. BUCK Je trouve que mettre un énorme bouton avec marqué : « ne pas appuyer », c'est pervers. Je n'ai pas pu résister. Enfin, je veux dire, je n'aurais pas pu résister si je n'avais pas malencontreusement appuyé sur le bouton par totale inadvertance... CHEVALIER CARON Tu ne mesures pas les conséquences de tes actes ! Il va falloir plusieurs minutes pour reconnecter les circuits, et si durant ce laps ils sortent du train, qu'on ne les mène pas à destination, le maître ne le pardonnera pas ! Voilà, j'ai reconnecté la lumière, il ne reste plus qu'à réenclencher le circuit : fais-les patienter avec une annonce au micro. Attends ! Je te dicte : « Mesdames, messieurs, on a tiré la poignée d’alerte par malveillance. » Buck répète la phrase au micro mais elle est saturée de larsen. BUCK Ça ne marche pas chef ! CHEVALIER CARON Deux secondes, je vais arranger ça.

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MARIE Vous avez compris quelque chose ? YVES Je crois avoir entendu : « Mesdames, messieurs, à force de sauter ça fait des turbulences. » GÉRALDINE Vous n’y êtes pas, il a dit : « On va gerber tellement ça balance. » BICHETTE « Vous allez crever, ça nous fera des vacances. » MARIE, à Bichette Vous m’effrayez, vous en avez conscience ? CHEVALIER CARON Ça devrait être bon. Je vais faire l’appel moi-même. BUCK Chevalier Caron, pourquoi est-ce si grave qu’on soit à l’arrêt, on n’a qu’à remettre le courant et repartir ? CHEVALIER CARON Mon jeune apprenti, tu dis ça car tu ne connais pas l’esprit humain. Lorsqu’il est en groupe, il est faible, soumis aux lois de l’environnement. Quand ce dernier est un cloître comme cette rame, les idées obscures sont des germes qui fleurissent en un instant ! Et en un instant, l'un d'eux dit : « On va tous mourir si on reste dans ce train ». L’annonce à fait effet dans la rame, les quatre personnages sortent effrayés. BUCK, l’arrêtant Sauf votre respect, chef, vous avez enclenché le micro. CHEVALIER CARON, coupant le micro précipitamment Buck… Depuis combien de temps le micro était-il allumé ? BUCK Je dirais depuis : « On va tous mourir si on reste dans ce train! » CHEVALIER CARON Tu avais vu et tu n’as rien dit ?? BUCK Vous aviez l’air si investi… Je n’ai pas osé vous couper, c’était magnifique. J’avais les larmes aux yeux. CHEVALIER CARON Restons calme, je vais arranger la situation. BUCK, désignant l’écran Chef, ils sont partis. CHEVALIER CARON, constatant sur l’écran Je répare le train, pendant ce temps tu les rattrapes. 25

BUCK D’accord, je file. (Il part puis se résigne.) Comment je fais ? CHEVALIER CARON Tu fonces dans les couloirs du métro, tu les accules dans un endroit isolé et tu les neutralises. BUCK Métro, huis-clos, dodo. Classique ! Sort Buck. CHEVALIER CARON, le regardant partir Ce Buck a le don de faire dégénérer les choses. Entre Buck, essoufflé. BUCK Chef ! J’ai une mauvaise nouvelle ! CHEVALIER CARON Je le savais… BUCK J’ai dû faire du bruit et les effrayer, alors ils ont couru à tâtons, dans la pénombre. Le chemin s’est divisé en deux et devinez quoi ? CHEVALIER CARON, grave Ils sont tombés. BUCK Je dirais « glisser ». Les deux trous étaient plutôt raides, mais ils ont déboulé plus qu’ils ne sont tombés ; dévalé, c’est un bon mot. Quoiqu’il en soit, je propose qu’on se sépare pour les chercher ! CHEVALIER CARON Qu’on se sépare ? Tu rêves ! Maintenant, tu me suis et je ne te quitte plus des yeux. BUCK Ça va être dur si je suis derrière vous. CHEVALIER CARON Dans ce cas tu marcheras devant moi ! BUCK Dans ce cas je ne vous suivrai plus. CHEVALIER CARON Silence ! Buck, tu connais le contrat : conduire les passagers à Denfert-Rochereau, autrement dit le lieu de l’aiguillage avant minuit… BUCK Comme dans « Le roi lion » ! À moins que ce soit « Blanche-Neige», l'indienne... 26

CHEVALIER CARON Silence ! Si on n’y parvient pas, les passagers seront bloqués entre deux gares pour le restant de la nuit. Et tu sais comme ici, la nuit est longue. Le maître n’aime pas du tout les passagers qui errent, il faudra lui rendre des comptes, et là… (Il prend un air grave.) Donc allons-y vite, suis-moi ! Sort Caron. BUCK, le suivant Mais je croyais que je devais marcher devant vous ! Chef !! Cendrillon ! À minuit, c’est Cendrillon ! Noir.

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ACTE III SCENE 1 Entrent le Chevalier Caron, en chasse. CHEVALIER CARON Ils sont passés par ici ! Buck ? Buck, où es-tu ? Entre Buck. BUCK Chef, vous n’allez pas croire ce qui vient de m’arriver ! CHEVALIER CARON Tu t’es arrêté et tu as oublié de repartir ? BUCK C’est ça ! Comment le savez-vous ? CHEVALIER CARON Oublions cela. Sais-tu suivre une piste ? BUCK J’ai eu un module à l’académie; le professeur est parti en forêt en nous donnant comme objectif de le retrouver. On ne l'a jamais revu. Peut-être qu'on aurait dû aller le chercher. CHEVALIER CARON Bon, nous allons reprendre les rudiments. Allez. Maintenant, il faut sentir le sol, l’environnement, est-ce que tu sens ? BUCK Oui, oui, je sens... CHEVALIER CARON Sens-tu le relief de ces objets qui sont passés, de ces personnes qui ont couru ; ce silence si révélateur, cette fumée si palpable, ces formes distinctes qui se meuvent telles des… BUCK, coupant Ah ! Je crois que j’ai quelque chose ! Non, c’est ma main ! CHEVALIER CARON Telles des mers, tantôt calmes, tantôt tumultueuses, érodant la roche, cisaillant le récif avec la fougue d'un… BUCK, coupant Ah ! J’ai encore quelque chose ! À moins que ce ne soit encore ma main ?

