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10 janv. 2017 - sous couvert de légalité9. ... Fernando Lugo, avait suscité une réponse rapide du Marché commun du Sud .... Preuve que les négociations allaient dans le bon sens, les deux parties avaient en outre décidé d'inviter.
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LES ÉTUDES DU CERI AMÉRIQUE LATINE

L’ANNÉE POLITIQUE 2016 Une publication de l’Observatoire politique de l’Amérique latine et des Caraïbes

N° 226-227 - janvier 2017

Amérique latine - L’Année politique 2016 est une publication de l’Observatoire politique de l’Amérique latine et des Caraïbes (Opalc) du CERI-Sciences Po. Il prolonge la démarche du site www.sciencespo.fr/opalc en offrant des clés de compréhension d’un continent en proie à des transformations profondes. Des informations complémentaires sont disponibles sur le site.

Les auteurs

Maya Collombon est enseignantechercheure à Sciences Po Lyon, Triangle. Jacinto Cuvi est doctorant en sociologie à l’Université du Texas à Austin. Olivier Dabène est professeur des universités à Sciences Po Paris, président de l’Opalc. Gaspard Estrada est diplômé de Sciences Po et directeur exécutif de l’Opalc. Antoine Faure est enseignant-chercheur au CIDOC, Université Finis Terrae.

Frédéric Louault est professeur de science politique à l’Université libre de Bruxelles (Cevipol), et vice-président de l’Opalc. Antoine Maillet est professeur assistant à l’INAP, Université du Chili. Frédéric Massé est directeur du Centre de recherche et projets spéciaux (CIPE) de l’Université Externado de Colombie. Kevin Parthenay est docteur en science politique, responsable pédagogique du campus de Poitiers de Sciences Po.

Erica Guevara est maître de conférences à l’Université Paris 8.

Eduardo Rios est docteur en science politique et Doctoral visiting scholar à l’université d’Oxford (DPIR).

Damien Larrouqué est ATER à l’Université Panthéon-Assas-Paris 2 et docteur associé au CERI-Sciences Po.

Darío Rodriguez est chercheur associé au CREDA, Université Paris 3.

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Table des matières Introduction La démocratie sur le fil du rasoir par Olivier Dabène .........................................................................................................

p. 4

Première partie – L’Amérique latine dans l’actualité La Colombie aux prises avec ses vieux démons par Frédéric Massé ........................................................................................................

p. 9

Brésil : la démocratie corrompue par Frédéric Louault ......................................................................................................

p. 14

La gestion politique d’une crise économique : guide de traduction électorale au Venezuela de Nicolás Maduro par Eduardo Rios ...........................................................................................................

p. 21

Le Nicaragua entre dérives autoritaires, népotisme et magie électorale par Maya Collombon .....................................................................................................

p. 26

Malaise au Chili : « le pays tombe en morceau » ? par Antoine Faure et Antoine Maillet .............................................................................

p. 31

Deuxième partie – L’Amérique latine face à l’histoire 1955-1983 : le terrorisme d’Etat en Argentine par Darío Rodriguez ......................................................................................................

p. 36

Rodríguez Lara : un gouvernement militaire de gauche en Equateur (1972-1976) ? par Jacinto Cuvi .............................................................................................................

p. 41

1986-1996 : du processus d’Esquipulas à la paix au Guatemala par Kevin Parthenay ......................................................................................................

p. 45

1976-2016 : quarante ans de réformes électorales au Mexique par Gaspard Estrada .....................................................................................................

p. 49

Troisième partie – L’Amérique latine aux urnes La participation électorale en berne par Olivier Dabène, Erica Guevara, Frédéric Louault ....................................................

p. 54

Quatrième partie – L’Amérique latine en perspective Sous le joug de l’héritage : éducation et systèmes éducatifs en Amérique latine par Damien Larrouqué....................................................................................................

p. 70

Annexe – Partis politiques latino-américains............................................................

p. 83

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Introduction La démocratie sur le fil du rasoir Olivier Dabène

Comme en 20151, la Colombie a apporté en 2016 le rayon de soleil dont la région avait bien besoin. En signant le 26 septembre un accord de paix historique, après des décennies d’errements, le gouvernement et la guérilla ont fait preuve de maturité et de sagesse. L’éclaircie a pourtant été de courte durée. Le 2 octobre, une courte majorité de Colombiens (50,2 %) a rejeté par référendum l’« Accord final pour la fin du conflit et la construction d’une paix stable et durable2 ». Deux mois de négociations supplémentaires ont toutefois permis d’aboutir à un nouvel accord qui a été signé le 12 novembre3. Bien moins médiatisée, la lutte engagée par le Guatemala contre la corruption est prometteuse. L’ancien président Otto Pérez Molina, son vice-président et quelque deux cent personnalités en prison, le pays relève la tête. Soutenu par la Commission internationale de lutte contre l’impunité au Guatemala des Nations unies, le combat contre le crime organisé a valeur de test pour toute l’Amérique latine. La conclusion des négociations de paix en Colombie et les succès encore fragiles et réversibles du Guatemala contrastent singulièrement avec l’accumulation de nuages sombres au-dessus de la région. La difficulté à renouer avec la croissance économique se double d’une fin de cycle politique qui s’avère chaotique et qui met à mal la démocratie. La régression démocratique génère à son tour des inquiétudes qui retardent la relance économique. L’Amérique latine semble rattrapée par ses vieux démons, mais les modalités des atteintes à la démocratie ont évolué. A des degrés et titres divers, la démocratie a reculé en 2016 au Venezuela, au Brésil et en Amérique centrale. Même en Colombie, la très faible participation au référendum (37,4 %), sur un sujet aussi grave engageant l’avenir du pays, ne témoigne pas de la bonne santé de la démocratie. La participation a également été très faible aux élections municipales au Chili4. En Haïti, les élections présidentielles de 2015, annulées en janvier 2016, ont été maintes fois repoussées.

Reculs de la démocratie Au Venezuela, le camp chaviste est aux abois, mais il n’envisage pas la fin de la révolution bolivarienne. Après avoir perdu les élections législatives en décembre 2015, le régime s’est employé à marginaliser l’Assemblée nationale. En septembre 2016, la Cour constitutionnelle a déclaré « nuls et anticonstitutionnels » tous les textes votés par l’Assemblée, au motif qu’elle n’a pas donné suite à une injonction du Tribunal électoral de casser le mandat de trois députés dont il avait invalidé l’élection. L’état de siège économique permet de toute façon au président Maduro de gouverner par décrets. En fin d’année, la Cour a privé l’Assemblée de son pouvoir d’examen et de vote du budget de la nation. Le régime s’est aussi efforcé de retarder l’organisation d’un référendum révocatoire jusqu’en 2017. En effet, d’après la Constitution, des éléctions présidentielles anticipées doivent être organisées si la révocation du président intervient durant la première moitié de son mandat. Dans le cas contraire, il

Voir l’introduction de l’édition 2015 : « Amérique latine - L’année politique », Les Etudes du CERI, n° 217-218, décembre 2015. En ligne dans le dossier que le site de l’Opalc consacre au processus de paix colombien (www.sciencespo.fr/opalc/ content/de-construyendo-la-paz-en-colombia, consulté le 16 novembre 2016). 3 Lire l’analyse de Frédéric Massé de ce volume. 4 Voir la troisième partie de ce volume. 1 2

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incombe au vice-président de terminer le mandat. Alors que l’opposition s’apprêtait à tenter de réunir les signatures de 20 % de l’électorat requises par la loi pour que soit convoqué le référendum, le Conseil national électoral a annulé la procédure le 20 octobre. Les atermoiements du régime n’ont fait que gonfler les rangs des opposants, déjà exaspérés par la situation économique et humanitaire proprement catastrophique du pays5. Ils accélèrent aussi sa militarisation. En effet, à la faveur de la gestion de la crise, le régime a procédé à une substantielle délégation de pouvoir au profit de l’armée, qui occupe déjà un nombre important de ministères et de postes de gouverneurs. Le 11 juillet, Maduro a lancé la Grande mission de ravitaillement souverain (Gran misión de abastecimiento soberano), et l’a confiée au général Vladimir Padrino López, ministre de la Défense. En plaçant « tous les ministères et toutes les institutions de l’Etat sous ses ordres et sa subordination absolue », il a consacré la toute puissance d’un fidèle parmi les fidèles qui s’était opposé aux militaires auteurs du coup d’Etat contre Hugo Chávez en 2002. Enfin, face à l’organisation de manifestations toujours plus importantes, comme celles du 1er septembre et du 26 octobre, le régime n’hésite plus à incarcérer des opposants, prétextant un coup d’Etat en préparation. Un coup d’Etat a bien eu lieu au Venezuela, mais il s’agit d’un « auto-coup d’Etat » (autogolpe) au ralenti. Le 5 avril 1992, le président du Pérou Alberto Fujimori s’était ainsi débarrassé d’un Congrès récalcitrant. La manœuvre avait été suivie d’un très net durcissement du régime. Nicolas Maduro, de son côté, use de tous les recours juridiques pour bâillonner l’Assemblée, mais sans la dissoudre. L’atteinte à la souveraineté populaire est pourtant analogue. Les violations des libertés publiques et la montée en puissance des forces armées rappellent aussi la dérive autoritaire péruvienne. Le Brésil, de son côté, incarne une modalité différente d’atteinte à la démocratie, toute aussi précautionneuse du droit, mais sans menaces pour les libertés ni composante militaire. La représentation parlementaire n’est pas non plus bafouée, puisqu’elle est à l’origine de la procédure de destitution de la présidente Dilma Rousseff et qu’elle l’a menée jusqu’à son terme le 31 août. Les experts n’ont pas fini de débattre sur la qualification de la destitution de Rousseff, coup d’Etat institutionnel pour les uns, simple révocation parlementaire, et donc légale, pour les autres6. Nul ne conteste que la procédure prévue par la Constitution ait été respectée. Le motif de l’accusation à l’origine de la procédure, en revanche, est douteux. Afin de minimiser les déficits publics, le gouvernement a bien retardé certains transferts à des organismes publics, notamment la Banque de développement économique et social (BNDES), qui finance les programmes sociaux. Pour l’accusation, un tel retard peut être assimilé à un prêt devant être voté par le Parlement (article 359-A du code pénal). Et elle invoque la loi 1 079 de 1950 qui permet de qualifier ces opérations de « crime de responsabilité » pour instruire le procès de la présidente. L’enjeu est triple : déterminer si la procédure a bien été enclenchée pour des raisons légales, faute de quoi la notion de coup d’Etat peut légitimement s’appliquer ; imputer la responsabilité de ces actes administratifs irréguliers ; et appliquer une peine éventuelle. Un avis donné par une commission technique du Sénat (perícia) conclut qu’il y a bien eu des maquillages de compte public, mais rien qui relève de la responsabilité de la présidente7. Le ministère public (Yvan Marx) estime de son côté que les retards ne peuvent être assimilés à des prêts, mais qu’il y a bien eu dissimulation de déficits. Dans ce contexte, la destitution apparaît disproportionnée au regard d’une faute d’une très grande banalité commise par tous les prédécesseurs de Dilma Rousseff. Pour le reste, les véritables intentions des opposants à la présidente ne font aucun doute. Des écoutes téléphoniques ont révélé à quel point la campagne de lutte contre la corruption (affaire Lava Jato) mettait

Lire l’analyse d’Eduardo Rios dans ce volume. Lire l’analyse de Frédéric Louault dans ce volume. 7 Voir les documents dans le dossier que le site de l’Opalc consacre à la crise brésilienne (www.sciencespo.fr/opalc/ content/dossier-crise-au-bresil, consulté le 16 novembre 2016). 5 6

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mal à l’aise la classe politique. En se débarrassant de la présidente, les nombreux dirigeants politiques inculpés ou soupçonnés comptaient bien échapper à la justice. Au-delà, Dilma Rousseff s’était progressivement isolée et sa gestion de la crise économique n’avait convaincu personne. La présidente a aussi été victime d’un retournement de conjoncture et de la vengeance d’une droite longtemps écartée du pouvoir, et qui a bénéficié de la complicité des médias pour attiser le mécontentement populaire. Quoi qu’il en soit, la destitution de Rousseff marque la fin d’un cycle politique qui a vu le Parti des travailleurs (PT) gagner quatre élections consécutives et entraîner derrière lui toute la gauche latinoaméricaine. La débâcle du PT aux élections municipales d’octobre a confirmé cette fin de cycle. En Amérique centrale, le Nicaragua incarne un autoritarisme électoral abondamment décrit dans la littérature de science politique8. Leader de la révolution sandiniste (1979-1990), Daniel Ortega a été élu président en 2006 et a bénéficié en 2011 d’une levée de l’interdiction constitutionnelle de la réélection par la Cour suprême pour exercer un second mandat. En 2016, il est de nouveau candidat à sa succession et s’emploie à être réélu sans difficultés, mais non sans recourir, lui aussi, à des manœuvres grossières sous couvert de légalité9. De la même façon que les autorités électorales péruviennes ont invalidé deux candidatures à quelques semaines du premier tour des élections présidentielles du 10 avril 2016, la Cour suprême nicaraguayenne a déchu le principal opposant, Eduardo Montealegre, de son mandat de député et l’a dépossédé de la présidence du parti d’opposition, le Parti libéral indépendant (PLI), annulant ainsi sa candidature aux élections présidentielles. L’opposition a eu beau manifester tous les mercredis et dénoncer une farce électorale, Ortega gouvernera jusqu’en 2021 avec sa femme comme vice-présidente, pour le plus grand bonheur des secteurs populaires qui leur sont fidèles. Au Honduras, la violence exercée à l’encontre des défenseurs des droits de l’homme ou de l’environnement est constante depuis le coup d’Etat de 200910, à l’image de l’assassinat le 2 mars 2016 de l’activiste Berta Cáceres. Au plan électoral, le président en exercice Juan Orlando Hernández a annoncé en novembre qu’il se portait candidat à sa réélection, s’appuyant, comme au Nicaragua, sur une décision de la Cour suprême ayant déclaré « inapplicable » l’article 239 de la Constitution qui interdit la réélection. En Haïti, le premier tour de l’élection présidentielle du 25 octobre 2015 avait été entaché de multiples irrégularités au point de devoir être annulé. Les nouvelles élections étaient prévues le 9 octobre 2016, mais elles ont été reportées au 20 novembre en raison du passage de l’ouragan Matthew. Les faibles capacités de l’Etat expliquent la difficulté qu’éprouve Haïti à consolider sa démocratie.

Indifférence et acceptation tacite de la communauté internationale La procédure expéditive qui, en 2012, avait conduit à la destitution du président paraguayen Fernando Lugo, avait suscité une réponse rapide du Marché commun du Sud (Mercosur) et de l’Union sud-américaine des nations (Unasur). Les deux organismes d’intégration régionale avaient activé leur clause démocratique et suspendu le Paraguay jusqu’aux élections présidentielles sanctionnant un retour à la normale.

Depuis A. Schedler (dir.), Electoral Authoritarianism. The Dynamics of Unfree Competition, Boulder, Lynne Rienner, 2006. Lire l’analyse de Maya Collombon dans ce volume. 10 Organisation des Etats américains, « Honduras, one of the most dangerous countries for human rights defenders – Experts warn », 19 août 2016 (www.oas.org/en/iachr/media_center/PReleases/2016/118.asp, consulté le 16 novembre 2016). 8 9

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Rien de tel en 2016. La crise brésilienne a bien suscité des remarques critiques du secrétaire général de l’Organisation des Etats américains (OEA), le fantasque Luis Almagro, qui a dénoncé des « incertitudes juridiques ». Le Venezuela, de son côté, a décidé de rompre ses relations diplomatiques avec le Brésil, tandis que l’Equateur et la Bolivie rappelaient leurs ambassadeurs. Au-delà de cette réaction attendue du camp bolivarien, la communauté internationale s’est montrée attachée au respect des règles, sans se prononcer sur le contenu de l’accusation. Il était sans doute illusoire d’imaginer que la puissance dominante d’Amérique du Sud soit traitée autrement. Concernant le Venezuela, la dérive autoritaire chaviste a longtemps fait l’objet d’une certaine mansuétude dans les pays d’Amérique latine gouvernés à gauche. Ne voulant pas souffler sur les braises, ces gouvernements préféraient tenter de raisonner discrètement les dirigeants vénézuéliens. L’alternance en Argentine en 2015 a changé la donne. Mauricio Macri, alors en campagne électorale, avait promis d’expulser le Venezuela de l’Unasur et du Mercosur. Il s’est depuis ravisé, mais a tout de même contribué à empêcher ce pays de prendre la présidence tournante du Mercosur, au motif qu’il n’a pas incorporé les normes communautaires, et non qu’il viole la démocratie. Le nouveau ministre des Affaires étrangères du Brésil, José Serra, s’est montré offensif et a critiqué l’absence de démocratie au Venezuela. L’OEA, de son côté, a choisi la politique de l’autruche et n’a pas non plus envisagé de faire valoir sa charte démocratique interaméricaine adoptée le 11 septembre 2001. Pourtant, le 23 juin, Luis Almagro avait présenté un rapport dévastateur sur les atteintes à la démocratie au Venezuela. Les pressions extérieures et les menaces ont peu de chances de faire évoluer le régime. Le groupe de médiation désigné par l’Unasur, composé des anciens présidents espagnol (Zapatero), panaméen (Torrijos) et dominicain (Fernandez), auquel s’est joint le Vatican, peut faciliter la tenue d’un dialogue avec l’opposition, mais les sujets de discussion sont limités tant que le référendum révocatoire est bloqué. La région semble finalement s’accommoder de ces régressions démocratiques, tout comme ailleurs dans le monde la communauté internationale ferme les yeux sur la dérive autoritaire de la Russie ou de la Turquie. L’Amérique latine n’accorde plus de crédit à ses dispositifs collectifs de défense de la démocratie qui, il est vrai, ne se sont guère montrés efficaces au Honduras (2009) ou au Paraguay (2012). Dans ces deux pays, les clauses démocratiques n’ont pas empêché les auteurs des coups d’Etat d’écarter des présidents progressistes et de contrôler la redistribution du pouvoir. Quand bien même certains chefs d’Etat de la région souhaiteraient poursuivre dans la voie de la défense collective de la démocratie, il leur serait bien difficile d’imposer leurs vues. La polarisation politique du continent paralyse les organismes d’intégration depuis déjà quelques années. Ancien président de Colombie, le Secrétaire général de l’Unasur, Ernesto Samper, souhaite profiter de la dynamique engendrée par la signature de l’accord de paix dans son pays. Le 30 août, il a proposé d’organiser un sommet régional pour la paix et l’intégration qui lui permettrait de terminer son mandat en janvier 2017 sur une note positive. Pour autant, il est à craindre que l’esprit de « conciliation et cohabitation » qu’il appelle de ses vœux ne soit à ce stade qu’un vœu pieux. De même, la proposition chilienne d’une « convergence dans la diversité » entre le Mercosur et l’Alliance du Pacifique a peu de chance d’aboutir rapidement. Elle peut toutefois accélérer la mutation du régionalisme. La gauche, très affaiblie par les alternances argentine et brésilienne, n’a plus de stratégie de développement alternative au libre-échange. L’intégration régionale en Amérique latine a amorcé son retour vers une dimension strictement commerciale. Les thèmes politiques, comme la défense de la démocratie ou la défense, ne sont plus d’actualité.

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Première partie

L’Amérique latine dans l’actualité

La Colombie aux prises avec ses vieux démons Frédéric Massé

Le 23 septembre 2016, les accords de paix tant attendus entre le gouvernement colombien et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) étaient enfin signés à Carthagène des Indes, lors d’une cérémonie officielle à laquelle ont assisté plus de vingt-cinq chefs d’Etat et de gouvernement étrangers ainsi que de nombreuses personnalités économiques et politiques. Non moins symbolique, les FARC avaient organisé quelques jours plus tôt leur Xe conférence – la dernière en tant qu’organisation en armes – avec concerts de rocks, médias et plus de deux cent délégués. « Enfin la paix », entendait-on un peu partout. Tous les problèmes du pays ne se règleraient certes pas du jour au lendemain, mais après plus de cinquante ans de conflit armé et quatre longues années de négociations, une page de l’histoire colombienne semblait se tourner. Une nouvelle ère s’ouvrait enfin. Le post-conflit était désormais dans tous les esprits. Du moins le pensait-on, car c’était sans compter sur le référendum/plébiscite1 convoqué à peine une semaine plus tard (le 2 octobre), convocation populaire décidée de longue date par le président Santos lui-même alors qu’il n’en avait pas l’obligation, mais à l’issue de laquelle tout le monde pensait que le « oui » l’emporterait haut la main. Avec une très courte majorité de « non » (50,21 % contre 49,78 % de « oui »), la Colombie faisait une nouvelle fois parler d’elle sur la scène internationale. Le pays s’en serait bien passé. « Les Colombiens votent contre la paix », pouvait-on lire ici et là. Les résultats traduisaient en fait une réalité beaucoup plus complexe, mais du jour au lendemain, le panorama politique colombien était complètement chamboulé et l’avenir immédiat du pays incertain. Encore abattu par les résultats du référendum, le président Santos recevait pourtant quelques jours plus tard une heureuse nouvelle, à laquelle plus personne ne croyait : le prix Nobel de la paix. Bien plus qu’un simple lot de consolation, ce prix allait permettre au chef de l’Etat colombien de relever la tête et d’engager des discussions avec les différents leaders des partisans du « non », en vue de trouver une solution politico-juridique à l’impasse dans laquelle se trouvait le processus de paix. Depuis, l’opposition se plaint d’avoir été trompée et considère les nouveaux accords illégitimes. Cela étant, la Colombie a sans doute évité le pire : une rupture des négociations et la reprise des combats. Reste que le plus dur est à venir : mettre en œuvre ces accords de paix. D’autant que le pays est entré prématurément en campagne présidentielle et que la population est fortement polarisée.

Une année 2016 de suspense et de rebondissements Au cours de l’année 2015, un certain nombre de points difficiles à traiter, tels que celui de la justice transitionnelle, avaient été débloqués, laissant entendre que les crises passées avaient été surmontées et que les négociations étaient entrées dans leur dernière ligne droite2. Après la poignée de mains historique entre le président Santos et le leader des FARC, alias Timochenko, le 23 septembre 2015 à La Havane, un accord de paix final et définitif avait même été annoncé pour le 23 mars 2016 au plus tard.

1 En espagnol, le terme exact de la convocation populaire du 2 octobre 2016 est « plebiscito » car selon la loi colombienne, un référendum a d’autres implications juridiques. Cela étant, les spécialistes ont également parlé de plébiscite référendaire. 2 Voir F. Massé, « Colombie : une année riche en rebondissements », in « Amérique latine - L’année politique 2015 », Les Etudes du CERI, n° 217-218, décembre 2015.

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Preuve que les négociations allaient dans le bon sens, les deux parties avaient en outre décidé d’inviter deux représentants des Nations unies et de l’Union des nations sud-américaines (Unasur) à participer à la sous-commission technique en charge du cessez-le-feu, du désarmement et de la démobilisation des guérilleros. Prenant acte de la demande du gouvernement colombien et des FARC « […] d’inclure dans l’accord de paix final un mécanisme tripartite chargé de surveiller et de vérifier le cessez-le-feu et la cessation des hostilités bilatéraux et définitifs, ainsi que le dépôt des armes », une résolution avait même été votée par le Conseil de sécurité des Nations unies en janvier 2016 afin « de mettre en place, pour une période de 12 mois, une mission politique (“la Mission”) dirigée par un représentant spécial du Secrétaire général, qui fera partie du mécanisme tripartite susmentionné, dont elle sera la composante internationale et dont elle assurera la coordination » (S/RES/2261 du 25 janvier 2016). Tout semblait donc aller pour le mieux en vue de la signature des accords de paix définitifs prévue pour fin mars 2016. C’était oublier que les dernières lignes droites sont souvent plus longues que prévu, car un processus n’est pas un simple procédé et les processus de paix demeurent fragiles de bout en bout. Les deux parties ont dû tout d’abord régler certains détails concernant l’accord sur la justice transitionnelle, ce qui explique que le texte complet de l’accord annoncé en grandes pompes le 23 septembre 2015 n’a été rendu public que le 15 décembre de la même année. Autre cause du retard, le point relatif à la fin du conflit. En effet, l’accord annoncé a buté sur des questions à la fois techniques et politiques, à savoir le nombre, la taille et le fonctionnement des zones de cantonnement prévues pour faciliter le désarmement, la démobilisation et le retour des FARC à la vie légale et politique. Une solution a finalement été trouvée avec l’aide des Nations unies : une fois les accords de paix signés, les FARC concentreraient leurs troupes dans vingt-deux zones de cantonnement réparties sur l’ensemble du pays pour une période de six mois et rendraient progressivement leurs armes aux représentants des Nations unies. Une autre raison explique également l’insistance de la guérilla à revendiquer des zones de paix semi-permanentes : leur sécurité physique. Depuis des mois, les FARC insistaient pour qu’une solution soit trouvée concernant l’étude du phénomène paramilitaire et la lutte contre ce problème persistant. La question n’était pas seulement historique. Il s’agissait également d’éviter que ne se répètent les assassinats de membres de l’Union patriotique de la fin des années 1980, dont on estime le nombre entre trois et quatre mille. Pour beaucoup, la question demeurait d’actualité en raison de la multiplication des assassinats de défenseurs des droits de l’homme depuis le début des négociations. Pour les dix premiers mois de l’année 2016, les Nations unies rapportent que plus d’une cinquantaine d’entre eux ont été tués, contre soixante-neuf pour l’ensemble de l’année 2015. Les FARC souhaitaient que soit créée une commission spéciale pour étudier la question, mais le gouvernement, qui avait déjà accepté la création d’une commission historique chargée d’étudier les causes du conflit et dont les résultats s’étaient avérés pour le moins mitigés, se montrait beaucoup plus réticent. Sur le plan politique, les FARC avaient également conscience que leur avenir politique était pour le moins incertain. La reconversion d’un mouvement de guérilla en parti politique n’est jamais évidente, car bien souvent, les organisations de masse, syndicats et autres mouvements qui soutiennent les groupes armés durant le conflit tendent à retrouver leur autonomie une fois les accords de paix signés. En outre, les FARC n’étaient pas sans ignorer que les exactions commises dans leurs zones d’influence durant de nombreuses années ne plaidaient pas non plus en leur faveur. Les revers essuyés aux élections régionales d’octobre 2015 par certains candidats qui leur étaient proches, dans des zones pourtant considérées comme leurs fiefs, leur en avaient donné un avant-goût amer. Les FARC savaient donc que pour conserver un minimum de chances de participer activement à la future vie politique du pays, elles auraient besoin de maintenir ou de renforcer leur présence dans leurs zones historiques. Les FARC savaient par ailleurs que leur survie politique passait aussi et surtout par la signature d’accords de paix suffisamment attractifs aux yeux de leurs sympathisants et électeurs potentiels pour ne pas se décrédibiliser et se faire déborder par des mouvements de gauche radicale non armés.

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D’où leur insistance à demander la convocation d’une assemblée nationale constituante qui leur permettrait de remettre sur la table un certain nombre de sujets qu’ils n’auraient pas pu inclure dans les accords de paix. Il s’agissait également de protéger ou de « blinder » les futurs accords de paix, autrement dit, d’empêcher qu’ils ne puissent être remis en cause par un futur gouvernement. En dépit des progrès réalisés, aucune annonce n’a toutefois été faite le 23 mars 2016. Pour autant, les négociations n’étaient pas au point mort. En acceptant que les futurs accords de paix bénéficient d’un statut spécial et soient élevés au rang constitutionnel (Accord spécial de paix du 12 mai 2016), le président Santos a en partie répondu aux exigences des FARC, tout en espérant les convaincre de renoncer à la convocation d’une nouvelle assemblée constituante. Un compromis a été trouvé in fine. Si le texte final ne fait pas référence à une assemblée constituante à proprement parler, il évoque un « pacte national de paix », ce que beaucoup considèrent comme une façon d’entrouvrir la voie à une future assemblée. Entre les mois de mai et août 2016, chaque semaine a apporté son lot de spéculations au sujet de la signature imminente des accords de paix. D’autres accords d’importance ont été conclus, mais rien quant à la signature ferme et définitive de l’ensemble des accords de paix. Le 23 juin, le communiqué commun numéro 76 a annoncé trois accords majeurs : un premier sur le cessez-le-feu bilatéral3 ; un autre sur la lutte contre les organisations criminelles et le phénomène paramilitaire4 ; et enfin un « accord » sur le mécanisme d’approbation des futurs accords de paix5. Un mois plus tard, un nouvel accord a été conclu sur la question du genre6, une première dans des négociations de paix. Mais alors que la plupart des observateurs et analystes commençaient à s’impatienter et que plus grand monde ne pensait qu’un accord définitif puisse être signé avant un ou deux mois, le 24 août 2016, les deux parties ont annoncé qu’un accord de paix définitif avait été conclu. Le « conclave » convoqué par le président de la République au début du mois d’août avait porté ses fruits. Le texte final des accords allait être traduit dans les différentes langues indigènes du pays puis rendu public avant la signature officielle à Carthagène des Indes le 26 septembre 2016. Ne restait donc plus qu’à ce que les Colombiens appelés à se prononcer pour ou contre les accords de paix votent massivement en faveur du « oui ».

Double coup de théâtre : le « non » au référendum et le prix Nobel de la paix Deux semaines encore avant la date du référendum, tous les sondages prévoyaient que le « oui » l’emporte avec une marge significative comprise entre 55 % et 70 % des votes. Au cours des semaines précédentes, et notamment après le vote du Brexit au Royaume-Uni, certaines voix se sont élevées pour mettre en garde contre la possibilité d’un vote sanction à l’encontre du président Santos, dont la cote de popularité était une des plus faibles jamais atteintes par un président de la République colombien. Juan Manuel Santos avait tout misé sur la paix. Certes, après l’annonce de la signature des accords définitifs, l’absence de manifestation de joie spontanée dans les rues témoignait d’une certaine apathie de la population, tandis que les sondages prévoyaient un fort taux d’abstention et que nombre de Colombiens se disaient encore indécis. Et pourtant, une semaine avant le référendum, et qui plus est

Acuerdo sobre « Cese al fuego y de hostilidades bilateral y definitivo y dejación de armas ». Acuerdo sobre « Garantías de seguridad y lucha contra las organizaciones criminales responsables de homicidios y masacres o que atentan contra defensores de derechos humanos, movimientos sociales o movimientos políticos, incluyendo las organizaciones criminales que hayan sido denominadas como sucesoras del paramilitarismo y sus redes de apoyo, y la persecución de las conductas criminales que amenacen la implementación de los acuerdos y la construcción de la paz ». 5 Acuerdo sobre « Refrendación ». 6 Communiqué commun numéro 82, du 24 juillet 2016. 3 4

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après la signature officielle des accords de paix, personne n’avait imaginé que le « non » puisse l’emporter. Certains sondages non divulgués effectués quelques jours avant le scrutin laissaient certes entrevoir un résultat plus serré que prévu, mais en cette fin d’après-midi du dimanche 2 octobre 2016, la surprise a été de taille et les résultats ont provoqué un véritable tremblement de terre politique. Dans l’attente d’analyses plus fines et distanciées permettant de mieux comprendre les raisons de ce vote sanction, plusieurs explications ont été avancées. Premièrement, le taux d’abstention particulièrement élevé pour un scrutin chargé d’un tel enjeu. Dans un pays où plus de 50 % des électeurs ne se rendent habituellement pas aux urnes, le taux d’abstention a dépassé les 62 %. La campagne a été très polarisée et a donné lieu à toutes sortes de simplifications, exagérations et autres mensonges. Les partisans du « oui » se sont également montrés désunis et non exempte d’une certaine suffisance. Par ailleurs, d’autres thèmes, étrangers à ce qui était en jeu, se sont immiscés dans les débats. Par exemple, la question du genre a été instrumentalisée par les Eglises évangélistes qui bénéficient d’une forte audience en Colombie et qui ont fait pencher la balance en faveur du « non ». Reste enfin les raisons relatives au contenu même des accords de paix, dont certains points étaient difficilement acceptables pour une partie de la population. Concernant la justice transitionnelle, la plupart des partisans du « non » ont mis en avant le fait que, selon eux, ces accords revenaient à accorder une impunité de facto aux chefs de la guérilla accusés de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité. Pour la Cour pénale internationale, le texte répondait pourtant aux normes en la matière, même si elle n’a pas manqué de rappeler que seules les actions concrètes et la mise en œuvre effective de la juridiction spéciale de paix permettraient d’éviter tout cas d’impunité. Une autre critique importante concernait la possibilité offerte aux anciens guérilleros de prendre part à la vie politique et de se présenter à des élections populaires, ainsi que la garantie d’obtenir dix sièges au minimum – cinq au Sénat et cinq à la Chambre des représentants – pendant deux législatures, soit une durée de deux fois quatre ans. Pour certains, cette mesure censée protéger la reconversion des FARC en parti politique non armé et faciliter la réintégration de leurs chefs dans la vie politique n’avait pourtant rien de scandaleux7. D’autres concessions, telle que l’indemnité des futurs démobilisés (équivalente à 80 % du salaire minimum pendant une durée de deux ans) auraient également suscité certaines réticences parmi la population. Visiblement affecté par les résultats du référendum, Juan Manuel Santos, dont certains pensaient même qu’il allait démissionner, semble toutefois avoir bénéficié d’une véritable bouffée d’oxygène grâce au prix Nobel de la paix qui lui a été décerné quelques jours plus tard, à la surprise de tous.

Une renégociation express Revigoré par ce prix hautement symbolique, le chef de l’Etat a tenté à nouveau de sortir les accords de paix de l’impasse dans laquelle ils étaient tombés. Différentes options se présentaient à lui : renégocier les accords de paix, organiser un nouveau référendum, convoquer une assemblée constituante ou encore passer en force. Cependant, aucun de ces scénarios n’était vraiment satisfaisant, les plus pertinents sur le plan juridique ne l’étant pas forcément sur le plan politique, et vice versa. Le problème renvoyait aussi et surtout à des questions de fond : la paix était-elle plus importante que la démocratie ? Autrement dit, fallait-il faire passer la paix avant le respect de la démocratie ? Jusqu’où était-il possible d’aller afin de préserver la paix ? Nier le résultat du référendum sous prétexte de

7 Voir par exemple F. Massé, « Las curules de las FARC en el Congreso : ni muy poquito, ni muy exagerado », El Espectador, 27 août 2016.

