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Le comte Dracula Quelque part en Transylvanie, Dracula le monstre repose endormi dans son cercueil, attendant que la nuit tombe. Comme toute exposition aux rayons du soleil provoquerait à coup sûr sa mort immédiate, il demeure dans l’obscure protection de la boîte capitonnée1 de satin frappée de ses initiales en argent. Puis l’instant de l’obscurité vient, et mû par quelque miraculeux instinct, le démon émerge de la sécurité de sa cachette et, adoptant la forme hideuse d’une chauve-souris ou d’un loup, il se met à rôder dans les environs, buvant le sang de ses victimes. Après quoi, avant que les premiers rayons de son ennemi juré, le soleil, annoncent un nouveau jour, il regagne vite la sécurité de son cercueil caché et s’endort alors que le cycle du jour recommence. Maintenant, il commence à remuer. Les battements de ses
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paupières répondent à quelque instinct inexplicable venu du fond des temps, l’avertissant que le soleil est presque couché et que le moment est proche. Ce soir, il est particulièrement affamé, et, pendant qu’il gît encore, pleinement éveillé maintenant, en smoking et cape d’Inverness2 doublée de soie rouge, attendant de savoir avec une perception surnaturelle le moment précis de l’obscurité totale pour
1. Capitonné : rembourré, tapissé. 2. Cape d’Inverness : cape tissée en laine de mouton et provenant d’Écosse.
DOSSIER 6 — V a r i a t i o n s s u r l a p e u r
Expressions / Recueil 1 10771
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ouvrir le couvercle et se lever, il suppute3 quelles seront les victimes de cette nuit. Le boulanger et sa femme, songe-t-il par-devers lui. Succulents, disponibles et sans le moindre soupçon. La pensée de ce couple innocent dont il a prudemment cultivé la confiance excite sa soif de sang au plus haut point, et il attend avec impatience que passent les dernières secondes pour jaillir hors du cercueil et aller chercher sa proie. Brusquement, il sait que le soleil a disparu. Comme un ange de l’enfer, il se dresse promptement et, se métamorphosant en chauve-souris, vole de façon désordonnée mais efficace vers la chaumière de ses appétissantes victimes. — Tiens, comte Dracula, quelle bonne surprise ! dit la femme du boulanger en lui ouvrant la porte. (Il a naturellement repris son apparence humaine avant de frapper à la porte, dissimulant sous des façons charmeuses ses
le boulanger. — Notre dîner, répond le comte. J’espère que je ne fais pas erreur. Vous m’aviez bien invité pour ce soir, n’est-ce pas ? — Certes, ce soir, mais pas avant sept heures. — Pardon ? fait Dracula, regardant autour de lui avec étonnement.
3. Supputer : évaluer.
Expressions / Recueil 2 10771
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— Qu’est-ce qui vous amène de si bonne heure ? demande
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intentions rapaces.)
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— Ah, vous êtes venu regarder l’éclipse avec nous ! — Éclipse ? — Bien sûr. Aujourd’hui, il y a une éclipse totale du soleil. — Quoi ? — Une obscurité intégrale dès midi, et pour quelques minutes. Regardez donc par la fenêtre. — Euh, oh… Je suis extrêmement ennuyé ! — Tiens donc ! — Et maintenant, si vous voulez bien m’excuser… — Qu’y a-t-il, comte Dracula ? — Il faut que je m’en aille…ha, ha !… Oh, bon sang… Frénétiquement, il tâtonne la poignée de la porte. — Vous en aller ? Mais vous arrivez à peine ! — Oui, mais… je crois que… — Comte Dracula, vous êtes tout pâle. — Moi ?… J’ai besoin de prendre l’air. Ravi de vous avoir
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vus… — Venez asseyez-vous. Nous allons prendre un verre. — Un verre ? Non, merci, je dois filer… Euh, vous marchez sur ma cape ! — Là ; détendez-vous ! Un peu de vin ? — Du vin ? Oh non, je ne bois plus — le foie et tout ça, vous savez ce que c’est. Et maintenant, je dois vraiment partir, je viens de me rappeler que j’ai laissé l’électricité allumée dans mon château, la note sera salée…
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— Je vous en prie, dit le boulanger, son bras enserrant le comte dans une étreinte solide et amicale. Vous ne nous dérangez pas, ne soyez pas aussi délicat. D’accord, vous êtes en avance, mais ce n’est pas grave. — Sincèrement, je serais ravi de rester, mais il y a un congrès de vieux comtes roumains aujourd’hui, et c’est moi qui suis chargé du buffet froid… — Toujours courir, toujours courir ! Vous finirez par avoir une crise cardiaque ! — Oui. C’est juste. Et maintenant… — Je vais faire du pilaf de poulet ce soir, intervient la boulangère. J’espère que vous aimez ça. — Merveilleux, merveilleux, dit le comte avec le sourire, tout en poussant la femme dans une pile de linge. Puis, ouvrant précipitamment la porte d’un placard, il entra dedans.
comte ! — Je savais que ça vous amuserait, dit Dracula avec un rire forcé. Maintenant, laissez-moi passer ! Enfin, il atteint la porte principale et l’ouvre, mais le temps a couru plus vite que lui. — Oh, regarde, maman, dit le boulanger, l’éclipse se termine. Le soleil revient peu à peu.
