“le Gang de Roubaix”

dirigent alors vers la ligne de caisses et visent ... Tout s'accélère le 8 février 1996 quand le magasin Aldi, à .... à 18h près d'une bouche de métro, et humilier.
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Story

On les a appelés les “islamo-braqueurs”. Puis “le Gang de Roubaix”. Au milieu des années 90, une poignée d’hommes originaires du Nord de la France et, pour certains, vétérans de la guerre en Bosnie, se lançaient dans une série de braquages avec une violence extrême, dans le but de financer le djihad international. Vingt ans après leur équipée sanglante, retour sur la trajectoire de ceux qui furent, pour bien des spécialistes, les premiers djihadistes français. PAR MATHIEU AIT LACHKAR ET ÉTIENNE BREIL

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Christophe Caze.

AFP / PHILIPPE HUGUEN – DR

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es policiers sont en planque à proximité d’une Audi noire. Cela fait plusieurs jours que la voiture, marquée “volée” sur leur fichier, attire leur attention. Les voyous qui l’ont dérobée devraient tôt ou tard passer la récupérer. Alors, ils espèrent. Ils attendent. Et voilà qu’une Citroën déboule d’une rue adjacente et se gare. Deux hommes en sortent et se dirigent vers l’Audi. Sans doute les voleurs. Les policiers décident de les intercepter avant qu’ils ne prennent la fuite. Sur le parking, ils s’approchent à pas de loup, se cachant de voiture en voiture. Quand soudain, une rafale. Puis une deuxième. La cadence de tir et le bruit sont reconnaissables entre mille: kalachnikov. Les balles fendent la nuit opaque de Roubaix. Pris de court, les policiers se jettent au sol. Tout en continuant à faire feu, le tireur se rapproche. Impuissants, coincés là, les agents se tapissent un peu plus encore. L’un d’eux

est touché au pied et au dos. Le tireur n’est désormais plus qu’à quelques pas. Il s’approche encore, le met en joue. “Il va m’achever, il va m’achever, hurle le policier désarmé dans sa radio. Je vais mourir.” “Terminele!” lance de son côté le complice resté en arrière. Après une respiration, l’assaillant appuie sur la détente. Rien. Il regarde son arme. L’AK-47 s’est enrayée. Il rebrousse alors chemin et regagne la Citroën, qui démarre en trombe. Les deux policiers ont à peine vu le visage du tireur, et pourtant il va les obséder pendant de nombreux mois. Ces traits secs, cette barbe abondante et ce regard sont ceux de Christophe Caze. Un gamin

de la région qui va devenir, au milieu des années 90, le symbole précoce du djihadisme français et du grand banditisme dans le Nord de la France. Cette nuit du 27 janvier 1996 naît ce qu’on appellera bientôt le “gangsterrorisme”. “Cet événement a traumatisé en profondeur les services de police à l’époque. On n’avait jamais vu ça dans le Nord”, se remémore Luc Frémiot, avocat général du tribunal de Douai. “De nombreux policiers de la BAC sont encore marqués aujourd’hui par le souvenir de cette soirée, soupire de son côté Éric Dussart, journaliste judiciaire à La Voix du Nord et chargé du suivi de l’affaire de ce que l’on appelera le “Gang de Roubaix”.