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CHEVALIER CARON Stop ! C’est ça ! Bien joué ! Ne lâche pas le fil ! Tu le vois n’est-ce pas ? Regarde comme il s’agite : ce sont des femmes, elles sont deux ; l’une est sèche, le cœur inondé de peurs, l’autre… c’est moins évident. Il y a une tristesse, mais une grande vitalité. BUCK Je la vois bien, là, sa vitalité... CHEVALIER CARON On ne palpe pas les empreintes spectrales ! BUCK Mais je... CHEVALIER CARON Ah ! On ne palpe pas ! BUCK Rien qu'un petit peu... CHEVALIER CARON Non ! BUCK Une palpouille ! On entend un cri des coulisses CHEVALIER CARON C'est l'autre duo ! L'homme et la femme ! Ils se dirigent vers les grottes. BUCK Ils ne vont pas faire long feu. Long feu ! C’est drôle non ? Chef ? CHEVALIER CARON Buck, nous devons nous séparer. BUCK Oh non ! Cela fait à peine quelques heures qu’on se connait ! En plus, je trouve que ça accroche vraiment bien… CHEVALIER CARON Non, mais… Là, maintenant, on va se séparer pour tous les récupérer. On n’a plus le choix. BUCK J’ai eu affreusement peur. CHEVALIER CARON Tu saurais suivre le fil des deux femmes et les emmener au lieu de l’aiguillage ? BUCK Pas de soucis, j’ai tous les plans dans la tête ! Le nord, c’est bien par-là ? Bon, au pire je contacterai le central. 29

CHEVALIER CARON Tu ne contactes personne ! On a de la chance que le Maître ne soit pas encore au courant… Réglons-ça nous même. BUCK Chef Caron, je serai digne de votre confiance. Qui dois-je récupérer déjà ? CHEVALIER CARON Les deux femmes ! BUCK Je le savais ! CHEVALIER CARON Rendez-vous au lieu de l’aiguillage avant minuit. Je compte sur toi, mon jeune apprenti. Ils sortent.

SCENE2 On entend des cris des coulisses puis Géraldine et Yves arrivent en trombe, essoufflés. Leurs vêtements sont abîmés. YVES Qu’est-ce que…? Comment est-ce que…? Dîtes moi que je délire et qu’on ne vient pas de se faire poursuivre par un dragon ! GÉRALDINE, reprenant son souffle Si. Heureusement que vous avez trouvé cette issue, sinon, on n'aurait pas fait long feu... (Réalisant.)Long feu ! C'est drôle non ? YVES Ce n'est pas le moment de plaisanter ! Où sommes-nous ? GÉRALDINE Justement, j’ai réfléchi, et je pense que nous sommes vers Saint-Placide. YVES Saint-Placide ? D’où sortez-vous ça ? GÉRALDINE En comparaison de la distance parcourue et des directions que l’on a prises. YVES Depuis quand y a t-il un dragon sous la rue Saint-Placide ? GÉRALDINE Il n’y en a jamais eu. Si on suit mon raisonnement, il se trouve plutôt à Sèvres-Babylone. YVES Qu’est-ce que ça change ! (Cri du dragon.) Ça doit être un rêve, un cauchemar… Oui ! Ça ne peut-être qu’un cauchemar… Pincez-moi ! 30

GÉRALDINE Pardon ? Je n’ai aucune raison de vous faire ça ! YVES Je vous ordonne de me pincer. GÉRALDINE Non mais je rêve ! YVES Justement, on va voir. Pincez-moi. GÉRALDINE, en le pinçant C’est ridicule. Yves ferme les yeux puis les réouvre, espérant voir autre chose. YVES Ce n’est pas un rêve. (Il s’assoit, dépité.) J’ai perdu ma femme, et je vais mourir ici, probablement dévoré par une créature sortie tout droit de la mythologie grecque… GÉRALDINE Bon, vous venez ? On y va. YVES Mais on y va où ? Je ne bouge nulle part, de toutes façons nous sommes coincés. GÉRALDINE, le tirant par le bras Ne faites pas l’enfant, il faut qu’on y aille. Nous sommes arrivés par un endroit, il y a peutêtre d’autres ouvertures vers l’extérieur… YVES Celle par laquelle nous sommes arrivés est une pente infranchissable, ça pourrait être la même chose… Un silence s’installe. YVES C’est amusant, maintenant que je pense à la mort, je pense à des choses insignifiantes. Ma discographie de Led Zeppelin : cela doit faire dix ans que je l’ai prêté à un ami qui habite à cinq rues de chez moi, et je ne pense jamais à la récupérer. Là j’y pense. Un autre silence. GÉRALDINE C’est peut-être Dieu qui nous met à l’épreuve. YVES Dieu ? Et pourquoi pas Francis Lalane ! Oui, c’est Francis Lalane qui nous met à l’épreuve. Excusez-moi, mais je ne crois pas en ces conneries. Et même si j'y croyais, pourquoi nous mettre à l'épreuve ? 31

GÉRALDINE Peu importe. YVES Non, non, allez-y ! On n’a rien d'autre à faire à part spéculer, donc dites-moi ! Personnellement, je n'ai rien à me reprocher. Enfin, rien de grave. Quelques mensonges, quelques omissions, quelques mensonges par omission…Si ! Si… J'ai tué un hamster, une fois ; il s'appelait Malin; je me suis assis dessus. Il ne m'a pas évité. À croire qu'il portait mal son nom. Mais vous parliez du Dieu des hommes, pas du Dieu des hamsters ? GÉRALDINE C'est n'importe quoi... YVES Vous pensez que Dieu a pu m'envoyer mourir au fond d'un tunnel parce que j'ai tué Malin ? GÉRALDINE Je pense que vous dites n'importe quoi ! YVES Alors pourquoi Dieu me mettrait à l'épreuve, si ce n'est pas à cause du meurtre d'un hamster ? GÉRALDINE Mais je n'en sais rien ! Tout ce que je sais c'est qu'avoir tué accidentellement un hamster ne fait pas de vous une âme damnée ! Que croyez-vous, que l’on vous a enfermé ici pour payer votre crime, afin d'éprouver votre conscience ? «Et quand on eut sur son front fermé le souterrain, l'œil était dans la tombe, c'était l'œil de Malin !» Le hamster fantôme ! C'est ridicule. YVES Je ne sais pas moi ! C'est vous qui parlez de punition divine, j'essaye d'aller dans votre sens. Et vous, alors ? GÉRALDINE Je n'ai jamais tué de hamster, ni aucun autres rongeurs d'ailleurs... YVES Je veux dire que si nous sommes deux et que l'on nous met à l'épreuve, c'est que nous avons tous les deux fauté ; alors, qu'avez-vous fait ? GÉRALDINE Je... Je ne vois pas... YVES Oh ! L'air coupable ! Allez, dites-moi quel est ce poids qui vous ronge… Ce rongeur ! GÉRALDINE Je n'ai rien sur la conscience... YVES Allez, on voit bien que cela vous tient à cœur.

