Les silhouettes du cinéma

Il n'y a pas beaucoup de seniors latinos parmi les figurants, alors on me sollicite beaucoup.» La plupart des figurants ont un genre qui leur colle aux basques.
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Coulisses

Un nombre grandissant de New-Yorkais exercent le métier de figurant à plein temps. Ils habitent un univers étrange à mi-chemin entre le glamour de Hollywood et les galères de la vie quotidienne. Portraits croisés Par Julie Zaugg, New York

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Les silhouettes du cinéma

pas grand-chose», relève l’homme de 59 ans sur un ton mi-figue, mi-raisin. Cette expérience lui a permis de toucher près de 1000 dollars. Enthousiasmé, il rempile. Mais son prochain rôle tourne au cauchemar. «Je jouais un spectateur d’une course de hippisme pour une comédie romantique avec Jennifer Aniston, relate-t-il. J’ai passé près de dix heures en plein soleil, ce qui m’a valu des brûlures au premier degré sur tout le corps. Et je n’ai touché que 90 dollars.» Mais il persévère, décrochant un rôle de figurant sur Wall Street 2. Il enchaîne ensuite les films (Une Nuit au musée 3, Birdman, Inside Llewyn Davis, Dark Knight Rises, The Avengers) et les séries télévisées (Damages, Girls, Law & Order, Gossip Girl, Treme). Il décroche même des rôles réguliers. Depuis trois ans, il joue l’un des médecins urgentistes sur Nurse Jacky. C’est devenu sa profession. «Je n’ai pas pour ambition de devenir une star, souligne-t-il. J’aime le métier de figurant: ce sont eux qui rendent crédible le monde dans lequel les acteurs principaux évoluent.» Pour avoir le droit d’exercer cette profession, il a dû s’affilier au Screen Actor’s Guild, le puissant syndicat du cinéma. Celui-ci règne d’une main de fer sur l’univers des extras. Chaque série télévisée doit engager 25 figurants syndiqués au minimum. Les films doivent en prendre 85. La famille Torres au grand complet en fait partie. Devin, le fils âgé de 23 ans, Susan, la mère de 47 ans, et Eddie, le grand-père de 79 ans. «Tout a commencé il y a 15 ans, lorsque j’ai inscrit Devin à une agence de casting pour enfants», se souvient Susan Torres, une petite brune animée. Sa mère le rejoint bientôt sur les plateaux de tournage. «A l’époque, je travaillais dans un drugstore, mais j’ai rapidement gagné assez d’argent pour quitter cet emploi, sourit cette habitante du Queens qui multiplie les séries policières comme Mysteries of Laura ou Forever. Aujourd’hui, je vis du travail de figurant.» Son revenu annuel est passé de 25 000 à plus de 50 000 dollars. Un figurant syndiqué touche 152 dollars par jour. Les heures supplémentaires et le travail de nuit sont payés entre 28 et 38 dollars de l’heure. Sans oublier les bonus en cas de port d’un postiche ou de travail dans un lieu enfumé. Une journée de 15 heures peut rapporter jusqu’à 500 dollars. Si un figurant se voit attribuer une ligne de dialogue, sa rémunération passe à 880 dollars. Soucieux de compléter sa retraite, Eddie aussi s’y est mis. «Je fais beaucoup de publicités pour les médicaments, en raison de mon âge, dit cet homme à la moustache fière et au crâne dégarni. Il n’y a pas beaucoup de seniors latinos parmi les figurants, alors on me sollicite beaucoup.» La plupart des figurants ont un genre qui leur colle aux basques. «On me choisit systématiquement pour jouer les femmes de chambre», dé-