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vouloir préserver la paix était compliqué, voire même dangereux. Pour beaucoup, la seule solution possible passait par une renégociation. Mais une renégociation rapide – du moins qui ne s’éterniserait pas – et réelle – c’est-à-dire qui ne se contenterait pas de simples retouches cosmétiques aux accords de paix. L’important était d’enclencher une dynamique et de faire en sorte que les choses avancent, car de même qu’une bicyclette tombe lorsqu’elle n’avance pas, le processus risquait de péricliter si rien de nouveau n’était engagé. D’un coté, les partisans d’Álvaro Uribe, le prédécesseur de Santos, accusaient le gouvernement de vouloir passer en force au risque de plonger le pays dans une grave crise politique. De l’autre, le gouvernement soupçonnait que ces derniers n’aient aucune intention réelle de négocier un nouvel accord et ne cherchent qu’à gagner du temps, augmentant par là même les risques de rupture du cessez-le-feu, tant les dirigeants des FARC peinaient à contrôler leurs troupes en proie à l’incertitude. En un temps record – moins de deux mois – le président Santos a engagé des discussions avec les partisans du « non », a négocié un nouvel accord avec les FARC, puis a signé (le 24 novembre) et fait ratifier ce nouvel accord par la Chambre des représentants et le Sénat (les 2 et 3 décembre). Pour l’opposition, le président Santos est toutefois passé en force et la décision de la Cour constitutionnelle de ne pas s’opposer à ce qu’une procédure de fast-track soit adoptée, dans le but d’accélérer la mise en œuvre des accords de paix, n’a fait que renforcer leur mécontentement. La polarisation de la population vis-à-vis des accords de paix est telle que beaucoup craignent que l’opposition ne fasse traîner les choses jusqu’à l’élection du prochain président de la République, en mai 2018. Le compte à rebours a déjà commencé et le temps presse. Depuis la ratification des nouveaux accords de paix, le 3 décembre dernier, les FARC disposent de cent quatre-vingt jours pour se démobiliser. Or elles rechignent à l’idée de rendre les armes tant que la loi d’amnistie n’est pas votée. Le post-conflit risque d’être d’autant plus compliqué qu’au cours de ces derniers mois, le contexte national et international a également subi quelques turbulences et les astres ne sont plus autant alignés qu’ils l’étaient au début des négociations de paix. Du coté des FARC, ce que certains craignaient est malheureusement en train d’arriver : plusieurs commandants des FARC sont officiellement entrés en dissidence. Du côté de l’Armée de libération nationale (ELN), les négociations n’ont toujours pas repris officiellement, tandis qu’un accord avait été conclu le 30 mars 2016 et que les négociations étaient censées débuter quelques jours plus tard. En fait, la question des otages continue d’entraver les pourparlers. Une énième reprise des négociations a été annoncée pour le 10 janvier 2017 à Quito (Equateur), mais nombreux sont ceux qui n’osent plus vraiment y croire. Du coté des soutiens au post-conflit, enfin, certains pays pourraient également revoir leurs plans. L’Union européenne a officiellement annoncé qu’elle maintiendrait ses engagements (un fonds de quelque cent millions d’euros destinés à la Colombie), mais beaucoup redoutent qu’avec l’élection de Donald Trump à la Maison Blanche, les Etats-Unis ne remettent en cause un certain nombre d’engagements pris par le président sortant Barack Obama. L’année 2016 restera très certainement gravée dans les livres d’histoire de la Colombie. Après une année de suspens et de rebondissements, les accords de paix définitifs entre le gouvernement colombien et les FARC ont enfin été signés et ratifiés par le Parlement. Le processus fut long et douloureux, mais une page de l’histoire colombienne a sans doute été tournée. Toutefois, l’histoire pourrait bégayer car certains nuages sombres se profilent déjà à l’horizon. Les premières fissures à l’intérieur des FARC sont officiellement apparues et les assassinats de leaders sociaux et autres défenseurs des droits de l’homme sont en forte augmentation. Nul doute que les prochains mois d’ici à l’élection présidentielle de mai 2018 seront déterminants pour l’avenir du pays. Si les accords de paix ne sont pas mis en œuvre rapidement, la Colombie pourrait se retrouver aux prises avec ses vieux démons et vivre une période compliquée. En revanche, si les mesures contenues dans les trois cent dix pages des accords de paix sont rapidement appliquées, le pays pourrait alors enfin connaître la paix, une paix dont tout le monde espère qu’elle sera ferme et définitive.

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Brésil : la démocratie corrompue Frédéric Louault

Depuis la réélection de Dilma Rousseff en octobre 2014, le Brésil connaît l’une des séquences politiques les plus complexes et instables de son histoire démocratique. Après plusieurs années de récession, le pays s’est enfoncé dans la crise économique, avec une contraction du produit intérieur brut de -3,8 % en 2015. Au niveau politique, la dégradation des relations entre Dilma Rousseff et le Congrès a paralysé l’action gouvernementale dès le début de l’année 2015. L’exacerbation des tensions a provoqué une implosion de la base alliée, puis, le 31 août 2016, la révocation de la présidente par le Congrès (au prétexte de manipulations comptables que Rousseff avait autorisées après sa réélection afin de réduire artificiellement le déficit budgétaire). Réalisée de manière brutale, abusive et indécente, la procédure de destitution contre la présidente réélue aura surtout eu pour effets de renforcer la polarisation politique et de fragiliser les institutions démocratiques. En outre, la forte médiatisation internationale liée à l’organisation des jeux Olympiques à Rio de Janeiro (du 5 au 21 août 2016) a donné une résonance particulière aux soubresauts de la vie politique nationale et détérioré l’image du Brésil à l’étranger. En toile de fond, les révélations qui se succèdent dans le cadre de l’affaire Lava Jato – un scandale de corruption d’une ampleur inédite dans l’histoire du Brésil et dans lequel les principaux partis politiques sont directement impliqués – jettent le discrédit sur la classe politique et font vaciller le système politique dans son ensemble. Au terme de cette année 2016, la démocratie brésilienne apparaît en lambeaux, rongée par les excès de ses représentants. Dans un article publié sur le site de l’Observatoire politique de l’Amérique latine et des Caraïbes (Opalc) en mars 2016, nous avons analysé les logiques de la crise politique qui se dessinait alors1. Nous avons montré que la procédure de destitution de Dilma Rousseff ne s’expliquait pas simplement par des facteurs conjoncturels (crise économique, scandales de corruption) ou individuels (manque de leadership de Rousseff, acharnement personnel d’Eduardo Cunha contre la présidente). Le calvaire politique de Dilma Rousseff s’inscrivait également dans un processus de plus long terme : la mue progressive du Parti des travailleurs (PT) qui, depuis l’élection de Lula en 2002, s’est accommodé des pratiques politiques traditionnelles – alliances politiques pragmatiques, échanges de faveurs, corruption, etc. – et s’est fait absorber par un système qu’il prétendait réformer. Le présent chapitre s’inscrit dans le prolongement de cette réflexion sur la mise à l’épreuve démocratique que traverse actuellement le Brésil. Nous ne revenons pas sur les causes conjoncturelles et structurelles de la destitution de Rousseff. Nous nous intéressons plutôt à ses conséquences pour la démocratie brésilienne. Pour ce faire, nous étudions d’abord les interprétations de la procédure de destitution et les enjeux soulevés en termes de légitimité démocratique. Nous montrons comment deux approches de la légitimité se sont opposées : la légitimité par les urnes (registre mobilisé par les anti-destitution) et la légitimité par les performances (registre mobilisé par les pro-destitution)2. Puis nous analysons certaines conséquences de cette destitution eu égard à l’évolution des rapports de force politiques (court terme) et à la stabilité démocratique (moyen terme). Loin de résoudre le problème de gouvernabilité du Brésil, la révocation de Dilma Rousseff a ouvert une nouvelle période d’instabilité, marquée par une profonde division de la société et une défiance accrue envers les institutions représentatives.

1 F. Louault, « La démocratie brésilienne à l’épreuve », Opalc, Sciences Po, 26 mars 2016 (www.sciencespo.fr/opalc/ content/la-democratie-bresilienne-lepreuve). 2 Cette distinction renvoie aux deux sources de légitimité énoncées par le politologue Fritz Scharpf : la légitimité par les fondements (input legitimacy) et la légitimité par les résultats (output legitimacy). Voir F. Scharpf, Governing in Europe. Effective and Democratic ?, Oxford, Oxford University Press, 1999.

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Les luttes de (dé)légitimation autour de la procédure de destitution La procédure de destitution à l’encontre de Dilma Rousseff s’est ouverte le 2 décembre 2015, lorsque le président de la Chambre des députés, Eduardo Cunha, a décidé de donner suite à une demande de mise en accusation qui lui avait été transmise par d’autres parlementaires quelques semaines plus tôt3. Elle s’est clôturée le 31 août 2016, lorsque la révocation définitive de Dilma Rousseff a été votée par le Sénat. Cette séquence politique a fait l’objet d’intenses luttes d’interprétation. Durant neuf mois, la présidente a été victime d’un véritable lynchage politique et médiatique visant à détruire sa légitimité tant interne (auprès des élites politiques) qu’externe (auprès de la population). Ses maladresses, son incapacité à dialoguer et son impuissance face à la détérioration de l’activité économique ont facilité le travail de ses détracteurs. Les ruptures de loyauté se sont multipliées et sa base législative s’est décomposée. Au moment de sa réélection, en octobre 2014, sa base alliée au Congrès rassemblait trois cent quatre des cinq cent treize députés (59 %) et quarante des quatre-vingt-un sénateurs (49 %). Lors du vote sur la recevabilité de la procédure de destitution, qui s’est tenu à la Chambre fédérale le 17 avril 2016, seuls cent trente-sept députés ont soutenu Rousseff (27 %). Puis à peine vingt sénateurs ont voté contre sa révocation le 31 août 2016 (25 %). Le motif de la procédure était pourtant contestable, comme cela a été souligné dans l’introduction de ce volume. Si le cadre légal a été respecté, le fait d’interpréter le maquillage des comptes publics comme un « crime de responsabilité » peut paraître tout à fait abusif. Cet outil démocratique qu’est la destitution a de fait été détourné de son objectif initial – permettre au Congrès de sanctionner un président qui aurait commis un crime grave – pour être utilisé comme une arme de destruction politique. Les membres du Congrès ont désacralisé la destitution avec une légèreté déconcertante, comme l’a illustré la théâtralisation du vote du 17 avril 2016 à la Chambre fédérale4. Pour les partisans de la révocation, l’enjeu était ailleurs. La principale rhétorique mobilisée pour justifier la destitution a été celle de la performance politique, avec un cadrage sur la notion de « gouvernabilité ». En parallèle, de nombreux opposants à Dilma Rousseff ont mobilisé l’argument de l’impopularité afin de contester sa légitimité (soutenant que la présidente avait perdu sa légitimité populaire). Cette simplification permettait d’opérer un raccourci entre impopularité et illégitimité. Et le fait que Rousseff ait été réélue au suffrage universel direct moins de deux ans plus tôt importait peu. Mais l’impopularité d’un dirigeant annihile-t-elle sa légitimité d’établissement ? Le principe électoral a beau être imparfait (« la majorité vaut pour le tout et le moment vaut pour la durée »)5, il n’en demeure pas moins un pilier classique de la légitimité démocratique. C’est cet argument qui a été avancé par les défenseurs de Dilma Rousseff afin de produire une contrenarration. Pour eux, la procédure de destitution répondait à une logique de « coup d’Etat ». Incapables de reprendre le pouvoir par les urnes, les opposants au PT auraient trouvé dans la destitution le moyen de provoquer une alternance anticipée, au mépris de la démocratie procédurale6. Si les intentions des opposants à Dilma Rousseff et au PT faisaient en effet peu de cas des principes démocratiques, la

3 Cette décision constituait clairement un acte de représailles : quelques heures avant, les députés du groupe PT à la Chambre des députés avaient décidé de soutenir l’ouverture d’une procédure contre Eduardo Cunha, afin de faire casser son mandat. Cunha avait déjà rompu avec le gouvernement et rejoint l’opposition le 17 juillet 2015, un jour après avoir été mis en cause dans l’affaire Lava Jato. 4 La vidéo de la session plénière (d’une durée de 9h50) est consultable sur le site de la Chambre fédérale : www2.camara.leg. br/atividade-legislativa/webcamara/arquivos/recentes/videoArquivo?codSessao=56015 (consulté le 15 janvier 2017). Joaquim Barbosa, ancien président du Tribunal suprême fédéral (2012-2014), a considéré cette session comme un spectacle « pathétique », « à pleurer de honte ». Seuls deux députés ont invoqué les manœuvres budgétaires pour justifier leur appui à la destitution. 5 P. Rosanvallon, La Légitimité démocratique, Paris, Le Seuil, 2008. Pierre Rosanvallon considère l’élection comme l’un des piliers classiques de la légitimité démocratique. Il parle dans ce cas d’une « légitimité d’établissement ». 6 Aécio Neves (PSDB), qui avait été battu par Dilma Rousseff au second tour de l’élection présidentielle de 2014, n’a d’ailleurs jamais reconnu sa défaite. Après avoir contesté les résultats, il avait appelé ses partisans à descendre dans la rue pour manifester contre la présidente réélue.

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rhétorique du coup d’Etat nous semble cependant peu crédible conceptuellement, dans la mesure où il n’y a pas eu une rupture claire de la légalité. Qui plus est, les auteurs ayant travaillé sur le concept de coup d’Etat distinguent plusieurs caractéristiques précises, que l’on ne retrouve pas dans le cas de la destitution de Dilma Rousseff : le caractère soudain et surprenant de l’événement (un « coup »), le recours à la violence, le risque pour les instigateurs en cas d’échec, etc.7. Dans le cas ici considéré, il s’agit plutôt d’une dérive du présidentialisme de coalition, les membres du Congrès s’étant engouffrés dans l’une des nombreuses failles du système politique. L’usage du terme « coup d’Etat » a toutefois permis au PT de rassembler les anti-destitution autour d’un slogan commun (« il n’y aura pas de coup ! »)8 et de sensibiliser la communauté internationale. Cela a aussi figé les enjeux sur une conception dichotomique – et réductrice – de la crise politique opposant les défenseurs de la démocratie (antidestitution) et les putschistes (golpistas). Le terme permettait enfin de construire un parallèle entre la rupture démocratique provoquée par l’intervention militaire de 1964 et la révocation de Dilma Rousseff en 2016, et donc d’alerter sur les risques de dérives post-destitution. Du point de vue de la généalogie, on remarque que l’emploi du terme « golpe » est apparu dès le mois d’octobre 2015 dans la bouche de Dilma Rousseff pour évoquer la menace de destitution9. Il faut dire que les demandes de mise en accusation se sont multipliées après sa réélection : pas moins de trente-quatre demandes ont été enregistrées à la Chambre des députés entre 2015 et 2016, contre quatorze durant son premier mandat10. Les présidents de la Bolivie (Evo Morales) et du Venezuela (Nicolás Maduro) avaient utilisé le terme « coup d’Etat » dès le mois d’octobre 2015 pour dénoncer les tentatives de déstabilisation contre Dilma Rousseff11. Au Brésil, le terme a d’abord été employé de manière générique – « coup » (golpe) – avant d’être spécifié par la suite : « coup démocratique » (golpe democrático) en octobre 2015, « coup parlementaire » (golpe parlamentario) en décembre 2015, « coup d’Etat » (golpe de Estado) en avril 2016. Il est ensuite devenu un leitmotiv pour les défenseurs de Rousseff jusqu’à la confirmation de la sentence. Et Dilma Rousseff a maintenu jusqu’au bout son cadre d’interprétation, comme l’a montré son discours de défense au Sénat, prononcé le 29 août 2016, durant lequel le terme « golpe » a été utilisé à dix reprises : « Nous sommes à un pas de la concrétisation du véritable coup d’Etat [golpe de Estado]. […] Je lance un dernier appel à tous les sénateurs : n’acceptez pas un coup [golpe] qui, au lieu de la résoudre, aggravera la crise brésilienne. […] Votez contre la destitution, votez pour la démocratie12. »

Deux jours plus tard, Dilma Rousseff prenait acte de sa destitution : « Les Sénateurs qui ont voté pour la destitution […] ont commis un coup parlementaire. […] Ils se sont approprié le pouvoir au moyen d’un coup d’Etat13. » Le bouclier de la légitimité d’établissement n’a donc pas résisté à la puissance du travail de délégitimation orchestré contre Rousseff par ses opposants et par les médias. Et Michel Temer (Parti du mouvement démocratique brésilien, PMDB), qui s’était plaint de n’être qu’un « vice-président décoratif14 », a pris position dans le fauteuil présidentiel. 7 Voir notamment la synthèse conceptuelle proposée par M. Bankowicz : Coup d’Etat. A Critical Theoretical Synthesis, Francfort, Peter Lang, 2012. 8 Littéralement : « não vai ter golpe ! ». Une chanson intitulée Não vai ter golpe a également été composée et interprétée par Beth Carvalho (www.letras.mus.br/beth-carvalho/nao-vai-ter-golpe/, consulté le 15 janvier 2017). Il s’agit là d’un usage classique des registres musicaux pour sensibiliser la population, émouvoir et élargir ainsi la base d’appui. Sur ce thème, voir C. Traïni, La Musique en colère, Paris, Presses de Sciences Po, 2008. 9 « Dilma diz que país vive um clima de “golpe democrático à paraguaia” », Folha de São Paulo, 9 octobre 2015 ; « Dilma diz que é “golpe” a tentativa de impeachment no Congresso », Jornal da Globo, 14 octobre 2015. 10 A titre comparatif, trente-quatre demandes avaient été enregistrées contre Lula (vingt-cinq durant son premier mandat, marqué par l’affaire du Mensalão, puis neuf durant son second mandat), et dix-sept contre Fernando Henrique Cardoso (un durant son premier mandat, puis seize durant le second). 11 « Maduro e Morales alertam para risco de “golpe de Estado” contra Dilma », El País, 14 octobre 2015. 12 « Íntegra do discurso de Dilma após impeachment », Jornal da Globo, 29 août 2016 (nous traduisons). 13 « Íntegra do discurso de Dilma após impeachment », Jornal da Globo, 31 août 2016 (nous traduisons). 14 « Vice decorativo ? As diferenças entre o papel de Temer e o de seus antecessores », BBC Brasil, 23 décembre 2015.

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Après la destitution, le chaos ? Vers une nouvelle séquence d’instabilité Derrière les luttes interprétatives visant à donner du sens à l’événement, de nouveaux rapports de force se sont construits parmi les élites politiques lors de la séquence de destitution. Le PT a peu à peu été lâché par ses alliés pragmatiques du centre et de la droite (PMDB, Parti républicain brésilien, Parti progressiste, Parti de la république). A l’issue de la procédure, l’isolement du PT était d’autant plus grand que les politiques menées depuis 2003 lui avaient préalablement fait perdre d’importants soutiens à gauche (militants, intellectuels, groupes politiques, etc.). S’il est redevenu le premier parti d’opposition, le PT est sorti extrêmement fragilisé de cette épreuve politique. Il doit en outre engager de multiples chantiers pour se reconstruire : renouveler son personnel politique et notamment ses cadres dirigeants, redéfinir son programme politique, reconquérir sa base militante, revoir sa politique d’alliance, nettoyer l’image d’un parti sali par le pouvoir, travailler sur son ancrage local, etc. La gestion de l’après-destitution constitue sans nul doute le plus grand défi de l’histoire du PT. De l’autre côté de l’échiquier politique, le gouvernement de Michel Temer souhaite marquer une rupture claire avec le PT. Les personnes ayant soutenu de près ou de loin Dilma Rousseff ont été évincées du gouvernement et de la haute administration et remplacées par des membres de l’opposition (au premier rang desquels le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB) et les Démocrates [DEM]). Le président a de facto nommé un gouvernement dont l’idéal-type est un homme blanc, riche et sexagénaire. Il n’a nommé aucune femme, aucun Noir. Par contre, sept des vingt-quatre nouveaux ministres ont vu leur nom cité dans l’affaire Lava Jato. Au niveau des politiques publiques, le nouveau gouvernement a également rompu avec le programme sur lequel Rousseff et Temer avaient été élus en 2014. Il ne s’agit nullement d’un gouvernement de transition ou d’union nationale, comme cela avait été le cas en 1992 après la destitution de Fernando Collor de Mello. Alors qu’une procédure de destitution est sensée sanctionner les actions personnelles d’un individu, la révocation de Rousseff a provoqué une purge gouvernementale, puis l’avènement d’un projet politique qui avait été minoritaire lors des élections de 2014. En ce sens, l’alternance politique qui résulte de la destitution peut être qualifiée d’illégitime. A court terme, les élections municipales qui se sont tenues en octobre 2016 ont néanmoins renforcé les tendances qui s’étaient profilées durant la procédure de destitution. Le PT s’est littéralement écroulé dans les urnes, obtenant son pire résultat depuis deux décennies. Il a perdu près des deux tiers de son implantation, tant en nombre de municipalités contrôlées (deux cent cinquante-six en 2016 contre six cent quarante-quatre en 2012) qu’en termes d’électorat (6,8 millions de votes au premier tour en 2016 contre 17,2 millions en 2012). Le PT a en outre perdu des villes-clés comme São Paulo (où le maire sortant Fernando Haddad a été battu dès le premier tour), et des villes-symboles comme São Bernardo do Campo, berceau politique de Lula. Cette déconfiture est en partie due à des facteurs nationaux, en particulier la mauvaise gestion de la crise économique, le rôle du PT dans l’affaire Lava Jato et le matraquage médiatique lié à la procédure de destitution. Mais ce contexte ne doit pas faire oublier des enjeux plus locaux, et l’incapacité du PT à se régénérer par la base. Cela dit, les autres partis politiques de gauche n’ont pas réellement tiré profit de l’affaiblissement du PT. L’électorat du PT s’est dispersé entre les votes blancs ou nuls, l’abstention et le transfert vers de petites formations politiques. Mais c’est surtout le PSDB qui se positionne comme principal bénéficiaire de l’effondrement du PT. Il progresse de près de quatre millions d’électeurs et d’une centaine de municipalités par rapport à 2012 (huit cent huit contre sept cent un). Il gagne surtout sept des vingt-cinq capitales étatiques (dont São Paulo) et dix-huit des quatre-vingt-treize villes de plus de deux cent mille habitants. C’est malgré tout le PMDB qui reste le premier parti au niveau local. Le parti de Michel Temer se renforce eu égard au nombre de municipalités contrôlées (mille trente-huit en 2016, contre mille dix-sept en 2012) mais a perdu près de deux millions d’électeurs entre 2012 et 2016.

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Le nouveau gouvernement a vu dans ces résultats une légitimation de la destitution. C’est négliger les caractéristiques spécifiques des élections intermédiaires au Brésil. Nul ne peut contester que les électeurs aient sanctionné à leur tour, et dans un contexte très spécifique, le bilan du PT. Mais cette réplique électorale de la destitution ne signifie ni un appui à Michel Temer (qui ne bénéficiait que de 14 % d’opinions favorables au moment des élections)15, ni un blanc-seing pour le nouveau gouvernement. Michel Temer a d’ailleurs été rapidement ramené à sa propre instabilité. Sa « légitimité d’établissement » est ouvertement contestée, tandis que son travail de légitimation par les performances n’a pas porté ses fruits à court terme. La reprise économique tarde à se profiler et les lois qui ont été votées fin 2016 – notamment l’amendement constitutionnel qui plafonne les dépenses publiques pour les vingt prochaines années (PEC 241) – suscitent un important mécontentement au sein de la société brésilienne. Surtout, le gouvernement et le Congrès sont plus que jamais empêtrés dans les scandales de corruption. En six mois, cinq ministres ont dû démissionner. Eduardo Cunha (PMDB), qui a été arrêté entre les deux tours des élections municipales, menace de passer aux aveux et de « faire tomber un second président ». Ira-t-il au bout de sa provocation ? Le 5 décembre, c’est le président du Sénat, Renan Calheiros (PMDB), qui a été temporairement suspendu de ses fonctions par la Cour suprême, avant d’être réintégré afin de ne pas mettre en péril la stabilité du régime politique. Puis le 17 décembre 2016, la justice brésilienne a achevé les auditions de soixante-dix-sept anciens dirigeants de l’entreprise Odebrecht, réalisées dans le cadre d’un accord de dénonciation contre remise de peine. Les dépositions ont ensuite été transmises à la Cour suprême pour y être analysées. Cette entreprise du BTP est au cœur de l’affaire Lava Jato et a financé de nombreux partis et candidats, le contenu des dépositions pourrait donc provoquer un nouveau séisme politique en 2017. La fuite dans la presse d’une déposition – celle de l’ancien vice-président d’Odebrecht, Claudio Melo Filho – fait d’ailleurs apparaître les noms de personnalités politiques de premier plan, dont le président Michel Temer (cité quarante-huit fois dans le rapport) et son chef de gouvernement, Eliseu Padilha. L’année 2016 s’est achevée dans un climat de profonde incertitude. La démocratie brésilienne est littéralement engluée. D’une crise économique et politique, le Brésil plonge vers une crise de régime. Michel Temer, qui a déjà plusieurs épées de Damoclès au-dessus de la tête, ira-t-il au bout de son mandat, fin 2018 ? Le PMDB parviendra-t-il à contenir les actions du pouvoir judiciaire ? Le gouvernement et le Congrès résisteront-ils à la pression populaire pour l’organisation d’élections anticipées ? Présentée comme une solution pour améliorer la gouvernabilité du pays, la révocation de Rousseff a au contraire ouvert une nouvelle période d’instabilité, que le maire sortant de São Paulo, Fernando Haddad, qualifie de « guerre civile froide16 ». La société brésilienne est plus clivée que jamais et la séquence de la destitution a joué un rôle important dans le renforcement de la polarisation. Les anti-PT et les pro-PT se retrouvent toutefois dans un rejet commun de leurs élites politiques. Illégitime et impopulaire, le gouvernement Temer incarne une génération politique arrivée à bout de souffle, pour avoir trop usé et abusé du pouvoir. Il ne manque qu’un déclic pour que la « guerre froide » se transforme en « union sacrée » contre Temer, aux dépens du régime démocratique17. Car derrière les enjeux conjoncturels, c’est le régime démocratique lui-même qui est fragilisé. L’alternance non électorale de 2016 a remis en question un quart de siècle de consolidation démocratique18. Comme dans la plupart des périodes de crise que le Brésil a connues dans son histoire, le règlement des conflits politiques s’est fait en dehors de l’arène électorale, dans un cercle fermé d’élites. Mais cette fois-ci, la solution n’a pas été négociée. Elle a été imposée par le détournement

« Com 14% de aprovação, Temer tem segunda pior popularidade em ranking das Américas », BBC, 5 octobre 2016. F. Haddad, « A saída para a crise não está prevista na Constituição », Carta Capital, 17 décembre 2016. 17 Selon une enquête de l’Institut Datafolha diffusée le 11 décembre 2016, 63 % des personnes interrogées souhaitaient la démission de Michel Temer et la convocation de nouvelles élections (Datafolha, Opinião Pública, 12 décembre 2016, « Reprovação a Temer sobe para 51 % »). 18 Sur l’apprentissage des alternances électorales, voir A. Przerworski, « Acquiring the habit of changing governments through elections », Comparative Political Studies, Vol. 48, n° 1, 2015, pp. 101-129. 15

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d’un instrument de la démocratie (la procédure de destitution). En agissant ainsi, les représentants ont corrompu la démocratie brésilienne, au sens étymologique latin corrumpere, qui signifie « briser totalement ». Cette corruption morale du régime constitutionnel s’est ajoutée à la corruption morale et financière du système politique, renforçant le discrédit de la démocratie. Le soutien à la démocratie est passé au Brésil de 54 % à 32 % entre 2015 et 2016, soit une chute de vingt-deux points19. Aucun autre pays d’Amérique latine n’a connu un tel recul.

Chronologie : de la réélection à la destitution de Dilma Rousseff (2014-2016) 26 octobre 2014 : Réélection de Dilma Rousseff (PT) et de son vice-président Michel Termer (PMDB). Le perdant Aécio Neves (PSDB) conteste les résultats et ses partisans sortent dans les rues de São Paulo pour réclamer une destitution. 5 décembre 2014 : Le PSDB appelle ses partisans à se mobiliser dans la rue contre la présidente réélue. 18 décembre 2014 : Le PSDB demande au Tribunal supérieur électoral d’invalider la réélection de Rousseff. 1er janvier 2015 : Dilma Rousseff débute son second mandat et annonce vouloir intensifier la lutte contre la corruption. 1er février 2015 : Eduardo Cunha (PMDB) est élu président de la Chambre des députés contre la volonté de Dilma Rousseff, qui avait soutenu un autre candidat. Il se dit « indépendant » du gouvernement. Un bras de fer politique s’engage entre Rousseff et Cunha. 26 février 2015 : La Chambre des députés ouvre une Commission d’enquête parlementaire pour enquêter sur les détournements de fonds liés à Petrobrás (dans le cadre de l’affaire Lava Jato). 3 mars 2015 : Le Tribunal suprême fédéral ouvre des enquêtes contre des personnalités politiques suspectées d’être impliquées dans l’affaire Lava Jato (initiée un an plus tôt, le 17 mars 2014). 15 mars 2015 : Manifestations contre la corruption et contre Dilma Rousseff. 15 avril 2015 : Le trésorier du PT, João Vaccari Neto, est emprisonné dans le cadre de l’affaire Lava Jato. 16 juillet 2015 : Eduardo Cunha est mis en cause dans l’affaire Lava Jato. 17 juillet 2015 : Eduardo Cunha rompt avec le gouvernement et déclare être dorénavant dans l’opposition. 30 juillet 2015 : Approfondissement de la crise économique. 21 octobre 2015 : Des parlementaires d’opposition remettent à Eduardo Cunha une demande de destitution pour crime de responsabilité en raison de « pédalages fiscaux ». 3 novembre 2015 : Le Conseil d’éthique de la Chambre des députés ouvre une enquête contre Eduardo Cunha, accusé de fausse déclaration sur de prétendus comptes cachés en Suisse. 25 novembre 2015 : Le sénateur Delcídio Amaral (PT), chef de la coalition gouvernementale au Sénat, est arrêté dans le cadre de l’affaire Lava Jato. 2 décembre 2015 : Le groupe PT à la Chambre des députés décide d’appuyer l’ouverture d’un jugement politique contre Eduardo Cunha. 2 décembre 2015 : Eduardo Cunha autorise l’ouverture d’une procédure de destitution contre Dilma Rousseff. 3 mars 2016 : Delcídio Amaral signe un accord de délation contre remise de peine avec le procureur général de la république, dans lequel il implique Dilma Rousseff et Lula. 4 mars 2016 : Perquisition au domicile de Lula, emmené de force au commissariat pour être entendu dans le cadre de la 24e phase de l’opération Lava Jato. 13 mars 2016 : Plusieurs millions de Brésiliens manifestent contre Dilma Rousseff et Lula. 19

« Em um ano, apoio à democracia no Brasil cai de 54% para 32% », Deutsche Welle, 5 septembre 2016.

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15 mars 2016 : Manifestations en soutien à Dilma Rousseff et à Lula. 17 avril 2016 : La Chambre des députés valide la procédure de destitution contre Dilma Rousseff (avec 367 votes sur 513). 12 mai 2016 : Le Sénat autorise la procédure de destitution (avec 55 votes sur 81). Dilma Rousseff est destituée temporairement et Michel Temer assume le pouvoir le temps de la procédure. 28 juillet 2016 : José Eduardo Cardozo, ancien ministre de la Justice et avocat de Dilma Rousseff, remet son rapport intermédiaire à la Commission de destitution. 10 août 2016 : Le Sénat recommande le jugement de Dilma Rousseff (avec 59 votes sur 81). 29 août 2016 : Dilma Rousseff est entendue par le Sénat. 31 août 2016 : Les sénateurs votent en faveur de la destitution définitive de Dilma Rousseff (avec 61 votes sur 81) mais s’opposent à ce qu’elle soit privée de l’exercice de toute fonction publique (avec 42 votes sur 81).

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La gestion politique d’une crise économique : guide de traduction électorale au Venezuela de Nicolás Maduro Eduardo Rios

Trois ans après l’arrivée au pouvoir de Nicolás Maduro, dauphin d’Hugo Chávez (1999-2013), le Venezuela affronte la plus profonde crise économique de son histoire pétrolière. Caractérisée par une inflation qui a atteint 720 % en 2016 selon le Fonds monétaire international (FMI) et des pénuries grandissantes de biens de consommation de première nécessité, elle a mis en évidence les limites du modèle économique de Chávez dans un contexte de chute des prix du pétrole. A l’aube de l’année 2017, le gouvernement Maduro semble impuissant face à l’ampleur de la crise. Son action aux commandes de l’exécutif a dévoilé son incapacité à trouver une formule permettant d’assainir cette situation critique. Cet aveu de faiblesse est d’autant plus problématique qu’à moins d’amorcer un virage autoritaire encore plus serré1, le gouvernement va devoir affronter une année pour le moins mouvementée : des élections régionales sont prévues fin 2017. Dans son labyrinthe, le général a pour l’instant décidé de repousser l’échéance électorale du référendum révocatoire2 au prix d’un affaiblissement des institutions démocratiques qui le légitiment. Cependant, l’obstination des chavistes à se maintenir au pouvoir a rendu invraisemblable toute perspective de victoire révolutionnaire par les urnes. A court de solution claire et efficace à moyen terme, le mouvement chaviste n’a fait que soupeser des options qui – à moins qu’il ne trouve très rapidement la réponse politique qui lui fait défaut depuis trois ans – ne devraient se traduire que par une dilution du pouvoir et un partage des responsabilités politiques avec des membres de l’opposition. La gestion de crise du pouvoir consiste à jouer sur les leviers de l’économie afin de limiter les retombées des désastreux résultats macroéconomiques sur la vie d’électeurs populaires qui se tournent vers l’opposition. L’avenir du mouvement lancé par Hugo Chávez dépend de la capacité de Nicolás Maduro à empêcher que la situation critique du pays ne se traduise en un raz-de-marée électoral en faveur de l’opposition, qui signifierait son exclusion de la vie politique vénézuélienne.

L’échec du système de gouvernement chaviste La crise économique que traverse le Venezuela depuis 2014 a mis en évidence l’incapacité de Maduro à adapter et réformer le modèle économique chaviste qui avait valu à son concepteur des succès électoraux à répétition. Cette formule politique fonctionnait grâce au flux de pétrodollars mis à la disposition de la présidence de la République grâce au contrôle de l’industrie pétrolière et à une politique monétaire expansive qui soutenait la consommation des citoyens les plus démunis grâce à des programmes de redistribution en bolivars, la monnaie locale. Le système politique du taux de change contrôlé3 reliait les deux systèmes : celui de l’économie dollarisée de l’industrie pétrolière et celui des politiques distributives du gouvernement socialiste.

« Le Venezuela qualifie de “coup d’Etat” sa suspension du Mercosur », Le Monde, 2 décembre 2016. La Constitution de 1999 autorise l’organisation d’un référendum révocatoire permettant de voter contre le président en place à mi-mandat (trois ans). Dans ce cas, au cours de la troisième année, le président doit démissionner et des élections sont organisées dans les quatre-vingt-dix jours qui suivent. Au-delà de la troisième année (à partir de janvier 2017, dans ce cas précis), le vice-président reprend le pouvoir jusqu’à la fin du mandat. Le gouvernement a ainsi manœuvré afin de pouvoir installer le Parti socialiste unifié du Venezuela (PSUV) au pouvoir jusqu’en 2019. 3 Au Venezuela, un système de taux de change contrôlé a été établi. Seul le gouvernement peut vendre des dollars à un prix qu’il détermine lui-même. Les demandes en dollars qui ne sont pas couvertes par ce système étatique le sont par 1 2

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Ce mécanisme de taux de change reposait sur la capacité des acteurs politiques aux manettes de cette complexe machine économique à en limiter les excès. Au pouvoir, Chávez avait su dévaluer la monnaie en réponse aux fuites de capitaux, puis réduire les importations à la suite de la crise de 2009 et de la chute subséquente des prix du pétrole. Il avait également multiplié les dépenses publiques en vue de l’élection présidentielle de 2012. Ce système politique exigeait un ordonnateur avec un capital politique propre et une équipe solide pour prendre des décisions souvent difficiles. Dépourvu du charisme de son prédécesseur et de ses connections avec le parti, Maduro a dû diluer le pouvoir de la présidence dans un pacte de gouvernement et concéder une part plus importante de la rente aux militaires, ce qui a entravé la gestion de ce système si performant pour gagner des élections. Les dysfonctionnements se sont traduits par une exacerbation de l’inflation en raison de l’augmentation des dépenses publiques soutenues par un accroissement de la masse monétaire en circulation en vue de l’élection présidentielle de 2012. Le gouvernement a tenté de contrôler la hausse des prix et donc d’enrayer l’inflation en fixant la valeur des produits de consommation de masse. Il est ainsi parvenu à diminuer la marge des producteurs, les obligeant à terme à vendre à perte. Nombre de petits et moyens producteurs ont décidé d’arrêter leurs opérations, provoquant ainsi les premières pénuries. La situation économique se dégradant sous l’effet de l’inflation, les entreprises vénézuéliennes ont commencé à acheter des dollars sur le marché noir, comme valeur refuge, et ont ainsi aligné l’économie vénézuélienne sur ce marché. En réponse à cette pression exercée sur le bolivar, le gouvernement n’a pas dévalué, mais a instauré un mécanisme baroque de taux de change. Le système de change contrôlé est ainsi passé en 2013 de deux taux de change (l’un officiel, l’autre au marché noir) à quatre taux de change (trois officiels et un au marché noir). Cette solution contreproductive a affolé les marchés nationaux, contribuant à accentuer la dévaluation et non à la contrecarrer. Cette pression additionnée à l’incapacité du gouvernement à payer les fournisseurs internationaux4 a aggravé le manque de produits de première nécessité (denrées alimentaires et médicaments). Cette dépréciation de la valeur du bolivar face au dollar a érodé le produit intérieur brut (PIB) du pays dès 2012. En 2016, le FMI prévoyait une chute de dix points du PIB. L’inflation et la dévaluation se sont aggravées lorsque les prix du pétrole ont chuté en 2015 (de cent à quarante dollars par baril), accentuant les problèmes décrits plus haut. Devenu seul importateur en gros du pays, le gouvernement a dû choisir entre payer les importations et honorer sa dette souveraine. Craignant qu’un défaut de paiement entraîne un embargo sur ses actifs pétroliers à l’étranger (notamment les raffineries de Citgo aux Etats-Unis), Nicolás Maduro a retenu la première option, aggravant de ce fait les pénuries massives en raison de la diminution des importations. Cette décision a ramené les volumes d’importation à leur niveau de 1999 (Graphique 1), lorsque Maduro était simple député du parti chaviste, et alors que la population du pays comptait six millions d’habitants supplémentaires (selon les projections du recensement de 2011) et affichait un taux de pauvreté de 60 % (selon le baromètre pauvreté de l’université UCAB5).

un marché noir décrété illégal en 2009. Pour complexifier la situation, le gouvernement a fixé plusieurs niveaux de taux de change. En définitive, ce système de taux de change contrôlé a donc engendré un système de taux de change multiple. 4 Le contrôle des changes a transformé la Banque centrale en exécutante de la majorité des achats en monnaie étrangère. En 2012, le gouvernement a retardé les paiements aux fournisseurs internationaux qui ont gelé les lignes de crédit des compagnies privées du pays. 5 http://w2.ucab.edu.ve/encuesta-de-pobreza.html (consulté le 15 janvier 2017).

