Marche nocturne Lisbonne, mai 2015 Je suis à Lisbonne

me pénétrer de sa poésie et de ses ondes nocturnes délicieuses. ... Francisco, je sens le vent violent autour de moi sur le Golden Gate Bridge et le brouillard ...
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Marche nocturne

Lisbonne, mai 2015 Je suis à Lisbonne depuis trois semaines et pour la première fois, la belle me donne quelques minutes de répit et se laisse admirer. J’oublie mon corps douloureux et gauche, mes muscles endoloris, mes yeux brulants et mes maux de tête. Tout semble pénible depuis mon arrivée, rien n’est facile. Vue de l’extérieur, Lisbonne est douce et méridionale. Mais elle n’est pas tendre envers les étrangers qui souhaitent s’y installer. Surtout ceux qui, comme moi, sont inadaptés à son caractère latin et fougueux. Je ne comprends pas sa langue rugueuse, je ne sais pas gérer son tempérament excessif et ses habitants tantôt trop démonstratifs dans des situations que je juge inadaptées, tantôt trop peu curieux de moi quand je me languis d’un peu de compassion. Ses collines m’assassinent chaque matin lorsque je me rends au travail et que j’arrive en nage au bureau. J’ai beau étudier mon itinéraire et essayer différentes rues dans l’espoir de trouver un chemin qui serait moins éreintant, rien n’y fait. Je continue d’être extenuée et de glisser sur ces petits pavés luisants et lisses qui ne tolèrent que les chaussures de marche. Même trouver un toit s’annonce difficile. Je cherche un appartement depuis mon arrivée, sans succès. Lisbonne est moins chère que Londres ou Paris, certes, mais les jolis appartements centraux et abordables que l’on m’a fait miroiter sont bien difficiles à trouver. Je me sens loin de chez moi, loin de Londres, loin des gens qui comptent et qui rendaient ma vie savoureuse. Je me sens d’humeur morose et lourde, et si j’ai conscience de la beauté de Lisbonne, mon corps et mon esprit en souffrance ne me donnent pas l’occasion de vraiment la voir telle qu’on ne cesse pourtant de me la décrire: pastelle, charmante et reposante. Mais ce soir, en quittant le travail, j’ai vu Lisbonne la Superbe pour la première fois. C’était en commençant à marcher rua Academia das Ciencias, dans Bairro Alto. Je suis seule, la lumière des lampadaires donne une teinte dorée et irréelle à ce chemin que j’empreinte pourtant chaque matin et que je croyais connaitre. Je lève les yeux vers le ciel sombre et je vois un croissant de lune et des étoiles briller au dessus de cette ruelle qui ressemble à un songe. Je m’arrête, j’inspire, j’expire, doucement, je ferme les yeux. Je crois que je suis en train de remercier le ciel, ou la vie, ou les anges, ou juste cet instant de trêve. Lisbonne est belle, Lisbonne est à moi, et pendant quelques minutes, nous sommes réconciliées. Je ne lui en veux plus de m’avoir rejetée et de me faire sentir seule et inadéquate. Je lui dis que oui, même si elle me fait mal, je vois à présent qu’elle est belle et que parfois, nous sommes faites l’une pour l’autre. J’ai l’impression qu’elle me dit que j’ai enfin compris comment nous pouvons nous adorer, comment la lire. Que j’en ai trop fait depuis mon arrivée, que je me suis agitée sans prendre le temps de rien, sauf à être furieuse et angoissée par ma vie, par mes choix, par l’instabilité des choses et que cela m’empêche d’exister vraiment. Que j‘ai essayé de lutter contre qui elle est et que cela lui a fait du mal. Qu’elle est fière et n’aime pas qu’on la force et que l’on pense qu’il est possible de la posséder comme ça, en suivant un guide touristique ou la ligne du tram 28. Je crois l’entendre murmurer à mon oreille, comme un souffle : « ​Ne vois-tu donc pas que tu ne vois pas ? Ne vois-tu donc​ pas que tu gâches tout entre nous ? ». Elle me dit que je n’ai pas vraiment essayé, et que lorsque j’ai essayé, ce n’était pas de la bonne manière. Que je l’explore à la française, à l’anglaise, comme une anthropologue ou une expatriée, une touriste ou un écrivain en quête d’inspiration, mais pas avec mon cœur et mes yeux. Mais que ce soir, à cet instant, nous nous aimons. Enfin. Que j’ai le droit de la lire, de l’admirer, de la laisser me pénétrer de sa poésie et de ses ondes nocturnes délicieuses. Je me laisse porter avec ravissement.