Expressions / Recueil 4 10771
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— Ach, ach ! s’esclaffe la boulangère, quel boute-en-train, ce
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— Bon sang, où est cette sacrée porte d’entrée ?
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— Juste ! fait Dracula en claquant la porte. Réflexion faite, j’ai décidé de rester. Fermez les persiennes4, vite ! Remuez-vous ! — Quelles persiennes ? demande le boulanger. — Il n’y en a pas, naturellement ! Bande de… Vous avez une cave dans cette baraque ? — Hélas non, réplique la femme affable5. Je n’arrête pas de répéter à Iaroslav d’en creuser une, mais il ne m’écoute jamais. Ah, c’est qu’il a son caractère, mon Iaroslav ! — Je sens que j’étouffe. Où est le placard ? — Celle-là, vous nous l’avez déjà faite, comte Dracula. Ça nous a fait bien rire, maman et moi. — Ach, quel boute-en-train, ce comte ! — Écoutez, je serai dans le placard. Frappez à sept heures et demie. Et sur ces mots, le comte bondit dans le placard et en ferme la porte.
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— Hi, hi ! Il est tellement drôle, Iaroslav ! — Oh, comte, sortez de ce placard ! Cessez de faire le grand fou ! De l’intérieur du placard sort la voix assourdie de Dracula : — Impossible. S’il vous plaît, croyez-moi ! Laissez-moi seulement rester ici. Je suis bien. Vraiment très bien. — Comte Dracula, arrêtez de blaguer, vous allez nous faire mourir de rire !
4. Persienne : volet. 5. Affable : aimable.
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Expressions / Recueil 5 10771
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— Je peux vous dire que j’adore ce placard. — Bien sûr, mais… — Je sais, je sais, Cela peut vous sembler étrange, mais pourtant, je passe un excellent moment. Comme je le disais pas plus tard que l’autre jour à Mme Hess, donnez-moi un bon placard et je peux y rester pendant des heures ! Une femme charmante, Mme Hess. […] Pourquoi n’allez-vous pas vaquer à6 vos affaires ? Vous reviendrez me chercher après le coucher du soleil. Oh, Ramona, la da di da la da di da… Ramona… Et voici qu’arrivent le maire et sa femme, Katia. Ils passaient dans le quartier et ont décidé de faire une surprise à leurs bons amis le boulanger et sa femme. — Salut, Iaroslav ! J’espère que nous ne vous dérangeons pas ? — Bien sûr que non, monsieur le Maire ! Sortez, comte Dracula ! Nous avons de la visite !
— C’est si rare de le voir aussi tôt. Par le fait, je ne me souviens pas de l’avoir jamais vu en plein jour ! — Eh bien, il est ici. Sortez, comte Dracula ! — Où est-il donc ? demande Katia, ne sachant si elle doit rire ou non. — Sortez, maintenant !
6. Vaquer à : s’occuper de.
Expressions / Recueil 6 10771
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— Oui, et vous ne devinerez jamais où, dit la boulangère.
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— Le comte est ici ? demande le maire, surpris.
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La femme du boulanger s’impatiente. — Il est dans le placard, dit mystérieusement le boulanger. — Pour de vrai ? fait le maire. — Allons, dit le boulanger avec une feinte7 bonne humeur tout en frappant à la porte du placard. Trop, c’est trop. Le maire est ici. — Sortez, Dracula, crie Son Honneur. Venez boire un coup. — Non, buvez-le sans moi, j’ai à faire ici ! — Dans le placard ? — Oui. Je ne veux pas gâcher votre journée. Je peux entendre tout ce que vous dites, j’interviendrai si j’ai quelque chose à ajouter. Tous se regardent en haussant les épaules. Le vin coule à flots et chacun boit. — Belle éclipse aujourd’hui, dit le maire en sirotant son verre. — Oui, approuve le boulanger. Incroyable.
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— Ouais, impressionnante ! dit une voix en provenance du placard. — Comment, Dracula ? — Rien, rien, c’était sans importance. Et ainsi passent les heures, jusqu’à ce que le maire, n’y tenant plus d’impatience, enfonce la porte du placard en clamant : — Allez, Dracula ! Je vous ai toujours pris pour un homme sensé, alors arrêtez cette plaisanterie stupide !
7. Feint : faux, trompeur.
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La clarté du jour envahit le placard ; l’horrible monstre pousse un cri perçant et se transforme lentement en un squelette. Puis il se dissout en poussière devant les yeux des quatre personnes présentes. Regardant le petit tas de cendres blanches sur le sol du placard, la boulangère gémit : — Mon dîner est fichu !
Expressions / Recueil 8 10771
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Woody ALLEN, Pour en finir une bonne fois pour toutes avec la culture, Opus T.2, coll. Point-Virgule, Paris, © Éditions du Seuil, 2000.