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GÉRALDINE Je n'ai rien sur la conscience ! YVES Mentir à un homme mort, c'est comme mentir à soi-même. J’ai vu ça dans un film. GÉRALDINE Je ne veux pas en parler. YVES, insistant Je suis sûr que vous êtes une femme violente, ou une exhibitionniste. GÉRALDINE N’importe quoi. YVES Vous n'avez qu'à me dire ! Qu’est-ce qui vous mine comme ça ? GÉRALDINE Ça suffit ! YVES Dites-moi... Perverse ! GÉRALDINE J’ai dit : ça suffit ! YVES Perverse ! GÉRALDINE Mon mari est mort ! Vous êtes content ? YVES Je suis désolé… GÉRALDINE Il a attrapé une pneumonie qui s’est aggravée. Je connais la valeur de la vie. C’est pour cela que je refuse de mourir ici, et je ne me laisserai pas abattre par des chimères ou du désespoir. YVES Je ne vois rien d’autre à trouver dans cet endroit… GÉRALDINE Allez, venez, on y va. Continuons. Et arrêtez de culpabiliser. YVES Vous trouvez que je culpabilise ? GÉRALDINE Vous voyez ? Vous culpabilisez même à l’idée de culpabiliser ! C’est pour ça qu’elle ne vous fait plus confiance. YVES Je vois que vous n’en avez pas perdu une miette. 33

GÉRALDINE Bien sûr que j’ai tout entendu. C’est quoi votre problème ? Vous êtes perdu dans l’affreux dilemme de l’homme qui a besoin de séduire mais qui culpabilise de tromper sa femme ? YVES Si c’était aussi simple… En considérant que c’est simple… Je ne sais pas, je n’ai jamais ressenti ça… GÉRALDINE La culpabilité de la tromper ? YVES Le besoin de séduire. Non, c’est autre chose. Au départ, on se rencontre, on se dit qu’on s’aime, on croit que ça portera tout le reste. On n’a aucune idée de ce que ça signifie chez l’autre, « aimer », et ce que ça signifiera dans vingt ans. GÉRALDINE On n’en a souvent aucune idée nous-mêmes, non ? YVES Je croyais qu’on formait un tout indivisible. Et puis, il y a le temps, l’habitude, le boulot qui use, le bébé qui n’arrive pas, et un matin, on se réveille en baignant dans nos névroses, et il y a un mur en plein milieu… Géraldine lui fait signe de se taire, ils s’arrêtent. On entend le cri d’une créature et ils se cachent. YVES On se demande comment il est arrivé là puisqu’on le découvre tout juste, on se dit putain, c’était ça, s’aimer ? Ce mot à la con devenu si banalement quotidien et dans lequel on a mis tant d’espoir, c’était ça ? Alors on regrette cette époque dualiste, et on culpabilise d’avoir laissé les choses foirer à ce point. GÉRALDINE Arrêtez de parler à la troisième personne, ça généralise, on dirait une fatalité. YVES Je trouve que d’un point de vue narratif ça a plus d’impact. GÉRALDINE Mais ce n’est pas une fatalité. J’ai perdu mon mari, c’est immuable ; mais vous avez encore de l’amour pour elle, cela se sent, alors puisque vous êtes conscient de la situation, réétablissez un dialogue, allez de l’avant ensemble. YVES Je ne trouve rien à redire à ça. Vous êtes moins antipathique que vous en avez l’air. GÉRALDINE Je ne suis pas sûr de savoir comment le prendre…

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YVES Bien. Vous savez, malgré tout, ce n’est pas évident de se comprendre, même au bout de vingt ans. Les femmes, elles te disent une chose et pensent le contraire ; et après elles te reprochent de ne pas l’avoir deviné ! Regardez, vous par exemple. GÉRALDINE Quoi, moi ? YVES Vous me donnez des conseils que vous ne suivez pas. Ah, vous pensez que votre attitude n’est pas limpide ? Votre carapace de femme d’affaires intouchable. Ça fait combien de temps qu’il est mort, votre mari ? GÉRALDINE Douze ans. YVES Et je parie qu’en douze ans, vous n’avez jamais vraiment fréquenté quelqu’un ; des petits coups d’une nuit par ci par là, mais c’est tout, je me trompe ? (Silence de Géraldine.) C’est sûr que sans attachement on ne peut pas en souffrir. C’est pareil avec votre fille. GÉRALDINE À quoi ça rime de s’attacher, on finit toujours par en pleurer, par regretter. YVES Mais c’est pour cela qu’on vit ; en tout cas c’est une des raisons principales. S’il n’y avait pas de risque à aimer, ce ne serait pas aussi… Puissant. Là-dessus vous êtes votre seul frein pour aller de l’avant. Vous êtes d’accord ! C’est amusant, vous m’avez convaincu d’une chose qui m’a permis ensuite de vous convaincre, c’est une symbiose. GÉRALDINE, amusée Vous êtes plus intelligent que vous en avez l’air. YVES Je ne suis pas sûr de savoir comment le prendre… GÉRALDINE Bien. YVES Au fait, c’est quoi votre prénom ? GÉRALDINE Je crois qu’on peut se tutoyer. Moi c’est Géraldine. Appelle-moi Gé. YVES Yves. Appelle-moi… Yves. Mais… Gé… Ça ne fait pas un peu masculin ? GÉRALDINE Si tu arrêtes de penser que ça l’est, ça ne le sera plus. YVES Ça n’a pas de sens donc ça doit en avoir un. 35

GÉRALDINE Je te propose quelque chose, Yves. Si on survit et qu’on parvient à sortir d’ici, faisons nous une promesse : aller de l’avant face à nos angoisses, trouver des solutions plutôt que s’appesantir dans le chagrin. YVES Ça me semble être un marché acceptable. GÉRALDINE Viens, la voie est libre. Ils sortent de leur cachette. GÉRALDINE J’ai peut-être un plan pour sortir d’ici. Je pense qu’il faudrait se diriger vers la grande gare la plus proche. Plus la gare est importante, plus elle possède d’axes, de tunnels. YVES Et donc plus il y a de chance d’avoir un accès à l’un de ces tunnels ! GÉRALDINE Nous allons nous baser sur les estimations de l’endroit de notre chute et des mouvements que l’on a fait depuis. Tu vois, en sautant du train, on a fait gauche, tout droit, gauche, droite, droite, tout droit, droite, gauche et tout droit. YVES Tu veux dire gauche, tout droit, gauche, droite, droite, gauche, tout droit, gauche, droite, et tout droit ? GÉRALDINE Non, je veux dire ce que je veux dire ! Quand a-t-on fait droite droite gauche tout droit ? YVES Ma foi, juste après gauche tout droit gauche ! Après les harpies, et au moment des colonnes de flammes. GÉRALDINE Ah…non ! Aux colonnes de flammes nous avons fait droite gauche tout droit droite ! (Yves fait non de la tête.) Si ! Je t’assure, Yves, tu te fourvoies. Souviens-toi : la petite salle, le sol qui se dérobe sous nos pieds... Un tourbillon de lave… YVES Droite ! GÉRALDINE Un autre ! YVES Gauche !