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Graphique 1 Bank of America Dépenses publiques calculés par et calculs propres

Index du volume des biens d’importation et d’exportation (2000-2016) 400

Index évolution, (base 100=1999)

350

300

250

200

Volume de biens d'importations

150

100

50

Volume de biens et services d'exportation

0 2000

2010

2016

Note : Les données pour 2016 sont des estimations. Source : Bank of America et calculs propres

Aux prises avec cette conjoncture critique, le gouvernement a refusé de procéder à une réforme structurelle aux résultats économiques incertains et aux conséquences politiques potentiellement calamiteuses. Il a, au contraire, préféré agir sur les conséquences des dysfonctionnements du système, à savoir la désaffection politique, pour consolider ses soutiens électoraux. Cependant, l’ampleur de la crise a rendu inopérantes toutes les mesures cosmétiques entreprises par l’exécutif et a exacerbé les maux économiques du pays.

La crise économique vue par le bas Alors que le Venezuela est encore dans le palmarès des pays les plus violents du monde en 2016, eu égard au nombre de meurtres recensés, les problèmes les plus souvent cités par les personnes sondées sont le coût des denrées alimentaires (inflation) et la difficulté à se procurer des marchandises (pénuries)6. C’est justement sur ces leviers que le gouvernement a essayé d’agir en 2016 afin d’atténuer l’hostilité des électeurs à son égard. A cette fin, il a activé la machine économique du système chaviste une fois de plus. Amoindrie, elle n’a fait qu’aggraver les problèmes économiques du pays, non seulement en amplifiant l’inflation et la dévaluation de la monnaie nationale, mais aussi en contribuant à dégrader les conditions sociales des citoyens les plus démunis. Le gouvernement a tenté de limiter les pénuries par une mesure politique de répartition de denrées alimentaires, mise en œuvre par les Comités locaux d’approvisionnement et de production (CLAP). La distribution d’un sac d’aliments par semaine n’a cependant pas suffi à pallier les difficultés à se procurer les biens de consommation courants. Contraint par une chute des prix du pétrole et une évaporation des réserves internationales, le gouvernement n’a pas été en mesure de satisfaire la demande du pays.

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Sondage Keller y asociados, troisième trimestre 2016.

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Par ailleurs, en dépit des déclarations publiques récurrentes annoncant l’arrivée dans les ports vénézuélien de bateaux remplis de marchandises, le gouvernement n’a que très peu fait pour remédier à la pénurie de médicaments. Il a même interdit aux organisations non gouvernementales d’approvisionner le pays avec des médicaments donnés notamment par les associations caritatives religieuses. Accepter l’aide internationale revenait à admettre l’état désastreux de la situation économique. L’exécutif a préféré miser sur sa propagande plutôt que de reconnaître l’état de « crise humanitaire » dans lequel se trouvait le pays, prérequis pour recevoir de l’aide d’organismes internationaux. Cette pénurie de nourriture et de médicaments a engendré une diminution de la quantité d’aliments consommés dans le pays. Le président lui-même a fait référence au manque de nourriture à la télévision nationale en parlant, sur un ton humoristique, d’un « régime [alimentaire] révolutionnaire pour perdre du poids ». Bien que le gouvernement ait semblé disposé à limiter le déficit fiscal soutenu par « la planche à billets » en 2016 (Graphique 2), les ministres chargés de l’économie ont relancé le soutien à la consommation en relevant le salaire minimum et en finançant ce soutien par une augmentation des liquidités7. Ces nouvelles liquidités injectées dans l’économie vénézuélienne en déliquescence ont été utilisées pour acheter des dollars, creusant le taux de change sur le marché parallèle qui est passé de 1 100 à 4 500 bolivars fuerte/dollar8. La valeur du bolivar a donc été divisée par quatre entre octobre et décembre 2016. Preuve du déni gouvernemental face au problème de l’inflation, en décembre 2016, la principale plateforme électronique de paiement par carte bleue a cessé de fonctionner. Face au refus du gouvernement d’imprimer de nouveaux billets – ce qui revenait à reconnaître le problème de l’inflation – la majorité de transactions ont été réalisées par voie électronique, et les serveurs n’ont pu répondre au surcroît de demandes d’information. Cette érosion du bolivar devrait aggraver les pénuries et les terribles conséquences sociales qui leur sont associées. Index du volume des biens d’importation Moyenne mensuelle des quatre taux de change et d’exportation (2000-2016) au Venezuela (2016) Graphique 2 Graphique 3 Dépenses publiques

Dépenses déflatées



Dépenses publiques

Moyenne mensuelle des quatre taux de change (2016) 5000

Bolivars/$ (échelle log)

Dollar Noir

Millards 14000 de bolivars

60 Millards de Bolivars de 1999

12000

50

10000

40

Diprom

500

8000 30 6000 20

4000

10

Sicad 2

50

2000

0

0 2000

2010

Sicad Taux Officiel 5

2016 janv.

base 100=1999 Source : FMI

juin

déc. Source : BCV Dollar Today

Confronté à une crise économique sans précédent mais escomptant une éclaircie sur le marché des changes et dans la perspective d’une élection que le gouvernement a repoussée, fort d’une interprétation libérale de la Constitution et d’un contrôle complet des institutions du pays, Maduro a réactivé la

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A. Oliveros et P. Navarro, « El dólar paralelo y la esquizofrenia del mercado cambiario », Prodavinci, 29 novembre 2016. Quelques semaines plus tard, il s’est stabilisé à 3 500 bolivars fuerte/dollar.

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machine économique d’Hugo Chávez. Cependant, compte tenu de l’ampleur de la débâcle, la population a accueilli cette demi-mesure avec un scepticisme qui a alimenté une panique dans le système bancaire parallèle du taux de change. Cette dernière a contribué à la dégradation de l’économie vénézuélienne et de la politique monétaire qui a sapé la grande majorité des succès du socialisme du xxie siècle.

L’usure du pouvoir Conscient de son impuissance, le gouvernement a accepté d’ouvrir le dialogue avec les forces d’opposition qu’il s‘était efforcé de neutraliser jusqu’alors en paralysant de fait l’Assemblée nationale9 et en annulant des élections. L’opposition avait obtenu deux tiers des sièges lors des élections législatives de 2014 et demandait depuis lors la tenue d’un référendum révocatoire en 2016. Engagé sous les auspices du Vatican et du Marché commun du Sud (Mercosur), le dialogue a été interrompu sous la pression des radicaux des deux bords, mais surtout en raison de l’incapacité du gouvernement à renégocier son hégémonie sur les institutions de l’Etat (arbitrage électoral et Cour suprême de justice). Bien que le gouvernement ait consenti à libérer certains prisonniers politiques, ce dialogue n’a eu pour effet que d’asseoir Maduro et le chavisme à la présidence du pays au moins jusqu’en 2019. Cette obstination à s’accrocher aux rênes du pouvoir est périlleuse pour le gouvernement vénézuélien. Sur le plan politique, le pays subit les pressions diplomatiques de la présidence de l’Organisation des Etats américains et a été suspendu du Mercosur en décembre 2016. Sur le plan économique, il fait face à un risque de défaut de paiement en 2017 plus aigu encore que celui qu’il a connu en 2016. Le faux pas politique de l’opposition qui a permis au gouvernement de noyer le processus du référendum révocatoire, l’oblige à résoudre une situation économique qu’il n’a pas les moyens de traiter, dans un contexte international qui lui est extrêmement hostile. Dans ces conditions, l’année 2017 annonce des restrictions économiques encore plus sévères pour les électeurs potentiels d’un gouvernement qui va devoir affronter la plus difficile des épreuves de la révolution bolivarienne.

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La Cour suprême a annulé toutes les lois votées par l’Assemblée nationale et l’a privée du pouvoir de voter le budget.

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Le Nicaragua entre dérives autoritaires, népotisme et magie électorale Maya Collombon

Tout comme le décès du lider massimo a rappelé les nombreux paradoxes du régime castriste, les élections présidentielles nicaraguayennes du 6 novembre 2016 ont mis en évidence les contradictions du régime sandiniste depuis son retour au pouvoir dix ans plus tôt. Pour de nombreux anciens sandinistes ou guérilleros, il ne s’agit plus tellement aujourd’hui de parler de sandinisme mais bien d’« orteguisme », tant il semble que le clan familial réuni autour de Daniel Ortega et de sa femme Rosario Murillo concentre l’ensemble des pouvoirs de l’Etat. Qu’est-il donc advenu de l’expérience sandiniste des années 1980 ? A l’aventure révolutionnaire pluraliste qui avait enthousiasmé la gauche européenne et latino-américaine ? Il semble bien que le modèle sandiniste des années 1980 ait laissé place à un régime beaucoup plus pragmatique, où la rhétorique révolutionnaire n’est rien de plus qu’un vernis sur un système économique néolibéral fondé en priorité sur les intérêts des nouvelles élites sandinistes. Certes, les deux premiers mandats de Daniel Ortega depuis la victoire du Front sandiniste de libération nationale (FSLN) aux présidentielles de 2006 ont incontestablement été des moments de succès économiques favorisant un certain recul de la pauvreté et une consolidation des appuis populaires au parti sandiniste. Mais l’écrasante victoire (72,44 % des voix) qui inaugure ce troisième mandat est aussi le signe d’une déliquescence de l’Etat de droit et d’une croissante hégémonie sandiniste aux relents autoritaires. Désormais fragilisé par l’abandon de ses appuis stratégiques et financiers vénézueliens et par l’accroissement des contestations, notamment autour du projet de Grand Canal1, le Nicaragua pourrait bien se confronter à l’avenir à des déconvenues économiques et à une augmentation des conflits politiques et sociaux.

2016, une élection sur mesure Le 6 novembre 2016 n’a pas été une journée électorale tout à fait comme les autres. Une succession de petits détails soulignent à quel point cette élection a dérogé aux « habitudes », certes récentes, des élections nicaraguayennes précédentes. A Managua, à proximité immédiate de la maison présidentielle, qui est aussi le siège du parti sandiniste, un bureau de vote a été tout spécialement ouvert pour deux votants seulement : Daniel Ortega, président de la République sortant et candidat à sa réélection pour le FSLN, et sa femme, Rosario Murillo, candidate à la vice-présidence. Dans toute la ville, les responsables de bureaux de vote ont inauguré des pratiques électorales de circonstance : des militants sandinistes qui parcouraient la capitale pour encourager les nombreux bénéficiaires des programmes sociaux du gouvernement à exercer leur droit de vote ; des véhicules de l’Etat et des fauteuils roulants mis à disposition des personnes âgées et des handicapés pour les accompagner de leur domicile aux lieux de vote ; des bureaux de vote qui fermaient deux heures après l’heure officielle de clôture… Ces pratiques ponctuant le processus électoral ont mis en exergue, alors qu’elles cherchaient à le minimiser, le phénomène le plus notable de cette élection : l’abstention. Dans un pays qui n’applique les procédures de la démocratie électorale que depuis 1990, la participation aux élections présidentielles a toujours été très élevée : 78,1 % en 1990, 75,6 % en 1996, 75 % en 2001, 74,2 % en 2006 et 71,8 % 20112. Mais en 2016, rien des habituelles longues files devant

1 M. Collombon, « Le Grand Canal, l’offrande sandiniste aux Nicaraguayens », in « Amérique latine - L’année politique 2015 », Les Etudes du CERI, n° 217-218, décembre 2015. 2 Les résultats officiels des élections sont disponibles sur le site du Conseil suprême électoral (CSE) : www.cse.gob.ni/fri3/ respres1.php et sur ceux de l’Institute for Democracy and Electoral Assistance (IDEA) : www.idea.int/ (consultés le 15 janvier 2016).

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les centres de vote. A quelques exceptions près, les bureaux de vote et les rues étaient vides, l’affichage électoral presque inexistant, seule la présence de la police nationale sur tous les grands axes et rondspoints de la capitale semblait signaler que la journée du 6 novembre était bien celle des élections générales. Selon les estimations du Front large pour la démocratie (FAD), réunissant un ensemble hétérogène d’opposants au régime (partis libéraux, mouvement de rénovation sandiniste [MRS]3, anciens Contras [contre-révolutionnaires] et mouvements sociaux), près de 78 % des Nicaraguayens ne se seraient pas rendus aux urnes ce jour-là4. S’il est difficile de confirmer ce retournement (de 75 % environ de participation à plus de 75 % d’abstention5), il est fort probable que le taux réel d’abstention soit plus proche de celui avancé par le FAD que de celui annoncé officiellement par le Conseil suprême électoral (CSE), l’institution en charge du processus électoral, pour lequel il s’établirait à moins de 35 %. Quelques jours avant l’élection, un ancien militant sandiniste s’insurgeait : « Tout est déjà prévu : le Conseil suprême électoral connaît déjà le pourcentage de votes pour Daniel et celui qui sera attribué aux partis dits de l’opposition. La seule chose qui retarde le CSE, c’est que les gens votent6 ! »

Pourtant, aux dires de la première dame et candidate à la vice-présidence, Rosario Murillo, jamais une élection nationale n’avait été aussi bien organisée. Et pour cause, tout laissait prévoir la victoire absolue : pas d’opposition, pas de campagne, pas d’observateurs extérieurs nationaux ou internationaux, pas de médias indépendants accrédités, aucune garantie de transparence. Les événements politiques des derniers mois précédant l’élection expliquent en partie l’importance du taux d’abstention du 6 novembre. En juillet 2016, le principal parti d’opposition et deuxième parti aux élections générales de 2006, le Parti libéral indépendant (PLI) a été privé par le CSE, sous la coupe de Daniel Ortega, de sa personnalité juridique. Son candidat, Eduardo Montealegre, accusé avec son frère de corruption, a été mis hors jeu. Quelques semaines plus tard, les vingt-huit députés et suppléants de l’opposition (PLI et son allié le MRS) apprenaient par un communiqué télévisuel de la présidente de l’Assemblée nationale qu’ils étaient démis de leurs fonctions. Du jour au lendemain, ces derniers n’ont plus eu accès à l’Assemblée. Dernier acte, le FSLN ne pouvant concourir seul aux élections générales prévues trois mois plus tard, le CSE a repêché les partis éliminés lors des dernières élections présidentielles pour n’avoir pas obtenu, selon la loi électorale, les 4 % nécessaires à leur maintien aux élections suivantes. Il a ainsi remis en jeu quatre partis ayant obtenu de très faibles résultats en 2011 (Parti libéral constitutionnel [PLC], Parti conservateur, Alliance libérale nicaraguayenne, Alliance pour la république) et a même trouvé un candidat allié du FSLN pour porter les couleurs du PLI aux élections ! Des candidats que personne ne connaissait et ce d’autant plus qu’il n’y a pas eu de campagne électorale : « Ils ne sont connus que dans leur maison » tonnait un passant. « La seule manifestation électorale que j’ai croisée, racontait un chauffeur de taxi militant du PLI, c’était un meeting du PLC. Ils étaient huit dans un 4x4, je les ai comptés. Même moi, si je sors en cortège avec ma famille dans la rue, je fais mieux ! » Le jour de l’élection, un jeune militant du MRS s’étonnait :

Les chiffres présentés ici sont ceux de l’IDEA, le site du CSE ne présentant désormais plus que les résultats de l’élection de 2016. 3 Le MRS est une scission du FSLN, né en tant que parti politique en 1995. Il a été interdit lors des élections de 2008. Aux élections de 2011, il était allié au PLI. Depuis la campagne 2016, il est un des membres fondateurs du FAD. 4 La journée d’élections du 6 novembre a été largement documentée par le FAD et commentée en ligne à travers les réseaux sociaux, notamment Facebook. Le FAD a également publié un rapport sur le déroulement des élections : Informe cuidadano, Elecciones 2016, un fraude y una farsa, Managua, 12 novembre 2016. 5 Dans son rapport, le FAD a explicité le mode de surveillance des élections qui a consisté à un opérer un choix représentatif de bureaux de vote sur l’ensemble du territoire national, mobilisant des centaines d’« observateurs citoyens » selon l’expression du FAD. Ces derniers ont envoyé des centaines de rapports et des milliers de photos des bureaux de tout le pays. Cependant, faute d’autre observation indépendante, ce chiffre doit être considéré avec précaution. 6 Les extraits d’entretiens proviennent d’un terrain effectué entre fin octobre et début novembre 2016 pendant la campagne électorale et le jour des élections à Managua.

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« Aucun de mes amis n’est allé voté. Même ceux qui n’ont aucun rapport avec le parti, même ceux dont les parents travaillent pour le gouvernement. Ils ont posté sur leur compte Facebook des photos de leur doigt propre [chaque votant a le doigt tâché d’encre indélébile pour éviter le double vote] avec comme commentaire "je ne jette pas mon vote (Yo no boto mi voto)" ».

En réponse à ces attaques successives, l’opposition s’est organisée dès le mois d’août au sein d’une large coalition, le FAD. Sa première action a consisté à manifester dans les rues de Masaya, une ville à proximité immédiate de la capitale. Plusieurs milliers de personnes ont participé à la marche et appelé à l’abstention. De semaine en semaine, les manifestations sous le slogan « je ne jette pas mon vote » se sont multipliées dans tous les pays, notamment dans le centre et le nord du Nicaragua. Hors de la capitale, près d’une cinquantaine de manifestations ont ainsi réuni les opposants des partis libéraux, les anciens Contras, les sandinistes anti-Ortega et une multiplicité d’organisations de paysans et de femmes. Quelques jours avant l’élection, les manifestations anti-vote ont encore mobilisé dans le nord du pays, ancien bastion contra pendant la guerre civile des années 1980, plusieurs milliers de manifestants en majorité paysans, libéraux et anciens Contras qui s’opposaient non seulement à la « farce électorale » que représentait à leurs yeux le processus électoral, mais aussi à la loi 840 qui a octroyé à une entreprise chinoise, HKND, la possibilité d’exproprier des paysans de leurs terres dans le cadre d’un mégaprojet de canal interocéanique. De fait, depuis 2013 et surtout 2014, les manifestations contre le Grand Canal n’ont cessé de prendre de l’ampleur et ont soudé un important mouvement d’opposition paysanne dans toutes les zones affectées par les expropriations, où se retrouvent anciens sandinistes comme Contras. L’opposition à Ortega a reconfiguré les appartenances partisanes et divise maintenant la gauche sandiniste entre partisans et opposants à Ortega. D’un autre côté, elle réunit une droite libérale et une droite conservatrice désormais massivement opposées au gouvernement. Enfin, même s’il est difficile de connaître la véritable ampleur de l’abstention du 6 novembre 2016, elle pourrait bien signifier que la campagne contre le vote a fait des émules bien au-delà des seuls opposants politiques.

Hégémonie sandiniste et projet familial En 2006, après seize ans passés dans l’opposition, Daniel Ortega est en effet revenu au pouvoir sous la bannière du FSLN. Ce retour à la tête de l’Etat a été rendu possible grâce à l’un de ses anciens ennemis politiques, ancien président de la République pour le PLC de 1996 à 2001, Arnoldo Alemán. En 2000, empêtrés dans des affaires judiciaires (Ortega était accusé par sa fille adoptive Zoilamérica Narváez d’abus sexuel pendant son enfance7 et Alemán d’abus de biens sociaux et corruption), les deux hommes ont conclu un accord politique, connu sous le nom d’« El Pacto », leur assurant l’immunité parlementaire à vie et une répartition des postes de pouvoir au sein des principales institutions de l’Etat : CSE, Conseil suprême de justice, parquet de la république… Grâce à ce pacte, ils sont aussi parvenus à modifier la loi électorale, et ce pour la bonne fortune de Daniel Ortega. En effet, la nouvelle loi permet l’élection du président dès le premier tour s’il obtient plus de 35 % des voix avec plus de 5 % d’avance sur son premier concurrent. En 2006, Ortega a remporté 38 % des voix, soit un taux proche de celui qu’il a régulièrement obtenu depuis 1990, face à une droite divisée qui n’est pas parvenue à empiéter sur la marge des 5 %. Il a ainsi été élu dès le premier tour.

7 D. Lacombe, « L’affaire Zoilamérica Narváez contre Daniel Ortega ou la caducité de “l’homme nouveau” », Problèmes d’Amérique latine, n° 73, 2009, pp. 73-100.

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Dès sa prise de pouvoir en janvier 2007, Daniel Ortega a mis en place, avec l’aide précieuse de sa femme, un système de pouvoir au centre duquel se trouve le clan familial. Ce dernier s’appuie sur un ensemble hétérogène d’alliés : le Fonds monétaire international auquel il a garanti la poursuite des politiques macroéconomiques de type néolibérales ; le Venezuela d’Hugo Chávez dont il a obtenu les fameux pétrodollars qui irriguent l’économie nationale et financent la mise en œuvre de vastes programmes sociaux ; le très conservateur cardinal Obando y Bravo caution catholique du régime ; la Russie de Poutine qui l’a assuré de son appui militaire ; et, enfin, sous l’impulsion de son fils Laureano Ortega, le mystérieux homme d’affaire chinois, Wang Jing, qui a obtenu la concession pour la construction du canal interocéanique. Ce système d’alliances s’appuie en outre sur la structure du parti sandiniste, qui est devenu hégémonique en l’espace d’un mandat. En 2008, le FSLN a remporté la quasi-totalité des grandes villes du pays à l’occasion d’élections municipales controversées8. Les accusations de fraude ont fusé, de grandes manifestations ont été réprimées dans la capitale. L’opposition a demandé, en vain, la démission du président du CSE, Roberto Rivas. Confirmé à son poste, il a ainsi été désigné chef d’orchestre des élections suivantes par Daniel Ortega. Etroitement contrôlées, les élections générales de 2011 ont consacré l’imposante victoire du système Ortega : Daniel Ortega a été réélu avec 62 % des voix malgré la règle constitutionnelle qui interdit à la fois la réélection consécutive et l’exercice d’un troisième mandat (il a été président pour la première fois de 1984 à 1990), tandis que son parti, le FSLN, a obtenu la majorité absolue des sièges à l’Assemblée nationale. Durant cette nouvelle mandature, il n’y a plus rien d’inconstitutionnel qui ne puisse devenir constitutionnel inopinément. Trois ans plus tard, en 2014, Daniel Ortega obtiendra finalement du Conseil suprême de justice l’autorisation de mettre en œuvre la réforme qu’il appelait de ses vœux : l’inscription dans la Constitution du principe de réélection illimitée du président. Tandis que Daniel Ortega soignait ses alliés et s’assurait la possibilité d’une réélection ad vitam aeternam, sa femme Rosario Murillo gérait la maison-pays qu’elle contrôle d’une main de fer. Elle a parachevé l’édifice du pouvoir en créant les comités de pouvoir citoyen (CPC), entités de proximité du parti sandiniste très fortement implantées dans les quartiers et les zones rurales et chargées de la distribution des programmes sociaux (une tôle de zinc, une poule ou un petit cochon, un panier de vivres, un cartable…). Les CPC sont aussi la courroie de transmission du pouvoir vers les quartiers et du contrôle étroit de la population. Le jour de l’élection, ce sont aussi les CPC qui sont chargés d’aller chercher les gens du quartier pour qu’ils aillent voter. Un dimanche, dans un quartier populaire de la capitale, un groupe du CPC local s’est approché d’une maison : « Monsieur X est-il là ? – Pourquoi ? – Nous venons le chercher pour qu’il vienne voter. » L’homme était absent, il s’est donc éloigné. Plus loin, il a abordé une vieille dame à laquelle il a proposé une voiture et un fauteuil roulant. Elle a finalement été installée dans la chaise et chargée assise à l’arrière du 4x4 pour être amenée au centre de vote dont elle dépendait. Cette pratique, localement appelée pastorear (littéralement « garder le bétail »), était censée permettre de ramener « les agneaux » dans le droit chemin et les votants sur le chemin du sandinisme. Mais ce dimanche, le travail de pastoreo a été difficile. Une militante sandiniste chargée de ramener des gens au bureau est revenue en colère après plus de deux heures à faire du porte à porte : « Personne n’a voulu me suivre au bureau de vote ! Pourtant, dans le quartier, ils ont tous reçu un bénéfice [d’un quelconque programme social] ! Le parti n’oubliera pas, ils verront bien. »

Et le parti n’oublie pas, ne pardonne pas, à l’image de Rosario Murillo. Grande prêtresse de l’amour, de la paix et de l’harmonie depuis qu’elle a fait sa conversion religieuse, la dame de fer nicaraguayenne a enfin obtenu, avec la vice-présidence, la reconnaissance d’un pouvoir qu’elle exerçait de fait depuis le premier mandat de son mari. Avec la majeure partie de leurs onze enfants à des postes de

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G. Bataillon, « Nicaragua : fraude électorale et coups de force », Esprit, vol. 6, juin 2009, pp. 173-181.

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responsabilité au sein de l’Etat ou dans les médias et une grande partie des cousins, oncles et tantes dans l’administration publique, le Nicaragua contemporain est un peu devenu une histoire de famille. Le clan familial qui contrôle jusqu’aux derniers interstices du pays est aussi l’une des principales fortunes d’Amérique centrale. Outre de très nombreux biens fonciers et liquidités, le clan Ortega est aussi propriétaire de la totalité des chaînes nationales de télévision (à la seule exception du Canal 12) et de radio. Aussi, le soir des élections, tandis que le FAD ne cessait de publier en ligne les photos de bureaux de vote absolument vides, les chaînes de télévision ont vanté l’une après l’autre un processus électoral réussi, n’ayant donné lieu à aucune explosion de violence. Aux alentours de minuit, le CSE a annoncé les premiers résultats partiels, la victoire imposante de Daniel Ortega et Rosario Murillo, et a congratulé la population nicaraguayenne pour sa « forte participation de plus de 65 % » dans un processus électoral qui se serait déroulé, selon les mots de la première dame et future vice-présidente, dans « la solidarité, l’harmonie, la paix chrétienne et l’amour ». Cette « magie électorale » qui invite à considérer les chiffres officiels avec circonspection résume en partie la situation démocratique d’un pays qui a désormais troqué le rêve révolutionnaire contre un pragmatisme économique néolibéral volontiers autoritaire, et qui, au-delà de la rhétorique populaire, favorise surtout le clan familial au pouvoir.

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Malaise au Chili : « le pays tombe en morceau » ? Antoine Faure et Antoine Maillet

Début septembre 2016, le multimilliardaire chilien Andrónico Luksic, à la tête d’un conglomérat familial dont les activités vont de l’extraction minière à la banque, en passant par le transport maritime, la production de bière, les médias et une multitude d’autres activités, a créé la polémique en affirmant : « le pays tombe en morceau1 ». Même s’il a ajouté dans la foulée « tous ensemble nous devons le sauver2 », sa déclaration est venue alimenter un débat, ouvert depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement Bachelet, sur l’orientation des politiques nationales et a attisé la controverse entre le gouvernement et le patronat sur la situation du Chili. Luksic exprimait également la préoccupation des élites face à l’émergence d’un mouvement social contre le système des retraites, qui a donné lieu à des manifestations portées par le slogan « c’est quoi ce bazar, il y a de l’argent pour les corrompus mais pas pour les retraités3 ». Ces propos reflètent deux visions opposées des problèmes actuels du Chili. Cependant, l’une comme l’autre témoignent du sentiment de malaise qui règne actuellement dans le pays, et qui laisse les analystes craindre une possible crise de confiance, de représentation ou de légitimité. Pour caractériser cette situation, nous passons tout d’abord en revue certaines données économiques et politiques, et nous rendons compte de divers scandales ayant nourri la désaffection des Chiliens à l’égard de leur classe politique. Nous rappelons ensuite comment ce malaise s’est aussi traduit par des mobilisations, qui sont parfois parvenues à infléchir l’action publique sans toutefois véritablement satisfaire les demandes sociales. Finalement, dans un exercice de prospective relativement contrôlé, nous dressons le panorama politique à un an des élections législatives et surtout présidentielles.

Une crise, mais quelle crise ? Le Chili est-il en train de plonger dans une crise généralisée comme le Venezuela ou le Brésil ? Cela ne semble pas être le cas pour l’instant. Sur le plan économique, la croissance a certes ralenti, mais elle reste positive (autour de 2 %). Et malgré une légère augmentation, le chômage reste en dessous de 7 %. Si la préoccupation de Luksic exprime sans doute un sentiment relativement partagé par le grand patronat, elle est moins liée à la situation actuelle qu’à une crainte de ce qui pourrait advenir. Dès le début de la seconde présidence Bachelet, en 2014, les politiques publiques mises en œuvre ont fait l’objet de vives critiques, en particulier la réforme fiscale destinée à financer des politiques ambitieuses en matière d’éducation4. Dans le même temps, la discussion engagée sur le projet de nouvelle Constitution5 a éveillé la crainte d’un changement politique radical, qui fait immanquablement écho à l’expérience du gouvernement Allende (1970-1973) et son issue tragique. Les réformes entreprises

1 « El país se está cayendo a pedazos ». V. Cofré, « Andrónico Luksic, presidente de Quiñenco : “El país se está cayendo y entre todos debemos levantarlo” », La Tercera, 3 septembre 2016. 2 « Entre todos debemos levantarlo ». Ibid. 3 « Cómo es la hueva, hay plata para corruptos y no para jubilar ». Ibid. 4 Voir A. Maillet, « Le second mandat de Michelle Bachelet : le changement, c’est maintenant ? », in « Amérique latine L’année politique 2014 », Les Etudes du CERI, n° 207-208, décembre 2014. 5 Voir A. Maillet, « Le Chili en route vers une nouvelle Constitution : un chemin semé d’embûches », Observatoire politique de l’Amérique latine et des Caraïbes (www.sciencespo.fr/opalc/content/le-chili-en-route-vers-une-nouvelleconstitution-un-chemin-seme-dembuches, consulté le 22 novembre 2016).

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font resurgir le spectre du « chaos » pour la haute bourgeoisie, et ne satisfont pas non plus des mouvements sociaux et une opinion publique aux revendications croissantes6. Les germes du malaise chilien sont donc à chercher ailleurs, peut-être dans une crise de représentation. Comme dans beaucoup d’autres pays, mais de manière particulièrement intense, le gouvernement et la classe politique en général souffrent de discrédit aux yeux de la population. La présidente Bachelet, dont le taux de popularité avait atteint 80 % à la fin de son premier mandat, avait triomphalement emporté l’élection présidentielle en 2014. Sa cote de popularité est depuis descendue sous la barre des 20 % en 2016. Avant qu’elle enregistre un léger mieux au cours du second semestre, certains envisageaient même qu’elle puisse descendre en dessous des 10 %. Seuls les partis politiques connaissaient déjà une telle impopularité, avec 5 % seulement de la population qui leur accordait leur confiance7. Selon la même enquête, 8 % de la population faisait alors confiance au Congrès. Ces résultats ne se traduisent pas pour autant par une forte protestation, mais témoignent pour le moins de la distance entre les citoyens et la démocratie représentative, qui laisse penser qu’une crise de légitimité affecte la classe politique chilienne. En effet, exceptée une frange de la population attentive à la politique, et de plus en plus encline à la mobilisation, la grande majorité exprime un désintérêt grandissant. Ainsi, les élections municipales d’octobre ont connu un taux de participation très faible (35 %). Elles se sont tenues dans une ambiance délétère en raison de la modification du lieu de votation de près de cinq cent mille électeurs à la suite d’une erreur du Service électoral. Ce problème est venu s’ajouter à une longue liste de scandales qui rythment la vie publique depuis près de deux ans, et qui alimentent probablement ce malaise : affaires relatives au financement de la vie politique, drame des décès non élucidés du Service national des mineurs (enfants et adolescents), ou encore épisode de la retraite dorée de l’ex-épouse du président de la Chambre des députés, après n’avoir travaillé que quelques mois au sein de l’administration pénitentiaire. Bien que de nature et de gravité différentes, ces scandales ont renforcé ces derniers mois les critiques à l’égard de la classe politique. Pourtant, le gouvernement n’a pas été totalement inactif, s’attachant à mettre en œuvre des mesures substantielles.

Les réponses insatisfaisantes d’un gouvernement impopulaire C’est là le paradoxe de cette seconde présidence Bachelet : son agenda de réformes est ambitieux, plus que celui d’aucun gouvernement depuis le retour à la démocratie, mais son action est bien plus critiquée et moins soutenue. Sur le plan des réformes politiques, dès le début de 2015, une loi a mis fin au système électoral injuste dit « binominal ». Puis, à la suite des scandales politico-financiers de 2015, la présidente a convoqué une commission d’experts, dont les propositions ont été en grande partie mises en œuvre, et dont l’effet devra être évalué à moyen terme : financement public de la vie politique, réglementation stricte des campagnes électorales et professionalisation renforcée de la haute fonction publique. Même si ces mesures ont reçu le soutien de la société civile, mobilisée au sein d’organisations non gouvernementales ou de fondations, et de la presse écrite, elles restent toutefois méconnues de la majorité des citoyens. Il en va de même pour l’autre réforme politique, plus ambitieuse encore, à savoir la rédaction d’une nouvelle Constitution, annoncée dès la première année du mandat présidentiel.

6 Rappelons, dans cette perspective, le projet de loi soumis le 5 janvier 2016 par les députés Habsbún, Ulloa et Urrutia (membres de l’Union démocrate indépendante [UDI] qui se réclame toujours de Pinochet) vise à sanctionner « celui qui exalte, nie ou minimise la figure du président de la République ou du gouvernement qui a enfreint la Constitution et les lois ». Entre les lignes, la figure d’Allende est clairement pointée du doigt, comme les mouvements sociaux qui revendiquent son héritage. 7 Les données sur la confiance dans les institutions proviennent de « l’audit de la démocratie » publié cette année par le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud).