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La tête et les muscles L’histoire commence en 1993. Christophe Caze, un jeune étudiant en médecine issu d’une famille catholique pratiquante du Nord, abandonne ses brillantes études en cinquième année. Il s’est converti à l’islam un an plus tôt. À la fac, comme avant, Caze a toujours été discret. “Quand il parlait, c’est à peine si on l’entendait”, dira sa mère à Libération. Le destin du jeune Caze semble s’être noué en Bosnie, où il effectue plusieurs voyages humanitaires. À l’époque, le pays est rongé par un conflit consécutif à l’explosion de la Yougoslavie, qui voit s’affronter la Serbie, la Bosnie et la Croatie depuis le printemps 1992. Un an après la déclaration d’indépendance de la Croatie, la Bosnie veut lui emboîter le pas. Mais c’est sans compter sur Slobodan Milosevic, le président serbe, qui rêve toujours d’une grande Serbie et veut garder la Bosnie sous sa coupe. Il a le soutien des Croates, qui espèrent bien annexer ensuite les territoires bosniaques où ils sont majoritaires. Sous-équipée et mal préparée, l’armée bosniaque n’en mène pas large. “Au début de la guerre, les forces bosniaques étaient improvisées. Elles étaient surtout formées par des structures de défense populaire. Contrairement aux armées serbe et croate qui ont été, elles, très rapidement opérationnelles”, explique Jean-Arnault Dérens, historien spécialiste des Balkans. Mais les troupes bosniaques vont recevoir un soutien inattendu. Venus d’ailleurs, des soldats pieux et sans peur se joignent à la bataille. On les appelle “les Afghans”, bien qu’ils viennent pour la plupart d’Arabie saoudite, du Pakistan, du Yémen ou des pays du Maghreb. Beaucoup parmi eux ont combattu, quelques années plus tôt, les Soviétiques en Afghanistan. Leurs motivations sont

religieuses: plus que la guerre, ils viennent faire le djihad et sont là pour islamiser le pays. Des musulmans européens se joignent également aux combats. À eux tous, ils forment ce que l’on appelle désormais “la brigade El Moudjahidin”, adoubée par Alija Izetbegovic, le président bosniaque, qui va même l’intégrer à l’armée nationale en tant que “7e brigade musulmane”, quoiqu’elle ne s’entendra jamais vraiment avec les soldats bosniaques, considérés comme de “mauvais musulmans”. Au plus fort de la guerre, ils seront entre 3 et 5 000 hommes. Ces combattants exaltés fascinent Christophe Caze. Au fil de ses différents voyages, le jeune étudiant en médecine se rapproche d’eux au point de s’improviser chirurgien autodidacte de la brigade. Il n’est pas seul. Avec lui, il y a un autre Français, Lionel Dumont, rencontré dans les cercles musulmans du pourtour lillois. Ancien soldat d’élite converti à l’islam et volontaire dans des missions humanitaires, Dumont Lionel Dumont.

Christophe Caze.

vient d’une famille nordiste de huit enfants, très catholique, comme celle de Caze. Lui voulait devenir journaliste. Il a étudié l’histoire à Lille. Puis, en 1992, alors qu’il fait son service militaire au 4e régiment d’infanterie marine de Fréjus, il bifurque vers une carrière militaire et part alors en Somalie dans le cadre de l’opération humanitaire

française Oryx, adossée à l’intervention multinationale de l’ONU. Revenu en France, il se rend une première fois en Bosnie, en tant que routier, pour l’ONG Aide directe. Puis, au cours de l’année 1994, il rejoint la brigade El Moudjahidin. “Cette rencontre va être fondatrice dans la radicalisation du Gang de Roubaix, explique Antoine Mégie, maître de conférences à l’université de Rouen et spécialiste des politiques européennes antiterroristes. Au moment où Caze et Dumont rejoignent la brigade salafiste, elle est à son apogée. C’étaient des combattants très expérimentés qui ont joué un rôle important dans le conflit en remportant de nombreux territoires.” Les deux jeunes Français deviennent inséparables. Le sentiment de défendre des opprimés, victimes de nettoyage ethnique, les unit. “En Bosnie, il y avait une guerre horrible, alors ils avaient le sentiment de s’engager pour une cause, la justice et la liberté des musulmans, avec en plus un soutien international”, avance Jean-Arnault Dérens. Christophe Caze et Lionel Dumont sont convaincus d’être du bon côté de l’histoire. “Au départ, ils sont partis avec un but humanitaire, c’est certain. Mais ils ont vu des horreurs, et c’est ça qui les a poussés à être plus actifs”, ajoute Romuald Muller, alors commissaire et chef de la brigade criminelle de Lille, aujourd’hui devenu directeur de la PJ. “Caze et Dumont, c’étaient vraiment l’idéologue et l’opérationnel. Leur rapport est très complexe. D’un côté, on a le théologien, le stratège, Christophe Caze. De l’autre, le meneur d’hommes, l’ancien sniper, Lionel Dumont. L’un n’existe pas sans l’autre. Caze n’a par exemple pas l’expérience du combat et l’autorité pratique et pragmatique de Dumont, nécessaires pour commander un groupe d’hommes”, décortique Luc Frémiot. La tête et les muscles, en somme. C’est néanmoins Caze qui fait figure de meneur lors des séjours que les deux hommes passent sur les lignes de front, comme le relate le magistrat: “En Bosnie, Christophe Caze séduit Lionel Dumont par son caractère, son charisme et surtout son radicalisme. Il y a par exemple cette anecdote dont on a eu vent selon laquelle Caze, pendant la guerre, jouait au football avec la tête des condamnés à mort serbes qui avaient été décapités. Ce côté excessif plaît beaucoup à Dumont.” À la fin de l’année 1995, la guerre se termine. De nombreux djihadistes sont alors chassés du pays. Les deux amis, eux, rentrent ensemble dans leur Nord-Pas-de-Calais