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GÉRALDINE On a continué tout droit puis on en a esquivé un autre en sautant sur la droite et nous sommes allés dans cette direction. YVES Je ne suis pas sûr… Tu es sûr ? GÉRALDINE Parfaitement sûr. Au passage, tes esquives étaient magnifiques… YVES, flatté Ce n’était rien… GÉRALDINE Ah si, j’insiste. C’est simple, on aurait dit un danseur de l’enfer, plein de grâce et d’érotisme, le corps léché par les flammes. Tu as fait de la danse quand tu étais petit ! YVES J’ai fait un an de conservatoire au cours élémentaire, mais de là à dire… C’est vrai que j’étais plutôt doué. (Rêveur.) Ma prof disait que j’avais l’air d’un ange vieux… GÉRALDINE Tu veux dire un ange de Dieu ? YVES Non, vieux. La tête d’un ange et le corps flétri d'un vieillard. Instant de gêne. GÉRALDINE Donc... Nous devrions donc aller à Montparnasse, c’est la grande gare la plus proche. Donc, notre direction est… TOUS LES DEUX, montrant une direction opposée Par-là ! GÉRALDINE Mais non, nous venons de cette direction ! YVES Ah oui ? GÉRALDINE Bah oui. YVES Ah oui. GÉRALDINE Oui. YVES Bah oui. 37

GÉRALDINE Allons-y, battons-nous jusqu’à notre dernier souffle. (Il prend Yves par l’épaule, face public.) Peut-être qu’un jour, on racontera aux enfants les histoires d'Yves et Gé ! Silence, ils se regardent, puis se séparent. GÉRALDINE Allons-y, compagnon ! YVES Oui ! YVES Tu trouves vraiment que j’ai le profil d’un danseur ? GÉRALDINE Le profil, la face, le dos, tout, je te dis ! Ils sortent.

SCENE 3 Entrent Marie et Bichette. MARIE J’ai mal aux pieds. BICHETTE Quelle partie de mon « ta gueule » de tout à l’heure tu n’as pas compris ? MARIE C’est bon, j’ai compris ! Mais on peut faire une pause quand même ? BICHETTE C’est vrai que je suis crevée aussi. À propos de crever, je pense qu’on ne va pas s’en sortir. MARIE Arrêtez de dire ça, vous me faites peur. (Bichette rit.) Ah, je croyais que vous étiez sérieuse. BICHETTE Je suis sérieuse. Camel apparaît. MARIE Qui est-ce ? BICHETTE Je ne sais pas, mais tirons-nous. MARIE On devrait lui demander de l’aide. 38

BICHETTE Mais tu as un souci, toi ! Ton père ne t’as pas appris que lorsqu’on croise un inconnu au fond des catacombes, on se tire, on ne lui demande pas le chemin ? CAMEL, mystique Le chemin est une voie que l’on trouve d’abord en soi. J’ai lu ça dans un bouquin de Paulo Coelho ; profond, non ? Comme vous pouvez le voir, je suis un moine bouddhiste nudiste. Surtout bouddhiste. MARIE Qu’est-ce qui vous semble le plus probable : que ce soit vraiment un moine bouddhiste venu chercher ici la solitude ou un agresseur déguisé en moine bouddhiste. BICHETTE Outre le fait que ce soit totalement improbable, je dirais qu’au fond d’un tunnel, dans l’ombre, je ne vois pas pourquoi quelqu’un voulant nous agresser irait se déguiser en moine bouddhiste. MARIE Donc c’est un moine ? BICHETTE Mais tu m’emmerdes, à la fin ! Oui, peut-être ! Je ne sais pas ! CAMEL Permettez-moi de m’introduire. Je m’appelle Camel, mais mes amis m’appellent… Léon. Camel-Léon… MARIE Monsieur le moine, nous sommes perdues. Connaissez-vous un moyen de sortir d’ici ? CAMEL Non, en revanche je connais un moyen de sortir de là-bas. MARIE Et comment entre-t-on là-bas ? CAMEL Il faut sortir d'ici. MARIE Et comment... (Se rend compte de l'impasse logique.)Attendez... Bichette s’assoit, éreintée. BICHETTE Il faut croire qu’on ne sortira jamais d’ici. C’est surtout triste pour toi, Marie. Une fleur à peine éclose, qui jamais ne s’épanouira, jamais ne connaîtra les grands moments de l’existence… MARIE Quels grands moments ? 39

BICHETTE Je ne sais pas... La liberté de l'âge adulte ! La possibilité de faire ce que l'on veut, lorsque le monde s'offre à nous ! Les virées entre amis, les sorties, les soirées, la drague d'un soir ; les désillusions du lendemain des amours d'un soir, l'abandon, les pots de glaces de déprime, les kilos, le métro, les bobos, les bébés... MARIE Ne perdons pas espoir, votre mari doit nous chercher en ce moment. BICHETTE Mon mari ! Dégourdi comme il est ? Ne place pas tes espérances en lui, crois-moi. MARIE Il y a ma mère aussi ! BICHETTE Puisque je te dis que c’est foutu ! MARIE Je partage mes espoirs, c’est tout. BICHETTE Hé bien quand on a un peu de pudeur, on garde ses déjections émotionnelles pour soi. MARIE Vous êtes toujours là à m’envoyer aux fraises, mais si comme vous le dites-nous sommes condamnées, vous devez bien avoir des choses à dire ! C’est vrai qu’on ne se connaît pas mais vous pouvez vous exprimer, je ne vois pas où j’irai le répéter. BICHETTE Je ne prostitue pas ma confiance comme tu as l’air de le faire. Alors oui, j’ai peur, oui, ton enthousiasme exacerbé me file la nausée, oui j’aimerais lâcher ce que j’ai sur la poitrine mais ce n’est pas vraiment le bon contexte ! CAMEL, se raclant la gorge Si vous le souhaitez, je suis prêtre. Par rapport à la confiance, aux déjections émotionnelles, à la prostitution… Ah non, pas la prostitution. MARIE Je croyais que vous étiez moine bouddhiste ? CAMEL, montrant ses vêtements Ah, ça ? C’est pour les touristes, pour plaire. Les occidentaux adorent ça : des ermites en robes, une religion qui est en fait une philosophie, c’est très exotique et ça marche très fort. Alors qu’un vieillard en soutane qui chante des psaumes dans une langue et des mélodies moyenâgeuses, c’est flippant. Regardez, faisons un petit jeu : montagne, ou pierre froide et lugubre ? BICHETTE Montagne.