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La consultation massive qui devait constituer la première étape de ce processus n’a suscité que peu d’intérêt et n’a pas emporté l’adhésion populaire espérée. L’ambiguïté quant à l’incidence de cette consultation sur le texte final, dont la modalité de ratification reste floue, a dépossédé cette dernière de sa capacité à restaurer, au moins en partie, la légitimité du système politique. Autre volet important des réformes Bachelet, les mesures adoptées en matière d’éducation n’ont guère suscité plus d’enthousiasme. Le passage à la gratuité des établissements privés « sous contrat »8 dans l’éducation primaire et secondaire, par exemple, a surtout inquiété les partisans d’une éducation publique de qualité. Pour ce qui est de l’éducation supérieure, le gouvernement a repoussé durant dix-huit mois la présentation d’un projet de loi au Congrès, cherchant à élaborer un texte qui puisse satisfaire à la fois le mouvement étudiant, les universités publiques et le puissant lobby des universités privées. Finalement, le texte a été critiqué par tous, et il semble peu probable qu’il puisse être voté d’ici les élections présidentielles et législatives de 2017. Toutefois, malgré d’importantes contestations dans certaines universités privées, le mouvement étudiant n’a pas su capitaliser sur cette insatisfaction généralisée et n’a pas retrouvé l’élan commun de 2011 et 2012. Quant à la réforme du code du travail, elle aussi votée cette année sous les tirs croisés des syndicats et du patronat, ses conséquences sont au final minimes, peu en rapport avec les craintes des uns et les espoirs des autres. En cette année 2016, seul le débat sur les retraites a rompu l’apathie politique générale. Initiées par le mouvement No más AFP (« Fin des fonds de pension »), deux grandes manifestations, l’une organisée en juillet et l’autre en août, ont réussi à inscrire à l’agenda une possible réforme. Le système privé des retraites, élément-clé dans l’organisation du néolibéralisme chilien, était considéré comme intouchable jusqu’au premier gouvernement Bachelet, qui a mis en œuvre une réforme qui n’affectait qu’à la marge les intérêts des fonds de pension. En 2014, sous la pression des syndicats et de certains militants de gauche, le gouvernement a envoyé au Parlement un projet de loi pour la création d’un fonds de pension public, et convoqué une commission pour discuter des retraites en général. Toujours en suspens, le projet de loi comme les propositions de la commission reviennent dans le débat comme de possibles réponses à la mobilisation populaire. Cependant, Rodrigo Valdés, le nouveau ministre des Finances, temporise afin de rétablir de bonnes relations avec le secteur privé, dans un contexte de ralentissement de l’économie. Il semble peu probable que le dossier enregistre des avancées significatives dans un futur proche. En définitive, la réforme des retraites fait écho à celles de l’éducation ou du code du travail. A la différence des années 1990 et 2000, les mobilisations sociales sont aujourd’hui capables d’influer sur l’agenda, et le débat public est beaucoup plus ouvert. Ce mouvement s’inscrit ainsi dans la droite lignée des conflits sociaux pour une éducation publique, gratuite et de qualité qui rythment la vie du pays depuis 2011, et qui tous rejettent l’héritage politique et économique de la période autoritaire (1973-1990). Toutefois, ces conflits n’engendrent pas de changement de politiques publiques, ce qui pourrait contribuer à accroître la frustration à l’égard du système politique, et donc la défiance vis-àvis de la démocratie représentative. La présidente Bachelet affiche à ce sujet un certain optimisme, affirmant que le bilan de son actuel mandat sera jugé moins sévèrement avec le temps. Ce faisant, elle invite à inscrire le moment politique actuel dans une temporalité plus longue. Dans cette perspective, il nous semble intéressant de se projeter vers les élections présidentielles à venir, dont les contours commencent déjà à se dessiner.

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Les écoles « particulares subvencionadas » sont équivalentes aux écoles privées sous contrat en France.

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Présidentielles 2017 : un nouveau cycle politique en perspective ? Pour la première fois depuis le retour de la démocratie, la prochaine élection présidentielle se déroulera alors qu’un ancien président de la République est décédé dans l’année. La mort de Patricio Aylwin (au pouvoir de 1990 à 1994) pourrait paraître anecdotique si la démocratie chilienne n’était pas à la recherche de ses fondements historiques. La crise de légitimité tient aussi à une transition démocratique qui n’en finit plus et qui demeure l’un des enjeux de l’élection présidentielle du 19 novembre 2017. Ainsi, le projet porté par la coalition Nouvelle majorité était censé renouveler la coalition de centre gauche au pouvoir entre 1990 et 2010 (anciennement Concertation des partis pour la démocratie), notamment par l’intégration du Parti communiste. Mais l’essoufflement constaté à la fin des années 2000, qui a débouché sur l’élection du premier président de droite, Sebastián Piñera (Alliance pour le Chili), depuis le plébiscite de 1988, ne semble pas enrayé. Tout indique que le second gouvernement Bachelet a échoué à ouvrir un nouveau cycle. Au-delà des réformes déjà évoquées, les questions de fond n’ont pas été abordées, que ce soit la problématique mémorielle, celle des droits de l’homme ou la rupture avec l’héritage économique et institutionnel du régime autoritaire. Certes, depuis 2014, les Chiliens résidant à l’étranger ont le droit de voter aux élections nationales, et depuis 2015, le vote n’est plus obligatoire et le système binominal qui avantageait clairement la droite9 a été abrogé. Mais la Constitution autoritaire de 1980 est toujours en vigueur. Même si le scrutin proportionnel nouvellement appliqué est un enjeu fort de la prochaine élection présidentielle, les candidatures qui se profilent n’annoncent pas la fin d’un cycle. Bien au contraire, les deux favoris sont deux anciens présidents, Sebastián Piñera, de nouveau éligible quatre ans après avoir quitté La Moneda, et Ricardo Lagos (président de la République entre 2000 et 2006). Même si d’un côté comme de l’autre, les primaires n’ont pas encore eu lieu, on ne voit pas d’autres candidats se distinguer, d’autant que ces deux figures politiques confirmées monopolisent le récit médiatique de pré-campagne. A droite, les aspirations présidentielles sont nombreuses, avec la multiplication des indépendants, mais seul le sénateur Manuel José Ossandón (ex-Rénovation nationale, RN) semble pouvoir menacer Sebastián Piñera. Au centre, l’ancien ministre des Finances Andrés Velasco (mouvement « Citoyens ») cherche des soutiens avant de se déclarer. A gauche, alors que Marco Enríquez-Ominami (Parti progressiste) est empêtré dans des affaires politico-financières, la situation est assez floue au sein de la coalition au pouvoir. Les candidats semblent nombreux, puisqu’outre Ricardo Lagos, José Ignacio Walker (Parti démocrate-chrétien), José Miguel Insulza (Parti socialiste et ex-secrétaire général de l’Organisation des Etats américains) et surtout Alejandro Guiller sont dans la course. Ancien présentateur du journal télévisé et actuellement sénateur, ce dernier semble être aujourd’hui le favori en vue des primaires. Trop facilement comparé à Beppe Grillo en Italie, il veut disputer la primaire à Lagos. Plus à gauche, les jeunes députés issus du mouvement étudiant (Camila Vallejos, Giorgio Jackson ou Gabriel Boric) sont reconnus pour leur travail de terrain et leurs prises de position, mais le paysage institutionnel ne leur laisse pas encore l’espoir d’une candidature présidentielle, même si la victoire surprise de Jorge Sharp aux élections municipales à Valparaíso montre que des opportunités existent hors des forces traditionnelles. La question qui reste alors en suspens réarticule la crise de légitimité constatée, l’inefficacité des programmes d’action publique mis en œuvre et l’échéance présidentielle à venir : face à la multiplication des candidatures et à la faiblesse apparente des coalitions et des partis politiques, les candidats qui remettent en cause le fonctionnement des institutions et des élites qui les dirigent peuvent-ils capitaliser sur le mécontentement ? Réponse le 20 novembre 2017.

9  Pour plus de précisions, voir sur le site de l’Opalc la fiche électorale du Chili : www.sciencespo.fr/opalc/sites/ sciencespo.fr.opalc/files/FicheElectoraleChili_2013.pdf (consulté le 25 octobre 2016).

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Deuxième partie

L’Amérique latine face à l’histoire

1955-1983 : le terrorisme d’Etat en Argentine Darío Rodriguez

Il y a quarante ans, la démocratie argentine subissait son dernier assaut militaire. En mars 1976, un coup d’Etat mettait fin au gouvernement péroniste présidé par Martínez de Perón (1974-1976), clôturant la période d’instabilité et d’affrontement politique ouverte après la mort du général Juan Domingo Perón en 1974. La dictature s’est ainsi imposée avec pour toute promesse le rétablissement de l’ordre et de la paix sociale. Si cette stratégie de légitimation a présenté certaines continuités avec des régimes antérieurs, les moyens pour la mettre en œuvre ont cependant révélé des ruptures. L’instauration d’un véritable « terrorisme d’Etat » et l’établissement par la force du « modèle bureaucratique-autoritaire » dix ans auparavant, en 1966, ont donné à voir un nouveau type d’interventionnisme militaire1. L’entrée en vigueur de la doctrine de la sécurité nationale (DSN) a défini la nature de ces nouveaux régimes non démocratiques dans la région2. Une nouvelle politique a été menée afin de « guérir la société », qui consistait à « exterminer l’ennemi intérieur », ce conspirateur agissant au sein de la communauté nationale. Six ans après le coup d’Etat de 1976, l’échec de l’aventure guerrière déclenchée pour récupérer les îles Malouines sous contrôle britannique a définitivement miné la légitimité – déjà affaiblie – des forces armées et ouvert la possibilité de refonder le contrat démocratique. A la surprise de tous, depuis 1983, sept présidents se sont succédé sans que le principe démocratique de la légitimité électorale ne soit altéré, en dépit des tentatives de putsch3 et des crises économiques et politiques4 d’ampleur inédite. Si ce processus politique démontre la consolidation des piliers institutionnels, l’ombre de la dictature continue toutefois à planer sur l’expérience démocratique5. Ce travail a pour objet d’analyser cette tension. A cette fin, je reviens tout d’abord sur l’instabilité qui caractérise la vie politique avant 1983. J’examine ensuite les différentes politiques publiques qui ont permis, après cette date, d’établir un contrôle civil sur les forces armées. Enfin, j’évoque certains dilemmes auxquels est confrontée la démocratie argentine actuelle.

L’alternance de pouvoirs civil et militaire La réforme de 1916 consacrant le suffrage secret et obligatoire permet à l’Union civique radicale (UCR) d’accéder au pouvoir, enterrant l’« ordre oligarchique6 » établi en 1880. Cette force politique conserve le pouvoir jusqu’en 1928, mais cette stabilité démocratique est de courte durée. En 1930, l’action insurrectionnelle des forces armées renverse le gouvernement présidé par Hipólito Yrigoyen. Une coalition non démocratique se consolide dans un contexte interne où les militaires disposent d’un degré d’autonomie croissant, et dans un cadre international ébranlé par la crise de 1929, mais aussi par la remise en cause généralisée des principes du libéralisme politique et économique7. Après

A. Rouquié, Amérique latine. Introduction à l’Extrême-Occident, Paris, Le Seuil, 1998, pp. 212-220. Pour une analyse des différences qui distinguent pourtant ces nouveaux régimes, voir ibid., p. 219. 3 Entre 1987 et 1990, trois tentatives de renversement du gouvernement démocratique de Raul Alfonsín ont eu lieu. Elles ont toutes été initiées par des officiers subalternes en désaccord avec les politiques de ce dernier mais aussi avec la hiérarchie militaire. 4 En mai 1989, une crise hyperinflationniste explose et entraîne la chute du gouvernement radical. En décembre 2001, les citoyens se mobilisent massivement contre « la classe politique », mettant fin au gouvernement de l’Alliance (1999-2001). 5 A. Rouquié, A l’ombre des dictatures. La démocratie en Amérique latine, Paris, Albin Michel, 2010. 6 N. Botana, El orden conservador. La política argentina entre 1880 y 1916, Buenos Aires, Sudamericana, 1977. 7 S. Mainwaing et A. Pérez Liñán, Democracies and Dictatorships in Latin America. Emergence, Survival and Fall, New York, 1 2

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une longue période marquée par des manipulations électorales systématiques visant à garantir la perpétuation des élites au pouvoir, la victoire de Juan Domingo Perón en 1946 lors d’élections libres et compétitives inaugure un nouveau temps politique en Argentine. Si le triomphe du péronisme provoque le déclenchement d’un processus accéléré d’intégration sociale et de politisation des secteurs ouvriers, il engendre également des tensions structurelles qui mettent en péril la continuité procédurale du régime démocratique. Dans ce nouvel espace politique caractérisé d’un côté par les prétentions hégémoniques du mouvement péroniste et son hostilité aux valeurs de la démocratie libérale et, de l’autre, par le rejet du modèle économique interventionniste de réforme sociale par les forces partisanes (les conservateurs et l’UCR) et l’opposition corporatiste (les forces armées, la Société rurale argentine, l’Union industrielle argentine, l’Eglise), les adversaires politiques deviennent des « ennemis ». Du fait de cette polarisation radicale, une logique populiste va structurer les rapports de force et enclencher une succession de régimes autoritaires et semicompétitifs entre 1955 et 19838. En effet, en novembre 1955, le coup d’Etat du général Aramburu, idéologue de la « révolution libératrice », brise l’espoir démocratique. Avec l’appui sans faille des acteurs de l’opposition, le régime autoritaire procède à une « dépéronisation » radicale de la société. Si les militaires acceptent de céder le pouvoir aux forces civiques en 1958, cela n’entraîne pas pour autant l’instauration définitive de la démocratie représentative en Argentine. Tout au contraire, la proscription du péronisme, c’est-à-dire l’interdiction faite à cette force politique de participer à la compétition électorale, contribue au renforcement de l’alternance entre pouvoir civil et pouvoir militaire. A partir de cette date, la vie politique argentine se caractérise par un « jeu impossible9 », un blocage du rapport de force qui résulte de la capacité de mobilisation et de pression du péronisme proscrit face aux stratégies économiques anticycliques promues par les forces partisanes et corporatives antipéronistes et par les forces armées. En 1966, la « Révolution argentine », dirigée par le général Juan Carlos Onganía, met fin au gouvernement semi-démocratique présidé par le radical Arturo Illía (1963-1966). Dans un contexte régional troublé par la projection continentale de la révolution cubaine, ce « coup d’Etat préventif10 » a pour objectif de stabiliser une bonne fois pour toutes le régime politique en neutralisant le secteur ouvrier et en supprimant les libertés citoyennes. Pour les putschistes, si la « menace subversive » émane désormais de la société, seul un projet de réforme radical et de long terme peut la « guérir ». L’« Etat bureaucratique-autoritaire11 » qui est alors instauré en Argentine se distingue par sa nature des autres régimes autoritaires d’Amérique latine. En effet, ce nouvel « animal politique » se montre plus répressif encore sur le plan politique et promeut un modèle économique modernisateur guidé par une élite technocratique focalisée sur la nécessité d’attirer les capitaux extérieurs pour initier la deuxième phase d’industrialisation du pays, ce qui explique également sa propension à ignorer les demandes des secteurs ouvriers. Mais il échoue rapidement. La résistance du mouvement péroniste, particulièrement active dans le contexte d’agitation politique et sociale que connaissent certaines démocraties occidentales vers la fin des années 1960, met en échec le régime et pose à nouveau la question de l’acceptation du péronisme dans la vie institutionnelle. Si l’accord établi entre les leaders des principaux partis politiques en 197012 est susceptible de mettre un terme au « jeu impossible », l’accélération de

Cambridge University Press, 2013, p. 132. 8 G. Aboy Carlés, Las dos fronteras de la democracia argentina. La reformulación de las identidades políticas de Perón a Menem, Rosario, Homo Sapiens, 2001, pp. 159-161. 9 G. O’Donnell, Modernización y autoritarismo, Buenos Aires, Paidós, 1975, pp. 180-213. 10 O. Dabène, La Région Amérique latine. Interdépendance et changement politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1997, p. 116. 11 G. O’Donnell, « Tensiones en el estado burocrático-autoritario y la cuestión de la democracia », in Contrapuntos. Ensayos escogidos sobre autoritarismo y democratización, Buenos Aires, Paidós, 1997, pp. 69-96. 12 Au cours du mois de novembre, les principaux chefs des partis radical et justicialiste signent un accord historique,

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la radicalisation politique dans le contexte du retour au pouvoir du péronisme en 1973 mine tout espoir de stabilisation démocratique. Après la mort de Juan Domingo Perón en 1974, la lutte armée engagée entre les péronistes de gauche comme de droite instaure un climat de désordre réactivant, encore une fois, l’option militaire au sein de la société argentine. Le « processus de réorganisation nationale » est illégalement engagé par la dictature contre la promesse du rétablissement de la paix sociale. Pour ce faire, un plan d’élimination physique de tous les dissidents est mis en œuvre, marquant l’instauration d’un « terrorisme d’Etat13 ». Après six années de pouvoir dictatorial exercé par différentes juntes militaires, le bilan est catastrophique. La violation systématique des droits de l’homme, une économie interne surendettée et, in fine, l’échec de l’aventure guerrière de reconquête des îles Malouines minent définitivement la légitimité du régime de facto. Une nouvelle fenêtre d’opportunité s’ouvre alors en 1982 pour la stabilisation du régime démocratique en Argentine.

Le contrôle civil des forces armées Dans le contexte de la troisième vague de démocratisation, les résultats des élections de 1983 mettent en lumière une mutation des imaginaires politiques. Pour la première fois, le péronisme est vaincu dans le cadre d’élections libres. Il cesse ainsi d’incarner la « majorité naturelle » de la société et le régime démocratique restaure par là même l’un de ses piliers fondamentaux : l’incertitude14. C’en est fini de la  logique populiste et de l’existence d’un espace politique polarisé par ces deux camps figés, le processus de stabilisation institutionnelle est enclenché. Après la dictature, non seulement les militaires ne sont plus fiables aux yeux des acteurs économiques et politiques, mais la société commence à valoriser les principes démocratiques15. Le pluralisme, la tolérance, la construction du consensus sont autant de valeurs que les citoyens, mais aussi les partis politiques et les acteurs corporatifs s’approprient. En définitive, la consolidation d’un « imaginaire démocratique » permet la stabilisation du régime et rend possible, en même temps, le contrôle civil des forces armées16. Dans cette perspective, plusieurs mesures illustrent la redéfinition des relations civilo-militaires durant le premier gouvernement de la transition démocratique présidé par Raúl Alfonsín (1983-1989). La plus significative est sans doute le procès civil contre les forces armées. Par la sentence inédite du 9 décembre 1985, de hauts responsables des trois forces armées (l’infanterie, la marine et l’aviation) sont condamnés à des peines de prison. Si « le jugement des juntes » est un événement marquant pour la consolidation démocratique, plusieurs décisions présidentielles postérieures diminueront nettement sa portée. Les lois du « point final » (1986) et du « devoir d’obéissance » (1987)17, promulguées

connu sous le nom de « l’heure du peuple », dans lequel ils fixent les bases de la normalisation du régime politique. 13 Sur la question du « terrorisme d’Etat », voir notamment les travaux de M. Franco, « Exil et terrorisme d’Etat en Argentine », Cahiers des Amériques latines, n° 54-55, 2009, pp. 1-14, et F. Gaudichaud, « L’ombre du condor. Contre-révolution et terrorisme d’Etat international dans le cône Sud », Amnis. Revue de civilisation contemporaine de l’Université de Bretagne occidentale, n° 3, 2003, pp. 1-24. 14 I. Cheresky et I. Pousadela, « La incertidumbre organizada. Elecciones y competencia política en Argentina (19832003) », in I. Cheresky et I. Pousadela (dir.), El voto liberado. Elecciones 2003 : perspectiva histórica y estudio de casos, Buenos Aires, Editorial Biblos, pp. 13-33. 15 H. Quiroga et C. Tcach (dir.), Argentina 1976-2006. Entre la sombra de la dictadura y el futuro de la democracia, Rosario, Homo Sapiens, 2006. 16 E. López, « Argentina : un largo camino hacia el control civil sobre los militares », in E. López (dir.), Control civil sobre los militares y política de defensa en Argentina, Brasil, Chile y Uruguay, Buenos Aires, Editorial Altamira, 2007, pp. 19-37. 17 La première interdit les poursuites au pénal contre les militaires coupables de violations des droits de l’homme durant la dictature pour toute plainte dépassant le délai de prescription de soixante jours fixé à compter de la promulgation de la loi. La seconde amnistie les militaires de deuxième et troisième rang.

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en réponse aux tentatives de putsch menées par quelques militaires subalternes, sont une première déception au regard des promesses – sans doute démesurées – suscitées par le rétablissement de la démocratie en 1983. En 1989, dans le contexte de la débâcle hyperinflationniste, le nouveau président élu, le péroniste Carlos Menem (1989-1999), gracie les responsables précédemment condamnés. Cette décision illustre les limites du processus de restauration des valeurs démocratiques, même si quelques mois plus tard, en décembre 1990, les mesures présidentielles prises en réponse à une nouvelle tentative de putsch réaffirment la capacité de contrôle des prétentions autonomistes des militaires par le pouvoir politique. En 1992, malgré l’abandon du projet de réforme de l’institution militaire18, l’établissement de la loi sur la sécurité intérieure contribue à consolider ce processus, notamment grâce aux dispositions relatives aux fonctions des forces armées en matière de protection citoyenne19 et l’abandon, par conséquent, de la DSN20. Si, pendant le gouvernement de Fernando de la Rúa (1999-2001), la promulgation de la loi sur le renseignement intérieur permet des avancées démocratiques, c’est le gouvernement présidé par Néstor Kirchner (2003-2007) qui prend les décisions les plus significatives en matière de réhabilitation de la dignité et de l’éthique politique au sein de la société. Face à un pouvoir militaire clairement affaibli, le gouvernement décide, en accord avec le pouvoir législatif, l’annulation des lois du « point final » et du « devoir d’obéissance » et permet ainsi la multiplication des jugements à l’encontre des responsables militaires – toutes hiérarchies confondues – coupables de violations des droits de l’homme commises pendant la dictature imposée en mars 1976.

De la démocratie rêvée à la démocratie réelle… Après la chute de la dernière dictature, la démocratie argentine réussit à surmonter plusieurs difficultés : les tentatives putschistes tout au long des années 1980 mais aussi des crises économiques et sociales d’une ampleur inédite en 1989 et en 2001. Malgré le chaos socio-économique et le rejet radical de la classe politique que ces crises ont engendrés, aucune tentative de putsch n’a eu lieu. Le consensus social autour des valeurs démocratiques est toujours solide21 et la consolidation du dispositif électoral comme pilier institutionnel de la démocratie est aujourd’hui indéniable. Différents faits marquants illustrent la désarticulation de la « logique populiste » comme principe organisateur de l’espace politique argentin : en 1983, le péronisme est vaincu pour la première fois de son histoire dans le cadre d’élections libres et il accepte la défaite sans remettre en cause le résultat ; en 1989 a lieu la première alternance entre l’UCR et le Parti justicialiste ; en 1999, le péronisme cède le pouvoir à une autre force politique dans le respect de la procédure démocratique et, finalement, en 2015, un candidat de centre droite, ni péroniste ni radical, accède au pouvoir démocratiquement. Pourtant, malgré ce processus de normalisation, la démocratie argentine reste défaillante. Bien que le principe de l’interventionnisme militaire ne soit plus d’actualité, l’ombre de la dictature plane encore sur la démocratie22. En témoigne la faiblesse des institutions. Le régime politique actuel manque de structures de contrôle horizontal, les médiations partisanes sont en crise et le développement 18 Cette réforme a débuté pendant les années 1980 quand le gouvernement d’Alfonsín a réussi à rétablir la logique du « fonctionnariat civil » au sein du ministère de la Défense. 19 Cette loi limite et encadre les responsabilités des forces militaires concernant la protection intérieure. 20 L’abandon définitif de cette doctrine a été effectif avec le décret 727 adopté par le gouvernement Kirchner en juin 2006. 21 Selon le Latinobarómetro 2016, plus de 70 % des Argentins préfèrent la démocratie à n’importe quel autre régime politique (www.latinobarometro.org/latOnline.jsp, consulté le 24 octobre 2016). 22 A. Rouquié, A l’ombre des dictatures, op. cit., p. 11.

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d’une culture citoyenne républicaine demeure embryonnaire. Mais le legs dictatorial s’observe également dans la non-réalisation du principe d’égalité sociale. Les difficultés historiques dans les domaines de la santé et de l’éducation, ainsi que l’augmentation plus récente de la pauvreté, hantent aujourd’hui la démocratie argentine23. En définitive, la nécessaire articulation entre les principes de l’Etat de droit et de la réforme sociale n’est pas encore effective. Autrement dit, si la stabilisation de la démocratie procédurale atteste une rupture indéniable avec le passé récent, le défi de la construction d’un « bon gouvernement » en souligne la fragilité.

23 S. Dapelo, « La pobreza afecta al 32% de la población y Macri ata el éxito de su gestión a reducirla », La Nacion, 29 septembre 2016.

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Rodríguez Lara : un gouvernement militaire de gauche en Equateur (1972-1976) ? Jacinto Cuvi

Il y a quarante ans, en janvier 1976, le dictateur équatorien, le général Guillermo Rodríguez Lara, était destitué. Surnommé familièrement « el Bombita », il était arrivé au pouvoir quatre ans plus tôt à la faveur d’un coup d’Etat. L’Equateur vivait alors une période de transformation de son économie provoquée par la découverte récente de gisements de pétrole dans sa région amazonienne. Le pétrole bouleversait le jeu politique, traditionnellement structuré par un conflit entre les élites conservatrices propriétaires de terres dans les régions montagneuses et la bourgeoisie de la côte qui se consacrait à l’exportation de produits agricoles. La rente pétrolière donnait soudainement plus d’autonomie et de pouvoir à l’Etat, et suscitait des attentes en termes de redistribution dans les classes urbaines moyennes et modestes. Dans ce contexte, le gouvernement « nationaliste et révolutionnaire » de Rodríguez Lara, comme il aimait à le présenter, n’est pas sans évoquer d’autres militarismes de la région. Pour autant, la dictature équatorienne s’en écarte par certains aspects. Ainsi, elle n’a pas versé dans le « terrorisme d’Etat1 » qui caractérise les dictatures sanguinaires du cône Sud2. Le gouvernement de Bombita ne s’est pas avéré aussi révolutionnaire que celui du péruvien Velasco Alvarado (1968-1975). Il s’est distingué par un réformisme frustré et un degré de répression moindre que celui des autres gouvernements militaires de la région (au Brésil ou au Paraguay par exemple), ou même que certains gouvernements civils. De ce fait, il relève plutôt de la catégorie des « dictatures molles » (dictablandas).

L’arrivée au pouvoir Le coup d’Etat a lieu le 15 février 1972. Le président en exercice, José María Velasco Ibarra, qui avait eu vent des rumeurs de coup d’Etat imminent, décide de fuir à Guayaquil, la ville côtière la plus importante où il espère mobiliser des sympathisants pour dissuader l’armée de passer à l’action. Pourtant, sitôt arrivé à Guayaquil, il est privé d’accès aux médias locaux et se voit contraint d’embarquer pour le Panama, d’où il s’exilera ensuite en Argentine. Présage du caractère relativement pacifique de la dictature à venir, le coup d’Etat se déroule sans coup de feu ni violence. Rodríguez Lara, qui avait été nommé commandant en chef de l’armée par Velasco lui-même peu de mois auparavant, prend le pouvoir. Bien qu’il ait été la principale victime du coup d’Etat, Velasco Ibarra n’était pas son unique cible. Le pays traversait une période de troubles. En 1969, les enseignants et autres fonctionnaires s’étaient mis en grève, puis avaient été rejoints dans la lutte par les étudiants. Par ailleurs, la paralysie des institutions politiques avait conduit Velasco à dissoudre l’Assemblée en 1970, installant une « dictature civile » qui lui permettait de gouverner par décret. Pour les élites et les forces armées, la popularité croissante du gouverneur de la province de Guayas et dirigeant de la Confédération des forces populaires (CFP), Assad Bucaram, était plus préoccupante encore que la confusion qui régnait sur la scène politique. Favori des élections de 1972, son style populiste et agressif risquait d’aggraver les tensions politiques au moment où le pays pouvait bénéficier d’une excellente conjoncture économique.

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A. Rouquié, L’Etat militaire en Amérique latine, Paris, Le Seuil, 1982. Voir la contribution de Darío Rodriguez dans ce volume.

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A l’instar des autres militarismes de la région, qu’ils soient de droite ou de gauche, la dictature de Rodríguez Lara se donne pour mission de rétablir l’ordre. Comme le remarque Alain Rouquié, les militaires, de part leur formation professionnelle axée sur la discipline et le service à la nation, ont tendance à considérer qu’il est de leur responsabilité de « sauver la patrie » dans des moments d’ébullition sociale et d’échec de la classe politique. Rodríguez Lara incarne de façon emblématique l’officier de carrière qui a gravi les échelons de l’institution grâce aux études, aux bourses, à ses sacrifices et sa discipline. Par ailleurs, ses origines modestes et rurales le prédisposent à conduire des politiques en faveur des milieux populaires3.

Les réformes frustrées Quelques semaines après sa constitution, le nouveau gouvernement rend public un manifeste dans lequel il fait part de ses intentions d’œuvrer pour les « dépossédés ». Sa politique se veut « nationaliste et révolutionnaire » mais s’avèrera au fil du temps plus nationaliste que révolutionnaire. L’affirmation de la souveraineté nationale se manifeste dans divers secteurs, notamment la régulation de la pêche. Depuis plusieurs années, l’Equateur est en conflit avec les Etats-Unis au sujet de la pêche au thon. En raison du non-respect par ces derniers des limites des eaux territoriales (200 miles marins), l’Equateur procède à l’arraisonnement de nombreux bateaux de pêche américains et leur inflige des amendes très élevées. En dépit de la menace nord-américaine de supprimer les avantages concédés en matière de droits de douane et de suspendre l’aide au développement, le pays récoltera ainsi près de six millions de dollars d’amende auprès des propriétaires de plus de cent bateaux durant les années 19704. Le même nationalisme se fait sentir dans le secteur pétrolier. Les mesures adoptées ont pour objectif d’étendre le contrôle de l’Etat sur les ressources. En 1972, elles représentent un cinquième des exportations du pays. En 1973, année du premier choc pétrolier, Rodríguez Lara crée la Corporation étatique pétrolière équatorienne (CEPE), avec pour mission de renégocier les contrats de concession d’exploitation des gisements avec les compagnies étrangères. Cette même année, l’Equateur devient membre de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep). Les recettes d’exportation de pétrole passent de 59,2 millions de dollars en 1972 à 607,8 millions en 19745. L’explosion des recettes de l’Etat donne lieu à une hausse des dépenses en matière de santé, de défense, d’éducation et d’infrastructure. Par ailleurs, les mesures adoptées permettent au pays de récupérer plus de quatre millions d’hectares donnés en concession à des compagnies étrangères par les gouvernements précédents. Toutefois, les nouvelles mesures imposées par le gouvernement (notamment une taxe de 15 % sur les exportations de brut, la réduction de moitié des périodes de concession et la hausse des royalties) et la nationalisation de plusieurs champs de pétrole conduisent plusieurs compagnies étrangères à quitter le pays. Paradoxalement, ces mesures renforcent les grandes compagnies étrangères comme la Texaco-Gulf dans leur négociation avec le gouvernement, car le pays devient dépendant de leur expertise pour maintenir son niveau de production. Les pressions du secteur contraignent même le ministre des Ressources naturelles et du Pétrole à la démission, mais cela n’empêche pas Texaco-Gulf de suspendre ses exportations de brut début 1975 et de menacer de mettre un terme à ses activités dans le pays. Cette même année, la production de brut diminue d’un tiers et

R. Pineo, Ecuador and the United States : Useful Strangers, Athènes, University of Georgia Press, 2007, p. 179. Ibid., p. 177. 5 O. Barsky, La Reforma agraria ecuatoriana, Quito, Corporación Editora Nacional, 1988, p. 223. 3 4

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les investissements étrangers chutent. Le taux de croissance du produit intérieur brut, qui avait atteint 20 % en 1973 n’est plus que de 5 % en 19756. Si la politique pétrolière illustre le caractère nationaliste du régime, la mesure qui témoigne le mieux de son ambition redistributive est la réforme agraire. Elle est un élément central du Plan de transformation et de développement intégral préparé durant la première année de gouvernement. La logique sous-jacente, inspirée des politiques promues par la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepalc), repose sur l’idée que la transformation des structures agraires est une condition du développement industriel, grâce à l’élargissement du marché intérieur. Là aussi, le changement s’avérera limité en raison de la résistance de secteurs influents, en l’occurrence les grands propriétaires terriens. La loi de réforme agraire est adoptée en octobre 1973 à l’issue de longs mois de négociation qui mettent en lumière de profondes divisions tant au sein du gouvernement que de la société civile. Les grands propriétaires, représentés par les chambres d’agriculture régionales, s’opposent aux organisations paysannes liées aux partis de gauche. Un des motifs de dispute porte sur la limitation de la taille des exploitations. Les formes d’expropriations et les modalités d’indemnisation font aussi débat. Bien que le gouvernement se soit montré relativement combatif au début de la négociation, les chambres d’agriculture obtiennent la démission de l’équipe de négociateurs et le texte final adopté est modéré. La taille des propriétés n’est finalement pas limitée et l’intégrité de celles-ci est garantie lorsqu’au moins 80 % des terres sont exploitées. Par ailleurs, un délai de deux ans est prévu pour parvenir à ce résultat. Plus qu’un projet redistributif, c’est une vision productiviste qui prévaut, dans un souci de modernisation des exploitations agricoles7. Les terres qui sont effectivement redistribuées ne sont pas très fertiles et d’accès difficile, mais en dépit de ces limites, la réforme a un réel impact à moyen et long termes. Dans la région des Andes centrales, elle encourage la formation de communautés indigènes paysannes, dotées d’organisations locales pour administrer les transferts de terres. Par ailleurs, l’incertitude quant à la réaction du gouvernement aux revendications paysannes conduit certains grands propriétaires à vendre leurs biens, ce qui accélère la décomposition du régime de la très grande propriété (haciendas)8. Ainsi, la réforme agraire jette les bases des grandes mobilisations indiennes du début des années 19909. En somme, le président Rodríguez Lara doit composer avec l’opposition des groupes dominants dans pratiquement tous les secteurs où il engage des réformes, alors même qu’il distribue généreusement des subventions au secteur privé grâce à la manne pétrolière. L’Etat étend non seulement son emprise sur l’industrie pétrolière, mais il joue aussi un rôle central dans l’économie avec la nationalisation de certains secteurs et l’acquisition de positions dominantes dans d’autres, notamment le transport aérien, la distribution de gaz et d’électricité, le service téléphonique, la production de riz et de sucre, l’hôtellerie, le tourisme et la production naissante d’acier10. Sur le long terme, le conflit avec les élites industrielles ne permet pas à ce modèle de prospérer11.

