le poisson-chat - Museum de Toulouse

vrir la gueule mais aucun son ne sortit de sa gorge et il avala de l'eau, ce qui le fit s'étrangler. Il cracha et s'étouffa encore plus. Le poisson l'examina, ...
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Le Poisson-chat Charlotte Rouviller, 2014 Elle a froid. Ses pattes glissent sur le sol trempé. La nuit est tombée. Peu importe ce qui risque de lui arriver, elle sait qu’elle doit protéger ses petits. Surtout son nouveau-né, qu’elle tient fermement dans sa gueule. Il est si jeune qu’il n’a pas la force de miauler. La pluie tombe très fort, traversant sa fourrure et la trempant jusqu’aux os. Elle sait qu’elle ne doit pas s’arrêter. Sa tanière n’est plus très loin, ses autres petits l’attendent. Elle entend le tonnerre gronder au loin et accélère. Elle traverse la plage qui la sépare de son refuge. La mer est haute et le sable lui colle aux coussinets. Les vagues lèchent le rivage, menaçant de l’emporter. Elle n’y fait pas attention et reste concentrée sur son objectif : rentrer en vie avec son petit dans sa tanière. Dans la grange où elle a élu domicile, le sol est couvert de paille et ses petits peuvent dormir bien au chaud. Tout en pensant à ce petit endroit rassurant, elle ne fait pas attention à ce qui l’entoure et ne voit pas l’énorme vague qui monte lentement… et s’abat rageusement sur elle et son petit, les emportant dans la mer. Elle ouvre la gueule et se met à cracher, se débattant pour remonter à la surface. Sa tête émerge de l’eau et elle respire en s’étouffant, balancée par les vagues. Elle remue désespérément ses pattes et atteint enfin le rivage. Immédiatement elle sait qu’il est trop tard. Elle scrute les vagues, espérant voir une petite tête poilue émerger à la surface, mais rien ne se passe. Les vagues continuent d’avancer, puis de reculer, inlassablement. Elle sait que tout est perdu mais refuse de l’accepter. Elle voudrait plonger, retrouver son petit dans l’immensité de la mer, mais son corps glacé refuse de lui obéir. Les chats détestent l’eau, elle ne peut lutter contre son instinct. Accablée, elle tourne le dos à la mer et repart à contrecœur vers sa grange, songeant que ses autres petits l’attendent. Elle comprend qu’elle ne reverra jamais son chaton. Il a été happé par la mer et elle ne pourra jamais le récupérer. Si elle avait fait plus attention, si l’autre chat n’était pas entré dans la grange en emmenant son petit, si elle l’avait récupéré plus rapidement, si elle avait couru plus vite, si elle n’avait pas ouvert la gueule … rien de tout ça ne serait arrivé si elle avait été plus attentive. Tout est de sa faute, et son petit ne lui sera jamais rendu. ‐ 1 ‐

Contre toute attente, le petit chaton était toujours en vie. Il était mal en point, mais il vivait toujours. Ses petits poumons, pas encore très développés, ne s’étaient remplis qu’à moitié d’eau et par un miracle de la nature, il avait réussi à survivre avec le peu d’air qu’il lui restait. Ses yeux s’étaient ouverts sous le choc et ils n’étaient nullement incommodés par l’eau qui les recouvrait. Le petit chaton, comme tous ceux de son espèce, pouvait voir la nuit, alors l’obscurité des profondeurs de la mer ne le gênait pas. Il agitait instinctivement ses petites pattes pour nager, mais ses coussinets le gênaient pour avancer et il n’allait pas très vite. Apeuré, il cherchait sa mère des yeux, s’attendant à retrouver sa chaleur et sa tendresse, mais il avait beau regarder autour de lui, il ne la trouvait pas. Il vit un poisson aux écailles brunes arriver vers lui, en hésitant. Celui-ci observa le chaton avec ses gros yeux globuleux et s’adressa à lui : « Yo petit ! Tu t’es perdu ? » Le chaton le regarda sans comprendre, effrayé par cet animal avec une grosse voix. Le poisson lui parlait dans une langue étrangère, et les quelques mots qu’il pouvait reconnaître étaient prononcés avec un fort accent, ce qui les rendaient incompréhensibles. « T’as perdu ta langue ? » Le petit chat regarda le poisson avec anxiété, ne sachant pas ce que celui-ci lui voulait. Il voulut ouvrir la gueule mais aucun son ne sortit de sa gorge et il avala de l’eau, ce qui le fit s’étrangler. Il cracha et s’étouffa encore plus. Le poisson l’examina, circonspect. « Okay petit, suis-moi. Tu m’as l’air d’être épuisé, tu ferais bien de te reposer. » Le poisson fit demi-tour et repartit d’où il était venu. Le chaton, terrorisé à l’idée de rester tout seul, s’empressa de le suivre, agitant ses pattes dans tous les sens pour avancer. Cela lui demanda beaucoup d’efforts et il arriva bien après le poisson, qui le regarda, stupéfait. « Mais que tu es lent ! Quel genre de palmes as-tu là, petit ? » Il scruta les coussinets du chaton et déclara : « Tu as de drôles de nageoires, petit. Va dormir un moment. Quand tu te réveilleras, je te préparerai de quoi manger. » Il conduisit le chaton derrière une barrière de corail et lui ordonna : « Repose-toi ici, tu seras à l’abri des regards. Quand tu seras assez reposé, viens me chercher. » Le chaton ne comprit pas et lorsqu’il vit le poisson s’éloigner, il le suivit. Celui-ci se retourna, légèrement agacé. « Qu’est-ce que tu fais petit ? Tu dois te reposer, tu es fatigué. Retourne derrière le corail. » Le chaton, voyant l’air contrarié du poisson, regagna la barrière de pierres orangées et se roula en boule, fai‐ 2 ‐