plore Susan Torres. De même, Devin a toujours droit aux rôles de dealers de drogue ou de basketteurs. Les clichés ethniques ont la vie dure au cinéma. Pour décrocher un rôle, les figurants s’inscrivent sur une plateforme en ligne, comme Backstage ou Central Casting, où ils peuvent consulter les annonces des directeurs de casting. «Seule une postulation sur 20 aboutit», note Sue Layton, une blonde souriante qui s’est mise à courir les tournages lorsque ses deux enfants ont quitté le nid familial. La ponctualité, la discrétion et la possession d’un talent particulier, comme le karaté, la danse de salon ou le tir à l’arc, sont les qualités les plus appréciées. Le fait d’avoir une abondante garde-robe aussi, car les figurants doivent fournir leurs propres costumes. «Ma cave est remplie de déguisements d’infirmière, de policier, de hippie ou de clown», raconte cette habitante de Long Island qui vient de terminer le tournage de la série Orange is the new black. Mais derrière cette apparente bonhomie se cache un univers organisé selon un système de castes rigide. Au sommet de l’échelle alimentaire, on trouve les acteurs principaux et le réalisateur, avec lesquels les figurants n’ont pas le droit d’interagir. Laurance Rassin, un artiste peintre qui multiplie les tournages pour arrondir ses fins de mois, en a fait les frais. «Je me suis fait éjecter d’un film de Martin Scorsese pour avoir eu l’outrecuidance de lui dire bonjour», se souvient le quadragénaire à la mèche rebelle. Un peu plus bas dans la hiérarchie figurent l’équipe de tournage, les figurants syndiqués et, enfin, des non syndiqués. Cette segmentation n’est nulle part aussi apparente que lors des repas. Les acteurs et les techniciens sont les premiers à accéder au buffet. Les figurants syndiqués viennent ensuite, puis les non syndiqués. «On a l’impression d’être un habitant du tiers-monde, soupire Laurance Rassin. Entre deux prises, on nous parque dans un minuscule abri sans chauffage, alors que les figurants syndiqués sont bien au chaud sous une tente spacieuse.» Les salaires ne sont pas non plus égaux. Les figurants non syndiqués touchent le salaire minimum, soit 8,75 dollars de l’heure. Parfois, ils ne sont pas rémunérés du tout. A la place, on leur propose d’être crédités au générique ou sur IMDB. Laurance Rassin a lancé une chaîne YouTube appelée Mr. Background pour documenter la vie de figurant. Il y relate l’attente interminable entre deux prises, les directeurs de casting véreux, l’obligation d’être disponible 24 heures sur 24 et la fois où il a retrouvé sa photo – prise à son insu sur un tournage – en une d’un tabloïd le décrivant comme «le fils caché gay» de Barbra Streisand. Malgré ces désagréments, Laurance Rassin continue d’espérer qu’il sera découvert un jour. «George Clooney a commencé comme figurant», glisse-t-il avec des étoiles dans les yeux.

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Eddie Torres

«Je fais beaucoup de publicités pour les médicaments, en raison de mon âge. Il n’y a pas beaucoup de seniors latinos parmi les figurants, alors on me sollicite beaucoup»

PHOTOS: CLÉMENT BURGES

n entend les mouches voler dans la bibliothèque. Trois filles échangent quelques mots en chuchotant. Les autres ont les yeux vissés sur leur smartphone. Détail incongru, tous sont vêtus de lourdes vestes, d’écharpes et de bonnets, alors qu’il fait 25 degrés dehors. La quinzaine de personnes rassemblées dans la bibliothèque municipale de Brooklyn par ce beau samedi de mai sont des figurants. Ils vont servir de «décor» pour une scène de la série comique Life Support, diffusée sur YouTube. Elle est censée se dérouler au cœur de l’hiver. Le second assistant du réalisateur vient les chercher. «Toi, toi, toi et toi», tonnet-il en pointant du doigt quatre figurants. Il les amène dans une pièce remplie de câbles, de micros et d’assistants pressés et les aligne devant une table. Ils vont jouer les fans d’un écrivain à succès, interprété par le comédien Ben Rameaka. «Action», dit le réalisateur. L’un après l’autre, les figurants tendent leur livre à l’auteur qui le signe, puis quittent le champ de la caméra. Sans dire un mot. Cette scène, ils la répéteront une dizaine de fois. Pour que sa réalisation soit parfaite, mais aussi pour permettre à la caméra de la filmer sous différents angles. A New York, les figurants représentent une énorme industrie. Il y en a entre 10 000 et 20 000, dont 5000 qui font cela à plein temps. Et leur nombre ne cesse de croître. «L’émergence de nouvelles plateformes en ligne comme Netflix, Hulu ou DirectTV, qui produisent leurs propres séries télévisées, a fait exploser la demande pour les figurants», note Lee Genick, un directeur de casting. A cela s’ajoutent les émissions télévisées traditionnelles et les films, qui privilégient la Grande Pomme en raison de sa taxation favorable et de son statut d’icône culturelle. Les acteurs de l’ombre qui donnent vie à ce décor urbain sont «des étudiants en cinéma qui rêvent de devenir acteurs, des retraités qui cherchent à s’occuper et à compléter leurs revenus et des gens qui en ont fait un métier à plein temps», dit Meredith Jacobsen, la directrice de l’agence Amerifilm Casting. Akira Fitton est l’un de ces figurants professionnels. «Je suis un pur produit de la crise de 2008, raconte ce graphiste d’origine nippone vêtu d’un blazer gris et de lunettes noires qui lui donnent un air de comptable. J’ai perdu mon emploi dans une firme financière quelques jours avant la faillite de Lehman Brothers.» Peinant à retrouver du travail, il répond à une annonce pour des figurants de type japonais. Quelques jours plus tard, il se retrouve dans une banlieue de Philadelphie, vêtu d’un costume de samouraï, chaussé de sandales en paille et le visage orné d’une fausse moustache. Il allait jouer dans The Last Airbender, une saga fantastique de Night Shyamalan. «Comme il s’agissait d’un film historique, je n’avais pas le droit de porter mes lunettes et je ne voyais

Le Temps Samedi Culturel Samedi 23 mai 2015

Après, avant. La transformation de la famille Torres. Susan, la mère, Eddie, le grand-père, et Devin, le fils, figurants syndiqués, dans leurs nouvelles peaux.