A. Isaacs, Military Rule and Transition in Ecuador, 1972-92, Pittsburgh, The University of Pittsburgh Press, 1993, p. 45. O. Brasky, op. cit. 8 V. Bretón, Toacazo : En los Andes equinocciales tras la Reforma Agraria, Quito, Flacso Ecuador y Abya-Yala, 2012, p. 97. 9 Ibid. 10 R. Pineo, op. cit., p. 181. 11 C. Conaghan, Restructuring Domination : Industrialists and the State in Ecuador, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1988, p. 76. 6 7

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La transition et ses paradoxes Rodríguez Lara n’était pas un défenseur de la démocratie et il n’a jamais présenté son coup d’Etat comme une mesure provisoire visant à construire un nouveau gouvernement civil. C’est un autre coup d’Etat militaire qui met un terme à son mandat. La première tentative pour le renverser a lieu en 1975, avec une attaque contre le palais présidentiel perpétrée par un groupe d’officiers dissidents, provoquant la mort d’une centaine de personnes. La seconde tentative, le 11 janvier 1976, se solde par la démission de Rodríguez Lara. A la suite de ce renversement, un triumvirat militaire s’installe au pouvoir, avec pour objectif déclaré d’assurer le retour d’un gouvernement civil. En 1978, une nouvelle Constitution est adoptée, puis des élections présidentielles sont organisées l’année suivante. Assad Bucaram, dont la popularité croissante avait été l’un des motifs du coup d’Etat de 1972, est déclaré inéligible sous prétexte qu’il n’est pas né de parents équatoriens. L’Equateur connaît ainsi la première transition vers la démocratie d’Amérique latine. D’un point de vue sociologique, la faiblesse du régime militaire résidait dans son incapacité à tisser des liens forts avec les secteurs stratégiques de la société. A la différence de la dictature de Velasco Alvarado au Pérou, qui a tenté de créer des coopératives et des organisations sociales, le plan de mobilisation sociale lancé en Equateur est resté lettre morte. Rodríguez Lara n’a pas non plus été en mesure de s’assurer de l’appui de la bourgeoisie industrielle émergente ou des secteurs exportateurs. Selon Luís Noboa, l’homme le plus riche du pays, les membres du gouvernement se sont montrés « rêveurs, ingénus, incompétents et bolchéviques12 ». Plus qu’un gouvernement de gauche radicale, ce fut un gouvernement progressiste et technocratique dont les difficultés procédaient en grande partie de son isolement. La transition a été impulsée par les élites traditionnelles qui espéraient récupérer le contrôle de la politique nationale. Parmi elles figurait le président de la chambre d’industrie de Guayaquil, León Febres Cordero. Toutefois, l’élargissement du suffrage prévu par la Constitution de 1978, qui a étendu le droit de vote aux illettrés, a permis aux secteurs populaires de participer aux élections et d’élire un président de centre gauche, Jaime Roldós. Deux ans plus tard, il meurt dans un accident d’avion et Febres Cordero gagne les élections qui s’en suivent. Sa présidence est entachée de violations des droits de l’homme plus graves que celles qui ont caractérisé la dictature de Rodríguez Lara. Pour sa part, Bombita a définitivement abandonné la vie politique et s’est retiré de l’espace publique.

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Cité par C. Conaghan, Ibid.

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1986-1996 : du processus d’Esquipulas à la paix au Guatemala Kevin Parthenay

A partir du milieu des années 1970, les régimes centraméricains se sont enfoncés progressivement dans une crise politique profonde qui a dégénéré en conflit armé dans trois pays : le Nicaragua, le Salvador et le Guatemala. Ces conflits des années 1980 ont principalement résulté de la forte croissance économique et des changements politiques et sociaux opérés dans les années 1960-1970 (modernisation agricole et industrialisation du marché commun). Ces changements ont autant affecté les élites économiques, qui ont dû s’adapter à une nouvelle structure économique, que l’Etat, fondamentalement remis en question, ou encore la société affectée par un accroissement considérable des inégalités. La montée de l’exclusion sociale, les très hauts niveaux de pauvreté et d’inégalités ainsi que la monopolisation du pouvoir par des régimes autoritaires ont été autant de facteurs déclencheurs de la révolte. La décennie 1986-1996 a été celle de la pacification à l’œuvre en Amérique centrale. Exemplaire sur le plan international, elle a orchestré le retour à la démocratie. Cependant, les impensés ou imprévus de la paix expliquent de nombreuses difficultés qui affectent aujourd’hui les pays de l’isthme centraméricain.

Le poids de la guerre froide en Amérique centrale Eclatant dans un contexte de guerre froide, le conflit centraméricain a tout d’abord été appréhendé à la lumière de l’antagonisme Est-Ouest. De ce fait, les acteurs du processus de pacification centraméricain ont avant tout cherché à assurer son autonomie, afin de le prémunir de toute ingérence ou instrumentalisation de l’étranger. L’Amérique centrale a souvent été considérée comme un « atelier » par les Etats-Unis qui en ont fait une véritable zone de test de leur politique étrangère1. L’éclatement des conflits civils dans la région a coïncidé avec l’arrivée au pouvoir du républicain Ronald Reagan qui, très tôt, a fait de la lutte contre l’insurrection au Nicaragua, au Salvador et au Guatemala une priorité. Dès février 1981, Reagan a proposé d’organiser la contre-insurrection en élaborant des stratégies adaptées à chaque pays : guerre totale au Nicaragua ; soutien au régime répressif du Salvador ; fin de la collaboration militaire avec le Honduras ; tolérance à l’égard des pratiques génocidaires de l’Etat guatémaltèque2. Parallèlement aux projets américains, d’autres initiatives de pacification ont été prises, comme la Déclaration franco-mexicaine de 19813, la création du Groupe de Contadora en 1983 regroupant le Venezuela, la Colombie, le Panama et le Mexique, ou encore la constitution du Groupe d’appui au Groupe de Contadora composé de l’Argentine, du Brésil, du Pérou et de l’Uruguay. En septembre 1985, ce dernier a promu l’acte de Contadora pour la paix et la coopération mais celui-ci n’a pas été signé. Ces initiatives infructueuses ont rapidement été complétées, à partir de mai 1986, par un projet proprement centraméricain, le processus d’Esquipulas. Décisif pour la pacification de la région, il a également joué un rôle central dans l’instauration de la démocratie, la réactivation du régionalisme dans l’isthme et la mise en œuvre d’une nouvelle gestion diplomatique qui a mis fin à une forte tutelle extrarégionale.

1 G. Grandin, Empire’s Workshop : Latin America, the United States, and the Rise of the New Imperialism (American Empire Project), Chicago, Holt Paperbacks, 2007. 2 H. Perla, S. Marti I Puig, D. Burridge, « Central America’s relations with the United States of America », in D. SanchezAncochea et S. Marti I Puig (dir.), Handbook of Central American Governance, Londres, Routledge, 2015, pp. 309-321. 3 A. Rouquié, Guerres et paix en Amérique centrale, Paris, Fayard, 1994.

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« L’esprit d’Esquipulas » En 1986, une nouvelle génération de leaders ont pris le pouvoir et ont contribué à modifier le panorama politique régional : Vinicio Cerezo au Guatemala, Oscar Arias au Costa Rica et José Azcona au Honduras. Convoqué par le président Cerezo, le premier sommet des présidents centraméricains a eu lieu à Esquipulas, petite ville guatémaltèque frontalière du Salvador et du Honduras, les 24 et 25 mai 1986. Si le processus d’Esquipulas était une occasion pour le Guatemala de se repositionner sur le plan régional et international, il a surtout prouvé que les Etats centraméricains étaient capables de négocier directement entre eux. L’ordre du jour initialement établi par Cerezo portait sur la création d’un Parlement centraméricain, l’ultime objectif demeurant la paix. De nombreux désaccords ont été mis au jour lors du sommet, notamment concernant un article, par la suite supprimé, de la déclaration d’Esquipulas qui mentionnait « les présidents centraméricains élus librement par la volonté des peuples4 ». Le rejet du texte remanié par le Costa Rica signifiait bien que la cible prioritaire de ce premier sommet, ainsi que celle du président Arias, était la démocratisation du Nicaragua, seul pays dont le chef d’Etat n’avait pas été élu mais était arrivé au pouvoir suite à la révolution sandiniste du 19 juillet 1979. De manière générale, le premier sommet d’Esquipulas a permis une réobjectivation des causes des conflits au-delà de la grille de lecture de la guerre froide5 et a posé les bases d’un espace de dialogue – la réunion des présidents – comme outil nécessaire à la résolution du conflit centraméricain. Par la suite, les préoccupations moyen-orientales des Etats-Unis et le renforcement de l’axe Costa RicaGuatemala6 ont ouvert une fenêtre d’opportunité au président Arias pour élaborer une proposition de paix alternative qui lui a valu l’obtention du prix Nobel de la paix en 1987. La force de ce plan était triple : il n’établissait aucune différenciation entre pays, ses mesures s’appliquant à tous ; il réintégrait la région dans la dynamique globale de la démocratie de marché ; et il mettait les sandinistes devant leurs responsabilités en les obligeant à se plier aux règles de la démocratie électorale et à organiser une élection présidentielle en février 1990. L’échec des sandinistes à cette élection a sanctionné le succès du plan et a permis d’orienter les sommets présidentiels vers la consolidation de la démocratie dans la région et d’affronter de nouveaux défis économiques, sociaux et environnementaux. Dans ce processus de paix, la diversité des acteurs en présence a constitué un atout considérable. En effet, si la diplomatie présidentielle a joué un rôle décisif pour formuler des solutions alternatives au conflit – alternatives notamment aux propositions nord-américaines comme le plan Reagan-Wright de 1987 – et sortir de la matrice de la guerre froide, la société centraméricaine dans son ensemble (notamment le patronat), les agences onusiennes (Groupe d’observateurs des Nations unies en Amérique centrale, Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, Commission internationale d’appui et de vérification) ainsi que des structures ad hoc destinées à favoriser la pacification ont également eu un rôle déterminant. Cette synergie, qui a donné naissance à ce qu’on appelle aujourd’hui encore « l’esprit d’Esquipulas », a permis non seulement de stabiliser les processus internes de pacification dans chaque pays mais aussi de relancer le projet d’intégration régionale en Amérique centrale, notamment lors du sommet de Tegucigalpa le 12 décembre 1991. La résolution des conflits centraméricains demeure un modèle. Au Nicaragua, les sandinistes se sont soumis aux règles de la démocratie électorale, ont perdu les élections de 1990 face à Violeta Chamorro (Union nationale d’opposition, UNO), avant de revenir au pouvoir en février 2006, toujours avec Daniel Ortega.

4 A. Murillo, La Paz en Centroamérica de Nassau a Esquipulas, San José, Fundación Arias para la Paz y el Progreso Humano, 1999. 5 O. Dabène, La Région Amérique latine. Interdépendance et changement politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1997. 6 A. Murillo, op. cit.

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Les négociations de paix au Salvador ont duré vingt-huit mois (1989-1992) et plus d’une vingtaine de réunions de haut niveau ont été nécessaires, avec le soutien décisif des Nations unies. Prenant conscience qu’aucun des deux camps ne pourrait gagner par la voie des armes, les négociations se sont imposées et ont été rendues possibles grâce au pari de la réintégration de l’ancienne guérilla (Front Farabundo Marti de libération nationale, FMLN) dans la vie politique formelle une fois les accords de paix signés7. L’accord aborde les questions de la démobilisation des forces armées, de la justice, du système électoral, du développement économique et social, de la participation politique du FMLN et du suivi de la mise en œuvre des accords par les Nations unies. Le calendrier des négociations a permis d’avancer point par point jusqu’à la signature des accords le 16 janvier 1992 à Chapultepec. Quelque vingt années plus tard, l’ancienne guérilla est arrivée au plus haut sommet de l’Etat lors des élections de mars 2009. La signature des accords de paix au Guatemala a été plus tardive. En effet, le scénario était profondément différent de celui du Salvador, l’opposition avec la guérilla (Unité révolutionnaire nationale guatémaltèque, URNG) étant moins central que l’enjeu de l’implosion du système de gouvernement civil8. L’héritage du régime autoritaire et les massacres orchestrés entre 1978 et 1983 font du manque de confiance et de la suspicion une donnée fondamentale pour comprendre le retard du processus de paix au Guatemala. Les négociations ont officieusement commencé en 1990 à Oslo – notamment grâce au changement de conjoncture régionale, les sandinistes ayant perdu les élections de février et le FMLN négociant activement la paix au Salvador – puis officiellement à partir de 1991. Le rôle de la Commission nationale de réconciliation et des Nations unies dans ces négociations a été décisif. Par ailleurs, l’échec de l’autocoup d’Etat de Serrano (6 juin 1993) et le gouvernement de Ramiro Leon Carpio ont facilité l’avancée du processus de paix jusqu’à la signature de l’accord le 29 décembre 1996, qui prévoyait la réincorporation des combattants (URNG), la réconciliation nationale, le développement économique et social, et la modernisation de l’Etat démocratique avec le renforcement de la participation et de la concertation9.

Le « fléau de la paix » Bien que le processus de pacification ait désormais valeur d’exemple sur la scène internationale, les accords de paix n’ont pas pour autant apporté de réponses à toutes les causes profondes des conflits. Des conséquences inattendues de la paix se sont développées dans la période de post-conflit. A cet égard, les pays de la région doivent aujourd’hui encore relever trois défis de taille : la cicatrisation sociale, la normalisation politique et la catharsis. La cicatrisation sociale renvoie aux plaies toujours béantes du corps social centraméricain tant en matière d’exclusion que d’inégalités sociales et/ou économiques. Au Nicaragua, au Salvador comme au Guatemala, la résolution économique du conflit est demeurée insuffisante. Dans les trois pays, les réformes néolibérales du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale se sont imposées dans le contexte du post-conflit. Elles ont eu des implications fortes sur la question de la redistribution des ressources, notamment du fait des restrictions fiscales et de la réduction des dépenses de l’Etat. Ces mesures étaient peu compatibles avec les nécessités de la réconciliation et de la consolidation démocratique. Par ailleurs, les accords de paix ne sont pas parvenus à régler les questions du financement de la reconstruction, de la réinsertion des démobilisés et de la répartition/redistribution 7 Idée initialement avancée par la Déclaration franco-mexicaine, publiée en août 1981 et élaborée en particulier par Régis Debray, conseiller du président François Mitterrand et du ministre des Affaires étrangères Claude Cheysson. Voir F. Galindo et K. Parthenay, La Paz es posible : El Salvador 1992-2012, San Salvador, IEESFORD, 2014. 8 J. Dunkerley, The Pacification of Central America. Political Change in the Isthmus, 1987-1993, Londres, Verso, 1994. 9 Secretaria de la Paz, « Los acuerdos de paz en Guatemala », Guatemala, 29 décembre 1996.

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des terres. La pacification s’est focalisée prioritairement sur la normalisation des ordres politiques, au détriment de la prise en compte des causes économiques et sociales des conflits. Par ailleurs, la normalisation politique n’a été que partiellement menée à bien. La mise en œuvre de la démocratie électorale sur les bases socio-économiques susmentionnées a engendré des régimes fragiles et instables. Au Salvador et au Nicaragua, les régimes élitistes-compétitifs, caractérisés par une orientation économique fortement libérale, ont été renforcés10. Au Guatemala, la démocratie s’est installée sans qu’un système de partis soit consolidé. De ce fait, l’héritage de la pacification est double : une forte polarisation politique ainsi qu’une grande instabilité gouvernementale. A l’issue du conflit, les démocraties prescrites11 ont prioritairement cherché la légitimation des nouveaux régimes démocratiques, via le talisman de l’élection régulière. Cette démocratisation a minima n’a pas ouvert la voie à de profonds changements de régimes, tout au plus a-t-elle donné naissance à des régimes hybrides12 conjuguant démocratie procédurale et maintien de structures oligarchiques. Les crises politico-institutionnelles que le Salvador13 et le Guatemala ont connues entre 2011 et 2016 ainsi que la dérive autoritaire actuelle du régime d’Ortega au Nicaragua sont les conséquences indirectes de ces prescriptions démocratiques du post-conflit. La question du pardon et de la réconciliation est également consubstantielle au post-conflit. Les conflits centraméricains ont été extrêmement meurtriers. On dénombre plus de 80 000 morts au Salvador, 200 000 morts au Guatemala et plus de 45 000 disparus. Malgré l’existence de commissions vérité (Comisión para el Esclarecimiento Histórico au Guatemala, Comisión de la Verdad au Salvador), la justice transitionnelle ne s’est pas déployée. En conséquence, de profondes fractures divisent encore les sociétés centraméricaines sur les questions de l’amnistie et de l’oubli. Au Salvador, ce n’est qu’en 2009 que l’ancien président Funes (2009-2014) a demandé pardon au nom de l’Etat pour les massacres du Mozote14 lors du vingtième anniversaire des accords de paix. Cette question est encore au cœur du débat public au Guatemala, comme en témoigne le procès de l’ex-dictateur Rios Montt, condamné, relaxé puis rejugé, qui continue de diviser le pays. L’Amérique centrale ne s’est toujours pas débarrassée des démons du conflit des années 1980. Les problématiques foncière, fiscale et judiciaire demeurent les principales clés de compréhension de la région aujourd’hui, de sa vulnérabilité et de sa profonde instabilité démocratique. Si le fléau de la paix a entamé l’esprit originel d’Esquipulas, la société centraméricaine semble aujourd’hui montrer les signes d’un réveil. La révolte guatémaltèque de 2016 contre la corruption et l’impunité de l’administration Otto Perez Molina en a constitué l’un des premiers jalons15.

10 Á. Artigas, Gobernabilidad y democracia en El Salvador : Bases teóricas y metodológicas para su medición, San Salvador, UCA Editores, 2007. 11 D. Garibay, « La démocratie prescrite par les autres : l’Amérique centrale ou les élections à tout prix », Critique internationale, n° 24, été 2004, pp. 125-137. 12 T. Karl, « The hybrid regimes of Central America », The Journal of Democracy, Vol. 6, n° 3, 1995, pp. 72-86. 13 Fusades, « Crisis institucional en El Salvador : Antecedentes, actores y efectos políticos », Boletin de Estudios Políticos, n° 11, avril 2013. 14 « Funes pide perdon por el masacre del Mozote y anuncia medidas de reparacion », La Prensa Grafica, 16 janvier 2012. 15 Voir le documentaire Pananueva : Le printemps d’Amérique centrale, réalisé par Barthélémy Etiévant (diffusion en 2017).

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1976-2016 : quarante ans de réformes électorales au Mexique Gaspard Estrada

« Le Mexique est une dictature parfaite ». Cette phrase du célèbre écrivain péruvien Mario Vargas Llosa, prononcée en 1990 à l’occasion d’un débat organisé par la revue littéraire Vuelta, a fait l’objet d’une grande polémique. Le fondateur de cette revue, Octavio Paz, l’a fermement contestée préférant qualifier le régime politique mexicain de « système hégémonique de domination1 ». Si ce débat sémantique trahit une querelle d’ego entre deux prix Nobel de littérature2, il traduit néanmoins une réelle ambiguïté concernant la qualification du régime politique alors aux commandes au Mexique. Contrairement à ses pairs latino-américains, ce pays n’a pas connu de dictature militaire. Toutefois, l’existence d’un pluripartisme de façade n’a pu masquer le caractère non compétitif du régime. Fort de son positionnement central dans l’appareil d’Etat, le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) a verrouillé le jeu politique. Cette situation a évolué à partir des scrutins de 1976 puis de 1988, qui ont mis en lumière les faiblesses du régime, tant en raison de leur légitimité que de leur légalité. Pour répondre à ce défi, le gouvernement a dès lors entrepris une série de réformes électorales, ouvrant la voie à une transition politique plus vaste. Quarante ans plus tard, ce pays a-t-il achevé sa mue démocratique ? S’il est indéniable que le Mexique a profondément évolué durant cette période, le débat portant sur l’utilité du vote reste d’actualité dans le milieu académique3. Sans vouloir porter un jugement de valeur sur cette question, nous cherchons ici à contextualiser ces quarante années de réformes afin de mieux appréhender l’état actuel des institutions électorales du Mexique.

La constitution du PRI en tant que parti hégémonique On ne peut comprendre la vie politique mexicaine du siècle passé sans s’arrêter sur les conditions de naissance du PRI et ses transformations successives. Fondé en 1929 par le président Plutarco Elías Calles, le Parti national révolutionnaire (PNR) naît dans un contexte turbulent, celui de la révolution mexicaine4. Cette dernière ayant profondément fragilisé l’autorité du pouvoir central au profit d’une multitude de partis politiques régionaux, une instance politique de médiation est devenue indispensable afin d’éviter l’usage de la violence. Cette instance est créée à la suite d’une série d’arbitrages visant à affermir le contrôle étatique du territoire par le biais de l’économie5. Progressivement, cet agrégat de forces politiques régionales se transforme en une force politique structurée sur le plan national, répondant aux désidératas du président en poste. L’adoption par le Parlement, en 1933, d’amendements imposant

Voir M. Vargas Llosa, « México es la dictadura perfecta », El País, 1er septembre 1990 : http://elpais.com/diario/1990/09/01/ cultura/652140001_850215.html (consulté le 10 décembre 2016). 2 Octavio Paz et Mario Vargas Llosa sont récipiendaires du prix Nobel de littérature (1990 et 2010 respectivement). 3 Parmi les ouvrages académiques publiés sur cette question, reflétant différentes approches sur le sujet, nous pouvons notamment citer : A. Alvarado (dir.), Elecciones en México : cambios, permanencias y retos, México, Colegio de México, 2016 ; F. Somuano, R. Yunuen, Confianza y cambio político en México : contiendas electorales y el IFE, México, Colegio de México, 2015 ; J-F. Prud’homme, Coyunturas y cambio político, Mexico, Colegio de México, 2014 ; L. Meyer, El espejismo democrático, Mexico, Oceáno, 2013 ; J. Ackerman, El mito de la transición democrática, Mexico, Planeta, 2015 ; I. Bizberg, L. Meyer (dir.), Una historia contemporánea de México, México, Oceáno, 2003. 4 Voir la collection d’ouvrages sur la révolution mexicaine : E. Krauze, J. Meyer, Historia de la Revolución Mexicana, Mexico, Colegio de México, 1978. 5 Nous pensons notamment à l’instauration, sur le plan national, d’un impôt sur le revenu (1924), ainsi qu’à la création de la banque centrale du Mexique (1925). 1

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la stricte non-réélection aux postes électifs6 y contribue, de même que la mise en place de pouvoirs « méta-constitutionnels7 » au service du chef de l’Etat. L’exil forcé du fondateur du PNR, imposé par le président Lázaro Cárdenas en 1935, est le révélateur de cette évolution8, qui consacre le poids croissant des syndicats agraires et ouvriers dans la structure du PNR. Ces derniers sont récompensés en étant pleinement intégrés dans le processus de désignation des candidats du parti, à la faveur d’une réforme statutaire. Afin de marquer cette transformation, le PNR est rebaptisé Parti de la révolution mexicaine (PRM) en 1938. Lorsque l’opération est renouvelée huit ans plus tard et que le parti prend alors le nom de PRI, les fondations institutionnelles du régime semblent solides : pour la première fois depuis la naissance du parti, un civil, Miguel Alemán, est élu président9, soulignant la mise à l’écart des militaires. Le PRI, de son côté, voit son hégémonie consacrée par l’adoption, la même année, d’une loi électorale restreignant les possibilités de participation politique en dehors du « parti du président ».

L’ouverture politique sous tutelle PRIiste Portée par l’augmentation de la croissance économique, la société mexicaine s’urbanise, se complexifie, et devient plus revendicatrice durant les années 1950-1970. De son côté, l’élite politique au pouvoir ne perçoit pas cette évolution, hormis quelques velléités de réforme du PRI, rapidement abandonnées10. En 1968, à la veille des jeux Olympiques de Mexico, une manifestation étudiante est brutalement réprimée par l’armée. Si cet événement a un impact politique important, le mode de fonctionnement du régime n’est pas remis en cause. Ce n’est qu’avec l’élection présidentielle de 1976 que le président élu, José López Portillo, prend conscience du hiatus existant entre l’Etat et la société. Avec près de 92 % des voix, sa victoire est incontestable. Toutefois, l’absence de toute offre politique alternative durant la campagne met en relief l’incapacité du régime à rassembler et à tenir compte des revendications de la société. Les guérillas à l’œuvre depuis les années 1960 demeurent actives malgré une répression féroce, et l’opposition de droite, rassemblée au sein du Parti d’action nationale (PAN), est profondément divisée quant à sa participation au jeu institutionnel. Le gouvernement comprend qu’une énième réforme du PRI et une légère augmentation de la représentation parlementaire de l’opposition loyale au régime ne suffiront pas à entretenir le mythe d’un régime pluraliste. Jesús Reyes Heroles, alors ministre de l’Intérieur, initie ainsi une réforme électorale permettant au PRI de maintenir son hégémonie, tout en autorisant les « minorités11 » (notamment celles de gauche) à s’exprimer dans le jeu politique, à défaut de pouvoir aspirer à gouverner le pays. Le nombre de partis représentés au Parlement augmente12, notamment grâce à l’accroissement du nombre de sièges de députés élus à la proportionnelle (cent sur quatre cent). Par ailleurs, le financement public alloué aux partis est garanti par l’Etat, tout comme l’accès (limité) aux médias durant les campagnes électorales. Finalement, une

6 En effet, l’adoption du principe de non-réélection rendait pratiquement impossible la construction d’une carrière politique sans l’obtention de l’investiture de la part de la direction du PNR, contrôlée par le président. 7 Les politologues mexicains entendent par « pouvoirs méta-constitutionnels » les mécanismes légaux informels utilisés par le président. Voir F. Serrano Migallon, Facultades metaconstitucionales del poder ejecutivo en México, Mexico, Universidad Nacional Autónoma de México, 2006, ainsi que J. Carpizo, El presidencialismo mexicano, Mexico, Siglo XXI, 1978. 8 L’exil de Plutarco Elías Calles a mis fin à une période historique appelée le « Maximato » (1928-1935), durant laquelle le fondateur du PNR et ancien chef de l’Etat était en mesure de contrôler ses successeurs à la présidence de la République. 9 A l’exception des présidences d’Emilio Portes Gil (intérimaire) et de Pascual Ortiz Rubio (démission). 10 Au cours de l’année 1965, le président du PRI, Carlos A. Madrazo, a tenté – sans succès – de modifier le processus de sélection des candidats du PRI au niveau local et régional, en instituant un mécanisme d’élections primaires des candidats, auquel se sont opposés les syndicats officiellement représentés au sein du parti, qui chapeautaient ce processus de désignation de concert avec le président de la République et les gouverneurs des Etats. 11 Expression utilisée par les cadres du PRI à l’époque pour désigner l’opposition. Voir J.-F. Prud’Homme, op. cit., pp. 44-45. 12 C’est à cette occasion que le Parti communiste mexicain voit son existence reconnue, avec d’autres partis.

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Commission fédérale électorale (CFE), distincte du ministère de l’Intérieur sur le plan administratif mais dépendante du pouvoir politique, est créée. Alors que l’ouverture contrôlée du système électoral est considérée comme un succès par ses promoteurs, la dégradation de la situation économique provoque un retournement de situation. L’arrivée au pouvoir du président Miguel de la Madrid (1982-1988) se traduit par un renouvellement de l’élite politico-administrative. Cette dernière met en œuvre une politique économique de rigueur, qui affecte largement les bases électorales du PRI. Un certain nombre de cadres du parti, écartés au moment de la prise de décision, estime que l’élection présidentielle de 1988 leur permettra de reprendre l’initiative. Or en 1987, l’investiture de Carlos Salinas, proche de Miguel de la Madrid, est un électrochoc, provoquant une scission au sein du PRI. A la différence des scrutins précédents13, les réformes électorales de 1977 rendent possible une candidature dissidente, malgré les ressources inégales allouées aux formations « minoritaires ». La candidature de l’ancien PRIiste Cuauhtémoc Cárdenas14, portée par une coalition de partis de gauche, est créditée de 31 % des voix selon la CFE. Ces chiffres sont contestés par l’opposition dans son ensemble, qui crie à la fraude électorale. Pour la première fois, le régime politique PRIiste est structurellement remis en cause.

La création de l’Institut fédéral électoral Les élections de 1988 ouvrent un nouveau cycle de réformes électorales. Pour l’exécutif, l’enjeu est double. D’une part, il souhaite préserver la crédibilité du régime, mise à mal par les forts soupçons de fraude lors des élections de 1988. Afin d’y parvenir, l’autonomie et la professionnalisation de l’organe en charge de l’organisation des élections sont renforcées, parallèlement à la création d’un nouveau code électoral15. En 1990, l’Institut fédéral électoral (IFE) remplace le CFE. Son organigramme repose sur le corps des anciens fonctionnaires du ministère de l’Intérieur en charge des élections, mais son organe décisionnel, le conseil général, est censé représenter les trois pouvoirs. D’autre part, le gouvernement veut à tout prix maintenir la compétitivité électorale du PRI, alors que le jeu politique implique désormais trois partis (PRI, PAN, et le Parti de la révolution démocratique [PRD]16). Le président Salinas met en œuvre une stratégie de division de l’opposition, qui s’était montrée unie lors des conflits post-électoraux de 1988. Dans ce cadre, les victoires électorales du PAN sur le plan local et régional sont reconnues et mises en avant par le pouvoir afin de valoriser le caractère « pluraliste » du régime17. En revanche, l’Etat se montre inflexible vis-à-vis du PRD, afin de limiter son expansion ; les militants du PRD font l’objet de persécutions18. Cette stratégie porte ses fruits : Ernesto Zedillo, le candidat du PRI, est élu président en 1994 à l’issue d’une campagne menée dans un climat délétère19. La persistance de la crise économique et les piètres relations de Zedillo avec son parti poussent le nouveau gouvernement à poursuivre les réformes électorales, en accordant moins d’importance à la pérennité électorale du PRI. En 1996, l’IFE voit son conseil général évoluer. L’influence du gouvernement s’amenuise : le ministre de l’Intérieur ne le préside plus. Surtout, la figure des conseillers magistrats, censés représenter le pouvoir judiciaire, est remplacée par des

Lors des élections de 1940 et 1952, le gouvernement avait interdit toute candidature dissidente du PRI. Il est le fils du général Lázaro Cárdenas, président de 1934 à 1940. 15 Ce code électoral sera modifié à trois reprises durant le mandat de Carlos Salinas (1988-1994). 16 Fondé en 1989, ce parti est l’héritier de la coalition électorale qui a porté la candidature de Cuauhtémoc Cárdenas en 1988. Il a succédé sur le plan légal au Parti socialiste unifié du Mexique, lui-même successeur du Parti communiste mexicain. 17 Cette politique a pris le nom de « Concertacesión ». 18 Durant le mandat de Carlos Salinas, plusieurs centaines de militants du PRD ont été assassinés. 19 Nous pensons notamment à l’assassinat de Luis Donaldo Colosio, le candidat du PRI, durant la campagne électorale. 13

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membres de la société civile, élus par une majorité des députés (deux tiers). Compte tenu du rapport de force existant au sein de l’Assemblée, l’accord des trois principaux partis devient indispensable. Les partis d’opposition, notamment le PRD, saisissent l’opportunité et participent à cet accord. Un an plus tard, le PRI perd la majorité des sièges à la Chambre des députés à la suite des élections législatives de mi-mandat. Les conditions sont réunies pour une alternance au sommet de l’Etat.

Les réformes électorales de l’après-alternance Lorsque Vicente Fox est élu à la présidence en 2000, la presse internationale salue le succès de cette transition pactée, fruit de plusieurs cycles de réformes électorales. Toutefois, si dans un premier temps, la déconcentration du pouvoir autrefois aux mains du seul président est reconnue par l’opinion, elle devient rapidement source de nouveaux blocages, voire d’involutions institutionnelles et démocratiques. Le premier acteur à être touché par ce retour en arrière est l’IFE. Le rôle-clé joué par cet organisme lors de l’alternance en 2000 le crédite d’une bonne image auprès de l’opinion publique20. Forts de ce soutien, les conseillers décident alors de sanctionner lourdement le PRI et le PAN après avoir découvert l’existence de financements illégaux dans leurs campagnes21. Ces derniers décident en réponse de limiter l’indépendance de cet organisme vis-à-vis des partis, à l’occasion du renouvellement du conseil général en 2003. Les candidats nommés par le Parlement font état de leur proximité avec le PRI et le PAN. Le PRD, après avoir échoué à placer ses propres candidats, décide de ne pas voter en faveur de ceux qui ont été nommés. La fin du consensus politique concernant l’IFE va se révéler problématique lors des élections présidentielles de 2006. A la suite d’une campagne virulente, le candidat du PAN, Felipe Calderón, obtient un score supérieur d’à peine 0,56 % à celui d’Andrés Manuel López Obrador (AMLO), du PRD. Trois jours après le scrutin, après avoir refusé de recompter les voix22, le président de l’IFE, Luis Carlos Ugalde, proclame Calderón vainqueur. AMLO décide alors de ne pas reconnaître les résultats. Une nouvelle fois, une réforme des instances électorales s’impose afin de restaurer leur crédibilité. Le PRD, exclu du processus en 2003, obtient la nomination de certains conseillers électoraux, ainsi que la refonte du modèle de communication télévisuel de la campagne, jugé dispendieux et exposé à l’ingérence d’acteurs privés dans le cours de la campagne. Dans ce contexte, la reconnaissance des résultats de l’élection présidentielle de 2012 par l’ensemble des candidats semble être à portée de main. Mais à la suite du scrutin, l’équipe de campagne d’AMLO conteste les résultats de quatre-vingt-deux mille bureaux de vote sur les cent trente et un mille installés dans le pays. Il est débouté par le tribunal électoral. Toutefois, la résurgence de nombreuses pratiques d’achat de voix, notamment au sein de l’équipe d’Enrique Peña Nieto, candidat du PRI, ravive la nécessité d’une refonte des règles du jeu. Ces révélations faites par la presse mettent en lumière le rôle crucial joué par les gouverneurs des Etats dans la mobilisation des électeurs le jour de l’élection. Ironie de l’histoire, si les pouvoirs locaux ont été les premiers à vivre l’alternance, ils sont également devenus pour certains des « enclaves autoritaires », du fait de la fragmentation du pouvoir autrefois entre les mains du président. Si les parlementaires ont voulu mettre un terme à cette dérive en votant une nouvelle réforme électorale en 2014, le défi reste ouvert. A ce jour, seule l’élection présidentielle de 2000 a été reconnue par l’ensemble des forces politiques. Dans la perspective de la présidentielle de 2018, la principale tâche de l’Institut national électoral (INE) sera de parvenir au même résultat.

Voir F. Somuano, R. Yunuen, op. cit. La sanction financière est de cinquante millions de dollars pour le PRI et de vingt-cinq millions de dollars pour le PAN. 22 Le conseil général de l’IFE a donné la consigne de limiter au maximum le recomptage manuel des voix, lors du deuxième comptage, qui a eu lieu quelques jours après la tenue de l’élection. Voir J.-A. Crespo, 2006 : Hablan las actas. Las debilidades de la autoridad electoral mexicana, Mexico, Random House Mondadori, 2008. 20 21

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Troisième partie

L’ A m é r i q u e l a t i n e a u x u r n e s

La participation électorale en berne Olivier Dabène, Erica Guevara, Frédéric Louault

L’année 2016 a été marquée par deux référendums importants (Bolivie, Colombie), une série d’élections locales et quatre élections présidentielles (Pérou, République dominicaine, Nicaragua, Haïti). Les Boliviens ont refusé qu’Evo Morales se présente aux élections pour la quatrième fois consécutive1, tandis que les Colombiens ont rejeté l’accord de paix passé entre le gouvernement et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC)2. Dans les deux cas, ces référendums représentent une étape importante dans la vie politique des pays concernés. Evo Morales ne semble pas pour autant s’accoutumer à l’idée qu’il ne sera pas l’éternel promoteur des changements dans son pays. Son parti envisage différents scénarios pour lui permettre de se présenter aux élections de 2019, en dépit de l’échec au référendum. En Colombie, le président Santos comptait passer à la postérité comme un faiseur de paix. Il a bien obtenu le prix Nobel de la paix, mais le référendum a terni son bilan. Dans le même temps, le « non » renforce considérablement son principal opposant, l’ancien président Álvaro Uribe, qui a mené la campagne contre l’accord. Les cartes en vue des élections de 2018 sont rebattues, et le pays est profondément polarisé. Les élections locales ont aussi sanctionné des évolutions importantes, consacrant l’affaiblissement du président Peña Nieto au Mexique et de Luis Guillermo Solís au Costa Rica. De leur côté, les présidentielles ont réservé peu de surprises en République dominicaine et au Nicaragua, où les présidents sortants ont été réélus. Le scrutin a été bien plus disputé au Pérou, où Pedro Pablo Kuczynski a bénéficié d’un vote de rejet de Keiko Fujimori pour l’emporter d’un cheveu au second tour. Tableau 1 Les élections en 2016 Date 7 février 21 février 25 février 10 avril 15 mai 5 juin 5 juin 6 juin 2/30 octobre 2 octobre 9 octobre 23 octobre 6 novembre 20 novembre

Pays Costa Rica Bolivie Jamaïque Pérou Rép. dom Pérou Mexique Sainte-Lucie Brésil Colombie Haïti Chili Nicaragua Haïti

Types d’élection Municipales Référendum Générales Présidentielle 1er tour et législatives Générales Présidentielle 2nd tour Douze élections régionales Législatives Municipales Référendum Présidentielle 1er tour Municipales Générales Présidentielle

Vainqueurs et partis* PLN (50 mairies sur 81) Non (51,3 %) Andrew Holness (JLP) Keiko Fujimori (FP) Danilo Medina (PLD) Pedro Pablo Kuczynski (PPK) PAN (7 sur 12) Allen Chastanet (UWP) PSDB Non (50,2 %) Reporté Chile Vamos FSLN Jovenel Moïse (PHTK)

Tendance Centre droite Droite Centre gauche Droite Centre droite Centre droite Droite Droite Droite Droite Droite Gauche Droite

* Partis : Costa Rica : Parti de libération nationale (PLN) ; Jamaïque : Parti travailliste de Jamaïque (JLP) ; Pérou : Force populaire (FP), Péruviens pour le changement (PPK) ; République dominicaine : Parti de la libération dominicaine (PLD) ; Mexique : Parti action nationale (PAN) ; Sainte-Lucie : Parti Uni des travailleurs (UWP) ; Brésil : Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB) ; Nicaragua : Front sandiniste de libération nationale (FSLN) ; Haïti : Parti haïtien Tèt Kale (PHTK).