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MARIE Oui, montagne. CAMEL Inquisition, ou crâne lisse et chaleureux ? MARIE Crâne… lisse et chaleureux… CAMEL Aphorismes bienveillants ou homélies fastidieuses et rituels pompeux ? MARIE, à Bichette Je n'ai pas compris... CAMEL Une autre : la sagesse, ou la pédophi... BICHETTE, coupant Oui, ça va. On a compris. MARIE J’ai du mal à croire que vous soyez prêtre. CAMEL Je vous assure ! Attendez. (Il fouille dans ses poches et sort de grandes cartes de visites, qu’il feuillette.) Alors… Médecin, sommelier, fossoyeur, routier, équarrisseur, philanthrope, philosophe, physicien, fils à papa… (Il s’arrête, puis la jette et reprend le feuilletage.)Orateur, bretteur, batteur, catcheur… Ah ! Prêtre ! (Il tend la carte à Marie). MARIE, lisant Attestation de prêtrise. Monsieur Camel Fide. Autorisation d’accomplissement des sacrements excepté l’eucharistie… CAMEL, à Marie Je n’ai jamais compris ce que c’était. MARIE, continuant Camel, né le 14 Janvier… Blablabla… Je soussigné moi-même, atteste que monsieur Camel Fide a bien passé avec succès sa prêtrise, ce malgré quelques difficultés en gymnastique et en histoire-géo. C’est signé « Le pape » ? CAMEL Oui, j'ai eu la chance d'en rencontrer plusieurs ! J'ai beaucoup redoublé... MARIE Est-ce qu'ils sont gentils ? CAMEL Honnêtement, j’ai rarement de bonnes affinités avec eux. On se présente, on prend un café en échangeant des mots ; on papote en somme… Ça ne va jamais plus loin.

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BICHETTE Si vous le dites. (Comme gênée, chuchotant pour ne pas être entendu de Marie .) Vous pouvez le faire ici ? CAMEL, imitant son jeu Quoi donc ? Chuchoter ? Oui, je peux le faire dans beaucoup d’endroits. BICHETTE Non me confesser ! Le pouvez-vous ici ? CAMEL Ah, la confession, je n’y étais plus. BICHETTE, à Marie Marie, tu peux sortir pendant que je m’entretiens avec le Père Fide ? MARIE Je dois aller aux toilettes, ça urge. BICHETTE Tu vois des toilettes dans le coin ? MARIE Non, mais… BICHETTE, coupant Alors cesse de désirer ce que tu ne peux pas avoir comme une enfant pourrie gâtée ! Camel a pris une posture de prêtre à l’écoute. BICHETTE, à Camel Je suis prête. CAMEL Ah non, c'est moi ! BICHETTE J'ai dit «je suis prête », pas « prêtre ». CAMEL Ah. Allons-y. BICHETTE Bénissez-moi mon père car j’ai péché. MARIE, à part J’ai vraiment envie de pisser… CAMEL, à Bichette Je vous égoutte… BICHETTE Voilà, je… J’ai voulu me suicider…

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CAMEL Je vois… Prise de poids ? BICHETTE Non, c’est mon mari… CAMEL Je vois… C’est votre mari qui a pris du poids… BICHETTE Mais non ! Je suis rongée par la rancœur, par le dégoût. Je suis à la moitié de ma vie et je n’ai rien accompli. J’ai un boulot minable, pas d’amis, une famille fragmentée que je vois très peu, pas de passions particulières ; j’ai tout lâché par amour, à une époque où rien d’autre ne comptait, mais les choses ont tellement changé. Je regarde mon époux. On n’est plus que deux inconnus qui cohabitent, sans émotions, coincés par notre engagement, par l’habitude, par notre prêt immobilier, par notre âge aussi… Comment je pourrais refaire ma vie à 40 ans passé, après vingt années de relation ? Et pourtant on était sûrs de nous lorsqu’on s’est rencontrés, qu’on s’est aimés. On était fous amoureux, alors qu’est-ce qu’on risquait ? Peutêtre qu’on a mal fait évolué les choses, peut-être qu’on s’est planté sur ce que cela signifiait de s’aimer, peut-être que ce n’est pas possible de s’aimer durant des décennies, qu’il faut trouver des alternatives, ou peut-être que c’est possible pour certains tempéraments et pas pour d’autres… CAMEL C’est vrai que vu d’ici c’est d’un ennui mortel, mais… Vous dites « c’est mon mari », alors que ce n’est pas vraiment lui qui… BICHETTE Oui, inconsciemment je le tiens pour responsable, mais je sais qu’il souffre autant de la situation que moi… D’ailleurs, je suis sûr qu’il me trompe. CAMEL En êtes-vous sûre ? Avez-vous des preuves ? (Intéressé.) Peut-être des clichés à me soumettre ? BICHETTE J’ai trouvé un porte-jarretelle dans ses affaires, pas besoin de plus. CAMEL, à part Un porte-jarretelles… Coquine ! (À Bichette.) Écoutez, certains hommes ressentent le besoin d’aller voir ailleurs, pour des tas de raisons ! Crise d’identité, crise de la quarantaine, de la cinquantaine, femme devenue infâme… BICHETTE Pardon ? CAMEL Je veux dire, peut-être qu'il vous aime toujours, mais a besoin d’assouvir certains… besoins… MARIE Moi aussi j’ai besoin d’assouvir certains besoins ! 43