DR – AFP / HO / PHILIPPE HUGUEN (X2) / FRANCOIS LO PRESTI – GETTY / FRANCK CRUSIAUX

Rien que d’entendre la bande des communications de la police m’a bouleversé. La voix éplorée de ce flic, son impuissance, c’était terrible à écouter.”

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En 2001, pendant le procès. Gilbert Collard était l’avocat de la famille de Hamoud Feddal, tué par le Gang de Roubaix.

de naissance, des rêves d’actions plein la tête. Ils veulent servir “la cause”. “Ils avaient l’impression d’avoir abandonné leurs frères de religion et qu’il fallait à tout prix faire quelque chose pour eux en France”, rejoue Romuald Muller. De retour à Roubaix, Christophe Caze et Lionel Dumont prennent chacun un nom d’armes: Walid pour le premier, Bilal pour le second. Vite, une dizaine d’autres hommes les rejoignent au sein de ce qui restera comme la première cellule du djihadisme français. La plupart se sont rencontrés à la mosquée Da’wa, à Roubaix, où Romuald Muller se souvient qu’à l’époque, “des prêches assez virulents avaient été plusieurs fois rapportés”. Autour de Caze et de Dumont, on trouve Hocine Bendaoui, alias “Chaoui”. Le benjamin du groupe, 19 ans au moment des faits, est décrit par Éric Dussart comme un jeune garçon “plutôt réservé Hocine Bendaoui. et issu d’une famille de classe moyenne très bien intégrée”. Omar Zemmiri, 30 ans, serait lui “l’introverti qui joue au Omar Zemmiri. bon père de famille”, selon un policier souhaitant garder l’anonymat. Soulemane, de son vrai nom Mouloud Bouguelane, est un enfant de la DDASS, élevé par un couple d’enseignants. Dans le gang figurent aussi Rachid Souimdi, 26 ans, marié, deux enfants ; Saad Elahiar, 27 ans ; Nuri Altinkaynak, 24 ans ; et Amar Djouina, 28 ans, tous des petits délinquants connus pour des trafics de un conducteur. stupéfiants. Luc Frémiot: “C’était un groupe Mais la différence complètement hétérogène. Certains étaient majeure est qu’un dans le contexte d’une idéologie, et d’autres, braqueur ne tire plutôt en marge de la délinquance et à la pas. Eux avaient une propension à ouvrir le recherche d’une identité.” Ensemble, ils vont feu très facilement et violemment”, détaille semer la terreur dans le Nord de la France. Romuald Muller. Un important travail de 7 février 1996, au Lidl d’Auchy-les-Mines, renseignement est mené dans le milieu du à 50 kilomètres de Roubaix. La journée banditisme. En vain. Ces types semblent touche à sa fin quand trois hommes vêtus sortis de nulle part. de masques de carnaval déboulent et tirent Tout s’accélère le 8 février 1996 quand le en rafale avec leurs fusils d’assaut sur le magasin Aldi, à Croix, est pris pour cible. magasin. La vitre qui protège le bureau Là encore, les braqueurs tirent à vue. du directeur de l’enseigne cède. Mais à Un boucher est sauvé par son comptoir, l’intérieur, pas de coffre. Les braqueurs se sur lequel la balle ricoche. Les malfaiteurs dirigent alors vers la ligne de caisses et visent repartent bredouilles, mais une course une employée qui, pétrifiée, reste impassible. poursuite s’engage avec la police. “Ils ont Après de multiples tentatives, le commando fait feu”, crache la radio des policiers. quitte le magasin avec 20 000 francs, Du siège passager, Nuri Altinkaynak environ 3 000 euros. La police judiciaire multiplie les rafales d’AK-47 en direction de Lille est sur le coup. Depuis quelques du fourgon des forces de l’ordre. Les flics jours, les braquages se multiplient dans la ne répliquent pas, par peur de toucher un région. À chaque fois, des supermarchés riverain à cette heure où les rues sont très hard-discount sont visés, et le profil des fréquentées. La Renault 25 conduite par malfaiteurs est toujours le même: des Dumont n’a aucun mal à semer ce véhicule hommes en tenue paramilitaire avec des lent et peu maniable. Mais tout à coup, cagoules noires, des armes longues et des elle s’arrête. Les quatre hommes attendent masques de carnaval. “Ils avaient un mode l’arrivée du camion de police au milieu opératoire assez classique: trois braqueurs, de la route et ouvrent à nouveau le feu.