sant tournoyer des volutes de sables. Ses poumons et ses yeux le brûlaient et ses pattes le démangeaient. Sa mère lui manquait, il avait peur. Il s’endormit néanmoins, épuisé par ce qui lui était arrivé, et ses douleurs s’apaisèrent. Quelques heures plus tard, le chaton ouvrit un œil et inspira. Sa respiration était devenue plus facile et il s’en étonna. Il se redressa et chercha du regard le poisson brun. Il le vit près d’un mur de roches noires, parlant à un banc de poissons aux corps dorés. Le chaton voulut le rejoindre, agita ses pattes comme tout à l’heure et se sentit propulsé vers l’avant si rapidement que cela le surpris. Il observa ses pattes et constata que ses coussinets s’étaient allongés, formant une espèce de membrane qui lui permettait de repousser l’eau pour avancer. Il pataugea vers son ami le poisson, tout fier de ses nouveaux coussinets. Le poisson le vit et dit d’un ton joyeux : « Yo petit, tu nages beaucoup mieux ! Tes nageoires se sont allongées, on dirait. Tu dois avoir faim, suis-moi. » Le poisson partit et le chat le suivit, tout content. Il sentait un vide dans son estomac, ce qui le dérangeait. Il n’avait jamais senti cela auparavant. Les deux animaux arrivèrent devant de longues algues. « Goûte-moi ceci, petit, proposa le poisson. Je suis sûr que tu vas aimer. » Le chaton s’approcha de la plante et l’observa. Il avança la tête et tenta de la mordre. Mais l’algue était visqueuse et glissait sous ses dents. Il recommença trois fois, sans succès. « Mais qu’est-ce que tu fais, petit ? Regarde. » Le poisson s’avança et goba une algue entière. Le chaton l’imita avec difficulté et mâcha celle qu’il avait arrachée. Le goût lui déplut et il la recracha aussitôt. « Tu n’aimes pas ? s’étonna le poisson. Tout le monde aime ça ici ! » Le chaton abaissa ses oreilles, déçu d’avoir vexé son ami. Il se força à manger une seconde algue et l’avala en entier. Cette fois, le poisson approuva. « Bien joué petit. A présent, il faut que je t’explique comment nager rapidement. Essaye de me rattraper ! » Le poisson partit à toute vitesse, surprenant le petit chaton. Celui-ci agita ses pattes et avança en se dandinant. Il était beaucoup moins rapide que le poisson et il le rejoignit avec plusieurs minutes de retard. « T’es beaucoup trop lent, petit ! s’énerva le poisson. Qu’est-ce que je vais faire de toi ? » Le petit chat, attristé, baissa les yeux et découvrit un drôle d’objet brillant en forme de rectangle arrondi. Il donna un coup de patte dedans et tressaillit quand le bruit se répercuta sur les parois rocheuses. « Encore une boîte de conserve ! pesta le poisson. Ces humains ne respectent rien ! »

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« Les humains ? » Le chaton ouvrit de grands yeux ronds, étonné du son qui sortait de sa gorge. Il se mit à tousser et poussa un petit miaulement, ce qui le fit sourire. « Tu sais parler ? demanda le poisson, intrigué. Pas mal… Comme je te disais, les humains jettent toutes sortes d’objets dans la mer Méditerranée, ce qui provoque des maladies chez nous autres poissons. De plus, les dorades comme moi sont très sensibles à la pollution ! - Tu es une dorade ? - Bien sûr, petit ! Je suis un vrai Marseillais, moi ! Tu n’entends pas mon accent ? » Le chaton saisit enfin pourquoi il n’avait pas compris le poisson la première fois. Il avait un accent très prononcé et déformait certains mots lorsqu’il parlait. Mais le chaton réussissait à en retenir quelques-uns et les réutilisait pour se faire comprendre du poisson. « Bon, reprit la dorade, ce qui fit sursauter le félin. Il est temps de commencer ton apprentissage. Tout d’abord, tu vas apprendre à bien nager ! »

Pendant les cinq années qui suivirent cette décision, le chaton se força à apprendre et à exécuter ce que lui enseignait le poisson. Les premiers moments furent difficiles, le chaton voulant retrouver la tendresse et la chaleur de sa mère, puis petit à petit il se lia d’amitié avec d’autres amphibiens et son corps continua à se transformer pour devenir plus performant. Ses coussinets s’allongèrent encore plus, ses poumons se développèrent et ses yeux devinrent plus perçants. Il devint aussi rapide que les poissons et apprit leur langue. Un beau jour, il tomba amoureux d’un poisson pilote femelle et ils eurent trois petits qu’ils baptisèrent... "Poisson-chat" ! Ces trois petits poissons étaient adorables. Ils étaient rapides et vifs comme leur père, patients et mignons comme leur mère. Tout le monde les adorait, malgré leurs querelles fraternelles incessantes. Au cours des siècles, cette nouvelle espèce prospéra et les descendants ressemblèrent de plus en plus à des poissons, ne conservant que les moustaches et le miaulement de leur ancêtre.

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Si jamais vous voyez un jour un poisson-chat, ne le tuez pas ! Pensez que c’est peut-être l’un des fils du chat dont l’histoire vous est contée, et écoutez-le attentivement, vous l’entendrez peut-être miauler…

Fin

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