BICHETTE Tu es encore là, toi ? Mais va pisser là-bas, personne ne t’en empêche ! CAMEL, à Marie N’oubliez pas de sortir d’ici avant d’aller là-bas ! Marie sort, en sautillant. BICHETTE De toute façon je m’en fous ! CAMEL, sursautant Hein, je n'ai rien fait ! BICHETTE Je vous parle de mon mari ! CAMEL, sursautant Ah, la confession. Je n'y étais plus. BICHETTE Je me fous qu’il aille voir ailleurs, je n’en suis plus là. Hier soir, je me suis levée dans la nuit. Il dormait paisiblement. Une respiration douce et régulière…Je me demande comment il y parvient s’il est aussi tourmenté que moi… CAMEL, à part S’il copule toute la journée ce n’est pas surprenant… BICHETTE, continuant Alors je suis allée à la cuisine, j’ai ouvert le gaz et je suis allée me recoucher. Je voulais en finir, et je voulais qu’il parte avec moi. Visiblement cela n’a pas fonctionné. Je n’avais pas envisagé une coupure du gaz. CAMEL Je vois. C’était une belle confession. Je vous mets un 13 sur 20. Développement intéressant mais globalement chiant. Et maintenant, allez en paix, mon enfant, car je vous… BICHETTE Non ! Vous ne pouvez pas m’absoudre. CAMEL Si ! J’ai la carte qui le certifie. (Il commence à chercher sa carte.) BICHETTE Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Vous ne pouvez absoudre que quelqu’un qui se repent. Mais maintenant je m’en rends compte. Je ne regrette rien. J’en suis là. CAMEL Ah oui mais si personne n'y met du sien aussi... Entre Marie.

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MARIE Alors, ça vous a fait du bien ? CAMEL On pourrait vous retourner la question. BICHETTE Toi tu me dégouttes, de toute façon. MARIE Qu’est-ce que j’ai encore fait ? BICHETTE Tu n'as pas besoin de «faire ». Ta seule façon d'être est bien-pensante et ridicule ! « J'adore les gens, ils sont gentils » ; comprends que les hommes jeunes ou âgés, te trouvent séduisante, c'est uniquement pour cela qu'ils t'accordent leurs faveurs. Au fur et à mesure que tu vieilliras, les sourires s'amenuiseront, les portes se fermeront devant toi et la bienveillance passée du monde te laissera un gout amer et futile. MARIE Je ne vois là que les paroles d'une vieille peau qui s'est complu trop longtemps dans l'apparence et a subi un retour de vent violent ! BICHETTE, s'échauffant Comment tu viens de m'appeler ? MARIE Vieille peau ! CAMEL, les séparant Mesdames ! Mesdames ! Calmez-vous ! La laideur et la naïveté n'excusent pas tout ! BICHETTE Bon, viens Marie, on y va. MARIE Attendez, j'ai le droit de me confesser, moi aussi. BICHETTE Que veux-tu lui dire, jeune fleur sans défaut ? MARIE Je n'ai jamais dit que je n'avais pas de défaut ! Mon père, confessez-moi ! CAMEL C'est drôle, je viens de remarquer que dans «confesser », il y a « fesser » ! BICHETTE, à Marie Tout ça pour évacuer un complexe œdipien mal géré… Tu es tellement transparente… Dans les deux sens du terme d’ailleurs. CAMEL Il y a «con » aussi. Mon dieu, que c'est vulgaire. MARIE, à Bichette 45

Vous ne connaissez pas ma vie, alors arrêtez de jacter ! CAMEL Comment ai-je pu prononcer ce mot autant de fois ? BICHETTE, à Marie Mais allez, brise ton idéal masculin une bonne fois pour toutes, et grandis ! C’est lui qui te conditionne, et qui va te mener à ta perte ! Ton père n’est qu’une personne lambda, il mange et il chie, il a peur, il doute, il regarde du porno, il se moque des handicapés et c’est probablement un lâche ! CAMEL Qu'ai-je fait ? MARIE, à Bichette Tu ne parles pas de mon père ! Tu ne parles pas de mon père ! CAMEL Mesdames ! Votre attitude est inadmissible ! J'espère vraiment vous voir à ma prochaine thérapie pour couples s'intitulant : « La vieille et la bête. » MARIE Je ne suis pas vieille… CAMEL Je crois que tu n'as pas compris l'astuce. BICHETTE Nous ne sommes pas un couple, de toute manière ! CAMEL Je ne veux pas le savoir ! Je veux vous y voir toutes les deux en temps et en heure. MARIE Où est-ce ? CAMEL Ici. BICHETTE Et quand est-ce ? CAMEL Maintenant. Bien. Vous avez craché vos états d’âmes, c’est une première étape. Je crois voir un miroir ; (À Marie.)Vous avez peur de lui ressembler si vous faites les mauvais choix pour l’avenir, (À Bichette.) et vous l'assimilez à votre « moi » de jeune femme et lui en voulez de vous avoir mené là où vous êtes. Je ne pense pas me tromper, je lis régulièrement Psychologie Magazine. En tous, cas, ça doit être insurmontable, ces sensations ! J'adore ! Bon, deuxième phase, le pas en avant. Embrassez-vous. Avec la langue. On ne triche pas, je contrôle ! MARIE Hors de question !

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BICHETTE Idem. CAMEL Ah, d'accord. Si définitivement personne n'y met du sien, je vous préviens, je vous plante là et je sors d'ici ! MARIE Je croyais que vous ne connaissiez pas le chemin ! BICHETTE, lui faisant une clef de bras Tu le connais depuis le début, et tu nous laisses devenir folles dans ta grotte ? Parle ! Parle ! MARIE Laissez le parler ! CAMEL, se dégageant J’ai menti, mea culpa. Je peux vous emmener au lieu de l’aiguillage, c’est l’endroit où il faut passer pour sortir de ce labyrinthe. Le voulez-vous ? MARIE Bien sûr qu'on le veut ! CAMEL Dans ce cas, vous n'avez qu'une chose à faire : dites «Abracadrabra », faites deux tours sur vous-même, une main sur la tête une sur la fesse puis dites «Bobidibou »; ensuite, faites... BICHETTE Tu vas nous y conduire maintenant !! CAMEL, malmené Ah ! Oui, oui, ça va ! Je ne savais pas que vous étiez pressées ! Allons-y. Et... Mesdames, pour me faire pardonner, je vais vous faire découvrir les beautés secrètes de ces catacombes! Suivez-moi, c'est par ici ! Bichette et Marie se regardent, indécises, et le suivent.