Mouloud Bouguelane.

“Ils avaient un mode opératoire assez classique: trois braqueurs, un conducteur. Mais la différence majeure est qu’un braqueur ne tire pas. Eux avaient une propension à ouvrir le feu très facilement et violemment” Romuald Muller, ex-chef de la brigade criminelle de Lille

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Pendant et après l’assaut, rue Henri-Carette.

Désemparé, le policier au volant pile. Dumont redémarre et accélère de plus belle, monte et descend nerveusement du trottoir jusqu’à percuter un autre automobiliste. La R25 est foutue. Contraint de trouver une autre voiture, le groupe tente de s’emparer de la Mercedes d’un certain Hamoud Feddal, jeune chef d’entreprise. Mais celuici commet l’erreur de faire marche arrière. Le gang l’abat froidement de plusieurs balles dans la tête, faisant exploser sa boîte crânienne. Les quatre hommes parviennent à s’évanouir une nouvelle fois dans la nature. La PJ s’interroge: les individus qui viennent de tirer sur leurs collègues sont-ils les mêmes qui ont tiré sur la BAC dans la nuit du 27 janvier 1996? Du côté du gang, des dissensions commencent à se faire sentir. Les braquages se sont tous soldés par des échecs. Il faut trouver autre chose. Lionel Dumont a une idée: une attaque de fourgon. Il organise un aller-retour express en Bosnie pour

récupérer des armes lourdes. Puis, au QG, rue Henri-Carette, il supervise l’opération. Le 25 mars, les hommes de Dumont se lancent. Un fourgon de la Brink’s est attaqué à Leers. Dix-sept balles perforent le véhicule. Les grenades pleuvent. Christophe Caze finit par tirer au lance-roquettes. Un trou béant est creusé dans le blindage. Sauf que le fourgon est vide. Le convoyeur de fonds, grièvement blessé, venait de commencer sa tournée. Nouvel échec pour le Gang de Roubaix. L’équation est étrange. D’un côté, c’est la première fois qu’une bande est prête à tirer sur les services de police sans sommation ni nécessité absolue. De l’autre, le résultat escompté n’y est pas. La police commence à croire qu’elle a affaire à “une bande de pieds nickelés”, selon l’expression d’un des inspecteurs à l’époque. “L’attaque d’un fourgon, c’est le milieu du grand banditisme et cela demande un véritable travail en amont. C’est là qu’on s’est rendu compte qu’ils n’étaient pas de ce bois-là. Sans parler de Caze, qui avait oublié de mettre sa cagoule”, pointe Romuald Muller.