1 La question était la suivante : « Etes-vous d’accord avec la réforme de l’article 168 de la Constitution afin de permettre à la présidente ou au président et à la vice-présidente ou au vice-président d’être réélu(e)s deux fois consécutivement ? ». L’article 168 n’autorise qu’une seule réélection. Evo Morales a été élu pour la première fois en 2005, mais une nouvelle Constitution a été adoptée en 2009. L’article 168 s’applique à partir de son élection de 2009. Réélu en 2014, il envisageait de se représenter en 2019. 2 La question était la suivante : « Soutenez-vous l’accord final pour la fin du conflit et la construction d’une paix stable et durable ? »

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L’édition 2015 de « L’Amérique latine. L’année politique » concluait que les alternances ne devaient pas être surinterprétées en termes de basculement gauche/droite. L’usure « naturelle » de gouvernements en place depuis une décennie ou plus, conjuguée à la mauvaise conjoncture économique suffisaient pour expliquer les défaites électorales, notamment en Argentine, sans que la droite ait offert un programme et des candidats particulièrement attrayants. En 2016, la destitution de Dilma Rousseff semble donner davantage de vigueur à la thèse du virage à droite. Pour autant, il a fallu de sombres manœuvres de la droite parlementaire regroupée autour du Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB) pour venir à bout d’un Parti des travailleurs (PT) usé jusqu’à la corde et empêtré dans des affaires de corruption. Dans le sillage de la destitution, les élections municipales d’octobre ont amplifié la défaite du PT qui doit désormais mener une entreprise de reconstruction de longue haleine. Les élections municipales au Chili se sont aussi soldées par une victoire de la droite, selon une logique classique d’élections intermédiaires3. Le vote sanction contre le gouvernement semble annonciateur d’une alternance. Aux élections municipales de 2008, la droite avait déjà infligé une défaite à la présidente Bachelet avant de gagner la présidentielle l’année suivante. L’inverse s’est produit en 2012, annonçant le retour triomphal de Bachelet. La très forte abstention risque toutefois de perturber les pronostics pour 2017. Enfin, au Pérou, l’alternance est relative. Ollanta Humala pouvait difficilement être qualifié de président de gauche en fin de mandat. Les différents candidats de gauche, dont Verónika Mendoza, ont d’ailleurs fait un bon score, tandis que la droite fujimoriste a finalement été battue. Figure 1 Alternances et continuités aux élections présidentielles, 2012-2016 Alternances et continuités aux élections présidentielles, 2012-2016

Alternances

à gauche

Continuités

au centre au centre droite

© FNSP. Sciences-Po - Atelier de cartographie, 2017

à droite

Mexique (2012) Costa Rica (2014)

La pertinence des catégories utilisées et leur application aux différents pays sont bien sûr sujettes à débat.

Honduras (2013)

Haïti (2016)

Guatemala (2015)

Rép. Dominicaine (2016)

Salvador (2014)

Nicaragua (2016)

Panama (2014)

Venezuela (2013)

Colombie (2014) Pérou (2016)

Équateur (2013) Brésil* (2016)

Bolivie (2014)

Paraguay** (2013) Chili (2013)

Source : compilation des auteurs.

Argentine (2015)

Uruguay (2014)

* Alternance après la destitution de D. Rousseff, aucune élection n’a eu lieu au Brésil . ** Alternance par rapport au président F. Lugo, destitué en 2012.

Dans quel contexte se sont déroulées ces élections ? Comment expliquer ces résultats, et quelles sont les perspectives générales qui se dégagent ? Ce chapitre aborde ces questions pour l’ensemble des élections et propose un focus sur le Pérou et la Colombie, sur la base d’un exercice de cartographie électorale.

3 Voir la troisième partie de « L’Amérique latine. L’année politique 2015 », Les Etudes du CERI, n° 217-218, décembre 2015 (www.sciencespo.fr/ceri/fr/papier/etude, consulté le 15 décembre 2016).

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Eléments de contexte La conjoncture économique et sociale de l’Amérique latine en 2016 explique assez largement le climat politique délétère décrit dans l’introduction de ce volume. Pour la deuxième année consécutive, le produit intérieur brut se contracte, ce qui selon la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepalc) n’était pas arrivé depuis les années 19804. Comme en 2015, le Brésil et le Venezuela tirent le continent vers le bas. La région andine et certains pays d’Amérique centrale et des Caraïbes s’en tirent mieux. De manière générale, le mécontentement des classes moyennes continue de se manifester avec vigueur.

Un contexte économique très hétérogène

Les élections se sont tenues en 2016 dans des contextes très différents d’un pays à l’autre. Les pays d’Amérique centrale (Costa Rica et Nicaragua) et ceux des Caraïbes (République dominicaine et, dans une moindre mesure, Jamaïque, Sainte-Lucie et Haïti) ont connu une croissance soutenue, alimentée par la demande externe (termes de l’échange en progrès) et les transferts de fonds (liés à la reprise économique aux Etats-Unis). La croissance s’est quelque peu tassée au Mexique, au Chili et en Colombie. Elle demeure vigoureuse en Bolivie et au Pérou. La hausse des prix s’est par ailleurs accélérée en Colombie et en Bolivie, mais a légèrement diminué au Brésil. Enfin, l’année 2016 s’est terminée avec une hausse du chômage qui ne manque pas de préoccuper les classes moyennes, notamment au Brésil, au Chili et en Colombie. Dans ces pays, les salaires réels ont aussi subi une inflexion à la baisse. Au Nicaragua, en revanche, l’emploi formel et les salaires ont nettement progressé, ce qui explique en partie la cote de popularité insolente de Daniel Ortega. Tableau 2 Indicateurs économiques Pays

Croissance

Inflation

Termes de l’échange

Costa Rica Bolivie Jamaïque Pérou Rép. dom Mexique Sainte-Lucie Brésil Colombie Haïti Chili Nicaragua

4,2 % (+0,5) 4,5 % (-0,3) 1,2 % (+0,4) 3,9 % (+0,6) 6,5 % (-0,5) 2,1 % (-0,4) 1,2 % (-1,2) -3,4 % (+0,5) 2,3 % (-0,7) 1,5 % (-0,3) 1,6 % (-0,5) 4,5 % (-0,4)

-0,4 % (+0,4) 5 % (+2) 2,1 % (-1,6) 3,5 % (-0,9) 1,7 % (-0,6) 2,6 % (+0,5) -2,6 % 9,3 % (-1,4) 8,2 % (+1,4) 15,1 % (+2,6) 4,2 % (-0,2) 3,6 % (+0,7)

101,6 65 Pas de données 87,8 101 92,6 Pas de données 85,5 69,2 93,4 86,2 113,8

Recettes fiscales +16,9 % (-0,6) Pas de données +1,1 % (-8,6) +0,9 % (+9,7) +16,5 % (+6,9) +8,8 % (-22,7) Pas de données -6,9 % (-6) -1,9 % (+11,7) Pas de données 12,1 % (-1,2) 16,1 % (+8,2)

Croissance : taux pour 2016 (variation par rapport à 2015). Inflation : variation annuelle des prix en mai 2016 (variation par rapport à décembre 2015). Termes : chiffres provisoires correspondant à 2015. Indice 100 en 2010. Recettes : impôt sur le revenu (variation par rapport à 2015). Source : Cepalc, Estudio económico de América latina y el Caribe 2016 (actualisé en octobre).

4 Cepalc, Estudio económico de América latina y el Caribe 2016 (www.cepal.org/es/publicaciones/40326-estudioeconomico-america-latina-caribe-2016-la-agenda-2030-desarrollo, consulté le 15 décembre 2016).

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Les politiques d’ajustement lancées en 2015 ont été poursuivies en 2016 et l’assainissement semble porter ses fruits. La Cepalc estime que les déficits fiscaux sont désormais orientés à la baisse, notamment au Brésil et au Mexique. Pour autant, des efforts supplémentaires sont programmés, car les recettes fiscales tirées de l’impôt sur le revenu diminuent au Brésil, en Bolivie et en Colombie. Elles ont en revanche fortement augmenté au Chili (grâce à la réforme fiscale de 2014), au Nicaragua ou encore au Costa Rica. Le Mexique a lancé en 2015 une politique de contraction vigoureuse des dépenses publiques qui a été poursuivie en 2016 et se prolongera en 2017.

Mobilisations sociales

Les politiques d’austérité attisent le mécontentement social. Au Brésil, la procédure de destitution de Dilma Rouseff une fois enclenchée, les mobilisations sociales se sont faites plus rares. La confiance de ses adversaires, le fatalisme de ses partisans et, finalement, l’espoir largement partagé de rapidement tourner la page et de retrouver le chemin de la croissance expliquent cette relative faiblesse de l’action collective. Toutefois, avec les premières mesures d’ajustement économique prises par la nouvelle équipe de Temer, les mobilisations reprennent. Les mesures annoncées suscitent la colère (flexibilisation du marché du travail, réforme des retraites). Au Chili, c’est un lointain héritage de la dictature qui est violemment rejeté. Le remplacement en 1981 du système de retraite solidaire par répartition par un système de capitalisation, un temps présenté comme une épargne forcée alimentant la croissance économique, a depuis longtemps démontré ses limites. De nombreux Chiliens se voient contraints de travailler bien au-delà de l’âge légal de la retraite, tandis que les gestionnaires des fonds de pension dégagent des bénéfices énormes. Les fonctionnaires, pour leur part, réclament des hausses salariales que la présidente rechigne à leur concéder en période d’ajustement des dépenses publiques. Au Mexique, les enseignants de l’Etat d’Oaxaca s’opposent à une réforme adoptée sans concertation, qui prévoit notamment une évaluation de leur travail. Les manifestations ont donné lieu à des affrontements violents, sans que le gouvernement accepte de reconnaître que les procédures d’évaluation doivent tenir compte des conditions dans lesquelles travaillent les enseignants. Dans les Etats pauvres et à forte composante indienne du Mexique, la maîtrise de l’espagnol doit par exemple être nuancée. Le Costa Rica, comme d’autres pays auparavant, a été le théâtre de protestations contre la dégradation des infrastructures éducatives. Le président Solis doit aussi affronter des mobilisations contre plusieurs projets de loi, notamment celui sur l’emploi public qui prétend unifier tous les régimes de rémunération dans le secteur public. La Bolivie a connu une violente mobilisation de mineurs qui a causé la mort de plusieurs personnes dont le vice-ministre de l’Intérieur. L’objet de la protestation est l’adoption d’une loi autorisant la création de syndicats au sein des très puissantes coopératives. Les mineurs se considèrent comme des « associés » et non des travailleurs susceptibles d’être défendus par des syndicats contre leurs cadres dirigeants. Les coopératives se verraient aussi interdire de signer des contrats d’association avec des entreprises étrangères. Enfin, la perspective d’une élection jouée d’avance a suscité une intense mobilisation au Nicaragua. La Coalition nationale pour la démocratie n’a cependant pas réussi à étendre la mobilisation au-delà de rassemblements hebdomadaires.

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Des soutiens en berne

Sans surprise, les deux présidents les plus populaires d’Amérique latine, Danilo Medina et Daniel Ortega, ont été facilement réélus en 2016. Ailleurs, des présidents impopulaires (Costa Rica, Brésil, Chili) ont été sanctionnés à l’occasion d’élections municipales, dans la logique des élections intermédiaires évoquées notre édition 20155. Dans les deux pays qui ont tenu des référendums, la faible popularité des présidents a en partie déterminé le résultat. En Bolivie, Evo Morales, bien moins populaire qu’il y a quelques années, a tenté de forcer son destin en demandant aux Boliviens de l’autoriser à se représenter à la prochaine élection présidentielle en 2019. Pari perdu. Pari perdu aussi pour Juan Manuel Santos en Colombie. En demandant aux Colombiens s’ils « soutenaient » l’accord de paix, il n’a pas personnalisé le scrutin mais cela n’a pas suffi pour l’emporter. Enfin, les très faibles soutiens aux présidents Humala et Rousseff expliquent en grande partie les changements politiques au Pérou et au Brésil : le premier n’avait pas de candidat compétitif à soutenir lors de l’élection présidentielle ; la seconde a manqué de soutiens populaires pour faire barrage à la conspiration dont elle a été victime. Graphique 1 Indice de popularité de quelques présidents, comparaison 2015-2016 Indice de popularité de quelques présidents, comparaison 2015-2016 100 %

gauche

centre

centre droite

droite

Rép. dominicaine

Nicaragua Pérou

Bolivie

Colombie

Mexique

Chili

Brésil

L. G. Solis

M. Temer

D. Rousseff

M. Bachelet

E. Peña Nieto

J. M. Santos

E. Morales

O. Humala

P. P. Kuczynski

D. Ortega

10 %

D. Medina

50 %

© FNSP. Sciences-Po - Atelier de cartographie, 2017

2015 2016

Les barres sont triées par ordre décroissant de popularité en 2016.

Costa Rica

Date des sondages : Pour 2015 : février (Bolivie), mai (Colombie, Nicaragua et Rép. Dominicaine), juin (Mexique), août (Brésil et Chili), septembre (Costa Rica et Pérou). Pour 2016 : février (Bolivie), juillet (Colombie, Nicaragua et Rép. Dominicaine), août (Brésil, Costa Rica et Mexique), septembre (Pérou), octobre (Chili). Sources : Consulta Mifosky ; IPSOS pour la Bolivie et le Pérou ; Adimark pour le Chili ; Datafolha pour le Brésil.

Une participation électorale en baisse

Contrairement aux années précédentes, le mécontentement des opinions publiques et la détestable image du personnel politique semblent avoir pesé sur la participation électorale. 5

« Amérique latine. L’année politique 2015 », op. cit.

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Tableau 3 La participation aux élections en 2016 Taux de participation

Statut du vote Pays Bolivie Obligatoire Pérou avec sanctions Brésil Mexique Obligatoire Costa Rica sans sanctions Nicaragua Chili Colombie Non obligatoire Rép. dom Haïti

84,4 % 82,9 % 82,4 % 53,3 %* 35 % 68,2 %** 33,9 % 37,4 % 69,6 % 21 %

Type d’élection Référendum Présidentielle 1er tour Municipales 1er tour Gouverneurs Municipales Présidentielle 1er tour Municipales Référendum Présidentielle Présidentielle 1er tour

Différence avec l’élection précédente - 3,5 - 0,2 -1,2 -9,8 +7 -4,7 -3,3 -3,2 -0,2 - 1,7

Type d’élection Présidentielle Présidentielle 1er tour Municipales 1er tour Présidentielle Municipales Présidentielle 1er tour Municipales Présidentielle 1er tour Présidentielle Présidentielle 1er tour

* Il s’agit de la moyenne pour les douze élections de gouverneurs. ** Chiffre officiel du Conseil électoral, contesté par l’opposition qui évoque 70 % d’abstention.

Dans les pays où le vote est obligatoire et l’abstention pénalisée par des sanctions, la désertion électorale se mesure à la proportion de votes blancs et nuls. La Bolivie et le Pérou sont les deux pays affichant la plus forte proportion d’électeurs déclarant avoir intentionnellement voté nul lors de la dernière élection (12,4 % et 9,8 % respectivement). Au Pérou, ce comportement est associé à une baisse de la confiance dans les partis politiques6. Pour autant, en 2016, les votes blancs et nuls n’ont atteint que 5 % en Bolivie, signe que la question de la réélection d’Evo Morales a mobilisé l’électorat. Au Pérou, en revanche, les votes blancs et nuls au premier tour de la présidentielle sont en hausse. Avec 22,1 %, ce vote de protestation arrive en deuxième position derrière Keiko Fujimori (39,9 %), devant Pedro Paulo Kuczynski (21 %) et Verónika Mendoza Pérou : Au second tour, les votes blancs et nuls représentent 7 % des suffrages exprimés. (18,7 %). confiance dans les partis politiques

Pérou : Graphique 2 Graphique 3 votes blancs et nuls Pérou Pérou : votes blancs et nuls 17 % : confiance dans les partis politiques 16

16 %

15

Blancs

14

14 13

12

12

10

11

8

10

2006

2008

2010

2012

6

Nuls

2014

4

Source : Barómetro de las Américas

Pérou : résultats au premier tour de 2016 de l’élection présidentielle Graphique 4 er Pérou : 1 tour de l’élection présidentielle de 2016 Keiko Fujimori

2 2006

2011

2016

16 699 700

18 734 100

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Nombre de votants :

Blancs et nuls Pedro Paulo Kuczynski

14 632 000

Veronika Mendoza 0

10

20

30

40 %

Source : Oficina nacional de procesos electorales (ONPE)

6

Source : Oficina nacional de procesos electorales (ONPE)

« Barómetro de las Américas : Actualidad », USAID, Vanderbilt University, 7 avril 2016.

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Au Brésil, les élections municipales des 2 et 30 octobre se sont distinguées par un vote de protestation particulièrement élevé dans certaines grandes capitales. A l’échelle du pays, la participation a légèrement baissé par rapport aux municipales de 2012 (82,4 % contre 83,6 %). En revanche, à São Paulo, un record a été battu lors du premier (et unique) tour, avec 21,8 % d’abstention, 11,3 % de votes nuls et 5,3 % de votes blancs. Le vainqueur, João Doria, du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB), a obtenu moins de voix que le total des abstentions, blancs et nuls. Ce même total atteint 43,1 % à Belo Horizonte et 42,5 % à Rio de Janeiro, ce qui représente dans les deux cas une hausse significative par rapport aux élections de 2012. En Colombie, la participation électorale a été affectée par le « facteur Matthew », ouragan de catégorie 4 ayant provoqué des pluies diluviennes sur la quasi-totalité du territoire, au moins une bonne partie de la journée du 2 octobre. L’abstention (62,6 %) n’est donc pas seulement imputable à un désintérêt pour le processus de paix. Les intempéries ont aussi davantage affecté les régions côtières où le vote en faveur du « oui » devait l’emporter. Pour autant, la participation électorale est habituellement faible en Colombie. Seuls 40,6 % des Colombiens avaient voté au premier tour de la présidentielle de 2014, et 47,9 % au second tour. Au Chili, les élections municipales se sont soldées par une nouvelle chute de la participation électorale. Depuis la réforme de 2012 instaurant l’inscription automatique sur les listes électorales mais supprimant le caractère obligatoire du vote, les Chiliens désertent les urnes. Avec 33,9 % de participation, le pays a battu un record. Enfin au Nicaragua, les appels au boycott du scrutin par l’opposition ont eu un effet limité : la participation a diminué de près de cinq points par rapport à 2011, mais elle reste supérieure à 68 %, selon les chiffres officiels, contestés par l’opposition qui évoque une abstention massive.

Analyse des résultats Dans nos éditions précédentes, nous avons mobilisé certaines théories des comportements électoraux – réalignements électoraux, vote sanction – afin d’analyser de manière globale les élections de 2014 et de 2015 dans la région. Alors que les scrutins de 2014 s’étaient globalement inscrits dans la continuité des tendances observées au début des années 2000 (édition 2014), les élections de 2015 amorçaient une reconfiguration des préférences électorales, du moins au niveau des scrutins de premier ordre, à savoir les élections présidentielles et législatives (édition 2015). En 2016, plusieurs éléments tendent à confirmer l’essoufflement des gouvernements progressistes et une « poussée vers la droite » des électorats. Comme nous l’avons vu, la croissance des comportements électoraux apathiques ou protestataires – abstention, votes blancs, votes nuls, etc. – traduit tantôt un désintérêt, tantôt une défiance envers les institutions démocratiques, tandis que les procédures de destitution visant à provoquer des alternances hors des urnes (aboutie au Brésil et en cours au Venezuela) viennent consacrer la fragilité de la procédure électorale en tant que mécanisme d’allocation du pouvoir et d’intégration des conflits politiques. Néanmoins, les résultats des élections de 2016 sont difficiles à analyser de manière globale, tant les enjeux et les contextes divergeaient d’un cas à l’autre : élections présidentielles en Haïti, au Nicaragua, au Pérou et en République dominicaine ; référendums d’initiative présidentielle en Bolivie et en Colombie ; élections législatives en Jamaïque et à Sainte-Lucie ; élections locales intermédiaires au Brésil, au Chili, au Costa Rica et au Mexique. Pour l’analyse des résultats, nous avons donc décidé de mettre l’accent sur deux cas d’étude qui nous ont paru particulièrement marquants : l’élection présidentielle au Pérou et le référendum sur les accords de paix en Colombie.

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L’élection présidentielle au Pérou : le fujimorisme aux portes du pouvoir

Au Pérou, les élections de 2016 ont été marquées par une forte polarisation sur la candidate Keiko Fujimori (41 ans), fille de l’ancien président Alberto Fujimori (qui purge actuellement une peine de vingt-cinq ans de prison pour corruption et crime contre l’humanité). Les politiques menées par son père entre 1990 et 2000 – notamment le programme d’ajustements structurels et la lutte contre le terrorisme – ont durablement clivé le pays. Alors que les plaies de l’ère Fujimori ne sont toujours pas refermées, la candidate divisait a priori l’électorat, à la simple évocation de son patronyme. Certains craignaient de voir le Pérou sombrer à nouveau dans l’autoritarisme et la privatisation des ressources de l’Etat. D’autres, nostalgiques du mariage entre néolibéralisme économique et autoritarisme politique, rêvaient de voir aboutir via les urnes le projet « néo-fujimoriste ». Outre sa filiation, Keiko Fujimori disposait en 2016 d’un important capital électoral : élue députée en 2006 avec le plus grand nombre de voix du pays, elle s’était ensuite qualifiée pour le second tour de l’élection présidentielle de 2011 (à l’occasion duquel elle avait obtenu 48,6 % des suffrages, perdant de peu face à Ollanta Humala). Largement en tête des sondages durant toute la campagne électorale de 2016 – elle oscillait entre 31 % et 37 % des intentions de vote pour le premier tour – Keiko Fujimori (parti Force populaire, droite) s’est présentée comme la candidate anti-establishment. Sa campagne a visé notamment les oubliés de la croissance, cet électorat populaire marqué par les inégalités et par un fort sentiment d’insécurité ; une frange de l’électorat désorientée et déçue par le bilan jugé désastreux d’Humala, pour lequel les populations pauvres avaient massivement voté en 2011. Le programme économique de Keiko Fujimori s’inscrivait pourtant dans le sillage des politiques néolibérales adoptées par son père dans les années 1990, puis prolongées dans les années 2000. Mais elle prônait une meilleure répartition des richesses et promettait une répression efficace de la délinquance. Deux politiques où ses prédécesseurs ont échoué. Face à elle, l’offre politique était éclatée. Si aucun candidat n’a osé assumer le bilan d’Humala, une dizaine de personnalités politiques s’en disputaient les dépouilles. Un mois avant le premier tour de l’élection, le 9 mars 2016, le Tribunal électoral a toutefois ordonné l’exclusion de deux candidats, dont l’un des principaux challengers, Julio Guzmán (alors crédité d’environ 18 % des suffrages). Cette décision inattendue a eu pour effet de renforcer la candidature de l’économiste et ancien ministre Pedro Pablo Kuczynski (78 ans), du parti Péruviens pour le changement (PPK, centre droite), et de stimuler la candidature alternative du Front large (gauche) incarnée par la jeune députée Verónika Mendoza (36 ans). Créditée de 4 % des voix en février, elle grimpait à 15 % d’intentions de vote à quelques jours du scrutin. Keiko Fujimori a nettement remporté le premier tour avec 39,9 % des suffrages valides. Elle est arrivée en tête dans tous les départements du nord et du centre du pays, à l’exception de Cajamarca (nord). Son effort pour conquérir l’électorat populaire a porté ses fruits, puisqu’elle a renforcé ses positions par rapport à 2011 dans les zones rurales déshéritées. Mais elle s’est également imposée dans toutes les provinces de Lima et Callao, et plus spécifiquement dans les districts populaires, où se concentrent les populations à bas revenus. Elle n’est toutefois pas parvenue à s’implanter dans le sud du pays, le département de Cusco constituant une frontière symbolique pour sa zone d’influence électorale. C’est en effet à Cusco – fief électoral de Verónika Mendoza – que Keiko Fujimori a réalisé son plus faible score au premier tour (21,2 %). Pedro Pablo Kuczynski s’est placé en deuxième position, avec 21 % des suffrages, même s’il n’a remporté qu’un seul département (Arequipa). Il a obtenu ses meilleurs résultats dans les départements de Lima (29,9 %), Callao (28 %) et Arequipa (27,6 %), qui sont les plus peuplés du pays. Sa base électorale était essentiellement urbaine et concentrée dans les districts à plus fort revenu. De par sa trajectoire et ses expériences gouvernementales passées, il a été peu audible dans les zones populaires : ancien banquier, ancien ministre, diplômé d’Oxford et de Princeton, riche, âgé, il incarnait une élite blanche détachée des préoccupations quotidiennes des Péruviens. Verónika Mendoza est venue occuper la troisième place avec 18,7 % des suffrages. La dynamique engagée durant le dernier mois de la campagne électorale s’est confirmée dans les urnes, et elle est arrivée en tête dans sept des Les Etudes du CERI - n° 226-227 - Opalc - janvier 2017

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huit départements du Sud (à l’exception d’Arequipa), là où Ollanda Humala avait obtenu ses meilleurs scores en 2011. Elle est donc parvenue à limiter le siphonage des anciens électeurs d’Humala par Keiko Fujimori. Elle a obtenu par exemple 53,1 % des suffrages à Huancavélica, 50,3 % à Apurímac et 46,7 % à Cusco. Sa percée électorale a certes été trop concentrée dans le sud du pays pour lui permettre de se qualifier pour le second tour. Mais ses résultats sont complémentaires de ceux de Pedro Pablo Kuczynski : elle séduit un électorat plus populaire, plus jeune, au-delà des zones urbaines. La figure ci-dessous permet de comparer la géographie électorale de Keiko Fujimori et de Verónika Mendoza avec la géographie de la pauvreté au Pérou. Elle révèle clairement un partage de l’électorat pauvre entre les deux candidates : Fujimori s’est imposée dans les zones pauvres du Nord et du Centre, tandis que Mendoza a dominé dans les zones pauvres du Sud. Quant à Kuczynski, il s’est imposé dans les zones urbaines plus aisées. Au total, la géographie électorale du premier tour montre une coupure nette, le nord du pays ayant voté majoritairement pour Fujimori et le sud du pays ayant privilégié Mendoza et Kuczynski. Enfin, malgré un renforcement sensible de Fujimori sur l’ensemble du territoire (elle a gagné seize points entre le premier tour de 2011 et celui de 2016), les principaux équilibres de la géographie électorale du Pérou n’ont pas été chamboulés par rapport à l’élection présidentielle précédente. Figure 2 Pérou : élections présidentielles du 10 avril 2016 et pauvreté

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La campagne électorale pour le second tour s’est concentrée sur un enjeu essentiel et binaire, qui semble synthétiser à lui seul tous les clivages de la société péruvienne : pour ou contre le fujimorisme ? Dans un climat extrêmement polarisé, Pedro Pablo Kuczynski est même parvenu à faire oublier qu’il avait soutenu Keiko Fujimori au second tour de l’élection présidentielle de 2011 pour « faire barrage au chavisme » (Ollanta Humala était alors présenté comme un satellite péruvien de Chávez). Mais le contexte a changé. Surtout, la configuration électorale défavorable imposait une alliance large et pragmatique. Malgré de sensibles divergences programmatiques, notamment en matière de politique économique, Pedro Pablo Kuczynski a reçu le soutien tardif mais décisif de Verónika Mendoza. Le 31 mai, cette dernière a participé à la marche « Keiko No Va » organisée pour faire bloc contre Keiko Fujimori. D’autres personnalités ont pris position en faveur de Kuczynski : l’écrivain et ancien candidat à l’élection présidentielle Mario Vargas Llosa, l’ancien président Alejandro Toledo, l’ancien secrétaire général de l’Organisation des nations unies, Javier Pérez de Cuéllar, ou encore les ex-candidats Julio Guzmán et Cécar Acuña. Fort de ces soutiens hétérogènes, Kuczynski est parvenu à inverser les rapports de force. Le 5 juin, il a emporté l’élection avec 50,1 % des suffrages valides (41 057 voix séparaient les deux candidats). Pour la seconde fois consécutive, Fujimori a été stoppée aux portes du pouvoir. Pedro Pablo Kuczynski est parvenu à confirmer son enracinement urbain et à rassembler une courte majorité des suffrages à Lima (51,4 %) et Callao (50,5 %). Mais il a surtout bénéficié d’un très bon report des voix du Front large. C’est d’ailleurs dans le sud du pays qu’il a obtenu ses marges les plus importantes. Deux provinces ont illustré ce sursaut anti-Fujimori. A Cusco, Kuczynski a obtenu 65,3 % des suffrages valides au second tour, contre 9,8 % au premier tour. A Puno, dans le sud-est, il a remporté 63,9 % des voix au second tour contre 8,5 % au premier tour. Sa victoire ne traduit en rien l’adhésion à un projet ou à une personnalité charismatique qui aurait su se poser en rassembleur. Elle est plutôt la conséquence d’un vote de rejet de son adversaire. Kuczynski n’a pas suscité un grand enthousiasme, mais il est devenu, pour nombre d’électeurs, le dernier rempart contre le retour du fujimorisme au pouvoir. Une victoire aussi étriquée, dans un contexte aussi polarisé, mettait en jeu la stabilité de la démocratie. Keiko Fujimori allait-elle accepter l’issue de la compétition et reconnaître sa défaite ? Ou allait-elle au contraire dénoncer le résultat et contester la légitimité du président élu ? Après plusieurs jours de suspense – le jury national des élections a mis quatre jours avant de confirmer le résultat final – elle a fini par reconnaître, du bout des lèvres et avec des bémols, la victoire de Kuczynski : « Même si de nombreux actes doivent encore être traités par le jury national des élections, nous acceptons démocratiquement ces résultats de l’ONPE [Organisation nationale des processus électoraux] parce que nous sommes une organisation [politique] sérieuse et par respect envers le peuple péruvien. […] Bien que les résultats émis par l’ONPE soient confus, ils indiquent aussi que Force populaire a été chargée par la population d’être dans l’opposition7. »

Elle s’est engagée en outre à mener une opposition « ferme » mais « responsable ». Pour ce faire, sa formation politique dispose d’une majorité absolue des sièges au Congrès (soixante-treize sièges sur cent trente)8 et a les clés de la gouvernabilité du pays. Le résultat de l’élection présidentielle n’est donc qu’un demi-échec pour le camp Fujimori, qui voit sa représentation parlementaire doubler par rapport aux élections précédentes (trente-sept députés en 2011). Face au raz-de-marée législatif de Force populaire, le parti politique de Kuczynski fait pâle figure. Avec ses dix-huit députés, le PPK n’est même que le troisième parti du Congrès, puisque le Front large a fait élire vingt députés. Le gouvernement ultra-minoritaire de Kuczynski a donc une marge de manœuvre extrêmement réduite pour mettre en œuvre son programme.

« Keiko Fujimori : “Aceptamos los resultados, seremos oposición” », El Comercio, 10 juin 2016. Traduit par l’auteur. Un autre enfant de l’ancien président, Kenji Fujimori, siège d’ailleurs au Congrès depuis 2011 et a été réélu en 2016 pour un second mandat. 7 8

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Un président de centre droite, élu grâce aux voix de la gauche, doit gouverner avec un Congrès contrôlé par la droite, dans un pays fortement polarisé. L’équation est complexe et l’alchimie explosive.

Un plébiscite pour la paix en Colombie

En Colombie également, les résultats du référendum ont révélé une importante polarisation politique qui s’est exprimée numériquement (49,79 % pour le oui, 50,21 % pour le non), mais aussi géographiquement. La carte électorale fait apparaître une différence nette entre le vote de la capitale et des territoires côtiers et frontaliers du pays, qui ont voté « oui », et celui des territoires interieurs, qui ont majoritairement rejeté les accords de paix. Comment expliquer cette géographie particulière du vote dans le cas colombien ? Figure 3 Colombie : référendum sur l’accord de paix avec les FARC du 2 octobre 2016

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L’analyse de la carte électorale peut s’effectuer à plusieurs échelles et selon plusieurs critères. Il est ainsi intéressant de noter que si l’on compare les résultats du vote par départements, ceux-ci sont plus nombreux à avoir voté « oui » (vingt et un départements). Les treize départements qui ont voté « non » sont donc tous situés au centre du pays, sur la cordillère des Andes, où est concentrée la grande majorité de la population. Ces derniers sont donc entourés par les départements favorables aux accords : les départements côtiers (Nariño, Cauca, Valle, Chocó, sur la côte Pacifique ; Cordoba, Sucre, Bolivar, Magdalena, Atlantico, César et La Guajira sur la côte Atlantique) et frontaliers (Vichada, Guainia, Guaviare, Vaupés, Amazonas et Putumayo). Seules irrégularités dans ce schéma concentrique, les départements de Bogota D. C. et de Boyaca, au cœur du pays, qui ont voté « oui ». Notons cependant que l’écart entre le « oui » et le « non » à Boyaca est infime : 0,17 points de différence les séparent seulement. Plus nombreux, les départements ayant voté « oui » sont pour la plupart les moins peuplés, et dans dix-neuf départements sur vingt et un, le taux d’abstention a dépassé 60 % (atteignant même 86,15 % pour les consulats à l’étranger, 80,61 % à La Guajira, 79,8 % sur l’île de San Andrés)9. Cependant, même s’il est vrai que nombre de villes grandes et moyennes ont voté « non » (Medellin 62,97 %, Bucaramanga 55,11 %, Cucuta 65,36 % et Pereira 53,85 %), le constat selon lequel le vote a opposé zones urbaines et zones rurales doit être nuancé. En effet, trois des plus grandes villes du pays, Bogota, Cali et Barranquilla ont voté « oui » (56,07 %, 54,27 % et 57,44 % respectivement). Il y a autant de capitales de département qui ont voté pour le « non » que pour le « oui » (16/32). Nous observons cependant que les villes moyennes les plus importantes en termes de population et de puissance économique ont toutes voté « non ». Les départements favorables aux accords de paix sont parmi les plus pauvres du pays : le Chocó (79,76 %), Vaupés (78,05 %), le Cauca (67,39 %), le Putumayo (65,5 %), Nariño (64,81 %), Sucre (61,88 %), La Guajira (61,14 %) et Cordoba (60,73 %)10. Ce sont aussi ceux où les populations afrocolombiennes et indigènes sont les plus représentées, si l’on additionne tous les autres départements de la côte Pacifique et Caraïbe, ainsi que les départements frontaliers et le Valle del Cauca (52,44 %), où se trouve la ville de Cali. Par contraste, cinq des départements ayant le plus voté « non » se trouvent parmi ceux qui génèrent le plus de richesse : le Nord de Santander (63,92 %), le Meta (63,58 %), Antioquia (62 %), Cundinamarca (56,52 %), Santander (55,64 %)11. Au-delà de l’échelle départementale, si l’on considère plutôt les frontières des régions formelles et informelles du pays, nous constatons l’importance des dynamiques productives et identitaires. Ainsi, sans surprise, la région paisa12, celle du Triangle du Café (Eje Cafetero, qui regroupe Antioquia, Caldas, Risaralda, Quindio, le nord du Tolima et le nord du Valle del Cauca), où l’influence de l’ancien président Álvaro Uribe et de son parti, le Centre démocratique, est très forte, a massivement voté « non ». La région très productive (agriculture, industrie, tourisme) des Santanderes (Nord de Santander et Santander), pourtant dominée par le vote libéral qui soutenait le « oui », a aussi voté contre les accords de paix. Tandis que la région des Caraïbes, où le président Juan Manuel Santos était très populaire (il a obtenu plus de 60 % des votes lors de l’élection présidentielle dans le département de l’Atlantico), a soutenu le « oui », malgré l’ouragan Matthew (notons que la participation au plébiscite

9 Sources des données électorales de l’ensemble de cette partie : Registraduria nacional del estado civil de Colombia (http://plebiscito.registraduria.gov.com/) et W Radio, « Dossier spécial sur le plébiscite », octobre 2016 (http://elecciones. wradio.com.co/) (consultés le 15 janvier 2017). 10 Dans l’ordre, les cinq départements les plus pauvres du pays sont : le Chocó, le Cauca, la Guajira, le Magdalena, Cordoba et Sucre. Ils ont tous voté « oui ». Source : statistiques du Département administratif national de statistique de Colombie (DANE). 11 Dans l’ordre, les départements qui génèrent le plus de PIB en Colombie sont : Bogota, Antioquia, Valle del Cauca, Santander, Cundinamarca, Meta. Source : www.dane.gov.co (consulté le 15 janvier 2017). 12 Le mot « paisa », apocope du mot « paysan » ou « montagnard », est un terme très utilisé par les habitants d’une région informelle en Colombie pour se désigner eux-mêmes.