SCENE 5 Entrent Géraldine et Yves. Ils n’ont plus la même apparence : t-shirt déchiré autour de la tête, lances faites d’os, allures de chasseurs sauvages. Ils repèrent les lieux, et Yves se met à communiquer dans un dialecte inconnu fait de gestes excentriques, presque tribaux. Géraldine s’arrête. GÉRALDINE, circonspect Non, ça ne fonctionne pas, mieux vaut revenir à l'ancien mode de communication. YVES, décomposant son mime d’un air évident C'était pourtant clair : «L’endroit-me-paraît-sûr, nous-devrions-faire-une-halte-pour-sereposer-cinq-minutes. »

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GÉRALDINE Et tout le reste ? Les roulades et les tours ? YVES Je demandais ton point de vue sur la position de l’église dans l’Europe occidentale contemporaine. (Devant l’air d’incompréhension de Géraldine , il reprend la décomposition des mimes.) Quel-est-ton-point-de-vue… GÉRALDINE Ça ira... YVES, un peu déçu Comme tu veux… Alors ? GÉRALDINE Alors quoi ? YVES Quel est ton point de vue ? GÉRALDINE Ce n’est pas bien le moment pour parler de ça, si tant est que cela pourrait m’intéresser. Ils scrutent l’endroit, examinent le terrain. Géraldine semble apercevoir quelque chose à cour. GÉRALDINE Oh mon dieu, il y a quelque chose ! Taïaut ! Il sort, on entend une lutte, puis silence. YVES Gé…? Gé ? J'ai peur ! GÉRALDINE Fausse alerte, c’était juste un raton laveur. YVES Depuis quand as-tu des plumes dans tes cheveux ? GÉRALDINE Les plumes ? Depuis l’affrontement avec la poule carnivore. Silence, mais Yves lorgne les plumes. YVES Pourquoi est-ce toi qui les portes ? GÉRALDINE Je ne sais pas, je les ai ramassées, voilà tout !

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YVES Donc tu as les plumes autour de la tête, comme un grand chef indien, et moi je ramasse les ossements par terre pour m’en faire des colliers. À toi la parure, à moi les ordures ! À toi la dorure à moi la souillure ! À toi… (Il cherche.) GÉRALDINE Je ne comprends pas ton problème… Tu avais l’air ravi de te faire des colliers… YVES Ce n’est pas la question ! GÉRALDINE J’ai compris l’idée. Tu peux les prendre, ça m’est égal. YVES Merci ! (Il s'apprête à les prendre, puis se ravise .) Non, non, surtout pas ! Tu retournes encore la situation à ton avantage ! La grande Géraldine, magnanime, donne son bien par charité à Yves, parce que ça signifie tellement peu pour elle et tellement pour Yves ! GÉRALDINE Tu es en train de perdre le nord ! Que veux-tu que je te dise ? Tu n’avais qu’à avoir l’idée avant moi. Je me suis levée tôt pour avoir ces plumes, pendant que tu triomphais d’une bataille dérisoire ! YVES Dérisoire ? Je te rappelle que c’est moi qui l’ai estampillée, cette poule. Je la tenais là, au bout de ma lance. Nos regards se sont croisés, et elle m’a fixé dans le blanc des yeux. Le regard d’une poule qui s’est battue à maintes reprises, et qui sait quand la mort a sonné. Elle semblait dire : « Tu as été un valeureux adversaire...! » Puis elle a expiré. Ne viens pas me dire que c’était dérisoire ! C’est moi qui ai arraché ses entrailles de sa poitrine encore fumante. GÉRALDINE Justement, c’est ce que je dis ! Pendant que tu étais occupé à dévorer son cœur dans le but d’accaparer son énergie vitale, trois autres ont surgi et se sont jetées sur toi. Qui t’as protégé ? Qui les a évincées ? YVES Géraldine, il faut être de mauvaise foi pour ne pas admettre que ma poule était plus imposante que les trois autres réunies. GÉRALDINE Écoute, je ne sais même pas pourquoi je rentre dans ce jeu, tu as pété les plombs, Yves. Tu es jaloux… Tu rumines contre moi, en rejetant tes propres échecs, ton boulot de merde, ta rombière, ton destin pourri… Je le sens depuis qu’on s’est rencontrés, ton regard envieux qui accuse ma nuque ; cela me glace le sang. Tu as raté tout ce que tu as entrepris, tu es un perdant. Et c’est pour cela que c’est à moi de porter les plumes ! Ils se regardent, droit dans les yeux.

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YVES C’est vrai, je t’envie. Je ne supporte pas mon existence. Souvent, quand ma femme n’est pas là, je me déguise. Je mets une robe, je me maquille, j’enfile des porte-jarretelles, et je m’observe. Je cherche. Je cherche mon identité, celle qui doit être indépendant de la forme, du masque. Parfois je me mets à crier «Qui es-tu ?», dans la détresse, pour voir si mon reflet en fait de même, s'il se tord et se déforme comme mon âme. Ce tutu rose, c'était pour moi ; moi qui ne suis personne, durant un instant, dans ma chambre, je suis une grande danseuse de ballet. GÉRALDINE, détournant le regard C'est pitoyable... Pourquoi me dire ça ? YVES Car je sais. Je sais que cette dualité t’habite à sa manière, qu’elle n’en a pas apparence mais a la même substance. C’est vrai, je t’envie. Mais tu m’envies aussi. Tu ne crois qu’en la puissance, tu exsudes cette passion de la force, de l’intelligence, de l'apparat. Tu écrases et méprises ceux qui ne sont pas tournés vers ce culte, car tu sais au fond de toi qu'accepter d’autres croyances te rendrait ridicule... GÉRALDINE Tu parles pour ne rien dire… YVES Tu es seule et c’est ta plus grande crainte, ça et le secret qui dévore ton cœur, n’est-ce pas, Géraldine ? GÉRALDINE, agacé mais sans arguments J’en ai assez entendu, laisse-moi maintenant. Ce sont les plumes que tu veux ? (Elle lui jette les plumes.) Tiens, les voilà toutes ! YVES Ce n'est pas tout... (Géraldine devient troublée, le visage coupable et Yves réalise.) Ça concerne ton mari... Regarde-moi ! Oui... Tu as joué un rôle dans sa mort... GÉRALDINE, l'étranglant Tais-toi ! Ce n'est pas ma faute ! YVES Tu l'as empêché de se soigner ! GÉRALDINE Je ne pouvais pas savoir qu'il rechuterait, c'était un séminaire important à la montagne, je voulais qu'il soit présent. YVES Alors pour flatter ton égo, en affichant ta stabilité personnelle afin de parfaire ton image professionnelle, tu l'as laissé mourir... GÉRALDINE Ne dis jamais ça, je ne veux pas l'entendre.

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YVES Tu l'as laissé mourir ! GÉRALDINE Tu la fermes ou je te tue ! Le chevalier Caron est apparu dans l’ombre, tandis que l’intensité montait. Il les fige et les endort. Noir.