Des braquages à l’attentat Comment expliquer ce glissement d’un islam radical vers le gangstérisme et la violence débridée? Wassim Nasr, journaliste spécialiste des réseaux djihadistes, explique: “Dans leur construction mentale et religieuse, voler l’argent des mécréants et des apostats, c’est licite. C’est ce que l’on appelle al ghanima, ‘la prise de guerre’.” Et une prise de guerre pour quoi faire? Alimenter un réseau djihadiste international, estiment

les enquêteurs. Pour Antoine Mégie, “il est certain que le Gang de Roubaix était un maillon de la chaîne du djihad international, notamment à travers leur participation à des réseaux de faux papiers”. D’autres observateurs mettent eux en avant l’hypothèse d’une récolte de fonds pour la création d’un califat européen, soit le but final de la brigade El Moudjahidin après l’éclatement de la Yougoslavie. Un but partiellement atteint, comme le relate Jean-Arnault Dérens: “À partir de 1995, certains djihadistes ayant pu rester sur place ont eu le projet de créer des petites enclaves islamistes, notamment dans les zones reprises à la Croatie. Après la guerre, il y a eu plusieurs petits villages qui fonctionnaient comme de véritables émirats salafistes. Selon moi, l’argent récolté par le Gang de Roubaix devait servir à les financer.” Ces minicalifats subsisteront jusqu’en 2001, date de leur dissolution sous la pression américaine après le 11-Septembre. Mais les braquages ne suffisent plus au gang. Vite, Christophe Caze veut commettre une attaque de masse sur le sol français. Il écarte Bendaoui, sur lequel il a des doutes. Cela se fera à quatre. Mouloud Bouguelane et Saad Elahiar prêtent main forte à Caze et Dumont. Le 28 mars 1996 en début de soirée, près du commissariat central de Lille, une Peugeot 205 blanche est secouée par une explosion. La voiture n’est pas détruite. Seule la partie arrière est endommagée. À l’intérieur, trois bonbonnes de gaz sont retrouvées. Les artificiers de la police nationale identifient tout de suite une bombe artisanale. “La charge primaire n’était pas assez puissante. Elle a explosé et fait plier les bouteilles de gaz sans parvenir à déclencher la charge principale, se remémore Muller, avant d’ajouter: Dumont connaissait les rudiments. Ça restait néanmoins un montage très simple, avec du souffre gratté sur des allumettes.” Si la bombe n’avait pas dysfonctionné, elle aurait eu un périmètre d’action d’environ 200 mètres. Pour Luc Frémiot, cette tentative d’attentat avait un double objectif: “Faire un véritable carnage en heure de pointe, l’engin explosif ayant été programmé à 18h près d’une bouche de métro, et humilier la police qui était installée sur le trottoir d’en face.” Finalement, l’échec creusera un peu plus le fossé entre Christophe Caze et ses hommes. Mouloud Bouguelane lui-même le confirmera au procès: “L’autorité de Christophe Caze a commencé à être définitivement remise en cause à ce moment-là.” L’attentat raté à la voiture piégée,

AFP / FRANCOIS LO PRESTI (X2)

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la laborieuse attaque contre le fourgon blindé, les braquages de supérettes pour quelques sous ou encore la nuit de terreur du 27 janvier: désormais, les enquêteurs en sont sûrs, il s’agit bien des mêmes suspects. Et à trois jours de l’ouverture du G7 à Lille, il faut arrêter ces hommes en roue libre. “On était partis pour travailler sur eux de manière constructive. Surveillance civique, technique, avec tout un travail d’environnement pour comprendre qui est qui. Mais la tentative d’attentat a précipité les choses”, dit un policier. Des investigations sont lancées à la hâte. Elles révèlent que la 205 ayant servi pour l’attentat a été achetée quatre jours plus tôt en Belgique par Rachid Souimdi. La PJ finit par mettre en place un “sous-marin” (une voiture banalisée équipée pour la prise de son et de photos) devant la planque du gang, rue Henri-Carette. Le véhicule est vite repéré par Caze et Dumont. Ces deuxlà savent que l’aventure est terminée et que l’intervention est imminente. Une source policière chargée des écoutes téléphoniques se souvient: “La veille de l’opération du RAID, Lionel Dumont a téléphoné à sa mère pour lui dire au revoir. Il avait compris que l’assaut aurait lieu le lendemain matin.” 29 mars 1996, 6h15, 59 rue Henri-Carette, Roubaix. Une lumière blanchâtre darde