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n’a été que de 24 % dans ce département). D’autres régions « informelles » de grande importance économique pour le pays, telles que celle des Llanos Orientales (qui regroupe des territoires du Meta, du Casanare, d’Arauca, du Guaviare, où l’élevage de bétail et l’extraction de pétrole sont les principales activités économiques), ou celle du Magdalena Medio (pétrole, mines, transport, pêche), formée par les municipalités (municipios) qui bordent le fleuve éponyme dans cinq départements (Bolivar, César, Santander, Antioquia et Boyaca), ont majoritairement voté « non ». Dans cette dernière région, la présence des paramilitaires a toujours été forte. Le rapport entre comportement électoral et conflit armé doit être analysé avec précaution, en raison des nombreux acteurs impliqués, de l’histoire longue du conflit, des dynamiques internes de celuici dans chaque territoire et de la multiplicité des variables en jeu. Le lien entre déplacement et comportement électoral (nature du vote des populations déplacées) demeure difficile à appréhender, d’une part car certains territoires colombiens sont à la fois fuis par certaines populations et choisis comme refuge par d’autres populations déplacées, et d’autre part car la distinction entre le comportement électoral des populations déplacées et celui des personnes non déplacées est impossible à établir. La corrélation entre les territoires historiquement occupés par les FARC, leurs zones de concentration actuelles en vue de leur réinsertion, et le vote pour ou contre les accords de paix est elle aussi difficile à établir, car les territoires d’occupation sont fluctuants, ils se confondent souvent avec les points de concentration actuelle des FARC et ne concernent pas la totalité des municipalités ou des départements en question13. Pour étudier le rapport entre soutien aux accords de paix et conflit armé, il est essentiel de considérer plutôt l’échelle des municipalités dans chaque département, et de la croiser avec les dynamiques régionales et sous-régionales. Il apparaît ainsi que les municipalités les plus affectées par la violence (massacres, déplacements, exactions liées à l’occupation d’un ou plusieurs acteurs armés) dans les départements du Choco, du Cauca, du Guaviare, de Nariño, du Caqueta, du Vaupés, de Putumayo, du Meta et même de Antioquia, sont nombreuses à avoir voté en faveur des accords de paix. A titre d’exemple, à Bojaya, municipalité du Choco, où un affrontement entre guérillas et paramilitaires a fait soixante-dix-neuf victimes en 2002, 95,78 % de la population a voté « oui ». A Toribio, une des municipalités du Cauca où la présence des FARC a toujours été forte, 84,80 % des votants se sont exprimés en faveur de la paix. A Caloto, municipalité du Cauca dans laquelle vingt indigènes paeces ont été assassinés par les paramilitaires en 1991, le vote en faveur du « oui » a atteint 72,9 %. Dans la municipalité de Miraflores (département du Guaviare), particulièrement affectée par les déplacements de personnes craignant pour leur vie, 85,65 % de la population a voté « oui ». La municipalité de San Vicente del Caguan (département du Caqueta), où la présence des FARC a été très forte et où Ingrid Betancourt a été séquestrée pendant plusieurs années, a aussi voté massivement en faveur de la paix (62,93 %). Dans les départements-clés opposés aux accords de paix, les quelques municipalités qui ont voté « oui » sont souvent les plus affectées par le conflit armé. C’est le cas à Antioquia, dans les territoires occupés par les fronts du bloc José Maria Cordoba des FARC, comme par exemple Turbo, marqué par plusieurs massacres perpétrés par les FARC et par des affrontements continus entre paramilitaires et guérillas. Ici, ce sont de nouveau les dynamiques des régions informelles qui permettent de comprendre le vote. En effet, en regardant de près l’ensemble des municipalités qui ont voté « oui » dans le département d’Antioquia, nous constatons qu’elles font toutes partie de la sous-région d’« Uraba », qui regroupe des municipalités du nord de ce département, mais aussi du Choco et de Cordoba. Territoire stratégique en raison de sa proximité avec le Panama, mais aussi de son accès aux deux océans, dominé par la jungle, la sous-région d’Uraba a été historiquement un des bassins du narcotrafic. Les FARC, l’Armée populaire de libération (EPL) et les paramilitaires s’y sont affrontés sans cesse depuis les années 1990, causant des déplacements de masse et des assassinats récurrents (dont 13

Voir à ce sujet les cartes établies par la radio W : http://elecciones.wradio.com.co/ (consulté le 17 janvier 2017).

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les quatre massacres tristement célèbres de 1995 à El Aracatazo, Los Kunas, Turbo et Bajo del Oso à Apartado). Toutes les municipalités qui composent cette région ont voté en faveur des accords de paix (sauf la municipalité de Carepa). Un phénomène similaire peut être observé dans le département du Nord de Santander où les huit municipalités du nord, de la sous-région du « Catatumbo », ont toutes massivement voté en faveur des accords de paix (95,18 % à San Calixto, 91,51 % à El Tarra, 86,47 % à Teorama, 66,03 % au Tibu). Ce territoire est connu en raison de la récurrence des morts violentes liées au conflit armé, et de la découverte de nombreuses fosses communes liées à des massacres. Il concentre tout type d’acteurs armés autour des activités du narcotrafic, cette région frontalière avec le Venezuela étant aussi idéale pour la production de la coca. On y retrouve les guérillas des FARC, mais aussi l’Armée de libération nationale (ELN), l’EPL, des paramilitaires de différents blocs, et aujourd’hui des bandes criminelles (Aguilas Negras). Cependant, nous identifions également d’autres territoires où la présence et les conséquences des actions des FARC ont été déterminantes, et qui ont majoritairement voté contre les accords de paix (comme par exemple la municipalité de Puerto Saldaña au Tolima, victime d’un massacre d’une quinzaine de personnes en 2000), ou dans lesquels le « non » a failli l’emporter (comme dans le cas de la municipalité du Tame à Arauca, où au moins seize massacres ont été perpétrés depuis 2004). C’est aussi le cas des départements du Caqueta et du Meta, où le « non » a été majoritaire. Dans ces cas précis, il est de nouveau pertinent de se concentrer sur l’échelle municipale pour tenter de comprendre le lien entre conflit armé et comportement électoral. En effet, dans ces deux départements, les municipalités qui ont voté « non » sont essentiellement celles qui bordaient la zona de despeje, ces territoires neutres accordés aux FARC dans le cadre des négociations de paix ratées coordonnées par l’ancien président Pastrana entre 1998 et 2002, tandis que toutes les municipalités à l’intérieur de cette zone (San Vicente del Caguan, La Macarena, Uribe, Mesetas, Vista Hermosa) ont voté « oui ». Les rares municipalités du Casanare (département où le « non » a atteint le record de 71,14 %) qui ont soutenu le « oui » sont aussi celles où la présence et les victimes des guérillas ont été les plus importantes (La Salina, Sacama, Recetor, Chameza, Sabanalarga). Le département où les dynamiques de vote sont les plus complexes est celui de Boyaca. La géographie particulière de ce territoire est ici un élément essentiel, qui détermine les dynamiques du conflit armé. Boyaca comprend à la fois des terres très basses (moins de 500 mètres au-dessus du niveau de la mer) et des terres très hautes (certains des sommets de la Sierra Nevada du Cocuy atteignent plus de 5 300 mètres). Historiquement, les montagnes de Boyaca ont toujours revêtu une importance stratégique pour les guérillas, et surtout pour les FARC, car elles leur permettent de circuler entre les départements d’Arauca, du Casanare, de Santander, de Cundinamarca et du Nord de Santander. Par ailleurs, c’est dans les zones basses de l’ouest du département qu’a émergé le modèle d’organisation paramilitaire de « Puerto Boyaca », pionnier en la matière, qui a inspiré de nombreux groupes d’autodéfense dans tout le pays. Enfin, le territoire est miné par des luttes internes entre narcotrafiquants et trafiquants d’émeraudes. Les faibles écarts entre le « oui » et le « non » dans beaucoup de municipalités en font un des départements les plus polarisés. Il est cependant possible d’émettre l’hypothèse que les territoires du « oui » sont majoritairement les territoires montagneux, où dominaient plutôt les guérillas, tandis que les territoires du « non » étaient plutôt contrôlés par les paramilitaires (à Puerto Boyaca, le « non » l’a emporté avec 69,23 % des suffrages). Pourtant, certains articles de presse14 ont insisté sur l’importance du vote en faveur du « non » dans les municipalités où les occupations (tomas) et les exactions des guérillas ont été les plus nombreuses, même lorsque le « oui » l’emportait, les écarts étant souvent d’un point seulement ou moins.

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« Resultados de plebiscito indicarían que las víctimas no han perdonado », El Tiempo, 4 octobre 2016.

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En conclusion, l’analyse de la géographie électorale permet de mettre en exergue la difficulté à établir des corrélations définitives entre les différentes variables du vote relatif aux accords de paix en Colombie. L’échelle d’analyse la plus pertinente varie selon le cas considéré, les observations les plus intéressantes résultant plus du croisement entre le niveau municipal et le niveau régional « formel » ou « informel » que de la comparaison des résultats par département. D’autres variables, telles que l’histoire du conflit dans le territoire concerné, les dynamiques économiques et productives, les logiques partisanes, la présence de populations marginalisées (indigènes, afro-colombiens) et même la topographie doivent être pris en considération pour comprendre les résultats du plébiscite colombien pour la paix. Si la forte abstention électorale (plus de 65 %), en partie provoquée par l’ouragan Matthew, a joué un rôle indéniable dans les résultats, force est de constater que les faibles écarts entre le « oui » et le « non » au cœur de nombreuses municipalités très éloignées les unes des autres, dans un département ou entre départements, témoignent plutôt de la polarisation extrême du pays, à tous les niveaux.

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Quatrième partie

L’Amérique latine en perspective

Sous le joug de l’héritage : éducation et systèmes éducatifs en Amérique latine Damien Larrouqué

En 1990, a été publié à Londres un ouvrage passé inaperçu et pourtant fondamental pour quiconque s’intéresse à la construction et à la mutation des systèmes éducatifs. Sur la base d’une analyse comparative de grande qualité portant sur quatre pays1, Andy Green a tâché de comprendre pourquoi le niveau scolaire des élèves britanniques était comparativement plus faible que celui de leurs camarades européens ; ce qui revenait finalement à expliquer les causes profondes du délitement de l’éducation en Grande-Bretagne. Ses conclusions sont lumineuses. S’inscrivant dans une perspective néo-institutionnaliste historique dont il serait l’un des précurseurs oubliés2, Andy Green affirme que l’héritage libéral (liberal legacy) a pesé de tout son poids sur l’évolution du système éducatif britannique3. Eclairante à bien des égards, cette réflexion est précieuse pour notre propos, en ce sens qu’elle corrobore deux assertions généralement admises, mais parfois empiriquement difficiles à justifier. D’une part, on ne peut estimer le niveau éducatif d’un pays sans prendre en considération le niveau de développement de ses institutions scolaires. D’autre part, tout système éducatif s’avère profondément résistant au changement4. En terme qualitatif, l’éducation en Amérique latine est aujourd’hui dans la situation précaire que connaissait le Royaume-Uni dans les années 1970-1980. Si l’on compare les résultats obtenus par les élèves latino-américains lors des fameuses enquêtes du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (Program for International Student Assessment, PISA) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), on ne peut que constater l’écart qui sépare les performances scolaires des pays d’Amérique latine de celles des pays occidentaux et surtout des pays asiatiques, dont l’investissement dans le domaine éducatif est unanimement reconnu5. Nous défendons ici l’argument selon lequel l’Amérique latine doit composer avec un héritage éducatif défavorable que l’on peut appréhender sous trois angles : historique, culturel et institutionnel. Tout d’abord, bien que les Etats de la région aient fait en sorte d’imposer leur autorité sur les institutions privées et notamment ecclésiales dès leur indépendance, le renversement autoritaire des années 1970 et le triomphe des idées néolibérales durant la décennie 1990 ont rompu la dynamique séculaire de nationalisation des systèmes éducatifs. Nous verrons ainsi comment les Etats ont fini par renoncer à leur responsabilité historique en la matière et se sont abandonnés aux logiques du marché. Ensuite, malgré une augmentation substantielle des ressources allouées à l’éducation publique depuis le milieu des années 2000, celle-ci continue de pâtir d’une image socialement dévalorisée jusque parmi les couches les plus déshéritées des populations latino-américaines et se voit, par conséquent, de plus en plus concurrencée par l’essor de l’enseignement privé. Nous essaierons d’expliciter ce phénomène de

1 Cet ouvrage a fait l’objet d’une réédition agrémentée du cas asiatique en 2013. Voir A. Green, Education and State Formation. The Rise of Education Systems in England, France and the USA, Londres, Macmillan, 1990. 2 S. Steinmo, « Néo-institutionnalisme historique », in L. Boussaguet et al. (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2010, pp. 367-374. 3 Voir A. Green, op. cit., pp. 307-316. 4 Nous entendons par système éducatif « la configuration institutionnelle qui régit l’organisation de l’éducation scolaire d’un pays, regroupe l’ensemble des établissements d’enseignement élémentaire, primaire et secondaire de statuts divers (publics ou privés, laïcs ou confessionnels, sous ou sans contrat) et se compose de structures administratives agissant au niveau aussi bien local (écoles rurales et urbaines) que national (départements ministériels) ». Voir D. Larrouqué, « Les politiques d’inclusion digitale en Amérique latine : de la rénovation éducative à la recomposition de l’Etat (Argentine, Paraguay, Pérou, Uruguay) », Paris, IEP, thèse de doctorat en science politique dirigée par Y. Surel et soutenue le 15 septembre 2016, p. 71. 5 J. Alonso et al., « Diferencia en el modelo educativo en América latina y Asia : implicaciones para el patrón de desarrollo futuro », in A. Barcena et N. Serra (dir.), Educación, desarrollo y ciudadanía en América latina : propuestas para el debate, Santiago du Chili, Cepalc, 2011, pp. 297-327, et J.-M. De Ketelel, « Les résultats des élèves asiatiques dans les enquêtes internationales », Revue internationale d’éducation de Sèvres, n° 68, 2015, pp. 69-80.

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migration scolaire qui traduirait une forme de désaveu socioculturel à l’encontre d’une « école pour tous » désormais assimilée à une « école pour les pauvres ». Enfin, si des politiques éducatives innovantes ont pu être mises en œuvre pour redorer le blason de l’éducation publique (à l’image des programmes d’inclusion digitale du type « One Laptop Per Child »6), le principal problème des systèmes éducatifs en Amérique latine demeure leur « ingouvernabilité » chronique. A des degrés divers, tous sont affectés par des difficultés de gestion liées à une tradition patrimonialiste tenace, aujourd’hui partiellement remise en cause par des processus de rationalisation administrative.

De la tutelle religieuse à la logique de marché : la responsabilité de l’Etat en matière éducative  A l’époque coloniale, au moins trois ordres religieux sont en charge de l’éducation. En fonction des couvents et du public visé, les méthodes d’apprentissage varient – certaines sont beaucoup plus austères que d’autres – mais convergent toutes, selon deux logiques complémentaires, vers un seul et même objectif : asseoir la puissance spirituelle comme temporelle de l’Eglise dans la région. Contrôlée par les moines dominicains et surtout franciscains, l’instruction coloniale s’apparente à un exercice de « dressage des mœurs » destiné à élever, de la même manière que sur le Vieux Continent7, les rejetons des élites péninsulaires et créoles dans le respect de la foi catholique. Quant aux jésuites, ils mènent auprès des populations indigènes et jusqu’à leur expulsion en 1767 une entreprise d’« évangélisation des esprits ». Inévitablement, le processus d’indépendance modifie cette donne éducative. L’émancipation politique ne pouvant être garantie que si le peuple est instruit dans les lois de la république, les nouveaux Etats vont œuvrer à la sécularisation scolaire via la prise en charge progressive de l’instruction publique. Cependant, deux visions s’opposent. L’une, révolutionnaire et libérale, est incarnée par Simón Rodríguez, le précepteur cosmopolite de Simon Bolivar8 ; l’autre, réactionnaire et élitiste, se retrouverait détaillée dans le Catéchisme patriotique reformé du caudillo paraguayen José Gaspar Rodríguez de Francia9. Empruntant à la première de ces conceptions la notion d’universalité de l’enseignement et, à la seconde, le respect de l’ordre et de la hiérarchie, la méthode dite lancastérienne se développe dès les années 182010. Dans le même temps, à l’image de la Constitution vénézuélienne de 183011, la majorité des nouvelles Républiques consacrent le droit à l’éducation. Au Pérou, des écoles normales sont créées pour former les maîtres d’école12. Néanmoins, leur destin souvent funeste témoigne de l’état de dénuement qui touche l’ensemble des institutions éducatives de l’époque,

Pour plus de renseignements, voir D. Larrouqué, op. cit., pp. 16-29. J.-C. Ruano-Borbalan et V. Troger, Histoire du système éducatif, Paris, PUF, 2012, p. 44. 8 J. Ocampo López, « Simón Rodríguez, el maestro del libertador », Revista Historia de la Educación Latinoamericana, n° 9, 2007, pp. 81-102. 9 Il s’agit d’un manuel scolaire dans lequel il affirme que « l’homme, malgré tous les bons sentiments qui sont les siens et l’éducation qu’il a reçue, a une propension naturelle au despotisme », cité par N. Areces, « De la Independencia a la Guerra de la Triple Alianza (1811-1870) », in I. Telesca (dir.), Historia de Paraguay, Asunción, Santillana, 2011, p. 171. 10 Il s’agit d’une méthode d’enseignement dérivée de la philosophie utilitariste et basée sur l’apprentissage mutuel, l’inculcation de l’autodiscipline et la rationalisation organisationnelle. Pour plus de renseignements, voir C. Newland, « La educación elemental en Hispanoamerica : desde las independencias hasta la centralización de los sistemas educativos nacionales », The Hispanic American Historical Review, Vol. 71, n° 2, 1991, pp. 342-343, et D. Upton, « Ecoles lancastériennes, citoyenneté républicaine et imagination spatiale en Amérique au début du xixe siècle », Histoire de l’éducation, n° 102, 2004, pp. 87-108. 11 Article n° 161. Voir B. Vázquez de Ferrer, « Ciudadania e instrucción pública para el Estado Nación en Venezuela, 18111920 », Revista Historia de la Educación Latinoamericana, Vol. 12, 2009, p. 231. 12 E. Robles Ortiz, « Las primeras escuelas normales en el Perú », Revista Historia de la Educación Latinoamericana, Vol. 6, 2004, pp. 57-86. 6 7

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comme par exemple au Chili13 ou encore en Uruguay14. L’heure étant à la « barbarisation du style politique15 », les questions éducatives vont être reléguées au second plan des priorités gouvernementales jusqu’aux années 1870 au moins, décennie durant laquelle se manifestent les prémices d’une volonté de construction nationale par l’éducation16. Sous la houlette d’un Sarmiento en Argentine17 ou d’un Varela en Uruguay18, le bassin de la Plata et plus largement le cône Sud forment le berceau de l’Etat éducateur (Estado docente), lequel affirme son « pouvoir infrastructurel » – ou sa capacité à mettre en œuvre des décisions politiques – à travers l’organisation, la diffusion et le contrôle de l’instruction publique19. Alors que les inscriptions à l’école augmentent sensiblement dès les années 1900, les premiers résultats de ces politiques éducatives volontaristes peuvent être observés à peine un quart de siècle plus tard : en 1925, presqu’un adulte latino-américain sur deux (44,5 %) est alphabétisé20. Cela dit, nourri de préceptes positivistes voire racialistes, ce processus de nationalisation du système éducatif a souvent pour corollaire la dénégation et l’avilissement de la diversité multiculturelle21, comme en témoignent les cas bolivien ou équatorien. Cet effort de centralisation n’est pas non plus homogène à l’échelle régionale : le Brésil, par exemple, y échappe en partie, dans la mesure où les Etats de la Fédération conservent la mainmise sur la gestion et le financement des établissements scolaires jusqu’aux années 194022. Au demeurant, à l’exception du Pérou où l’enseignement religieux reste longtemps obligatoire, et surtout de la Colombie qui fait le choix de conserver, au bénéfice exclusif de l’Eglise, la responsabilité de l’instruction publique23, la grande majorité des pays adopte la laïcité à l’école. Néanmoins, aucun d’entre eux n’entreprend une campagne de laïcisation aussi radicale que celle menée dans le Mexique postrévolutionnaire24. Ebranlée par le krach de 1929, l’activité agro-exportatrice qui a permis aux oligarchies nationales de financer le déploiement des premières politiques de scolarisation massive s’effondre. Par effet domino, l’Etat libéral chancelle et la conception positiviste de l’enseignement jusque-là dominante tend à

13 E. Ramírez Bizama, « Niños populares y escuela popular : un estudio sobre las dificultades del proceso de escolarización en Chile (1840-1860) », Polis, n° 37, 2014 (https://polis.revues.org/9760, consulté le 21 novembre 2016). 14 D’après le rapport Palomeque de 1855, « les professeurs ne sont pas payés, les écoliers n’ont pas de cahiers et les établissements sont dépourvus de tout ce qui pourrait être utile à un apprentissage qui reste encore illusoire ». Cité par D. Ifrán, De Varela al Plan Ceibal : Genealogía, reflexiones y vivencias de la enseñanza pública uruguaya, Montevideo, Piscolibros, 2012, p. 45. 15 T. Halperin Donghi, Révolutions et guerre. Formation d’une élite dirigeante dans l’Argentine créole, Paris, Editions de l’EHESS, 2014 [1972], p. 391. 16 A. Donoso Romo, « La nación como protagonista de la educación en Américal latina (1870-1930), Revista Historia de la Educación Latinoamericana, Vol. 14, 2009, pp. 239-266. 17 S. Villavicencio, Sarmiento y la Nación cívica. Ciudadania y filosofias de la Nación en Argentina, Buenos Aires, Eudeba, pp. 109-142. 18 J. Bralich, « José Pedro Varela y la gestión de la escuela uruguaya », Revista Historia de la Educación Latinoamericana, Vol. 13, n° 17, 2011, pp. 43-70. 19 H. Soifer, « The sources of infrastructural power : Evidence from nineteenth-century chilean education », Latin American Research Review, Vol. 44, n° 2, 2009, pp. 158-180. 20 Certes, d’un pays à l’autre, les différences sont encore considérables, variant de 15 % pour le Guatemala à 73 % pour l’Argentine. Voir C. Newland, « The Estado Docente and its expansion. Spanish american elementary education, 19001950 », Journal of Latin American Studies, Vol. 26, n° 2, 1994, p. 452. 21 F. Martínez, « Régénerez la race ». Politique éducative en Bolivie (1898-1920), Paris, Editions de l’IHEAL, 2010, 2e partie, pp. 129-251, et E. Sinnardet, « Nación y educación en el Ecuador de las años treinta y cuarenta », Iconos. Revista de Ciencia Sociales, n° 9, 2000, pp. 110-125. 22 A. Akkari, « Inégalités éducatives structurelles au Brésil. Entre Etat, privatisation et décentralisation », Revista Diálogo Educacional, Vol. 3, n° 2, 2001, pp. 1-21, et G. Ossenbach, « La educación », in E. Ayala Mora (dir.), Historia General de América latina. Volumen VII. Los proyectos nacionales latinoamericanos : sus instrumentos y articulación, 1870-1930, Paris, Unesco/Trotta, 2008, pp. 432-433. 23 D. L. Torres Cruz, « El papel de la escuela en la construcción de la nacionalidad en Colombia. Una aproximación a la escuela elemental, 1900-1930 », Revista Historia de la Educación Latinoamericana, Vol. 13, 2009, pp. 213-240. 24 La mise en application de certaines résolutions farouchement anticléricales – et qui plus est gravées dans le marbre constitutionnel de 1917 – conduira à la révolte sanglante des Cristeros. Voir G. Ossenbach, op. cit., pp. 437-439, et A. Rouquié, Le Mexique, un Etat nord-américain, Paris, Fayard, 2013, pp. 126-132.

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s’effriter. A l’instar de la réforme éducative impulsée au Paraguay dès 192425, de nouvelles modalités pédagogiques voient le jour, désormais axées sur les principes de « l’éducation nouvelle » et sur les préceptes constructivistes. A la même époque, la région redécouvre ses racines indigènes. Ainsi que l’illustrent les théories et propositions éducatives de José Vasconcelos au Mexique26, des mesures inédites sont prises pour favoriser l’apprentissage bilingue mais aussi pour renforcer l’éducation populaire en milieu rural. C’est dans le prolongement de cette dynamique que va émerger, à partir des années 1940, en Bolivie27 et plus encore en Uruguay28, un dualisme éducatif fondé sur le principe selon lequel l’école républicaine ne peut remplir son rôle que si elle s’adapte au contexte environnemental et socioéconomique – d’où les disparités programmatiques ou pédagogiques entre écoles urbaines et rurales. Cependant, les principales transformations éducatives n’interviennent qu’après la Seconde Guerre mondiale. Alors que l’urbanisation s’accélère et que la structure économique tend à se diversifier sous l’égide du modèle d’industrialisation par substitution aux importations (ISI) promu par la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepalc), l’attention des gouvernements se porte moins sur l’enseignement primaire que sur l’enseignement secondaire et technologique. Dans le même temps et à l’image de l’Argentine péroniste29, les Etats consolident leurs systèmes éducatifs via la création (ou la refonte) de ministères centralisés30. A partir des années 1970, le basculement autoritaire à l’œuvre dans plusieurs pays de la région marque la fin de « l’optimisme pédagogique », une conception idéaliste de l’institution scolaire qui voyait en l’école un outil de changement social et dont l’un des hérauts était le brésilien Paolo Freire31. En clair, les militaires initient le démantèlement de l’éducation publique. Au-delà de la refonte réactionnaire des programmes32, les systèmes éducatifs de la région subissent répression politique33 et sapes budgétaires34. A l’exception de la « dictature molle » (dictablanda) péruvienne qui poursuit les campagnes d’alphabétisation et conforte donc le processus de « cholification35 » à l’œuvre depuis les années 1950, l’action éducative des juntes est partout délétère. Or, le renouveau démocratique n’apporte pas d’amélioration substantielle à cette situation. De fait, après la « décennie perdue » des années 1980, les Etats latino-américains sont poussés par leurs créanciers internationaux à assainir leurs finances, à supprimer les entraves au commerce extérieur et à remettre en question la plupart de leurs priorités socio-économiques. Suivant l’exemple du Chili36 et sur les injonctions

25 R. Cardozo, « Lo que se ha hecho por la educación popular y lo que se debe hacerse aún » [1926], Revista Paraguaya de Sociologia, n° 129-130, 2007, pp. 221-226. 26 J. Ocampo López, « José Vasconcelos y la educación mexicana », Revista Historia de la Educación Latinoamericana, Vol. 7, 2005, pp. 137-157. 27 J. M. Villafuerte Bittencourt, « La influencia social de la división histórica de lo rural y de lo urbano en la organización de la educación boliviana », Revista História da Educação, Vol. 15, n° 35, 2011, pp. 32-49. 28 D. Larrouqué, Le Plan Ceibal en Uruguay. Un exemple de bonne gouvernance ?, Paris, L’Harmattan, 2012, pp. 176-177. 29 A. Cammarota, « El Ministerio de Educación durante el peronismo : ideología, centralización, burocratización y racionalización administrativa (1949-1955) », Revista Historia de la Educación Latinoamericana, Vol. 15, 2010, pp. 63-93. 30 A titre de comparaison indicative, le département de l’Education aux Etats-Unis n’a été créé qu’en 1979 par Jimmy Carter. Voir C. Cochran et E. Malone, Public Policy. Perspectives and Choices, Boulder, Lynne Rienner, 2014, pp. 183-184. 31 J. Ocampo López, « Paolo Freire y la pedagogía del oprimido », Revista Historia de la Educación Latinoamericana, Vol. 10, 2008, pp. 57-72. 32 Voir notamment pour l’Argentine l’ouvrage collectif : C. Kaufmann (dir.), Dictadura y educación. Vol.3. Los textos escolares en la historia argentina reciente, Buenos Aires, Miño y Davila, 2006. 33 Voir à ce sujet le n° 4 des Cuadernos Chilenos de Historia de la Educación (2015), intitulé « Education et dictature dans le cône Sud ». 34 Par exemple, la part du PIB consacrée à l’éducation uruguayenne passe de 4,1 % à 1,4 % entre 1968 et 1984. Voir C. Ramos Larraburu, Radiografía del cambio de paradigma en la administración pública : la reforma de la administración central en el Uruguay (1990-1995), Montevideo, Instituto de Ciencía Política, 2004, p. 322. 35 La « cholification » désigne l’incorporation croissante des populations métisses et paysannes (cholos) à la communauté nationale. Voir C. Contreras et M. Marcos, Historia del Perú contemporáneo desde las luchas por la Independencia hasta el presente, Lima, IEP, 2010, p. 318. 36 J. Pinkney Pastrana, « Legacy against possibility : Twenty-five years of neoliberal policy in Chile », in D. Hill et E. Rosskam (dir.), The Developing World and State Education. Neoliberal Depredation and Egalitarian Alternatives, New York, Routledge,

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de la Banque mondiale qui, du Mexique37 à l’Argentine38 en passant par la Colombie39, modèle les politiques sectorielles, les systèmes éducatifs sont restructurés en profondeur selon deux logiques principales : libéralisation de l’enseignement et décentralisation administrative voire financière. En guise d’illustration, la loi générale de l’éducation approuvée en 1993 au Mexique fait sauter les verrous juridiques en matière de création d’établissements scolaires, entraînant une prolifération de structures éducatives privées sans que la qualité des enseignements soit pour autant garantie40. En outre, si l’exemple le plus emblématique de décentralisation administrative couplée à la déresponsabilisation financière de l’Etat central demeure l’Argentine de Menem41, de nombreux autres pays se plient à cette nouvelle forme de gestion consistant à faire peser le fardeau éducatif sur les juridictions provinciales ou municipales42. Ainsi, à de rares exceptions près comme en Uruguay où une réforme hétérodoxe est engagée43, la grande majorité des pays latino-américains adopte le « pragmatisme néolibéral44 », suscitant l’opposition virulente des syndicats et des étudiants du Michoacán au cône Sud45. En résumé et pour reprendre la réflexion très stimulante de Juan Carlos Tedesco46, jusqu’aux années 1950, l’ambition première de l’école publique est de former des citoyens nationaux, éclairés et responsables. Par la suite, compte tenu de l’instauration du modèle ISI, elle a pour fonction d’être pourvoyeuse en ressources humaines. Enfin, à l’heure du consensus de Washington, les élèves sont convertis en clients des institutions éducatives. Dans ce contexte, l’éducation publique aurait perdu, tout à la fois, sa fonction culturelle, son ambition démocratique, son intérêt économique et, en définitive, son utilité politique et sociale. Au tournant du xxe siècle, l’école publique paraît en voie de perdition.

2009, pp. 90-108, et N. Slachevsky Aguilera, « Una revolución neoliberal : la política educacional en Chile desde la dictadura militar », Educação e Pesquisa, Vol. 41, 2015, pp. 1473-1486. 37 G. Delgado-Ramos et J. Saxe-Fernández, « World Bank and the privatization of public education : A mexican perspective », in D. Hill et E. Rosskam (dir.), op. cit., pp. 34-52. 38 M. Echenique, La propuesta neoliberal. Argentina (1980-2000), Rosario, Homo Sapiens Ediciones, 2003, pp. 39-40. 39 P. Vanegas, « The northern influence and colombian education reform of the 1990s », in S. Ball et al. (dir.), Crisis & Hope. The Educational Hopscotch of Latin America, New York, Roultedge/Falmer, 2003, pp. 229-252. 40 H. Aboites, « El derecho a la educación en México : del liberalismo decimónico al neoliberalismo del siglo XXI », Revista Mexicana de Investigación Educativa, Vol. 17, n° 53, 2012, pp. 371-374. 41 D. Filmus, « La descentralización educativa en el centro del debate », in A. Isuani et D. Filmus (dir.), La Argentina que viene : analisis y propuestas para una sociedad en transición, Buenos Aires, Grupo Editorial Norma, 1998, pp. 53-88. 42 J. Gorostiaga Derqui, « Neoliberalism and educational decentralization policies. The expérience of the 1990s », in S. Ball et al. (dir.), op. cit., pp. 115-138, et J. C. Navarro, « Education reform as reform of the state : Latin America since 1990 », in E. Lora (dir.), The State of State Reform in Latin America, Washington DC, BID/Stanford Universty Press, 2007, pp. 387-421. 43 J. Lanzaro, « La reforma educativa en Uruguay (1995-2000) : virtudes y problemas de una initiativa heterodoxa », in R. Franco et J. Lanzaro (dir.), Política y políticas públicas en los procesos de reforma de América Latina, Buenos Aires, Miño y Dávila Editores, 2006, pp. 247-286, et J. Pribble, Welfare and Party Politics in Latin America, New York, Cambridge University Press, 2013, pp. 106-116. 44 I. Castro, « El pragmatismo neoliberal y las desigualdades educativas en América latina », Revista Mexicana de Sociología, Vol. 59, n° 3, 1997, pp. 189-205. 45 J. Gindin, « Argentina. Growth, height, and crisis of teachers’ opposition to neoliberal reforms 1991-2001 », in D. Hill et E. Rosskam (dir.), op. cit., pp. 53-70 ; M. Rifo, « Movimiento estudiantil, sistema educativo y crisis política actual en Chile », Polis, n° 36, 2013 (https://polis.revues.org/9469, consulté le 21 novembre 2016), et S. Street, « Teachers’ work revisited. Mexican teachers’ struggle for democracy and the anti-neoliberal alternative », in S. Ball et al. (dir.), op. cit., pp. 179-198. 46 J. C. Tedesco, Educación y justicia social en América latina, Buenos Aires, Fondo de cultura económica, 2012, pp. 23-107.