J’ouvre les yeux, je continue à marcher et j’observe cette rue que je vois tous les jours, et j’ai l‘impression de vraiment la voir pour la première fois. Je marche au milieu de la route, les trottoirs, comme toujours à Lisbonne, sont trop étroits. Les lisboètes marchent pourtant dessus, lentement, pour ne pas subir les méfaits des rues qui montent. Ils sont disciplinés, acceptent l’étroitesse de sa chaussée. Mais je veux l’admirer pleinement, et je marche sur la route pavée. Je remarque des boutiques éclairées qui luisent dans la nuit, et je remarque leur intérieur pour la première fois. Le matin, je vois les petites boutiques de fruits et légumes et leurs étales de fortune avec le prix des produits au kilo gribouillés au marqueur à la va-vite sur un bout de carton découpé sans grand soin, ou les boutiques de linges de maison et de tissus qui semblent dater d’un autre âge et dont je me demande a chaque fois qui est cette mystérieuse clientèle qui permet à ces commerces de survivre en plein cœur d’une capitale européenne. Ce soir, je remarque des boutiques d’art et d’antiquités, dont les œuvres à acquérir brillent dans les vitrines ambrées. J’y vois des chaises d’époque classique en velours rouge et le portrait d’une femme aux lèvres vermeilles et aux cheveux noirs qui me suit du regard. L’air chaud du soir m’enveloppe et je me sens sereine. Une brise bienvenue souffle dans les ruelles, tout autours de moi, se glisse dans mes cheveux et fait flotter des mèches autour de mon visage. Elle s’immisce dans ma natte et la rend floue, je la sent se dénouer lentement mais ne fait rien pour la retenir. Je laisse le souffle lisboète dénouer doucement ma coiffure, comme un amant sensuel. J’entends et je devine les badauds dans les rues alentours, par le bruits des couverts, des rires entre amis un vendredi soir, des verres qui s’entre choquent et des exclamations. Lisbonne vit, Lisbonne respire et j’en fais presque partie. Des images de ma vie passée surgissent dans ma tête, et j’y vois de multiples paysages qui ont marqué mon cœur et inspiré des textes. Je revois mes marches dans les collines citadines de San Francisco, je sens le vent violent autour de moi sur le Golden Gate Bridge et le brouillard envoutant du Golden Gate Park, surgit de nulle part comme pour m’aspirer. Je revois la Tamise, tantôt grise et triste, tantôt scintillante et ensoleillée, mais toujours souveraine, et mes promenades sur ses berges. Je revois aussi mes jogging matinaux le long de la Charles River à Cambridge ou mes sessions de lecture au pied des chênes du campus d’Harvard, voulant me fondre dans la foule estudiantine comme si j’en faisais partie, me demandant si vraiment, les passants pourraient croire que j’appartient à cet univers si beau et si privilégié. Je revois aussi mes pique-niques de fin d’après-midi au bout du canal du château de Versailles, lorsque j’avais 17 ans et que je pédalais au bout du parc pour pouvoir admirer le coucher du soleil sur le Grand Canal et le château en mangeant des fraises. Et je comprends. Enfin. La révélation nécessaire est là : Lisbonne fait partie de ces endroits qui m’ont rendus à la fois triste, heureuse et émotive, qui m’ont fait sentir ma solitude comme une gifle violente mais qui m’ont fait écrire et vivre. Je ressens toutes ces choses plus que dans tout autre endroit où j’ai vécu dans le passé, à cause de notre relation difficile. Lisbonne est douce mais dure avec les étrangers, les nouveaux venus, ceux qui, arrogants, croient qu’ils peuvent rentrer dans son cercle d’initiés et la montrer fièrement à leurs amis en visite. Elle me fait mal, elle me pousse dans mes retranchements mais elle me fait vivre et me jeter sur le papier pour écrire à quel point je l’aime, à quel point je la hais, à quel point je suis désespérée qu’elle m’accepte. J’ai l’impression de parler à un amant dans une relation abusive et passionnelle où je ne parviendrais pas à exprimer correctement ce que je ressens ni à lui faire dire ce que j’aurais besoin d’entendre, et où les frustrations sont permanentes.

Lisbonne est belle mais cruelle, et je sais maintenant que ma douleur initiale se doit d’être endurée. Ici, je me sens vivante. Ici, je collecterais des souvenirs qui s’imprègneront et me diront que oui, malgré la douleur, les doutes, les questions existentielles et le sentiment permanent de solitude et de m’être égarée en chemin, ma vie valait peut-être la peine d’être vécue. Par ce texte, Lisbonne et moi sommes réconciliées pour un temps, même si notre relation s’annonce tumultueuse. Nous trouverons, peut-être, un terrain d’entente. Car malgré tout, Lisbonne a le potentiel de me faire écrire. Cela signifie que mon choix de venir y vivre n’était peut-être pas le mauvais, après tout. Il existe une raison pour moi d’être ici, du moins pour quelques temps.

-Texte par Gabrielle Narcy. ©Toute reproduction interdite sans l'autorisation de l'auteur.