“L’assaut? On aurait dit une scène de guerre. Je me souviens des policiers du RAID, dont les combinaisons sont habituellement noires, qui revenaient intégralement recouverts de poudre, blanchis par la fumée” Luc Frémiot, avocat général du tibunal de Douai difficilement jusqu’au goudron et aux briques de ce quartier tranquille du nord de la ville. Plusieurs silhouettes raides et sombres s’approchent de la petite maison de Zemmiri. Lui et les autres doivent encore dormir. Pour les policiers d’élite, sur place depuis quatre heures, l’effet de surprise devrait être total. Plasticage de la porte. Écran de fumée. Quelques pas prudents. Et les premières rafales. Mais ce ne sont pas celles de la police. À l’intérieur, tout le monde était en fait réveillé. L’un des djihadistes, en embuscade au milieu du couloir, arrose les forces de l’ordre. Au bout de quelques échanges de tirs, les membres du RAID sont contraints de battre en retraite. Deux hommes sont blessés. Les tirs de couverture au coup par coup et les jets de grenades permettent quelques percées, sans pour autant autoriser le délogement de forcenés. “À un moment, les policiers ont craint d’être à court de munitions”, confesse

Muller. À 8h, l’avocat général arrive sur les lieux: “On aurait dit une scène de guerre. Je me souviens des policiers du RAID, dont les combinaisons sont habituellement noires, qui revenaient intégralement recouverts de poudre, blanchis par la fumée.” Romuald Muller craignait lui une charge surprise: “J’avais mis en garde le RAID qui ne faisait état que de quatre hommes à l’intérieur. Nous on en avait compté au moins neuf.” Et Dumont, Caze, Bouguelane et Zemmiri ne sont même pas là. Planqués à quelques pâtés de maison, ils entendent les coups de feu. Les trois hommes se demandent: “Faut-il aller aider les autres membres du gang?” Ils ne bougeront pas. “C’est une forme d’abandon”, conclut Muller. “On ne se rendra jamais”, hurle de son côté l’un des assiégés du 59 rue Henri-Carette. À l’étage, l’un d’eux tente de jeter une grenade. Il est abattu dans son élan par un sniper du RAID et la grenade explose à l’intérieur, causant une déflagration et un début d’incendie. À mesure que les minutes passent, la fumée noircit et s’épaissit. Aucun mouvement. Mais des cris de douleur. Les deux survivants épargnés par les milliers de balles tirées par le RAID –un record jusqu’au récent assaut de Saint-Denis– se laissent prendre par les

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De Roubaix à Al-Qaïda? Il faut attendre décembre 2003 pour avoir des nouvelles de Lionel Dumont. Celui qui se fait désormais appeler “Abou Hamza” est capturé en Allemagne, compromis alors qu’il correspond avec des leaders islamistes via le portable de sa compagne. Extradé vers la France, il est déféré devant la cour d’assises du Nord le 5 décembre 2005, mais il reste silencieux à chacune des audiences. Les éléments de langage répétés tout au long du procès sont néanmoins explicites

Abou Hamza al-Masri.

sur sa version des faits. Dumont serait le soldat perdu, l’humanitaire victime de sa générosité, et de Christophe Caze. Luc Frémiot, qui pilotait l’audience, relativise cette version: “Il m’était vraiment dépeint comme un idéaliste et lui se présentait comme ça aussi. Je n’y crois pas. C’était quelqu’un de très charmeur, intelligent et éloquent. Pour ces raisons, c’était compliqué de l’interroger. Mais parfois, quand une question ne lui plaisait pas, son regard changeait, son visage se durcissait instantanément.” Il ajoute: “Il faut rappeler qu’il n’a pas hésité à commettre des meurtres, en l’absence de Caze en Bosnie de surcroît, et à en cautionner bien d’autres. C’est pas un pauvre gars, Dumont, c’est un jusqu’au-boutiste.” Éric Dussart objecte: “Il cherchait de l’action, de l’aventure, et un jour, il a déraillé. Il aurait très bien pu s’engager dans l’humanitaire. Quand vous parlez avec Lionel Dumont, il peut vraiment paraître sympathique. Il lui a juste manqué un équilibre.” Un manque d’équilibre qui lui coûtera 30 ans de réclusion, une peine réduite à 25 ans en appel en 2007, assortie d’une période de sûreté des deux tiers de la peine.