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De l’école pour tous à l’écoles des pauvres : vers la fin de l’éducation publique ? En sus d’avoir exacerbé la précarisation de la condition enseignante47, l’introduction des logiques néolibérales dans les systèmes éducatifs a eu pour effet de multiplier l’offre et donc les structures d’enseignement. A l’instar de Lima qui, en 2008, comptait trois mille trois cent cinquante écoles de gestion privée contre un peu moins de neuf cent cinquante établissements publics48, la privatisation de l’éducation concerne principalement les capitales ainsi que les villes de province, et de manière marginale le monde rural49. Concrètement, la mise en concurrence des institutions publiques par les institutions privées se traduit par un phénomène de « migration scolaire » ou de « siphonage » des effectifs des premières par les secondes. A Lima encore, ce phénomène est si paroxystique qu’on estime qu’un élève sur quatre sera scolarisé dans le privé à l’horizon 202050. A l’échelle régionale, d’après les données recueillies par le Système d’information des tendances éducatives en Amérique latine (Siteal) que parrainent l’Institut international de planification de l’éducation de l’Unesco (IPPEUnesco) et l’Organisation des Etats ibéro-américains (OEI), plus de 15 % des élèves de primaire et environ 20 % de leurs camarades de secondaire étaient inscrits dans des institutions privées en 2010. Graphique 1 Proportion des élèves scolarisés dans le privé en 2010 dans douze pays de la région (en %)

Source : Siteal, « Cobertura relativa de la educación pública y privada en América Latina », Dato destacado, n° 23, 2013, pp. 3-4.

47 Pour un bilan général, voir L. Falus et M. Goldberg, « Perfil de los docentes en América latina », Cuadernos del Siteal, n° 9, 2011, pp. 31 et suiv. 48 J. Ansion, « Volver a pensar la educación pública », Revista peruana de investigación educativa, n° 3, 2011, p. 60. 49 A. Pereyra, « La fragmentación de la oferta educativa : la educación publica vs la educación privada », Boletín del Siteal, n° 8, 2006, pp. 4 et suiv. 50 R. Cuenca, « La escuela pública en Lima Metropolitana ¿ Una institución en extinción ? », Revista peruana de investigación educativa, n° 5, 2013, p. 73.

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En dépit d’une indéniable tendance à la polarisation, l’école publique latino-américaine est loin d’être moribonde. C’est d’autant plus vrai que la part du produit intérieur brut (PIB) qui lui a été consacrée a substantiellement augmenté depuis la fin des années 1990. Ainsi, même en excluant des données le système éducatif cubain – lequel a si bien résisté à l’effondrement de l’URSS qu’il tire l’ensemble des statistiques régionales vers le haut51 –, l’investissement public dans l’éducation a augmenté, en moyenne, de plus d’un point entre 2000 et 2010 ; ce qui représente une différence substantielle en terme budgétaire. Tableau 1 Part du PIB (en %) investie dans l’éducation entre 1990 et 2013 1990 1992 1994 1996 1998 2000 2002 2004 2006 2008 2009 2010 2011 2012 2013 Argentine Bolivie Brésil Chili Colombie Costa Rica Cuba Equateur Guatemala Honduras Jamaïque Mexique Nicaragua Panama Paraguay Pérou Rép. dom. Salvador Uruguay Venezuela Moyenne générale* Moyenne - Cuba*

1,1 2,4 4,8 2,3 1,1 2,5

3,3 3 3 2,4 4,5

4,8 2,6 5,6 1,4 3,4 4,5 3,7 4,2 0,9 2,3 5,2

3,7 4,7 2,9 3,8 1,6 4,2 4,3 3,2 1,2 2,9 -

4 5,5 4,7 3,4 3,9 6,2 2,2 3,5 2,2 4,3 3,3 2,3 2,2 -

4,6 5,5 3,9 3,7 3,5 4,4 7,7 1,2 5 4,1 3 5 4,6 3,3 1,9 2,5 2,4 -

4 6,2 3,7 4 4,3 5,1 9,6 5,4 4,6 2,4 4,4 3,9 2,8 2 2,9 2,2 -

3,2 4 3,5 4,1 4,9 10,3 3,9 4,8 3,8 3,4 3 2,5 -

3,7 6,3 4,9 3 3,9 4,7 9,1 3 4,7 2,7 3 2,9 3,7

4,3 7 5,3 3,8 3,9 5 14,1 3,2 6,2 4,9 3,5 2,8 3,7 -

4,9 4,6 8,1 7,6 5,5 5,6 4,2 4,2 4,7 4,8 6,3 6,8 13,1 12,8 4,1 2,8 6,2 6,4 5,2 5,2 4,5 3,8 3,1 2,8 4 3,5 6,9 -

-

-

3,5

-

3,6

3,9

4,2

4,3

4,2

5,2

6

-

-

3,3

-

3,4

3,7

3,9

3,7

3,9

4,5

5,4

5 6,9 5,7 4,1 4,5 6,6 4,3 2,9 6,3 5,2 3,3 5 2,7 3,4 4,4 -

5,1 6,4 5,9 4,6 4,4 6,9 4,2 3 6,1 5 2,9 -

5,3 6,3 4,6 4,9 6,9 2,8 5,9 6,3 3,3 -

5,3

4,7

-

-

4,8

4,7

-

-

* Calculée dès lors qu’au moins la majorité des données (soit onze) étaient disponibles. Sources : Cepalstat-base de datos (http://estadisticas.cepal.org/cepalstat/WEB_CEPALSTAT/Portada.asp).

Toutefois, l’image de l’école publique demeure socialement dévalorisée. Malgré de réelles améliorations statistiques (voir le cas panaméen52), elle est toujours réputée de mauvaise qualité. A l’instar de l’éducation publique péruvienne qui a été présentée non seulement comme archaïque53, mais encore jugée « médiocre et corrompue54 », elle est si décriée que même les classes populaires la délaissent, préférant scolariser leur progéniture dans des établissements privés55. Or, ces derniers faisant rarement l’objet de 51 Pour plus de renseignements, voir Ph. Bayart et al., « Le système éducatif cubain depuis la crise des années 1990 », Revue internationale d’éducation de Sèvres, n° 48, 2008, pp. 153-160. 52 M. Freire Seoane et al., « La educación en Panama. Estado de la cuestión », Perfiles educativos, Vol. 34, n° 138, 2012, pp. 75-91. 53 A. Rojas Huerta, « Retos a la educación peruana en el siglo XXI », Revista Iberoamericana sobre Calidad, Eficacia y Cambio en Educación, Vol. 14, n° 1, 2016, pp. 101-115. 54 P. Oliart, « Mediocridad y corrupción : los enemigos de la educación pública », in L. Pásara (dir.), Perú antes los desafios del siglo XXI, Lima, Fondo Editorial PUCP, 2011, pp. 295-325. 55 Le cas échéant et ainsi que l’a déjà démontré l’introduction des vouchers au Chili, des logiques d’entre-soi et de

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régulations et de contrôles par les autorités (à l’inverse de ce qu’a très tôt entrepris l’Etat argentin56), rien ne prouve que la qualité des enseignements y soit meilleure que dans le secteur public. Ainsi que l’indiquent les résultats des enquêtes PISA, l’éducation latino-américaine reste en deçà des performances internationales et les pays de la région continuent d’occuper le bas des classements57. Nonobstant les critiques dont elles font l’objet et les considérations politiques qui les orientent58, ces évaluations produites par l’OCDE ont le mérite d’intégrer dans leur échantillonnage des établissements aussi bien publics que privés. En l’espèce, si de meilleurs résultats sont constatés chez les élèves scolarisés dans le privé, ce sursaut qualitatif serait autant tributaire du contexte socio-économique familial que du type de gestion institutionnelle59. En somme, malgré les attaques dont leur auteur fait l’objet60, les analyses bourdieusiennes conservent toute leur pertinence en Amérique latine. Fragilisée aussi bien économiquement que discréditée politiquement par plus d’une décennie de politiques néolibérales, l’éducation publique latino-américaine continue d’apparaître comme une « institution pauvre pour les pauvres61 ». Ce déficit de légitimité sociale se traduit par une désaffection croissante pour le métier d’enseignant, dont la carrière est souvent choisie par défaut (Pérou)62 et pour lequel la formation n’a guère été actualisée (Uruguay)63, quand elle n’a pas été confiée à des « universités de garage » (Paraguay)64. Il n’empêche, au cours des dernières années, de la République dominicaine au Chili en passant par le Salvador et la Colombie, des efforts ont été entrepris pour revaloriser, par la certification, une sélection à l’entrée jusque-là considérée comme piètre et/ou politisée65. Couplées à une augmentation significative des budgets, ces mesures vont dans le sens d’une réhabilitation de l’éducation publique et des enseignants qui la font vivre. Or, comme le suggéreraient les difficultés rencontrées par les gouvernements de gauche pour renforcer l’égalité des chances et se départir de cet héritage néolibéral66, le principal problème des institutions éducatives latino-américaines tient moins à la crise de confiance qui les affecte qu’à leur « ingouvernabilité » chronique.

distinction sociale justifient également ces décisions. Voir G. Elacqua, « The impact of school choice and public policy on segregation : Evidence from Chile », International Journal of Educational Development, n° 32, 2012, pp. 444-445, et P. Sanz, « El tránsito de la escuela pública a la escuela privada en el sector emergente de Lima Metropolitana : ¿ Buscando mejor calidad ? », Revista peruana de investigación educativa, n° 7, 2015, pp. 95-125. 56 G. Gamallo, « La "publificación" de las escuelas privadas en Argentina », Revista SAAP. Publicación de Ciencia Política de la Sociedad Argentina de Análisis Político, Vol. 9, n° 1, 2015, pp. 43-74. 57 Voir notamment : OCDE, « Principaux résultats de l’enquête PISA 2012. Ce que les élèves de 15 ans savent et ce qu’ils peuvent faire avec ce qu’ils savent », Paris, 2013, p. 5. 58 G. Felouzy et S. Charmillot, Les enquêtes PISA, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2012, pp. 13-46, et J.-Y. Rochex, « PISA et les enquêtes internationales. Enjeux scientifiques, enjeux politiques », Revue française de pédagogie, n° 164, 2008, pp. 81-85. 59 G. Carrasco Gutiérrez, Influencia del capital cultural, capital económico y capital social basado en la familia sobre el rendimiento de los estudiantes : un análisis comparativo, Lima, CIES, 2008, et A. Miranda, « Asociación entre el tipo de gestión escolar y el rendimiento de los estudiantes en zonas urbanas », Revista peruana de investigación educativa, n° 7, 2015, pp. 153-178. 60 I. Farías, « Adieu à Bourdieu ? Asimetrías, límites y paradojas en la noción de habitus », Convergencia Revista de Ciencias Sociales, n° 54, 2010, pp. 11-34, et N. Trajtenberg, « ¿ Que hay de malo con la sociologia de Pierre Bourdieu ? », in F. Pucci (dir.), El Uruguay desde la sociología. Octava Edición, Montevideo, UdelaR, 2010, pp. 373-388. 61 P. Oliart, op. cit., pp. 312-318. 62 J. Chuquilin-Cubas, « Ser profesor de educación secundaria en el Perú : última opción, un paso transitorio y una oportunidad de empleo », Educación, Vol. 38, n° 4, 2014, pp. 63-87. 63 A. Marrero, « La formación docente uruguaya : un problema que no se resuelve con un cambio de nombre institucional », in A. Riella (dir.), El Uruguay desde la sociología. Novena Edición, Montevideo, UdelaR, 2011, pp. 273-288. 64 R. Garay Arguëllo, « Autonomía, autarquía y corrupción universitaria en Paraguay », in G. Dalla-Corte Caballero (dir.), Estado, Nación e Historia en el Bicentenario de la independencia del Paraguay, Asuncion, Intercontinal Editora, 2012, pp. 283-299. 65 S. de los Santos et C. Abréu Van Grieken, « La certificación docente : otro eslabón para una carrera docente renovada », Ciencia y Sociedad, Vol. 38, n° 3, 2013, pp. 443-461. 66 S. Peters, « ¿ Es posible avanzar hacia la igualdad en la Educación ? El dilema de las políticas educativas de la izquierda en América Latina », Nueva Sociedad, n° 239, 2012, pp. 102-121. Voir précisément sur le cas équatorien : E. Isch Lopez, « Las actuales propuestas y desafíos en educación : el caso Ecuatoriano », Educação e Sociedad, Vol. 32, n° 115, 2011, pp. 373-391.

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Structure et gestion institutionnelles : entre patrimonialisme et rationalisme D’après Bernardo Kliksberg, les systèmes éducatifs latino-américains incarnaient au milieu des années 1990, à l’image des systèmes de santé, des structures de gestion obsolètes, particulièrement rigides et donc peu propices au changement67. Deux décennies plus tard, le constat n’a pas fondamentalement changé : la machine bureaucratique reste grippée par le patrimonialisme. Cependant, l’introduction de dispositifs ou mécanismes de rationalisation politico-administrative permet d’envisager une plus grande capacité des institutions éducatives à mener à bien des réformes significatives. Le principal problème des ministères de l’Education réside moins dans le manque de probité de leurs fonctionnaires que dans leur mode de fonctionnement intrinsèque. En règle générale, les ministères de l’Education ploient sous le poids de leur propre armature institutionnelle. Il s’agit d’organisations macrocéphales. Ainsi, au Paraguay, le ministère de l’Education et de la Culture (MEC) représente, à lui seul, plus d’un tiers des emplois publics du pays (35 %) 68. Concrètement, le personnel purement administratif s’élève à plus de cinq mille personnes, réparties dans pas moins de cent départements et sous-directions ! L’organigramme institutionnel du MEC est d’une complexité qui n’a d’égal que son éclatement géographique : à Asunción, il occupe une quarantaine de sites différents. De surcroît, le propre bureau du ministre a changé trois fois d’adresse au cours de l’année 2012. Cette instabilité géographico-institutionnelle en dit long sur la difficulté à porter des projets éducatifs de long terme au Paraguay. De son côté, le ministère de l’Education (Minedu) au Pérou est structuré selon un organigramme presque aussi tentaculaire que celui du MEC, dans la mesure où il se compose d’environ quatre-vingts directions et officines différentes69. Caractéristique des organisations bureaucratiques70, l’absence de synergie entre ces différents départements administratifs occasionne des distorsions qui nuisent considérablement à la mise en œuvre et à la cohérence des politiques publiques71. C’est ce que l’on a surnommé « l’insularité institutionnelle », entendue comme la tendance pour chaque département d’une organisation publique donnée à fonctionner de manière autarcique voire antagonique 72. Comme l’ont montré des politistes chiliens analysant les contraintes pesant sur les réformes éducatives, ce phénomène est susceptible d’être renforcé par une forme d’« agencéisation compulsive » qu’il faut comprendre comme la pratique politico-administrative consistant à répondre à un nouvel enjeu par la création d’une entité publique ou parapublique (superintendance, direction, agence, etc.) qui viendra se greffer, de manière souvent parasitaire, à l’armature institutionnelle existante73. Dans beaucoup de pays d’Amérique latine, cette hypertrophie institutionnelle est le signe d’une capture acérée de l’administration par le pouvoir politique. Basées sur les réseaux d’interdépendance et caractérisées par leur informalité, les logiques patrimonialistes ont chassé l’idéal méritocratique wébérien du processus de sélection des agents publics. Reposant sur un clientélisme politique

67 B. Kliksberg, « Dilemmas and solutions in the implementation of social policies in Latin America », in S. Nagel (dir.), Latin American Development and Public Policy, New York, St Martin’s Press, 1994, p. 83. 68 Toutes les références chiffrées ont été extraites de O. Pineda, Breve historia de la educación en el Paraguay, Asunción, Servilibro, 2012, pp. 98-105. 69 Organigramme du Minedu né du Décret suprême n° 006 du 31 mars 2012 (www.minedu.gob.pe/DeInteres/xtras/ organigrama2012a_20121025.pdf, consulté le 21 novembre 2016). 70 P. Hassenteufel, Sociologie politique : l’action publique, Paris, Armand Colin, pp. 84-87. 71 M. Balarín, « Radical discontinuity. A study of the role of education in the Peruvian state and of the institutions and cultures of policy making in education », thèse de doctorat, University of Bath, 2005. 72 M. Waissbluth, « La insularidad en la gestión pública latinoamericana », Revista del CLAD Reforma y Democracia, n° 27, 2003, pp. 75-88. 73 A. Cessia et al., « Las restricciones a la reforma educativa en Chile : perspectiva neoinstitucional y escenarios futuros », Revista del CLAD Reforma y Democracia, n° 47, 2010, p. 31.

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irréductible consistant à rechercher « le poste pour la personne et non la personne pour le poste74 », cette sélection viciée tend à établir des rentes de situation institutionnelles auxquelles les bénéficiaires sont peu disposés à renoncer75 ; ce qui in fine entretient les turpitudes du système politico-administratif. En Uruguay, l’Administration nationale de l’éducation publique (Anep) a été créée au sortir de la dictature pour lutter contre ces dérives. Contrôlée par les enseignants eux-mêmes, cette institution parapublique se veut autonome76. Or, bien qu’elle ait adopté un fonctionnement plus démocratique et moins hiérarchisé que des ministères centralisés, elle n’échappe pas aux lois de l’inertie administrative. De fait, à travers ses multiples instances de consultation, l’Anep s’apparente à une « constellation d’acteurs-veto77 ». Toute possibilité de réforme éducative s’en voit fortement entravée78. Cette paralysie rappelle que les syndicats d’enseignants demeurent des protagonistes-clés des systèmes éducatifs en Amérique latine. A l’instar du cas mexicain, leur importance numérique ainsi que leur influence politique sont parfois si puissantes qu’ils sont en mesure d’infléchir, de contraindre, voire d’annuler la mise en œuvre des réformes sectorielles79. Ces problèmes de gestion ont été aggravés par les politiques de décentralisation des années 1990. En effet, souvent mis en œuvre dans la précipitation et sans augmentation substantielle des ressources destinées aux autorités récipiendaires (régions ou municipalités), ces processus ont débouché sur un chaos normatif, juridique et financier inextricable. La multiplication des doublons institutionnels a accentué l’inefficacité administrative et contribué à renforcer l’inefficience budgétaire. En définitive, comme l’a montré le cas péruvien, les logiques verticalistes et centralisatrices antérieures se sont vues renforcées80. Dans les Etats fédéraux comme l’Argentine, le Mexique ou le Brésil qui comptent autant de ministères de l’Education que d’entités juridictionnelles fédérées (Etats ou provinces), la coordination des politiques éducatives s’apparente à une gageure. Dans le cas de l’Argentine par exemple, la loi fédérale d’éducation (LFE) de 1993 a contribué à multiplier les problèmes de gestion et à encourager les pratiques patrimonialistes81. Sensible dans d’autres secteurs d’intervention publique, ce malaise institutionnel dérivé de la fragmentation du système éducatif argentin est symptomatique d’une situation problématique qu’Oscar Oszlak attribue à la « transmutation de l’Etat82 ». D’après lui, le néolibéralisme n’a en rien abouti à une minimisation de l’Etat, mais plutôt à une reproduction, en série et à petite échelle, de sa structure administrative traditionnelle. Aussi, loin d’avoir été éradiqués, les déboires du centralisme, l’engourdissement bureaucratique et la culture clientéliste ont été confortés, s’incarnant non plus seulement dans un appareil monolithique central mais dans autant de sous-systèmes administratifs qu’il existe de provinces. Au cours des années 1990, l’Etat fédéral argentin a notamment perdu plus de sept cent cinquante mille fonctionnaires, dont presque 40 % sont venus grossir les rangs des administrations

74 E. Iturbe de Blanco, « Lecciones de la experiencia en gestión pública de alto nivel : experiencias comparadas de países de la región », Revista del CLAR Reforma y Democracia, n° 25, 2003, p. 9. 75 P. Bezes et P. Le Lidec, « Ordre institutionnel et genèse des réformes », in J. Lagroye et M. Offerlé (dir.), Sociologie de l’institution, Paris, Belin, 2010, p. 69. 76 D. Larrouqué, Le Plan Ceibal en Uruguay. Un exemple de bonne gouvernance ?, op. cit., pp. 76-78. 77 G. Tsebelis, Veto Players : How Political Institutions Work, Princeton, Princeton University Press, 2002, pp. 17-18. 78  N. Bentancur et M. E. Mancebo, « La educación en la encrucijada : escrutinio político y gobierno de la enseñanza », in G. Caetano (dir.), Políticas en tiempos de Mujica. En busca del rumbo, Montevideo, Estuario editora, 2011, pp. 124-130. 79 L. Echenique Vázquez et A. Muñoz Armenta, « Los alcances de la reforma educativa en México y el dificil equilibrio entre autoridad del gobierno y gobernabilidad sindical », Espacio Público, Vol. 16, n° 36, 2013, pp. 77-92. 80 A. Manrique Linares, « Descentralización y políticas públicas en el sector Educación », in H. Pease García et L. Villafranca (dir.), Aula Magna 2008. Reforma del Estado, el papel de las políticas públicas, Lima, Fondo Editorial PUCP, 2009, pp. 169-177, et C. del Mastro, « Diagnóstico y perspectivas : Proyecto educativo nacional y proyectos regionales y locales », in H. Pease García et L. Villafranca (dir.), op. cit., pp. 161-168. 81 A ce sujet, l’ouvrage coordonné par Axel Rivas décrit avec une très grande précision les diverses formes de gouvernance éducative qu’ont adoptées les provinces argentines durant les années 1990. Voir A. Rivas et al., Gobernar la educación. Estudio comparado sobre el poder y la educación en las provincias, Buenos Aires, Granica, 2004, pp. 85-123 et chap. v. 82 O. Oszlak, « El míto del Estado mínimo : una década de reforma estatal en la Argentina », Desarrollo Económico, Vol. 42, n° 168, 2003, pp. 534-536.

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régionales83. Aujourd’hui, les provinces consacrent en moyenne 85 % de leurs budgets aux salaires et autres charges de fonctionnement incompressibles84. Aussi, leur capacité d’investissement financier dans les politiques publiques s’en voit-elle considérablement grevée. C’est particulièrement vrai dans le domaine de l’éducation qui représente presque la moitié du personnel (45 %), pour environ un tiers du budget total (32 %)85. En Argentine, la reprise en main du système éducatif est intervenue à partir de 2004, suite à l’accession au pouvoir de Nestor Kirchner. Entérinée un an plus tard, la loi d’éducation nationale (LEN) n’a pas remis en cause la provincialisation de l’éducation. Elle a tâché néanmoins de donner à la politique éducative un semblant d’unité et de cohérence par le truchement du Conseil fédéral d’éducation (CFE), instance nationale réunissant l’ensemble des ministres provinciaux et dans laquelle sont déterminées les politiques publiques du secteur. L’aptitude de l’exécutif à régir l’éducation semble désormais plus grande que par le passé. Il en va de même en Uruguay, suite à l’approbation de la loi générale d’éducation en 2008 qui a créé un organe de coordination présidé par le ministre. Par ailleurs, si la sélection méritocratique des enseignants n’est pas encore normalisée, l’exigence d’une évaluation continue tend à s’imposer partout. En guise d’exemple, le Pérou s’est lancé dans cette réforme via le projet de carrière publique magistérielle (CPM) proposé par Alan García, puis repris par son successeur Ollanta Humala sous le titre de « loi de réforme magistérielle »86. Enfin, comme l’illustre la création au Paraguay de la fiducie gérant le Fonds pour l’excellence de l’éducation et la recherche (FEER), des mécanismes de contrôle des institutions éducatives très innovants sont en train de voir le jour87. En bref, la situation institutionnelle de l’éducation latino-américaine tendrait à s’améliorer.

Par-delà les héritages Minée par le legs néolibéral, socialement dévalorisée et difficilement gouvernable sur le plan logistique, l’éducation publique latino-américaine est-elle condamnée à péricliter ? Influencée par le néo-institutionnalisme historique, notre réflexion peut certes paraître pessimiste. D’après ce parti pris théorique, le poids des décisions, adaptations ou évolutions passées en matière d’action publique l’emporte sur les leviers politiques et administratifs contemporains, tant et si bien que la capacité de réforme s’en voit limitée. En l’espèce, gouverner l’éducation en Amérique latine signifierait, d’abord et avant tout, hériter d’un patrimoine historique, culturel et institutionnel défavorable. Au demeurant, s’ouvrant sur une sociogenèse des systèmes éducatifs latino-américains et se refermant sur une analyse comparée de leurs modalités de gestion, notre argumentation fait surtout la part belle à la question du rôle et du fonctionnement de l’Etat dans ce domaine. Et pour cause, comme le rappelle un chercheur espagnol : « Le développement et la configuration des systèmes éducatifs ne peuvent être compris sans être rapportés aux aspects politiques relatifs à la configuration et à l’action, ou à l’inaction, de l’Etat88 ».

Pour plus de renseignements : Ibid., pp. 520-525. H. Cao, « Las provincias y el gobierno autónomo de la ciudad de Buenos Aires », in J. M. Abal Medina et H. Cao (dir.), Manual de la nueva administración pública argentina, Buenos Aires, Ariel, 2012, pp. 154-155. 85 Ibid., pp. 156 et 133 respectivement. 86 M. Lopez de Castilla et L. Saravia, « La evaluación del desempeño docente. Perú, una experiencia en construcción », Revista iberoamericana de evaluación educativa, Vol. 1, n° 2, 2008, pp. 76-91. 87 D. Larrouqué, « Les politiques d’inclusion digitale en Amérique latine : de la rénovation éducative à la recomposition de l’Etat (Argentine, Paraguay, Pérou, Uruguay) », op. cit., pp. 309-324. 88 A. Viñao, « Etat et éducation dans l’Espagne contemporaine (xixe-xxe siècles) », Histoire de l’éducation, n° 134, 2012, p. 81. 83

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Cette assertion ne vaut pas seulement pour l’Europe occidentale ou l’Amérique du Nord mais également pour l’Amérique latine où la prise en charge de l’instruction par l’Etat central a été, ici plus qu’ailleurs, constitutive de l’identité nationale. De fait, en l’absence de différenciation de type linguistique ou religieuse entre les élites, la réalité des Etats-nations dans la région a reposé, durant les deux premiers tiers du xixe siècle au moins, sur une fiction juridique matérialisée par des frontières plus souvent artificielles que naturelles, car épousant peu ou prou les anciennes délimitations des vice-royautés de l’époque coloniale89. En d’autres termes, malgré une meilleure circulation des idées via la progressive diffusion territoriale des gazettes depuis les capitales, les communautés nationales hispano-américaines sont longtemps restées à imaginer90. Or, tel a été le rôle de l’instruction publique que de forger cette conscience d’appartenance à un Etat, et donc à une nation, distincte de celle que s’employait à façonner l’Etat voisin. Ainsi que nous l’avons montré en première partie, ce processus de nationalisation éducative n’a été ni linéaire ni homogène d’un pays à l’autre. Dernièrement, le Guatemala serait tout juste entré dans cette dynamique91. Du reste, si les Etats centraux ont fait en sorte d’imposer leur autorité sur les institutions privées en déclarant l’école obligatoire, gratuite et parfois même laïque d’une part, et/ou en régulant leurs activités d’autre part, il ne faudrait pas croire en un perpétuel climat de tensions larvées entre structures d’enseignement. A l’exception du régime communiste cubain et dans une moindre mesure du Venezuela de Chávez92, aucun gouvernement n’a exercé (ou souhaité exercer) un quelconque « monopole sur l’éducation légitime ». Au cours du xxe siècle, structures éducatives publiques et privées ont cohabité de manière relativement harmonieuse. Il n’en reste pas moins vrai que depuis une vingtaine d’années et dans une proportion plus ou moins grande selon les pays, l’école publique latino-américaine perd du terrain face aux établissements sous et sans contrat, lesquels continuent de jouir d’une réputation socioculturelle d’autant plus injustifiée que leurs résultats pédagogiques sont souvent décevants. Certes, l’introduction des logiques de marché n’a pas plus abouti à la disparition de l’école publique qu’elle n’a entraîné le retrait sinon le redéploiement de l’Etat93. Cependant, on ne peut nier que le triomphe de ces conceptions néolibérales a modifié le système de valeurs dominant, en opposant la perception d’une éducation publique pour les pauvres et réputée de mauvaise qualité à celle d’une éducation privée destinée aux classes plus aisées et supposée meilleure94. Or, se défaire de cette image dévalorisée semble encore plus complexe pour les gouvernements de la région que d’affirmer leur pouvoir décisionnel sur des systèmes éducatifs notoirement ingouvernables et résistants au changement. En ce sens, les idées ou croyances sont bel et bien des institutions à part entière ou, du moins, des éléments constitutifs de ces dernières qu’il s’avère tout aussi difficile de faire évoluer95. Toutefois, notre conclusion se veut optimiste. Si l’on en croit les prévisions de trois chercheurs rattachés au think tank washingtonien Center for Global Development, le premier tiers du xxie siècle va offrir, compte tenu des mutations démographiques en cours, des opportunités de réformes éducatives

89 F. Colom González, « Espacios y artifices del relato nacional. Una aproximación a la experiencia hispanoamericana », in A. Gomez-Muller (dir.), Constructions de l’imaginaire national en Amérique latine, Tours, Presses universitaires FrançoisRabelais, 2012, pp. 52-53. 90 B. Anderson, Imagined Communities. Reflexions on the Origin and Spread of Nationalism, Londres, Verso, 2006 [1983]. 91 E. Mendoça, « Réformer l’éducation pour reconstruire la nation : le Guatemala et la réforme éducative de 2005 », Les Cahiers ALHIM, n° 16, 2008 (https://alhim.revues.org/3018, consulté le 11 novembre 2016). 92 E. Morales Villalobos et al., « Encuentros y desencuentros entorno a la educación en Venezuela : lo público y lo privado », Omnia, Vol. 19, n° 2, 2013, pp. 25-37. 93 P.-L. Mayaux et Y. Surel, « Amérique latine : les réformes de marché en question », Revue internationale de politique comparée, Vol. 17, n° 3, 2010, pp. 7-22. 94 S. Peters, op. cit., pp. 110-111. 95 Voir la définition de l’institution proposée par J. Lagroye, B. François et F. Sawicki, reprise par N. Freymond, « La "redécouverte" des institutions par les sociologues. Paradoxes et oppositions dans le renouvellement de l’analyse institutionnelle », in J. Lagroye et M. Offerlé (dir.), op. cit., p. 47.

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financièrement plus larges qu’auparavant96. En effet, alors que le nombre d’élèves scolarisés est amené à décliner, dans le même temps, celui des salariés actifs va croître tendanciellement. De surcroît, le surplus budgétaire dégagé de l’augmentation des contribuables ne devrait pas être grevé par le financement des pensions d’un contingent de retraités encore réduit. En d’autres termes, les gouvernements disposeront, dans les deux décennies à venir, de plus de ressources pour mettre en place des programmes éducatifs destinés à un nombre de « ressortissants » – le public cible des politiques publiques dans le jargon sociologique – plus faible. Par voie de conséquence, ces programmes seront également plus faciles à mettre en œuvre. Reste à savoir si ces mêmes gouvernements choisiront d’orienter prioritairement ces excédents fiscaux vers le secteur éducatif. La réponse (policy) relève de la politique et de ses enjeux (politics), rapport fondamental à partir duquel il conviendra de poursuivre la réflexion97*.

96 N. Birdsall et al., Fair growth. Economic policies for Latin America’s poor and middle-income majority, Washington DC, Center For Global Development/Inter-American Dialogue, 2008, p. 127. 97 Tout en élargissant sa focale à d’autres pays latino-américains, cet article restitue les grandes lignes de la première partie d’un travail doctoral axé essentiellement sur le cône Sud : D. Larrouqué, « Les politiques d’inclusion digitale en Amérique latine : de la rénovation éducative à la recomposition de l’Etat (Argentine, Paraguay, Pérou, Uruguay) », op. cit.

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Annexe Partis politiques latino-américains cités dans ce volume Argentine Parti justicialiste : Partido Justicialista (PJ) Parti progressiste : Partido Progresista (PRO) Union civique radicale : Unión Cívica Radical (UCR) Brésil Démocrates : Demócratas (DEM) Parti de la république : Partido da Republica (PR) Parti de la social-démocratie brésilienne : Partido da Social Democracia Brasileira (PSDB) Parti des travailleurs : Partido dos Trabalhadores (PT) Parti du mouvement démocratique brésilien : Partido do Movimento Democrático Brasileiro (PMDB) Parti progressiste : Partido Progressista (PP) Parti républicain brésilien : Partido Republicano Brasileiro (PRB) Chili Alliance pour le Chili : Alianza por Chile Concertation des partis pour la démocratie : Concertación de los Partidos por la Democracia Mouvement « Citoyens » : Ciudadanos Nouvelle majorité : Nueva Mayoría Parti communiste : Partido comunista (PC) Parti démocrate-chrétien : Partido demócrata cristano (PDC) Parti progressiste : Partido Progresista (PRO) Parti socialiste : Partido socialista de Chile (PSC) Rénovation nationale : Renovación nacional (RN) Union démocrate indépendante : Unión Demócrata Independiente (UDI) Colombie Armée populaire de libération : Ejército Popular de Liberación (EPL) Armée de libération nationale : Ejército de Liberación Nacional (ELN) Centre démocratique : Centro Democrático (CD) Forces armées révolutionnaires de Colombie : Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia-Ejército del Pueblo (FARC) Costa Rica Parti de libération nationale : Partido Liberación Nacional (PLN) Guatemala Unité révolutionnaire nationale guatémaltèque : Unidad Revolucionaria Nacional Guatemalteca (URNG) Haïti Parti haïtien Tèt Kale (PHTK)

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Jamaïque Parti travailliste de Jamaïque : Jamaica labour party (JLP) Mexique Mouvement de libération national : Movimiento de Liberación Nacional (MLN) Mouvement de régénération nationale : Movimiento Regeneración Nacional (Morena) Parti action nationale : Partido Acción Nacional (PAN) Parti communiste mexicain : Partido Comunista Mexicano (PCM) Parti de la révolution démocratique : Partido de la Revolución Democrática (PRD) Parti de la révolution mexicaine : Partido de la Revolución Mexicana (PRM) Parti national révolutionnaire : Partido Nacional Revolucionario (PNR) Parti révolutionnaire institutionnel : Partido Revolucionario Institucional (PRI) Parti socialiste unifié du Mexique : Partido Comunista Mexicano (PCM) Nicaragua Alliance libérale nicaraguayenne : Alianza Liberal Nicaragüense (ALN) Alliance pour la république : Alianza por la República (APRE) Coalition nationale pour la démocratie : Coalición Nacional por la Democracia (CND) Front sandiniste de libération nationale : Frente Sandinista de Liberación Nacional (FSLN) Front large pour la démocratie : Frente Amplio por la Democracia (FAD) Mouvement de rénovation sandiniste : Movimiento Renovador Sandinista (MRS) Parti conservateur : Partido Conservador Parti libéral constitutionnel : Partido Liberal Constitucionalista (PLC) Parti libéral indépendant : Partido Liberal Independiente (PLI) Union nationale d’opposition : Unión Nacional Opositora (UNO) Pérou Péruviens pour le changement : Peruanos por el Kambio (PPK) Frente Amplio : Front large (FA) Force populaire : Fuerza Popular (FP) République dominicaine Parti de la libération dominicaine : Partido de la Liberación Dominicana (PLD) Sainte-Lucie Parti uni des travailleurs : United Workers Party (UWP) Salvador Front Farabundo Marti de libération nationale : Frente Farabundo Martí de Liberación Nacional (FMLN) Venezuela Parti socialiste unifié du Venezuela : Partido Socialista Unido de Venezuela (PSUV) Table de l’unité démocratique : Mesa de la Unidad Democrática (MUD)

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