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ÉPILOGUE Entre Caron sur la musique qui s’est intensifiée. Entre Buck, qui met la cape du Clochard philosophe. Caron reconnait le maitre et l’on comprend que les personnages de Camel, Buck, du contrôleur et du vendeur ne forment qu’un personnage. Caron s’agenouille. Ils s’en vont. Lumière sur Géraldine, Yves, Bichette et Marie endormis. GÉRALDINE, se réveillant Une poule carnivore, taïaut ! MARIE, se réveillant Où êtes-vous passés ? BICHETTE, se réveillant Montre-nous le chemin ! YVES, se réveillant Je m’épile le torse ! MARIE C’était un rêve ? GÉRALDINE Non. C’est vraiment arrivé. YVES Tout ? BICHETTE Oui, tout. YVES Nous sommes arrivés à Denfert-Rochereau ? MARIE Le lieu de l’aiguillage. Visiblement. GÉRALDINE Nous allons enfin pouvoir… Pouvoir quoi ? BICHETTE Maintenant que nous y sommes… GÉRALDINE Pourquoi êtes-vous là ? YVES Nous allions à Denfert-Rochereau, comme vous… GÉRALDINE Je veux dire ; pourquoi y alliez-vous ? MARIE Je ne me rappelle pas. 52

BICHETTE Moi non plus. YVES Moi non plus. GÉRALDINE Moi non plus. Silence. BICHETTE Qu’est-ce que tu fais ? YVES Je dors. Et toi, Sarah ? BICHETTE Je n’y arrive pas. MARIE Je finis de me préparer, je suis en retard. Et toi Maman ? GÉRALDINE J’attends dans la voiture, je fume une cigarette. Tu es en retard. Silence. MARIE Je monte dans la voiture. « Marie ». Maman m’engueule. Le cimetière va fermer avant qu’on arrive. C’est de plus en plus comme ça. YVES Je dors. Ces derniers temps, je fais souvent le même rêve. C’est étrange, de faire le même rêve plusieurs fois. Comme si mes affects ne passaient pas, des cailloux bloqués dans un tamis. GÉRALDINE Je suis garé en double file, alors dépêche-toi Marie. Elle sort, elle entre chez le fleuriste. « Bonjour, de l’aubépine et des primevères ! ». Je ne l’ai pas vu grandir ; la première fois qu’elle est entrée, je la tenais par la main. Maintenant c’est une jeune femme, une étrangère. BICHETTE Tic. Tac. Tic. Tac. Tic. L’horloge s’est arrêtée. Mon seul repère dans cette chambre plongée dans la pénombre. Je m’assieds. Dans la rue, la rumeur d’une moto qui s’éloigne. Ici, seul son souffle régulier. YVES Je secoue des cailloux bloqués dans un tamis. Mes pieds sont dans l’eau, fermement ancré dans le fond de la rivière. Je vide le tamis, le rempli à nouveau.

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BICHETTE Je ne supporte pas cette régularité. Elle est insupportable. Avec ma tête sous l’oreiller, c’est ma propre respiration que j’entends. Elle est encore pire. GÉRALDINE On sort de la ville, il se met à pleuvoir, de plus en plus. MARIE C’est de plus en plus comme ça. Avant, on y allait au début de l’après-midi. Au fur et à mesure, on s’est mis à trainer, à se mettre mutuellement en retard. Et maintenant, on part juste avant que ça ferme. YVES J’enlève des bouts de bois, de la mousse. MARIE Peut-être que l’année prochaine on n’ira même plus. YVES J’observe. Je ne sais pas ce qu’il faut que je cherche. BICHETTE Je cherche dans les tiroirs de la cuisine. YVES Je sais juste qu’il faut que je cherche. BICHETTE Un somnifère, ou un truc plus fort. GÉRALDINE Peut-être qu’on n’a plus envie… BICHETTE Un truc plus fort. GÉRALDINE Qu’on a envie de ne plus y penser. Ou d’y penser juste en arrière-plan, d’avoir juste une émotion là, au fond, qui colore un peu mais reste au stade de l’impression, sans écueil matériel. J’aimerais bien savoir ce que Marie en pense. On y voit de moins en moins, c’est un déluge. YVES Comment suis-je censé trouver quelque chose dont je ne connais pas la nature. C’est absurde. Je préfère partir. Mes pieds ne bougent pas, ils sont figés dans la rivière. MARIE Peut-être que l’année prochaine on pourrait ne pas y aller. Prévoir autre chose. Quelque chose de stupidement différent, aller à la fête foraine, ou au cinéma. Peut-être que même cette année on pourrait ne pas y aller. Je me demande ce que Maman en penserait. BICHETTE J’ouvre le four. 54

MARIE Elle me regarde. BICHETTE J’ouvre le gaz. Je respire. Juste quelques instants, pour m’élever, saisir à plein poumon l’inertie qui me raidit chaque jour. GÉRALDINE Je regarde Marie. Son nez, ses yeux sombres, elle ressemble à son père. C’est cela aussi que je fuis. Des phares m’aveuglent, j’entends un klaxon. YVES Je lutte, mais je m’enfonce encore plus. Une détonation au loin, qui roule, résonne, infinie. Une nuée d’oiseau s’échappe des arbres subitement et remplissent le ciel. MARIE Je tourne la tête. Un mur se dessine. La face d’un camion. BICHETTE Je me couche près de lui. YVES Je me couche dans l’eau. GÉRALDINE La tôle se froisse. MARIE Et les vitres se brisent. YVES Je n’arrive plus à respirer, je suffoque. BICHETTE Mon corps convulse. GÉRALDINE Nos corps sont écrasés. MARIE Il n’y a pas de cris. YVES Je suis dans mon rêve, mais je m’endors. BICHETTE La douceur du silence... MARIE Lorsque nos souffles s’achèvent. YVES La douceur du silence.

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GÉRALDINE Et nos souffles s’achèvent. Entre le clochard philosophe. LE CLOCHARD PHILOSOPHE Les hommes passent. C'est l'observation la plus évidente que je puisse retenir du temps infiniment long durant lequel j'ai croupi ici ; certains sont invisibles, d'autres ubuesques ou grandioses, certains pauvres et d'autre blindés de pognon, c'est égal, c’est... universel : ils passent. Et puisque le hasard a dit ou n’a pas dit, puisqu’à travers les cheminements les apparences blêmissent, puisque le complexe s’étiole et que les liens se dénouent, alors je pense qu’il est l’heure de s’arrêter. Et si le dualisme m’est toléré, s’il est décisif d’user d’images saisissantes, alors chacun aura sa voie à emprunter. Rochereau, c’est les uns… Et Denfert, c’est les autres. Enfer.

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