Après l’assaut au QG de la bande, au milieu des meubles calcinés et des armes, la police retrouve une pièce à conviction capitale: l’agenda électronique de Christophe Caze Peu après l’assaut du RAID de mars 1996, Jean-Louis Debré, le ministre de l’Intérieur de l’époque, déclarait: “Cela n’a rien à voir avec l’islamisme, ni avec le terrorisme, ni avec le sommet du G7.” Romuald Muller rétorque aujourd’hui: “Ils faisaient partie de la nébuleuse terroriste, il n’y a aucun doute là-dessus. En octobre 2001, on n’osait juste pas le dire, le climat était trop grave.” Alors, le Gang de Roubaix avait-il des contacts avec des pontes du djihad international? Après l’assaut au QG de la bande, au milieu des meubles calcinés et des armes, la police retrouve une pièce à conviction capitale: l’agenda électronique de Christophe Caze.

AFP / FRANCOIS LO PRESTI / NICOLAS ASFOURI – SIPA / MICHEL SPINGLER

flammes. Le jour est levé, le gang décimé. Bien loin de là, Caze et Dumont sont en fuite. Chacun de leur côté. Le premier roule vers la Belgique alors que le second se dirige vers Paris. Zemmiri accompagne Caze. Pris en chasse par la police belge, le chef sera abattu sur l’autoroute E17 alors qu’il tentait de se retrancher derrière une glissière de sécurité. Zemmiri, qui est lui parvenu à s’extirper de la voiture, se rendra en fin d’après-midi après une prise d’otage avortée à proximité de la voie express. Dumont, accompagné par Bouguelane, est désormais en fuite à Nice, où un ami les héberge secrètement. “On s’est rendu compte en s’intéressant à la cavale de Dumont qu’il a bénéficié de structures d’exfiltration, d’argent et de couvertures. Cela laissait penser qu’il avait un rôle bien plus important qu’on le soupçonnait au sein d’organisations terroristes. On sait par exemple qu’il s’est rendu en Thaïlande, au Japon ou qu’il s’est évadé de prison en Bosnie en 1999, trois jours avant son extradition pour la France (Dumont avait été capturé par les Bosniaques le 9 mars 1997 en compagnie de Mouloud Bouguelane après des braquages de stations-service ayant causé la mort de deux personnes, ndlr), mais nous n’avons aucun élément tangible là-dessus.” Dumont est encore introuvable quand le premier procès du Gang de Roubaix s’ouvre en octobre 2001, un mois après la chute des tours jumelles à New York. Parmi les cadres, Mouloud Bouguelane, extradé depuis la Bosnie, Hocine Bendaoui, arrêté en 1996 alors qu’il rentrait de Turquie où il participait à un trafic de faux papiers, et Omar Zemmiri sont présents. Luc Frémiot se souvient de l’attitude du premier: “Il s’est présenté d’une façon plutôt sympathique. Il avait un peu ce look à la Richard Anconina. Il répondait avec le sourire, sans faire de difficultés, mais toujours très vigilant dans les réponses qu’il donnait.” Éric Dussart remet Hocine Bendaoui: “Il faisait vraiment figure de gamin à ce procès. Il est resté en retrait, plutôt réservé.” Zemmiri, lui, continue à se faire passer pour l’hôte naïf, embrigadé par Caze. Cela ne le sauvera pas. Il est condamné à 28 ans ferme, assortis d’une période de sûreté. Bouguelane et Bendaoui à respectivement 20 et 18 ans.

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Un contact de Mustafa Kamel Mustafa alias Abou Hamza al-Masri, ou encore “Hook” –en référence au Capitaine Crochet, car il a perdu ses mains en manipulant un engin explosif–, est retrouvé. Celui-ci est alors le très radical imam de la mosquée de Finsbury Park à Londres et le leader du groupe Supporters of Sharia. Un compte au nom du chef du Gang de Roubaix est également découvert à la Barclays Bank. On soupçonne l’imam londonien d’y avoir déposé de l’argent pour permettre le financement de diverses entreprises. Après avoir laborieusement auditionné al-Masri, la police française demande à la police britannique une perquisition à son domicile. Refusée. Impossible donc de trouver des éléments concrets incriminant le prêcheur islamiste. Les enquêteurs découvrent aussi que Caze était en possession du fax d’Abou el-Maali, surnommé “le petit Ben Laden” et connu pour avoir formé des kamikazes en Bosnie et en Afghanistan, mais aussi pour être le leader de la brigade El Moudjahidin. “On savait qu’il y avait un lien, mais on n’a jamais pu entendre Abou el-Maali ni Christophe Caze, analyse Romuald Muller en se replongeant dans ses notes de l’époque. En revanche, on a pu démontrer le lien du Gang de Roubaix avec des individus directement liés à Ben Laden. Notamment

avec un certain Fateh Kamel, qui lui-même avait dans ses contacts le nom d’un djihadiste, Ahmed Ressam. Ce dernier a été interpellé en décembre 1999 à la frontière entre les ÉtatsUnis et le Canada alors qu’il avait 60 kilos d’explosifs dans son coffre et voulait faire sauter le tout à l’aéroport de Los Angeles pour le passage à l’an 2000.” Antoine Mégie corrobore cette version: “Ce Fateh Kamel, un ancien du GIA, a monté au Canada un réseau de faux papiers pour assurer la fuite des djihadistes après les attentats de 2001. Ce réseau, en lien avec la Grande-Bretagne, a été démantelé par le juge Trévidic. Avant ça, on sait qu’il est passé par la Bosnie.” Les coordonnées téléphoniques de Fateh Kamel avaient également été retrouvées sur Hocine Bendaoui au moment de sa capture. Pour prouver l’appartenance du Gang de Roubaix à la nébuleuse djihadiste, Romuald Muller s’est rendu en Bosnie en novembre 1997, alors que Dumont était encore en cavale. Il y a retrouvé la trace d’Azhra, une paysanne bosniaque de 17 ans que Dumont avait épousée en février 1996 à l’occasion d’un aller-retour en Europe de l’Est. “On lui a montré des photos. C’était compliqué, car elle ne voulait pas regarder les clichés où figuraient des hommes. Elle n’a jamais bronché et ne nous a délivré aucune information. Après moins de 30 minutes, j’ai décidé

d’arrêter car je me suis rendu compte qu’on lui donnait plus d’informations que l’inverse.” En novembre 2015, Lionel Dumont est transféré au centre pénitentiaire de haute sécurité de Vendin-le-Vieil dans le Pas-de-Calais, sous le statut de détenu particulièrement signalé (DPS). En 2010, il avait fomenté une tentative d’évasion de la prison de Sequedin, où il était alors incarcéré. La perquisition du domicile de son ancien codétenu Omar Fékir, complice présumé de Smaïn Aït Ali Belkacem, un des terroristes responsables des attentats de Paris en 1995, avait révélé une vue aérienne Google Earth annotée par Dumont lui-même en vue d’une évasion. Tous deux seront relaxés. Le réalisateur Olivier Pighetti a suivi sa détention par-delà les murs pour un projet de documentaire, Les Ch’tis d’Allah. Il dépeint un Dumont “toujours en djellaba, avec la barbe et le Coran à la main”, mais aussi un “médiateur qui arrange les choses en cas de conflits dans la prison. Quand je lui ai parlé, j’ai eu l’impression qu’il interprétait le Coran de manière pacifique”. Aux antipodes, Luc Frémiot martèle lui que Dumont s’est “encore davantage radicalisé en prison”. Romuald Muller conclut: “Il est toujours très religieux mais il ne bouge pas une oreille.” Lionel Dumont est libérable en 2022. TOUS



PROPOS RECUEILLIS PAR MAL ET EB, SAUF MENTION